Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteurs : Lalande, Julien-Pierre-Anne (1787-1844)

Auteurs : Carné, Louis de (1804-1876)

Auteurs : Stanhope, Philip-Henry vicomte Mahon (1805-1875)

Auteurs : Dillon, Francis (1822-1898)

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)

Auteurs : Orléans, François Ferdinand Philippe Louis Marie d' (prince de Joinville) (1818-1900)

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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225 Paris, Mercredi 13 Déc. 1854

Votre lettre ne m'est arrivée hier que tard, et j’ai reçu hier aussi seulement les livres que vous m'avez envoyés, et dont je vous remercie. Les préoccupations sont toujours les mêmes. Votre Empereur veut-il réellement la paix ? L'Empereur Nap veut-il réellement la paix ? Personne ne sait répondre positivement. Pour mon compte, je suis disposé à dire, ou pour l’un et pour l'autre ; car à mon avis, ils ont l’un et l'autre un grand intérêt à la paix. Votre Empereur en a besoin, car il ne peut résister à toute l'Europe, et pour l'Empereur Nap ce sera un succès capital de rétablir la paix après avoir fait la guerre avec éclat. Mais à quelles conditions ? Si Sébastopol était pris, tout serait bien plus facile, car les Anglais disent toujours : we must have Sébastopol, et pour eux, l'[?] est là. Mais Sébastopol n’est pas pris et ne le sera probablement pas avant le printemps prochain. Comment suppléer à ce fait ? On dit que la limitation, pour tous les Etats du nombre de vaisseaux de guerre que chacun d'eux pourra entretenir, ou faire entrer dans la Mer Noire devenue libre, serait considérée à Londres, et ici comme une des garanties les plus efficaces, et que votre Empereur pourrait l'accepter. Tenez pour certain que, tant que Sébastopol ne sera pas pris, on me déplait beaucoup. J’ai peur que Mad. exigera beaucoup plus de vous. On parle d’un arrangement qui assimilerait la libre navigation du Danube et de ses embouchures à celle du Rhin, en lui donnant pour garantie l'établissement d’une commission mixte et permanente qui veillerait incessamment au maintien de cette liberté, et à l'abolition de tous les obstacles que vous pourriez lui susciter. Vous accepteriez sans doute aussi cela. Bref, dans notre public, on cherche, et on cherche sincèrement car on désire de plus en plus la paix, tout en étant décidé à faire la guerre tant que les conditions de la paix ne seront pas telles que l'Angleterre s'en contente comme nous. Le discours de la Reine Victoria est bien guerrier dans sa simplicité brève. Pas un mot sur les chances de paix. Je n'attendais pas plus de paroles sur le traité autrichien. Le texte sera public dans deux jours. Ceux qui s’en félicitent le plus n'osent pas s'en vanter. Le courage manque là au bon sens.
Votre nouvelle sur l’avis qu'a reçu Barrot me déplait beaucoup. J’ai peur que Mad. Chrept ne soit la cause de la mesure. Elle a passé et repassé ici sous un nom supposé. Je n'entends pas dire qu’il soit question de renvoyer Mad. Kalergis. J’attends bien impatiemment de savoir si vous avez écrit à M. sur Nice. Vous me le direz probablement aujourd’hui.

Une heure.
Décidément, on ne m’apporte vos lettres que tard. Je vais à l'Académie faire et entendre des lectures pour la séance que je dois présider samedi prochain. Adieu, Adieu. G 

