Votre recherche dans le corpus : 431 résultats dans 5770 notices du site.Collection : 1854 (1er janvier-21 décembre) : Dorothée, une princesse russe, persona non grata à Paris (1850-1857 : Une nouvelle posture publique établie, académies et salons)
134. Bruxelles, Lundi 18 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas de lettre hier. J’attendrai aujourd’hui. Je n'ai rien d’autres part non plus, & personne ici ne sait un mot de nouvelles. Le monde entier regarde Sébastopol et attend ce qui sortira de là. Je crois que nous ne sommes pas assez forts en Crimée.
Vous avez une grande supériorité de nombre. Ce sont donc les accidents sur lesquels nous avons à compter en notre faveur. Ce qui me frappe c’est la crainte qui excite en France & en Angleterre sur l’issue de cette expédition. Les plus sensés la trouvent extravagante. J’ai peur qu’elle ne le soit pas. Nous ne pourrons savoir des nouvelles que dans quelques jours d'ici. Quel moment curieux. Le roi Léopold part ce matin pour aller visiter sa villa sur le lac de Come. C’est agréable de pouvoir se donner ce loisir au temps qui court. Il reviendra à la mi octobre pour les chambres. Ses ministres ont retiré leur démission. Hélène et Paul me quittent à la fin de la semaine ; quelle perte !
Dans ce moment une lettre de Constantin. Je n’y trouve pas de gasconade sur Sébastopol. Bien mauvais signe pour nous. Evidemment nous n'y sommes pas forts. Le dernier mot est : « Si Sébastopol est, détruit, l’Empereur ne peut plus faire la paix de sitôt. » Toute sa lettre est triste. Voici la vôtre aussi qui n’est pas plus gaie mais plus agréable dans tous les sens. que vous voudrez donner à ce mot. Pauvre Constantin ! Je vous ai dit que je suis à Bellevue, mais ni chez Kisseleff ni chez moi. A propos il est ici, il est tout de suite venu, empressé et embarrassé. Je le mets à son aise, c’est fini, il sentira son tort longtemps cela me suffit.
Barrot est très empressé aussi, les autres diplomates sont absents. Bruxelles est un désert. Molé a été si malade. qu'il lui a fallu se transporter à Paris pour rester sous la main d'Andral. Aucun de ses enfants ni de ses amis, tout seul. Une lettre triste et bonne. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Armée, Circulation épistolaire, Conditions matérielles de la correspondance, Correspondance, Diplomatie, Diplomatie (Russie), Enfants (Benckendorff), Femme (diplomatie), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Belgique), Réseau social et politique, Salon, Tristesse
134. Val Richer, Mercredi 9 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Mon facteur est arrivé ce matin plutôt que de coutume et il était pressé de repartir. Je n’ai pas eu le temps de vous écrire. Ceci ne partira que demain. Mais je viens causer un moment avec vous à la fin de la matinée et après d'ennuyeuses visites. Quel abus des mots ? Causer ? Je ne sens jamais plus la séparation qu’au moment où je vous écris. Je ne crois pas à un armistice. Je ne crois pas à une mésintelligence, sérieuse entre la Prusse et l’Autriche.
Je ne crois à rien de ce qui supposerait, de la part des acteurs une conduite prévoyante indépendante, fortement préméditée et suivie. Ils sont et ils seront tous dominés et entrainés par des événements qu’ils n’ont ni faits, ni voulus. Je ne compte pour sortir de cette impasse, que sur l'extrême difficulté et cherté des efforts qu’il faudra faire pour y rester, et sur la presque impossibilité d’arriver à des résultats qui soient une solution. La guerre finira de guerre lasse, sans vraie victoire pour personne. Ses auteurs ne méritent pas mieux que cela.
Certainement l'Empereur Napoléon y a gagné, et il y gagnera encore s’il continue à ne faire ni plus, ni moins. Il a fait preuve de sagesse, car il n’a cédé à aucune tentation d'ambition ni de révolution. L’Angleterre y gagnera aussi ; elle a fait preuve de puissance ; elle a protégé efficacement l'Empire Turc contre vous, après l'avoir protégé efficacement contre nous en 1840. Un Empire protégé deux fois en quinze ans est bien près d'être un territoire sujet. L’Autriche, si elle garde jusqu'au bout la position qu’elle a en ce monent y gagnera aussi beaucoup ; elle aura fait preuve d'habilité ? Jusqu'ici, ce sont là, je crains, les seuls gagnants.
Jeudi matin 10.
J’ai devant moi, un brouillard qui me présage une belle journée. Les brouillards du matin, sans pluie, ont ici ce mérite. Je leur en saurai aujourd’hui, un gré particulier Les Broglie viennent, de Trouville, passer ici, la journée. Il vaut mieux pouvoir se promener en causant. Il n’y a pas grand monde à Trouville. Le Prince Murat y fait la pluie et le beau temps. Très grand train et train populaire. L’Espagne a bien mauvais air et Espartero bien de la peine à établir son autorité. Je persiste pourtant à croire qu’il l'emportera sur les juntes. Il aura toute l’armée pour lui et c’est l’armée en Espagne qui fait et réprime tour à tour les révolutions. Gréville a raison ; si Palmerston était aux affaires étrangères, il s'en mêlerait et dans un mauvais sens. Il vaut mieux qu’il passe son temps à faire faire, pour Mistriss Hume, le portrait de M. Hume.
Onze heures
Vous évacuez donc la Moldavie comme la Valachie et vous rentrez chez vous. Ainsi soit-il ? Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Conditions matérielles de la correspondance, Conversation, Correspondance, France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (Espagne), Politique (France), Politique (Russie), Politique (Turquie)
135. Bruxelles, Mercredi 20 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vos lettres font la seule joie de ma vie. J'en ai eu une excellente de Morny. Il quittait Paris pour aller passer quelques semaines à la campagne.
La respiration manque quand on songe à Sébastopol & on ne pense qu’à cela. Quelle boucherie cela va être ! L’ordre du jour de Menchikoff est le pendant de celui de St Arnaud, il n’y a pas à reculer. On ne se rendra pas. Cela fait frémir. Je persiste à penser que vous réussirez à moins que le ciel ne s’en mêle, c’est à dire les tempêtes. Et voilà l'équinoxe.
Je mène une pauvre vie ici, et dans quelques jours ce sera complet par le départ d'Hélène et de Paul. Van Praet habite la campagne, je ne le vois qu'un instant dans la journée, mais tout cela qui est cependant tant dans ma vie ne serait rien si je n’avais l’esprit bien agité. Je ne dors pas, j’ai perdu tout appétit. Je m'efforce de me tenir sur mes jambes, de vivre encore un peu de temps. Cela n’ira pas. La tête est trop tristement remplie et personne auprès de qui m'épancher et chercher conseil.
Un moment suprême s’approche pour moi. Dites-moi, si vous vous sentez le cœur de me faire un sacrifice. Vous allez faire des visites de 15 jours chez le duc de Broglie, vous faites des courses de Paris au Val Richer pour un jardinier. Ne pourrais-je pas être un peu le jardinier, un peu le duc de Broglie ?
Pour moi c’est un peu la vie ou la mort. Je ne sais pas prendre un parti et je suis force cependant de le faire. Je ne vais pas au devant des bombes, mais elles peuvent venir à moi. Il m'en est arrivée déjà une indirecte hier qui me bouleverse. Il faut bien du courage et j’en manque. C’est du très loin que je vous parle. Et bien, dites-moi, voulez-vous ? pouvez-vous ? quand pouvez-vous ?
J’ai été interrompue par la visite du G. D. de Weymar. Il ne passe ici que quelques heures. Même langage que tous les Princes en Allemagne. La paix, la paix. Votre Empereur. Blâme du mien. Pas de confiance dans le roi de Prusse. L'Empereur d'Autriche ne permet qu'à ses ministres de lui parler d’affaires. Bual & Bach, tous deux nos ennemis. Sébastopol agace les nerfs de tout le monde. Le temps est beau encore. Que me fait le beau temps. Adieu. Adieu, mon Dieu que je suis triste et flottante. Adieu.
135. Val Richer, Vendredi 11 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je parle comme si j'étais sûr que les journaux disent vrai ; vous voilà donc hors de la Moldavie comme de la Valachie, et rentrés chez vous après un an de campagne. Comment l'orgueil du maître et l’enthousiasme des serviteurs s'accommodent-ils de ce résultat ? Il est vrai qu’il n’y a point de limites à l'aveuglement de l'orgueil. Ce spectacle est plus fait pour les moralistes que pour les politiques.
Votre Empereur a fait, au parti conservateur en Europe, dans la politique extérieure, le même mal que lui a fait, en 1846 sir Robert Peel dans le gouvernement intérieur ; il l'a désorganisé, et abattu en le divisant et en l'abreuvant de mécomptes. Je crois peu au triomphe Européen de la politique révolutionnaire, mais beaucoup à la décadence de la politique conservatrice. Le mal n'est pas puissant, mais le bien est très malade. Le monde sera longtemps ballotté entre le bien et le mal sans périr et sans se relever.
Les Broglie ont passé hier la journée ici. Le Duc revenait de Paris, uniquement préoccupé (Paris) du choléra qui est pourtant en déclin. Comme je vous le disais, on remarque que l'Empereur est parti, et qu’il ne revient pas pour la fête du 15. La Place Louis XV, les Champs Élysées, le Pont, les entours du Corps législatif sont dans un sens dessus dessous extraordinaire à cause de cette fête. On s'amuse assez de ces préparatifs et aussi de ceux de l'Exposition industrielle de l’année prochaine qui sera très belle, dit-on, quoique le Palais soit trop petit.
Voilà Montalembert hors de cause. Les journaux ont eu la permission d’annoncer le fait, sans aucun détail, ni réflexion. Après ce succès, je ne pense pas qu’il donne sa démission du Corps législatif. Il peut y rentrer en souriant.
Les pauvres Ste Aulaire sont menacés d’un grand chagrin. Leur fille aînée, Mad. de Langsdorff est très dangereusement. malade ; un dépérissement rapide dont on ne connaît pas la cause. Elle est à Etiolles avec son mari et ses enfants. Sa mère la soigne avec désespoir.
Quelque russe que soit la Princesse Koutschoubey parlez-lui de moi, je vous prie. Je m'intéresse à son chagrin. Je suis sûr que moi Français, je causerais avec elle plus doucement que vous. Vous savez que je vous trouve une très mauvaise sœur grise, parfaitement impropre à panser les blessures.
Midi.
La nouvelle est officielle. Vous évacuez les Principautés. Mais la paix n’est pas faite. Si on cesse de se battre, et si on commence à négocier, elle se fera. Adieu, Adieu. G.
136. Bruxelles, Vendredi 22 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Ma dernière lettre vous a-t-elle contrarié, touché ? Je reste perplexe et la respiration me manque quand je pense au faible fil qui me tient encore en vie et en good sense. Car je crois quelque fois que ma tête, m’abandonnera. Certainement je n’y trouve pas la force nécessaire pour prendre un parti. Vous me dites bien à propos aujourd’hui aucun moraliste n’a assez dit ce qu'il y a de contradictions dans notre cœur. Tantôt nous nous précipitons follement dans nos craintes, tantôt nous les repoussons absolument. Un rien chez moii fait pencher la balance vers un côté, & puis je m'arrête effrayée. Ah que j'ai besoin de secours. Je vous remercie de critiquer l'article sur Meyendorff. L'auteur est bien léger, il traite les sujets qu'il ne comprend pas. Quel dommage ! L'occasion était si bonne pour de bonnes choses.
Brunnow et Kisseleff ne sont pas infames, surtout le premier. Je ne sais pourquoi cettedistinction. L'un et l'autre ont mal servi, mal renseigné. Dans ce moment on leur ordonne de faire les morts, on ne veut pas d'eux à Pétersbourg. Meyendorff, que le public accuse aussi, a conservé toute sa faveur personelle auprès de l'Empereur. Il a été nommé grand [?] de la cour, mais on le conserve sur les cadres de la diplomatie et certainement il reparaitra quand la Russi retrouvera sa place ne Europe. Quand cela sera-t-il ? Mad. Kalerdgis part dans quelques jours pour Paris où elle va passer l'hiver. Elle est très agréable et bonne à faire jaser. Au fond là à Pétersbourg comme de ce côté-ci on pense de même, on reconnait les fautes. L’auteur seul ne les reconnait pas.
Le drame de la Crimée peut traîner en longueur. Quelle angoisse. Adieu. Adieu, que me répondrez-vous ? Je crois que j’ai tort de douter, mais je suis si accoutumée aux revers. Ah que celui-ci serait dur. Adieu.
136. Val Richer, Samedi 12 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Que de raisonnements et de questions à faire sur ces dix lignes du Moniteur ! En même temps que vous évacuez complètement les Principautés, l’Autriche se déclare d'accord avec la France et l'Angleterre sur les autres garanties à exiger de vous pour le rétablissement durable de la paix générale, et elle s’engage à ne traiter avec vous que si elle obtient de vous ces garanties. S'est-on effectivement mis d'accord sur ce qu’on vous demandera ? Est-on bien décidé, partout, à s'en contenter si vous y consentez ? L’Autriche a-t-elle de bonnes raisons de croire que vous y consentirez ? Si elle en a, c’est très bien. Mais, si vous ne consentez pas, la voilà liée jusqu'au bout avec la France et l’Angleterre. Par conséquent obligée de vous faire la guerre, comme la France et l'Angleterre, pour vous forcer à consentir. N’y a-t-il, dans tout cela, de votre part, qu’un artifice militaire et diplomatique ? Vous évacuez les Principautés. L’Autriche les occupe pour la Porte. La France et l'Angleterre n’y peuvent plus entrer. Voilà toutes vos forces disponibles ; vous pouvez les concentrer en Bessarabie, en Crimée, en Finlande, sur les seuls points où les forces Anglo-françaises puissent désormais, vous attaquer. C'est un affreux humbug que vos 8 à 900 000 hommes. Vous avez grand peine à armer et à entretenir 2 à 300 000 hommes effectifs. L’Autriche, en occupant les Principautés vous dispense d'en avoir davantage. Il faut rabâcher encore et dire que tout est encore bien obscur et bien incertain. Pourtant il y a un peu de nouveau, et plutôt bon que mauvais.
