Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°22 Samedi 12. 2 heures

Savez-vous qu’elle joie vous me donnez quand vous me dîtes que mes lettres vous font un peu de bien ? Je vous ai constamment devant les yeux, souffrante, abattue, agitée. Je voudrais être constamment là, verser à chaque minute du baume dans votre âme, dans vos nerfs. Ils m’embarrassent vos nerfs. J’ai envie de leur en vouloir, et je ne peux pas. Vous leur devez peut-être cette susceptibilité, cette rapidité, cette finesse d’impressions qui s’allient si bien à l’élévation de votre esprit, au sérieux de votre air, de toute votre manière. Guérissez vos nerfs, Madame, mais restez comme vous êtes. N’y changez rien, je vous en conjure. Je ne veux supprimer en vous que la souffrance. Je ne vous donnerais plus de conseils, s’ils devaient vous induire à changer en vous quelque chose.
Quand je vous ai vue pour la première fois, vous m’avez frappé comme une personne nouvelle pour moi, et pourtant sur le champ comprise, parfaitement comprise. Ce qui s’est tout à coup rêvée à moi, c’est la grandeur de votre nature. Avec votre accent si ému, votre regard si triste, vous conserviez si évidemment toute la liberté, toute la fierté de votre pensée. Vous aviez l’air de regarder d’en haut, de toiser pour ainsi dire, les idées les personnes, à mesure qu’elles passaient devant vous. Il y avait dans votre physionomie, dans votre maintien dans votre langage tant de dignité, d’indépendance, et en même temps un tel besoin. D’être soulagée soutenue ! Pendant le dîner, je ne sais ce que je vous disais, vous vous êtes penchée une ou deux fois vers moi, comme entrevoyant et venant chercher dans mes paroles quelque chose qui vous était doux ; et à l’instant même, vous vous êtes relevée et détournée, comme vous repliant sur vous-même et doutant qu’il pût vous venir du dehors, d’un inconnu, quelque distraction. Je crois vous avoir déjà dit qu’il m’était resté de ce premier jour, une impression profonde. Et elle était juste ; ce que je connais en vous aujourd’hui, je l’ai entrevu ce jour là une grande âme qui ne peut vivre seule. Je ne sache rien de comparable à ce double attrait.

5. h. 1/2 Je viens de lire mes journaux. Je trouve le discours de Sir Robert Peel, un peu trop empreint, vers la fin, des habitudes d’opposition. Il reproche bien amèrement aux Ministres, l’emploi qu’ils ont fait du nom de la Reine. Faut-il appliquer le mot impudeur à des hommes dont on est si près de se rapprocher ? Peut-être les mœurs anglaises sont-elles en ce genre moins susceptibles que les nôtres. Du reste le discours est excellent et très frappant. Nous verrons à l’œuvre la Sagesse des deux côtés. Je suis charmé que vous ayez si bien fomenté, celle de Lord Melbourne. Si les conservateurs de France ont autant de persévérance et de zèle que ceux d’Angleterre, la dissolution, nous sera très bonne. Je ne crains, pour eux, que le découragement et le laisser aller. La grande infériorité dès honnêtes gens c’est qu’ils ne savent pas se lever aussi matin que les brouillons. S’ils avaient comme ceux-ci, le Diable au corps, ils gagneraient toutes les batailles.
Dans le n° 15, je crois, je vous avais dit un mot de mon meeting de Caen ; un seul mot, pour vous dire que cela ne valait pas la peine d’en écrire. J’espère que ce N° vous reviendra enfin, et aussi les N°12 et 13 qui sont partis de Lisieux pour Londres le 29 juillet et le 1er août. Vous devriez les avoir depuis longtemps. Dimanche 7 h 1/2 J’ai été interrompu hier par toutes sortes de visites, d’abord je ne sais combien de voisins qui se sont abattus chez moi comme une volée de pigeons, puis le Duc Decazes qui va à Bordeaux, et s’est détourné de 20 ou 30 lieues pour venir me dire pas grand chose.
Ce matin toute ma vallée est enveloppée d’un immense brouillard qui va, vient, monté, descend. Il essaie de se défendre contre le soleil que j’entrevois à l’horizon, en face de moi. Ce n’est encore qu’un point rougeâtre à chaque instant surmonté, voilé par le brouillard. Mais ce point, c’est la chaleur, c’est la lumière. Le brouillard sera vaincu, dispersé, chassé. Dans quelques heures mon ciel sera pur, ma vallée brillante. Plût à Dieu que ce fût toujours là l’image de la vie !

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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23. Paris samedi 12 août 1837,
8h. du matin.

Quelles lettres que ces lettres N°12 & 13 qui me sont revenus de Londres hier que vous m’y dites de ces paroles si douces, si profondes, qui m’attendrissent m’exaltent, me calment, qui font tout cela à la fois. Je ne sais l’effet qu’elles eussent produit sur moi en Angleterre. Ici elles me font du bien elles m’en ont fait hier. Elles m’en feront aujourd’hui car je les relirai. Je les relirai bien des fois. Soyez toujours pour moi ce que vous êtes en m’écrivant ces lettres. Je le mériterai tous les jours davantage, vous verrez cela.
9 heures 1/2
Le N°19 vient de m’être remis. Comment vous croyez que je n’ai pas lu votre Histoire de la révolution d’Angleterre. Je l’ai lue, relue. Je vous en ai parlé, mais c’était à une époque où vous ne faisiez par la moindre attention à ce que je vous disais. Cet ouvrage est regardé en Angleterre comme le meilleur qui existe et comme faisant époque. On y est fort impatient de la suite. Dans ce genre-là histoires, mémoires, j’ai beaucoup lu & il n’y a guère de proposition nouvelle à me faire. C’est le seul genre de lecture qui me plaise. Mais vous avez raison de penser qu’au fond une occupation sérieuse et qui n’a pas un but pratique immédiat ne me plaît pas trop, ce qui fait que je suis très souvent ennuyée, très ennuyée même.
Aujourd’hui non car je pense, je pense. Je trouve même que je n’ai pas assez de temps pour penser. Mais monsieur, je ne voulais plus vous dire cela du tout. Et je le veux Monsieur depuis votre lettre de ce matin. Elle me laisse bien froide, bien calme. Je l’ai méritée. La vivacité de mes expressions vous aura déplu, où vous aura effrayé. Vous voulez me remettre l’esprit en ordre. Vous faites comme mon médecin, il me tient au régime. Ne le faites pas trop, j’en serais triste. Donnez-moi quelques douces paroles qui aille chercher le fond de mon cœur. J’ai besoin de cela tous les jours. Adressez vos lettres à l’hôtel de la Terrasse. J’y rentre aujourd’hui. Je me moque du soleil & des ouvriers.
Je veux être chez nous, vous recevoir chez nous. Vous aimez cela mieux aussi ? Vous voulez savoir ce que je fais. Hier trois heures à l’air au bois de Boulogne, avec Marie et un secrétaire de l’ambassade d’Autriche que j’ai fait courir inutilement la nuit de Boulogne à Abbeville, croyant que J’allais mourir et auquel je voulais laisser le soin de ramener Marie & mes diamants à Paris. Il ne m’a plus trouvé à Abbeville. C’est le même qui a couru il y a 9 ans en Angleterre pour me remettre une lettre du Prince de Metternich que je n’ai plus voulu recevoir. Le pauvre homme est chanceux. Vous voyez bien que je lui devais une promenade au bois de Boulogne, il était honoré et embarrassé à l’excès j’ai prié Marie de lui faire quelques gentillesses.
J’ai vu lady Granville longtemps. Nous n’avons parlé que de vous. Elle me soigne, elle voudrait me voir perdre mon air abattu. Le prince Paul de Würtemberg m’a fait demander de le recevoir. Il est accouru plein de l’espoir que tout marchait à la confusion en Angleterre. Je l’ai horrible ment contrarié par tout le bien que je lui ai dit de la Reine, du premier ministre et la bonne disposition où j’ai laissé ce pays. Il espère encore que je radote car il m’a dit que j’avais fort mauvaise mine & même de la fièvre. Il m’a pris le pouls et m’a assuré que je devais me soigner. Tous les Würtemberg sont médecins & le duc Eugène était accoucheur.
A propos son courrier qui est aussi cousin germain de mon Empereur va épouser la princesse Marie. Le prince Paul prétend le savoir de M. Molé lui- même. Le Roi de Würtemberg ignore parfaitement cette négociation à laquelle il ne donnera jamais son consentement. C’est Léopold qui l’a conduit. J’ai dîné seule avec Marie hier. & de 8 à 10 heures je me suis encore fait traîner en calèche. Par une belle nuit et une belle lune. Mais c’est bien ennuyeux. J’ai mal dormi. Mes occupations sont des lettres à écrire. J’ai négligé tout les monde, il faut y revenir. Vous ai-je dit que M. de Talleyrand me presse de venir à Valençay & d’y faire venir M. de Lieven ? Cela ne sera pas. Mais au reste nous causerons de tout cela. C’est prodigieux tout ce que nous avons à nous dire. Eh bien, j’ai idée que nous ne nous dirons rien. Vous souvenez-vous nos belles promesses de nous écrire des nouvelles ? Nous ne nous en sommes pas dit une seule.
De vous rapporter des bras ? Vous n’en trouvez pas. On ne saurez remplir ses engagements plus mal que je ne l’ai fait. Mais il me fallait des lettres, elles ne venaient pas. Tout tout le mal est venu de là. Adieu, je trouve que ma lettre ressemble un peu à la vôtre, mais votre cœur ressemble au mien, cela rétablit tout.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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25. Dimanche 13 août 1 heure.

J’ai fermé ma lettre au moment où l’on m’a remis la vôtre. Je n’ai eu que le temps. de vous l’annoncer. Monsieur, il faudra que je vois vos enfants. Votre petite-fille de huit ans surtout, que je l’aime ! Elle doit être charmante. Vous m’avez dit qu’elle avait vos yeux. Vous l’aimez plus que les autres. Quand les verrai-je Quelle est l’époque où toute votre famille rentre en ville ? Vous m’avez bien dit Monsieur l’emploi de votre journée lorsqu’elle est auprès de vous. Mais maintenant êtes-vous donc seul ? Tout seul c’est impossible. C’est trop triste ! Je vous remercie de m’avoir dit mes heures. Je ne regarderai plus si bêtement la lune à 10 heures. Hier tout jute à cette heure le sir Robert Adair me la faisait admirer entre les peupliers du jardin de l’Ambassade. Il me racontait comme elle est belle à Constantinople quand elle donne sur les cyprès qui ornent les cimetières. Il dit que rien n’est si beau, si important que ce spectacle et pendant toute la description qu’il m’en faisait je me tenais sur le balcon en face de cette lune qui marchait et qui brillait dans les feuillages. Je ne pensais pas à Constantinople, j’allais un peu à l’occident de Paris, et je n’y découvrais rien. C’est avoir peu d’instinct, car je sais aujourd’hui que vous étiez à votre fenêtre. Et bien Monsieur moi tous les soirs je suis en voiture ouverte à cette heure-là, hors les jours où je suis sur le balcon de Lady Granville. Je ne reçois personne Je veux de l’air. Je ne sais pourquoi je veux garder mon indépendance jusqu’à votre arrivée. Si vous voulez que j’ouvre ma porte alors, je le ferai.
Monsieur, je suis tout à coup frappée d’une idée. Dans ce n° 20 vous ne m’annoncez pas ma lettre de la veille qui a dû vous être remise avant que vous n’ayez fermé la vôtre, et je crois me rappeler qu’elle contenait quelque chose d’horriblement triste. Cela me revient comme un mauvais rêve. Je vous aurai fait de la peine. Pardonnez-le moi je vous en conjure. Je me laisse aller à tout ce qui se présente à mon esprit, je vous écris dans tous les instants du jour. J’ai de mauvais moments Je devrais me taire alors, & c’est alors que j’éprouve le besoin impérieux de vous parler. Je ne le ferai, je ne le ferais plus, pardonnez-moi. pardonnez-moi comme on pardonne à un enfant. J’ai été mal vous le savez. Je ne sais pas gouverner mes nerfs. Je vais mieux. J’irai mieux je serai bien tout à fait quand je vous aurai auprès de moi.
Lundi 14 7 1/2
Monsieur, je fus passer hier ma journée à St Germain. Je n’y avais jamais été. Lord & lady Granville m’y reçurent. Ils habitent une petite maison à côté de la Terrasse que c’est beau & comme l’air y est vif et pur. Ils me donnèrent un dîner anglais roast meat & pudding, c’est tout ce que j’aime. Je mangeai vraiment ce qui ne n’est guère arrivé depuis deux mois. Après le dîner ; nous nous fîmes traîner sur cette belle Terrasse. Vous ne m’aviez jamais dit qu’il y eût quelque chose de si beau aussi près de Paris, et puis Monsieur quel plaisir. Je m’étais rapprochée de vous. N’est-ce pas c’est votre route ? Marie n’avait pas pu venir avec moi, je me fais accompagner par M. Aston en allant nous causerons beaucoup d’Angleterre et je lui payais ses bons offices par quelques confidences sur sa reine & son premier ministre. En revenant je crus m’être acquittée, et comme l’air était charmant, bien doux, que je n’avais pas dormi la nuit, je m’endormis profondément. Je ne me réveillai qu’à la barrière. Je lui demandai l’heure 10 heures dix minutes. J’ouvris bien vite mes yeux, je regardai à droite & je vous trouvai, je trouvai vos yeux fixés sur cette belle lune. Le pauvre Aston n’eût rien encore. Il me remercia cependant beaucoup de lui avoir permis de m’accompagner au total j’ai été bien contente de ma journée. Elle m’a reposée. J’ai fait ma course en calèche. Il faisait chaud en allant mais pour revenir c’était charmant, du moins j’ai fait de jolis rêves.
10 heures Je viens de recevoir votre lettre de vendredi. J’avais donc deviné. Je vous avais fait bien de la peine, à vous, à qui je ne voudrais donner que du bonheur. J’ai pleuré en lisant votre lettre. Je vous demande pardon à genoux, & puis je me suis relevée fière, forte, décidée, oui Monsieur bien décidée à ne plus vous causer un seul moment de peine, à me bien porter, à ne plus vous dire une parole triste, je prierai Dieu de m’aider à tenir toutes ces promesses. Et vous, Monsieur, je vous en demande une, une seule qui résume tout, que vous m’avez déjà faite dans le fond de votre cœur, que vous me répéterez tous les jours de ma vie, que vous me direz, que vous m’écrirez ce mot ce seul mot qui me fait vivre, vivre heureuse, vivre pour vous, pour vous seule. Adieu Monsieur je me crains, je ne veux pas continuer. Vendredi quel beau jour ! Et on dit que c’est un mauvais jour. & Lady Holland le croit ; qu’est-ce que cela nous fait ?

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°23. Dimanche 13. 2 heures

C’est vrai ; je crains de vous agiter. J’y pense sans cesse en vous écrivant. Je voudrais n’employer avec vous que des paroles, si douces, si douces, de ces paroles qui bercent l’âme et l’apaisent, en lui plaisant sans l’émouvoir. Vous m’avez témoigné, en arrivant à Paris, tant d’effroi à l’idée du trouble qui vous saisirait si j’allais vous voir sur le champ, vous m’avez demandé avec une anxiété si douloureuse, de vous laisser le temps de vous reposer, de vous calmer que je suis moi-même plein de trouble et d’anxiété sur tout ce qui va à vous même de ma part, et constamment préoccupé d’éviter ce qui pourrait vous causer le moindre ébranlement.
Vos lettres d’hier et d’aujourd’hui (N° 22 et 23) me rassurent, un peu. J’en trouve le ton plus tranquille, plus fermé. Cependant j’hésite encore ; je retiens encore mon cœur, ma voix. Je sais tout ce qu’il faut retrancher aux paroles humaines, et combien elles exagèrent en général les faits ou les sentiments qu’elles expriment. Mais avec vous, dearest, je prends tout au pied de la lettre, loin de rien retrancher, j’ajoute. Je crois plus que vous ne me dîtes. Vous ne savez pas tout ce que je vois dans une phrase de vous. J’y vois non seulement ce qu’il y a mais tout ce qu’il y avait en vous au moment où vous l’avez écrite, si votre main tremblait, si votre cœur battait, si vos regards étaient troublés ou sereins, votre contenance animée ou abattue. Et sans y songer, par instinct, je réponds moins à ce que vous me dites qu’à ce que j’ai vu dans votre écriture, dans vos paroles ; en sorte que je réponds peut-être à une impression, très fugitive à un nuage sur votre front à un frisson dans vos nerfs.
Ah l’absence. l’absence ! Madame, la moins lointaine est toujours l’absence avec tous ses vides, tous ses ennuis ! Je vous aime pourtant infiniment mieux à Paris qu’à Londres, Dussé-je ne pas aller vous y voir. Et j’irai cette semaine ; et vendredi, à une heure, je serai hôtel de la Terrasse dans le cabinet devant la fenêtre duquel je me suis tant promène le vendredi soir 30 Juin ! Que vous avez bien fait de vous y rétablir.

10 heures 1/2 du soir
Je vous ai dit que ceci était mon heure mon heure à moi. Tant que le jour dure, quoi qu’on fasse, on appartient un peu aux autres. Les autres dorment. Mes fenêtres sont ouvertes. Il n’y a pas plus de mouvement, pas plus de bruit dans la campagne que dans ma maison. Rien ne vit plus excepté la lune qui regarde tout dormir, et moi qui pense à vous. C’est une étrange impression qu’une joie qui commence et ne s’achève pas, un flot de bonheur qui monte dans l’âme et retombe sur elle ne trouvant pas où se répandre. Le ciel est si pur, l’air si doux, la lune si claire, la vallée si tranquille ! Que je jouirais de tout cela, si vous étiez là ! Mais vous n’y êtes pas. Cet autre soir quand nous sommes revenus de Châtenay, j’étais près de vous ; je vous parlais, vous me parliez. Je n’ai pas regardé le ciel, la lune, la vallée. Je ne leur ai pas demandé de compléter ma joie. Elle était complète, immense. Et tout cela, n’y entrait pour rien, et je n’avais besoin de rien, & cette boite où nous roulions ensemble était pour moi toute la nature. Ne retournerons-nous jamais à Châtenay ?

Lundi 8 heures 1/2
Vous me demandez d’être toujours pour vous ce que j’étais en vous écrivant les N°12 et 13. Dearest, j’ai éprouvé bien rarement en ma vie les sentiments que ces lettres-là vous expriment sans doute, comme toutes les autres ; mais quand ces sentiments sont nés en moi, ils n’ont jamais changé, jamais faiblis. La cause en est si rare, l’effet si puissant et si doux ! Je suis, en fait d’affection et de bonheur mille fois plus difficile que je ne le puis dire. J’y veux, j’y veux instinctivement, absolument des conditions que Dieu ne réunit guère. Et quand il lui a plu, quand il lui plaît de ne traiter avec cette faveur immense, je vivrais mille ans sans épuiser son bienfait. Ceci est la dernière lettre à laquelle vous répondrez. Elle vous arrivera Mercredi, et j’aurai votre réponse. Jeudi à Lisieux où je la prendrai avant de partir pour Paris. Quelle parole! Adieu. Adieu. G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°24 Lundi 14, 4 heures.

Ceci est mon dernier mot. Vous l’aurez jeudi. Vendredi, j’apporterai moi-même ma lettre. Que celle de ce matin, m'a fait plaisir ! Elle est calme, gaie. Certainement vous êtes mieux. Savez-vous ce qui me trouble avec vous, quant à votre santé ? Vous avez besoin, je crois, d’en être distraite, de porter votre imagination ailleurs. J’hésite donc à vous en parler. Et pourtant ! Et puis à part la contrainte, il y a, dans cette réticence, dans le soin de détourner vos pensées en retenant les miennes, un arrangement une petite supercherie qui me déplaît.
J’ai besoin de laisser librement, aller près de vous mon esprit, mon cœur, ma parole, ma vie. Il m’en coûterait infiniment de vous tromper tant soit peu, même pour vous servir. Je le ferais cependant si votre santé y était intéressée. Qu’elle ne le soit pas Madame; que je puisse vous parler de tout, vous tout montrer, vous tout dire ! Nous nous sommes en effet écrit très peu de nouvelles. Nous les avons peut-être réservées pour le moment où nous serons ensemble.
Y a-t-il des nouvelles aujourd’hui du reste ? Toutes choses sont si prévues qu’on n’en parle plus quand elles arrivent. Savez-vous ce que c’est que l’escompte en fait d’argent ? On escompte tous les événements. Tout se passe tout se fait d’avance. Les élections anglaises finissent à peine. Leurs résultats n’ont pas encore commencé. On n’y pense déjà plus. Les nôtres se préparent. On en a déjà tant parlé, on en parlera tant d’ici à quelques jours, qu’on y arrivera blasé, épuisé. C’est une vraie maladie que ce long bavardage préalable, et une maladie sans remède, car elle est dans nos institutions, dans nos mœurs. Que deviendraient des jeunes gens qui disserteraient, bavarderaient, rêvasseraient, écrivailleraient sur l’amour bien avant de l’éprouver avant de voir une femme ? J’aime que la pensée et l’action, le dire et le faire se suivent de plus près et se lient plus intimement. Je suis sûr que l’un et l’autre s’en trouvent mieux.

Mardi 9 heures
Je me suis levé tard ce matin, et voilà l’homme de la poste qui arrive plutôt. Il faut que je lui donne ma lettre ! J’ai moins de regret qu’elle soit courte. J’y supplierai vendredi. Je lis en courant votre n°25. N’ayez plus de chagrin de mon chagrin. Il est passé puisque vous me rassurez, puisque d’ici déjà je vous vois mieux. Vendredi! Point d’adieu. G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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26. Mardi le 15 août 8 heures

Je vous dirai bien tous les jours tout ce que je fais mais il m’est impossible de vous dire une fois pour toutes ce que je fais tous les jours. Il n’y a de fixe que mes prières en me levant et vous après mes prières, et mon déjeuner après vous. Tout le reste est au service d mes nerfs qui ont toutes les fantaisies du monde. Il n’en était pas de même il y a deux mois. Mon temps était passablement réglé. Aujourd’hui rien ne l’est. Jugez que je suis incapable de prendre un livre, que les journaux même qui m’ont occupée toute ma vie je les regarde à peine & jamais je n’achève un article. Je ne peux pas rester en place. C’est une agitation abominable, je ne suis calme qu’en calèche. Mais je vais mieux déjà je vous le répète et j’ai raison de vous le répéter. Si je pouvais dormir tout serait bien, mais je n’ai pas deux heures de nuit de sommeil, & l’ensemble de ma nuit ne m’en donne pas cinq. Voilà où j’en suis depuis ma seconde semaine de Londres. Le médecin me trouve mieux, & me dit que cela ira bien que dans quelques semaines all with be right again.
Mais voyons, il vous faut ma journée d’hier. Je fus m’asseoir aux Tuileries après ma seconde toilette qui est la longue et qui vient après mon déjeuner. Marie s’ennuie car je ne reçois personne et elle ne me dit rien. Je la prierai de me parler de me dire des bêtises, tout ce qu’elle veut pourvu qu’elle parle, pourvu qu’on ne me laisse pas penser ; car il y a des moments où il faut me tirer de mes plus doux rêves, ils me font trop de mal et tout mon corps tressaille comme lorsque je me livre à mes plus douloureux souvenirs. Voilà ce qui est mauvais pour moi, bien mauvais.
Il faut que je vois du monde, à deux heures j’allai prendre lady Granville pour une tournée de visites d’abord, et puis une promenade. Elle a prodigieusement, d’esprit. L’esprit très observateur, très bouffon. Il n’y a pas de société qui m’amuse plus que la sienne. Nos visites allèrent à merveille, nous ne trouvâmes personne. M. de Valençay m’avait écrit pour me demander de le recevoir avant son départ pour Valençay. Je le vis un moment avant dîner ; je ne vis personne que lui. Je défends encore ma porte le soir & nous allâmes à 8 h. au bois de Boulogne où je marchai avec Marie un peu dans les ténèbres, mais cela me fit du bien. A 10 h. je rentrai pour me coucher voyez la sotte journée.
J’ai beaucoup écrit hier cependant, cela me fatigue & m’ennuie. J’ai trop de friends par le monde. Savez-vous quelles sont les lettres qui me coûtent le plus maintenant ? C’est celles à M. de Lieven. Nous nous écrivons tous les jours un vrai journal. Je ne sais plus le remplir. A propos c’est dans peu de jours que je recevrai la réponse à mes propositions de rencontre en France et à ma déclaration que je n’en peux pas sortir. Vous serez auprès de moi lorsque je recevrai sa lettre et c’est ce qu’il me faut car le cœur me bat bien fort lorsque j’y pense.
Voici votre N°22. Quelle douce chose, que l’habitude, et de prévoir et d’avoir du bonheur, tous les jours à 9 h. 1/4 ! Voilà ce qui calme mes nerfs. Vos lettres me font tant de bien, je vous en remercie quel charme dans votre style, après m’avoir élevée bien haut comme vous me ramenez doucement simplement sur la terre. Vous me faites vivre alternativement dans les cieux, & auprès de vos cygnes. Que j’aimerais leur société. J’ai toujours aimé les cygnes. Ils ont l’air si nobles, si fiers. Vous m’apprenez qu’ils appartiennent au Nord. Il me semble que vous m’apprendrez bien des choses.
Monsieur quel plaisir, quel plaisir de penser à l’avenir, à notre avenir. Vous m’aiderez à l’arranger. Je n’ai pas été aussi contente que vous du discours de Sir R. Peel ! Quel mauvais goût que cette comparaison de la reine avec Marie-Antoinette. A propos une lettre ministérielle de Londres me disent que les Whigs auront cependant une majorité de 40 à la Chambre basse. Mes lettres Torys me manquent dans huit jours les chiffres seront bien exactement connus. On me fait faire une observation assez curieuse, c’est que la reforme a relevé le conservatisme, & que chaque parlement depuis le bill est devenu meilleur. Le bien est résulté du mal. et mon Dieu n’est-ce pas en toutes choses dans la vie ? Que de choses j’ai à vous dire Monsieur, j’oublierai tout quand vous serez là. Cela me fâche. Je voudrais vous dire tout, tout ce qui me traverse la tête aujourd’hui. Que de fois dans ma vie j’ai senti ce besoin de tout dire sans jamais trouver où le satisfaire ! Jamais je n’ai rencontré le bonheur que vous m’offrez. Cela vous fait plaisir Monsieur n’est-ce pas ? Comment je n’ai plus que demain à vous écrire ? Demain le 16. Voyez vous j’étouffe quand je pense au 18 et cependant je suis dans un ravisse ment, une joie. Rien ne peut arriver d’ici à vendredi n’est-ce pas ?
Adieu Monsieur, il est midi, je vais prendre l’air. Je vais vous accompagner auprès de l’étang. Savez-vous que j’ai beaucoup de goût pour l’arrangement d’un jardin, & savez-vous encore que si j’étais auprès de vous je ne penserais pas à votre jardin. Allons, je vois bien qu’il est temps que je vous quitte.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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28. Vendredi 25 août. 6 heures

Je ne voulais pas vous écrire aujourd’hui et me voilà. Je suis sortie à quatre heures, j’ai été chez Mad. Durazzo sans la trouver chez Mad. de Stackelberg qui m’a reçue, je suis rentrée. J’ai pris le livre gris que nous avions laissé sur la table. J’ai commencé depuis la première page, je n’ai pas compris ce que je lisais arrivée à un passage marqué au crayon dont je venais d’entendre la lecture, j’ai fondu en larmes. Marie était là, je ne l’avais pas remarquée, elle me dit " Es macht ihnen immer traurig." J’ai quitté le livre, je me suis mis au balcon j’avais besoin d’air, il ne me fait pas de bien.
Qu’est-ce qui peut me faire du bien ? Comprenez-vous que le premier moment d’une peine bien vive puisse laisser sans émotion ? Comme je crains cela en moi ! Parce que je sais bien qu’ensuite c’est terrible. Eh bien oui c’est terrible. Je sais bien qu’il y a moins de jours que de doigts d’une main et cependant mon cœur me fait mal, bien mal. J’y ai mal surtout parce que je ne puis pas le raconter. N’est-il pas étrange que le dernier mot ait été Molière. Quelle idée Molière ! Et puis de l’effroi en regardant la montre et puis, et puis si vite, si vite que j’en suis restée étourdie, et tout est fini.