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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221 Paris, samedi 9 déc. 1854 Je ne suis pas sorti hier soir et j'ai vu peu de monde dans la matinée ; deux anciens députés revenant de Province, tous les deux d'accord à dire que la guerre n'est pas du tout populaire, plutôt moins que plus en se prolongeant, mais qu’on n'en fera pas moins tout ce que le gouvernement voudra. On s'attend ici, à un hiver triste. Bussierre, qui revient de Londres, dit qu’on n’y rencontre pas une voiture propre où l'on ne voie quelqu’un en deuil.
L’amiral Hamelin revient Bruat prend le commandement de la flotte Française. Aussi bon marin, et plus entreprenant. Vous aurez vu, dans le Moniteur, qu’il était à terre le 14, au moment où le grand ouragan a éclaté, et qu’il s'était sur le champ mis à la mer, dans un canot, pour aller rejoindre son vaisseau, ce qu’il a fait avec la plus grande peine et le plus grand péril. Le récit de cet ouragan, par un officier à bord du Napoléon, est très dramatique. Vous ne l'aurez peut-être pas remarqué.
On raconte que la Princesse Mathilde passant sur le quai des Tuileries, et apercevant un homme de sa connaissance, le duc Blanchot à qui elle avait quelque chose à dire, a fait arrêter sa voiture. Elle avait à la main en lui parlant, un petit portefeuille, et elle lui a dit : " Vous ne devineriez pas ce que j’ai là dedans ? - Quoi donc ? - Vingt cinq mille francs que l'Empereur vient de me payer. - Et pourquoi ? - J’avais parié contre lui que, quand on se battrait à l’armée, mon frère n'y resterait pas. Il a reconnu que j’avais gagné et il m’a payé."
On raconte aussi beaucoup de paroles, de colère de votre Empereur contre l'Empereur d’Autriche ; trop violentes pour que je vous les redise.
2 heures
Je reçois votre lettre trop tard pour y répondre. aujourd’hui comme vous le désirez. Je le ferai demain. Il y faut le ton et la mesure, justes. Vous avez trop d’esprit pour croire que les foudres de Constantin, quand elles éclateraient, dissiperaient les préventions dont vous êtes l'objet, les préventions résisteraient à de bien autres témoignages. Ce ne serait pas le premier exemple d’un souverain se brouillant. avec son serviteur et le maltraitant pour le mieux accréditer. Tenez pour certain que ce serait là ce qu’on dirait et ce qu’on croirait. Il faut toujours voir les choses comme elles sont Adieu, Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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215 Paris, Dimanche 3 Décembre 1854

Voilà donc le traité d'alliance avec l’Autriche signé. Quels en sont les termes ? Nous verrons. Mais le fait seul est capital. On s'efforce souvent d'éluder ce qu’on fait par les paroles dont on se sert ; mais on n'y réussit que bien peu. C'est le fond des actions que décide de leurs conséquences. Mon ami Bourqueney ne fait pas mal ses affaires. Sa femme doit être bien contente. Elle était beaucoup moins perplexe que lui.
Ce traité facilitera beaucoup à Aberdeen la session qui va s'ouvrir. Ne vous attendez pas à sa retraite. En faisant la guerre, il se promet toujours de faire la paix, et la Reine veut qu’il reste pour la faire en effet le jour où elle sera possible sans un grand effort d’énergie et de courage. Je ne crois pas au succès de l’intrigue Palmerstonienne ; elle est trop publique, et elle mènerait trop évidemment à la guerre révolutionnaire. Si ce que vous dit Ch. Greville est vrai, il n’y a pas là grand danger.
Les marins n'auront plus d'humeur. Ils en avaient un peu et trouvaient qu’on exigeait d'eux ce qu’ils ne pouvaient pas faire, et qu’on ne leur rendait pas justice pour ce qu’ils faisaient. M. Ducos avait plus d’une fois, porté les plaintes à l'Empereur. Les décrets du Moniteur de ce matin y mettront fin. Hamelin a bien gagné son bâton d’Amiral et Parseval Deschênes, qui ne l’a pas autant gagné, le mérite autant. Je connais la plupart des officiers qui reçoivent de l'avancement. Ce sont des hommes vraiment distingués. On ne sait pas assez à quel point le corps d’officiers de notre marine est bien composé.
A tout prendre, je trouve le discours du Roi de Prusse bon. Avec des paroles entortillées il dit franchement sa politique. Ses Chambres, le pousseront un peu, mais pas bien vivement je crois, ni de manière à l'embarrasser. Elles lui savent gré de sa loyauté envers elle-même, et elles ne veulent pas faire grand bruit.
Hier l’Académie des sciences morales et Mad. Mollien en en revenant. Longue conversation sur Claremont intéressante pour moi. La Reine ne tarit pas en éloges sur sa belle fille l'Infante Fernande vertueuse, sérieuse, pieuse, occupée de son mari, de ses enfants, de sa dévotion et de bonnes œuvres, respectée et aimée de tous. Quand faisaient. M. Ducos avait plus d’une fois, le Roi Léopold a été de Calais, il y a eu, dans la famille, un vif mouvement d'humeur ; on a eu quelque envie de quitter Claremont ; les trois Princes se sont réunis pour en délibérer. Mais le bon sens, la justice et l'opinion de la Reine ont prévalu. La Reine Victoire est toujours extrêmement bien pour eux, soigneuse avec affection. Le soir, j’ai dîné chez ma fille Henriette, et je suis rentré à 9 heures et demie pour me coucher. Je suis très enrhumé ; je tousse beaucoup. Mais j’ai bien dormi cette nuit, et j'espère qu’en restant deux jours sans sortir, je m'en débarrasserai. Quand donc vous soignerai-je aussi ?