J’ai eu hier des nouvelles d’Angleterre, par un homme très intelligent, qui y vit habituellement et qui en arrive. Toujours même ardeur ; même parti pris de ne pas en finir sans de vrais résultats. Beaucoup d'humeur contre l’inaction des forces de terre et de mer. Les querelles de Napier avec quelques uns de ses capitaines font grand bruit. Très bonne récolte ; prospérité toujours croissante. Ici aussi, la récolte est bonne ; nous n'aurons nul besoin des grains d'Odessa.
Pauvre Roi de Saxe. Je ne me souviens d'aucun autre exemple d’un Roi mort d’un coup de pied de cheval. Il était sensé et aimé ; deux conditions devenues rares.
Onze heures
Je ne me souviens pas d'avoir jamais été deux jours sans vous écrire. C'est quelque bévue de la poste. Je vais lire les notes russes et françaises que publie le Moniteur. Elles ne mènent guère à la paix, ce me semble. Il est vrai qu'elles sont vieilles. Adieu, Adieu. G.
137. Bruxelles, Dimanche 24 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le cœur me bat bien fort en attendant votre réponse. De toutes les angoisses, celle qui peut me faire douter de votre affection est la plus intolérable. Je ne vous ai peut être pas assez dit l'urgence. Si je pouvais vous expliquer de loin ma situation mais c’est impossible. Il me faut un conseil, où le chercher ? Il n'y a que vous au monde pour me guider et me secourir. Tout ce que j’ai de raison et d’esprit ne me vient pas en aide. C'est la résolution qui me manque, il n'y a que vous qui puissiez me la donner. J'ai de curieux renseignements sur l’Autriche. Elle est bien pris d'une banqueroute. L'emprunt volontaire a été en effet un emprunt forcé. Si elle était entraînée à la guerre, ses finances dégringoleraient d'emblée jusque dans la cave. Elle ne peut donc pas la faire, elle ne veut pas la faire. Toute l'armée est contre, voir même le général Hesse qui la commande.
Politiquement, elle ne se soucie pas du tout de voir l'Angleterre prendre pied dans la mer noire ou seulement participer à la liberté de la navigation du Danube à son embouchure. Elle nous préfère bien aux Anglais.
Bual est absolument aux mains de Bourqueney. Lui et Bach sont vos seuls ennemis. Je suis frappée des deux Moniteurs de suite reproduisant une brochure la Prusse et la Russie. C’est bien fait.
L’Empereur Napoléon a fait à Cowley un éloge énorme du Prince Albert, frappé de son mérite, de son esprit & & Le Prince l’a invité au nom de la Reine de venir à Windsor avec l’Impératrice. Il a répondu qu’il espérait voir la reine à Paris. Tout ceci m’est mandé pas Greville. Voilà Lady Alice qui arrive pour m’interrompre. Adieu bien vite.
137. Val Richer, Lundi 14 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai lu la dépêche du Comte Nesselrode au Prince Gortschakoff avec un sentiment pénible. Si embarrassée et si vide ! Embarrassée, comme d’un homme qui voudrait bien conserver sa position et qui pourtant ne parle plus très haut, n'ayant plus dans sa force la même confiance ; vide et vague, comme d’un homme qui ne veut pas ou ne peut pas aller droit au but et ouvrir telle ment les portes de la paix. Votre Empereur a l’air de sentir qu’il n’a pas eu de succès et qu’il a affaire à plus fort que lui ; et en même temps, il ne peut encore prendre sur lui de se conduire d'après ce sentiment. Plus beaucoup de fierté et encore beaucoup d'obstination. Vous voyez que pour moi, je parle sans détours.
Je suis bien aise que de l'autre côté on ait indiqué avec précision sur quelles bases on serait disposé à traiter. La dépêche de M. Drouyn de Lhuys est d'accord avec le langage des Ministres Anglais. Il y a là des conditions bien difficiles ; mais enfin on les connaît ; on s’y accoutumera peu à peu.
De tout cela, et quoiqu’il arrive à présent, la guerre continuée ou la paix, il restera une situation complètement changée, une autre Europe, un autre avenir. J’ai beau mettre mon esprit, en liberté ; je ne mesure pas encore tout ce qu’il y a de nouveau dans les conséquences de ceci.
Le Grand duc Constantin l'a échappé belle. On dit que la mort du Prince Galitzini a fait beaucoup de peine dans la famille Impériale. Etait-ce un jeune homme ? Qu'était- il au Prince Galitzini de votre salon, le mari de la rose du Bengale ?
Le discours de Lord Clauricard lui fait peu d’honneur. Ce n'est pas un discours anglais. Opposition de journaliste mécontent par suite de mécomptes, non d’un adversaire politique. J’ai trouvé, la réponse de Lord Clarendon très bonne, plus développée, plus nourrie de faits plus précise qu’il ne lui arrive ordinairement. C'est vraiment de la politique.
Pauvre Reine Christine être jugée et rendre l'argent ! Il y a des excès de scandale que notre temps ne supporte pas. Elle a beaucoup d’esprit mais trop de mépris. Les Cortés finiront par lui permettre de sortir d’Espagne. J’ai peine à croire à l'abdication de la Reine Isabelle. Si elle en venait là laissant sa fille enfant sur le trône avec Espartero pour régent, comme elle a été laissée elle-même par sa mère, il y a dix huit ans ce serait un singulier triomphe de la Monarchie.
Midi
Voilà le discours de la Reine d’Angleterre, bien vert à votre égard, et bien tendre pour la Turquie. Adieu, Adieu. G.
138. Bruxelles, Mardi 26 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Votre lettre m'a raffermi le cœur. Je regrette bien le délai, je serai bien embarrassée d'ici là peut être. Mais que faire, puisque vous ne pouvez pas avant. Si vous étiez là je vous rappellerai ce que je vous ai souvent dit même il y a 17 ans. Je viens après bien du monde. Vous l'avez contesté, j’ai maintenu mais ne disputons pas, surtout jamais de loin. J’attendrai le 12, Dieu sait avec quelle impatience ! Vous dites du 12 au 15, il est bien clair que je vous verrai au moins le 14 ?
Il est venu des renseignements. de Vienne selon lesquels nous serions en Crimée bien plus fort qu’on n’a jamais pensé. On dit 130 mille hommes. Cela me parait bien exagéré. Mon neveu avait rapporté à peine 60 mille ans la garnison de Sébastopol. Et puis si cela était, comment avoir laissé débarquer. Comment attendre encore que vous fassiez venir vos renforts ? Je ne crois plus ni à la force, ni à la rue, ni à aucune habilité chez nous. Mais je deviens tous les jours plus curieuse de ce qui va se passer là.
Lady Alice Peel m’est arrivée. Ce n’est pas un renfort très nécessaire, surtout tant que Kalergis et Hélène sont ici. Elle aurait mieux fait de venir la semaine prochaine. Elle repart demain. Lady Raglan qui est ici a refusé absolument de me voir. C'est un procédé de house keeper, et qui étonne tout le monde en Angleterre. Elle m’a écrit un billet que je garde. Un chef d’œuvre.
La lettre de Greville est curieuse aussi mais d'une autre façon. Je mets de côté ce qui pourra vous divertir. J'ai eu avant hier de la musique. Kalergis, Olga, et un neveu de van Praet, tous trois hors ligne. Hier personne que van Praet, tout le monde était en l'air, les fêtes de la Révolution, illuminations & Cérini est dans son lit malade. Je suis très mal campée ici. J’ai toute espèce de misères. Gallons part. Auguste est dans une maison de santé. Je reste avec Jean. Je ne jouis de tous mes désastres, j’aime les choses complètes. Adieu. Adieu.
138. Val Richer, Mardi 15 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vous ai à peine dit un mot hier du discours de la Reine d’Angleterre. Outre les paroles sévères pour vous il est très significatif : " Réprimer efficacement l’esprit ambitieux et agressif de la Russie. Assurer la tranquillité à venir de l'Europe. " Et au même moment, la publication au Moniteur de la dépêche de Drouyn de Lhuys à Bourqueney, et Lord John y renvoyant M. Hume. C'est la guerre tant que vous n'accepterez pas la paix à ces conditions là. La question n’avait pas encore été ainsi posée dans toute sa grandeur ni avec tant de précision et de clarté. Et maintenant, il est très naturel que les gouvernements alliés la posent ainsi, car c'est ainsi qu’elle se pose dans l’esprit de leurs peuples et de toute l'Europe. Tout le monde croit ce qu’on vous demande nécessaire pour assurer la tranquillité à venir de l'Europe, et personne n'est disposé à se contenter à moins. Effectivement personne en Angleterre, où l'opinion publique s'échauffe au lieu de se refroidir. En France le public ne serait pas si exigeant ; il est sans goût pour la guerre et sans parti pris sur les conditions de la paix mais l'Empereur Napoléon est bien décidé à ne pas se séparer de l'Angleterre, et le public Français l'en approuve, et le suivra dans cette voie aussi loin qu’il voudra aller. Si vous faites entrer dans les chances de votre jeu la désunion possible de la France et de l'Angleterre, vous y serez trompés comme vous l’avez déjà été. Le gouvernement du Roi Louis Philippe avait pour politique la paix et l'Alliance Anglaise ; celle de l'Empereur Napoléon, c’est l'alliance Anglaise et la paix ou la guerre, selon le temps et le besoin. Si vous ne prenez pas cela comme un fait certain et la base de vos opérations diplomatiques, Dieu sait jusqu’où vous pourrez être conduits, c’est-à-dire poussés.
Car à ce fait là, s'en ajoute, en ce moment un autre aussi grave ; l'Allemagne reprend son indépendance. Depuis 1815 vous dominiez l'Allemagne ; la politique Allemande était la vôtre. Cela n'est plus ; il y aura, il y a déjà une politique Allemande qui sera avec vous ou contre vous selon les intérêts Allemands, et les intérêts d’ordre Européen. Quant à présent, l'alliance Anglo-franco Autrichienne, qui vous avait tant déplu en 1815, est en train de se refaire et déjà à peu près refaite. Je ne sais quel espoir vous pouvez avoir de l’entraver encore ou de la dissoudre ; mais vous y avez si peu réussi depuis un an que vous ne pouvez guère compter sur un meilleur succès.
Vous aviez à votre arc, pour la question d'Orient (je ne pense qu'à celle-là) deux cordes excellentes, votre prépondérance en Allemagne, et la perspective de votre pas cela comme un fait certain et entente possible avec l’Angleterre pour le partage de l'Empire Ottoman. Vous les avez perdues toutes les deux. L’Angleterre, sur cette question s'est mise contre vous avec la France, et l'Allemagne vous a échappé. Il ne sert de rien ou plutôt il n’y a rien de plus nuisible que de ne pas voir les faits comme ils sont. C'est ainsi qu’on se perd. L'Empereur Napoléon 1er s'est perdu pour n'avoir pas voulu voir que toute l’Europe se coalisait contre lui, et qu’il ne pouvait ni lui résister, ni la diviser.
Ce n'est pas le Protectorat Autrichien que propose Drouyn de Lhuys pour les principautés Danubiennes, c’est le Protectorat Européen.
Vous ne pouvez pas contester la libre navigation des Bouches du Danube. Sur la nature et les limites du Protectorat religieux à exercer en Turquie en faveur des Chrétiens, il y a à discuter et on peut s'entendre. Je ne vois pas pourquoi vous n'accepteriez pas le Protectorat, en commun, Chrétien et Européen. Vous y perdriez certainement quelque chose, en réalité et beaucoup en apparence ; je comprends que vous préfériez le Protectorat spécial, Russe et Grec. Mais vous n'en êtes pas à choisir tout ce que vous préférez ; et, dans le Protectorat en commun il vous restera toujours la grosse part, car les chrétiens grecs sont les protégés les plus nombreux et vous êtes le Protecteur grec, et le plus voisin. Il y là aussi des faits qui sont à votre profit, et que personne ne peut changer.
Reste la limitation de votre puissance dans la mer Noire. Ceci est, pour vous, le point douloureux et, pour l'Europe, le point difficile. Je ne sais pas qu’elle solution on peut trouver. Mais on peut la chercher en Congrès.
Si on prétend résoudre toutes les questions en principe du moins avant de les discuter en congrès, il n’y aura ni congrès, ni paix. Il suffit que sur quelques unes, il y ait des bases sous entendues, et que sur les autres la discussion soit admise.
Quel monologue ! Je me suis figuré que nous causions. Je ne vous écrirai pas demain. Je vais passer la journée à Trouville ; un dîner qu’il n’y a pas eu moyen de refuser. Adieu. Adieu. G.
Pauvre Lord Jocelyn ! il me semble que c’était un bon ménage.