Samedi 8 1/2
Je fus au bois de Boulogne hier au soir seule avec Marie. Je marchais longtemps ; si longtemps que je m’en dormis. Cela vous est-il jamais arrivé ? Marie qui me donnait le bras s’en aperçut, et éclata de rire. Je ris aussi, car en vérité c’était fort ridicule. Je rentrai vers neuf heures, et la crainte de rester seule me fit aller chez Mad. de Castellane. J’y trouvai deux jeunes gens, pas l’idée de conversation, l’accident du bois de Boulogne allait me reprendre, j’en eus peur et je m’en retournai chez moi, à dix heures j’étais dans mon lit. Je n’ai pas aujourd’hui comme hier un bon compte à vous rendre de ma nuit. Elle s’est trouvée fine à 2 heures. Je me suis mise en diligence et j’y suis restée jusqu’à 7 1/2.
Je viens de faire ma promenade aux Tuileries et je vous prends avant mon déjeuner. Monsieur je vous ai dit là mes faits & gestes. Vous ne m’avez pas demandé de vous dire mes pensées. Je vous charge de les y mettre tout comme il vous plaira. Quelle journée j’ai devant moi ! N’attendre rien. Je vous ai dit hier comme tout m’avait semblé beau dans ce jardin. Je n’y ai plus rien trouvé de ce que j’y ai vu hier, mais j’y ai vu autre chose. Deux cygnes toujours ensemble, toujours à côté l’un de l’autre, je me suis arrêtée devant cette pièce d’eau, je les ai regardés, suivis jusqu’à ce que ma vue soit devenue trouble. De grosses larmes ont rempli mes yeux, alors je n’ai plus regardé.

Midi. J’ai fait mon déjeuner. J’ai lu les journaux, j’ai fait ma longue toilette. Je viens vous dire adieu. J’appuie sur ce mot, il est si triste ! Et cependant je le couvre de mille pensées ravissantes. Monsieur venez les y chercher Adieu. Adieu. Demain mes lettres, j’attendrai une lettre et autre chose.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°27 Du Val-Richer, Samedi 26, 4 heures

Me voici rentré dans mon Val-Richer. Le lieu me plaît ; mais qu’importe ? Je vous ai dit, je crois, qu’au milieu des plus grandes scènes politiques en y prenant la part la plus active, l’intérêt le plus vif en y désirant ardemment le succès, jamais je n’avais vu là, jamais je n’avais reçu de là le bonheur, rien qui méritât le nom de bonheur. Il m’est arrivé aussi d’être fatigué, très fatigué de souhaiter le repos, le repos de l’esprit et du corps loin des affaires, loin des hommes, l’oisiveté complète et sinon la complète solitude, du moins sa paix et son silence. Et quand j’ai pu me donner ce repos, j’en ai joui très doucement, presque puérilement. Mais là non plus, je n’ai jamais senti, ni attendu le bonheur. Les hommes se croient heureux à bien bon marché ! Aux uns du pouvoir aux autres du calme ; à ceux-là les applaudissements de la ville à ceux-ci les charmes de la campagne; et ils se disent contents ! Et il y a des philosophes et des poètes pour célébrer l’une ou l’autre de ces situations comme la plus belle ou la plus douce destinée humaine !
Madame, j’ai entendu retentir les applaudissements ; j’ai vu le soleil briller, et la lune dormir sur les plus tranquilles, les plus gracieuses prairies; j’ai connu les joies puissantes du succès et les plaisirs suaves du repos. Tout cela est très superficiel, très incomplet ; tout cela, ne m’a jamais donné que des impressions dont je sentais l’insuffisance en même temps que la douceur. Il n’y a qu’une impression complète, suffisante pour notre âme. Et l’instinct universel, le dit comme moi. Voilà deux créatures qui s’aiment; elles sont ensemble ; elles se partent. Personne ne les a entendues ; elles n’ont parlé à personne. Dites au premier venu qu’elles s’aiment, qu’elles s’aiment vraiment ; et demandez-lui, s’il croit que tant qu’elles s’aiment quelque chose leur manque. Sans hésiter il vous dira non. Allez à elles ; et, si vous avez le courage de les déranger, demandez leur à elles. Même si quelque chose leur manque ; elles vous regarderont en pitié. Prenez toute autre face de la vie, ce qui vous plaira, le pouvoir, la gloire, la science, la retraite, y a-t-il une autre situation à laquelle on puisse adresser la même question et recevoir la même réponse ? Princesse, je dis du repos du Val-Richer comme du bruit de la salle du Palais Bourbon, c’est quelque chose, mais peu bien peu. Je le dis encore bien plus aujourd’hui qu’il y a huit jours.
Quels huit jours ! Les retrouverons-nous ? Nous retrouverons nous jamais à ce point libres et seuls ? C’est là notre plus beau moment m’avez-vous dit une fois ; il est passé ! Dearest, cela n’est pas vrai, quoique vous l’ayez dit. Il y a un genre et un degré de bonheur où il n’y a point de plus beau moment où aucun beau moment ne passe. On ne mesure point ce qui est infini. On ne compare point ce qui est parfait. Il n’en faut croire en de telles choses, ni le raisonnement, ni le langage humain. Le langage est borné et grossier. Le raisonnement est borné et grossier. Il faut s’en rapporter au mouvement instinctif, à la foi intérieure, à la voix inarticulée, de notre cœur. Là, dearest, tout moment près de vous est infiniment doux, parfaitement beau. Et non seulement les plus beaux moments ne sont jamais passés ; mais les moments actuels, les moments qui sont là, sont toujours les plus beaux. Ce qui est vaut toujours mieux que ce qui a été. Ce qui sera au moment où ce sera, vaudra mieux que ce qui est. L’âme ravie et à peine capable de suffire à son ravissement ne conçoit rien de supérieur, rien d’égal. Voilà la vérité, la pure vérité, la vérité de l’amour et du Ciel mille fois plus sûre, plus réelle, que toutes les appréciations, toutes les comparaisons où notre intelligence et notre langage s’épuisent, et s’épuisent sans succès.
Dimanche 9 heures et demie
Je sors de mon lit. J’ai très bien dormi. J’étais fatigué hier au soir. Je me suis couché à 9 heures. Je ne me suis réveillé qu’une fois à 2 heures et pour une demi-heure. Que je voudrais vous savoir un tel sommeil ! J’ai encore un peu d’enrouement bien peu, et de plus en plus en déclin. C’est le seul mal auquel je sois réellement sujet, le seul dont j’aie été une fois assez gravement atteint en 1832, six semaines après mon entrée au Ministère de l’instruction publique. J’ai passé plus d’un mois dans mon lit, complètement dans mon lit. A la vérité je ne m’y étais mis qu’après avoir lutté contre le mal avec une assez sotte obstination, au moins autant par amour propre et pour ne pas céder que par la nécessité des Affaires. J’ai tenu un grand conseil de l’instruction, publique, qui a dure près de deux heures, une demi-heure après m’être fait mettre 40 sangsues et pendant qu’elles coulaient encore. Il y a en nous bien de l’enfantillage. J’ai beaucoup usé de ces organes là ; j’en userai encore beaucoup. Il faut que je le ménage. Il n’est pas du tout affecté en lui-même ; mais toute affection générale s’y porte aussi le repos général me fait-il toujours plus de bien que tout remède particulier.

10 h. Voilà votre N° 28. Moi aussi ce samedi sans lettre me parait horriblement pour vous et pour moi. Mais dormez, dormez ; je vous le demande en grâce. Cela vous va si bien d’avoir bien dormi ! Seulement, dormez dans votre chambre plutôt qu’au bois de Boulogne. Adieu. C’est le vôtre que je vous renvoie avec le mien de plus.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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29. Samedi 6 heures le 26 août

Je suis si triste, si triste, Monsieur, que je ne sais comment faire pour vous écrire. Je ne puis pas vous conter ce que j’ai dans le cœur, je ne le sais pas moi-même. C’est une désolation un vide affreux. Je n’ai courage, envie à rien ; je m’établis dans le coin de mon canapé, non pas mon coin, l’autre ; j’y reste, je m’y endors. J’y ai vraiment dormi. Je me suis vengée de ma mauvaise nuit. Le Prince Paul de Würtemberg est venu me réveiller, il n’y a pas trop réussi. Je suis sortie, il faisait trop chaud, me voilà rentrée. Je prends lady Russell, elle dit trop ce que je voudrais dire ; je m’indigne de mon impuissance et je suis prête à renouveler la proposition que je vous fis il y a bientôt deux mois de Boulogne de laisser là notre correspondance mais quelle différence !
Ah Monsieur comme j’ai vécu. Comme mon âme a grandi. Comme j’en suis fière ! Et comme toute ma fierté s’humilie avec transport devant cette providence qui m’a menée par tant d’épreuves à tant de bonheur !

Dimanche 8 1/2
J’ai mieux dormi, c’est cela sans doute que vous voulez savoir d’abord et puis je vous ramène à hier. Mon éternelle promenade au bois de Boulogne seule avec Marie. J’y ai marché longtemps. à 9 heures j’ai vu quelques personnes ; l’ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, M. de Hugel, M. de St Simon, le comte Hangwitz, M. de Brignoles sortait d’un grand dîner chez le président du conseil. Il s’était avisé de lui dire qu’il vous avait trouvé chez moi le soir. Sur quoi M. Molé lui a dit : " Monsieur, il y est deux fois le jour." Il riait fort ne me racontant cela parce que la mine l’avait amusé autant que la parole. Les nouvelles de Madrid portent qu’Espartero ne pourra pas se soutenir et que la faction démocratique porte de nouveau Mendizabal au pouvoir. J’ai renvoyé mon monde à 10 1/2.
J’ attends votre lettre. J me suis promenée longtemps aux Tuileries parce que je voudrais la lettre avant le déjeuner, à jeun.
9 1/2 la voilà. Je l’ai emportée dans mon Cabinet. Je me suis placée dans le coin du canapé qui n’est pas le mien, j’ai ouvert et vite vite avant qu’un air étranger n’effleurât cette feuille je l’ai.... Monsieur trouvez le mot, et bien si fort, si fort, de telle manière, que la phrase Anglaise est presque effacée. Je suis restée quelques temps comme cela. Pensant, pensant que dans le même moment peut être ma lettre rencontrait le même accueil, et la distance s’est évanouie, et ma tête s’en est allée.
Vous me connaissez maintenant monsieur. et vous me voyez depuis le Val-Richer comme vous me verriez de près. Voilà donc avant la lettre, main tenant après la lettre. Ah c’est celle là que je saurai, que je sais par cœur. Elle me rend forte, elle me rend faible. Elle m’impose du devoir, vous le verrez Monsieur je les remplirai. Vous l’avez déjà vu. Je vous ai laissé partir. J’ai tant de choses à vous dire, les plus petites choses du monde. Mais il n’y a rien de petit dans ce qui nous regarde. Et cependant les écrire. Cela ne va pas M. de Hugel m’a dit que jamais il ne vous avait trouvé si remarquable jamais votre conversation ne lui avait paru si intéressante que l’autre jour chez Mad. de Boigne. Je savais bien pourquoi. Je voudrais bien me regarder quand on me parle de vous. Quant à mes paroles, je crois que je les mesures.
Adieu, Monsieur, adieu. Vous ne sauriez croire comme je suis pressée de mettre ma lettre dans l’enveloppe après y avoir imprimé le dernier sceau. Je suis même presque pressée d’arriver à ce dernier mot. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°26 Lisieux, samedi 26, 9 h. 1/2

Je ne veux pas que vous soyez un jour, sans lettre. Je ne pourrai vous écrire du Val-Richer que demain dimanche, et vous n’aurez ma lettre que mardi. Je vous écris donc d’ici une seconde fois, cinq minutes après avoir envoyé le n° 25 à la poste. On y mettra celui-ci demain, et vous l’aurez lundi. En fait de lettres au moins, point de lacune dans l’absence qui est elle-même une si douloureuse lacune dans la vie. Si vous saviez comme je voudrais écarter de votre âme, de votre personne toute impression triste tout incident pénible, toute cause de chagrin, de souffrance, de fatigue, d’ennui, embaume l’air autour de vous, aplanir la terre sous vos pas gouverne les éléments, les événements toute la nature et toute la destinée pour votre plaisir, pour votre repos ! Il me semble que c’est mon devoir, que je réponds de vous, de tout pour vous. Quand je vous vois agitée, je me le reproche ; abattue, je me le reproche. Si du dehors, quelque contrariété vous survient, mon premier mouvement est de croire que j’aurais pu prévenir m’interposer. Et cette illusion dissipée, je crois encore que s’il m’était permis de parler d’agir certainement j’amènerais toutes choses, à ce qui peut vous plaire, je convaincrais toutes les personnes qu’elles doivent être et faire tout ce qui vous convient. En tout ce qui se rapporte à vous mon désir est si vif, si profond, que je ne puis me persuader que l’efficacité lui manque. De moi, pour vous l’impossible me semble absurde. C’est une grande vanité, Madame, une vanité que les impitoyables faits ne se chargent que trop de démentir. Et pourtant le sentiment demeure en moi toujours le même ; il résiste aux faits, il survit aux mécomptes. Tant notre cœur est indépendant des chaines mêmes que nous portons ici bas, et son pouvoir d’aimer supérieur à ce monde étroit et dur au sein duquel il se déploie !
Adieu. Promenez-vous aux Tuileries. Promenez vous à pas bien lents. Quand vous rentrerez dans votre Cabinet, asseyez-vous tout de suite sur votre canapé, au milieu. Et le soir ne donnez jamais de thé à personne sur la petite table près de la fenêtre, jamais. Voilà déjà dix-huit heures que je vis des souvenirs de ces huit jours. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°25 Lisieux, Samedi 26, 9 h du matin

J’arrive et je repars dans une demi-heure. Je suis un peu fatiguée ; non d’avoir couru la poste, non de n’avoir pas dormi, mais de ce mouvement contradictoire de cet odieux tiraillement qui emportait mon corps loin de vous tandis que mon âme retournait vers vous.
Parmi les sentiments qui me pressent, la surprise tient une grande place, la surprise de vous avoir quittée la surprise de ne pas vous voir aujourd’hui, de ne pas vous voir demain. Cela est, et je me demande à chaque minute si cela se peut. Je m’effraie quelques fois, Madame de l’empire que prend sur moi le besoin que j’ai de vous le bonheur que j’ai près de vous. Car enfin, je suis encore destiné à une vie active, sévère. J’ai des devoirs de tout genre des devoirs publics, des devoirs privés, mes enfants, ma mère un peu de renom à soutenir des curieux qui m’observent des rivaux qui m’épient. Tout cela est difficile laborieux. Il faut, pour suffire à tout cela que je suis vigilant, indépendant, disponible, que m’a poussée le soit comme ma personne. Que ferai-je si je suis à ce point envahi, absorbé, si j’arrache avec effort mon âme à une idée unique pour la lui rendre aussitôt de plus en plus exclusivement possédée ? Et pourtant désormais, il n’en peut être autrement, il n’en sera pas autrement. Je le sais, je le sens ; je ne m’en défends pas ; je repousserais avec aversion, si elle pouvait me venir, toute idée de m’en défendre ; mais elle ne me vient pas, elle ne me viendra pas. Aidez-moi Madame à mettre en harmonie tous mes sentiments, toutes mes volontés. Aidez-moi à ne rien oublier, à ne rien négliger de ce que je dois aux autres, à moi-même, à vous car c’est à vous maintenant que je dois tout, c’est à vous que revient, qu’appartient en définitive tout ce qui me touche, c’est pour vous, pour votre plaisir, pour votre orgueil, qu’il faut que jusqu’au dernier moment de ma vie, je me montre égal, supérieur à toutes les tâches dont il plaira à la providence de me charger. Je me sens si fier ! Que j’en sois toujours digne ! Je ne supporterais pas l’appréhension du moindre déclin dans ce qui m’a valu... Je ne veux pas lui donner de nom. De quoi vous parlé-je là quand mon cœur étouffe d’autre chose? Oui, c’est à dessein. Je cherche depuis que je vous ai quittée, tout ce que je puis avoir en mon âme de plus haut de plus ferme. Ce n’est que là que je puis trouver un peu de force. Je retrouverai assez tôt toute ma faiblesse. Que dis-je retrouver ? Elle est là ; je la sens et elle m’est plus chère que jamais. Here’s the place. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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30. Dimanche 6 heures le 27 août

Je vous écris de notre cabinet vous ne savez pas, vous savez ce que c’est que les souvenirs qui s’attachent aux plus petites choses. Ainsi quelle que part que mon oeil porte je vous vois, devant moi à côté partout. Et dimanche prochain vous y serez bien réellement et mon cœur s’élance avec une joie inexprimable vers l’image de ce bonheur.
J’ai marché bien avec plaisir aux Tuileries de midi à une heure. Il faisait frais, j’avais des forces. J’ai eu un long tête-à-tête plus tard avec le comte Médem. Il a de l’esprit et il est de mes amis. Demain il envoie mes lettres. Palmella lui a succédé. Je l’ai pris avec moi et Marie en calèche j’en reviens. Nous avons causé il m’a distrait. M. Molé est venu me voir pendant que j’étais sortie. Il me semble qu’il est impossible de raconter sa vie avec plus de scrupule que je ne vous raconte la mienne.
Je viens de faire une découverte ; nos noms respectifs ont chacun le même nombre de lettres. Essayez. Noms de baptême, tout. Eh bien cela me charme. Quelle bêtise !

Lundi 9 1/2
Quel doux réveil ! Ma nuit a été mauvaise ; vers le matin je me suis endormie à 8 h. 1/2 j’ai sonné, & en entrant ma femme de chambre me remet une lettre. Je ne fus plus pressée de me lever. Mon Dieu que je fus heureuse ; je vous raconterai cela. Je fis mieux que lady Russell et les battements de mon cœur répondirent vite à ces douces paroles. Ils y répondirent avant même de les connaître. Que vous êtes ingénieux à trouver à faire, tout ce qui peu me plaire. Vous aviez raison un jour de défier mon cœur de femme. Je m’humilie devant cette seconde lettre de Lisieux. Monsieur, que je vous en remercie ! Comme je m’arrête à chaque phrase, à chaque mot, quelle douceur vos paroles répandent autour de moi, Ah que je suis heureuse !
Je vous ai laissé hier à 6 heures & vous voulez savoir ce que j’ai fait depuis. J’ai été au bois de Boulogne seule avec Marie. Nous marchons, et en vérité beaucoup. Cela me prouve que mes forces me reviennent. Le plaisir que j’y trouve c’est de pouvoir vous le redire. La soirée hier était fraîche cela me convient mieux que la chaleur. En rentrant je me suis mise au piano, j’ai trouvé beaucoup de Rossini dans ma tête. Il m’a semblé que cela vous conviendrait.
A propos vous ai-je dit que jamais je ne lis le soir ? Depuis deux ans & demi, j’ai tant pleuré, tant pleuré que ma vue est abimée. Je la ménage aux lumières cela fait que l’hiver les ressourcent me manquent beaucoup. Elles ne me manqueront plus l’hiver prochain, n’est ce pas ? Pozzo est venu de bonne heure ; et puis les Durazzo, le comte Nicolas Pahlen arrivés dans la journée de Londres, ce pauvre Thorn. Voilà tout Pozzo est retournée à la Révolution de 89, & m’y a tenu jusque passé onze heures. Il m’a dit des horreurs d’une Révolution à venir, possible. Mon sanz s’est glacée. J’ai souvent entendu raisonner sur cela, j’y restais froide.
Aujourd’hui ! Ah aujourd’hui !! Monsieur, je viens d’envoyer ma lettre à mon mari. Après avoir donné toute satisfection à ma fierté offensée je n’ai pas pu m’empêcher, avant de la fermer, de laisser cours à un peu de tendresse. Il m’a semblé si dur pour moi comme pour lui, après tant d’années d’union de ne lui envoyer qu’une lettre bien froide. Il y a deux jours que je n’ai relu la sienne. Je ne veux plus la voir. Ce que je vous dis là, ce que je fais c’est de la faiblesse. Vous me voulez telle que je suis ; et bien vous me voyez Monsieur. Je n’ai pas besoin de vous dire que je me tiens dans mon salon le soir.
Demain vous reverrez vos enfants. Quand vous embrasserez votre fille aînée tâchez de vous souvenir de moi, car je l’embrasse de tout mon cœur. Adieu Monsieur. Ce mot qui marque si péniblement l’absence comme il est devenu pour nous le signe charmant de la présence, on du moins de la plus douce illusion. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°28 Dimanche 27. Une heure

J’ai à écrire ce matin trois ou quatre lettres indispensables ; mais il m’est impossible de ne pas commencer par vous. Un quart d’heure seulement ; puis, je vous quitterai pour aller à mes devoirs. Est-ce sur que je vous quitterai ? Je passerais si doucement ma journée à vous écrire. Au moins, si je vous quitte, vous saurez ce qu’il m’en a coûté, n’est-ce pas ? L’absence qui est toujours intolérable, ne peut être tolérée qu’à une condition, la confiance, la parfaite sécurité du cœur. Le Ciel veut de la foi ; et partout où il y a de la foi, il y a quelque chose du ciel qui adoucit toutes les amertumes de la terre.

2 heures
Voilà les visites du Dimanche qui commencent. Je voudrais bien ne pas être trop interrompu aujourd’hui. Vous avez raison de faire aussi, des visites, outre la distraction vos dettes seront payées. Payez aussi vos dettes de lettres si vous en avez encore. Je vous le recommande comme si cela était nécessaire pour que vous fussiez libre, bien libre la semaine prochaine. Ne trouvez-vous pas qu’on prend plaisir à multiplier les précautions, les arrangements, à entrer, sans la moindre nécessité dans les plus petits détails ? Il y a une importance qui se répand sur toutes choses et leur prête à toute sa grandeur. Moi, j’ai déjà réglé toute ma course de Compiègne. J’irai après demain mardi chercher ma mère et mes enfants à Trouville. Je les ramènerai ici mercredi, à la rigueur, en forçant. personnes et chevaux, je pourrais revenir le mardi soir ; mais je soigne encore mon reste d’enrouement ; et Mad. de Meulan, que j’emmène a quelque envie de se promener un peu au bord de la mer. Il faut penser au plaisir de ceux avec qui l’on vit et qui vous aiment n’est-ce pas ? Je suis sûr que vous y pensez beaucoup que vous êtes très bonne, très attentive pour vos entours.

10 heures et demie
J’ai mal pris mon jour pour désirer de ne pas être interrompu. Comme j’écrivais mes lettres de devoir, deux visiteurs me sont arrivés de treize lieues, un neveu de Mad. Récamier et un de nos plus habiles paysagistes, M. Alligny. Il a pris fantaisie à celui-ci de venir dessiner une vue du Val Richer. Je les ai reçus, promenés, et je viens seulement de les envoyer coucher. Ils répartiront demain, après déjeuner. Savez-vous ce qui m’arrive à chaque, incident de la vie aux plus petits incidents? Je me dis. Cela me plairait si..... Cela m’amuserait si .... Comme le si n’y est pas, cela ne me plaît ni ne m’amuse. Cependant je me plais, je m’amuse, intérieurement à imaginer à me raconter tout bas ce qui serait, ce qui se dirait, comment toutes choses se passeraient si le si était là. C’est ce que j’ai fait depuis 4 heures, en marchant, en causant, en cherchant le plus joli point de vue, pour le paysagiste en prenant du thé ce soir. Ou je me trompe fort ou ces messieurs m’ont trouvé aimable et sont contents de mon accueil. Ils ont vraiment cru qu’en leur parlant c’était à eux que je pensais. Mais j’ai trop parlé. Je suis enroué ce soir. Ce n’était pas la peine. Je vais me coucher. Adieu. Ce n’est pas le vrai adieu. Celui-ci à demain, après avoir reçu votre lettre. Pourquoi pas deux adieu ? Il y en aura deux, Madame et je vous promets que l’on ne nuira point à l’autre.

Lundi 3 heures
Il pleut horriblement. J’attends le facteur depuis dix heures. Enfin le voilà. Comment tant de joie peut-elle en une seconde, succéder à tant d’ennui ? Que de choses je voudrais vous dire ! Mais il faut que le facteur reparte tout de suite. Adieu. Adieu Je crois que le second vaut mieux que le premier. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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31. Paris, Lundi 28 août 1837 2 heures

Il me faut une lettre commencée, quand je ne ferais qu’y placer le numéro. C’est donc pour cela tout seul que vous me renvoyez à ma table. Mais Monsieur, je suis bien lasse. J’ai beaucoup écrit. J’ai trop de correspondances, elles m’ennuient, & je ne sais comment les secouer. J’ai marché malgré la pluie, car il pleut, mais ce temps me convient mieux que la chaleur. J’ai même eu froid cette nuit. J’ai repris mon couvre-pied. Comment êtes-vous ? Cette irritation à la gorge vous a-t-elle enfin quitté ? Je veux savoir cela. Je veux tout savoir. Je vous en donne bien l’exemple cette heure-ci et les suivantes me sont bien dures à supporter. Je ne puis fixer mon attention sur rien, pas même sur les livres que vous m’avez laissés. Je les prends, je les quitte. Je me couche sur mon canapé. Je m’y assieds, je change de place. Je me promène dans le salon. Je ne regarde plus dans les glaces. M’y voir seule, c’est si triste ! Monsieur, que les heures sont longues. Je relis deux lettres. Elles me font tant de bien. Mon âme en est si doucement caressée. Que de vœux elles m’arrachent. Que de prières j’adresse au Ciel, que de promesses, je me fais à moi-même ! Il me semble qu’à nous deux rien n’est impossible. Que nous pouvons défier les hommes. Ah ! Qu’on ne vienne par troubler mon bonheur car j’oublierais tout, plutôt que de m’en séparer. Monsieur, voilà une parole bien coupable, & cependant, je sens que le fond de mon cœur ne l’est pas. Jamais au contraire, il n’a été rempli par de plus doux, par de plus nobles sentiments, par des sentiments plus religieux. Ah, que vous m’avez fait de bien !
Mardi 9 heures. Le N°27 est là. On me l’a remis lorsque je rentrais de ma première promenade. Je l’ai portée dans mon cabinet, & là sur mon canapé je l’ai ouvert. C’est charmant des lettres, vos lettres, mais il y a quel que chose de mieux que cela ! J’ai fait hier une promenade accoutumée, mais il n’y a pas eu moyen de marcher, il a plus à verse tout le jour, il pleut fort à matin, mais j’ai perdu patience, et j’ai marché un peu dans l’eau comme s’il faisait sec. J’ai hâte de vous dire que j’ai changé de chaussures parce que vous iriez peut être vous mettre en tête que j’ai pris froid. Monsieur, c’est incroyable toutes les pauvretés que je vous dis et tout ce que je vous prête d’inquiétude pour la santé. Cela ressemble singulièrement à la table de thé. Vous le voulez bien n’est-ce pas ?
J’ai commencé ma soirée hier avec quelques ennuyeux, les Stackelberg et autres, je l’ai mieux fini, avec le duc de Noailles qui est venu passer deux jours à Paris pour moi. Nous avons eu des plaisir à nous revoir ; nous avons très vite bavardé & je l’ai renvoyé à 11 heures.
Le mérite que je lui trouve c’est d’être de très bonne compagnie ; de savoir un peu tout, & de prendre intérêt à tout ce qui a occupé ma vie extérieure, ainsi d’être curieux des personnes qu’il n’a jamais vues dès qu’elles ont de l’importance. Ce qui me frappe en général dans les Français c’est leur parfait dédain pour tout ce qui n’est pas France et Français. Ils se regardent comme seules dignes d’occuper la scène, les Piscatory sont fort nombreux. Il me parait que les français méprisent parfaitement tous les autres peuples en masse et en détails. Ils font exception pour les Anglais, & ceux-là ils les détestent parce qu’ils leur portent envie. Ils cachent cela sous une même forme de silence ou d’indifférence pour tout sujet étranger.
Dès le commencement, de mon arrivée ici vous êtes le seul qui m’ayez adressé quelques questions sur l’Angleterre. Depuis, et avant même notre mois de juin chaque fois que nous causons ensemble. Vous me meniez sur terre étrangère, vous interrogiez même la petite Princesse. Tout cela je l’ai bien remarqué. La vraie supériorité n’est pas méprisante. Monsieur j’aurais bien de belles choses à vous dire la dessus, ainsi qu’une observation toute récente que j’ai faite ici sur quelqu’un mais je vous parle là de choses qui sortent de mon sujet, de mon sujet musique. J’y ai presque du remord.
Je viens de recevoir un billet dans lequel il y a cette phrase. " Vous êtes seule je crois, c’est-à-dire que l’objet de vos respects s’est éloigné." Je n’ajoute ni ne retranche pas un trait de plume. Je n’ai pas de lettre de mon mari. Les N° précédents le dernier ne m’arrivent même pas. Au fond cela me repose. En fait de lettres je ne veux que les vôtres, je ne veux lire que cela, penser qu’à cela. Mon médecin me trouve mieux je veux bien le croire, mais il n’y paraît pas.
Adieu monsieur vous voilà au bord de la mer, ou du moins vous allez y être ? J’achève cette lettre à midi. Encore cinq jours, cinq grands jours c’est-à-dire que dimanche à cette heure-ci ; mon cœur battra déja bien fort. Adieu, adieu Dearest.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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32. Paris Mercredi 30 août 1837
9 1/2