1 heure
J’ai peine à croire au mot brute. On peut et il faut, en pareil cas, être très sûr ; mais à quoi bon être grossier ? Je vous ai envoyé hier par la voie indiquée, les livres que vous désirez. On est très content de Bourqueney pas précisément dans le cabinet des affaires étrangères, où l’on n'est jamais content que quelqu’un réussisse, mais plus haut. Je viens d'en avoir des nouvelles. Rien de précis sur le traité ; seulement, qu’il est surtout conçu dans la prévision d’une campagne des alliés. sur le Bas Danube. Adieu, Adieu. G.
Mad. Kalergis part des quelques jours ; elle avait annoncé qu’elle passerait l'hiver à Paris ; mois elle y renonce.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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200 Val Richer, Mercredi 15 nov. 1851

Ce que je crains beaucoup en ce moment, ce sont les batailles inutiles. Celle du 5 m'en a un peu l’air. Vous n'avez pas été assez battus pour renoncer à vos tentatives de faire lever le siège. Pourtant le rapport du Prince Mentchikoff est court et triste. C'est sans doute en repoussant la sortie de la garnison et en la refoulant dans la place que les alliés ont eu l’air de tenter ce qu’il appelle un assaut qui n’a pas réussi. Le général Canrobert a la une rude opération pour son coup d’essai de général en chef. Les renforts vont lui arriver de tous côtés, Français et Anglais. Combien de temps les flottes pourront-elles tenir la mer. On rabâche. Que faire autre chose ?
Les articles du Times et du Morning Chronicle indiquent qu’on se prépare, si le siège ne finit pas ces jours-ci à le continuer imperturbablement malgré l'hiver, et jusqu'à ce qu’il finisse. Cela doit être possible et si ce n’est pas absolument impossible, on aura raison de le faire, n'importe à quel prix. J’ai trouvé, en écrivant Cromwell, qu'au 17e Siècle avant les amiraux Anglais et Hollandais, Blake et Tromp, on ne croyait pas possible une campagne navale d’hiver, ni dans l’un, ni dans l'autre pays. Ces deux hommes l’ont cru possible, et l’ont exécuté ; ils se sont fait la guerre hiver comme été. La chose ne doit pas être plus impossible dans la mer noire que dans l'Océan. C’est toujours l'alimentation quotidiennement assurée de l’armée qui est la grosse difficulté. Les hommes se font tuer, mais les estomacs n'attendent pas.
L’ardeur pour la guerre est toujours bien grande en Angleterre. Avez-vous remarqué ce petit fait qu’il y a plus de 1200 demandes inscrites par avance pour les commissions qui peuvent vaquer dans l’armée, tandis qu’ordinairement le nombre des demandes ne dépasse pas 100.
Midi
Nous avons toujours la même impression. Pauvre St Aulaire ! Je ne le plains pas ; il était si triste ! On dit que son gendre Langsdorff est atteint d'une tumeur cancéreuse au bras. Adieu, Adieu. G. G. L'Empereur a eu raison de nommer. Morny. J'en suis bien aise.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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192 Val Richer, Dimanche 5 nov. 1854