Onze heures
Voilà votre 113. Je suis charmé qu’il vous arrive tant de société à Schlangenbad.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Diplomatie, France (1814-1830, Restauration), France (1830-1848, Monarchie de Juillet), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Louis-Philippe 1er (1773-1850), Napoléon 1 (1769-1821 ; empereur des Français), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Allemagne), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (France), Politique (Grèce), Politique (Russie), Relation François-Dorothée (Diplomatie), Salon
139. Bruxelles, Jeudi 28 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pourquoi êtes-vous si content que Mad. Kalergis passe l'hiver à Paris ? Explain.
J’espère que vous me trouverez encore en vie le 14 octobre, mais je n'en suis pas sûre du tout. Ma santé et ma tête sont dans un état très alarmant. Je ne dors pas au delà de quatre heures.
La nuit, encore ce sont les bonnes. Je me traine à peine en marchant. J'ai beaucoup maigri depuis ces quinze jours de Bruxelles. Je tousse abo minablement. Il faudrait un miracle moral prodigieux pour me remettre. J’ai beaucoup de peine à rassembler mes idées pour écrire une lettre. Ce serait bien dommage si je perds l’esprit.
Mad. Aurige est venu passer un jour ici. Son mari lui mande que personne à l’armée ne sait où il est à marche & contre marche ; lui commandait l’arrière dans la retraite. Le décourage ment et le mécontentement sont grands. On n'a jamais fait la guerre comme cela. Le cœur bat bien fort en pensant à Sébastopol. Et c’est égal de quelque façon que cela tourne, l’idées de cette horrible lettre effraye l'imagination. Je persiste, nous serons battus.
J'aime bien ce que le journal de l'Eure raconte de nos prisonniers. Je viens de le lire dans les Débats. Je ferme ceci bien vite car on entre. Adieu. Adieu.
140. Bruxelles, Samedi 30 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je ne reçois jamais vos lettres régulièrement. C’est quelque fois le matin, d’autres le soir. Voilà ce qui a fait que ma réponse à votre venue n’a pu être faite que le lendemain, car passé quatre heures, ici on n'écrit plus. Kalergi n’est rien comme précédent. Elle est grecque ou anglaise. Passeport grec très libre. Je vois que vous fondiez des espérances sur cela. Hélas. Elle est partie ce matin, à la même heure Hélène pour la Russie emmenait mon fils jusqu’à Dresde. à la même heure van Praet pour une tournée. Il ne me reste absolument que les Creptovitch. Jugez !
L’Empereur sera à Varsovie, le 20 octobre, il y restera, c’est bien. Pour la guerre ou pour la paix. Il dirigeait de la Néva les opérations sur la mer noire & le Danube. Nous avons vu comme cela a été. L’Impératrice ira se fixer à Moscou. Toute la garde impériale c.a.d. 80 mille hommes sont dirigés sur Varsovie. Nous présenterons là un front de 200 m hommes à ce qu’on dit.
En Crimée nous n’avons pas 40 mille, imaginez ! On parle beaucoup de mauvais état de votre armée. Je n’y crois pas. Vous n’aurez pas entrepris l’expédition. On croit main tenant que nous serons quelques jours encore sans nouvelle importante de Sébastopol. En tous cas on ne peut pas le prendre par un coup de main. Brunnow a été appelé à Pétersbourg, ce n’est pas pour le consulter sur des opérations militaires. Moi je suis bien aise qu'il y aille.
Voici votre lettre. Je n’accepte décidément pas le 12. Votre santé avant tout. Reposez-vous bien à Paris je vous en conjure, portez vous bien et ne vous fâchez jamais contre moi. Il me semble que pour le quart d’heure je n’ai pas d’autre vœu. Vous êtes bien mon premier en toute chose.
Je n’ai pas lu encore la lettre de la reine Christine. Les premières paroles me paraissent bien dignes. Mon lecteur Auguste est à l'hôpital. Cerini ne sait pas lire. Emilie assez mal, & mes yeux presque pas. Adieu. Adieu.
141. Bruxelles, Dimanche 1er octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lady Raglan vient de recevoir une dépêche télégraphique de Vienne qui lui annonce une grande bataille livrée le 20. 50.000 Russes battus & en retraite (retraite où ? Je ne sais pas.) On ajoute sans le garantir que Sébastopol est tombé. Vraiment si c’est vrai, c’est bien vite. Je suis très nervous de cette nouvelle. D'une façon ou de l’autre je savais bien que je serais très émue. Je le suis plus que je ne pensais. Cela me touche tout juste sur une déplorable nuit. Je n’ai dormi que trois heures. Je suis brisée. Pas de lettres de vous ce matin. Au fond mon isolement dans ce moment a un côté convenable. Que dire devant des faits si honteux pour nous ? J’aime mieux ne pas parler cependant je ne veux pas croire encore à la reddition de Sébastopol.
Ma lettre est interrompue par des récits de domestiques, des éditions de journaux Belges. Je ne crois que le Moniteur et c’est bien assez. Il n’est pas midi encore.
Lady Alice est ma seule, ressource dans ce moment. Elle reste jusqu’à jeudi. Très bonne femme et résignée à mes mauvaises manières pour elle. Vous les connaissez. Adieu. Adieu. Hélas moins que jamais la paix.
J’espère que votre séjour ici ne sera pas étranglée. Je me désole déjà en pensant que vous voudrez me traiter moins bien que ne vous traitent vos amis, ou que vous ne les traitez. Je vous prie, je vous prie.
142. Bruxelles, Lundi 2 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je n'ai jamais vu des gens démoralisés comme mes russes. Crept. Kisseleff tout cela anéantis. C’est ridicule. Il faut d’abord savoir si tout ce qu’on dit est vrai. Moi, je ne m'en tiens qu'au Moniteur. Et bien, une bataille perdue et une retraite. Attendre. Je ne puis pas croire le reste à la reddition si facile de Sébastopol, & à la lâcheté de la garnison. Si cela était, alors il serait temps de se voiler la face. Vous ne vous faites pas une idée du mécontentement et des propos contre le maître, le nôtre. C’est d'un excès à un autre. Il réussit sait toutes les qualités les plus merveilleuses, il n’en possède plus une.
Je suis d'une grande curiosité. Si vous avez eu ce succès magnifique, vraiment, il ne vous faut rien de plus, et la paix viendrait bien à propos sur un pareil triomphe. Vous pourriez même vous montrez faciles & généreux. Reste toujours à savoir si nous accepterions même le raisonnable. Je crois que oui, car l’Europe entière s'en mêlerait pour de bon.
Le 3. Mardi. Ma lettre n’est pas partie, elle n'en valait par la peine petite et grande Russes viennent chez moi l’un après l’autre. Leur langage est vraiment étonnant. C'est moi qui les calme cela me fait rire. Si l'on est comme eux en Russie, ce serait menaçant. Je ne crois pas encore que Sébastopol soit tombé. Je m’en tiens au Moniteur. Le rapport de St Arnaud ne dit rien sur ce ton, et les télégraphes privés ont été trop menteurs pour y croire. Pourquoi n’ai-je pas de lettre aujourd’hui. J'en suis triste, ne me donnez pas du chagrin, j’en ai assez. Lady Alice est encore ici pour deux jours. Il faut que je sois bien pauvre pour regarder cela comme une ressource.
Je compte les jours, je compte les heures. 10 jours. 240 heures. Je ne vous attends pas avant le 13. Je vous ai dit qu'il faut que vous vous reposiez. Je vous prie. Prenez le soir avant, et donnez moi après tout ce que vous pourrez Je suis à vos genoux. J'ai encore eu une bien bonne lettre de Morny. Il est en Auvergne et revient à Paris vers la fin du mois je pense. Adieu. Adieu. Votre dernier lettre est de vendredi. En y pensant, c’est bien long. bien je devrais m'inquiéter. Ni hier ni aujourd’hui, rien qu’est-ce qui vous est arrivé ? Adieu. Adieu.
142. Val Richer, Lundi 21 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Mon premier mouvement hier, en recevant votre lettre a été de me fâcher sans colère, presque en souriant ; le second, de m'étonner. Vous me connaissez bien peu. Et je ne vous connais peut-être pas mieux. Que l’intimité complète et parfaite, rien de caché ni d’ignoré, est difficile en ce monde. Il y a bien des raisons, et bien grandes, pour qu’elle existe entre nous ; et pourtant, il y manque beaucoup. C'est grand dommage. Il n’y a rien de si charmant que de tout savoir l’un de l'autre, et de se croire toujours. Plus je vais, plus j'ai besoin de vérité. La réticence, le silence, l'obscurité m'incommodent et me choquent. C'est par probité que je vous ai dit ma visite à Trouville. Ne m'en punissez pas en ayant mal à l'estomac.
Pourquoi ne nous donne-t-on pas le dernier protocole qui a dû être signé à Vienne après votre dernière réponse ? On affirme cependant que l’Autriche est parfai tement d'accord avec nous sur les quatre conditions énoncées dans la dépêche de Drouyn de Lhuys, et même qu’en vous les communiquant elle vous a dit que, si vous n'y consentiez pas on demanderait probablement davantage plus tard. C'est du reste pure curiosité de ma part. Quels que soient les protocoles, je suis convaincu que l’Autriche veut, par dessus tout, le rétablissement de la paix, que toutes ses démarches, toute son intimité avec nous ont pour but essentiel de lui donner plus de moyens d’y arriver, et que tout en tirant parti, contre vous et pour elle même, de la situation actuelle, elle ne poussera jamais contre vous, la botte à fond, à moins que vous ne l'y forciez absolument par je ne sais quelles nouvelles fautes que je ne prévois pas. Je crois que sous leurs apparences de dissidence, le Roi de Prusse et l'Empereur d’Autriche se concertent toujours dans ce sens. Ils seront charmés l’un et l'autre de vous voir diminués ; ils n’ont nulle envie de vous voir radicalement battus, et de se brouiller avec vous en y contribuant. On dit que le général de Caedel, envoyé par le Roi de Prusse pour assister aux manoeuvres du camp de Boulogne, a mission de faire à l'Empereur Napoléon toutes les protestations et toutes les caresses imaginables.
Onze heures
Le Courrier ne m’apporte rien, et je vous dis Adieu, Adieu. G. leurs apparences de dissidence, le Roi de Prusse et l'Empereur d’Autriche se concertent toujours dans ce sens. Ils seront charmés l’un et l'autre de vous voir diminués ; ils n’ont nulle envie de vous voir radicalement.
143. Bruxelles, Mercredi 4 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Ma vie reste suspendue à une lettre. Trois jours sans lettre ! Comment voulez-vous que je n'en tombe pas malade d'inquiétude. Je ne sais que croire. Je crois le pire. La dépêche du Prince Menchikov du 26 septembre donne un formel démenti à toutes les nouvelles de télégraphe. Sébastopol n’est pas tombé et nous avons de quoi le défendre. Mes Russes étaient redevenus gaillards hier. Trop même. Toujours de l’excès. Nous avons encore à attendre des nouvelles décisives. Elles ne peuvent venir qu’après demain.
Midi. Ah Dieu merci, je l'ai prié, & remercié à genoux. 2 lettres. Vous ne saurez jamais les agitations de mon cœur. Je n'ai que cela à vous dire aujourd’hui. Nous commençons à croire que Sébastopol ne sera pas pris. Ce serait en France comme en Angleterre un grand désappointement. On a trop cru au succès. Au reste, attendons. Quel malheur de ne pas pouvoir se parler dans un moment pareil. Ici grands & petits dans les rues, on ne parle que de cela. Quel spectacle curieux.
Adieu. Adieu, pauvre lettre, mais Vous serez bien aise de me savoir l'âme en repos. Que me fait Sébastopol pourvu que j’ai vos lettres. Adieu.
144. Bruxelles, Vendredi 6 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il y a eu hier six mois que nous nous sommes séparés. Jamais nous n'étions restés si longtemps loin l'un de l’autre. Ah que cela a été long !
Il est clair maintenant qu'on s’était trop pressé de croire à la prise de Sébastopol. Nous nous défendons bien. L'honneur au moins est sauvé. Mais pourrons-nous tenir longtemps ? Vous êtes plus fort. N'y a t-il pas de quoi frémir ne songeant à ce sacrifice énorme de vies humaines. Moi cela me bouleverse. J’ai le cœur bien tendre à l’endroit des Français. J’ai trouvé les Anglais bien sauvages ils m'attendrissent moins.
Lady Alice est partie. Vraie perte pour moi. Des dévouements, des soins, de bons sentiments. Si je vous avais écrit hier je vous aurais effrayé sur mon compte. J’étais bien malade. Il m’a fallu un médecin, un inconnu. Le connu est en voyage avec le roi. J’étais mieux vers le soir.
J’apprends dans ce moment que le 23 vous étiez à Balaklava au sud de Sébastopol, que votre artillerie de siège était arrivé & que Menchikoff avec 20 m hommes était au nord à Bakhtchissaraï. vous prendrez Sébastopol, car je doute que les renforts arrivent à temps.
Que je vous remercie de votre 173 bien bon et tendre.
Ayez bien soin de faire aérer votre chambre à Paris. Vous y passerez 24 heures, faites y faire du feu. Le temps est très laid ici, une tempête affreuse. Adieu et bien adieu.
144. Val Richer, Jeudi 24 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n’ai pas eu de lettre hier. J'espère bien que vous n'avez pas été plus souffrante ; mais j’ai besoin de le savoir. Que d’espace entre l'espérance et la foi !
Je suis frappé de la parfaite similitude des récits sommaires de la prise de Bomarsund dans les Débats et dans l'Assemblée. nationale. Cela indique un article venu du gouvernement. S'il en est ainsi, on a eu tort de faire ressortir comme le fait cet article la promptitude et l’énergie supérieures des Chasseurs de Vincennes qui se sont introduits dans la grande tour et l’ont emportée quand les Anglais n'avaient pas encore eu le temps d’armer la batterie confiée à leurs soins.