Je ne sais comment il se fait que ce N° n’a pas été commencé hier. J’ai été interrompue au moment où j’allais vous écrire avant dîner après je me suis fait traîner en calèche ; le soir je m’abîmerais les yeux si j’écrivais, et il a fallu me coucher sans vous avoir dit un mot depuis Midi ! Votre N°28 m’a été remis il y a une demi -heure. Je vais toujours lire vos lettres à notre place. Monsieur vous êtes trop loin pour que je vous raconte tout ce qui accompagne ces lectures. En général vous êtes trop loin, vous l’êtes dès que vous quittez mon canapé vert. Tout ce que je pense sur ce sujet est effrayant, car infini, êtes- vous ma destinée ?
J’ai reçu une lettre de mon fils de Baden, son père lui ordonne de venir le trouver à Ischel, lui répétant qu’il ne viendra pas me voir en France. Alexandre va obéir mais il lui en coûte bien de ne pas me voir, il en est triste ; et je me dis que sans vous, je serais là où m’appellent tous mes devoirs. Je me serais trouvée quelque part sur le Rhin avec mon mari et mes deux fils. Je suis souffrante il est vrai, mais si c’était pour vous, j’irais au bout du monde, ma santé n’y ferait pas obstacle, je ne craindrais rien. Aujourd’hui je me refuse à quatre petites journées de voyage !
Monsieur, il n’y a pas de regret dans ce que je vous dis là, mais je ne peux m’empêcher quelques fois et souvent même de trouver en moi des remords. J’ai besoin de votre présence ; je rêve alors, j’oublie la vie ; mon cœur n’appartient plus qu’à une seule pensée ; mon esprit, mon âme se fondent dans votre âme, dans votre esprit. Nul souvenir extérieur ne m’atteint. Je le répète, je rêve. Ah faites-moi rêver toujours !
Que de charmantes paroles dans votre lettre de ce matin. "Le Ciel veut de la foi ; et partout où il y a de la foi, il y a quelque chose du Ciel qui adoucit toutes les amertumes de la terre. " Ah que je vous aime ! Je ne sais plus ce que j’ai fait hier. M. de Flahaut est venu me voir très en courant. Il venait d’arrive très inopinément avec M. le duc d’Orléans, qui voulait voir le roi. Il y avait conseil aux Tuileries et le roi y était encore à 8 h du soir.
Ma diplomatie le soir a voulu y trouver l’expédition de Constantine. Je me suis promenée fort agréablement au bois de Boulogne à pied malgré la pluie, mais c’est un temps bien malsain bien mou. L’ambassadeur de Sardaigne M. & Mad. Durazzo, le duc de Noailles, M. de Hugel passèrent la soirée chez moi.
A propos de 8 à 9, ou a peu près, vous pouvez me chercher à mon piano. J’y ai repris goût. Avant vous j’ai essayé quelques fois de m’y remettre. Il me faisait pleurer. Depuis c’est différent. Mais que de choses qui sont différentes ! Il m’est impossible de lire avec intérêt les journaux, et c’était mon plus grand plaisir. Je lis par habitude, mais sans aucune curiosité et hier je n’ai été frappée que d’un article celui qui raconte qu’un homme s’est tué en essayant d’attraper un perroquet c’était à Lisieux. Quand une de vos lettres me témoigne du plaisir de celle que vous venez de recevoir de moi, comme vous faites dans la dernière, je meurs d’envie de savoir ce qui vous a plu en elle. Je ne sais jamais ce que je vous ai dit, je voudrais le savoir, je voudrais vous plaire toujours. Qu’est-ce qui vous plait Monsieur, qu’est-ce que je dois faire, qu’’est-ce que je dois dire ? Venez me raconter cela dimanche.
Vous vous êtes couché dimanche avec la voix enrouée, & lundi vous ne me dites pas si elle allait mieux! Monsieur cela m’inquiète, tout m’inquiète. Hier de votre côté le Ciel était horrible, j’ai eu peur. Loin de vous j’ai peur de tout. Je vois mille accidents possibles. Monsieur, quelles félicités dans le sentiment que je vous porte, mais quels tourments ! Vous ne répondrez plus qu’à cette lettre-ci quelle joie ! Adieu Dearest, adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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33. Mercredi 30 août 3 heures

J’ai écrit bien des lettres. Vous me l’ordonniez ce matin. Mais il me parait impossible de quitter ma table sans en commencer une pour vous. Je viens de relire, et de faire plus que cela, vingt fois au moins, votre lettre. Elle est là devant moi et moi je suis à côté d’une place vide aujourd’hui, & que personne n’a occupée que moi depuis Vendredi. J’ai toujours les yeux tournés à gauche, & il me semble cependant que mon cœur doit tourner à droite pour aller vous chercher chacun fait son exercice & son devoir ; qu’ils seront à l’aise, occupés, reposés, ravis dimanche ! Monsieur croyez vous que dimanche arrive ? Vous êtes en route dans ce moment. Il me parait que vous devez dîner au Val Richer. Je voudrais vous y savoir de retour. Ce petit voyage, qui sait, vous aurez été exposé, l’air de la mer est vif, n’allez pas tomber malade, je ne resterais pas à Paris.

Jeudi 31. 9 heures
Je viens de faire un acte de vertu. J’étais au bas de l’escalier lorsqu’on me remet votre lettre. Je l’ai prise avec moi, elle est restée intacte pendant que j’ai fait le tout des Tuileries. Je la tenais bien serrée dans ma main enfin je ne l’ai ouverte qu’en rentrant. Quel bon régime ! Tous les matins une longue promenade, en rentrant une lettre. Il y a un régime plus doux que celui-là. Je ne puis pas dire meilleur comme santé, mais c’est égal. Je suis meux, je ne serai plus si faible.
M. de Noailles vint me voir hier matin, il me prit de le mener à Passy. Arrivés là Mad. Récamier ne le reçut pas ce qui me valut son bras pour ma promenade au bois de Boulogne. Nous causâmes de tout, la vicomtesse de Noailles est de retour d’Allemagne. Elle a vu l’ancienne famille royale. Elle dit de M. le duc de Bordeaux qu’il a un beau visage, mauvaise. Tournure, point de grâce, & qu’il est malhabillé. Elle trouve qu’il est plus retardé que développé pour son âge. Sa conversation se ressent de l’habitude de vieilles gens. Mademoiselle est charmante. Le duc & la duchesse d’Angouleme se font appeler roi et reine. Voilà le bulletin de Kirchberg.
Je fis mon diner hier plus tard que de coutume. Après, je marchai un peu avec Marie. Il fit trop froid pour la voiture ouverte.Je passais ma soirée entre M. de Noailles & Pozzo, beaucoup de haute politique, un peu dans le passé, beaucoup dans l’avenir. Eh bien, Monsieur, je m’ennuyai, je baillai, qu’est-ce que c’est ? Je ne puis plus causer avec personne. Vous m’avez trop envahie ; je vous ai trop donné tout, mon esprit comme un cœur. Je vous ai trop écouté. Je ne sais plus écouter personne. Et puis après ces huit jours, les plus beaux de ma vie ; vous me quittez ! Moi qui hais la solitude, je crois qu’aujourd’hui je m’en accomoderais mieux que de la causerie qui ressemble si peu à la vôtre. Je crois encore que dans le choix. J’aimerais mieux le tout petit bavardage dont vous n’approchez jamais, que ces entretiens qui cherchent à se rapprocher de vous sans jamais y atteindre. Pozzo a bien de l’esprit cependant, mais je le trouve quelques fois décousu. A propos, rien ne l’embarrasse comme lorsqu’on lui fait des questions sur l’Angleterre en ma présence. Il a un peu le sentiment que je pourrais y répondre aussi bien que lui, il n’aime pas cela. M. de Noailles en fit la remarque hier après qu’il nous eut quittés.
Il y a dans votre lettre ce matin un mot qui m’a paru fort comme "Qu’on a d’esprit dans le cœur." ! & je me suis mise à penser, repenser où je l’avais entendu qui me l’avait dit. Après. beaucoup de recherche dans ma mémoire j’ai trouvé que personne ne me l’avait dit mais que moi je l’avais écrit un jour à M. de Metternich, & voici pourquoi je m’en souviens, c’est qu’il me fit sur ce mot six pages d’écriture qui m’ennuyèrent à la mort, & qui me firent un peu regretter l’esprit que je venais de mettre dans mon cœur. Le cœur y perdit bien aussi quelque chose, car il ne faut pas m’ennuyer. N’ayez pas peur Monsieur je ne vous ennuierai pas. J’aime ce que vous me dites. J’ai regret de l’avoir pensé pour un autre que vous, mais vous le voyez. Cela n’a pas été long mon Dieu que j’aime à vous dire tout, tout. Mais il faut que vous soyez là auprès de moi, tout près. Qu’il y a loin encore jusqu’au moment où vous y serez. Que je vous remercie Monsieur, de tout vos arrangements de tous vos calculs pour les lettres.
Vous me soignez comme un enfant, comme un enfant malade, un enfant qu’on aime. Ce sera toujours comme cela n’est-ce pas ? Cela me donne même l’envie d’être toujours un peu malade. Voulez-vous avoir du style anglais, bien anglais, voici lady Granville. Je ne sais si elle vous divertirait comme moi ; mais elle a tellement le privilège de me divertir que tout ce qui me vient d’elle m’amuse. Midi. Je viens de parcourir les journaux. Comment le duc d’Orléans part pour l’Afrique ! Et Compiègne donc ? Mais cela ne nous dérangera pas n’est-ce pas ? Dites le moi bien vite, non vous n’aurez plus le temps par lettre, vous viendrez me le dire, oui oui vous viendrez. Adieu vingt fois mille fois adieu, & d’une si douce façon. Adieu. Je reçois dans ce moment un billet de M. Molé qui me dit qu’il y a un peu de choléra à Paris. Venez donc me dire ce que j’ai à faire. J’ai peur. Quand vous serez près de moi je n’aurai plus peur. Venez-je vous en prie. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°31 Jeudi 31 3 h 1/2, du Val Richer.

Oui ceci est ma dernière réponse ; et à part le bonheur de vous voir qui est bien quelque chose, j’en suis charmé. Vous aimez mes lettres, me dites-vous. Vous êtes bien bonne. Je ne les aime pas moi. J’ai un grand défaut Madame. Je passe pour un homme raisonnable ; et je l’ai été, je le suis en effet avec tout le monde, dans le train habituel de la vie. Mais voici ma folie. Quand j’ai rencontré, quand j’ai goûté dans un coin, dans un seul coin, la perfection que Dieu laisse quelque fois tomber sur la terre la perfection de l’affection, de la vérité, de la liberté de l’intimité, de la confiance, de la conversation, de toutes choses enfin, petites ou grandes, je ne puis plus supporter que la moindre imperfection s’introduire que la moindre lacune se fasse sentir dans ce coin là. J’accepte l’insignifiance, le mensonge, tout le vide, l’incomplet, l’artificiel des relations humaines, et les formes et le langage qui conviennent à un fond si léger et si vain. Mais je me révolte, je souffre matériellement dans tous mes nerfs, quand les mêmes apparences, les mêmes réticences subsistent ou reparaissent dans une relation en elle-même vraie et parfaite. Par ma raison, je reconnais la nécessité et je lui obéis ; par ma folie, je proteste et j’enrage. J’agis, je parle aussi sagement, j’espère aussi convenablement qu’un autre ; mais en agissant, en parlant des pensées autres que celles qu’expriment mes actions assiègent mon esprit ; des paroles autres que celles que je prononce, errent sur mes lèvres. Et de jour en jour le sentiment de ce désaccord monte dans mon cœur ; et l’humeur me gagne ; et je prends tout ce que je dis, tout ce que j’écris, en mépris et en déplaisir. Qu’on se passe du Paradis quand on ne l’a pas ; il le faut bien ; mais l’avoir, l’avoir à soi, et y vivre, s’y promener du même air que sur cette pauvre terre au milieu de la pauvre foule qui la remplit, c’est intolérable.
J’irai vous voir Madame et je perdrai pendant quelques jours ce sentiment. Et puis je le retrouverai. Et puis je retournerai le perdre encore près de vous, et pour bien plus longtemps, l’espère. Et je prie Dieu de ne pas prendre mon humeur au pied de la lettre et de me laisser mon Paradis. J’y compte ; vous m’en avez répété dans le n° 31, et en termes ravissants, la ravissante promesse.

10 heures
Vous avez très bien fait de finir amicalement votre lettre à M. de Lieven. Ce n’est point faiblesse, Madame ; c’est droiture et bonté de cœur, c’est respect pour vous-même, pour vos souvenirs, pour un lien ancien et puissant. Vous devez à la supériorité même qui vous a, si souvent rendu cette relation difficile, de mettre de votre côté tous les bons procédés, toutes les bonnes paroles. Il faut que tout le monde soit dans son tort avec vous. J’espère beaucoup que votre lettre au Comte Orloff et son intervention auprès de M. de Lieven feront finir de triste ennui intérieur. J’en suis très préoccupé pour vous ; j’en suis choqué, j’en suis affligé. Tout cela est bien au dessous de vous, et pourtant cela vous atteint. Nous en reparlerons dimanche. J’ai bien des choses à vous dire à ce sujet. J’en ai infiniment à vous dire sur tous les sujets. Mais il y en a un qui prend tout le temps, et il en a bien le droit, car tout le temps ne lui suffit pas. J’ajourne tout à Dimanche excepté cet adieu toujours si doux, même à la veille de Dimanche. G.
Je serai chez vous à 1 heure et demie

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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34. Paris jeudi 31 août 1837 3 heures

Quelle horreur je vous ai dit en terminant ma lettre. Il y a le choléra à Paris & je vous conjure d’y venir ! Ah Monsieur j’ai peur pour moi, & je n’ai pas peur pour vous. Qu’allez-vous penser de moi ? Et cependant, cependant, je recommence. Venez, nous veillerons l’un sur l’autre. 6 heures j’ai essayé de me promener au bois de Boulogne. Il fait froid, il fait sale. Je ne suis pas en train. Ce choléra me reste sur l’esprit. Donnez-moi donc du courage, je n’y penserai plus lorsque vous serez là. Maintenant j’en suis toute préoccupée. Je suis trop seule, je le suis même tout à fait, & je ne veux faire des avances à personne afin de garder ma liberté, mes bonnes heures de la matinée, que nous savons employer si bien. Ah que j’y pense, & quel frissons plaisir cela me donne ! Monsieur est-ce bien vrai que je vous verrai dimanche ? Vous me l’avez bien promis.
Je viens de recevoir une lettre de M. de Lieven une de celles qui me manquaient. Il me parle beaucoup du prince Metternich chez lequel il a passé une journée en grande causerie d’affaire. 9 heures. Je n’ai rien pris à dîner, je me suis sentie mal, j’ai fait venir mon médecin. Il m’a bien interrogée et puis il m’a assuré que j’avais un vilain accès de nerfs, & voilà tout. Ainsi vraiment de la poltronnerie, pas autre chose ; Monsieur voilà qui est bien misérable, & je vous conseille de me mépriser un peu j’avais besoin de vous dire cela encore ce soir mais je ne vous dirai pas autre chose car j’ai mal aux yeux. Je ne sais pas écrire à la bougie. Bonsoir, bonne nuit, je vous dis tout cela sur notre canapé vert. Dimanche je n’y serai pas seule. Ah quelle ravissante pensée !

Vendredi 1er Septembre 9 1/2 Je savais bien qu’il vous fallait un writing desk, & ce malheureux writing desk n’arrive pas. Pardonnez-moi. Monsieur ; c’est bien français de voyage sans son portefeuille, moi, je ne conçois pas cela ; il ne faut plus que cela vous arrive. Il me semble que je suis de mauvaise humeur ! C’est vrai je le sens un peu. J’ai eu une mauvaise nuit, à 7 heures je me suis rendormie. Je n’ai sonné ma femme qu’après 8 1/2 et en regardant à ma montre je me suis dit. J’aurai une bonne lettre dans mon lit, & j’y resterai encore un peu avec elle. La lettre est venue. Mes yeux, mon cœur dévoraient déjà cette enveloppe. Concevez-vous que la vue de ce papier rose m’ait refroidie un peu. Et puis quelques mots seulement !
Voilà ce que c’est de se réjouir, de croire. Il ne faut jamais croire. Je ne veux plus croire qu’à côté de moi sur mon canapé vert. Là point de mécompte n’est-ce pas ? Je reviens à la lettre ; après un petit instant de surprise j’ai couru à la fin, as in duty bond et j’ai fait tout ce qui me commandait ce duty. Mais franchement je ne l’ai pas fait comme de coutume. Vous voyez que je pousse la franchise jusqu’à l’impolitesse.
J’ai lu ensuite. J’ai joui de votre plaisir de celui de vos enfants, j’ai vu tout cela bien vivement devant mes yeux. Oui Monsieur j’ai joui, et un instant après j’ai senti mon cœur se gonfler, & mes yeux ne voyaient plus clair. Je n’ai plus de ces joies, et vous que de joies qui ne vous viennent pas de moi, tandis que moi, je n’en ai plus que de vous, oui de vous seul. Conservez-moi ce bien que j’ai trouvé. Monsieur conservez le moi tel, toujours tel que je l’ai connu pendant ces huit jours. Le jour où je le trouverais autre, je demanderais. à Dieu qu’il fût le dernier de ma vie.
J’ai reçu hier soir, M. Aston, M. de Hegel, sir Robert Adair le duc de Richelieu le duc d’Orléans ne va pas en Afrique, c’est le duc de Nemours. Vous allez donc à Compiègne, vous êtes obligé de venir à Paris. Ai-je douté que vous y vinssiez sans cela. Je n’en sais rien. Je ne sais rien bien clairement aujourd’hui. Monsieur venez, venez. Voici ma dernière lettre. Il pleut à verse, des torrents l’air e est tout obscurci. Midi. Mon médecin sort de chez moi, il ne me trouve pas bien. Venez donc Monsieur et je serai bien. Je ne vous dirai donc plus rien demain je parlerai au canapé vert, au coussin brodé. Et après demain, après demain ! Adieu, adieu !

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Mon réveil ce matin a été charmant. Je veux vous le dire, je veux que vous le sachiez avant le moment où nous nous verrons parce que je crains que ma lettre d’hier n’ait porté l’empreinte d’un peu d’humeur.
Eh bien oui aujourd’hui avant neuf heures j’ai reçu dans mon lit vos douces paroles comme je les ai reçues comme elles m’ont rendue heureuse. Que je vous remercie, que je suis joyeuse. de penser à demain 9 heures. Dimanche Je fais porter ceci chez vous rien que pour m’assurer que vous êtes arrivé. Que vous êtes-ici, près de moi ; à quatre h. j’ai entendu rouler des voitures, mon cœur a battu bien fort. C’était vous peut être mais je m’occupe de bêtises. Vous êtes là je vous verrai dans quelques heures. J’aurai votre main ! Adieu le dernier jusqu’à ce joli moment.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°32 Du château de Compiègne, Mardi 5. 10 heures 1/2 du soir.

On vient de se séparer. Je remonte chez moi. Je ne me coucherai pas sans avoir causé un moment avec vous. J’ai eu ce matin un vif déplaisir. Je m’étais promis de vous écrire un mot avant de partir. Il m’est odieux de vous laisser tout un jour sans lettre, sans un signe de vie de moi, quand ce jour-ci comme tous les jours, loin de vous comme près de vous, mon âme est pleine de vous ; quand le sentiment de votre présence ne me quitte pas plus que celui de la vie. Il n’y a pas eu moyen. J’étais à peine levé que deux personnes me sont arrivées, puis deux autres. On m’a tenu jusqu’à 9 h. 1/4. Il a fallu partir. Je suis donc parti. Mais les chevaux ont beau courir, l’espace a beau s’étendre entre vous et moi ; vous êtes là, je vous vois, je vous entends ; je recommence nos charmants entretiens, et quand j’ai fini, je recommence encore. Ce sont là des rêves. Madame, des rêves de malade, car l’absence est le pire des maux. Mais que ce papier vous apporte du moins mes rêves ; qu’aujourd’hui, demain en y regardant, vous aussi vous puissiez rêver que je suis là, que je vous parle. La vie dure si peu et s’en va, si vite, et on en perd tant ! à côté de ces moments si beaux que nous passons ensemble, mettez, comptez, je vous prie, tous ceux que nous donnons à qui ? à quoi ? Cela est-il juste ? Cela est-il raisonnable ? Il faut que la société, ses devoirs, ses convenances, ses arrangements soient bien puissants et bien sacrés pour que nous leur fassions une si large part à nos dépens à nous, à nous mêmes.
Je ne suis pas, vous le savez, de nature rebelle. J’accepte sans murmurer les lois de la destinée et du monde. Et pourtant qu’elles nous coûtent cher ! Que de sacrifices à leur faire, et quels sacrifices ! Allons, allons, je ne veux pas me plaindre ; je n’ai point droit de me plaindre ; hier était trop beau, après-demain sera trop beau. Je demande pardon à Dieu de mes paroles inconsidérées. Je lui demande pardon sans repentir et sans crainte. Je ne crains pas que Dieu regarde, au fond de mon cœur. Il y voit tant de reconnaissance pour Ie nouveau trésor qu’il me donne après m’avoir tant ôté ?

Mercredi 6 7 h.1/2
Je me lève. J’ai assez bien dormi. Nous sommes ici peu de monde. M. le Chancelier, le Général Sebastiani et sa femme, le Duc et la Duchesse de Trévisse, Eugène d’Harcourt, M. Lebrun (de l’Académie française), M. Duchâtel et moi. Puis des officiers du camp. J’ai dîné hier à côté de la grande Duchesse de Mecklembourg, excellente personne, toujours prête à s’émouvoir et aussi à s’amuser, frappée, charmée de l’activité qui règne dans ce pays-ci, mais un peu inquiète de tant de mouvement, inquiète des journaux, inquiète des chemins de fer qui vont chercher, dans les coins les plus reculés, tous les esprits, toutes les existences et ne laissent nulle part ni repos, ni les vertus qui ne fleurissent que dans le repos.
Elle voudrait bien mettre d’accord et voir prospérer ensemble tous les bons et beaux sentiments de toute espèce, ceux de l’ancien état social et ceux du nouveau, la fierté individuelle et la sympathie universelle, la grandeur de quelques-uns et l’égal bonheur de tous, la sérénité pieuse et l’activité puissante des esprits. Toutes les idées tous ces désirs un peu vagues et confus, et amenant un certain mélange d’admiration et de crainte, de curiosité et de timidité, d’attendrissement et de réserve, qui est assez intéressant à regarder.
Mad. la duchesse d’Orléans est engraissée et animée.Je n’ai causé avec elle que deux minutes après dîner. Elle espère que l’air de Compiègne guérira mon rhume. J’ai répondu que malheureusement il n’en aurait pas le temps, car j’étais obligé de demander à M. le Duc d’Orléans la permission de repartir demain. Aujourd’hui le déjeuner à 11 h. 1/2. Après le déjeuner une promenade en calèche, je ne sais où, peut-être aux ruines de Pierrefonds. Nous comptons partir demain matin vers 6 heures et être à Paris vers 1 heure. On a dû aller vous le dire. Nous n’avons fait cet arrangement, M. Duchâtel et moi, qu’au moment où nous montions, en voiture. Imaginez que je n’ai vu encore ni Mad. de Flahaut, ni Emilie et pour les voir, il faudra que j’aille ce matin, chez elles dans la ville. Mad. de Flahaut ne loge point au château. Elle y a passé quatre jours, comme toutes les personnes invitées ; mais ses quatre jours finis, c’est-à-dire hier matin, elle en est sortie pour retourner dans la maison qu’elle a louée. J’irai remettre la lettre de M. de Mentzingen entre le déjeuner et la promenade, mais je ne réponds pas de causer beaucoup avec Emilie.
J’attends une lettre ce matin. Je ne fermerai la mienne qu’après l’avoir reçue. Cependant j’ai bien envie de vous dire un premier adieu, sauf à recommencer. Il fait beau. vous êtes encore dans votre lit. Adieu. Vous vous promenez dans une heure aux Tuileries. Adieu. Adieu 9 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Est-elle charmante comme toutes ou plus charmante que toutes ? Je n’en sais rien. Je dirais volontiers l’un et l’autre. Soyez sans inquiétude sur mon rhume. Il serait fini depuis longtemps si je ne l’avais tant secoué, la nuit, le jour, au bord de la mer sur les grands chemins huit jours d’immobilité le dissiperont tout-à- fait. Moi aussi, pendant qu’elle durait, je me suis plaint dans mon âme de la soirée d’avant-hier. Mais j’avais tort. Il ne faut se plaindre de rien quand vous êtes là.
Adieu oui, Adieu, à demain. Vous me conterez en détail votre conversation.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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35. Paris, mardi 5 7bre 10 heures

Ah que hier soir ressemblait peu à avant-hier! J’ai trouvé notre condition abominable et puis je trouve que Je m’en suis très mal tirée. Je n’ai jamais été si gênée. Je n’ai pas été assez polie pour vous. Je l’étais davantage il y a trois mois. Je devais être hier comme il y a trois mois, j’ai été parfaitement sotte. Vous vous êtes très convenablement ennuyé. Vous avez été doux, poli, vous avez subi tout cela admirablement. Je ne suis pas encore revenue de l’assaut de Varsovie. Enfin Monsieur, je vous demande pardon de hier au soir. et puis vous dire adieu, comme je le dis aux autres ! C’est détestable.
Mais savez-vous que je suis très sérieusement inquiète de votre rhume. Je vous prie de commencer votre prochaine lettre par m’en parler. Vous aviez la poitrine très embarrassée hier au soir. Après votre départ nous nous sommes débarrassés de Pozzo, parce que mon ambassadeur voulait me parler. Il m’a tenu jusqu’à minuit. Avant cela il faut que je vous dise que selon l’usage vous êtes demain l’objet de la conversation. Pahlen vous trouve une tête superbe, de cette tête on a passé à tout ce qui en sort, & Pozzo a raconté un peu votre carrière ; il y a un point sur lequel j’aurai à vous demander quelque explication. Il me semble que je n’ai rien dit lorsqu’on a parlé de vous. Je ne me fie pas à ce que je dirais, j’aime mieux me taire ou à peu près.
Monsieur je manque complètement de tenue devant vous, & à propos de vous. Cela viendra peut être. Je ne vaux quelque chose que sur mon canapé vert et vous sur le fauteuil. L’habitude est prise & j’y suis fort naturelle.
Je passe à mon entretien avec le comte Pahlen. Il a été à Marienbad tout exprès pour voir M. de Lieven tout est pire encore que je ne me l’étais imaginé. Il n’y aura aucun moyen de le faire venir. C’est de la folie mais qui vient de très haut. Pahlen ne conçoit pas comment je me tirerai de cet imbroglio. Que d’absurdités il m’a coûtées. Il me parait qu’il est lui même fort embarrassé de certaine ordonnances dont je vous parlerai. Savez-vous le sentiment que j’éprouvais au milieu de ces confidences qui feraient frémir tout loyal Seythe ! Celui d’une parfaite sécurité et force ; et savez vous où je la trouve ? Ah Monsieur comme vous le savez. Je ne me suis trouvé dans mon lit qu’après minuit & demi. Ma nuit s’en est ressentie, et puis il m’est résulté que j’ai dormi longtemps ce matin. Je n’ai sonné qu’à 10 heures. Vous étiez parti depuis longtemps.
Vous courrez maintenant, vous causez de choses qui nous sont bien étrangères. Moi, je n’aurai aucune distraction, je passerai une triste journée, demain viendra déjà mieux parce que ce sera la veille de Jeudi. Monsieur, il y a quelque chose de mauvais en moi. J’ai l’âme inquiète des que vous vous éloigné, les premières vingt quatre heures sont détestables, je prends tout ce qui s’est passé pour un rien, et je ne respire librement que lorsque je reçois votre première lettre, ces lettres qui font si bien la continuation de nos doux entretiens. Je ne me suis par accoutumée au bonheur, à un bonheur si immense, si complet. J’y crois quand je le tiens ; ainsi il me faut votre main, ou votre lettre. à défaut de cela je suis vite démoralisée. Il me semble que toutes ces réflexions me viennent de ce mauvais adieu d’hier. Il ne faut plus que ce soit ainsi quand nous ne devons pas nous revoir le lendemain

1 heure
Le temps est triste, je n’ai nulle envie. de sortir, je ne suis pas sortie encore. Je trouve M. Duchâtel un homme bien heureux. Adieu Monsieur adieu. Je vais lire les journaux, & puis je lierai La fronde & puis j’essayerai une promenade. Je voudrais être arrivée à onze heures et me coucher. Cette montre qui va quelques fois si vite comme elle est lente aujourd’hui, comme tout me semble tourd ! Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Compiègne 5 h. 1/2 Mardi.