Je reviens à mon post scriptum d’hier. Tout cela est bien obscur, et c’est un grand ennui que l'obscurité dans un si grand intérêt. Trois choses que je ne comprends pas qu’il n’y ait pas un service de dépêches plus régulier et plus fréquent ; que les généraux et les amiraux n'en disent pas davantage dans leurs rapports que le gouvernement n'en dise pas davantage, si les généraux lui en disent davantage. Tout cela est de la pure malhabileté. Il faut savoir parler au public, même des affaires qui vont médiocrement. Notre public a donné la démission de la politique, mais moins de la politique extérieure que de l’intérieure. Pour la politique extérieure, il reste curieux et redeviendrait aisément animé et difficile. D’autant qu’on a soi-même surexcité plus d’une fois le vieil esprit national. Point de rapport, ou point de publication des rapports de l’amiral Hamelin sur l'affaire du 17 où les flottes, et la flotte Française en particulier, et le vaisseau amiral Français, la ville de Paris entr'autres, ont évidemment jouer le grand rôle et beaucoup souffert ! C’est inconcevable. Je dirai du silence comme du mensonge ; c’est une si bonne chose qu’il ne faut pas en abuser, car on l’use et on le décrie.
Par dessus le marché, mon journal des Débats et mon Moniteur d’hier m'ont manqué. Il n’y avait certainement rien que ne m'aient dit l'assemblée nationale et les feuilles d’Havas ; mais c’est impatientant.
Albert de Broglie, qui arrive de Paris m'écrit : " J’ai laissé Paris un peu inquiet des longueurs du siège auxquelles, on aurait du être préparé. Il n’y a point d’incertitude sur l’issue, mais un sentiment, je crois assez juste, que plus la défense des Russes sera longue, moins le coup sera décisif. pour la paix."
Albert me donne des nouvelles des St Aulaire. " Cette pauvre famille, après trois mois de tortures héroïquement supportées est, je crois à bout de forces. Elle n’a voulu voir personne encore J’ai eu un mot de Mad. d'Harcourt, et vu une lettre de Langsdorff à M. Doudan ; l’un et l'autre paisibles et désolés. " Il ne me dit pas que St Aulaire soit malade.
Serez-vous assez bonne pour remercier de ma part, le capitaine Van de Velde de sa brochure sur la guerre de Crimée qu’il a bien voulu m'envoyer à Paris et qu’on m’a renvoyée ici ? Je l’ai trouvée très claire, très intéressante et très vraisemblable pour les ignorants, comme moi.
A en juger par les extraits qu’on en a donnés à Londres et à Paris, les rapports du Prince Mentchikoff sur la bataille de l'Alma sont écrits avec dignité et convenance.

Midi
Avec les journaux, j’ai des nouvelles de Paris, de très bonne source. Je copie : " La version russe relative à l'échec éprouvé par les troupes anglaises était singulièrement exagérée ; mais peu s'en est fallu qu’elle ne fût exacte. La vérité est que le 25, le général Liprandi, à la tête d’un corps de 30 000 hommes a surpris et attaqué l'aile droite du corps d'observation des armées alliées, composée de la division Anglaise qui a été un moment très compromise. Mais l’arrivée du général Bosquet et de la division française a rétabli les choses et forcé les Russes à la retraite. Les Anglais ont fait des pertes sensibles surtout leur cavalerie. Les rapports de leurs généraux rendent l'hommage le plus complet à la valeur et à la décision de nos troupes qui ont dans cette occasion, sauvé la partie. Cette affaire fait le plus grand honneur au général Bosquet. qui paraît être un officier de grand avenir. Vous voyez que j’ai eu la même impression que vous sur les rapports du Prince Mentchikoff.
Adieu, Adieu. G. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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185 Val Richer Vendredi 27 Oct 1854

