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70. Paris, Jeudi 18 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai vu assez de monde hier, Broglie, Duchâtel, Sacy, Mallac, Mornay, & Je trouve tout, les faits et les esprits, exactement dans le même état. Le gouvernement redouble ses efforts pour la guerre, les envois de troupes, de matériel, les préparatifs des camps de St Omer et de Marseille. On croit qu’il va demander au Corps législatif une sorte de pouvoir discrétionnaire en fait d'emprunts dans l’intervalle des sessions. Il l'aura et il en usera. Un nouvel emprunt est indispensable, et assez prochain. C'est dans cette vue qu’on prend tant de peine pour soutenir la Bourse ; on m’a très bien expliqué les moyens ; je ne vous les répèterai pas ; ils sont efficaces en ce moment et le seront quelque temps, pas bien longtemps, mais assez probablement pour que le nouvel emprunt se fasse passablement, sauf à avoir plus tard une baisse générale dont les badauds payeront les frais. Le public se préoccupe peu de la guerre et il en souffre peu.
Morny dit vrai ; les affaires reprennent assez. Il se trouve, à l'épreuve que le commerce avec la Russie est peu important pour la France et pour l'Angleterre. Les progrès de la consommation à l’intérieur et du commerce général rendent ce vide spécial peu sensible.
Quant à la politique de la guerre, personne n'y pense ; personne ne s'inquiète de savoir si Baraguey d'Hilliers sera ou non remplacé. L'Empereur est parfaitement le maître de prendre Lord Stratford pour ambassadeur, et s'il est content de ses services, le public sera content aussi. Les journaux Anglais ont publié de grands détails (et piquants) sur la querelle de Baraguey d'Hilliers avec Reschid et Redcliffe. Il y a eu défense absolue aux journaux Français d'en traduire un seul mot. Baraguey a eu tous ses défauts et quelque fierté. Pour Redcliffe, tous les défauts sont aujourd’hui des qualités.
Je suppose que vous savez tous les détails sur M. Lazareff et la visite de sa femme à M. de Persigny pour le remercier. " Mon mari était assez mal en cour ; vous lui avez rendu un grand service, en le mettant à Mazas ; il aura enfin un trône qu’il désire depuis longtemps sans pouvoir l'obtenir. " J’ai demandé si ce serait [?] André.
Je ne vous ai pas parlé du général Osten Sacken et de la lettre qui lui a été adressée par ménagement pour votre goût du pouvoir absolu. Car on a tort de s'en prendre à votre Empereur en personne pour ces bévues hautaines ; c’est de sa situation qu'elles viennent. La pouvoir absolu y est condamné, et tôt ou tard, les plus grands génies y tombent. Quand on est très puissant, il faut être, à chaque instant, averti et contenu pour ne pas devenir fou à lier, ou à faire rire.
Vous savez probablement que Mad. de Bauffremont est retrouvée ! Elle s’est rendue d'elle-même au couvent des Augustines pour y réfléchir, dit-elle, sur sa situation. Elle a tout bonnement erré dans les environs de Paris, presque sans se cacher. On se moque un peu de la police.
Thouvenel avait et aurait encore envie d'aller à Constantinople. Son chef ne veut pas. Ils sont de plus en plus mal ensemble. Le chef a besoin de l'intérieur, et craint que, si l'inférieur devenait ambassadeur, il ne devint bientôt ministre. Je ne vois pas pourquoi, si l'Empereur voulait faire Thouvenel ministre, il prendrait la peine de le faire passer par Constantinople. Je ne verrai probablement pas Mlle de Cerini.
Si j’ai un moment, je ferai une visite à Mad. Sebach que je prierai de lui redire ce que vous me dites. Je vais m'occuper de Rothschild. Il est bien juif ; mais la chose est très claire. Il vous demande 12 000 fr. de loyer, et une somme de 12 000 fr pour faire remettre l’appartement tout-à-fait en état, comme quand on change de locataire. Il y a à redire sur ceci. Par malheur Génie ne sera ici que dans quatre jours. Adieu, Adieu. G.