J’arrive après avoir eu une roue brisée en route et deux heures de retard ce qui fait que j’ai tout juste le temps de m’habiller avant dîner. Deux lignes donc seulement à mon grand, grand regret, j’ai le cœur si plein qu’il me paraît ridicule que ma lettre soit si vide. Demain, j’aurai du temps et après-demain, à 2 heures, j’aurai mieux que du temps, car j’espère bien gagner encore la matinée de jeudi. Je suis bien. Mon rhume est fort diminué aujourd’hui. Hier soir, il m’impatientait, pour vous encore plus que pour moi.
Adieu. Adieu. N’est-il pas admirable que nous ayons trouvé le secret de rendre doux ce mot Adieu ? G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°33 Mercredi, 5 heures et demie

Pourquoi ne vous écrirais-je pas quelques mots avant de m’habiller ? Je ne nous verrai demain qu’à 2 heures. Je ne veux pas que votre réveil se passe sans lettre. Une seule chose ma fait hésiter ; c’est la crainte qu’en voyant arriver une lettre que vous n’attendrez. pas, vous ne disiez avant de la lire - Ah ! Son retour est retardé ! Non, il ne l’est pas, dearest. Je vous verrai demain. J’ai trouvé moyen de vous faire arriver aujourd’hui une longue lettre et celle-ci ira vous chercher demain dans votre lit, quelques heures, avant que je n’entre, moi dans votre cabinet. Ai-je de l’esprit et bien mieux que de l’esprit ?
Je viens de me promener quatre heures, en tête-en-tête avec Mad. le duchesse d’Orléans, M. le Duc d’Orléans et la grande Duchesse de Mecklenbourg. Nous avons beaucoup causé, plus qu’il ne convenait peut-être à mon rhume et à ma distraction. En suivant ces longues allées si couvertes en roulant sur les pelouses si douces, en m’arrêtant devant ces chênes gigantesques, en regardant du haut des collines ces vallées si riantes, je vous cherchais, je vous plaçais partout ; mes vraies pensées, mes paroles intérieures allaient à vous. Et cependant j’écoutais, je parlais. J’en avais l’air au moins. J’espère n’avoir point dit de sottises. Il ne me semble pas que la physionomie de mes interlocuteurs m’en ait reproché aucune. Mon rhume va mieux. Soyez sans inquiétude. Quelques jours de repos absolu le dissiperont tout à fait.
Mais, dearest, il faudra vous accoutumer à me voir quelquefois, ce genre d’indisposition, comme moi à voir vos nerfs aisément ébranlés. Nous nous inquiéterons tous les deux et puis nous nous dirons l’un à l’autre qu’il n’y a rien là de grave ; et sans rien retrancher des préoccupations, des agitations de notre cœur, nous garderons assez de fermeté d’esprit pour voir les choses comme, elles sont, et non pas pires quelles ne sont. Je me prêche moi-même, en vous disant cela je sais que les sermons n’ont pas grande puissance. Il faut pourtant les répéter, et les écouter. Voilà six heures. J’ai tout juste le temps de m’habiller. Je verrai ce soir Mad. de Flahaut et sa fille. Adieu, adieu. Est-ce que je ne pourrais pas remplir d’adieu le reste de cette page? Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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36. Mercredi 6 7bre 9 h 1/2

Pas de lettres ? J’étais bien préparée à n’en recevoir qu’une petite, mais je ne l’étais pas à rien du tout . Et bien voilà les plaisir de l’absence. et vous croyez que je pourrai me séparer de vous. Tout ce que je puis-vous promettre aujourd’hui c’est de n’être pas inquiète, mais un peu curieuse, et pas contre vous. Je m’en prends à tout le monde. hors vous.
Ma journée hier a été plus triste encore que je ne pensais. Une pluie à verse, des torrents qui ont rendu toute promenade impraticable. J’essayai la voiture fermée & je fis visite à Mad. Durazzo que Je n’avais pas encore été voir depuis mon retour d’Angleterre. Je la trouvai & cela ne m’amusa pas trop. Un mauvais taudis bien humide, bien triste, et au bout de cinq minutes on a fini avec elle.
J’ai lu jusqu’au dîner, & puis je ne sais plus lire. J’ai arpenté mon salon en long en large, voilà ma promenade, et le soir l’Ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, & un Russe ignoré de vous. Le comte Pahlen était à St Cloud.
Vous voyez que mes distractions n’ont pas été grandes. J’errais dans le château de Compiègne que je n’ai jamais vu. Je me figurais un peu Windsor ses magnificences, son élégance. Ce Roi venant arranger le matin mon appartement, s’y placer fleurs que j’aimais, & recommandant au service de mon appartement de me dire, lorsque mon mari ne l’entendrait pas, que c’était lui qui avait fait tout cela, et puis cette belle galerie que je traversais pour me rendre dans le salon du Roi, et où il avait toujours soin de se tenir sur mon passage pour me dire le bonjour familier avant le bonjour officiel et puis ces petits mots galants à table, ces recherches de tout genre. Après le dîner une musique admirable, tous les airs que j’aimais, ce Roi (c’est de George IV que je parle) spirituel, aimable cherchant à me plaire, à m’amuser.
Savez vous pourquoi je vous dis tout cela ? pour que vous sachiez, que si hier toutes ces séductions se fussent rencontrées sur mon chemin, ma pensée toute entière eut été à vous, auprès de vous. Et que si Mad. la duchesse d’Orléans a arrangé les fleurs de votre chambre à coucher je ne vous en crois pas moins obligé de souper à l a Terrasse, et toujours & sans cesse.

1 heures. Ah, voici la lettre. Ainsi donc elle met plus longtemps à venir attendu que vous êtes plus près. Cela n’est pas fort logique, mais que c’est charmant d’avoir une lettre, la tenir et comme je la tiens ! Je ne sais pas trop si je dois vous envoyer celle-ci, vous me faites presque une promesse qui m’en dispenserait ; Mais comme cela ne semble pas absolument sûr, et que vous êtes capable d’aimer, de désirer des lettres comme je les désire, comme je les aime je vous envoie celle-ci Monsieur, & je la charge de tout ce que me portait la vôtre. Je rentre d’une longue promenade aux Tuileries, je m’y suis promenée avec M. de Mëchlinen et un gros rhume que vous m’avez laissé. J’aime mieux mon rhume. Je l’aime même beaucoup. M. de Mëchlinen à force de m’ennuyer est parvenu à me faire rire. Et maintenant me voilà très parfaitement heureuse jusqu’au moment où je le serai trop. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°34 Lisieux- Jeudi matin

J’aurai recours au même expédient. J’écrirai deux lettres coup sur coup pour que vous ne soyez pas un jour sans lettre. J’y ai du mérite. Vous savez que je n’aime pas les décadences. Quelle décadence ! La parole est déjà si inférieure à la pensée! Que l’écriture est inférieure à la parole ! Nous sommes étrangement soumis aux circonstances matérielles de la vie : rien n’est changé en moi, rien en vous ; le fond des âmes, le fond des choses est absolument le même. Bien plus, notre moyen de manifester, d’exprimer notre âme est le même ; toujours des mots, rien que des mots, des mots français tant que la langue en peut fournir. Mais les mots au lieu de les dire, il faut les écrire ; au lieu de passer en une seconde de mes lèvres à votre oreille. Et faut qu’il aillent, collés sur ce papier traverser je ne sais combien de lieues, je ne sais combien d’heures pour arriver à vous. Et tout est changé ! Et loin de dire tout ce que je pense, je n’’écris pas la millième partie de ce que je dirais ! Et les mots que je vous envoie tombent de mon âme lentement, lourdement comme de la glace comme du plomb ! Et dans ce moment même, dans ce que je vous dis là, que fais je? J’observe, je disserte, en moraliste en spectateur, il n’y a là rien de vrai rien de réel; Je sens autre chose, que ce que j’exprime, je pense à autre chose, qu’à ce que je vous dis. Ah, j’ai mille fois raison, Madame, de ne pas aimer les décadences ; mais, sinon les pires, du moins les plus incommodes de toutes sont celles qui ne sont qu’apparentes, et au sein desquelles le fond toujours le même, toujours aussi animé, aussi riche, ne paraît plus que sous une forme misérablement terne, courte, insignifiante. C’est comme si le soleil toujours ardent et brillant à son foyer, ne pouvait plus envoyer sur le monde qu’une lumière pâle et froide. Pour peu qu’il eût conscience de lui-même, il en souffrirait cruellement.
J’en reste là. Je m’ennuie de mes comparaison de mes réflexions. Je me raccoutumerai à écrire, je réapprendrai à oublier les immenses intervalles d’espace, de temps, qui nous séparent et les sacrifices qu’il faut leur faire. Mais aujourd’hui, je ne puis pas. J’ai encore les yeux pleins de ce que je voyais les oreilles charmées de ce que j’entendais il n’y a pas seize heures Vous écrire me distrait de vous. En cessant je vous verrai, je vous entendrai encore. Je l’aime mieux. Permettez-moi de vous dire adieu. C’est en vous disant adieu que je vous retrouve. Adieu donc. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°36 Du Val-Richer, Jeudi 5 heures

Voilà la troisième fois aujourd’hui. Je m’étais promis ce matin d’attendre à demain. Mais j’en ai trop envie. Ma solitude me pèse trop. Je ne suis pas en train de résistance. Je suis fatiguée. J’ai voyagé cette nuit par un temps effroyable, la pluie, le vent, le froid, et une pauvre lune qui se débattait pour jeter au milieu de ce chaos un peu de lumière. Je ne me suis pas bien nettement aperçu de tout cela. Je rêvais, mais d’un rêve qui ne parvenait pas à l’illusion. Il faut de la foi en rêve comme dans la veille. Je crois que sans la regarder, sans y penser cette tourmente de l’atmosphère m’a troublé et dérangé au fond de cette voiture où j’étais pourtant bien seul, bien enfermé.
Le soleil est revenu depuis que je suis ici ; du soleil pour mes yeux, mais non pas pour mon âme. Il y a longtemps que je n’ai été à ce point en disposition triste et faible. On me croit beaucoup de force, et j’en ai. Mais la force ne supprime aucune de nos faiblesses. Elle les empêche Es, rien ne de gouverner notre conduite; voilà tout. Du reste je ne sais pourquoi j’appelle cela une faiblesse. Le vide est immense mais pas trop, pas plus que n’était le bonheur. Il est juste d’en sentir l’absence aussi vivement que la possession. Mes enfants, m’ont reçu avec transport. J’en ai été ému jusqu’à la reconnaissance. Je les aurais volontiers remerciés de leur joie. Je désire que vous les connaissiez. Mais vous ne les verrez jamais habituellement. C’est grand dommage. Ils vous aimeraient. Ils ont le cœur très prompt, très développé. Leur affection joyeuse, confiante, caressante, vous ferait du bien. Je voudrais vous voir entourée de sentiments doux, tendrement empressés. Je ne serais point jaloux de ce que vous y pourriez prendre de distraction même de plaisir.
Je vous trouve si seule de cœur ! Cela pèse sur le mien à toutes les heures du jour. Quand je ne suis pas là, vous êtes obligée de tout faire vous-même pour vous. Cependant si je devais perdre quelque chose la moindre chose à ce que vous trouveriez ailleurs aurais-je assez de vertu pour m’y résigner ? Je ne crois pas. Certainement non, je ne crois pas. Et me voudriez-vous cette vertu là ? J’espère bien que non. Imaginez qu’hier en arrivant à l’hôtel des poste pour monter en voiture, la première personne que j’aie aperçue dans la cour, c’est l’ambassadeur de Sardaigne qui venait embarquer, dans la malle poste de Turin, ce savant Prémontais qui a dîné avec nous mardi, et qu’il aime beaucoup. J’ai eu de cette rencontre, une joie d’enfant. Il me semblait qu’à côté de M. Brignole, j’entrevoyais une autre figure, seulement, il était entre elle et moi. C’était autrement mardi. J’aime mieux mardi.

Vendredi, 8 heures
J’ai beaucoup dormi. La pluie est ce matin plus épaisse que jamais. Je n’y ai pas regret. S’il faisait beau, il faudrait se promener, aller, venir être un peu en harmonie avec le soleil. Je resterai beaucoup dans mon cabinet. Mais j’y ai regret pour vous. Vous avez besoin d’air, de promenade moralement comme physiquement. Et puis soit santé, soit caractère, ces contrariétés-là vous atteignent plus que moi. En tout vous êtes sensible aux petites contrariétés. " Je suis un peu enfant gâté. " me disiez-vous l’autre jour. Il y a du vrai. Le cours de votre vie est pour beaucoup en cela. Vous avez été cruellement frappée, peu contrariée. Vos épreuves se sont passées dans la région haute. Au dessous dans celle des petits intérêts, et des petits plaisirs, vous avez eu, vous avez fait tout ce que vous avez voulu. Il en résulte quelques fois. Et vous entre la gravité si égale, si dédaigneuse de votre nature, et votre vivacité, votre susceptibilité sur des choses qui au fond ne vous font rien, et ne vous touchent qu’à la surface un contraste singulier pour qui ne vous connait pas. J’aime ce contraste. Il dit qui vous êtes, d’où vous venez, comment s’est passée votre vie. J’aime que le caractère les impressions, les habitudes, d’une personne, d’une femme surtout soient l’écho vrai, l’image vivante de sa destinée.
Il faut aux hommes plus d’indépendance de disponibilité ; il faut qu’ils soient plus prêts et moins sensibles à toutes choses. Restez comme vous êtes Madame, un peu enfant gâté dans le menu détail de la vie. Cela me plait, et je n’y perdrai rien. Vous voyez où j’aboutis toujours.

11 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Vous aimez que le dernier mot soit le plus tendre. Eh bien oui, ce sera le plus tendre, de beaucoup le plus tendre. Quelque mal que vous en disiez quelques fois, rien ne vaut adieu. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°35 Lisieux, jeudi 8 h 1/2

Ceci est pour le second jour, un morceau de pain, rien qu’un morceau de pain. Je viens de me donner une demi-heure de libre rêverie. J’appelle cela rêverie je ne sais pourquoi. Je ne rêve point ; je vois, j’entends, je sens très distinctement, très positivement. C’est aussi près de la réalité qu’il se peut quand ce n’est pas la réalité. Il est vrai qu’il y a un abyme. Mais en dépit de cet abyme, mon souvenir ne ressemble point à ce qu’on appelle de la rêverie ; il est clair, précis, animé. Il n’y a point de nuage, il n’y a que de la distance entre vous et moi. Cela me vient, je crois de vous et de ce que vous êtes, aussi bien que de moi-même vous êtes une nature, simple vraie à contours grands et nets. Il n’y a en vous rien de vague d’incertain rien qui, vu de loin, s’altère, s’efface, se confonde avec les vapeurs de l’horizon. De loin, ce n’est que votre image, mais une image lumineuse, vivante, comme vous l’êtes de près vous-même ; une image qui est à l’épreuve de l’éloignement comme de l’oubli, et à laquelle l’espace ni le temps ne peuvent rien ôter.
Dearest, je m’épuise en paroles pour vous donner quelque idée de ce que je sens aujourd’hui. Bien vainement à coup sûr. J’aime mieux m’en rapporter à vous. Parlez-vous de ma part ; et quand vous vous serez dit tout ce que vous saurez, ajoutez encore, et puis encore et puis toujours. Vous n’irez jamais au bout de ce que je vous dirais. Je vais monter en calèche pour le Val-Richer. J’y serai dans une heure et demie. C’est dans mon Cabinet seulement, auprès de ma fenêtre, que je puis reprendre avec quelque douceur nos conversations par lettres. Ici je ne sais sentir que la présence d’hier ou la séparation d’aujourd’hui. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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37. Paris jeudi 14 septembre
10 1/2

J’ai tant à vous dire ; j’ai vécu si longtemps depuis le moment où vous m’avez quittée que je ne sais où commencer dans ce moment je suis plus remplie de mon réveil que de toute autre chose. Qu’il a été doux. Charmant ! Que j’ai été attendri de tout ce que vous me dites et de ce que vous ne me dites pas. Que je vous sais gré de ce que vous ne me dites pas, et que vous eussiez pu me dire ; de ce que vous indignez sans le marquer. Il n’y a pas une nuance qui m’échappe. Tout est converti en trésors dans mon cœur. Je vous remercie Monsieur, je vous remercie de savoir si bien me plaire, en tout, toujours ; et d’être sans cesse pour moi inattendu, quoique le même. Ah ! Que j’aurais de choses à vous dire sur cette lettre, que je la relirai, que je l’aime ! Elle a été très bien logée, il faisait froid, elle a eu chaud et moi aussi. J’attendais avec impatience le moment de nous établir confortablement l’un et l’autre.
Mon ambassadeur l’a un peu retardé, il est resté seul avec moi depuis dix-heures 1/2 & jusqu’à 11 1/2 J’avais eu M. & Mad. de Stackelberg le duc d’Assuna, et Pozzo ; avec celle- ci le commencement de ma soirée de 9 à 10. à 8 1/2 ! Je me suis placée à mon piano, j’ai joué la Gazza. Marie m’avait quittée de bonne heure pour aller à l’opéra. Mon dîner a été triste.
Avant le dîner, je m’étais promenée au bois de Boulogne, j’ai marché dans notre allée jusqu’à ce que la pluie m’en eu chassée, et je m’étais mi en voiture au moment où vous m’avez quittée. Je vous ai fait marcher à reculons Monsieur, je vous ramène à ce moment si pénible, dont je repousse le souvenir en même temps que je le caresse. Ce moment que je suis si pressée de voir effacé dans onze jours. Onze n’est-ce pas ? Vous ne m’avez pas dit clairement si c’était Le 24 ou le 25 Je prends le pire, le 25. Ce ne peut pas être plus tard ? Je me rappelle cependant que vous m’avez nommé dimanche. Dimanche est le 24, sera-ce dimanche ?
M. de Pahlen était bien noir hier. Il n’a pas vu M. Molé depuis le jour de son arrivé, tout est bien froid entre nous. Dans ces cas là Pahlen court au galop, et il assène vite à une charge de Cavalerie. Monsieur voilà une chose que nous n’avons pas mise dans notre avenir. Celle là me fait quitter la France. M. de Pahlen a fait aux Russes résidant à Paris, la déclaration qui lui a été présenté. Il leur a intimé l’ordre de partir, il n’a pas celui de l’exécuter.
Il a fait une nuit épouvantable les coups de vent m’ont réveillée souvent. J’avais froid pour vous ; étiez-vous bien garanti ? Il me semble que oui. Et maintenant vous voilà chez vous. Il sonne midi je viens d’achever ma toilette. Votre petite fille aura été bien heureuse. Je vois tout ce ménage si joyeux de votre retour, vous l’êtes aussi, soyez le tout-à-fait. Oubliez un moment mes larmes. Vous ne les avez pas vues ; mais vous avez pensé qu’elles couleraient, & vous avez pensé vrai. Je sais m’affliger comme je sais jouir. Tout est un peu extrême en moi. Ne le pensez vous pas ? Je ne sais pas un régler, vous avez encore bien à faire pour me rendre digne de vous. Vous avez tort de me dire de rester comme je suis, encouragez-moi plutôt à devenir plus modérée plus patiente, à me livrer moins à l’impulsion du moment, à jouir plus tranquillement du bonheur que le ciel m’envoie, n’accepter avec plus de résignation des contrariétés inévitables. Je me raisonne admirablement, je me crois bien sûre de mon fait, et cinq minutes après, je fais naufrage Aidez-moi, guidez moi, ordonnez oui ordonnez.
Je m’en vais marcher sous les arcades il pleut à verse. Je suis bien aise qu’il fasse triste. Le soleil serait une moquerie une insulte. Je n’attends le soleil que le sountag, et je l’attends avec Sehnsucht que ce mot dans votre bouche m’ a surprise m’a charmé en voiture lors que nous allions au palais des beaux arts. Je ne sais pourquoi ce mot m’a paru en encouragement ? Vous l’avez dit alors sans rien ni raison et parla même il m’a semblé y voir quelque chose. Y avait-il quelque chose ? Je ne crois pas aujourd’hui mais alors je croyais, j’arrivais à croire.
Monsieur j’avais alors déjà bien des jouissances qui vous étaient inconnues. En tout il me semble vous avoir toujours devancée aujourd’hui le pas est égal. Adieu. Adieu. Adieu, mille fois adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°37 Vendredi 15 4 heures

Qu’Adam dut avoir de peine à s’accoutumer, à vivre hors du Paradis ! Là, il ne pensait qu’à jouir de la vie. Il n’y pensait même pas. La vie était pour lui parfaitement pleine, et légère, douce et animée. Pas un moment séparé d’Eve. Punit de solitude et toujours seule. Des entretiens charmants, des silences charmants. Un amour serein comme le ciel, chaud comme le soleil, inaltérable et inépuisable. La prière pour repos, comme l’amour pour bonheur. Tout le jour, tous les jours passés à goûter, avec Elle, les dons de Dieu, à remercier, avec Elle, Dieu de ses dons. Quand on a connu un état si beau, comment en supporter un autre ? Pauvre Adam ? Il n’est pas besoin de l’avoir connu ; c’est assez de l’avoir entrevu. Je ne suis pas de ceux, vous le savez qui méprisent la vie réelle et croient qu’il n’y a de vrai bonheur, que dans les rêves de l’imagination. Une heure de bonheur réel, et il y a de telles heures, vaut mille fois mieux que les plus beaux rêves de l’imagination la plus divine. Mais le bonheur se montre en passant ; c’est là son vice. Et quand il s’est montré, quand il s’est laissé saisir un moment, c’est alors que l’imagination est toute puissante à nous enchanter de l’image de sa durée, à le rappeler, à le retenir devant notre âme sous toutes ses formes, avec toutes ses joies, grandes, petites, sérieuses, gaies, innombrables, infinies. Voilà le rêve légitime, le rêve irrésistible Madame. Je pourrais passer des journées des années à m’y livrer, à me figurer, à goûter en idée tous les ravissements d’une vie qui serait tout entière ce qu’a été un jour, une heure. Rien n’égale alors l’allégresse la fertilité de ma pensée. Le monde avec tous ses intérêts la destinée humaine avec toutes ses chances, comparaissent devant moi. J’aborde toutes les situations, toutes les suppositions. Je deviens Roi, obscur, riche, pauvre, puissant, proscrit. Je travaille sans relâche ; la goutte me cloue oisif, sur mon fauteuil. Je mets mon bonheur aux prises avec les fortunes les plus diverses, favorables ou contraires. Et je le contemple avec délice toujours le même au sein de tant de vicissitudes supérieures à tous les triomphes, à toutes les épreuves répandant tantôt son charme sur les plus frivoles incidents. tantôt son baume sur les plus cruelles blessures. Et je contemple avec plus de délice encore la créature, à qui je le dois et mon cœur se gonfle de reconnaissance au moins autant que de plaisir. Et j’ai beaucoup de peine à revenir à moi, à me persuader que tout cela, n’est qu’un rêve ; car en vérité ce bonheur là est si conforme, à ma nature, j’y espère avec tant d’ardeur, je me sens tant de puissance pour en jouir, qu’il me faut tout ce que j’ai dans l’âme de raison et de fermeté pour me résigner à ne le connaitre que par des apparitions, et à l’entrevoir sans le posséder ! Je ne rêve que pour vous Madame.
Je vous conte mes rêves comme toute chose mais à vous seule. Si le monde s’en doutait, il me croirait fou, et ne voudrait plus jamais me confier ses affaires. J’ai pourtant bien raison, et le monde a bien tort quand il ne croit ses affaires bien faites que par ceux qui ne se soucient pas d’autre chose. Je connais les plus habiles en ce genre. Leur habilité est si courte, si légère, elle oublie et laisse en souffrance tant d’instincts puissants, tant de grands intérêts de la nature humaine qu’en vérité, si le monde n’était pas aujourd’hui bien petit d’esprit et de cœur il ne s’en contenterait pas.

Samedi 8 heures
Je suis très fâché du redoublement de froideur dont vous me parlez ; mais je n’en saurais craindre rien de grave. A moins qu’on ne veuille la guerre chez vous ce que je ne crois pas, nous n’aurons point de guerre. Si nous étions très voisins, si nos toits se touchaient, je ne serais pas si sûr de mon fait. Entre un Prince qui fait ce qu’il veut et un peuple qui dit ce qu’il veut, une parole peut amener bien vite un coup de canon. Mais à la distance où nous sommes avec de si épais matelas entre nous, il faut, pour que la guerre commence, ou la folie et la puissance de Napoléon ou de bons et solides motifs. Ni l’une ni l’autre cause n’existe et n’existera de longtemps. Je comprends toutes les préventions, toutes les humeurs. Ce que je ne comprends pas, c’est que lorsqu’on est placé si haut lorsqu’on voit par conséquent, si loin on accorde aux préventions et aux humeurs un tel empire. L’Empereur ne peut avoir que deux pensées politiques, la lutte contre l’esprit révolutionnaire et la grandeur de la Russie. Pour la première, la Russie comme toute l’Europe a besoin, absolument besoin de la France. La France aujourd’hui peut lutter avec plus de crédit et de succès que personne contre l’esprit révolutionnaire, elle l’a éprouvé jusqu’au bout ; elle n’a plus rien à en apprendre et plus rien à en attendre. Mal conseillé, à tout risque elle pourrait le déchaîner encore ; elle sait mieux que tout autre comment on peut le réprimer. Je dis le réprimer, non seulement matériellement, dans les rues, pour un jour, mais moralement dans les esprits, pour l’avenir. L’Europe orientale qui redoute et combat ce mal avec tant d’ardeur ne sait pas Elle même à quel point il est profond, général, là où il se cache comme là où il éclate, et combien notre concours, notre concours sincère et prudent est indispensable pour le guérir partout. Et je n’hésite pas à dire que la France a déjà donné à cet égard, des preuves de savoir faire comme de bon vouloir ; et elle en donnerait bien davantage, si elle recueillait partout, le juste fruit de sa résistance.
Quant à l’avenir diplomatique et territorial de l’Europe, je n’en sais rien, personne n’en sait rien. Je n’y pense pas, personne n’y peut penser activement aujourd’hui. Mais il est évident que des Puissances européennes la France est celle dont les intérêts permanents, les désirs possibles sont le moins opposés, le plus aisément conciliables avec les intérêts et les désirs Russes. Il n’y a point là, dans l’état actuel de l’Europe, de quoi fonder dès aujourd’hui, et pour le présent, un système une politique. Il y a à coup sur motif puissant, motif de rester en mesure pour l’avenir. Rester en mesure, se trouver toujours libre, toujours prêt, ne pas se créer soi-même et d’avance, des embarras, des obstacles, c’est je crois, la première sagesse celle dont on recueille le plus sûrement les fruits, que tôt ou tard on regrette le plus d’avoir oubliée, celle qui convient surtout à un gouvernement qui se vante et avec raison de la persévérance et de l’esprit de suite qu’il apporte dans ses desseins. Voilà de bien sages paroles n’est-ce pas ? Ce n’est pas sur celles-là que je veux rester avec vous. J’attends votre lettre dans deux heures. Je ne vous dirai adieu qu’alors.