Je crois que j’ai oublié hier en fermant ma lettre, de dater la fin du Jeudi 26. Je me rectifie par scrupule d’exactitude. Vous vous rappelez l’embarras où nous a jetés, pour d’anciennes lettres, une inattention de ce genre ; nous avons perdu une demi heure à nous mettre d'accord.
Quelle bizarrerie que la première nouvelle du bombardement nous vienne par Pétersbourg ! Je trouve le ton des quelques lignes du Prince Mentch. triste et peu confiant. Je présume qu'après deux ou trois jours de bombardement, on aura donné l'assaut. C'est là qu’il y aura eu un grand Holocauste de vies humaines. Si, comme le dit un de mes journaux, je ne sais plus lequel, les alliés se rembarquent après la destruction de Sébastopol et vont hiverner à Scutari, ce sera l’avis du gouvernement Anglais qui aura prévalu, et la chance de paix sera un peu meilleure. On ne sera pas nez à nez et forcés de se battre pendant. l'hiver. L'enivrement et l'irritation se calmeront plus aisément à distance. Pour tout le monde, et pour toutes choses, il y a avantage, après un grand coup à une suspension des coups. C’était le grand art de l'Empereur Napoléon d’offrir et de faire brusquement la paix après quelque éclatante victoire. Son successeur, saura-t-il en faire autant, et vous y prêterez-vous ? Vous êtes fiers et obstinés. Vous seriez pourtant un peu embarrassés, si, Sébastopol détruit, on vous offrait la paix aux mêmes quatre conditions de M. Drouyn de Lhuys et de Lord John Russell, ni plus, ni moins et parce qu’on admettrait implicitement sans vous le dire impoliment, que la destruction de Sébastopol est une limitation suffisante de votre puissance dans la mer Noire.
En attendant qu’on dit cette sagesse, on fait en France et en Angleterre de bien françaises ; elle leur demanda à venir un l’année prochaine. Je ne sais à quoi il faut le plus croire dans ce qu’on en dit, à la dissimulation où à l'exagération. Chez nous il y a peut-être de l’une et de l'autre ; mais, en Angleterre, l’une et l'autre sont à peu près impossibles. Vous aurez vu l'énumération de la flotte qu’on équipe pour la Baltique. Vous aurez là, si la paix ne se fait pas le pendant de l'expédition de Crimée.
La bénédiction de votre Empereur à genoux, à ses fils à genoux, en présence d’une armée à genoux, m'a touché. J’ai oublié qu’ils n'étaient pas encore partis. Ils font bien de partir enfin. Dieu veuille ménager le cœur de leur mère. Ils vont à l’armée du Prince Gortchakoff ; on ne se bat guère là, cette année du moins.
Je connais beaucoup Florence Nightingale, qui va en Orient à la tête d’une compagnie de sœurs de la charité laïques. C'est une belle, spirituelle vive, et noble personne, de 30 à 35 ans. Elle venait assez souvent voir mes filles à Brompton. Elle entendit dire que je leur lisais quelquefois des tragédies, ou des comédies françaises ; elle leur demanda à venir un jour. Je lus Polyeucte. L'expression passionnément pieuse et romanesque de sa figure en m'écoutant me frappa. C'est un beau dévouement. Mais quand on a de la beauté et guère plus de 30 ans, il faut être enveloppée dans une longue robe de bure noire et cachée sous une guimpe blanche. L'humilité religieuse non seulement de cœur, mais du dehors, est nécessaire à cette vie-là, et en fait la sureté ; la moindre apparence mondaine n’y va pas du tout.
Midi
Rien de nouveau dans les journaux. C'est décidément par Pétersbourg que nous avons les nouvelles. Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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184 Val Richer, Mercredi 25 oct. 1854 5 heures

Je n'ai point eu de lettre ce matin. Je n'y comptais pas. Je ne vous ai pas écrit non plus. Je n’avais rien à vous dire. La conversation seule est intarissable. Rien de nouveau le 15. Et on ne dit pas précisément quel jour le feu commencera. Je n'en crois pas moins au résultat ; mais certainement le retard est singulier. Tout le monde ici s'en étonne, les simples comme les gens d’esprit. Il y a de l’ignorance et de l'imprévoyance partout. On ne savait probablement, ni comment Sébastopol était fait ni tout ce qu’il fallait pour l'attaquer. On attend ce qui a manqué, et on nous fait attendre ce qu’on nous a promis. Que ferez vous en attendant ?
La dépêche Prussienne est bien entortillée et timide, autant que l’Autrichienne était nette et dure. Que feront, M. de Pforten et M. de Bensk, car ce sont là les médiateurs ? L’un et l'autre vous sont favorables, d’intention ; mais je doute fort que l'action suive. M. de Seebach m’a eu l’air d'admettre la chance que l'Allemagne se coupe en deux, et qu’une partie de la confédération adhère à la Prusse et à vous par la Prusse, tandis que l'autre suivrait l’Autriche dans l'alliance occidentale. Je ne crois pas du tout à cette chance-là. Les Allemands ne se battront pas entre eux à cette occasion-ci. L'Allemagne entière restera neutre, ou deviendra Anglo-française. dans l'hypothèse de l'Allemagne coupée en deux, Seebach regarde la Saxe, comme liée à la Prusse, par cette raison et " Dans un remaniement de l'Europe, la Prusse seule peut nous manger et en a envie ; il faut que nous soyons ses amis pour lui ôter tout prétexte. Pauvre garantie que l’amitié de qui veut vous dévorer.
La querelle semble l'échauffer beaucoup entre le Roi de Danemark et ses Chambres. Trois dissolutions en vingt mois, c’est beaucoup. J’ai bien peur que les libéraux danois ne soient pas plus sensés, ni plus patients que d'autres. Ce serait dommage, au milieu des folies Européennes, les Etats scandinaves s'étaient jusqu'ici bien tenus.