La jalousie ne serait pas difficile à exciter entre les deux nations. La politique n'en serait pas changée ; les deux gouvernements sont évidemment très décidés, à rester unis. Ce ne serait que des embarras de plus. J’ai des détails assez intéressants sur l'Italie, Naples, Rome, Florence, Turin, par un homme d’esprit qui en arrive. La politique de l’Autriche, et son intimité avec la France et l'Angleterre ont causé là un immense mécompte. On s'était bien promis la brouillerie et alors une explosion anti-Autrichienne plus vive et mieux soutenue du dehors que les précédentes. Il y faut renoncer ; on commence vraiment à le croire. Les Mazziniens sont très découragés. Le Roi de Naples est très Russe dans l’âme, mais n'a peur que des Anglais et fera tout ce qu’il faudra pour amadouer Gladestone. Rome est toujours à la veille d’une crise, et le sort du Pape de plus en plus attaché à la présence des troupes Françaises. Le Piémont va. La visite du Roi à Gênes envahie par le cholera a été d’un bon effet. On l’a seulement trouvé peu magnifique. Son père, en pareille occurrence avait donné aux hopitaux de Gênes 50 000 francs. Il n'en a donné que 10 000. Les rois constitutionnels sont pauvres. Il n’y a pas grand mal.
Midi
Je ne comprends pas le retard de mes lettres. Je suis parfaitement exact. Jamais deux jours sans vous écrire. Pour mon plaisir autant que pour le vôtre. C'est bien le moins que nous ayons cette ombre de plaisir. Je me plaindrai à la poste française ; mais c’est peut-être la poste Allemande. Je viens de parcourir mes journaux. Les Anglais sont d'habiles gens ; ils vantent de très bonne grace les Français devant Boncarnaud. Ce qui est plus important, c’est la réponse du Prince Gortschakoff aux quatre propositions Anglo-françaises ; on peut les prendre pour base de négociation. Dieu veuille que ce soit vrai. Adieu, Adieu. Vous aurez certainement eu deux lettres le lendemain. Adieu. G.
145. Bruxelles, Dimanche 8 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lord Lansdowne est ici malade. Je l’ai vu. Vous connaissez ses formes réservées & convenables. Nous avons donc qui parler de tout. Il croit comme moi à la chute prochaine de Sébastopol et il dit à ceci : " Si Séb. tombe, tout motif de guerre disparait ; vous aurez perdu votre influence et votre prépondérance en Orient. C’est ce qui nous fallait. La guerre ne sera plus qu’une question d’honneur. Ce ne sera plus une question politique. La mort du M. St Arnaud leur cause un certain plaisir, c’est Raglan qui aura le commandement des armées alliées.
Le Cabinet anglais se réunira à la fin de ce mois. Il parle assez légèrement de Lord Aberdeen et comme d’un premier ministre qui n’est pas chef du tout. Je le verrai encore et nous recommencerons. Le 30 Menchikoff s’était rapproché de Sébastopol, les Français ne lui avaient pas disputé la position du fort Nord. Nous croyons ici que l’affaire peut durer, si elle traine nos renforts arriveront. Gladstone a écrit hier à Lansdowne que les frais de la guerre sont déjà couverts par le surplus de la recette du dernier trimestre dont le rapport va paraître. Certainement la guerre n’est pas incommode à l'Angleterre. Lord Palmerston ne donne pas fini à l’époque de notre rencontre. Grande satisfaction dans sa gestion de l’intérieur, il ne s'en occupe qu’avec ennui, & dégout. Je vois très peu de personnes ici. Tous les diplomates sont en congé. Il n'y a que les Russes & vous savez ce que c’est. Van Praet n’est pas revenu encore.
Le roi se plaît beaucoup dans sa villa du lac de Come. Je serais étonnée qu'il la quittât. C'est la vie qui lui convient. Le goût de solitude et de retraite a même déteint sur ses enfants. Le duc de Brabant à la même disposition. C'est bien dommage. Je me sens un peu mieux depuis hier, mais je ne réponds pas de demain. Pauvre, pauvre santé. Adieu. Adieu.
J’espérais bien que le drame de la Crimée serait fini à l’époque de notre rencontre. Il n'en sera rien. Nous ferons encore de plans de campagne. Nous en ferons d'autres aussi. Adieu, adieu.
145. Val Richer, Vendredi 25 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je comprends que le Prince Woronzow n’ait pas goût à entendre parler aujourd’hui d’affaires. La Crimée et le Caucase ont été les affaires de sa vie. Le triste état où elles sont l’une et l’autre doit l’attrister. On m’écrit de Londres que, malgré tout ce qui se dit, on ne croit pas, cette année, à une grande attaque sur Sébastopol ; les chaleurs d’août et le choléra retardent encore ; il finira par être trop tard. Moi, j’y crois ; le choléra a fait en effet assez de ravage dans nos armées à Gallipoli et à Varna ; mais, d’après ce qui me revient de tous côtés, il ne les a pas du tout démoralisées ; généraux, officiers et soldats, de terre et de mer, ont tous grande envie de faire quelque chose. [Bomavi] les excitera encore. Il est évident que, si on vous laisse du temps, on vous trouvera plus forts sur la défensive. La mer Noire est praticable bien plus tard que la Baltique. Je serais étonné si le mois de septembre se passait sans que vous fussiez, là, sérieusement attaqués.
Vous aurez certainement lu, dans les Débats les deux articles de St Marc Girardin sur le traité de Belgrade et sur les vicissitudes de la situation et de l'influence de l’Autriche et de la Russie dans l'Europe orientale. Ils en valent la peine. St Marc s’entend très bien à mettre l’histoire en rapport avec la politique actuelle. Il a de plus, sur les affaires d'Orient, des idées arrêtées et justes sans passion ni préjugé contre personne. Il ne vous aime pas, mais il ne vous méconnaît et ne vous déteste pas. Voilà mon médecin de Lisieux qui arrive. Mon fils en passant 24 heures à Paris. à son retour d’un petit voyage en Bretagne a fait une chute dans l'escalier, et m'est arrivé ici avec un effort qui a exigé quelques remèdes, et qui le retiendra pour huit ou dix jours dans son lit. Il n’y a rien de sérieux ; mais c’est un grand ennui pour lui et pour moi au moment où j'ai des visiteurs. Le médecin trouve Guillaume bien, mais prescrit toujours le repos absolu.
Midi
Je suis désolé de votre inquiétude. La poste marche stupidement. Je vous écris très exactement. Je me porte très bien. Je pense sans cesse à vous et je vous aime de tout mon cœur. Il n’y a de mal entre nous, que l'absence. Mais c'est beaucoup trop. Adieu, Adieu. G.
146. Bruxelles, Lundi 9 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le Marquis de Lansdown est retenu ici par la goutte. Il croit qu'il n'en sera pas débarrassé avant la fin de la semaine et se réjouit bien de l'idée de vous voir. Il est en grande admiration de vos deux volumes qu'il a achevés hier. JE cause avec lui beaucoup et agréablement. Constantin me mande de Berlin en date d'avant-hier que Menchikoff avait reçu 20 m d'hommes de renfort depuis la bataille de l'Alma. Les opérations du siège pourront trainer en longueur, & le temps nous est favorable. Tout cela est bien mieux. Mes Russes sont très remontés, beaucoup trop. Ils sont toujours hors de mesure. Voici ma dernière lettre au Val Richer. Quel bonheur. Vous me direz pour quel jour & quel train vous vous êtes décidé Adieu. Adieu. Je vous écrirai encore à Paris.
146. Val Richer, Samedi 26 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n’ai pas la plus petite nouvelle. Les journaux vivent encore sur Bomarsund. Il paraît que les fortifications de granit ne résistent pas à notre grosse artillerie, et qu’une fois entamées, elles tombent même plus promptement que d'autres et plus dangereusement pour leurs défenseurs. Au moment même où cette expérience se faisait dans la Baltique, l’inventeur du monstrueux canon qui fait de tels ravages, le général Paixhans mourait du Choléra près de Metz. On dit que son invention mourra aussi bientôt, détrônée par d'autres machines qui porteront la mort plus vite encore et plus loin. Jamais l’esprit de l'homme n’a exploité et dominé la matière avec plus d'empire. Si c'était là toute la civilisation, notre temps n'aurait point de rival.
Je ne vous reparle pas de mon chagrin à propos de votre inquiétude. C’est déjà un grand ennui de s'écrire sur des faits qui seront oubliés, ou à peu près, quand la lettre arrivera. C'est bien pis pour des sentiments personnels et intimes. Je m'indignais hier, en lisant votre lettre, de n'avoir rien su de votre chagrin au moment où vous le sentiez, et de ne vous avoir pas crié sur le champ : " Je me porte bien."
Onze heures
Mon facteur ne m’apporte qu’une lettre de Duchâtel qui est au fond de la Saintonge. Il finit en me disant : " Avez-vous de bonnes nouvelles de Madame de Lieven ? Que fait-elle ? Revient-elle cet automne à Paris ? Vous serez bien aimable de me rappeler à son souvenir. Je nose pas lui écrire, n'ayant à lui dire rien qui vaille ; mais je serais bien heureux de la pensée de la revoir cet hiver. " Je ne vous répète pas ce qu’il me dit de la politique, c’est trop dur pour vos oreilles quasi-Impériales. Voici la phrase la plus douce : " Je m'imagine que les Russes ne sauront pas mieux défendre Sébastopol. Leur guerre n'est pas mieux conduite que leur diplomatie." Je ne vois rien dans les journaux. Adieu. Adieu. G.
147. Bruxelles, Mercredi 11 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Me voici encore sans lettre depuis deux jours. La dernière est de Samedi. C'est bien provoking, et je ne sais pas au juste. Si j'ai à vous attendre demain ou après-demain. Vous ne voulez pas que je m’inquiète, mais malgré l’expérience je retombe sans cesse. Je vois deux fois pas jour mon gouteux (Lansdowne) il va mieux ce qui me fait de la peine ; sa société me plait quoiqu'il soit devenu un peu sourd.
Nous sommes dans une grande curiosité des ennemis de Crimée. Si Menchikoff a ses renforts, cela peut-être prolongé et contente, si non, c'en est fait de Sébastopol. Je ne sais ce que je dois désirer dans l’intérêt de la paix, car c’est toujours à cela que je regarde. Je n’ai pas envie de vous dire autre chose aujourd’hui qu’adieu. J’espère bien que ce sera ma dernière. lettre. Fixez-moi l'heure.
147. Val Richer, Dimanche 27 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis frappé d’un article du Morning Post sur ce thème : " L'Empereur Nicolas a pris une attitude purement défensive. et se présente à ses peuples comme le défenseur d’une nationalité attaquée. " Je comprendrais cette attitude et son efficacité s’il y avait, dans ce qui se passe, la moindre attaque, la moindre atteinte, la moindre velléité d'attaque ou d’atteinte contre la nationalité russe. On pouvait dire cela à la France en 1793, et lui persuader, aisément que les étrangers en voulaient à son indépendance nationale ; mais comment faire accroire telle chose aujourd’hui à la nation Russe ? Sa religion n’est pas plus menacée que son gouvernement. Ceci est une guerre purement politique, diplomatique, une guerre de savants qui s'inquiètent de l’équilibre et de l'avenir Européen.
Je ne connais pas l’intérieur de la Russie ; je ne sais pas jusqu’où peut aller chez vous la crédulité populaire ; mais, sauf la question d'amour propre, j’ai peine à croire que votre Empereur parvienne à s'enlever, à cette occasion les passions nationales. Il n’y a vraiment pas de quoi ; et s’il comptait sur ce ressort, je suis dans mon ignorance, porté à croire qu’il se tromperait comme il s'est trompé quand il a compté sur la désunion de la France et de l'Angleterre. C'est le péril des souverains absolus de croire trop aisément que tout le monde croira ce qu’ils ont eux-mêmes envie et besoin de croire. Ils abusent du mensonge à ce point qu’ils finissent par ne plus tromper qu'eux-mêmes.
Quelle bonne fortune mon facteur arrive à 9 heures et m’apporte votre numéro 121. Portez-vous bien, je vous en prie. J’aurais envoyé le dîner à tous les ... Si j’avais pu penser qu’il vous fit mal. Portez-vous bien, sans me condamner tout-à-fait à être par trop impoli.
Je ne comprends pas ce que va faire le général Létang que l'Empereur envoye en mission auprès du Général Autrichien qui va commander en Valachie.
Remarquez, dans le Moniteur d’hier samedi 26, un article sur la Bessarabie et sur le vœu de sa population à votre égard. Les Grecs payeront cher l’incendie de Varna. Adieu, Adieu. Le facteur me presse. Aussi bien je n’ai rien de plus à vous dire, sinon Adieu.
148. Bruxelles, Mercredi 11 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Voici ma seconde lettre aujourd’hui. C'est pour vous dire que Lord Lansdowne vous attend avec beaucoup d'impatience. Il veut partir pour Londres samedi mais il désirerait bien vous voir. Je vous promets à lui pour vendredi au plus tard, mais je veux que vous sachiez qu'il y a deux personnes au lieu d'une qui désirent vivement votre venue. Hâtez-vous donc je vous en prie. Je ne conçois pas que je n'ai pas un mot de vous. C’est déplorable. Rien depuis Samedi. On me dit que cette lettre pourra vous être remise demain à 5 heures de l’après midi. Adieu. Adieu.
148. Val Richer, Mardi 29 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez qu’une courte lettre ; je me suis couché hier et je me lève ce matin avec une forte migraine. Ce n'est rien du tout, et il n'y paraîtra pas demain ; mais au moment du mal, je suis incapable de quoique ce soit ; il me faut 24 heures de diète, de repos absolu et de sommeil pour me retrouver.