10 h. 1/2 Ah, remplissez quatre pages d’Adieu ; il n’y en aura jamais autant que j’en veux. Et vous avez bien raison. Vos paroles valent mille fois mieux que tous mes raisonnements. Mais aussi je m’ennuie infiniment de mes raisonnements. Je les prends quand je n’ose pas me livrer à autre chose. Adieu, adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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38. Paris, vendredi 16 septembre 9 heures

Vous avez si bien raisonné sur la pauvreté de nos ressources, vous m’aviez si bien démontré la misère d’une lettre que j’ai presque lu sans plaisir celle qui est venu me trouver ce matin dans mon lit, & j’ai béni notre bonne invention qui nous vaut à moi du moins, un instant de transport & de bonheur. Voyez monsieur, ne raisonnez pas tant, ne me montrez pas ces tristes réalités. Quoi ? Vous créez la peine & vous prenez encore à tâche de me la bien définir, bien expliquer, de me montrer qu’il ne me reste pas un pauvre petit plaisir ! Savez-vous ce qui eut mieux valu ? C’était de me dire à quoi vous avez employé cette longue nuit ; si vous avez dormi, veillé, rêvé. Si vous avez eu froid ou chaud. Vous avez cent fois plus d’esprit que moi et dans ces cas-là je ne vous l’envoie pas, j’aime mieux ma bêtise.
Moi Monsieur, je ne disserte pas. Je pleure, oui je pleure ; cela me fait du bien, et puis je pense que j’aime à vous le dire, à vous rappeler nos jours, à les espérer encore, à vous raconter tous les petits incidents des moments passés sans vous, à vivre encore avec vous de cette manière. Est-ce que je vous fais de la peine Monsieur ? M’aimerez-vous moins si je vous ressemble si peu. Mais non, cela n’est pas possible. Tout ce que je pense vous le pensez. Je suis heureuse de le croire, d’en être sûre. Et bien je suis sûre que vous lisez tout ceci avec plaisir ; je voudrais égayer votre cœur, en lui donner que de la joie, je suis si bien que c’est là tout mon vœu, Il me semble presque que c’est mon devoir. Vous me donnez tant de bonheur, je voudrais embellir votre vie. Je le fais n’est-ce pas ? Vous êtes content de moi. Monsieur, comment suis-je arrivée à vous dire tout cela ? Je ne le sais plus ce que je sais c’est que je vous aime, je vous aime ! Et je m’occupe du 25, & jusque là je veux que vous me disiez tout ce que vous faites. J’aime les détails, j’aime à vivre avec vous dans votre intérieur.
Voyons ma journée hier. J’ai marché avant mon lunchon sous les arcades ; à 2 heures j’ai vu le comte Frédéric Pahlen frère de l’ambassadeur après lui, le prince Paul de Wirtemberg, qui est plein d’espoir que le mariage ne se fera pas. Après encore la petite princesse, que j’ai ramenée chez elle. Le bois de Boulogne ensuite, notre allée et d’autres où j’ai marché.
En revenant je suis allée chercher un piano. J’ai lu avant mon dîner ; je me suis reposée après, et j’ai passé ma soirée entre la petite princesse & mon ambassadeur. Nous avons dit des bêtises. Je me suis levée pour aller chercher La lune à dix-heures. Elle n’y était pas. Il y avait de vilains nuages noirs entre vous et moi. J’ai repris tristement ma place ; à onze heures 1/2 je me suis couchée. J’ai pris la lettre sans N° avec moi, j’ai bien dormi, et le voici il me semble qu’il est impossible de vous ennuyer plus complètement que je ne le fais. Aujourd’hui sera comme hier et vous le saurez encore.
J’ai eu une longue lettre de lady Cowper. Jamais il n’a été question de M. Stöckmar. Il est parfaitement décidé que la Reine n’aura pas de private secretary, et jamais ce n’eut pu être un étranger. Elle expédie les affaires avec ses Ministres. dans toute communication écrite avec eux, c’est elle seule qui ouvre & ferme, les boites, et dans les affaires moins secrètes elle se fait aider par son private purse; espèce de secrétaire subalterne, & Miss Davis une de ses filles d’honneur. L’arrivée de Léopold a fait du bien dans le ménage. La Duchesse de Kent porte un visage moins sombre ; il lui a démontré l’inutilité de sa mauvaise humeur. La petite reine est fort gaie, fort contente, & en fort grande amitié avec sa tante la reine des Belges.
1 heure. Je rentre d’une longue promenade à pied. Il fait horriblement, sale mais il me faut de l’exercice. Il me semble que la guerre civile est terminée en Portugal, & très pitoyablement pour les Chartistes. Adieu Monsieur si vous me dites encore que les mots sont des bêtises & que les mots écrits sont plus bêtes encore ? Savez-vous comment je vous répondrai ? par une lettre de quatre pages où il y aura adieu adieu & rien que cela bien serré, oui bien serré bien long.
Adieu car je vous dis trop de bêtises, adieu donc. J’avais déjà fermé ma lettre, apposé le sceau. J’ai voulu relire la lettre que vous m’avez remise de la main à la main. Ah quelle lettre ; qu’elle me fait frémir de joie. Il ne faut pas, que je la lise trop souvent, mais j’y reviendrai, une fois le jour, c’est permis, c’est possible. Je n’y manquerai pas jusqu’au 25. Ne dites pas que les paroles c’est peu de chose. Ces paroles sont tout. Que je les aime ! Monsieur vous voyez bien que d’adieu en adieu, il faudra bien que vous arriviez jusqu’à celui-ci. Adieu

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°38 Londres, samedi 16, 10 heures

Je le crois bien que vous avez eu peu de plaisir à lire mes lettres de Lisieux. J’en ai eu très peu, moi, à les écrire. Il faut que vous me le pardonniez, Madame. Je viens de passer avec vous des jours ravissants, des jours de confiance si tendre d’abandon, si doux ! A chaque heure, à chaque minute de ces beaux jours, j’ai senti grandir et s’étendre dans mon cœur la confiance l’abandon, la tendresse. Je vous quitte. A l’instant même, je vous écris. Que vous écrirai-je ? Tout ce que je vous disais tout à l’heure, ou tout mon chagrin de ne plus vous le dire ? Ni l’un ni l’autre ne se peut. Et pourtant, je n’ai pas autre chose dans l’âme. J’essaie d’échapper à mon âme. Je me détourne. Je me jette à côté. Ne pouvant aller à vous en liberté, je vous raconte avec effort ma tristesse, ma gène et ses causes, et ses ennuis. Ah ! Vous avez raison, mille fois raison ; votre laisser-aller est bien plus aimable ; mais il n’est pas plus tendre.
Votre lettre m’a charmé ce matin, me charme ce soir, me charmera demain ; mais vos paroles si douces, si pénétrantes, ne m’aiment pas davantage que ne vous aimait avant-hier ma pénible contrainte. Vous le voyez du reste ; elle ne dure pas. C’est le mal du premier jour, c’est l’oppression du poids de l’absence au moment où il tombe sur mon âme. Elle le soulève bientôt ; elle le repousse ; elle reprend avec vous même de loin, ses habitudes de Délicieuse intimité. Oui, vous pouvez bien le dire, c’est le vrai mot ; de loin ou de près, vous embellissez ma vie. Vous avez des paroles charmantes, des joies charmantes à m’envoyer ici, à 45 lieues, comme pour notre Cabinet de la Terrasse. Ne changez rien, ne changez rien, je vous en conjure, à votre manière, à votre nature. Ne vous entravez pas, ne vous étouffez pas. Dites moi toujours tout, tout ce qui traverse votre cœur, ce qui remplit vos journées, les lettres qu’on vous écrit, les visites, qu’on vous fait, les bêtises qu’on vous dit. Tout me plaît, tout m’importe. Vous me permettrez bien, n’est-ce pas de trouver toujours que la présence vaut mieux que l’absence, les conversations mieux que les lettres ? Je vous promets de ne plus m’arrêter, de ne plus vous arrêter avec moi sur la comparaison, de ne dédaigner, de ne laisser perdre aucun petit plaisir, de les trouver tous grands, venant de vous, et de vous en renvoyer de même sorte que vous trouverez grands aussi, n’est-ce pas ? J’ai, du fond de mes bois, du sein de ma famille, mille récits à vous faire, mille détails à vous donner. Vous aurez tout, tout. Mais je persiste. Il n’y a point de détails, point de récits qui puissent valoir une lettre de quatre pages où il y aurait : " adieu, adieu, et rien que cela, bien long et bien serré »

Dimanche 11 heures C’est moi, c’est moi qui serai un enfant gâté si vous continuez. Quel moment ravissant vient de me donner la lettre qui m’arrive ! et que de fois aujourd’hui, demain, ce ravissement recommencera !
Je devrais vous gronder. Il y a bien de quoi. Mais je ne puis, non, je ne puis. Et pourtant vous n’êtes pas pardonnable dearest, ces doutes, ces inquiétudes ne sont pas pardonnables. Si vous me connaissiez mieux, quand vous me connaîtrez tout-à-fait, vous saurez ce qu’il me faut tout ce qu’il me faut pour me faire prononcer une seule fois des paroles, que je voudrais vous redire sans cesse, que je vous redis sans cesse au fond de mon cœur ; que mes lèvres balbutient tout bas, quand je suis seul même quand il y a autour de moi du monde. On n’entend pas, on ne sait pas, mais les paroles que vous aimez, qui vous feraient supprimer la moitié de votre lettre elles sont là, toujours là. Adieu, Adieu. Le facteur me demande ma lettre. Il faut qu’il parte. Adieu. Demain, je vous parlerai de tout. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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39. Samedi 16 Septembre 9 h.

Vos douces paroles sont venues me trouver dans mon lit. Je vous remercie. Vous ne savez pas comme j’ai besoin de vous quand vous n’y êtes pas. Je vous l’ai dit vingt fois le jour il me vient la pensée que votre affection ne peut pas être ce que j’imagine qu’elle est lorsque vous êtes présent. Ce n’est pas vous qui êtes l’objet de ce doute c’est moi qui le suis. Et plus je vous montre tout ce que je suis pour vous plus je me persuade, quand vous êtes loin, que je perds dans votre estime ; que vous pouvez être touché de l’affection que je ressens pour vous, mais qu’elle vous parait trop vive, trop en dehors qu’elle doit vous lasser. Et puis quand je suis dans ce train de réflexions je vais vite à l’extrême, et j’étais triste hier, bien triste.
Le soir à ma table ronde je n’écoutais personne. Je regardais à la montre. Je voyais bien l’heure où vous remontez dans votre chambre, où vous me dites que vous vous enfermez avec moi. Eh bien, j’en ai été saisie comme d’un mauvais moment. Un moment où vous retraçant tant d’heures passées ensemble vous pourriez peut être en regretter l’emploi. Je vous vois Monsieur, je vois le mouvement d’indignation avec le quel vous repoussez en méchantes paroles, vous n’avez pas besoin de me répondre mais laissez moi vous dire tout ce qui traverse ma tête. Et trouvez-y autre chose, s’il est possible qu’une preuve de plus, que ma vie entière est attachée au bonheur dont je jouis aujourd’hui, & que je suis éperdue à la seule pensée qu’il puisse éprouver la moindre diminution. Encore une fois Monsieur je le trouve trop grand, je ne m’en trouve pas digne, & quand de flatteuses paroles, telles que vous me les écrivez aujourd’hui viennent me rehausser à mes propres yeux. Je suis heureuse, je vous crois, je porte la tête plus haut et le cœur plus rempli que jamais de ma félicité !
Mais savez-vous donc Monsieur ce que j’ai fait hier ? J’étais pressée de vous le dire et voilà que je m’égare En revenant du bois de Boulogne j’ai été reporter deux livres. J’ai demandé à entrer la portière est venu ouvrir les volets, j’ai tout vu tout regardé, touché. Les portraits comme je les ai regardés ! Ah Monsieur que suis je devenue quand j’ai aperçu le petit tableau contre la porte. Cette tête, cette tête chérie couchée sur ce canapé ; cette figure blanche auprès, anxieuse, caressante. Ah quel mouvement de jalousie, d’horrible jalousie s’est emparée de moi. Il ne faisait pas assez clair pour que je puisse lire les vers écrits dessus. Je n’en avais pas besoin, je ne le voulais pas. Je suis restée devant ce petit tableau. Son souvenir ne me quitte pas. Vous ne m’aviez pas parlé de ce tableau. Vous pensiez peut être qu’il me ferait de la peine ! La portière voyant comme ce tableau m’occupait me dit : " Monsieur était sujet à des migraines." Marie, car elle était avec moi, se mit à rire. Le rire de Marie, le dire de la portière tout cela augmenta mon horrible tristesse. Je fus prête à fondre en larmes.
Monsieur je ne puis pas supporter ces images, & vous ne me direz jamais jamais rien qui rappelle qui ressemble à ces scènes d’intimité. Ma visite se borna à ces quatre chambres. Je ne puis pas demander à voir l’étage supérieur, Marie était avec je redescendis triste, & cependant heureuse. Il me semblait que j’avais pris possession de ces quatre chambres. Mais ce petit tableau, Monsieur, ce petit tableau me serre le cœur.
La petite fille est jolie, elle me parait charmante. D’après ce qu’on m’a dit de votre fils je crois qu’il était mieux que le portrait. L’un des fils de lord Grey doit lui ressembler excessivement et il est bien beau. Je quitte votre maison. En rentrant je trouvai un billet dans lequel il y a ceci : "Depuis deux jours seulement il est parti. J’ai suivi sa marche. Et je comptais aller contribuer pour ma petite part à combler le vide que son absence doit vous laisser. Vous. voyez que je me rends justice et que Je ne m’en fais pas à croire." J’ai pensé que ceci vous divertirait.
Ma société se composa hier au soir de la petite princesse, son mari, Mad. Durazzo, l’ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, le comte Médem, Pahlen, M. Sueyd, & Mëchlinen. Celui-ci nous le chassâmes, ou à peu près vous avez fait comme de raison la conquête d’Adair, il trouve que vous connaissez l’Angleterre mieux que lui.

1 heure. J’ai beaucoup marché, presque jusqu’à me fatiguer. L’air est lourd, chaud & triste. Le soleil ne vient pas, je n’en ai pas besoin. J’ai pensé, rêvé tout le temps. Je pense, je rêve bien plus encore que je ne faisais à votre premier retour au Val-Richer tout ce qu’il y avait alors en moi est doublé. Ah que je suis heureuse & triste !
Votre buste ressemble, mais je ne l’aime pas. Il est si raide. J’ai vu le dessin de la campagne, enfin j’ai tout vu. Marie a regardé cela comme une visite classique. Elle était si curieuse de votre habitation ! Quand y reviendrez- vous pour y rester ? Ah, il n’y aura que cela de bon. Un bonheur bien réglé, bien établi. Adieu. Adieu, & comme je vous dis cet adieu ! Tâchez de bien le comprendre.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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40. Samedi 2 heures 16 7bre

Je pense avec ravissement que samedi prochain je ne vous écrirai plus. Monsieur je ne sais comment le temps passe sans vous. & il passe cependant ! Dites-moi bien tout ce que vous faites, quand vous vous promenez ! Il me semble que vous devriez être dehors dans ce moment avec votre petite fille. Je la crois bien bavarde. Elle doit bien vous amuser vous distraire, savez-vous jouer avec des enfants ? Que je voudrais regarder tout un jour dans ce Val-Richer.

Dimanche, 9 heures. Voilà votre N°36. Quelle bonne, quelle charmante lettre ! Je jouis du bonheur que vous donnent vos enfants. Il n’y a pas un mouvement d’envie dans ce sentiment là. Ce bonheur est fini pour moi, mais je suis heureuse de vous voir le goûter. Parlez moi de vos enfants beaucoup toujours. Vous êtes peinée de ma solitude ! Imaginez donc ce qu’elle était avant le 15 juin ! Avec tant d’amour, tant d’ardeur, tant de capacité d’aimer ! Et bien j’aimais ces tristes souvenirs, j’adorais ces images chéries, je ne m’occupais que d’elles. Je désirais le ciel, c’est là que je vivais, et j’acceptais l’existence que je m’étais faite à Paris, comme la chose du monde la plus passagère ; l’idée même de n’y être pas fixée flattait ma pensée dominante. Une mauvaise auberge en attendant une bonne demeure. Tout en moi était d’accord avec cette pensée là. Je cherchais à me distraire mais c’était pour passer le temps. Il me paraissait devoir marcher plus vite ici qu’ailleurs, c’est pourquoi j’avais choisie Paris, et la rue Rivoli pour bien regarder ce ciel ! Monsieur le vue du ciel est une grande douceur. Vous y avez bien regardé n’est-ce pas ? Monsieur, c’est affreux, c’est horrible d’être restée sur cette terre !

10 heures Je continue je n’ai pas pu continuer tantôt. Eh bien Monsieur le 15 juin est venu. Ne me plaignez plus aujourd’hui de ma solitude. Mais ne m’y laissez plus retomber. Tuez-moi plutôt. Vous savez bien que je vous dis vrai. Ce serait un bien fait. Comme vous me connaissez ! Comme tout ce que vous me dites sur mon compte me frappe de vérité. Vous me faites faire ma connaissance. Vous voyez que je suis sur le chapitre, des petites contrariétés, & de l’effet qu’elles font sur moi. Vous m’expliquez moi admirablement. Vous devez m’avoir bien regardée. Vous avez mis jusqu’ici beaucoup de bienveillance à cet examen, montrez moi mes défauts. Je vous en pris corrigez-moi, reprenez-moi. Vous verrez comme je serai docile. Monsieur j’ai si envie de vous plaire, de vous convenir en tout, en tout !
J’ai passé hier deux grandes heures au bois de Boulogne. Je me suis assise sur ce que Marie appelle votre banc. Je ne suis pas sortie de cette allée. J’y marchais avec vous. J’ai passé chez la petite princesse un moment avant le dîner. Elle n’est pas venue le soir. Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai vu que Pozzo, M. Aston, une autre Anglaise & une grande dame Russe, Mad. de Razonmofsky. Ah mon Dieu quelle espèce ! 70 ans ; des roses sur la tête, une toilette à l’avenant. Et puis l’Empereur m’a dit cela, j’ai envoyé des robes à l’Impératrice ; & des petites manières, et enfin tout ce qu’il faut pour me faire frémir à la seule pensée de vivre dans un pays où l’on porte des roses à 70 ans. Ah ma patrie, comment êtes-vous ma patrie ?
La petite princesse m’a montré hier dans la presse un article sur moi & vous. ll n’y a rien dont j’ai à me plaindre, mais vous savez combien j’aimerais mieux que mon nom ne parut jamais jamais.
Pozzo resta fort tard hier. Il m’amusa un peu. Il y a dans ses récits quelque longs qu’ils soient et un peu rebattus pour moi, toujours des drôleries nouvelles, de la farce italienne, une manière originale qui en fait toujours un petit spectacle. A dire vrai hier même sans cette bouffonnerie il m’aurait endormie, car c’était incohérent. Tout 12, 13 & 14 dans une demi-heure. Mais quand il m’est venu aux conférences de Prague, et qu’après une nuit passée inutilement à émouvoir cette grave & raide Autriche personnifiée dans M. de Metternich, Pozzo s’était endormi de guerre lasse, & que je ne sais plus qui vient le secouer à 9 heures du matin pour lui dire " Réveillez vous belle endormie, l’Autriche entre dans la coalition, & l’Europe va à Paris." On ne résiste pas à la belle endormie, elle vous réveille tout de suite.
Je viens de recevoir une lettre de M. de Noailles qui me donne bien des remords. Je vois que je lui ai fait bien de la peine. Il me le dit sur un ton qui me plait. Il ne veut plus de personne & me charge de le dire aux Schönberg & Pozzo & Pahlen. Ceux là seront un peu désappointés et ne trouveront pas du tout comme lui que je vaille la peine de rompre une partie qui leur faisait grand plaisir. Mais plus j’y pense & plus je trouve que je fais bien de n’y pas aller. Il me faut toute ma longue toilette ; il me faut un tour aux Tuileries avant l’église, & comme c’est dimanche il faut que ma lettre soit mise à la poste avant que j’en revienne. Je vous dis donc adieu. Adieu Monsieur je compte bien sur un bon accueil à ce vilain mot, et je fais pour cela des avances très tendres. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°39 Dimanche 17. 4 heures

Si vous étiez entrée tout à l’heure dans ma cour, vous auriez été un peu surprise. Vingt trois chevaux de selle, deux cabriolets, une calèche. Les principaux électeurs d’un canton voisin sont venus en masse me faire une visite. J’étais à me promener dans les bois avec mes enfants. J’ai entendu la cloche du Val Richer, signe d’un événement. Je ne savais trop lequel. Nous avons doublé le pas, et j’ai trouvé tout ce monde là qui m’attendait. Je viens de causer une heure et demie avec eux de leurs récoltes, de leurs impositions, de leurs chemins, de leurs églises, de leurs écoles. Je sais causer de cela. J’ai beaucoup d’estime et presque de respect pour les intérêts de la vie privée, de la famille, les intérêts sans prétention, sans ambition, qui ne demandent qu’ordre et justice et se chargent de faire eux-mêmes leurs affaires pourvu qu’on ne vienne pas les y troubler. C’est le fond de la société. Ce n’est pas le sel de la terre, comme dit l’Évangile mais c’est la terre même.
Ces hommes que je viens de voir sont des hommes sensés, honnêtes de bonnes mœurs domestiques, qui pensent juste et agissent bien dans une petite sphère et ont en moi, dans une sphère haute assez de confiance pour ne me parler presque jamais de ce que j’y fais et de ce qui s’y passe. Mes racines ici sont profondes dans la population des campagnes, dans l’agricultural interest. J’ai pour moi de plus, dans les villes, tout ce qu’il y a de riche, de considéré, d’un peu élevé. Mes adversaires sont dans la bourgeoisie subalterne & parmi les oisifs de café. Les carlistes sont presque comme des étrangers, vivant chez eux, entre eux et sans rapport avec la population. La plupart d’entre eux ne sont pas violents, et viendraient voter pour moi, si j’avais besoin de leurs suffrages. Du reste, je ne crois pas que mon élection soit contestée. Aucun concurrent ne s’annonce. Ce n’est pas de mon élection que je m’occupe mais de celles qui m’environnent. Je voudrais agir sur quelques arrondissements où la lutte sera assez vive. Je verrai pas mal de monde dans ce dessein. Si la France, toute entière ressemblait à la Normandie, il y aurait entre la Chambre mourante et la Chambre future bien peu de différence ; et j’y gagnerais plutôt que d’y perdre. Mais je ne suis pas encore en mesure de former un pronostic général. Vous voilà au courant de ma préoccupation politique du jour. Je veux que vous soyez au courant de tout.

Lundi 7 h. du matin
Je suis rentré hier chez moi vers 10 heures à notre heure à celle qui me plait le plus pour vous parler de nous. J’ai trouvé mon cabinet et ma chambre pleine d’une horrible fumée. Mes cheminées ne sont pas encore à l’épreuve. Il a fallu je ne sais quel temps pour la dissiper. Je me suis couché après. Aussi je me lève de bonne heure. Laissez-moi vous remercier encore du N°39, si charmant, si charmant ! Qu’il est doux de remplir un si tendre, un si noble cœur! Cette nuit trois ou quatre fois en me réveillant, vos paroles me revenaient tout à coup, presque avant que je me susse reveillé. Je les voyais écrites devant moi. Je les relisais. Adieu n’est pas le seul mot qui ait des droits sur moi.
Je ne vous avais pas parlé de ce petit tableau. J’y avais pensé pourtant, et j’aurais fini par vous en parler. Vous n’en savez pas le sujet. Il est plus lointain, plus indirect que vous ne pensez. En 1833, 34, 35. 36, j’ai relu et relu tous les poètes où je pouvais trouver quelque chose qui me répondit ; qui me fît ... dirai-je peine ou plaisir? Pétrarque surtout m’a été familier. C’est peut-être, en fait d’amour le langage le plus tendre, le plus pieux qui ait été parlé. J’entends parler dans les livres que je méprise infiniment en ce genre, poètes ou autres. Un sonnet me frappa, écrit après la mort de Laure et pour raconter un des rêves de Pétrarque. Je vous le traduis
" Celle que, de son temps, nulle autre ne surpassait, n’égalait, n’approchait, vient auprès du lit où je languis, si belle que j’ose à peine la
regarder. Et pleine de compassion elle s’assied sur le bord ; et avec cette main, que j’ai tant désirée, elle m’essuie les yeux ; et elle m’adresse des paroles si douces que jamais mortel n’en entendit de pareilles.- Que peut, dit-elle, pour la vertu et le savoir, celui qui se laisse abattre ? Ne pleure plus. Ne m’as-tu pas assez pleurée ? Plût à Dieu qu’aujourd’hui tu fusses vraiment vivant comme il est vrai que je ne suis pas morte ! "
Voilà mon petit tableau Madame. Il m’a fait du bien. M. Scheffer a réussi à y mettre quelque chose de la ressemblance qui pouvait me plaire. Les vers inscrits au bas sont le sonnet même de Pétrarque. Oui, mon fils était mieux, bien mieux que son portrait, qui lui ressemble pourtant beaucoup. Vous avez vu, vous avez regardé avec amour d’aussi nobles, d’aussi aimables visages, pas plus nobles, pas plus aimable.
Ma petite fille aussi est plus jolie que son portrait, des traits plus délicats, une physionomie plus fine. Vous la verrez elle. Je voudrais que vous pussiez la voir souvent, habituellement. Elle est si animée, si vive, toujours si prête à s’intéresser à tout gaiement ou sérieusement ! Elle vous regarderait avec tant d’intelligence. Elle vous écouterait avec tant de curiosité ! Laissons cela. Quand nous aurons trouvé ce que je cherche en Normandie, nous pourrons ne pas le laisser.

Lundi 10 heures 1/2
Voilà le N°40. Je n’ai pas vu cet article de la Presse dont vous me parlez. Je vais le chercher. Je renouvellerai mes recommandations indirectes comme bien vous pensez là du moins mais positives. Ce n’est pas aisé. Mettez sur Adieu tout ce que vous voudrez. Je me charge d’enchérir. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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41. Paris lundi 18 7bre
9 heures

Comment faites-vous Monsieur pour me dire toujours la même chose sous tant de formes diverses ? Comment faites-vous pour que chacune de vos lettres me plaise plus que celle qui l’a précédé, et qu’allez-vous inventer à présent que vous avez expédié le paradis ? Ah qu’il est charmant celui que votre plume me décrit. Je l’ai lu deux fois dans mon lit. Je l’ai lu depuis. J’aimerais bien à le lire tout le jour. Monsieur vos lettres font toute ma joie, mais il ne faut pas que cela dure trop, & je cherche en vain une réponse à mes interrogations sur le 24 ou le 25. Le quel de ces deux jours sera le bon ? J’aurais bien envie d’envoyer savoir tous les jours des nouvelles de la santé de M. Duchâtel & Miss Jacqueminot. Je suis fort préoccupée d’eux. Il m’a pris hier à l’église des étouffements abominables, le sermon n’était pas bon, mon attention n’y était pas, j’ai prié pour mon compte. Vous savez tout ce que mon cœur adressait à Dieu. Quel mélange de tristesse & de joie d’humilité, de confiance, de résignation, de reconnaissance rem plissait mon âme ! Vous parlez. à Dieu comme je lui parle j’en suis sûre. Nos destinées et nos âmes sont les mêmes, elles se rencontrent là comme ailleurs, plus qu’ailleurs. Nous prions, nous pensons, nous rêvons de même. Oui Monsieur, vos rêves croyez-vous que je ne les ai pas faits tous ? & bien plus. Ah pour ceux-là il n’y a pas de bornes. Que j’aime votre lettre ! En revenant de l’église j’eus une longue visite de mon ambassadeur & puis du duc de Palmella. Celui-ci est content des nouvelles du Portugal. Il dit que M. Bois le comte fait de la poésie. La cause des Chartistes est en bon train, & il ne doute pas de son succès. Ma promenade au bois de Boulogne hier a duré trois heures. Il faisait charmant. J’ai marché, je me suis fait traîner dans tous les sens. Je perds bien du temps à ces promenades. Mais elles me font du bien, & vous voulez que je m’occupe de ma santé, j’y pense beaucoup. Je ne dînai hier qu’à 7 heures. M. Molé vint le soir. Il trouva chez moi beaucoup de monde. Russie, Angleterre, Sardaigne, Autriche, Prusse, missions & nations comme on dit à Constantinople. Je trouvai mauvaise mine à M. Molé et l’air distrait. Il me dit quelques petites paroles aigries aux quelles je sus répondre pas aigrement du tout, & il finit par observer que je devais user toutes les mauvaises humeurs, parce que je n’en avais jamais de mon côté. Je me propose de lui dire aujourd’hui qu’on peut finir par m’ennuyer en restant trop long temps sur une même plaisanterie. Mon Dieu, comme ce sujet l’occupe ! 1 heures. Je dîne aujourd’hui chez M. de Pahlen, le prince de Würtemberg est arrivé hier au soir. La noce se fera dans le courant d’octobre. Le temps est si lourd, si chaud que je suis toute lasse de ma première promenade que je viens de faire aux Tuileries. Adieu monsieur tout ce que vous me dites sur la Russie est vrai & bien dit, et devrait bien aller plus loin. Savez-vous que je suis prête à me trouver mal de la chaleur excessive qu’il fait aujourd’hui, & que je vous quitte parce que je n’ai plus la force à écrire. Adieu. Adieu, soutenez moi Monsieur, je n’en puis plus. Adieu cependant comme de coutume.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°40 Lundi 18 5 heures et demie

Oui, moi aussi j’ai bien souvent regardé au Ciel. Mais pourquoi dites vous encore aujourd’hui : " C’est affreux, c’est horrible d’être restée sur cette terre " ! Est-ce d’un tort ou d’un malheur que vous voulez parler ? Dearest, cette phrase me pèse sur le cœur. Et pourtant Dieu sait s’il y a dans vos douleurs, dans vos regrets ; quelque chose que je ne connaisse pas, que je ne sente pas comme vous, avec vous, pour moi, pour vous ! Vous m’aviez inspiré par là, avant, bien avant le 15 juin avant ce fatal 15 février, qui m’a frappé du même coup, vous m’aviez inspiré un intérêt bien vif, un intérêt mêlé d’attrait et de respect. Je ne regardais jamais sans attendrissement votre deuil immobile, vos yeux qui se détournaient ou s’abaissaient sans cesse pour cacher ou retenir des larmes. Et depuis ! .... Depuis, il y a eu le 15 Février et le 15 juin. J’ai droit sur vous, Madame. J’ai droit que sans rien oublier de vos regrets, sans rien ôter à ces créatures chéries qui vous ont quittée, vous ne disiez plus qu’il est horrible d’être restée sur cette terre. Que dirais-je donc, moi ? N’ai-je pas perdu ce que vous avez perdu ? N’avez-vous pas reçu de moi ce que j’ai reçu de vous ? Ne nous sommes nous pas, tous deux en deuil, tous deux le cœur bien malade, ne nous sommes-nous pas tendu la main avec consolation, avec espérance? Je doutais moi ; j’hésitais. Je ne doute plus. Vous ne m’avez pas ôté mon mal vous ne m’avez pas rendu ce que Dieu m’a retiré. Mais vous m’avez donné un bien immense. Vous avez fait que dans cette balance si incertaine de biens et de maux qui s’appelle la vie, le bon bassin s’est trouvé de nouveau rempli, rempli d’un trésor. Dites-moi aussi cela de vous, Madame. Je le sais, je le crois, j’en suis sûr. Mais dites, redites le moi.