70. Paris, Mercredi 25 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai passé une journée assez calme hier, mais vers le soir je me suis sentie fort indisposée, & aujourd’hui Je le suis beaucoup. Je resterai couchée comme je l’étais après le Jardin des plantes. Ah, si vous étiez ici ! Quelles bonnes & longues causeries. Vous me feriez quelques lectures. Je suis bien avide de vos Hindous. Non, je crois qu’ils me feraient du mal dans ce moment-ci mais je veux cependant faire leur connaissance.
Voici votre lettre. Quel plaisir de penser que vous emballez, ne trouvez-vous pas difficile de vous figurer, que depuis le 31 nous n’aurons plus de jours à compter, que tous les jours seront les mêmes, toujours beaux, toujours charmants. est-il bien vrai que nous saurons heureux à ce point ? Je tremble en pensant qu’il y a encore 6 jours. Il peut arriver tant de choses ! Et aujourd’hui que je suis malade ; il me semble aussi que je puis mourir. Non, je ne mourrai pas, je vous reverrai, n’est-ce pas ?
Mon journal a langui, vous ne savez plus comment je passe mes journées. Il faut que j’y revienne. Hier le bois de Boulogne deux heures avec Emilie, et puis une longue séance avec lady Granville, à laquelle j’ai rendu compte de tout ce qui s’est passé avec mon fils. Elle a tremblé d’abord, et puis nous avons fini par rire. Et je crois que je vous ferai rire aussi. & je crois que je vous ferai rire aussi. Dîner seule avec Marie. Le soir Pozzo mon Ambassadeur, son grand frère, les Schoonburg, les Stockelberg, lord Granville, M. Sneyd, M. Thorn (aujourd’hui chargé d’affaire d’Autriche) M. de amoureux de la petite princesse.
à onze heures je me suis couchée. La nuit a été mauvaise. L’agitation du séjour de mon fils subsiste, c’est à elle que je dois sans doute mon indisposition d’aujourd’hui. Il faudra bien du repos. Et comme avec du repos on ne se donne ni appétit, ni sommeil, il n’y a pas de quoi reprendre ; impossible d’engraisser. Je vois bien qu’il faut attendre ce que fera un bonheur réglé, bien établi, sans nuage. Car le vent du Nord, ni celui du midi ; ne pouvant plus troubler ma vie. C’est vous qui en êtes chargé J’aurai dans dix jours des réponses de mon mari. Il part pour l’Italie et dans 6 semaines des réponses de Moscou. C’est vous qui lirez tout cela le premier, et vous me direz ce que vous aurez lu. Je ne vous ai rien expliqué de la mission de mon fils parce que c’est trop long. Je ne vous ai mandé que l’essentiel l’ordre de me ramener à Genève. Vous serez étonné du reste, mais je n’ai ni le temps de l’écrire ni vous de le lire Pahlen redouble pour moi les Granville aussi.
J’écris longuement à mon fils aîné, je lui fais le récit détaillé de tout. & j’y ajoute toutes les peines. Il faut qu’il soit instruit de tout. Mon mari semble le désirer, ce qui me prouve qu’il songe à pousser les choses plus loin. Je suis en vérité fort fatiguée de tout cela, et bientôt, j’en serai très ennuyée. à vous je conterai encore cette bizarre histoire car je vous réponds qu’elle est bizarre, & puis je n’en parlerai plus jusqu’au jour du dénoue ment.
Hier en voiture il m’a pris un de ces moments auxquels je ne sais pas donner de nom. Que je ne peux pas, que je ne veux pas expliquer. De ces moments où je rêve tout ce qui ne peut jamais être, où je m’enivre de nos rêves. Où ma vue & ma raison s’égarent. Que faisiez vous dans ce moment. Ah venez trouver ces moments auprès de moi ! Est-ce que je vous ai trop dit ? Qu’est-ce que je vous ai dit ? Ce moment est revenu. Mais je vous ai dit que je suis souffrante sans doute du délire. Adieu. Adieu. ah le 31 ! Adieu.