Si j'étais votre Empereur, je serais médiocrement content de ce que vient d'écrire M. de Ficquelmont sur la question d'Orient. Si j'étais l'Empereur d’Autriche, j'en serais tout-à-fait mécontent. A quoi bon inspirer à Londres et à Paris des méfiances en disant à la Russie : " Donnez satisfaction à l’Autriche, et vous serez hors de peine " ? L’Autriche peut très bien et très heureusement jouer le rôle de Puissance médiatrice et pacifique, mais à condition de prendre, en main l’intérêt européen et de ne pas paraître exclusivement préoccupé de son propre intérêt. M. de Ficquelmont ne me paraît pas un adroit ami.
J’ai renoncé à comprendre vos opérations militaires ; mais je viens de lire les instructions de votre Empereur au commandant des îles d’Aland, et je m'étonne que mettant à ces îles tant d'importance, vous n’y ayez pas envoyé plus de 2 ou 3000 hommes pour les défendre. Vous deviez bien prévoir que, si elles étaient attaquées, elles le seraient par plus de 2 ou 3000 hommes. Partout, vous avez l’air de manquer de soldats.
Voilà le 122, et je vous dis adieu. Je ne suis bon à rien de plus. Adieu. G.
149. Bruxelles, Samedi 21 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Me voilà donc seule, après huit jours si remplis, si heureux. Il me semble que tout cela a été un jour.
Le mauvais temps a empêché la promenade & les visiteurs. Cerini pour me distraire !! Le soir van Praet & Creptovitch, celui-ci de trop. J’ai eu une lettre de Greville. Ils ont eu des rapports détaillés. 7 000 malades du Choléra et des Anglais seuls de la fièvre c'est effrayant. Le reste de la lettre un étonnement de la conduite de Menchikoff surtout de n’avoir pas inquiété ou empêché la marche sur Balaklava. Ferme résolution d'aboutir là. Ferme résolution de faire le pendant dans le nord lorsque la saison le permettra décidés à être sauvages une fois qu’ils s’y sont mis. Voilà la lettre.
On annonce le commencement du bombardement le 13. Cela se rapproche de la date du 12 qu'on vous avait prédite. Nous avons bien ri hier Van Praet & moi de la surprise du capitaine Clamande à votre nom. Aurez-vous vu Montebello ? Je lui ai écrit. J’ai écrit aussi à Ste Aulaire, aujourd’hui. à Morny. Adieu. Adieu.
149. Val Richer, Mercredi 30 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ma migraine est passée. Le temps est magnifique. Le Baromètre est au beau fixe. Pourquoi ne pouvons-nous pas nous promener ensemble en calèche, en causant, comme au bois de la Cambre ? Il faisait bien beau aussi ces jours-là.
Je suis choqué qu’on ne puisse pas vous recevoir à Bellevue. L’appartement de Kisseleff vous convenait. Très joli salon. N’y a-t-il rien de vacant à l'hôtel où logeait Brunow, hôtel de l'Europe, je crois ?
Certainement, il y a de quoi se parler entre les belligérants. Dés que ces quatre propositions ont été exprimées dans les dépêches de Drouyn de Lhuys et dans les discours de Lord John et de Lord Clarendon, je vous ai dit avec détail ce que j'en pensais. Je persiste. Vous avez déjà exécuté la première, l'évacuation des Provinces. Vous ne pouvez pas contester sérieusement la seconde, la pleine liberté des bouches du Danube, avec ses garanties. La troisième est une question pendante en ce moment, question de guerre. Mais de quelque façon qu’elle soit résolue, vous n'avez à choisir qu’entre la réduction de votre établissement de Sébastopol ou la création d’un établisse ment anglais semblable dans la mer Noire, sur je ne sais quel point de la côte d’Asie. Nous avons créé Cherbourg de toutes pièces dans la Manche ; les Anglais viennent de créer Aden, dans la mer rouge ; ils créeront l’équivalent dans la mer noire, si votre Sébastopol reste ce qu’il est. C'est à vous de voir laquelle des deux solutions vous convient le mieux. Et quant à la difficulté entre la France et l’Angleterre, soyez sûre qu'elles s’arrangeront plus aisément entre elles que pas une d'elles avec vous.
La question de la protection des Chrétiens reste matière de négociation et de congrès. Le Times, le proclamait lui-même hier. Voici une contradiction qui me frappe. Votre Empereur dit, dans un ordre du jour à la garnison d'Odessa : " Pour protéger les Principautés contre une invasion des Turcs, l’ancien allié de S. M. l'Empereur s’est engagé à les occuper en attendant. Les Turcs entrent et s'établissent dans les Principautés, en même temps que les Autrichiens. Il y en a déjà 70 000, dit-on, sur la rive gauche du Danube. Si vous avez compté que l'occupation autrichienne ferait des Principautés une sorte de territoire neutre dont les Turcs ne se serviraient plus pour vous faire la guerre, évidemment vous vous êtes trouvés.
Autre remarque. Je lis dans le même ordre du jour : " Si M. l'Empereur a ordonné, dans sa Haute sagesse, aux troupes qui étaient entrées en Moldavie et en Valachie de se retirer de ces provinces, et de se tourner du côté où le danger est le plus grand. " Vous n'aviez donc pas de quoi vous défendre en Crimée et vous le proclamez vous-mêmes grand défaut de prévoyance, ou grand défaut de force ; peut-être l’un et l'autre. C'est ce que disent les lecteurs. On ne lit pas en Russie, j'en conviens ; mais on lit en Europe, même là où il n’y a point de liberté de la presse, et l'opinion de l'Europe sur votre habilité ou sur votre force ne saurait vous être indifférente.
7 heures
La poste ne me donne rien à vous dire. Adieu, Adieu. G.
150. Bruxelles, Dimanche 22 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Hier rien, ou à peu près. Menchikoff mande en date du 14. Rien n’est changé, tout va bien. Nous ne savons pas trop ce que cela veut dire, peut être une dépêche de la veille égarée.
J’ai vu le soir vaudrait & Lebeau. Celui-ci est resté tard. Je ne me suis pas endormie. Il m’a parlé de la France et des personnages des dernières 24 années. Il les connait tous et me parait les juger bien. Sur le roi Louis Philippe, il m’a dit des choses nouvelles pour moi. Ses importunes, ses colères ne souffrent pas la contradiction. Je ne savais pas tout cela.
Voici surtout ce qui a fait que je n’ai pas dormi. Il de vous m’a parlé et avec une admiration charmante. Votre Cromwell il le sait par cœur. Il l’a dévoré & veut le recevoir encore. Il trouve Cromwell (l'homme) sublime, superbe. Il était d'une éloquence effrayante. Voilà ma soirée.
Dans ce moment on m’apporte votre lettre très intéressante. Mais hélas où est la parole. L’Allemagne préoccupe tout le monde, c'est une grande affaire ; mais je ne crois pas possible que la Prusse se sépare de l’Autriche. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Correspondance, Femme (diplomatie), France (1830-1848, Monarchie de Juillet), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Histoire (Angleterre), Louis-Philippe 1er (1773-1850), Politique (Allemagne), Politique (Autriche), Politique (Prusse), Réception (Guizot), Réseau social et politique, Salon
150. Val RIcher, Jeudi 31 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il y a des raisons si mauvaises, qu’un gouvernement sérieux ne devrait jamais les employer, par respect pour lui-même et aussi parce qu'elles nuisent au lieu de servir. J’avais hier chez moi deux grands manufacturiers, et un magistrat du pays, gens sensés, très pacifiques, et portant aux Turcs, aux Chrétiens d'Orient, et même à l’équilibre Européen, un médiocre intérêt. Je les ai trouvés, très choqués, de cette phrase du Journal de St Pétersbourg répétée par tous nos journaux aujourd’hui que nos armées sont rentrées sur notre territoire, le gouvernement autrichien libre de toute préoccupation se trouve sans doute en mesure de faire respecter, par les alliés du sultan, les principes d'indépendance de la Turquie et d’intégrité de l'Empire Ottoman posés par les conférences de Vienne. Ainsi disaient-ils, être entrés en Turquie à la demande du sultan et pour le défendre, ou malgré lui, et pour l’envahir, c’est la même chose, et les alliés doivent se retirer comme les ennemis. C’est trop. Je ne vous redis pas l’épithète ; mais vous n'avez pas d’idée du tort que ce ridicule raisonnement faisait, dans leur esprit, à votre Empereur et à sa politique.
Voilà Baraguey d'Hilliers maréchal. Il avait gagné ce bâton le jour où il a pris le commandement de l'armée de Paris à la place du général Changarnier destitué. Du reste c’est un bon et brave officier, qui a fait depuis longtemps ses preuves et qui a de l'action sur les troupes. L'Empereur a raison de récompenser largement et promptement ceux qui le servent bien.
J’ai bien envie de croire avec vous que d'autres que vous sont disposés à trouver qu’il y a, dans les propositions anglo-françaises, de quoi se parler. Quand on est décidé à se parler, on est près de s'entendre. Mais les journaux de Dresse et de Francfort me dérangent en disant que votre gouvernement n’est pas du tout dans cette disposition et que sa réponse négative va arriver.
Midi.
Pas de lettre aujourd’hui. C'est dommage. Je l’attendais. Adieu, Adieu. G.
151. Bruxelles, Lundi 23 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Si je suis bien informée, l’Autriche veut attendre le printemps avant de se lier par traité à la France & à l'Angleterre. Mais elle demande secours si d'ici là elle en avait besoin contre nous. On dit que c'est là ce que M. de Serres est venu de Vienne porter à Paris. La réponse de la Prusse est bien mal faite et bien embrouillée mais au fond elle ne peut pas plaire à l’Autriche. Je l'ai lu hier dans l’Indépendance, je pense que vous l'aurez aujourd’hui dans les débats. A propos vous y aurez surement lu avec plaisir une vieille dépêche de M. de Burst à l’adresse de l'Angleterre. Me voilà une bonne.
Mardi matin. Le temps détestable continue ; pas de promenade possible. Pas de visiteurs, car il pleut Hier Creptovitch par torrents. Pendant mon dîner, toujours noir ; la veille Kisseleff de même couleur et frondeurs tous deux. Le soir toujours Van Praet & Convay. On attend le roi aujourd’hui. Il sera bien troublé de la situation confuse de l’Allemagne. Je crois toujours que les petits iront à l'Autriche, mais il faudra des coups peut être pour y forcer la Prusse. On dit que M. de Mantenffel a tout-à-fait épousé les idées du roi.
Sébastopol traine. On ne comprend pas que Menchikoff n’ait pas inquiété les travaux de siège. Mais il n’a su rien faire. Voici ce que j’apprends de positif. Si l’on forçait la Prusse de sortir de sa neutralité pour des intérêts qui ne seraient ni prussiens, ni allemands. Mantenffel se retirait décidément. Les procédés violents de l’Autriche contre nous ont excité à Berlin une réprobation générale, & rappelé les mauvais temps du prince Schwarzenberg contre la Prusse. Midi. Voilà la poste venue et point de lettres. Est-ce qu’elle va reprendre ses allures hostiles. Je suis bien triste de n’avoir rien. Adieu, adieu.
151. Val Richer, Samedi 2 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voilà la Reine Christine hors de Madrid, et la tentative de sédition populaire a été facilement réprimée. Si Espartero et O’donnell veulent se servir de l’armée qui leur est revenue, ils auront sans peine raison de la révolution dans les rues. C’est dans les prochaines Cortés qu’elle sera puissante et redoutable, et que l’armée ne servira de rien pour la réprimer. Les théories radicales sont encore maîtresses des esprits en Espagne. Ce qui y reste d’esprit monarchique, et d’esprit militaire suffira t-il pour lutter ? Je suis frappé de Narvaez demandant ses passeports et s'en allant ; il faut qu’il croie, pas seulement qu’il y a beaucoup à risquer, mais qu’il n’y a, pour lui, rien à faire en restant.
J’ai passé hier une heure à lire attentivement tous ces rapports sur l'affaire de Bomarsund. La destruction complète des fortifications prouve qu’on n'a aucun projet d'hivernage dans la Baltique. Je ne comprends pas pourquoi on l’a si promptement proclamé En ce cas, le principal résultat de la prise d’Aland sera de prouver que les murs de granit ne résistent pas à nos boulets. Je crois que l'Empereur d’Autriche ne veut réellement pas, comme il l'a dit au Prince de Nassau, aller jusqu'à vous faire la guerre. Mais si la lutte se prolonge, il ne pourra pas en rester là. Pour être dispensé d'aller plus loin, il faut que la question s’arrange l'hiver prochain. Je serais un peu curieux de savoir quel effet font à Pétersbourg vos succès en Asie, et si votre Empereur et votre public les prennent comme une consolation de vos échecs en Europe. En France, personne n’y fait la moindre attention. On dit qu’en Angleterre on y regarde davantage, et qu’on prend contre vous du côté de l'Afghanistan, des précautions sérieuses.
Midi
Je crois à l'expédition de Crimée. Evidemment, on veut faire, on fait probablement, à cette heure une expédition, et je n'en vois de ce côté aucune autre qui puisse exiger les préparatifs qu’on fait depuis un mois. Adieu, Adieu. G.
152. Bruxelles, Mercredi 25 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
La dernière dépêche de Menchikoff du 18 annonce bien les horreurs de la guerre de siège. L'Amiral Korniloff tué commandait la place, notre meilleur officier de marine et d'une bravoure sans pareille. C’est une perte bien grande. Tous les jours nous allons apprendre des nouvelles c.a.d. des horreurs.