Mardi 7 h. 1/2
Vous voudriez regarder tout un jour dans le Val Richer. Voici un miroir très fidèle où vous verrez tout le jour d’hier, tous les événements, tous les acteurs Il est sept heures. Je suis encore dans mon lit, dans ma petite chambre, après mon cabinet à l’extrémité nord de la galerie. Je n’entends rien, excepté les vaches du fermier qui mugissent en allant paître. Je me lève. Je passe dans mon Cabinet. J’allume moi-même mon feu. Je vous écris. Nous sommes seuls, parfaitement seuls, point de bruit, point de mouvement, ma porte bien fermée. Un peu après huit heures, je l’ouvre. Mon valet de Chambre m’apporte des Eaux Bonnes. J’en bois un grand verre. Je sors à l’autre bout de la galerie, mes enfants, qui ont épié le moment où l’on entrait chez moi, accourent en sautant, criant ; Henriette crie un peu moins fort. Guillaume a un son de voix charmant qu’il défigure affreusement pour étouffer la voix de ses sœurs. Avec eux, je dis bonjour en passant à Mad. de Meulan dont la chambre est la première de ce côté de la galerie. Je vais chez ma mère. J’y passe un quart d’heure. Mes enfants déjeunent dans deux chambres, à côté ; une grande soupe que Mad. de Meulan partage avec eux. Je rentre dans mon cabinet. Je bois un second verre d’Eaux-Bonnes. Je me promène quelques moments dans la galerie, regardant mes livres, mes gravures, arrangement nouveau, encore incomplet, et qui m’amuse. Je rentre décidément. Je fais ma toilette. J’écris des lettres. J’attends la vôtre. Vous ne savez pas, personne n’a jamais su comment j’attends, à quel degré d’impatience intérieure je puis arriver. Pendant que j’attends, tout le monde s’occupe. Mlle Chabaud, cette amie de ma mère dont je vous ai parlé, donne à mes filles une leçon d’anglais. Ma mère fait lire Guillaume. Après leur prière, faite ensemble chez leur grand-mère, mes filles apprennent par cœur des vers français, des dialogues anglais, un peu d’histoire et de géographie. Mad. de Meulan travaille dans sa Chambre, fait de la tapisserie, colle des gravures, coupe et prépare du linge à coudre par me filles et par les femmes, le tout pour le Val Richer. Je suis descendu deux fois pour voir si la poste arrivait. Elle arrive enfin. On m’apporte le paquet dans mon Cabinet. J’y prends mes lettres c’est-à-dire ma lettre. J’envoie à chacun les siennes. Je ferme m’a porte. Je lis, je relis. J’achève et je cachette ma lettre. La poste s’en va.
Il est onze heures. Le déjeuner sonne. Nous descendons tous, moi donnant le bras à ma mère, mes enfants avec des cris de joie. Ils sont très bruyants. A table ils parlent, parlent. Je les arrête un peu. Je dis à Henriette : « Sais-tu que Mad. de Lieven a deviné que tu étais très bavarde ? Elle me regarde, sa physionomie s’altère un peu, bien peu, des larmes tombent sur le petit visage gai, serein, qui ne se décompose jamais. Mais le sont bien des larmes. Elle est affligée, offensée que vous la croyiez bavarde. Je l’appelle. Elle vient à moi. Je la console Je lui dis que je vous ai souvent parlé d’elle, que vous avez bonne opinion d’elle. Elle est consolée et retourne en riant à sa place. Le déjeuner finit. Le temps est passable. Nous allons, nous promener, c’est-à-dire errer ensemble dans le jardin, dans le potager, le long des haies, autour de la pièce d’eau. Mes enfants cueillent des noisettes, ramassent les pommes tombées ! Je cours avec eux sur les gazons car nos près normands sont de vrai gazons de jardin. Guillaume tombe, roule, se plaint, grogne, recommence. On se moque de lui. Il est sensible à la douleur et facile aux larmes. On lui en fait honte. Presque une heure se passe ainsi. Pour me promener loin dans les bois, faire une vraie course, j’aime à être seul ou mieux que seul. La promenade en troupe à la file sans recueillement et sans intimité ne me plaît pas. Je l’évite quand je le puis sans être trop maussade. Nous rentrons. Je place, avec Mad. de Meulan, deux gravures de plus dans la galerie, une belle Ste Famille de M. Ingres et une Lecture de Virgile à Auguste. Nous aurons fait nous-mêmes tout cet arrangement. Les ouvriers d’ici manquent de goût et de patience. Et cela remplit le temps qu’on passe ensemble. Je me rétablis dons mon Cabinet. Je relis plus d’une fois. Je ne compte pas mes plaisirs. Je travaille Je voudrais dire quelque part avec quelque détail ce que je pense de l’état démocratique de la société parmi nous. Je commence à l’écrire. Chacun s’occupe chez soi. Mes filles viennent me voir deux ou trois. fois dans la matinée. Nous causons, un peu d’anglais. un peu d’arithmétique. Un ouvrier me dérange. Il vient poser dans ma chambre un devant de cheminée. Du froid me venait par là. Il ne m’en est plus venu cette nuit. Mad. de Meulan est le grand surveillant, le grand directeur des ouvriers. Ils ont pour elle beaucoup de considération beaucoup plus que pour moi.
Il est six heures un quart. On sonne le dîner. Point d’incident à table. Nous remontons chez ma mère. Grande récréation. On se décide pour le bal. Mes deux filles s’établissent sur des chaises, dans l’embrasure de la fenêtre. Guillaume va leur dire tour à tour : " Mademoiselle voulez-vous me faire l’honneur de danser avec moi la contredanse prochaine ? " La contredanse commence à deux, par un galop. J’interviens. A quatre, on va. Je ne puis venir à bout de leur apprendre à faire la chaîne anglaise. Je me retire du bal. Il finit. On regarde, on arrange de petits plâtres moulés sur des médailles des pierres antiques, et qui doivent prendre place dans des cadres noirs, aux deux bouts de la galerie. Il est neuf heures et demie. Mes enfants vont se coucher. A dix heures, je pars aussi. Je rentre chez moi. Hier, j’étais un peu las. Je me suis couché. J’ai lu une demi-heure dans mon lit, un récit de l’expédition Anglaise de l’Inde en Egypte, en 1800, par un homme de mes amis, M. de Noé, qui servait alors dans le 10e régiment de ligne anglais envoyé contre Tippoo Saïb. Son récit m’endort. J’ai bien dormi.
A quatre heures, j’ai été éveillé. J’ai rêvé éveillé, une demi-heure, si doucement ! Et je vous écris. Est-ce assez complet, assez exact ? Je vous garantis que vous avez tout sauf la présence réelle. Adieu. Un adieu provisoire. Je vais faire ma toilette, en attendant la poste. Il est déjà 9 heures et demie.
10 heures 1/2
Comment avez-vous si chaud ? Ici il pleut toujours. Mais n’importe. Appuyez-vous, sur moi. Je vous soutiendrai longtemps, aussi longtemps que vous voudrez, que vous permettrez adieu. Le véritable adieu. Ils le sont tous. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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42. Mardi 19 septembre 9 heures 1/2

Quand je reçois vos lettres, dans le moment où je les lis, je suis si heureuse si parfaitement heureuse que pour cet instant là il me semble que je ne regrette pas votre absence. Cette impression dure deux minutes, cinq minutes peut-être, & puis le désir, l’ardent désir de vous voir là près de moi, bien près de moi, devient si vifs, il s’empare si entièrement de tout mon être que j’étends les bras, j’appelle mais à voix bien basse, je répète mille fois ces trois petits mots que vous m’avez appris, (oui vous me les avez appris) et un triste, un long soupir finit tout cela, et je me réveille bien complètement pour trouver devant moi une éternelle journée qui ne m’offre plus d’autres ressources que de venir vous redire toujours la même chose de la même manière, et d’une manière si froide que je me suis saisi d’un grand mépris pour mes lettres. Monsieur comme vous m’étonnez en me disant qu’elles-vous plaisent ! Je sais bien qu’elles pourraient vous plaire, mais je n’ose pas vous plaire, et il y a des jours & des moments où cette contrainte m’est insupportable. Dans ce moment surtout, ah si je pouvais vous dire tout ce que j’éprouve. Monsieur quand vous le dirai-je ?
Sera-ce dimanche ou lundi, pourquoi vous obstinez-vous à ne pas répondre à cette interrogation, est-ce que vous méditez quelques iniquités ? Je fis hier avant dîner une très longue promenade avec la petite princesse ; toute l’avenue de Longchamps à pied. c’est presque trop, & j’arriverai très fatiguée au dîner de mon ambassadeur. Il y avait trente personnes à table. M. Molé & l’ambassadeur de Sardaigne furent mes voisins ; ma droite était mieux occupée mardi dernier !
A propos il ne faut pas que j’oublie de vous dire que M. de Brignoles qui s’est vanté à moi de la rencontre dans la cour de l’hôtel des postes m’a dit qu’elle lui avait fait un extrême plaisir. C’est bien plus personnel que celui que vous a causé sa vue. J’aime bien cet ambassadeur, je l’aime beaucoup. Les dîners de M. de Pahlen ne durent jamais moins de deux heures. C’est donc une grosse affaire que les voisins. M. Molé était en train; nous avons causé de tout. Il est dans la plus parfaite assurance sur le résultat des élections. M. Thiers ne fera à ce qu’il parait que traverser Paris, il ira à Lille attendre l’ouverture de la session. M. Salmandy est à Valençay, avec des projets de conquête. On a bien fait sonner hier le retour en Normandie. Pour m’enlever tout prétexte de crainte, j’ai répondu en riant qu’il faudrait d’abord que j’en eusse ; et puis un instant après, on a cité les quelques jours inexpliqués passés à Paris ; ce qui fait un système de guerre très incohérent qui allait assez comme remplissage des deux heures de dîner mais qui n’ira pas longtemps comme cela. La séance après le dîner fut longue et je suis obligée là de rester la dernière. Cela dura jusque vers dix heures. Il était trop tard pour mon salon.
La petite princesse allait au spectacle la Sardaigne chez Madame de Castellane ; je m’y laissai entraîner je la trouvai couchée. M. Pasquier y vint. Elle fit un récit un peu étrange, & puis M. Molé arriva pour faire le thé comme s’il était dans son ménage ; cela me fit me redresser un peu et je partis. Monsieur cet intérieur là est d’un parfait mauvais goût, je suis fâchée de l’avoir vu ainsi, je me sentis parfaitement déplacée. Je fus dans mon lit hier avant onze heures. Il fait une chaleur excessive j’en souffre. J’aime l’air d’automne et de printemps. Mais le chaud comme le froid me sont insupportables.
J’ai lu à mon déjeuner une lettre de Madame de Dino ; elle me demande si vous irez toujours en nov. à Rochecotte. Elle vous croit sans doute établi à Paris. Elle s’ennuie, elle demande des nouvelles. Je n’en sais pas je n’en demande pas. Je ne suis plus curieuse de rien. Je ne pense qu’à la Normandie, c’est là où je vis, je ne veux des nouvelles que de là. Que me fait tout le reste du monde, il m’importune. Je voudrais vivre dans un bois, un petit cottage, toute seule. J’irais ouvrir la porte deux fois le jour ! Monsieur, j’étouffe de tout ce qui se présente à ma pensée. Défendez-moi de vous écrire, défendez moi de me livrer à de si doux rêves, Venez me défendre tout cela ; ici je vous obéirais ; de si loin je me révolte, je pense si pense ! Ah mon Dieu jusqu’à ce que j’arrive à ne plus savoir ce que je vous dis.
Adieu. Adieu et comment ! Jamais je n’ai tant appuyé sur ce mot. Adieu. Quoique ma lettre ne porte la date que d’une seule heure j’y suis revenu vingt fois. Je vous ai quitté, je vous ai repris, & je ne la ferme que dans ce moment 2 heures. Il me semble que je ne vous fais toute cette inutile explication que pour me ménager le prétexte d’un nouvel Adieu. J’en suis insatiable aujourd’hui. Votre lettre m’a mise dans ce train. Je ne sais pourquoi. Venez donc encore chercher cet adieu de ce côté-ci.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°41 Mardi 10 h. du soir

Je suppose que vous avez vu l’article du Temps d’hier lundi, et que vous aurez deviné sans peine d’où il vient. C’est son journal et sa façon d’agir. J’entends d’ici la conversation d’où l’article est sorti, et je nommerais, je crois, le journaliste qui a rédigé la conversation.
Avez-vous rencontré beaucoup de petites infamies pareilles ? Vraies infamies de comédies, aussi petites qu’odieuses. J’en suis et j’en serai contrarié autant et aussi longtemps que vous le serez. Malgré votre désir et les précautions prises, je n’osais pas espérer que votre nom ne parût jamais dans un journal ; mais je ne me serait par la pas permis de prédire qu’il y viendrait par là. J’ai retrouvé les quelques lignes de la Presse. Savez-vous qui les a écrites ? Mad. Emile de Girardin, celle chez qui le Duc et la Duchesse de Sutherland allaient passer la soirée. Il y a des fripons qui volent les bourses, les mouchoirs. Il y en a d’autres qui volent les noms propres, les anecdotes vraies ou fausses. Et Chaque journal a ses coureurs de faits, de nouvelles, qui vont les recueillant et les escamotant dans tout Paris, chacun où il peut, tel dans les rues, tel dans les cafés, tel dans les salons. Et plus le non est illustre, plus le fait se paye cher. Mais ceux-ci ne sont pas des faits payés : ce sont des faits fournis gratis. Quelle honte !
Je suis préoccupé de votre contrariété. Je voudrais tant vous faire vivre dans une atmosphère parfaitement calme et douce ! Connaissez-vous en même temps rien de plus ridicule, si vous lisez ces journaux là, que tout leur ardeur à démontrer pour les matins, qu’il est impossible que M. Molé tombe, impossible que je trouve des alliés pour le renverser impossible que je revienne au pouvoir ?
Je ne pense à rien, je n’essaie rien, je ne parle ministère à personne ; les journaux qui me sont amis ne mettent aucune combinaison en avant, attaquent à peine quelques actes, quelques tendances du Cabinet. n’importe; on se démène, on crie comme des assiégés sous qui une mine va sauter, qui voient commencer un violent assaut. On semble obsédé par un fantôme. Pour les patrons de la conciliation générale, c’est bien peu de sécurité. Je ne sais pourquoi je vous parle de cela. L’article de ce matin, m’a donné de l’humeur et m’a fait penser à tout le reste. Habituellement je n’y pense guère. Rien ne me paraît plus plaisant que l’agitation sans relâche, les machinations continuelles, le tourment d’esprit qu’on m’attribue. J’ai de l’ambition toujours, j’en conviens ; de l’activité au besoin, je l’espère. Mais personne ne se remue moins que moi ; personne ne méprise davantage tout mouvement, petit, impatient, prématuré. Il faut, je crois, dans la vie politique, & sous notre forme de gouvernement, inventer très peu, frapper à très peu de portes, attendre tranquillement et se contenter d’être toujours prêt & à la hauteur de la marée montante, quand elle arrive. C’est mon goût, et je le suivrais n’eussé-je pas d’autre raison. Mais c’est aussi, je crois la vraie habilité. Je n’irai pourtant pas me coucher sur ces idées et ces paroles là.
Qu’est-ce donc que ces étouffements que vous avez eus à l’Eglise ? Certainement, il faut soigner votre santé. à chaque soin que vous prendrez, remerciez vous de ma part. Je vous soignerais si bien si j’étais toujours là ! Adieu, adieu. Il n’est pas onze heures. Vous avez encore du monde. Je vous assure que si j’y étais, je serais très aimable, aimable pour M. de Muhlinen. Adieu à demain.

Mercredi 10 heures ¼
Vous n’avez surement pas vu l’article du Temps. Vous ne m’en dîtes rien. Voyez-le. Il faut savoir où l’on en est. Je ne voudrai jamais que vous ignoriez rien de ce qui vous a touché, de ce qui nous touche de si près. Et pourtant que me fait le Temps, que me font tous les journaux du monde quand je reçois de vous une lettre comme le n° 42 ? Permettez-moi de ne pas vous en parler en ce moment. Vous savez qu’il y a des moments, bonheur ou malheur, où j’ai besoin de me taire, où je ne puis pas, où je ne veux pas parler. Mais vous m’avez ravi. Mais vous venez de me donner une joie incomparable. J’en ai besoin.
On me dit que le mariage de M. Duchâtel n’aura lieu que dans les premiers jours d’octobre. J’attends demain M. Duvergier de Lausanne qui vient passer ici 36 heures et qui m’apportera quelque chose de positif. Je n’ai pas répondu à votre question, je ne vous ai rien dit du tout. Je voulais ; je veux savoir. Je déteste les attentes vaines. Je les déteste pour moi pour vous. Mais, il faut que je donne ma lettre. Le facteur l’attend. Adieu. Adieu. Je ne sais qu’ajouter à mon adieu. Et pourtant, j’y voudrais tant ajouter. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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43. Mercredi 25 Septembre 9 1/2

Que nous sommes loin l’un de l’autre Monsieur. Vous allumez vos cheminées lorsque j’étouffe à Paris. Depuis trois jours la chaleur est excessive, et pour ma part elle m’empêche de dormir. Venez-vous chauffer ici ; il y fait charmant. Ce tableau est donc bien récent, il est de cette année-ci peut être de notre année ? Je l’ai devant les yeux sans cesse. J’ai passé une très grande partie de la matinée, hier au bois de Boulogne. Je perds tant de temps à ces promenades que je ne parviens pas à prendre en main un livre. Après mon dîner j’essaie de me faire lire par Marie, elle m’endort. C’est si monotone. Je regrette mes yeux.
J’ai eu mes habitués hier soir. Mon ambassadeur Pozzo, la petite princesse, M. Sneyd, M. Aston, et puis le duc de Valençay et M. de la Redorte comme extraordinaires. Vous savez que celui-ci est fort épris de la duchesse de Sutherland. Il me dit que M. Thiers sera à Valençay sous peu de jours. Votre futur gendre étonne tout le monde par sa haute taille, on dit que c’est presque un géant, fort beau & ressemblant à mon empereur. Il porte l’uniforme et la cocarde russe !
Je vous dis rien du tout aujourd’hui. Je fais pénitence pour hier, ou je vous disais trop. Vous savez que c’est ma manière. Demain peut être je retoucherai. Il n’y a rien de plus charmant que mon appartement dans les heures de la matinée. Vous ne sauriez croire comme il est gai, frais, clair. Vous n’avez jamais vu notre cabinet de bonne heure, il vous plairait. Je tiens beaucoup à un local gai, à du soleil surtout. Mon humeur s’en ressent toujours. Il me faut le côté du midi. Je ne puis pas concevoir que je sois née au 60 ème degré de latitude ; je ne puis rien concevoir de mon passé, je ne conçois que mes malheurs. Ceux là sont toujours devant mes yeux dans mon cœur ; tout le reste m’est incompréhensible. Je ne suis entrée dans ma vraie nature que depuis trois mois. C’est bien là ce qui lui convenait, ce qu’il fallait qu’elle trouvât ici bas ne le trouvant plutôt, sous d’autres auspices, je n’aurais pas pu lui consacrer ma vie. Aujourd’hui tout est accompli, et je n’ai plus que cette vocation entre moi et l’éternité. Je m’y voue, je m’y livre toute entière avec bonheur avec confiance, car vous me l’avez dit, Dieu voit cela avec plaisir, et vous êtes pour moi la voix de Dieu.

1 heures Je viens de marcher pendant une heure sous ces ombrages si frais. Vous m’avez quittée il y a huit jours, je n’en compte plus que quatre n’est-ce pas ? Mais répondez-moi donc. Je n’ai pas reçu un mot de mon mari ni de mon fils qui est avec lui. J’espère en recevoir la réponse à ma lettre que lorsque vous serez auprès de moi. Quelle qu’elle soit je saurai mieux la supporter. Adieu monsieur, adieu. J’ai bien envie de dire un jour à M. Molé pour calmer ses inquiétudes qu’il n’y a rien que je vous dise avec plus de plaisir que ce mot adieu. En vérité c’est un drôle de goût que nous avons là. Adieu donc adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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44. Paris, le 21 Septembre jeudi 10 heures

Ce qui me frappe en vous beaucoup est tout juste la qualité qu’on vous conteste. Ainsi on m’a sans cesse répété, qu’il n’y a en vous ni naturel ni vérité, que tout est à effet ; et ce qui me charme, ce qui m’en chante est de vous voir toujours, sur toute chose si simple, si éloigné de la moindre prétention, préparation. (Pardonnez-moi la comparaison Monsieur) de vous voir en cela me ressembler si parfaitement. Ce que j’aime encore en vous beaucoup, beaucoup et je vous l’ai déjà dit, c’est ce tact, ce bon goût qui vous accompagnent toujours. Il y a tant de délicatesse dans tout ce que vous dites, tout ce que vous faites! Voyez Monsieur, vous pourriez manquer de tout cela et être encore supérieur à tous, être encore l’objet de mes respects comme dit M. Molé (et il ne sait pas tout ce qu’il exprime dans ce mot !) mais si vous saviez comme tout cela me charme ! Comme j’aime à être fière de tout en vous, à rencontrer toujours ce que je voudrais qui fût, non seulement à ne jamais heurter contre rien qui me froisse, mais à trouver mieux que je n’attends jusques dans les nuances les plus imperceptibles et il n’y a rien d’imperceptible quand on regarde comme je regarde, quand le cœur regarde de si près, si près, avec tant d’anxiété, de passion, et cependant soyez en bien sûr, sans aveuglement ; au contraire avec des yeux très difficiles.
Eh bien, Monsieur tous les jours dans chaque mot que vous me dites, chaque ligne que vous m’écrivez. Je fais une nouvelle découverte charmante. Ce bien que j’ai acquis, j’y trouve mille trésors nouveaux, toujours, tous les jours, et cela me fait des joies inexprimables. Vous m’avez fait regarder dans votre intérieur, que je vous en remercie, comme vous m’avez attendrie, enchantée que vous êtes heureux Monsieur. Oui vous êtes heureux. Vous savez si bien jouir de ce qui vous reste ! Vous ne voulez pas que je regrette d’être encore ici bas sans plus jamais jouir d’aucune des joies que vous ressentez ?
Ah Monsieur, dans le moment où je pense à tant de bonheur fini pour toujours, ce regret me vient bien naturellement. Ces moments sont courts, une image chérie se présente à ma pensée et la détourne de la vue de ces tombeaux. Mais je frissonne & je jouis parce qu’en même temps, quand vous y êtes cette première sensation est plus rare ; mais vous absent, qu’est-ce qui me reste ? Pardonnez-moi mes tristes paroles, je veux vous parler d’autre chose.
Hier malgré la chaleur, j’allai avec la petits princesse, Marie & M. Sneyd me faire traîner jusqu’à St Cloud à ce qu’on appelle la lanterne. Là nous descendîmes. C’est beau, et c’est joli, je redescendis à pied. Et puis nous nous fîmes mener au bois de Boulogne que je trouve plus joli encore parce que j’en ai l’habitude. Vous ne savez pas que j’aime beaucoup mes habitudes ainsi je marche mieux dans mon allée, que dans les autres allées. & j’y trouve l’air meilleur, qu’à St Cloud. Tout cela ensemble fit cependant quatre heures de plein air, & d’un air charmant. La petite princesse était toute fatiguée je ne l’ai pas été, ce qui me prouve que je reprends des forces. Mais encore une fois comment n’avez vous pas beau temps & bien chaud en Normandie ? Je suis indignée de vous voir faire du feu. Marie me quitta tout de suite après le dîner pour aller à l’opéra avec la petite Princesse. Je ne vis personne que M. de Brignole pendant une heure qui me fit toutes ses confidences diplomatiques, nous ne nous étions encore jamais trouvés en tête-à-tête et après lui lord Hatherton (ci-devant Littleton secrétaire d’état pour l’Irlande & qui y a fait des bêtises) avec lui ce fût de la politique anglaise fort intime parce que les Anglais ne se gênent jamais avec moi. A propos lui croit savoir, que la reine est bête, c’est possible.

J’allais me coucher avant onze heures. La chaleur me tient encore éveillée dans la nuit, & vers le matin je m’endormis très profondément, & je fis des rêves des rêves charmants, comme je n’en ai jamais fait encore. Ah Monsieur quels jolis rêves et tout en rêvant je me disais, que je faisais mal de rêver comme cela, je cherchais à m’éveiller, & cependant j’aimais tant mon rêve. Je laissai durer le combat, parce que je ne voulais pas me séparer de ce que je savais bien qui allait m’échapper au moment où ma main toucherait le cordon de la sonnette. Je l’ai pris, je ne l’ai pas tiré, j’avais tant de peine à m’y décider. Enfin il a fallu le faire, et à 9h 1/2 seulement. J’ai dit adieu à mon rêve pour dire bonjour à votre lettre que j’ai tenue quelques temps sans l’ouvrir tant je trouvais encore le rêve plus joli que la lettre. Voyez Monsieur quels aveux je vous fais !
Je le disais bien hier il y a intermittence ce qui me fait espérer que demain je serai très bien élevé, je m’en vais même vous quitter à présent pour essayer d’anticiper sur demain 2 heures Monsieur toute votre explication ou plutôt votre récit si simple sur sur les vers de Pétrarque, m’a tant touché ! Cela s’applique encore à mes observations du commencement de ma lettre. Ah j’aime tout, tout !
Adieu monsieur, je retourne au commencement de votre lettre. Laissez-moi mes regrets, mais soyez sûr, bien sûr que quand je suis avec vous ou avec vos lettres, j’aime la vie, je l’aime beaucoup je m’y sens heureuse, bien heureuse. Mais que de fois, je retouche ! Adieu, adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°42 Jeudi 7 heures du matin.