70. Paris, Vendredi 7 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je regrette que vous ne disiez rien à Lord Aberdeen, mais vos raisons sont bonnes. Seulement quelques grandes vérités bien frappées lui auraient peut-être donné courage. Enfin, tout est malheureux dans cette malheureuse affaire. Le projet de note d’Olmentz n’a pas été accueilli à Londres. On ne négocie donc plus, et on attend la bataille. Le déclaration de guerre des Turcs n’a pas parue encore. Elle ne peut pas tarder. C’est toujours de cela que dépend l’entrée des flottes.
Vous enverrez dit on 30 m hommes à Constantinople et huit mille de plus à Rome. Aujourd’hui meeting à la taverne de Londres, et réunion aussi de tout le Cabinet anglais. Les Anglais de toutes les classes sont très montés contre nous, je doute cependant que la guerre soit populaire ici. Elle ne l’est pas du tout. Tout à l'heure une lettre de Greville. On croit que les Turcs se seront arrêtés devant la dernière proposition d’Olmentz, cependant on doute, mais la déclaration de guerre n’est pas faite encore. Le conseil de Cabinet à Londres aujour d’hui sera décisif pour L. Aberdeen, il est possible qu'il se retire. Voilà à peu près la lettre de Greville. Le Times d’hier 6 est assez bon, plus disposé à ce qu'on négocie encore. Adieu. Adieu.
70. Val-Richer, Vendredi 27 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’aimerais mieux vous voir que vous savoir faible. Je vous l’ai déjà dit une fois : je crois à la puissance de l’affection pour soulager, même physiquement. N’y eut-il que du mal à partager et ce qui est bien pis, à regarder sans le partager, j’y voudrais encore être. Il faut toujours y être. J’y serai mardi. Ce jour-là j’espère, votre mal sera passé, et pour votre mal je ne vous serai bon à rien. Ce jour là ! Tous les jours qui suivront ce jour-là ! Il y a des joies comme des peines, dont je ne sais pas, dont je ne veux pas parler. Il est impossible de ne pas mépriser la parole quand on la met à côté.
Je comprends que M. Molé soit constant. Constantine, après les deux mariages, cela fait trois bonnes fortunes. Je suis bien aise qu’il soit de bonne humeur. Je n’ai pas l’intention d’être de mauvaise humeur. Il n’y a évidemment, en ce moment, point de question ministérielle, et je ne connais rien de si ridicule que d’en vouloir faire où il n’y en a pas. Il n’y a que des positions à garder ou à prendre, et de nouvelles preuves à faire chaque jour. C’est là mon seul dessein. L’occasion, je crois, ne manquera pas. La Chambre future, si je ne me trompe, ne se donnera à personne. Il faudra la prendre. Nous causerons aussi de tout cela, mais après, bien après. Du reste, il me semble que nous aurons du temps pour tout.
Je reçois ce matin une lettre de Mad. de Dino qui me presse de nouveau pour Rochecotte. Elle y sera établie le 7 ou 8 novembre. Je n’ai pas besoin de vous dire que je n’irai pas. Je lui répondrai demain. Je n’ai du reste nul embarras à n’y pas aller. Je lui avais dit que peut-être en retournant à Paris, il me serait possible de passer de son côté. Mais les élections me rappellent. ll faut que j’aille directement ; et puis que je mette fin à mes courses de cet été. J’en ai tant fait ! Les bonnes raisons ne manquent jamais.
La Duchesse de Broglie m’écrit aussi pour se plaindre un peu que je n’aille pas, avec tous les miens, passer quinze jours à Broglie. Elle y va le 6 novembre jusqu’à l’ouverture de la session. Je la trouverai encore à Péris. J’en suis bien aise. Voilà bien des braves gens qui se sont fait tuer. J’espère que le général, Perregaux guérira. C’est un officier très distingué, un homme d’esprit et d’esprit assez haut, bien plus d’esprit que le général Danrémont qu’il aimait beaucoup. Je connais tous ceux dont je viens de lire le nom dans le bulletin. Chagrin à part, c’est une étrange impression que d’apprendre qu’un homme qu’on a beaucoup vu, qu’on n’a vu et su que plein de vie, a cessé tout à coup de vivre. On a grand peine à y croire. Je ne sais pas si l’Afrique nous servira jamais à grand chose ; mais je suis bien aise que l’esprit militaire conserve quelque part un aliment et un théâtre. Je l’honore beaucoup. Il y a des vertus qui se perdraient en ce monde si la guerre en disparaissait.