Midi
Je suis désolé des retard de mes lettres. Je me suis plaint bien vivement à Lisieux. La première tournée du bombardement a été bien chaude. Il est impossible qu’on tue 500 hommes par jour pendant longtemps. Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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176 Val Richer, samedi 7 oct. 1854

Cette irrégularité de me lettres me déplaît beaucoup, malgré les douces paroles qu’elle me vaut. Je ne vous veux pas ce surcroît d’agitation. Je ne sais qu’y faire Mercredi, en passant à Lisieux, je me plaindrai au directeur de la poste et j'accuserai l’inexactitude de mon facteur, probablement très innocent. On verra du moins que j'y fais attention.
Je reçois de trois points très différents, des lettres qui me montrent quel effet faisait la prise de Sébastopol et quel effet fera la méprise. C'est plus étourdi qu’il n’est permis. Le silence du Moniteur n’est pas une excuse suffisante. Pendant que le Moniteur n'affirmait pas, le gouvernement semblait croire fermement et accréditait la nouvelle de cent manières. Le même effet a été produit à Londres quoique le Duc de Newcastle ait été plus explicite dans ses assertions qu’il ne savait rien au delà de la petite lettre de Lord Raglan après la bataille de l’Alma. A présent, il faut que Sébastopol soit pris, et sans trop attendre. Vous me pardonnez mais il faut. Je parle Français.
Je ne crois même meilleur Français que Barbés malgré la grâce qu’il vient d'obtenir.
Barante m'écrit, dans la fois générale : " La supériorité mécanique d’une civilisation avancée, la régularité de l'administration et de la machine du gouvernement, et par dessus tout la supériorité financière ont donné à cette guerre un aspect nouveau. Ce qui avait été impossible par terre, il y a 40 ans, a pu s'accomplir facilement par mer. Ce n’est pas que je suppose une expédition dans l’intérieur de la Russie. Le but est atteint. Sébastopol était évidemment le point décisif. Maintenant que vont faire les vainqueurs et le vaincu ? Je doute que l'Empereur Nicolas se soumette aux conditions que nécessairement on lui imposera. Il serait, ce semble, plus raisonnable et plus pacifique d’exiger la suppression de toute marine militaire dans la mer Noire que y aller les flottes anglaises et françaises mais l’un et l'autre hypothèse ne seront sans doute pas acceptées par la Russie. Je suis curieux de savoir jusqu'à quel point l'opinion Russe poussera le blâme et le mécontentement, et de quelle façon, l'Empereur supportera l'adversité. Il ( Barante) m'écrit d'Orléans, où il est allé passer deux jours avec Madame de Talleyrand qui s'en retourne dans sa patrie allemande. " Elle se conserve merveilleusement, dit-il, et ne vieillit pas. Elle aime mieux sa vie princière et féodale de Sagan que le séjour de France.
Onze heures
Le courrier ne m’apporte rien. Adieu, Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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166 Val Richer, Dimanche 24 sept 1854