J’aime à venir à vous le matin, en sortant de mon lit comme le soir en m’enfermant dans ma chambre. Je n’ai pas pu hier soir. Il m’est arrivé deux visiteurs qui passeront ici deux jours. J’attends aujourd’hui M. Duvergier de Hauranne. Il faut se promener, causer. Mon temps se trouve pris. Je le passerais bien plus doucement à lire, à lire votre lettre d’hier. Vous êtes-vous jamais occupée de magnétisme, de ces contes de gens qui agissent à distance, à très longue distance, qui endorment ou éveillent, troublent ou apaisent à travers l’espace, d’autres gens sur qui ils ont pouvoir ? Je crois à votre pouvoir, à votre magnétisme. J’ai vécu hier, je me suis endormi, je me réveille ce matin sous son action. Ah si elle pouvait ne cesser jamais ! C’est ce qui arriverait si elle n’avait pas tant de lieues à traverser, si nous étions toujours ensemble. Et pourtant, je n’espère plus vous retrouver aussitôt que nous nous l’étions promis. Le mariage de M. Duchâtel ne se fera très probablement que du 2 au 4 octobre. Je vais le savoir positivement aujourd’hui.
De plus le mouvement électoral s’anime dans le pays. On vient, de tous les environs, m’en parler, me demander conseil, chercher une direction, une impulsion. J’agis d’ici, par la conversation, par les visites que je reçois, par quelques courses que je ferai, sur toute la Normandie, c’est à dire sur l’élection de 40 députés. C’est une grande affaire. Il faut que je la mette en bon train. La présence réelle, nous le savons trop, ne peut être remplacée. Pour moi-même, j’ai du monde à recevoir, à aller voir. Mon élection est plus sûre qu’aucune autre. Aucun concurrent ne se présente, ne s’annonce. Cependant je ne serais pas surpris, à quelques petits symptômes bien cachés, bien honteux que vers les derniers jours en ameutant les républicains, les carlistes violents, quelques indices, quelques grognons, on fit une tentative, non pour m’empêcher d’être élu on n’y pense pas, mais pour m’enlever quelques voix et rendre mon élection moins brillante en lui donnant quelque apparence de contestation. Il faut que je déjoue d’avance cette malice. Si elle doit se produire. Et pour cela, j’ai besoin précisément au moment où la fièvre électorale se prononce, où les hommes se rallient et s’engagent d’être sur les lieux de voir, de causer, d’animer tous les miens d’affermir les flottants.
Il y a un canton important, car il contient près de 100 électeurs dans lequel je n’ai jamais mis le pied. Je veux y aller un de ces jours. Je crois à peu de pouvoir réel, mais à beaucoup de mauvais vouloir soufflant contre moi d’un certain point, qui n’est pas un des points cardinaux, quoiqu’il en ait l’air. Il faut que j’agisse au grand jour, pendant qu’on travaille sous terre, que je sois aigle pendant qu’on est taupe. Est- ce là de l’orgueil ou de la prudence, dites, le moi? Tous les deux probablement.
Orgueil ou prudence, dearest, cela me coûte cher, et j’ai là, pour ce moment un cruel sacrifice à faire. Le saurez-vous, le croirez-vous tout ce qu’il est ? C’est ma plus vraie, ma plus triste préoccupation. Oui, si j’étais sûr que notre réunion retardée excite en vous les mêmes sentiments, tous les mêmes sentiments qu’en moi, et point d’autres; si j’étais sûr qu’il ne vous vient aucune de ces mauvaises pensées qui me désolent, et comme injustice et comme preuve que vous ne me connaissez pas encore ; si je pouvais vous faire voir, parfaitement voir mon âme, toute mon âme, comme je vous ai fait voir avant-hier une de mes journées, et dissiper ainsi, dissiper sans retour les doutes coupables de la vôtre, à cette condition là, je n’aurais pas moins de chagrin, mais j’aurais un meilleur chagrin, un chagrin parfaitement confiant en vous, sympathique avec vous, et je ne vous parlerais que de notre chagrin. Si vous saviez qu’elle est à ce moment même en vous écrivant, mon impatience de tout ce que je vous dis là, combien, au fond de mon cœur, je me sens étonné, blessé, pour vous et pour moi de vous le dire, de pouvoir croire que j’aie à vous le dire !
Dearest, que la confiance égale la tendresse, que toutes paroles autres que des paroles de tendresse soient inutiles et ne puissent plus nous venir à la pensée ! Il en sera ainsi un jour ; j’y compte. Vous savez que je vous ai ajournée à un an à deux ans à l’époque qui vous voudriez. Que mon ajournement soit sans objet; épargnons-nous l’épreuve du temps ; soyons, dès aujourd’hui aussi surs l’un de l’autre, aussi établis dans notre foi mutuelle, que nous le serions après l’avoir subie. La vie est si courte ! N’en employons rien à essayer, à attendre ; C’est perdre du bonheur pour rien.

10h 1/2
Voilà le N° 43, que j’aime bien quoique j’aime mieux le n° 42. Oui, nous sommes bien loin. Mais vous m’avez envoyé votre Soleil, hier et aujourd’hui, il est très beau. Le petit tableau est de 1835. Gardons notre goût pour Adieu. C’est un goût d’absent mais, dans l’absence, c’est ce qu’il y a de mieux. Adieu donc Adieu, faute de mieux. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°43 Vendredi 22. 7 h. 1/2

Je me réveille bien triste. Je l’étais hier au soir. Je le serai souvent. Hier en vous écrivant, j’étais surtout préoccupé d’une injustice possible de votre part. Aujourd’hui, je le suis bien plus du chagrin même. M. Duvergnier de Hauranne est arrivé. M. Duchâtel ne se marie que le 2 octobre et il se marie sans mariage, absolument sans personne que les parents et les témoins nécessaires. En sortant de l’église, il va passer quelques jours à Meudon, et de là, il part pour Mirembeau, en Saintonge où est sa terre.
Je n’ai donc là, ni motif, ni prétexte. J’en attends un autre. Vous recevrez cette lettre-ci dimanche. Vous attendiez mieux le jour là. Quand vous me partez de vos longues journées, de votre impatience de les voir couler, j’éprouve un sentiment analogue à celui que j’éprouve quand vous m’écriviez d’Angleterre vos inquiétudes, vos douleurs de n’avoir pas de lettre. Pardonnez-moi encore, Madame ; ma première impression est une joie profonde de cette tendresse si vive. La peine ne vient qu’après. Je jouis pour moi avant de souffrir pour vous. Quand vous étiez en Angleterre, quand vos lettres m’arrivaient exactement, et non pas les miennes à vous, je souffrais pour vous. Aujourd’hui, quand je ne pars pas, c’est pour vous et pour moi j’aime mieux dire pour nous, que je souffre.
Quand viendra, la dissolution ? J’établis autour de moi, dans la conversation, qu’elle n’obligera probablement d’aller passer trois au quatre jours à Paris. Mais nous sommes à la merci de l’événement, à la merci des nécessités électorales du pays qui m’entoure. Que de chaines nous portons. J’en ai secoué beaucoup. Il en reste encore énormément.
J’ai ma mère souffrante ce matin. Elle est sujette à des étourdissements, à des vertiges qui pourraient devenir quelque chose de plus grave. On est venu m’avertir au moment où je me levais. Je sors de chez elle. Elle vient de prendre un bain de pieds avec beaucoup de moutarde. Elle est mieux. J’espère que ce ne sera rien du tout. Je lui ai vu plusieurs fois ces petits accidents, et ils ont toujours disparu devant des remèdes, fort simples Mais elle va avoir 73 ans. J’aime beaucoup ma mère. Je lui dois beaucoup. Et personne ne la remplacerait auprès de mes enfants. Elle est avec eux d’une tendresse, d’une assiduité, d’une vigilance inquiète qui fait presque tout ce qui me reste de sécurité. Quand j’avais mon fils, ma sécurité était infiniment plus grande. Tout homme et tout jeune qu’il était, j’étais sur qu’à mon défaut il soignerait, il élèverait ses sœurs et son fière avec une affection, une attention paternelle. Et il était plein d’esprit, de sens, d’activité sérieuse, de tout ce qui fait qu’on peut être à la tête d’une famille. Aujourd’hui moi manquant ma famille, si jeune, resterait comme un faisceau sans lin, un troupeau sans berger. C’est une forte attache que de se sentir nécessaire. Mais c’est aussi un pesant fardeau.
Je vous parle de ma famille. Ne vous arrive-t-il pas quelques fois d’être dans cette disposition où l’on n’ose pas, où l’on ne veut pas ne [?] que sur un seul sujet, sur le sujet intime qui remplit l’âme, et où cependant l’on ne pourrait souffrir de parler de choses indifférentes ? On va alors à ces choses qui sont beaucoup quoiqu’elles ne soient pas tout, à ces intérêts qui tiennent vraiment au cœur quoiqu’ils n’en occupent pas le fond. Ce n’est pas l’intimité personnelle exclusive, c’est encore de l’intimité et qui a quelque douceur.

11 heures
Votre n° 44 m’arrive une demi heure plus tard que de coutume. C’est long, une demi-heure ! Mais le dédommagement est immense, charmant. Ne me gâtez pas trop. J’ai tant de plaisir à croire tout ce que vous me dîtes ! Nous avons besoin pourtant de nous gâter l’un l’autre jusqu’à ce que nous nous retrouvions. Ah, que je voudrais trouver quelque parole qui vous apportât ce que j’ai dans l’âme ! Adieu. Adieu, un adieu triste est au moins aussi tendre qu’un adieu. satisfait. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 44 Vendredi 5 heures

Savez-vous que je n’ai pas seulement des ennemis, mais aussi des amis qui s’occupent beaucoup de mes fréquentes visites, de nos longues conversations, et qui s’en inquiètent un peu ! Ils se disent entre eux que certainement il y a de la politique là dessous, de votre part, comme de la mienne, de ma part comme de la vôtre. Nous sommes l’un et l’autre spirituels, habiles ; nous avons l’un et l’autre pris part, et point renoncé sans doute aux affaires de ce monde. Est-ce que je me disposerais à changer de politique à devenir russe au lieu d’anglais à ressusciter la sainte au lieu de la quadruple Alliance ?
Il faut que j’y prenne bien garde. J’ai besoin de ménager les sentiments, les habitudes, les préjugés de mon pays que j’ai déjà heurtés plus d’une fois, bien qu’avec raison, pour l’administration intérieure. Et puis, quand j’entre dans une relation politique importante, significative, je devrais en parler à mes amis politiques, leur dire ce que je veux, ce que je fais, les tenir au courant enfin, car leur cause est la mienne ; nos intérêts, nos destinées sont les mêmes. Ils me sont ; ils me seront très fidèles. Ils voudraient bien être toujours instruits. Cela se dit très doucement très affectueusement. Cela me revient indirectement. J’y réponds et j’y répondrai très simplement souriant un peu, disant de vous un peu de ce que j’en pense, rassurant mes amis sur la fixité de ma politique comme sur l’étendue de ma confiance en eux et gardant bien du reste ma liberté, que je n’ai jamais livrée. J’admire toujours à quel point les hommes, même des hommes distingués, prônent le côté petit et tortueux des choses, au lieu du côté simple et grand et à force de chercher finesse, s’en vont à cent lieues de la vérité.

Samedi matin, 6 heures
Je me lève. Voilà une heure et demie que j’essaie en vain de me rendormir. On dit que la faim empêche de dormir. J’ai faim. Vous me parlez du bonheur qui me reste et m’entoure. Vous me dîtes que j’en sais jouir. Vous avez raison. Je n’ai jamais dans mes plus cruels moments, méconnu le prix de ce qui me restait. Je ne m’y suis jamais senti indifférent. Je ne me suis jamais permis de me dire à moi-même que j’y pouvais être indifférant. Je me serais cru coupable envers Dieu, plus coupable envers ces créatures qui m’aiment, m’aiment beaucoup, & qui ont droit non seulement que je les aime, mais que je me trouve heureux de ce quelles m’aiment. L’affection veut donner du bonheur, et souffre et s’offense quand elle n’en donne pas. Je sais tout cela. Bien plus, je le sens ; et naturellement, sans effort, je jouis en effet de l’affection de mes enfants, de ma mère, de mes amis ; et je leur montre que j’en jouis, et j’espère qu’ils le croient, j’en suis sûr.
Mais laissez- moi, Madame, être avec vous parfaitement sincère, c’est-à-dire vous montrer toute mon âme. C’est en cela, pour moi, que la parfaite, sincérité consiste. Aux autres, je ne mens point, mais je ne dis pas tout. Ces relations, ces affections, ces joies qui me restent, en même temps que je les ai toujours senties, je ne me suis jamais donné, je n’ai jamais pu me donner le change à moi-même sur leur importance pour moi, sur leur place en moi. Je ne voudrais pas même en vous parlant à vous seule, même avec la certitude que nul autre ne verra jamais ce que je vous dis, je ne voudrais pas dire un mot qui fût injuste qui fût offensant pour ces sentiments et ces bonheurs là. Mais il ne leur est pas donné de pénétrer jusqu’au fond de mon âme, de remplir ma vie, d’être mon âme et ma vie. Ils animent, ils embellissent la région où ils se passent, mais cette région est pour moi celle du monde extérieur et non pas la mienne propre ; c’est une région où je me promène, et non pas cette où j’habite.
Voltaire fait quelque part dans La Henriade, je crois la description du système céleste, de toutes les planètes, de tous les astres, de leur hiérarchie, de leur immensité. Il les nomme, il les compte, les compte encore ne parvint pas à les épuiser. Au dessus, au delà de ceux qu’il a nommés, qu’il a comptés.

Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin.
Par delà tous les lieux, le Dieu des lieux réside.

Pardonnez-moi la pompe de cette image. C’est la seule où je reconnaisse vraiment la disposition de mon âme, et ce qui s’y passe. On peut me parler d’une foule de liens, d’affections, de jouissances ; on peut en décrire la force et la douceur. Je le reconnaîtrai, je le sentirai avec ceux qui le diront. Mais par delà tous ces lieux, le Dieu des lieux réside. Et ce n’est point là pour moi, Madame une volonté un parti pris, pas plus qu’une impression de jeunesse une fantaisie d’imagination. C’est le fait, le fait pur et simple, le fait constant pour moi, en moi soit que je l’ai possédé, soit qu’il m’aie manqué un seul sentiment, un seul bonheur, a toujours été pour moi le Dieu des lieux. Je vous le disais avant le 15 Juin, et vous ne vouliez pas me croire. Je vous le redis aujourd’hui. Croyez-moi ; et ne me parlez d’aucune compensation ; et gardons ensemble nos regrets, nos regrets justes & sacrés. Et soyez bien sûre que je sens comme vous les vôtres ; bien sûre que je donnerais je ne sais pas quoi pour vous voir entourée des joies qui me restent. Mais ne mettons rien, joies ou regrets, à côté de ce qui est au delà, et au dessus de tout. Ah, que ne passons-nous notre vie ensemble ! Ce que je vous dis là, je vous le ferai voir.

4 heures Votre lettre m’arrive tard. J’ai là M. Duvergier de Hauranne, dans mon cabinet. La cloche du déjeuner sonne. J’aurais tant de choses à vous dire ! Une seule, une seule aujourd’hui. Au nom de Dieu, ne soyez pas malade. J’ai besoin de votre santé comme de... Adieu. Adieu. Un adieu sans pareil, si cela se peut. G.
Ma mère est un peu mieux ce matin.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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45. Vendredi le 22 Septembre.
10 heures

Je n’avais aucune connaissance de l’article dans le Temps dont vous me parlez, je ne lis pas cette feuille. Je viens de l’envoyer chercher. Je l’aurais lu avant de fermer ceci. Je dois voir M. Molé ce matin. Nous avons eu rendez-vous devant son portrait. D’après ce que vous me dites j’y arriverai avec des dispositions douces !
J’ai toujours le même compte à vous rendre de mes journées, trois heures au bois de Boulogne, c’est morne, mais cela me fait du bien et le temps est ravissant. En revenant j’ai pris des fleurs chez Mad. de Flahaut, j’ai fait une petite visite à la princesse. Je suis rentrée pour 6 h 1/2, l’heure de mon dîner. Marie m’a fait lecture après ; moi couchée sur notre canapé vert. C’est là que je passe une heure après mon dîner.
Mon Ambassadeur est venu de bonne heure, il sortait d’un grand dîner chez M. Molé. Après lui Pozzo la petit princesse, Miss. de Hugel, St Simon, l’ambassadeur de Sardaigne, lord Hatturton, M. Sneyd, sir Herbert Taylor. Il n’allait jamais dans le monde à Londres, mais je l’ai beaucoup vu à la cour vous savez le rôle qu’il a joué sous trois règnes. Il n’y a rien qu’il ne sache de ce qui s’est passé de plus important et de plus intime dans le Cabinet et la cour d’Angleterre. Il sait par conséquent que j’en sais beaucoup aussi. Nous nous sommes donc retrouvés comme de très intimes connaissances. Ce qui m’a surpris c’est que Pozzo a semblé faire ici la sienne hier au soir. Il est extrêmement peu orienté en Angleterre. J’ai oublié de vous nommer M. de Mühlinen, ah quel ennuyeux ! Et aujourd’hui il est important par dessus le marché.
On est en négociation avec sa cour pour la religion des enfants à venir. Le reine voudrait au moins que les filles fussent catholiques, mais cela ne s’est jamais vu en Wurtemberg et on dispute. La noce se fera dans le courant d’octobre et ils partent de suite après pour Stuttgart d’abord, & puis le pays de Bayreuth où le prince a un pitoyable château. Ils y passeront l’hiver. On dit que votre princesse est très éprise de son futur mari. Il est parfaitement beau mais de proportions énormes.
A propos & M. Duchâtel ! Comme vous m’annoncez froidement que son mariage est remis aux premiers jours d’octobre ! J’y réponds en ne vous en parlant qu’à la quatrième page. Quoi ? Cela ferait tout une semaine de différence et puis ce sera encore pour me quitter ! Monsieur il me semble que depuis le 15 de juin nous n’avons pas fait autre chose que nous quitter. Enfin il est bien sûr que nous ne pouvons pas. vivre quinze jours ensemble. Cela me nous est au moins pas encore arrivé. C’est un étrange ménage que le nôtre !

Midi. Je viens de lire le Temps de lundi. Je suis parfaitement indignée. Monsieur que de choses je voudrais vous dire, mais vous ne pouver pas venir si ce n’est pour marié M. Duchatel. J’ai passé une bien mauvaise nuit à deux heures j’ai sonné, j’avais le frisson. Je me suis fait brosser, frotter pendant une heure. Je ne sais si c’est mes nerfs où quoi. Je me suis endormie plus tard. Ce temps est charmant, j’en proite. J’ai chaud. Je fais tout pour me bien porter, parce que cela vous fait plaisir.
Adieu Monsieur, j’ai envie de n’être pas en colère de cet article dans le Temps mais je n’y réussis pas beaucoup. Ce qui me frappe c’est que ce n’est peut-être que le commencement d’un nouveau genre de persécution que j’aurai à subir. M. Molé aurait eu envie de me chasser de France. J’ai cependant toujours été bonne pour lui.
Adieu Monsieur, adieu. Vous ne sauriez vous fâcher pour votre compte, vous êtes trop au dessus de cela ; ne vous inquiétez pas pour moi, je ne veux pas que votre affection pour moi soit l’occasion de la moindre peine pour vous. Adieu, quand pourrons-nous nous parler ? J’attends votre lettre demain avec plus d’impatience que jamais.
A propos, j’ai rencontré avant-hier M. Duvergier de Hauranne aux Tuileries. Sa vue m’a fait plaisir, je l’ai salué, il ne m’a pas reconnue, il a eu l’air le plus étonné du monde. Adieu encore. Je ne sais plus le quantième. Je vous en dis trop. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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46. Vendredi 22 Septembre. 6 heures

Je reçus un billet de M. Molé à une heure pour me rappeler notre rendez-vous à la place de la ville l’Evêque. Je m’y rendis munie du journal. Avant de procéder à son portrait, je le priai de m’écouter attentivement, et je commençai par lui rappeler ses promesses à l’égard des journaux ; je lui rappelai ensuite sa visite, et je lui demandai, comment il pouvait se faire que j’eusse à attribuer à lui, à lui seul, le déplaisant article dont je venais me plaindre aujourd’hui. M. Molé me parût fort contrarié de ce sujet de conversation. Il me dit qu’il avait espéré à mon silence de tous ces derniers jours que je n’avais pas en connaissance de cet article, qu’il n’en avait pas dormi de 48 heures, qu’il comprenait mes reproches, & qu’il me donnait sa parole d’homme qu’il n’avait rien à se reprocher que d’avoir dit devant Pozzo qu’il m’avait trouvé malade & & qu’il reconnaissait bien à cette indiscrétion, qu’il avait eu parfaitement tort de le dire même à lui, mais qu’il me conjurait de croire qu’il était plus que malheureux de cet abominable article, qu’il lui était défavorable politiquement même, puisqu’il était de nature à vous blesser et de la façon la plus ungentlemanlike qui se puisse, que c’était du plus mauvais goût, de la plus maladroite intuition, enfin il ne tarit pas sur ce sujet. Je lui observai, que ce n’était pas de vous que j’étais venu lui parler ; que j’ignorais ce que vous pourriez penser de cet article, que c’était de moi qu’il s’agissait et qu’au lieu de la protection que j’étais en droit d’attendre de ce qu’il appelle son amitié pour moi, je me plaignais avec raison d’un manque pareil de respect et de convenance. Il protesta qu’il avait de suite enjoint à M. de Montalivet de faire à la presse & au temps, les admonitions. & les menaces nécessaires pour empêcher la répétition d’articles aussi scandaleux. Il me parut être très blessé de la presse surtout (je n’avais pas tenu cette feuille en main. On m’en avait lu seulement un passage.) Il recommença Pozzo, il recommença les insomnies, il me parut sérieusement peiné et fit tout ce qui était en lui pour détruire le mauvais sentiment avec le quel j’étais entrée chez lui. Je fus forcée d’admettre tout ce qu’il me dit, avec mille promesses pour l’avenir, au moins quant à ses efforts pour empêcher que cela se renouvelle. Il m’est impossible. d’entrer par lettres dans plus de détail sur ce sujet. Le Pozzo n’était pas seul, ce que j’ai su depuis, il y avait surtout le jeune homme que nous n’avons pas fort bien traité chez moi au sortir du dîner chez l’ambassadeur de Sardaigne.
Ce qui m’a beaucoup frappé dans cet entretien est la véritable inquiétude qu’il ressent & qu’il montre à votre égard. Je vous réponds que cela est. Je me suis borné à cet égard à des observations très générales. J’ai dit que je comprenais la bonne guerre entre hommes politiques, et que celle-là puisse aller aussi loin que possible, mais que ce genre d’attaque me paraissait tout à fait au dessous de ce qu’on se doit à soi- même et était de la plus mauvaise compagnie. M. Molé renchérit encore là-dessus et revint vingt fois sur ce sujet avec toutes les exclamations convenables. Voilà Monsieur ce que j’ai à vous rapporter sur mon explication de tantôt. Je trouve tout cela une bien mauvaise affaire. & plus j’y pense plus elle me vexe. jugez ce qu’on en dira au loin !

Samedi 23. Je n’ai pas pu continuer hier. Je reprends là où je vous ai laissé. Toute cette explication s’était passée sur un grand divan dans un cabinet vitré donnant sur son jardin. Il avait aussi toute la coquetterie imaginable à préparer son appartement pour me recevoir. Il est bien arrangé. Je passai quelques moments devant son portrait. Plus tard nous nous promenâmes dans le jardin toute cette visite me prit une heure. M. Molé ne me parut pas aussi gai aussi confiant que je l’avais trouvé quelques jours auparavant. Il ne se fit pas très implicitement aux bonnes dispositions que lui témoigne encore M. Thiers. Les deux premiers mois de la session prochaine lui paraissent devoir être très décisifs, & si les doctrinaires entendaient bien leurs intérêts. Ils devraient soutenir le gouvernement !
De la place de la ville de l’Evêque, je me rendis au bois de Boulogne, j’avais besoin de me remettre de cette mauvaise matinée. Je n’y réussis pas, tout ce qui m’agite me porte sur les nerfs & y reste longtemps. Je m’arrêtai chez la petite princesse, je lui parlai de ma matinée, & c’est là-dessus que j’aurais mille détails à vous donner qui ne peuvent pas trouver place dans une lettre. IL faut que je vous dise cependant que le hasard l’avait mis à même d’accepter l’exactitude de chaque chose que M. Molé m’avait dit sur ce sujet.
Ainsi c’est par le Prince Schönburg lundi à dîner chez M. de Pahlen qu’il à appris ce qui avait paru dans le Temps, et il m’a été pétrifié. Le mari l’a conté le soir même à sa femme. Comme un mouvement qui l’avait beaucoup frappé. C’est encore en présence de la petite Princesse que M. Molé avait fait le récit de sa visite chez moi, mais n’appuyant que sur que les vers de Lamartine m’ennuyaient. Pozzo et deux autres hommes étaient présents. Mon Dieu que je vous conte des détails ! J’en ai presque honte.
Je dînai mal, je fus un peu maussade après le dîner. Le soir la petite princesse, les Durazzo, tous les Pahlen & M. de. Médem vinrent chez moi. J’essayai un peu de musique, mais elle ne va pas devant le monde, je me trouble et les idées, les souvenirs ne me viennent pas. Je quittai le piano, je fus toute la soirée un peu fidgetty connaissez vous ce mot ?
J’avais le pressentiment d’un mauvais réveil. Et en effet cette lettre attendue avec tant d’impatience et à laquelle je fais toujours aveuglement un si bon, un si tendre accueil, elle me chagrine bien ! Voulez-vous que je vous le dise, dès la matinée de votre départ j’ai prévu cela. Vous n’aviez pas un air de complète vérité ne m’annonçant le 26 comme le jour de la noce ; et je n’ai pas cessé d’avoir des soupçons depuis le moment où vous m’avez quittée. Ils sont devenus une fort triste certitude. Mais expliquez-moi bien clairement si vos occupations électorales vont remplir l’intervalle entre ceci & la noce ou si elles doivent inquiéter, même sur la noce. Je vous en supplie dite moi quelque chose de fixe, nommez moi une date afin que je sache penser & me réjouir franchement. Ne craignez pas que je vous détourne de vos devoirs par la moindre plainte ; ne craignez pas une mauvaise parole, par une mauvaise pensée.
Ah mon Dieu à qui croire sur la terre si je ne croyais pas en vous. Je serai triste, triste plus constamment triste que vous, car je n’ai rien qui me distraie du seul sentiment du seul intérêt qui occupe mon âme, mais je croirai que la vôtre retourne à moi, à moi toujours dans tous les instants que vous n’êtes pas forcé de consacrer à d’autres soins et je le répète vous êtes heureux bien plus heureux que moi, car vous aviez d’autres soins ! Moi, je n’ai rien ! Vous m’avez dit qu’aussi tôt la dissolution prononcée vous êtes forcé de venir à Paris pour huit jours au moins, afin de voir votre monde, de vous concerter avec lui, votre tournée de province remplace t-elle cela ? Ne serait-elle avant, après ? Enfin je vous en prie soyez clair, bien clair dans ce que vous allez me répondre, moi je je serai bien sage, je vous le promets.

Midi. Les expressions de votre lettre me touchent, je viens de la relire. Oui, je serai tout ce que vous voulez que je sois, comptez là-dessus. Je serai tout bonnement triste, triste, pas autre chose. J’attendrai avec confiance, mais avec impatience. Vous permettez que je sois impatiente, n’est-ce pas ?
La petite princesse est partie ce matin, pour Maintenon avec son fils. C’est une partie d’enfance où elle va passer quelques jours. Ah comme j’acceptais avec transport ces parties là, comme c’étaient mes vraies fêtes ! Mon Dieu, que je suis isolée ! Lady Granville qui devait revenir aujourd’hui se remet à la semaine prochaine. Je n’ai pas de ressources de femmes. Je verrai à passer mon temps comme je pourrai. Quelle longue lettre !
Adieu, que d’adieux nous allons encore nous adresser. Il y en aura tant que je ne les aimerai plus. Ah quel blasphème ! je voulais dire que je serai lasse de les faire voyager toujours. Un peu de repos je vous en prie, du repos dans mon cabinet sur mon canapé vert. Ah mon Dieu ! Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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47. Paris, dimanche le 21 Septembre 9h1/2

Quel triste réveil. Votre lettre, vous savez ce qu’elle contenait cette lettre ? Point de noce. Votre mère malade. Vos occupations électorales en province, pas la plus légère espérance d’une course à Paris, et tout cela m’arrive le jour où devait tenir pour moi tant de bonheur !
En même temps, je reçois deux lettres de mon mari dont je vous transmets les passages importants dans la première du 5 Sept. il me dit : "Tu me fais de nouvelles propositions sur un voyage de circumnavigation pour te rencontrer au Havre ! S’il n’existait pas des entraves insurmontables à une telle entreprise, j’y aurais pensé à deux fois d’après les allusions qui ont été faites à ce sujet à mon passage par Carlsbad. Ce sont les conséquences nécessaires d’une fausse position trop prolongée. Il est urgent qu’elle subisse une modification d’un côté ou de l’autre."
Dans la seconde lettre du 10 Septembre " Ton N°356 m’est parvenu hier, le précédent n’est point entré encore. C’est pour cela peut-être que celui-ci ne m’est point intelligible. Tu sembles avoir reçu la lettre par laquelle je te demandai de me faire connaître ta détermination. Je suis dans l’obligation d’insister sur une réponse catégorique, car je dois moi-même rendre compte des déterminations que j’aurai à prendre en conséquence. Je t’exhorte donc à me faire connaître sans délai, si tu as intention de venir me rejoindre on non. Je dois dans un délai donné prendre une résolution quelque pénible que puisse m’être une semblable nécessité."
Que direz-vous Monsieur de tout cela ? Il est évident par la première, que des commérages ont voyagé jusqu’à Carlsbad ; & par la seconde qu’il a pris envers l’Empereur l’engagement de me forcer à tout prix à quitter Paris ? Voilà où j’en suis. Savez-vous ce qui arrivera ? L’Empereur lui permettra de venir sous la condition expresse de m’emmener et lui viendra avec empressement, incognito me surprendre. Car voilà sa jalousie éveillée, & je le connais. Il est terrible. Il est clair qu’il ne croira pas un mot des certificat du médecin. Car il me dit dans une autre partie de sa lettre " il est plaisant de remarquer que les médecins de Granville le renvoient de Paris, & que les tiens t’ordonnent d’y rester, ils sont complaisants, avant tout." Si, si ce que je crois arrive, c’est sur la mi octobre que mon mari serait ici. Qui me donnera force & courage ? Je suis bien abandonnée.
Ma journée hier a été plus triste que de coutume. Votre lettre m’avait accablée. J’ai eu de la distraction cependant, le prince Paul de Wurtemberg pendant un temps, qui m’a fait le récit de tous les embarras existants encore pour le mariage. Mon ambassadeur en suite. Ma promenade d ’habitude au bois de Boulogne, mais  tout cela n’y a rien fait ; à dîner il m’a pris d’horribles souvenirs. Je n’étais qu’à eux, à eux comme aux premiers temps de mes malheurs. Tout le reste était à la surface tout, oui vous-même. Le fond de mon cœur était le désespoir, je ne trouvais que cela de réel. Je demande pardon à ces créatures chéries d’avoir
été si longtemps détournées de mon chagrin. Je demandais à Dieu comme le premier jour, de me réunir à eux dans la tombe, dans le ciel, tout de suite dans ce tombeau. Je n’entendais & ne voyais rien, Marie parlait je ne l’écoutais pas et tout à coup des sanglots affreux se sont échappés de
mon coeur. Vous ne savez pas comme je sais pleurer. Vous ne pourriez pas écouter mes sanglots, ils vous feraient trop de mal.