Vous voyez bien qu’il faut que je ne vous écrive plus. Je n’y ai plus le cœur. Encore un mot Dimanche et puis ! Adieu. Je repars dans deux heures pour aller dîner à Lisieux. Adieu. Adieu. Lisieux, Samedi 8 heures. Vous auriez dû avoir vendredi, à 11 heures, ma lettre par M. Génie. Vous l’aurez eue à 6 heures. Adieu. Adieu. Comment pouvez-vous imaginer que j’ai regret à quitter la campagne ? Quand j’aimerais extrêmement la campagne, je n’y penserai pas seulement une minute aujourd’hui. Adieu.
71. Bruxelles, Mardi 30 mai 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Melle Cerini m’est arrivée hier saine et sauve. Et aujourd’hui j’ai eu votre premier mot du Val Richer. Nous ne sommes guère avancés ici, ici pour la guerre ni pour la paix. Tout ce que vous & d’autres me disent me fait regarder celle-ci comme désespérée. Quand je pense à notre joie le 5 avril, jour de votre départ ! 24 heures d’illusion ! Que vais-je donc devenir si cela dure ? Pas un Russe ne peut rentrer en France pas plus qu’un Français en Russie.
En attendant je me tracasse de ne pas entendre parler de mon bail. Grande bêtise, je ne reverrai peut-être Paris jamais, mais je veux garder mon nid. Vos troupes vont donc garnir Athènes. Rome, Athènes, Constantinople ! Certainement votre Empereur fait très bien ses affaires et nous ne l'y avons pas mal aidé.
Mes habitués commencent à se chagriner de mon prochain départ. Je vais faire vide ici comme à Paris. à quoi cela est-il bon, je n’y ai pas le plus petit plaisir de vanité. Je n’ai plaisir à rien. La guerre m’a complètement démoralisée.
Pas de Montebello, ni de ses nouvelles. Vous verrez qu'il arrivera lorsque je serai partie. Tout va de travers. Je n’ai point de lettre. Constantin me néglige fort. Nous nous querellons un peu. Il est vraiment un peu ... bête. Adieu. Adieu. Hélène parle souvent de vous. Olga est devenue ma grande favorite. Elle m’accompagne à la Cambre & me divertit fort. Très exaltée & spirituelle, et si jolie. Vous savez comme j’ai le culte de la beauté. Adieu
71. Lisieux, Samedi 28 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Enfin ! Je laisse ce dernier mot à Lisieux. il sera mis à la poste demain. Vous l’aurez lundi. Je ne puis plus rien dire. C’est bien ennuyeux en effet que vous ne puissiez fermer votre porte mardi soir. Mais il ne le faut pas. Vous avez raison. J’y serai à 8h. 1/4. Je me soignerai d’ici là comme si je vous soignais. Je ne veux pas d’accident. Adieu. Adieu. Quel adieu !
71. Paris, Dimanche 9 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je crois vous avoir dit que l’Angleterre repousse la note d'Olmentz et jette au feu toutes les notes & tous les projets passés. Il faut donc recommencer à nouveau, ou plutôt on ne fera rien. Voilà la guerre déclarée, selon les Débats de ce matin. Je le crois tout à fait. Meyendorff dit qu'on pas ne se battra, et qu'on ne peut pas se battre, & pas plus en Asie qu’en Europe. On est très pacifique chez nous, mais cela ne sert pas à grand chose. Radcliffe veut la guerre, & il est tout puissant. Vous n'avez pas idée de tout ce qu'il fait et dit là. Meyendorff me le raconte sur deux longues pages. Quelle malédiction que cet homme ! Ici le langage depuis deux jours est beaucoup plus doux, mais cela tourne comme la girouette. La cour va le 12 à Compiègne. les Cowley, les Hatzfeld, [?] y sont priés. Ni Kisseleff ni Hubner ne le sont. Rotschild pour 3 jours. Morny cela va sans dire pour tout le séjour. Je le vois beaucoup. Il est triste naturellement.