Voici vos deux lettres. à la bonne heure. Je suppose que les journaux Français répètent les bulletins russes que le télégraphe apporte ici le 6ème jour.
Constantin m’a enfin écrit à Pétersbourg, on craignait que l'ennui se retirât sans même offrir la bataille. Voilà les rêves dans lesquels on vit ! Les Holland viendront probablement me voir. Montebello ne m’a pas répondu. Je commence à souffrir de rhumatismes, & hier J'avais vraiment bien mal. Il y a des courants d’air dans mon appartement. L'hiver n'y serait pas tenable. On me mande que Compiègne est remis jusqu’après Sébastopol. Brockhausen est bien mal noté à Berlin, c’est Constantin qui le dit. Cela n'empêche pas que je me réjouisse bien de le revoir. Adieu. Adieu.
Mad. Crept. est d'une vivacité de patriotisme qui fait enrager ou rire, comme Hélène qui a tant étonné van Praet. Je crois que ces dames me méprisent bien, & même je le vois. Les jeunes grands ducs vont en Crimée. Ils y sont sans doute. Le G. D. héritier aura son quartier général à Vilna. Adieu.
152. Val Richer, Dimanche 3 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si les feuilles d'Havas d’hier disent vrai, on a eu de Vienne la nouvelle officielle que l'expédition contre la Crimée était en cours d'exécution, et le Maréchal Arnaud a dû partir hier même, pour en prendre le commandement. Cette dernière assertion m'inspire du doute ; je sais qu’il y a eu entre Paris et Londres, assez d’embarras et presque de débats sur la question du commandement en chef des forces ; le maréchal St Arnaud y prétendait, et à cause du nombre de son armée et à cause de sa propre qualité. Les Anglais s’y sont positivement refusés. Peut-être seront-ils plus faciles pour une expédition spéciale et limitée où l’unité du commandement est à peu près, nécessaire. Nous verrons. Le oui ou non de l'expédition doit être décidé à l'heure qu’il est à si elle a lieu, nous en sauront bientôt le résultat.
Il paraît que le choléra s'en va tout à fait. J’ai lu avec plaisir, dans le Moniteur la lettre du gouverneur Turc de Gallipoli au commandant Français pour le remercier du courage, et du dévouement que tous les officiers médecins et employés de l’armée ont mis au service de tout le monde ; Turcs et Chrétiens, Montebello, doit être depuis hier à St Adresse. pauvres et riches. En France, on a très justement destitué les administrateurs de toute espèce et de tout grade qui ont quitté leur ville au moment du fléau. Et le nombre n'en a pas été grand.
Onze heures
La réaction d’ordre commencé à Madrid. Le départ de la Reine Christine, la réunion des capitalistes pour avoir de l'argent et la fermeture du club le plus fougueux sont de circonstances décisives, pour le moment. Au dehors, personne évidemment ne s'en mêlera et n'aura besoin de s'en mêler. On me dit qu'au milieu de tout ce bruit, l'Infante reste très populaire, et qu’on sait à ce ménage, beaucoup de gré de sa complète immobilité. J’ai des nouvelles de Claremont. La famille royale un moment réunie, le 26 Août dans la chapelle de Weybridge, s'est redispersée. aussitôt après. Ils reprendront tous leurs questions d’hiver à la fin de ce mois. La Reine est retournée à Torquay pour trois semaines, avec le Duc de Nemours et ses enfants. On me dit que l'hiver sera difficile à passer pour elle à Claremont ; sa déplaisance pour cette résidence augmente chaque jour, et on ne sait comment on pourra continuer de l’y faire vivre. Il m’écrit pour me demander quand je veux qu’il vienne me voir, et où il faut vous écrire maintenant. Je tâcherai de vous l'envoyer ; mais n'y comptez pas. Je n’entrevois rien dans mes journaux. Adieu donc et adieu.
153. Bruxelles, Vendredi 27 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le bulletin du 21 arrivé hier soir (quelle vitesse) promet beaucoup malgré que les termes soient sobres. Nos renforts arrivaient. Le siège dure. Crept. croit savoir que le 22 il a dû y avoir 40 000 h de plus, dont 20 mille de cavalerie. C’est formidable. Est-ce que ce que je traitais de bêtise dans ma dernière lettre pourrait devenir Quel événement ! vrai ?
Ceci est devenu la source des nouvelles. Crept. me lisait hier soir 26. La dépêche du Prince Menchikoff du 21. Imaginez le tour de l'Europe. Et le télégraphe on commence qu'à Moscou. Nous sommes restés Van Praet et moi livrée à de vastes conjectures. A propos votre petit message d'amitié lui a fait un bien grand plaisir.
Il y a à Paris dit-on des lettres anglaises qui font un très triste tableau de l’état de souffrance de l’armée anglaise. Le Times le dit beaucoup aussi. Hier il disait en toutes lettres. Nous avons envoyé 31 m homme. Nous en avons perdu 10 m le tiers.
La situation entre les deux gros allemands est éclaircie. La Prusse ne doit des secours à l’Autriche que si celle-ci est attaquée. L’Autriche prétend qu'on lui doit assistance si les circonstances la forçaient à entrer dans la lutte. Décidément la Prusse tiendra à son dire et sans doute le reste de l’Allemagne lui donnera raison. Il faudra que l’Autriche cède. Voilà ce qu’on croyait hier.
J’ai lu ce matin avec beaucoup d’intérêt une longue lettre d'un officier Français dans le [Journal] des Débats. A propos lisez-vous le feuilleton dans le Moniteur. [Gerty] Il me charme. Il y a tant de naturel. Adieu, pas de lettre aujourd'hui. Il faut attendre demain. Ollif me mande que Morny est encore malade à la campagne. Il n’est pas venu à Paris. Adieu. Adieu.
153. Val Richer, Lundi 4 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Les journaux, comme votre lettre m’apportent le refus de votre Empereur. Je m’y attendais, et j’ai beau m'attrister, je n’ai rien à dire. Les trois premières conditions étaient acceptables, discutables du moins mais la quatrième, l'abdication dans la mer noire, il faut y être absolument contraint. Vous y serez contraints ; les Alliés, sont plus forts que vous, et plus habiles. Ils seront aussi obstinés. Je ne crois pas à leurs divisions. L’Autriche sera tout-à-fait entrainée, et entrainera l'Allemagne. De ceux là, même sur qui vous comptez le plus, une immobilité qui se défendra soigneusement du moindre acte et du moindre air de bienveillance, c’est là tout ce que vous pouvez attendre. Je ne sais ce qui va arriver des plans d'expédition en Crimée, mais s'ils ne s'exécutent pas cette année ce sera pour l'an prochain. L’Angleterre détruira Sébastopol et si elle ne peut pas le détruire, elle fondera dans la Mer noire un Sébastopol anglais qui couvrira, contre vous, Constantinople et vous coupera la route de l’Asie. Si j'étais anglais, j’aimerais bien mieux cela que la destruction de votre Sébastopol à vous.
Je ne crois pas que l'Empereur Napoléon, se lasse bientôt de la guerre. Elle le sert plus qu’elle ne l’embarrasse. L’amitié anglaise lui vaut plus que ne lui coûte votre inimitié. Il la gardera à tout prix. Et s’il témoignait quelque ennui, s’il lui fallait quelque dédommagement, tenez pour certain que le cabinet anglais le lui laisserait prendre, ou il voudrait, le Prince Murat à Naples, Tunis, les Baléares, que sais-je ? L’Angleterre consentira à tout plutôt que de perdre l’appui de la France dans la lutte où elle est engagée contre vous.
Je trouve de bon goût votre destruction spontanée des forts de Hanigo à la barbe des vainqueurs de Bomarsund. Vous n'auriez pas sauvé les murailles vous épargnez la vie des hommes ; et surtout vous vous épargnez le spectacle d’une défense courte et assez faible soit faute de nombre, soit faute d'obstination. Je ne sais ce que valent vos victoires d’Asie ; mais en tout cas, vous donnez bien largement le St André, plus largement encore que l'Empereur Napoléon le bâton de Maréchal et le grand cordon de la légion d’honneur. Ce que vous ont dit les Shaftesbury de Lord Palmerston est d'accord avec ce qui m'en revient aussi d'Angleterre. Décidément il est vieux et devint-il premier ministre, ce qui n'est pas probable, ce ne serait pas un ministre de guerre bien énergique, ni bien puissant. Aberdeen continuera jusqu'au bout à faire la guerre par force.
Adieu jusqu'à demain, car je vous écris tard dans la matinée. Nous avons un temps de plus en plus beau depuis six semaines.
Mardi 5
Je n’ai rien aujourd’hui que la confirmation des mauvaises nouvelles d’hier. En voilà pour longtemps, car on est bien engagé de part et d'autre. Il faut de gros événements pour faire sortir les alliés de leurs exigences, ou vous de vos refus. Adieu, Adieu. G.
154. Bruxelles, Dimanche 29 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
[Calochim] revenu hier de Berlin rapporte que mon neveu et Budberg sont fort tristes, ils ne savent rien des renforts que Crept. m'annonçait l’autre jour comme arrivés. Pourquoi mentir ? le profit est si court. Me revoilà donc aujourd’hui croyant tout-à-fait à la chute de Sébastopol. Le capitaine Belge est revenu hier matin, pour me dire que le Prince Menchikoff est un sot. Il n’a qu’un moyen de se sauver. C'est de livrer bataille. S'il a assez de monde, il vous met en grand péril. Si non, Sébastopol est perdu. Selon cette même autorité, la place ne peut tomber que le 6 ou 7 Novembre. Quelle longue attente, on ne le saura que le 18. Car le télégraphe Menchikoff ne racontera pas cela.
J’ai eu une bonne lettre de Morny mais toujours de sa campagne. Il ne sera en ville que vers le milieu de la semaine, alors il me dira quelque chose, maintenant il n’est occupé que d'un renard apprivoisé dont il a fait son unique société. Il ne lit pas de journaux ; on l’attendait à Paris on ne lui envoie rien.
Une lettre de Lord Brougham, de cas, rien, des lieux communs. Une réponse de Sainte-Aulaire dictée à sa femme sa signature tremblante. Il est très malade. Pauvres gens c’est désolant. Vous avez vu que les Sutherland ont perdu leur second fils en Crimée. Au fond on croit que les Allemands vont s’arranger. Quand nous arrangerons-nous ? Tout ce que vous me dites sur cela est de l'or.
La pluie a cessé. J’ai pu hier recommencer à marcher, mais autour du parc seulement. Et puis j'en fais le tour onze fois en voiture. Cela me prend 70 minutes. Et voilà ma révélation de la journée. Adieu. Adieu, quand verrai-je le bois de Boulogne !
J’ai revu Lord Howard, le jour même de son retour à Bruxelles. Il est venu. Une visite de 2 heures. Nous avons parlé de tout, vous savez que tout me va. Il a été bon enfant. Ici il passe pour un brutal. Adieu encore.
154. Val Richer, Mercredi 6 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Tout ce que je vois dans les journaux m'indique que votre Empereur s'est tenu pour offensé des propositions. Je le comprends. Mais alors, comme il doit se trouver imprévoyant et mal au courant de l'Europe, et non seulement de l'Europe, mais de sa propre situation dans ses propres Etats ! A coup sûr, il se croyait en mesure de faire un bien autre déploiement de force et de puissance ; s’il avait prévu qu’en un an il ne parviendrait pas à mettre 300 000 hommes, en ligne, qu’il ne prendrait pas Silistrie et ne défendrait pas Bonard, et qu’il évacuerait les Principautés devant l’armée d’Omer Pacha et les notes de l’Autriche, il n'aurait certainement pas commencé. Il s'est trompé sur lui-même autant que sur les autres, et autant que les autres se trompaient sur lui. Le danger pour les autres à présent, c’est d'avoir trop de confiance dans leur découverte que vous n'êtes pas à beaucoup près, aussi forts qu’ils le croyaient ; ils vous croiront moins forts que vous n'êtes réellement, et ils exigeront de vous plus qu’ils ne pourront obtenir. Je m'effraye de penser à quelle extrémité il faudra qu’on vous réduise pour que vous accordiez ce qu’on vous demande. Si l'expédition de Crimée réussit, si on vous prend Sébastopol, on deviendra probablement encore plus exigeants, et vous plus récalcitrants. Je me tiens en garde contre le penchant des simples spectateurs à une sévérité facile ; mais en vérité je ne crois pas qu’il y ait jamais plus d'imprévoyance et de légèreté, ni une plus énorme question ainsi engagée, sans nécessité réelle et uniquement de faute en faute. J'en reviens à ma conjecture. C’est Dieu qui veut que l'Europe change Je suis frappé de cette phrase : " Le Maréchal St Arnaud va tenir à Constantinople ou à Varna, un conseil de guerre pour délibérer sur la question de savoir si l'état sanitaire de l’armée permet l'expédition de Crimée. " Cela me semble indiquer qu’elle n'aura pas lieu.
En attendant, on prépare à Boulogne. une nouvelle armée qui puisse partir quand on voudra pour se trouver en ligne, le printemps prochain. C'est le sens du camp. C’est à Boulogne que le maréchal Soult forma l’armée que l'Empereur Napoléon prit là, pour aller gagner la bataille d’Austerlitz, L’intimité est grande entre la maison Bonaparte et la maison de Cobourg. Le Roi Léopold ne va pas à Boulogne, un peu faute d'envie, un peu pour que le Prince Albert y puisse être premier personnage. Qu'y fera-t-on du Roi de Portugal ?