Si Sébastopol est pris et détruit les puissances occidentales demanderont de nouveau et catégoriquement à l’Autriche de prendre parti. Parviendra-t-elle à tenir son attitude de médiateur armé jusqu'au jour où sa médiation amènera la paix ? Cela se peut si la paix est prochaine. Ce sera impossible si la guerre se prolonge. Il y a, dans l'avenir un point bien noir. Je plains l’Autriche si on marche jusqu'à ce point-là. Elle aura à choisir entre l’Alliance occidentale et la guerre révolutionnaire. L'article du Times d’hier est bien dur et menaçant.
Je remarque aussi un article du Morning Chronicle qui annonce pour le printemps prochain, si la paix ne se fait pas dans l’hiver, une expédition de débarquement dans la Baltique aussi formidable que celle qui agit maintenant dans la Mer Noire. Votre Empereur n'a évidemment pas cru, et ne croit probablement pas encore à l'étendue des moyens d'action qu’on peut déployer contre lui. Parmi les éléments de force, vous êtes trop accoutumés à ne penser qu'au nombre ; il y en a deux autres, très puissants aujourd’hui, et qui vous manquent. L'argent et la rapidité. Vous êtes moins riches, et vous n'avez, pour vous mouvoir, ni la vapeur sur mer, ni les chemins de fer sur terre. Ces deux forces là vous enlèvent, en grande partie le bénéfice du temps qui naturellement serait pour vous.
Que de choses à nous dire bientôt. Le champ des commentaires et des réflexions est infini. Que peut-on en mettre sur une petite feuille de papier.
Il m’arrive un déluge de lettres pour la place vacante à l'Académie française. Je suis au treizième candidat. Je ne crois pas que vous en connaissiez un seul, excepté, M. de Marcellus qui n’est pas sans quelque chance. Je ne crois, pourtant pas que ce soit lui. M. et Mad. Lenormant, qui doivent venir passer quelque jours ici le 5 octobre appuient vivement M. Legouvé. Ils ont quelque influence dans l'Institut. Je n'ai d’engagement avec personne et je garderai ma liberté jusqu'au dernier moment. L'élection ne se fera pas avant le mois de décembre.
Onze heures
Certainement vous avez tort de douter. Vous serez tranquille demain. J'y pense avec joie. Encore bien plus au milieu d'Octobre. Adieu, Adieu. G.
Pas malade, je ne me préoccupe que de cela. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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159 Val Richer, Jeudi 14 sept 1854

On attend à Brest et à Cherbourg l’amiral Parseval et sa flotte. Dans l'opinion de nos marins, sur Charles Napier ne sort pas bien de cette campagne. On l'a trouvé bien timide et ne se préoccupant que d’éviter la responsabilité. On dit aussi que pour prendre Bomarsund, l'envoi d’un futur Maréchal, et de 10 000 hommes de troupes n'était pas nécessaire, et que l’amiral Parseval l’avait dit d'avance, offrant de prendre l'île et le fort avec les seuls marins et les canons de ses vaisseaux. Quand Baraguey d’Hilliers est arrivé là, il paraît qu’il a un peu négligé Parseval et qu’il est allé voir Napier et s'entendre avec lui sur l'opération, sans faire en même temps visite à l’amiral Français. Parseval qui est fier, froid et très gentleman, a trouvé cela mauvais, et est allé sur le champ se plaindre à Baraguey d’Hilliers du procédé, ajoutant que, si on ne lui faisait pas la place et la part auxquelles, il avait droit, il attaquerait, lui seul Bonarsund dans deux heures, et qu'avant la fin du jour il serait maître de la place. Tout s'est raccommodé. Voilà les bruits de nos ports. On dit aussi qu’au moment du départ de nos troupes pour la Baltique, quand Baraguey d’Hilliers a vu qu’on lui donnait pour chef du Génie, le général Nielle, officier très distingué et considérable dans son armée, il a craint de voir se renouveler à ses dépens, l’histoire du Général Oudinot et du général, aujourd’hui Maréchal Vaillant, au siège de Rome. Il s'en est expliqué nettement et est parti rassuré.
En Orient, le général Canrobert est très populaire dans l’armée. En apprenant le mauvais état de sa division mal engagée par le général Espinasse dans la Dobrutscha, il s’y est rendu sur le champ et a pris, ses mesures pour ramener la division malades et valides avec une promptitude, une intelligence, et une vigueur dont les troupes lui ont su beaucoup de gré.
Montebello m'est arrivé hier. Son fils lui revient ces jours-ci de la Baltique. Il est très impatient de le voir arriver. Il y a un peu de choléra sur son vaisseau, qui est celui de l’amiral, l'Inflexible. Ils ont perdu six hommes en deux jours. Son second fils va entrer à St Cyr. Il dit qu’il ira vous voir à Bruxelles. Il ne m’a apporté aucune nouvelle, des détails sur les succès de l'Impératrice à la cour et dans sa maison ; on la trouve bonne, généreuse attentive, spirituelle. Montebello dit que sa belle-sœur est tout-à-fait sous le charme. Pas la moindre disposition de l'Empereur à se mêler des affaires d’Espagne. L'Impératrice l'en détournerait au lieu de l’y pousser. Il ira la chercher à Bordeaux, et la ramènera au camp de Boulogne.
Onze heures
Le Morning Chronicle a bien raison de démentir, les toast attribués à l'Empereur et au Prince Albert. J’avais peine à y croire. Adieu, Adieu. G.
Formats de sortie

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