Midi. [Greville] mande de Londres. que les Ministres se sont trouvés en parfait accord dans le conseil, qu'on a résolu de défendre & protéger les Turcs mais de ne faire dans ce but que le stricte nécessaire ; de conserver toujours le caractère de médiateur pour arriver à un arrangement avant la guerre, ou pour en arrêter les progrès si elle commençait donc point de modification dans le ministère. Adieu. Adieu.
71. Paris, Jeudi 26 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je voudrais bien commencer ma lettre aujourd’hui par le même mot qui se trouve en tête du billet sans N°. Je trouve étrange de ne pas pouvoir vous appeler comme il me plaît. Votre lettre ce matin m’inspire des sentiments de révolte. Elle est si bonne, si tendre. J’attends avec une ardente impatience ce que vous me promettez par M. de Grouchy. Je suis malade beaucoup plus que je ne l’ai été de longtemps. Je ne m’en étonne pas toutes les agitations que j’ai eu ont été bien mauvaises pour moi, & il arrive un moment où il faut faire ses comptes. Je suis bien aise au reste de vous épargner le spectacle de ma faiblesse. Vous ne sauriez croire comme je suis faible. Je ne puis pas bouger. ainsi mon cabinet, notre cabinet, me parait un grand voyage à faire aujourd’hui. Je crois qu’il faudra que le médecin s’en mêle parce que je crains de perdre trop des forces.
M. de Pahlen est venu hier matin, auprès du canapé vert où j’étais étendue tout du long. Après lui le prince Paul de Wurtemberg qui m’a essayé. Le soir M. de Pahlen encore, M. de Médem, de Brignoles, Sir R. Adair, le Prince Schonberg & M. Molé. Celui-ci a survécu à tous les autres & nous somme restés seuls de 11 à minuit. C’était peut-être trop pour une malade. J’étais couchée sur le divan de la petite Princesse. Il m’a semblé que M. Molé avait connaissance de la menace de mon mari. Il a pu le savoir par la poste. Il m’a dit d’étrange choses sur le redoublement de rage dans certain quartier septentrionnal. C’est absolument de la folie. Ici il est en parfait contentement de tout. Il est adouci pour tous, & il croit que tous le sont pour lui aussi. Le Roi ne touche pas terre. Enfin, je n’ai jamais vu plus de vraie satisfaction.
J’aime votre mélèze qui se retourne & qui va vers vous. Vous aurez du plaisir à aller à lui l’année prochaine. Si nous y pouvions aller ensemble ! Ah combien nous avons, & combien il nous manque ! Le 31 il nous semblera qu’il ne nous manque rien. Mais je crains d’avoir plus de joie que de force pour la supporter. Adieu. Adieu, mes pensées, mon cœur, tout est à vous, à vous pour la vie.
71. Paris, Vendredi 19 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
L’Académie a occupé hier ma journée. Nous avons fait ce que nous voulions. Je croyais à 20 voix pour l'évêque d'Orléans et à 22 pour M. de Sacy. Ils en ont eu chacun une de moins. Ce sont deux choix très dignes, à la place de MM. Tissot et Jay.
Je repartirais pour la Val Richer, si je n'avais encore Vendredi prochain une élection à l'Académie des Inscriptions. Celle-ci sera plus disputée. Le Ministre de l’instruction publique, M. Fortoul, se met sur les rangs. et il a des chances. Quoiqu’il ait contre lui, dit-on, la princesse Mathilde. M. de Nieuwkerke soutient vivement le concurrent de M. Fortoul, qui est son second dans l'administration du Musée.
Les fureurs du Times contre le Roi de Prusse sont de bien mauvais exemples. Les purs révolutionnaires ne diraient pas mieux. C'est aussi absurde que choquant la convention Austro Prussienne est bien plus occidentale que Russe, et ce n’est pas au moment où elle vient de la signer que la Prusse s'éloignerait de cette politique. Je trouve cette convention très sensée. Les deux puissances s'y engagent dans la mesure qui convient à chacune d'elles, et il y a là des moyens de négociation et des chances de paix. Pourvu que la vigueur de l’exécution réponde à la sagesse de l’intention. C'est par l’exécution surtout que la politique pêche aujourd’hui, on fait ce qu’on ne voulait pas faire ; on va où l’on ne voulait pas aller. Par imprévoyance et par faiblesse quotidienne, à chaque moment où il faut passer de l’intention, à l'action.