Midi
Merci de votre N°126, long et intéressant. L'expédition de Crimée paraît bien certaine. Adieu et Adieu. G.
155. Bruxelles, Mardi 31 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai été assez malade cette nuit, je viens d’envoyer chercher le médecin. C’est sans aucune confiance car vous savez que je n’ai confiance qu’en Andral mais il faut essayer d’aller encore.
Notre dernier bulletin du 23 que vous aurez lu ne dit pas grand-chose. Le siège avance. Le fils aîné de L. Clanricarde a été fait prisonnier. Cela l’embarrassera un peu. D’autant plus qu’il sait bien sûr qu’il sera bien traité chez nous. Les Allemands attendent Sébastopol.
Les petits veulent rester grouppées autour de l'Autriche. La Prusse y sera forcée aussi. Je saurai des nouvelles par Brokhausen qui s'annonce pour la fin de la semaine.
Van Stratten est revenu de Vienne. Tout ce qu’il raconte est curieux. La veille Autriche a disparu. C’est la démocratie. qui règne. Bach tout puissant. L’Empereur complètement dans ses mains. Metternich tout-à-fait délaissé. On ne rencontre plus chez lui personne. Bourqueney joue un très grand rôle. Il a plus d’esprit que tous les autres. Notre ministre, invisible mais toujours là. On ne voit pas trop comment cela s’entamera. Ni nous ni l’Autriche ne veut attaquer. Sa veine financière est inévitable. Je suis bien fâchée d’y avoir quelque chose.
Mes têtes à tête avec V Praet sont rompus, c'est bien ennuyeux il y a toujours un fâcheux qui arrive. J’ai vu longtemps Brouckère, il a beaucoup d’esprit.
C’est étonnant, mais toutes les lettres de Pétersbourg disent qu'on y est sans inquiétude Et plein de confiance dans Menchikoff. Est-ce possible ? Quant à traiter si Sébastopol tombe, il n’y faut pas songer. Hélas où sont les espérances de paix ! Vous me citiez l’autre jour l’Emp. Napoléon offrant & faisant brusquement la paix tout de suite après une Victoire, mais vous oubliez que c’était des paix honteuses pour l’Autriche, pour la Prusse, & que mon Empereur n’est pas de la trempe de ces souverains là. Ils avaient raison ce reste. Ils sauvaient leur pays. Je ne suis pas d’avis que l'honneur et la dignité doivent aller jusqu'à tout perdre. Adieu, adieu.
Mots-clés : Conversation, Diplomatie, Femme (diplomatie), France (1804-1814, Empire), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon 1 (1769-1821 ; empereur des Français), Politique (Allemagne), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (Prusse), Réseau social et politique, Santé (Dorothée)
155. Val Richer, Vendredi 8 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Nous sommes en suspens, attendant des nouvelles de l'expédition de Crimée. Il est arrivé hier, dans ma maison, une lettre d’un petit soldat du 21e de ligne de Varna, du 20 août. Ils s'attendent tous les matins à être embarqués, mais on ne leur dit pas du tout où ils vont. La lettre est gaie et entrain ; point de découragement ni de peur du choléra. Il en parle en passant, et comme du passé.
Tout ce qui vient des Principautés, indique que les Turcs vont tâcher de passer le Pruth et de vous poursuivre en Bessarabie. Il y aura certainement là aussi quelque mouvent Anglo-Français. On continuera de vous obliger à disséminer vos moyens de défense. La proclamation de l'Empereur au camp de Boulogne donne à croire qu’une partie de ces troupes-là ne tarderont pas à entrer aussi en campagne et comme il sera trop tard pour la Baltique, elles iront sans doute renforcer l’armée d'Orient qui prendra, où elle est ses quartiers d’hiver, si rien n'est fini cet hiver, comme j'en ai bien peur.
Je ne trouve pas heureux le mot de l'Empereur Napoléon au Roi des Belges : " Je suis quelque peu en cérémonie avec vous ", ni la réponse du Roi : " Je suis heureux d'avoir l'occasion de faire avec vous bonne connaissance de part et d'autre, le sentiment qui perce dans les paroles est très naturel ; mais l'expression en aurait pu être mieux tournée. Du reste le rigorisme des ministres Belges me semble excessif ; on ne viole pas la neutralité en faisant une visite à un voisin qui vient sur votre frontière. Je suppose que M. de Brouckère a déjà repris sa démission. Jusqu'ici ma première impression sur les événements d’Espagne se vérifient assez ils s’apaisent plus qu’ils ne s'enveniment. L’armée a fait la révolution, mais elle n’est pas du tout révolutionnaire. Nous n'avons pas assez peur des révolutions avant, et trop peur pendant.
Il serait bizarre que la Reine Christine devint folle en se sauvant. Je ne l'aurais jamais crue destinée à cet accident-là. Elle a l’esprit ferme et froid. Elle aura eu grand peur pour son mari, pour ses enfants, et pour son argent. Greville a raison ; s’il arrivait quelque chose entre l'Angleterre et les Etats-Unis, ce serait grave. Mais je n'y crois pas. Je ne vois pas d’où viendrait la querelle. Des incidents comme celui de Grey Town n’y suffisant pas malgré l'orgueil Anglais et la brutalité américaine, ils s’arrangeront toujours. Au-dessus des passions et des vices, des deux pays, le bon sens surnage. Reste Cuba. Les Anglais ne feront pas la guerre pour Cuba, malgré leur déplaisir.
Midi.
Si vous partez le 12, je ne vous écrirai plus qu'une fois à Schlangenbad. Les correspondances des journaux sur le choléra en Orient sont encore plus tristes que votre lettre. Lisez dans les Débats d'aujourd’hui vendredi, à l'article littéraire Variété, une petite pièce de vers qui commence ainsi : Ainsi passez, passez Monarques débonnaires, doux pasteurs de l'humanité ! C'est vrai. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Diplomatie, Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Angleterre), Politique (Belgique), Politique (Espagne), Politique (Etats-Unis), Politique (France), Politique (Turquie)
156. Bruxelles, Mercredi 1er novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
D’abord une observation sur Votre 187. Il commence dimanche 4 heures. Plus loin midi il est clair que ceci est lundi. Hier grande joie dans l’église Russe. La dépêche du 25. Nous avons battu les Anglais. Mes demi douzaines de Russes chez moi bavardant, la nouvelle était arrivée à Crept, depuis un quart d’heure. Tout à coup Lord Howard entre, il n'y avait pas d’à propos. Les Russes s’en vont tous. L'Anglais m' a dit très simplement qu’il venait d’apprendre la nouvelle. Nous sommes restés deux heures à deviser.
2 novembre jeudi
Nouveau bulletin de Sébastopol du 26. Quatre batteries anglaises enlevées, c’est le détail de la journée du 25. Onze canons pris, 500 hommes tués. Une redoute Française détruite. Est-ce vrai tout cela ? Il est difficile de douter il parait que nos forces sont très considérables, au delà de 100 m h. Il est vraisemblable que nous livrerons une bataille avant d’attendre l’assaut. Nous nous essayons à la petite guerre, à Pétersbourg il n’y a pas l'ombre d'inquiétude pour Sébastopol. Je vous dis tout ce que j’entends dire aux Russes. Je croirais quand je verrai en attendant, votre silence est bien extraordinaire, rien d’officiel depuis le 13 !
Je crois les Américains très bien disposés pour nous. Je le sais même, mais je ne crois pas que cela nous serve, à moins que Soulé ne vous brouille avec ceux. On dit que le duc de Brabant ira passer l'hiver en Italie, cause de santé. Il tousse beaucoup comme sa mère. Nous avons eu trois journées superbes ici. Depuis hier un épais brouillard tout pareil à celui de Londres. Cerini ne sait par lire encore. Je doute qu’elle y arrive. Adieu. Adieu.
157. Bruxelles, Vendredi 3 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lisez en entier les rapports du P. Menchikoff. Ce n’est ni d'un barbare, ni d'un Charlatan. Je suis frappée du caractère de vérité, d’équité de ces rapports. Ils sont d'une convenance parfaite. C'est là mon impression vous me direz si je ne trompe. Vous savez que je ne suis pas disposée à trouver bien le Menchikoff. Ne croyez pas à Sébastopol emputée par le nombre de cadavres. Il est bien clair qu'on les aura jetés à la mer, elle est là. Une peine au talon & c'est fait. Nous en étions hier au 27. Le siège continuait mais plus mollement. Comment n'avez vous encore rien ? Rien depuis le 13, ici à Londres non plus ? Avez-vous remarqué l’épisode Dampierre dans le Moniteur de l’armée ? Je suis charmée de la mention ; l’action était simple.
Quand arriverons-nous au dénouement de Sébastopol ? à Londres & chez vous on croit fermement qu'il tombera. Chez nous on croit qu'il résistera. Quelqu’un aura tort. Mais comme cela tarde. Lord Howard commence à être inquiet. Je ne vous dis rien de nouveau, mais puisque ceci est écrit, je vous l’envoie. Adieu. Adieu.
157. Val RIcher, Dimanche 10 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis, et de tout temps de votre avis, c’est une mauvaise affaire pour tout le monde, entreprise, sans nécessité pour personne, et qui en se prolongeant rendra, à tout le monde, des embarras de plus en plus graves, sans amener, au profit de personne, aucune grande et satisfaisante solution. Voilà certes, pour tout le monde toutes les raisons possibles de s’arranger. Mais je doute que, ni de l’une, ni de l'autre part, on ait assez de prévoyance, et de résolution pour prendre bientôt son parti. On ne se soumettra qu'à l'expérience accomplie dans toute la rudesse de ses leçons.
Je crois aussi que le temps est pour vous. Parce que vous êtes chez vous, comme vous dites, et par d'autres raisons encore. Mais ne vous faites pas d'illusion ; si les efforts de cette année n'aboutissent à rien, et si on ne s’arrange pas cet hiver, on fera l’année prochaine des efforts doubles, triples ce qu’il faudra pour compenser vos nouveaux préparatifs. Londres est essentiellement persévérant ; Paris ne se séparera pas de Londres et ni à Paris, ni à Londres, l'argent et les hommes ne manqueront. La proclamation du Maréchal St Arnaud n’a point l’air d’un général démoralisé à une armée démoralisée. C'est donc le Maréchal, qui commande en chef l'expédition, et Lord Raglan reste à la tête des troupes qui n’y vont pas. Probablement à l'heure qu’il est le canon gronde, autour de Sébastopol. Il est évident que vos victoires en Asie sont réelles, et que les Turcs s’y sont mal battus. C'est ce qui arrivera partout où ils ne seront pas sous les yeux des Européens, et mêler de beaucoup d’officiers Européens.
Savez-vous que le Duc de Noailles a été assez gravement malade d’une inflammation d'estomac avec toute sa famille ? Il a quitté Maintenon que le choléra ravageait, et ils sont allés chercher un abri au Marais, chez Mad. de la Ferté. Ils reviendront à Maintenon dés que le ravage aura cessé. Ils y sont peut-être revenus ces jours-ci, car le choléra est en grand déclin, partout.
Rainulphe d'Osmond, le neveu manchot de Mad. de Boigne, épouse, Mlle. de Maleyssie. C'est un mariage d'inclination née sur la plage de Trouville.
Onze heures
e vous adresse donc cette lettre à Bruxelles, poste restante. Moi aussi, je vous aime mieux là et je vous crois plus près. C'est plus près en effet et plus facile. Adieu, Adieu. Il n’y a certes, sujet à orgueil pour personne.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Conditions matérielles de la correspondance, Femme (mariage), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Mariage, Politique (Angleterre), Politique (France), Politique (Russie), Politique (Turquie), Relation François-Dorothée (Politique), Réseau social et politique
158. Bruxelles, Dimanche 5 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lord & lady Palmerston arriveront aujourd’hui à Paris. On peut tout conjecturer. Rothschild a passé ces deux jours. Il avait dîné à St Cloud dans la semaine. Il dit que l’Empereur était de très bonne humeur et l’Impératrice embellie et engraissée. Une nouvelle dépêche du P. Menchikoff dit que " depuis le 27 au 29 les positions respectives n’avaient point changé. Les travaux de siège continuaient, mais en général le feu de l' ennemi était devenu plus faible. que par le passé. " Personne à Paris ne doute que Sébastopol ne soit pris. Constantin me parait le croire aussi. Nous avons cependant maintenant 85 m h. Là, c’est lui qui me le mande, pourquoi ne pas livrer bataille ?
Je commence à souffrir du froid. Il y a beaucoup de courants d'air dans mon appartement. Les rhumatismes vont arriver par dessus les autres maux. Fine [?].
Je n’ai pas un mot du nouvelle à vous dire. Brokhausen n’est attendu qu'aujourd’hui. Je n’ai point eu votre lettre ce matin. Adieu. Adieu.
158. Val Richer, Mercredi 13 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voilà la première fois depuis un mois, que je me lève, sans le soleil. Je voudrais qu’il vous accompagnât à Ostende et à Bruxelles. Je jouis du beau temps autant pour vous que pour moi. La séparation n'ôte rien aux petites préoccupations de l'affection. Il me paraît qu’on a beaucoup d'humeur à Paris des dernières résolutions de l’Autriche. On comptait sur une alliance active, et on l’avait beaucoup dit. Tellement que presque tout le corps diplomatique y croyait. Confiance un peu puérile. L’Autriche a fait et fera tout ce qu’elle pourra pour vous diminuer, sauf de vous combattre. Elle appuiera les tendances de la politique des Alliés sans s'associer aux actes de leur guerre. Ce qu’elle ferait si elle était poussée dans ses derniers retranchements, si on lui faisait craindre sérieusement le soulèvement de l'Italie, je ne le sais pas ; mais elle n’en est pas là. Tant que la Révolution ne sera pas sur ses épaules, elle gardera son attitude de médiateur expectant. Elle en profitera pour gagner du terrain sur vous pendant la guerre, et vous en profiterez un jour, et l'Europe entière en profitera pour le rétablissement de la paix.