J’ai quitté la table, j’ai pleuré, pleuré sur l’épaule de cette pauvre Marie qui pleurait elle-même sans savoir de quoi. J’ai ouvert ma porte à 9 h 1/2. Je n’ai vu que mon ambassadeur & Pozzo.
Ma nuit a été mauvaise, & mon réveil je vous l’ai dit.
Midi
Qu’est-ce que votre mère vous donne de l’inquiétude, puisque le cas de la dissolution échéant vous pourriez être forcé de la quitter pendant quelques jours ne serait-il pas plus prudent, & plus naturel de la ramener à Paris, d’y revenir tous, de vous y établir. Cette question ne vous est-elle pas venue ? L’été est fini, la campagne n’est plus du bénéfice pour la santé.
Un courrier de Stuttgard a posté au prince de Wurtemberg défense de conclure le mariage à moins qu’il ne soit stipulé que tous les enfants seront protestants. La Reine exige qu’ils soient tous catholiques, le prince se conforme à cette volonté qui est celle de la princesse aussi, & il a écrit au roi de Würtemberg en date du 19 par courrier français qu’il passerait outre si même le Roi n’accordait pas son consentement. Dans ce dernier cas cependant il est évident que le ministre de Würtemberg n’assisterait pas à la noce & que cela ferait un petit scandale. Le prince Paul jouit de tout cela. Il abhore son frère. Hier il a dîné à St Cloud
pour la première fois depuis 7 ans.
Je cherche à me distraire en vous contant ce qui ne m’intéresse pas le moins du monde. Adieu Monsieur, dès que je suis triste, je suis malade, j’espère ne pas le dernier trop sérieusement. Je voudrais me distraire, je ne sais comment m’y prendre.
Dites-moi bien exactement des nouvelles de votre mère, & dites-moi surtout, si vous n’auriez pas plus confiance dans le médecin de Paris & les soins qu’elle trouverait ici.

Adieu. Adieu toujours adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°47 Lundi, 5 heures

J’ai besoin de vous parler. Vous n’êtes pas là. Vous ne m’entendez pas. Ce que je vous dis n’ira à vous que dans deux jours. Mais j’ai besoin de vous parler. Vous avez eu un tel accès de désespoir ! Pardon dearest, pardon ; ma première impression n’a pas été toute pour vous, pour vous seule. Je vous ai vue désolée, sanglotant. J’ai été navré. Mais au même instant un mouvement de tristesse toute personnelle s’est élevé en moi. Quoi ? Je ne suis pas encore parvenu à vous donner plus de confiance dans ma tendresse ! Ma tendresse n’a pas sur vous plus de pouvoir ! Vous ne savez pas tout ce que vous êtes pour moi, tout ce que j’ai dans le cœur pour vous. Mais moi je le sais ; je le sens. Quelque fois encore, je m’en étonne ; je me demande si c’est bien vrai. Et ce que je me réponds à moi-même, je vous l’ai dit ; je vous le redis tous les jours. Moi aussi, Madame, j’avais enfermé mon âme dans un tombeau. Vous l’en avez fait sortir. Vous l’avez appelée, et elle est venue à vous ; elle a ressuscité devant vous. Quelle marque d’affection peut égaler celle-là ? Savez-vous quel bonheur j’avais possédé, j’avais perdu ? Savez-vous que si l’on m’eût dit : - Il y a sur la terre une créature, qui peut vous rendre une heure de ce bonheur - j’aurais souri, avec le plus incrédule dédain ? Et que, si l’on m’eût dit aussi : - cherchez dans le monde entier une épingle perdue, si vous la trouvez, vous retrouverez une heure de votre bonheur je serais parti, à l’instant même ; j’aurais cherché toute ma vie pour courir après cette imperceptible chance ? Voilà où j’en étais Madame, avant le 15 Juin. Voilà quel chemin j’ai eu à faire pour arriver à vous, pour vous dire ce que je vous dis aujourd’hui. Est-ce assez pour que j’aie sur vous la puissance d’écarter le désespoir, d’arrêter les sanglots ? Est-ce assez pour que vous ayez foi, en moi ? Et vous croyez que je ne supporterais pas vos sanglots !
Je supporterais tout, tout, Madame pour combattre, pour adoucir un moment votre peine. J’ai bien supporté de voir mourir, mourir lentement les créatures que j’aimais le mieux au monde ; je n’ai pas cessé un instant de les regarder, de leur parler pour que le sentiment de ma tendresse se mêlât à leur angoisse, à leur dernier souffle et qu’elles l’emportassent en me quittant. Et ce qui m’a donné, ce qui je crois me donnerait encore ce courage, c’est que j’ai, de la puissance d’une affection vraie et des souveraines douceurs qui y sont attachées, une si haute idée qu’il me semble que le plus grand bien qu’on puisse faire à une créature désolée à une créature qui souffre, c’est de lui répéter sans cesse. Je l’aime ! Je l’aime ! Pour moi, je ne connais point de douleurs que ces mots d’une bouche chérie n’aient la vertu de calmer.

Mardi 7 h. 1/2 Je ne comprends guère comment, dès le 5 sept., aucun commérage aurait pu parvenir à Carlsbad. Il faudrait qu’on sy fût pris de bien bonne heure. Du reste, je crois à beaucoup de malice et de trahison possible. Les passages que vous me transcrivez me tourmentent beaucoup. Il faut attendre l’effet du comte Orloff. C’est sur cela que vous comptez, que nous comptons une chose me déplaît extrêmement dans tout ceci, c’est de ne pouvoir me faire une idée du pays,des mœurs, de l’état social, des caractères qui le rendent possible. Je me rappelle l’indignation où nous étions de ce que l’Empereur Napoléon ne voulait pas souffrir que Mad. de Stael habitât Paris. Et pourtant quelle différence ! Il y avait pour lui un motif, un motif, sérieux.
La conversation, le salon de Madame de Stael auraient été pour lui un véritable embarras. Mais ici, quel intérêt peut-on avoir à vous faire sortir de France ? Quel inconvénient entraîne votre séjour ? Une pure fantaisie. Cela déplaît. Vous ne faites pas tout ce qui plait. Quel misérable et terrible enfantillage ! J’ai bien envie de crier : vive la Charte !
Je reviens à M. de Lieven. Que lui répondez-vous ? Vous avez, avec lui, comme avec l’Empereur, comme avec tout votre monde, une situation faite, déterminée. Vous vous y êtes bien positivement établie et dans vos entretiens de Londres avec le comte Orloff et dans les lettres à lui et à M. de Lieven que vous m’avez montrées. Vous devez, ce me semble vous y maintenir tout simplement. Les hésitations, les agitations, même purement apparentes de langage seulement rendent tout beaucoup plus difficile. Une résolution simple. claire, clairement exprimée et tranquillement maintenue, coupe court à beaucoup d’embarras, non seulement au fond, mais dans la forme. Car je ne mets pas le fond en doute ; c’est de la forme et des embarras extérieurs qu’il s’agit. C’est à cela qu’il faut pourvoir. Nous en causerons bien complètement le 6 octobre. J’attends de jour en jour l’ordonnance de dissolution.
Ma mère est beaucoup mieux. A moins de nouvel accident, je ne puis penser à lui proposer de revenir plutôt à Paris. Elle se trouve bien ici. Ma mère est à l’age où l’on a un égal besoin de distraction et de repos. La campagne lui donne l’un et l’autre. Il y a une foule de petits intérêts, de petits soins qui l’amusent; et l’égalité de la vie, le silence de l’atmosphère, la paix de tous les aspects qui l’environnent lui assurent cette espèce de quiétude morale qui dépend, pour les vieillards des circonstances physiques au milieu desquelles ils sont placés. Si l’indisposition de ma mère reparaissait un peu sérieusement je n’hésiterais cependant pas à la ramener tout de suite à Paris. Mais comme elle en serait, fort contrariée, il y faut une vraie nécessité.

11 heures Voilà le N° 48. Qu’il est triste et si bon, si doux ! Je me console un peu en pensant que vous serez, que vous êtes déjà, un peu consolée. Vous avez une date. Nous avons une date. Il y a encore dans ce n°48, une bien mauvaise, une bien coupable parole. Je n’y reviens pas aujourd’hui. Mais j’y reviendrai. Dearest, ne me mettez rien sur le cœur. Il y a tant de choses dedans ! et toutes pour vous ! Adieu. Adieu. Adieu me plaît, mais ne me suffit pas. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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48. Lundi le 25 Septembre
10 heures

Je l’ai parfaitement prévu, pensé sans vous le dire, que les amis s’inquiéteraient, & vous tourmenteraient encore plus que les ennemis. Vous ne m’apprenez, donc rien de nouveau. J’avais l’instinct de cela de mille autres choses quand je vous disais, il y a trois semaines je crois que notre bon temps était passé. Soyez en sûr ces huit jours de parfaite liberté ne peuvent plus renaître. Mais que de tristes réflexions à faire pour moi ! Savez-vous bien où tout cela peut mener ? Nous ne sommes qu’au début de tracasseries interminables, et croyez-vous que l’Empereur permette, puisse permettre que mon nom se trouve mêlé à des intrigues françaises puis-je m’y exposer moi-même quel air cela a-t-il ?
Dans mon pays Monsieur je suis une très grande dame, la première dame par mon rang, par ma place au Palais et plus encore, parce que je suis la seule dame de l’Empire qui soit comptée comme vivant dans la familiarité de l’Emp. & de l’Impératrice. J’appartiens à la famille voilà ma position sociale à Pétersbourg, et voilà pourquoi la colère de l’Empereur est si grande de voir le pays de révolution honoré de ma présence. Monsieur ne riez pas quoique j’en ai grande envie, c’est du grand sérieux. Avec des idées pareilles imaginez ce qu’il va dire quand lui arriveront les commérages, les petits journaux, les grands peut-être, que sais-je, des tracasseries politiques, et vous Monsieur emmènerez-vous un auditoire pour voir, entendre, ce qui se fait, ce qui se dit dans mon cabinet vert ? Persuaderez-vous des amis méfiants, des ennemies acharnés ? Vous me faites sortir Monsieur d’une position qui était devenue bonne qui serait devenue meilleure. Je suis toujours restée au courant des affaires de l’Europe.
Je n’ai jamais connu les intrigues de partis en France que pour en rire. Je n’ai pas pris plus d’intérêt à un homme politique qu’à un autre. Voilà ce qui était bien, ce qui faisait pour moi, de ce qui se passe ici, un spectacle animé curieux mais rien qu’un spectacle dont je jouissais avec ma petite société en pleine innocence, & pleine insouciance. Déjà cette position commence à s’altérer, je le vois à la mine de la petite diplomatie de petite espèces. Elle est encore un peu ahurie, et je ne manque aucune occasion de la dérouter. Je poursuivais dans cette intention mais cela me réussira-t-il ? Je vous ai montré pour mon compte le très mauvais côté de ma position actuelle. J’ai été chercher le pire parce qu’en fait de mal, j’aime à échapper aux surprises, je veux vous dire cependant que je ne m’agite pas, je ne m’inquiète pas plus qu’il en faut. Je compte un peu sur mon savoir-faire, infiniment sur mon innocence. Nous verrons comment cela pourra aller.
Mais arrivons enfin à ce qui nous importe à nous. Quand vous reverrai- je? Je vous ai écrit une triste lettre hier, n’était-elle pas même un peu brutale Je me sais jamais ce que j’ai écrit, mais j’ai toujours souvenance de l’impression sous laquelle j’ai écrit. Cette impression était bien mauvaise. Elle n’est guère meilleure aujourd’hui. J’ai un chagrin profond. Vous ne sauriez croire tout ce que j’essaye pour me distraire. Ne vous fâchez pas je cherche à me distraire de vous car lorsque je me livre à vous dans ma pensée je me sens toujours prête à fondre en larmes. Je me puis pas vivre comme cela, je ne puis pas me bien porter, vous voulez que je me porte bien. Mais que faire, qu’imaginer ?
Je lis un peu. Je me promène plus longtemps que de coutume. Le soir je quitte ma place, je fais de la musique je dis des bêtises. Enfin je ne me ressemble pas. Hier au soir si vous étiez entré vous ne vous seriez pas reconnu chez moi. Marie occupant mon coin, ce coin encombré de gravures, et garni, par M. Caraffa, dont les yeux noirs trouvent, les yeux bleus de Marie fort beaux. M. Durazzo M. Henage je ne sais quel jeune anglais encore. Moi au piano avec toute la Sardaigne qui chantait on me rappelait des morceaux de Bellini, Adair quelques autres je ne sais plus qui. Le piano est devant une glace. J’y voyais la porte, & je me suis dit vingt fois, cent fois " S’il entrait ! " Et je voyais dans la glace que mes yeux prenaient une autre expression.
En vérité Monsieur je ne conçois pas comment je pourrai aller longtemps comme cela et je frissonne en vous disant cela. Madame de Castellane est venue chez moi hier matin, et en m’attendant nullement à l’objet de cette visite ; elle m’a fort adroitement amenée à ne pas pouvoir lui refuser d’aller dîner chez elle un jour. Cela ne me plait pas cependant. J’ai choisi jeudi. Pendant qu’elle était là je reçu un billet de M. Molé. Un billet de phrases galantes, qui ne demandait pas de réponse. Tout cela veut-il couvrir les pêchés passés, ou servir de masque à de nouveaux ? Ah, j’ai le Temps sur le cœur.
2 heures. Je viens d’écrire une bonne et forte lettre à M. de Lieven. Je crois que vous en sériez très content. Je ne comprends pas ce qu’il pourra y répondre. Mon fils qui est auprès de lui me mande qu’il est comme fou sur le chapitre de mon séjour ici, et qu’il n’y a pas moyen de placer un mot en ma faveur. C’est une vraie démence. Que de tracas de tous les côtés, que des images qui s’amoncellent ! Et les compensations en bonheur que j’ai trouvées, que le ciel a mis sur ma route quand reluira-t-il pour moi ?
M. de Broglie va revenir pour les couches de sa fille. Cela ne peut-il pas faire un petit prétexte ! Mais par dessus tout la santé de votre mère ? L’air n’est-il pas plus froid en Normandie ? Les cheminées ferment ici elle serait mieux. Pourquoi ne pas établir d’avance qu’il faut rentrer plutôt en ville. Vous n’avez pas d’habitudes sur ce chapitre, car vous n’êtes établi chez vous à la campagne que depuis cette année. Et mon dieu que me sert de vous fournir toutes ces raisons, si elles ne vous viennent pas à l’esprit, si elles ne vous viennent pas au cœur (Oh la mauvaise parole).
Je ne pense pas ce que je vous dis, mais permettez-moi d’être triste, extrêmement triste, & de le rester tant que vous ne m’aurez pas fourni une date. Le 25 aujourd’hui m’a fait mal. J’y avais tant compté. Ce salon ce cabinet que je regardais avec tant de complaisance en pensant au 25, auxquels je trouvais un air si gai, si charmant, il me font un effet désagréable aujour’’hui en y entrant j’avais envie de fermer les yeux. Demain je dîne chez Pozzo, j’avais dit d’avance que je ne serais pas chez moi le soir. Je pensais que le 26 vous en revenant de la noce & moi du dîner nous passerions notre soirée dans mon cabinet ; que vous prendriez du thé à la petite table. Je pensais à de si jolies pensées. Cela fait mal aujourd’hui. Adieu Monsieur, adieu, comme toujours plus que jamais adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°48 Mardi 26, 3 heures

J’ai aujourd’hui beaucoup de monde à dîner. Demain, je pars de bonne heure pour Croissanville. Je ne vous en dirai pas long. Mais il faut absolument que je vous dise quelque chose, que je vous remercie de ne pas vous agiter de ces misérables tracasseries, des vôtres et des miennes. Je dis misérables de quelque source quelles viennent, d’un trône ou d’un parti. Cela est bien fort ; mais nous sommes plus forts. Vous lisez quelquefois Salomon n’est-ce pas ? Eh bien il a dit cette belle parole, dans le Cantique des cantiques. Fortis est ut mors dilectio. Cherchez au chapitre 8, verset 6. Vous verrez le sens car vous ne savez, dites-vous, que le latin, des Protocoles.
J’ai toujours vu Madame, que quand on était bien décidé, un peu prudent et pas mal spirituel, on surmontait les difficultés une à une à mesure qu’elles se présentaient, des difficultés qui, vues d’avance et en masse, semblent insurmontables. Une seule chose nous importe, c’est d’être l’un et l’autre parfaitement au courant de notre situation, de nos embarras mutuels. Grand soulagement d’abord, grande facilité de plus. Nous unirons tour à tour, contre le problème ou l’embarras du moment nos deux esprits et nos deux volontés. Nous en viendrons à bout, je vous en réponds. J’avais bien un peu prévu ceux qui m’arriveraient du côté de mes amis, mais prévu comme on prévoit, c’est-à-dire vaguement et dans un lointain auquel en regarde à peine. Je suis bien aise de les avoir vus de plus près, et charmé de vous en avoir parlé. Je ne m’en inquiète pas le moins du monde ; bien moins que vous ne devez que nous ne devons nous inquiéter des vôtres. Avec quelques soins, de bonnes conversations, la vérité et la tribune, je dissiperai aisément ces nuages d’intérieur. Ceux de votre horizon à vous, sont plus noirs et plus pesamment chargés. Il faudra que nous y regardions sans cesse que nous nous appliquions, à démêler de loin, à déjouer d’avance les méchancetés, les mensonges. Il y en aura beaucoup. Je vois d’ici comment on les invente, comment on les met en circulation. Je connais ce monde là. Mais, je vous le répète, nous les démêlerons, nous les déjouerons. Ce que je ne connais pas, et à quoi je ne puis pas grand chose, c’est ce qui vient de chez vous ! Vous en serez chargée. Cependant, je vous y aiderai, soyez en sûre. Je vous rendrai, même là, le succès plus facile. Je savais tout ce que vous me dites de votre situation là. Il faut que vous la conserviez cette situation, là et en Europe. Ce n’est pas votre situation, je n’ai pas besoin de vous le dire, qui m’a attiré vers vous, qui m’a attaché à vous. Mais il me plaît que vous l’ayez ; il me plaît qu’elle soit grande, très grande. Il n’y a rien de trop grand pour vous, rien de trop grand selon votre nature et selon mon cœur. Il faut que tout le monde vous voie haut et compte avec vous. Vous serez toujours au dessus de toutes les grandeurs.
Du temps, Madame, du temps et nous : nous arrangerons tout cela. Jamais parfaitement, jamais à notre pleine satisfaction ; jamais assez pour que les ennuis et la nécessité d’y prendre du soin ne recommencent pas sans cesse; c’est la condition de ce monde ; mais assez pour que notre intérêt à nous, notre intérêt si doux et si cher soit assuré et que personne n’ait le pouvoir de nous y déranger.

Mercredi 7 heures
Je partirai, tout à l’heure. J’espère cependant avoir votre lettre auparavant, Un de mes amis de Lisieux, qui vient avec moi à Croissanville, m’a promis de m’apporter ici mon courrier de très bonne heure. Je reviendrai ici ce soir. Oui j’aurais été très étonné de trouver votre salon arrangé comme vous me le dîtes. Peut-être un petit mouvement ... Comment dirai-je ? Je ne sais pas trop je ne me soucie pas d’appeler cela par son nom ...un petit mouvement d’autre chose, se serait mêlé à la surprise. Cependant, dearest continuez, quittez votre place, faites de la musique, cherchez et trouvez un peu de distraction, vous en avez besoin pour votre santé, pour le repos de votre esprit. Je veux que vous en ayez, seulement, quand vous êtes à votre piano, continuez aussi de regarder à la porte pour voir si j’entre.

9 h. 1/2 Je suis obligé de partir sans avoir votre lettre. Cela m’ennuie. J’espère qu’on me l’apportera directement à Croissanville. Adieu donc, cet adieu éternel. Plût à Dieu qu’il fût éternel, mais non pas de loin ! G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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49. Mardi 9 heures le 26 septembre

Mon Dieu que vous avez raison lorsque vous me dites " Vous avez rencontré sur votre chemin bien peu d’affections vraies." Que vous avez raison encore quand vous attribuez bien ma méfiance à cette triste habitude de n’avoir jamais trouvé de vrai dévouement. Je vous remercie, je vous remercie beaucoup de m’expliquer si naturellement cette injustice dans mon caractère. Ce défaut n’était pas dans mon cœur, il y est venu par l’expérience mais Monsieur, cette découverte c’est vous qui me la faites faire ce matin par votre lettre. Je voudrais bien vous dire, vous prouver tout ce que je vous en porte de reconnaissance. Eh bien, je vous entends d’ici vous ne voulez une preuve une seule. Vous l’aurez. Je veux croire croire, tout ce qui me vient de vous, croire en vous, ne croire qu’en vous. Ah si vous saviez comme ces élans de mon âme sont sincères, comme cette promesse vient du fond de mon cœur vous m’aimeriez dans ce moment si vous étiez auprès de moi.
Je suis triste de penser que mes deux dernières lettres vous auront donné de l’humeur, et j’ouvrirai la vôtre demain avec un peu de crainte. J’ai peur de vous Monsieur, oui j’ai peur, quand je sens que j’ai pu vous déplaire, que je vous ai montré de l’impatience, de l’injustice. Pardonnez-moi, pardonnez moi, je vous en prie. Regardez au fond de tout cela, pardonnez-moi la forme. Vous verrez comme bientôt vous n’aurez plus rien à me pardonner & vous serez joyeux de votre ouvrage. Je relis votre lettre & j’y trouve bien quelque chose à redire. En parlant des soucis qui pèsent sur les hommes, de leurs devoirs de tous genres, vous ajoutez : " Si leur situation était un peu abaissée, leur considération tant soit peu diminuée, ils perdraient un peu, beaucoup peut être dans la pensée, dans l’imagination, & quelque jour dans le cœur des personnes qui les aiment le plus." De qui parlez-vous là Monsieur, il n’est pas possible que vous ayez pensé à moi en écrivant cela. J’aime votre gloire, parce que vous l’aimez, j’aime tout ce que vous aimez, mais pour moi pour ma satisfaction ? Ah c’est votre cœur seul qu’il me faut. Vous, un cottage. Vous, toujours, sans cesse, sans autre intérêt sans autre distraction pour vous, comme pour moi. Voilà Monsieur comme aime une femme. Mais vous n’êtes pas femme, vous ne comprenez pas. Je vous demande seulement de ne pas mépriser ce que vous ne comprenez pas.Dans ce moment Monsieur je me sens plus haut que vous.
Me voila donc attendant celle dissolution avec une impatience ! Je crains d’y montrer trop d’intérêt. Hier soir j’ai demandé quand elle aurait lieu. J’ai essayé de donner à mon accent toute l’indifférence possible, je crains que cela ne m’ait pas beaucoup réussi. M. Molé était chez moi, il m’a dit : " ni tout de suite, ni très tard. Un juste milieu." cela ne m’a pas beaucoup avancé. J’ai été un moment seule avec lui, il est venu de bonne heure. Il est plein de recherches, de manières gracieuses. Il va à Compiègne demain. Il veut que je remette à lundi le dîner chez Mad. de Castellane afin qu’il puisse en être. Tout cela ne me plaît pas trop, & il m’est difficile de m’en tirer. L’article du Journal des Débats hier lui a paru être écrit tout à fait dans votre intérêt.
M. de Pahlen, Pozzo, M. de Boigne, Mad. Durazzo et le prince Schenberg passèrent la soirée chez moi. Je la finis tête-à-tête avec Pahlen, c’est toujours de mon mari que nous parlons ensemble, & quoique ce soit triste nous avons fini par rire. J’ai eu une lettre de M. Thiers ce matin de Cauterets encore. Il s’ennuie. Le 1er octobre il le quitte avec sa famille. Ils iront passer quelques jours chez M. de Cases ou chez M. de Talleyrand, et puis il va établir sa famille à Lille & lui-même veut aller en Hollande. Il passera par Paris peut-être, il n’en est pas sûr mais s’il y passe je le verrai.
On m’écrit de Valençay que la visite de M. Salvandy a eu pour objet de faire comprendre que M. de Valençay ne pouvait pas être fait pair à la prochaine nomination. Cela a donné beaucoup d’humeur. Je veux tout de suite avoir expédié toutes mes petites nouvelles. M. de Hugel est fou. Je m’en étais aperçu un peu ; vous ne sauriez croire l’instinct & que j’ai pour cela, & hier au soir M. Molé m’a dit avant que je lui en parlasse qu’il le croyait dérangé. Il vient chez lui à huit heures du matin tous les jours, les larmes aux yeux, lui découvrir une nouvelle conspiration.
Je reviens à vous. Il est dix heures & demi, vous recevez ma lettre ; encore une mauvaise lettre, je suis en grande colère contre moi-même et vous êtes si doux pour moi, si doux, si bon ! Mais, Monsieur l’absence ne vous vaut rien. Vous faites tant de mauvaises découvertes sur mon compte ! Si cela dure encore vous finirez par trouver que vous avez fait un bien mauvais marché, venez prendre tranquille possession de votre bien, & vous penserez autrement. Je suis bien aise des bonnes nouvelles de votre mère & de vos enfants ; mais vraiment établissez les ici, vous serez moins inquiet pour votre mère ; est- ce que vous ne trouvez donc pas cela vous même.
Ce n’est plus de moi que je parle. Je dîne aujourd’hui chez Pozzo. J’irai embrasser Lady Granville avant de m’y rendre. Ils arrivent ce matin, c’est un grand plaisir pour moi. 1 heure M. l’officier de la légion d’honneur est venu m’interrompre ; après lui mon énorme toilette, maintenant je vais faire ma première promenade. Ah ! si je pouvais aller vers vous au lieu de cette lettre ! Si tout à coup je me trouvais dans ce cabinet que vous fermez à clé ! Monsieur, je vais dire mille bêtises. Faites-moi taire. Vous me promettez de me nommer un jour dans la lettre que je reverrai demain ou après-demain. Mais sur cela vous seront arrivées mes mauvaises lettres, vous vous serez fâché, vous n’aurez plus en envie de me donner le moindre plaisir. Monsieur je crois que je me trompe encore, vous aurez eu pitié de moi, vous m’aurez plainte, mais vous ne m’aurez pas punie. Demain à 10 h 1/2, je me dirai que vous n’êtes plus fâché, que vous m’aimez encore, toujours, oui toujours, toujours.
Ah ! Que d’adieux, je vous adresse en répétant un mot toujours. C’est celui-ci qui est le bon aujourd’hui toujours.
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