Ici, on se dit content de la Convention, et je crois qu’on l'est. Il y a de la confiance et du mouvement ascendant dans la situation plutôt que de l’inquiétude, et du déclin. Toujours quelque agitation autour de M. de Persigny ; il était en querelle dernièrement avec ses chefs de service, surtout avec le principal, M. Frémy. Il a, comme de raison, gagné cette petite bataille et congédié, M. Frémy. On répète aussi que M. Drouyn de Lhuys est fort ébranlé. Je ne crois à aucun de ces bruits. Lord Cowley n’est pas encore revenu de Londres. J’ai vu hier tout notre monde à l'Académie, Molé, Noailles, Montalembert, Barante & quand je suis arrivé, j’ai trouvé Thiers assis à côté de ma place : " On dit que je vous ai pris votre place, m'a-t-il dit. - Non, mais vous me l’avez fait prendre par M. de Barante à qui vous avez pris la sienne. " Il s'est reculé d’une chaise, et je me suis assis entre Barante et lui. Nous avons causé aussi amicalement qu'insignifiamment et nous avons voté ensemble.
Montalembert est tranquille et de bonne humeur. Tout le monde dit qu'après le départ du Corps législatif, son procès tombera dans l’eau. Noailles me demandait d'aller dîner dimanche chez lui, mais j’ai promis à Mad. Mollien. Hier chez Mad. Lenormant, aujourd’hui chez Mad. de Staël et lundi chez Duchâtel qui part mardi.
Une heure
Je n'ai pas de lettre aujourd’hui. Adieu, Adieu. G.
72. Bruxelles, Mercredi 31 mai 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas de lettre aujourd’hui. Ni de vous, ni de personne. Si cela doit prendre ce train là je serai vraiment bien malheureuse, et pour commencer je ne vous enverrai pas ceci. D’ailleurs je n'ai rien à vous dire. Il n'y a rien absolument rien.
Le 1 Juin. Aujourd’hui deux lettres. A la bonne heure. Il y a toujours tant d’esprit & de good sense dans ce que vous me dites. J'en envoie quelques extraits aujourd’hui au roi de Prusse connaisseur et amateur.
On dit beaucoup que l’armée turque à la Turquie elle même sont dans un état déplorable et l’on doute beaucoup que de ce côté-là on puisse rien entreprendre contre nous cette année. On dit aussi que les querelles d’ambassadeurs à Constantinople ont eu quelque chose dans les Camps. Je ne sais jusqu'à quel point ceci est vrai. On mande de Paris que le camps de St Omer ne sera pris que le 15 juillet, & qu’il ne se composera que de 50 m hommes.
J'ai remis mon départ à mercredi le 7. Génie m’a enfin envoyé le bail, mais avec soumission. C’est trop ennuyeux d’avoir à discuter article par article par lettre. J’aime mieux perdre quelque chose et en avoir fini.
Pas un mot d'Angleterre. Les courses d'Epsom absorbent. On me dit (Ly Allice) que les d'Aumale voient beaucoup de monde. Ils sont tout-à-fait. lancés. Adieu. Adieu. Et Adieu.
Je crois que Cerini me plaira.
72. Lisieux, Jeudi 28 juin 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis ici depuis une heure entouré de visiteurs. Nous allons déjeuner et dans deux heures je repars pour le Val-Richer. Mes enfants sont bien. Je ne trouble pas leur joie. A chacun les siennes. Je ne donnerais les miennes, coûte que coûte, pour quoique ce soit au monde. Il faut qu’elles soient bien profondes, et bien puissantes pour que j’en parle aujourd’hui. Sachez bien une chose, je vous en prie, c’est que si je suis exigent, en revanche je suis infiniment reconnaissant. Adieu. Il ne fait pas chaud. Ce soir après dîner, je me promènerai. Et puis, quand tout le monde sera couché, je me promènerai encore, seul. Point d’incident en voyage. Ma lettre ira vous chercher rue de la Charte, là où je n’ai pas été. Du moins, soyez y fraîchement et en repos.