Je ne crois pas plus à une désunion sérieuse entre l’Autriche et la Prusse qu'à la guerre de l’Autriche contre vous. Le bruit a couru un moment à Paris que par suite des dernières résolutions de son Empereur, le comte de Bual se retirait. Le bruit a été démenti.
Tout le monde attend très impatiemment des nouvelles de l'expédition de Crimée. Le retour du Général Espinasse et ce qu’on dit de ce qu’il dit me déplaît. Je crains que l'imprévoyance, et la présomption ne soient pas d’un seul côté. C’est un sentiment très pénible que de n'avoir pas confiance dans la capacité du gouvernement de son pays.
Je crois que la visite du Roi Léopold n'aura pas été inutile à l'Empereur Napoléon. Il lui aura dit beaucoup de choses que celui-ci ne savait pas, et qui doivent le conduire à penser qu'autant au moins que personne, il a besoin de la paix.
Les nouvelles d’Espagne sont bonnes et mauvaises. Bonne en ce sens qu'à Madrid la réaction d’ordre a repris le dessus, et que, grâce au général O'donnel et à ses troupes, le gouvernement est le maître. Mauvaises dans la plupart des Provinces où l’anarchie est complète. C'est l'état normal de l’Espagne, et il peut durer longtemps, car il dure depuis longtemps.
La Reine Christine n’est point folle. Elle a au contraire, presque seule dans sa maison, conservé la sérénité de sa tête, et dans sa route, elle a parlé politique à ceux qu’elle rencontrait officiers ou Alcades, leur donnant à tous de bons conseils.
Midi
Adieu, adieu. Vous arrivez aujourd’hui à Bruxelles.
159. Bruxelles, Mardi 7 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lord Howard m’a fait une longue visite. Son langage me prouve que l’opinion de Lord Lansdowne aura prévalu dans le conseil anglais à savoir que Sébastopol finit tout, si, comme on le croit là, il tombe au pouvoir des alliés. Il m’a beaucoup parlé de la paix, mais avec de grands doutes que nous nous y prêtions. Lord Clarendon venait de lui écrire une lettre fort triste sur les pertes énormes essuyées par les Anglais dans la rencontre du 25. C. Gréville m'écrit aussi sur le même ton de désolation, et l’incertitude où l’on est encore sur le nom des victimes ajoute beau coup à l’inquiétude générale. En même temps on ne connait pas le chiffre de nos forces. Mais du côté des alliés il n'y avait pas 50 000 hommes (les Turcs non compris).
La Prusse vient de faire une dernière démarche à Peters bourg pour demander l'acceptation des quatre points et conjurant de le faire avant le dénouement de Sébastopol ce qu'en effet ôterait tout caractère d’humiliation à cette acceptation si la place tombait. La réponse peut arriver à Berlin aujourd’hui. Je doute que nous cédions. L'Autriche est dans une détestable position. On ne se fis pas encore tout à fait à elle de votre côté, et chez nous vous concevez aisément le sentiment qu'on lui porte. Si Sébastopol ne tombe. pas, Bual et Bach tomberont, & c’est le parti russe qui arrivera au pouvoir. On persiste à dire que tous les généraux sont de ce parti. L’Allemagne est dans un complet désarroi. C'est un grand moment que ce moment ici. Et Sébastopol un siège mémorable. A-t-il son analogue dans l’histoire ? Je ne crois pas. Je viens de voir le roi passer à cheval pour se rendre à la Chambre. Cerini a une fenêtre qui donne de ce côté. Brokhausen est revenu & intéressant. Il parait que mon Empereur est bien changé et dans un mauvais état de santé.
Moi j’ai un rhume de poitrine effroyable. Voilà deux nuits que je ne dors pas. Je ne bouge pas de chez moi. Mon fils est allé se promener en Hollande, Adieu. Adieu.
159. Val Richer, Jeudi 14 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
On attend à Brest et à Cherbourg l’amiral Parseval et sa flotte. Dans l'opinion de nos marins, sur Charles Napier ne sort pas bien de cette campagne. On l'a trouvé bien timide et ne se préoccupant que d’éviter la responsabilité. On dit aussi que pour prendre Bomarsund, l'envoi d’un futur Maréchal, et de 10 000 hommes de troupes n'était pas nécessaire, et que l’amiral Parseval l’avait dit d'avance, offrant de prendre l'île et le fort avec les seuls marins et les canons de ses vaisseaux. Quand Baraguey d’Hilliers est arrivé là, il paraît qu’il a un peu négligé Parseval et qu’il est allé voir Napier et s'entendre avec lui sur l'opération, sans faire en même temps visite à l’amiral Français. Parseval qui est fier, froid et très gentleman, a trouvé cela mauvais, et est allé sur le champ se plaindre à Baraguey d’Hilliers du procédé, ajoutant que, si on ne lui faisait pas la place et la part auxquelles, il avait droit, il attaquerait, lui seul Bonarsund dans deux heures, et qu'avant la fin du jour il serait maître de la place. Tout s'est raccommodé. Voilà les bruits de nos ports. On dit aussi qu’au moment du départ de nos troupes pour la Baltique, quand Baraguey d’Hilliers a vu qu’on lui donnait pour chef du Génie, le général Nielle, officier très distingué et considérable dans son armée, il a craint de voir se renouveler à ses dépens, l’histoire du Général Oudinot et du général, aujourd’hui Maréchal Vaillant, au siège de Rome. Il s'en est expliqué nettement et est parti rassuré.
En Orient, le général Canrobert est très populaire dans l’armée. En apprenant le mauvais état de sa division mal engagée par le général Espinasse dans la Dobrutscha, il s’y est rendu sur le champ et a pris, ses mesures pour ramener la division malades et valides avec une promptitude, une intelligence, et une vigueur dont les troupes lui ont su beaucoup de gré.
Montebello m'est arrivé hier. Son fils lui revient ces jours-ci de la Baltique. Il est très impatient de le voir arriver. Il y a un peu de choléra sur son vaisseau, qui est celui de l’amiral, l'Inflexible. Ils ont perdu six hommes en deux jours. Son second fils va entrer à St Cyr. Il dit qu’il ira vous voir à Bruxelles. Il ne m’a apporté aucune nouvelle, des détails sur les succès de l'Impératrice à la cour et dans sa maison ; on la trouve bonne, généreuse attentive, spirituelle. Montebello dit que sa belle-sœur est tout-à-fait sous le charme. Pas la moindre disposition de l'Empereur à se mêler des affaires d’Espagne. L'Impératrice l'en détournerait au lieu de l’y pousser. Il ira la chercher à Bordeaux, et la ramènera au camp de Boulogne.
Onze heures
Le Morning Chronicle a bien raison de démentir, les toast attribués à l'Empereur et au Prince Albert. J’avais peine à y croire. Adieu, Adieu. G.
160. Bruxelles, Mercredi 9 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Quelle lettre ! Les rapports de Canrobert & de Raghan n'en annoncent pas encore le terme. Ils sont tristes plutôt. On m'écrit d'Angleterre que les rapports du 27 confiés à un officier anglais, ne sont pas arrivés. Il les a perdus ou oubliés. Jugez la désolation des familles, c'est là où se trouvait la relation du combat meurtrier du 25.
On dit à présent que c’est le 4 qui tous nos renforts devaient être arrivés. Le 2 La place n'était pas prise, ils arrivent peut être à temps pour livrer une bataille. Il faudra bien un avant ou après Sébastopol. N'êtes-vous pas épouvanté de ce sacrifice de vies humaines ?
On dit que nous n’avons pas voulu écouter les dernières dispositions de la Prusse. Cela décidera l’Allemagne. Elle ne joindra toute entière à l'Autriche si cela n’est pas fait déjà. L’Autriche a brûlé ses vaisseaux, il lui faut la guerre avec nous, car l’occasion ne lui sera jamais si belle. En attendant sur la demande de la Prusse nous avons arrêté la marche de la garde impériale & l’Autriche par représailles a retiré ses troupes de la frontière. Mais ce n’est qu’un sursis. Le Prince Gortchakoff à Vienne a demandé des explications sur les félicitations adressées à Paris & Londres à propos de la bataille de l’Alma. Bual a répondu qu’il n’avait pas d’explications à donner. Ce n’est que demain que Lord
Pal[merston arrive à Paris. On dit à Londres que c’est en décembre que l’Empereur ira en Angleterre mais l’affaire de la Crimée devrait être éclaircies avant. Or, elle peut être longue concevez-vous comme je grille en attendant. Ma santé va mal. Je reste au lit la moitié du jour, je ne suis plus sortie du tout depuis samedi ; rhume, rhumatisme, great despondancy. Adieu. Adieu.
160. Val Richer, Vendredi 15 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si nous étions ensemble, nous ne parlerions que de l'expédition de Sébastopol. Nous ferions des conjectures, et nous attendrions. Il n’y a pas moyen de parler d'autre chose en s'écrivant, ni de s'écrire toutes les conjectures. Quel que soit le résultat, je le tiens, comme vous, pour triste en ce sens qu’il éloignera la paix. Personne n'acceptera un grand revers.
Les journaux disent que Lord Raglan s'est embarqué aussi. La question du commandement a donc été résolue selon le désir du Maréchal St Arnaud.
Je trouve le ton de votre dernière réponse aux communications de l’Autriche très convenable, modéré et triste. Pour les spectateurs les plus indifférents, tout l’aspect, de cette guerre est triste. Vous brûlez vos villes, ou bien en vous les brûle. Vous vous en allez des lieux qu’on vous prend et ceux qui vous les prennent n’y peuvent pas, rester et s'en vont aussi. Et succès ou revers rien n'avance à rien. Il y a, sous tout cela, un grand fonds d'absurdité et d'impossibilité.
Ce ne serait explicable que dans l'hypothèse d’une guerre à mort, comme celle de l'Europe en 1814 avec l'Empereur Napoléon. Mais l'hypothèse n’est pas admissible.
Samedi 10 heures
Votre lettre de Bruxelles m’arrive de bonne heure. Moi aussi, cela me plaît de vous savoir, j’ai presque dit de vous avoir plus près. Mais l'avenir ne me paraît pas meilleur qu'à vous. Vous levez de nouveau des soldats ; nous aussi. Si l'attaque sur Sébastopol ne décide rien, l’année prochaine sera terrible.
La liberté de la mer noire, toute seule ne signifie rien. Seulement une facilité pour la création d’un Sébastopol Anglais. C'est à mon sens, la pire chance pour vous.
Où êtes-vous logée à Bruxelles ? Bellevue, l’Europe, où enfin ? A part l’intérêt de l'adresse je tiens à le savoir. Je voudrais avoir vu le lieu où vous êtes. Adieu, Adieu. G.
Est-il vrai comme je le vois dans Galignani, que Kisseleff est revenu à Bruxelles ?
161. Bruxelles, Samedi 11 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Personne n’est plus impatient que moi du siège de Sévastopol. Je n’en comprends plus la fin. Si la place n’a pas été prise avant l’arrivée de nos renforts, le sera t-elle après ? Est-il vrai que Naples ne veuille pas de l’assaut ? Après avoir été très fanfarons je trouve le ton des Russes devenu très modeste. Ils n’affirment rien, ils espèrent dans tous les cas ils sont contents car la résistance est & sera bonne. C'est une grande lutte, un grand spectacle, qui fait honneur à tout le monde. Les savants seulement donnent tout aux combinaisons militaires des deux parts. Mais le courage est superbe. Le mien est fini. Je ne sais pas comment supporter les mille petits maux qui m’assiègent. C’est évidement & le mauvais climat et le mauvais gite. Il faut me tirer de là, et quand ? Je n’ai point de nouvelles à vous donner. J’ai lu les deux derniers bulletins de Menchikoff du 1er & du 3 au soir. Même situation. Attaques défenses. On répare tous les jours le mal fait la veille. Les renforts étaient attendus le 4.
Je ne sais pourquoi Crept. ne donne plus ces bulletins à l’indépendance, il a parfaitement tort. Les Allemands attendent Sébastopol. Jamais le roi de Prusse ne marchera contre nous. Il pourra être détrôné, il s’est fait cette religion-là. Voilà une lettre de la G. D. Marie du 5. On pensait que ce jour là l’assaut serait donné et qu'on le saurait à Pétersbourg le 10 ou le 11 aujourd’hui. Aucune certitude sur l’issue, mais quelqu’espérance. " nous sommes toujours en possession des redoutes prises. Elles sont postées sur les hauteurs dominantes de la principale ligne de retraite de l'ennemi (je copie.) C'est une position si importante qu'il est à supposer qu'il fera tous les efforts pour les reprendre. "
Des amitiés de père & mère pour moi. Le duc de Sutherland m’a écrit une très triste lettre sur la mort de son fils, 16 jours sans médecin sans secours. Quand il les a eus il était trop lard. Il est mort le lendemain.
Les Holland ne viendront que quand Sébastopol sera pris. Ils veulent jouir de mon humiliation et pas de mon triomphe. Vous savez bien qu’il n’y aurait pas de triomphe. Je suis toujours renfermée dans ma chambre toute la tête prise. Je me fais tapissier. Tous les jours quelque nouvelle invention pour me garer des courants d’air. Le M Port. dit que les Palmerston sont priés pour résider à St Cloud. Adieu. Adieu.