Adieu. G.
Lisieux jeudi 10 heures.
Mots-clés : Autoportrait, Vie familiale (François)
72. Paris, Mardi 11 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le ministère disait hier que ses nouvelles étaient à la paix daté du 1er octobre de Constantinople, à la bourse on en avait de fâcheuses du 2. Le 4 la déclaration de guerre devait paraître infailliblement. J'ai une lettre de Potsdam du 8, on regardait comme très possible qu'il y ait un engagement en Asie & si les Turcs reçoivent des armes, la partie pourrait devenir assez égale. En attendant chez nous le langage est toujours à la paix, à la paix. Nous sommes toujours prêts à nous entendre & & Fould est venu hier, pacifique aussi, mais bien content du mariage anglais, on dirait l’Eternité. Je n’ai rien de Londres, mon correspondant est à la campagne.
Cowley est prié à Compiègne pour tout le temps, quinze jours. Hatzfeld pour quatre. Pas d’autre, sauf Poniatowski. Je vous ai dit que la G. D. Stéphanie y vient. Le roi Léopold va à Londres la semaine prochaine. Le meeting de Londres n’a fait aucun effet. Il faut écrire Pianezza. Je suis fort occupée, de visites, d'écritures, la matinée, la journée s’envolent. Adieu. Adieu.
On parle d'une nouvelle note, cette fois sans doute d'invention anglo-française. Je ne sais rien de précis.
72. Paris, Samedi 20 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai vu hier Mlle de Cerini. Elle devait partir mercredi 24 pour tenir bien exactement sa parole. Je lui ai dit la certitude que vous lui laissiez. Elle hésitait à en profiter, quoiqu'elle en eût envie. Comme je veux lui remettre, pour vous un livre qui ne doit paraître, et que je ne puis avoir que Vendredi, je l’ai engagée à prendre deux jours. Elle partira Samedi prochain 27. J’ai été vraiment content de sa conversation et de sa disposition. Elle m’a dit que vous aviez été parfaitement bonne pour elle qu’elle désirait de tout son coeur répondre à votre bonté, qu’elle voudrait être pour vous une fille. Tout cela avec une émotion simple et franche qui m’a touché. J’ai parlé de la lecture. Elle la fera. Elle demande seulement un peu d'indulgence au commencement, si elle ne lit pas très bien. C'est une habitude à prendre.
J'attends, mon homme pour votre arrangement avec Rothschild. Cela ne peut se traiter que par un homme d'affaires. Le mien sera ici demain.
Voilà votre N°61. J’approuve tout à fait votre lettre à Rothschild. Il ne peut pas ne pas accepter. Vous revenez au prix de l’ancien bail et vous vous chargez des réparations, dont vous êtes le juge naturel. Envoyez-la lui. L'affaire sera réglée. Le Duc de Noailles doit venir me voir aujourd’hui à cinq heures. Je lui en parlerai. Il sera certainement de mon avis.
Dîner hier chez Mad. de Staël, avec les Broglie et les d’Haussonville. Le soir, chez Duchâtel, où il y avait un peu de musique 40 ou 50 personnes. Presque tout notre monde. Point de diplomate. Je n'ai vu personne qui eût vu Hübner depuis son retour. Il me revient que son langage est plus contenu. Evidemment on compte ici tout à fait sur l’Autriche, et on n'a pas la moindre inquiétude sur la Prusse qu’avec raison on regarde comme définitivement liée par la convention Austro Prussienne. Les politesses qu'elle vous fait sont naturelles, et insignifiantes. Mais on dit que les menaces du Times n’ont pas été inutiles pour amener le Roi de Prusse à ce point.
Le nouveau ministre des Etat-Unis à Paris M. Mason est venu me voir hier. Gros homme qui à l’air d’un grand sens. Très résumé, et je crois, très indifférent sur la politique Européenne. Il en parle en passant, comme d’une curiosité qui l'amuse et ne le regarde pas. Uniquement préoccupé du prodigieux développement de richesse et de puissance de son pays sur ceci, il ne tarit pas. Un de ses amis, qui n'aime pas les villes, avait bâti son habitation à trois milles de celle à laquelle il appartenait, dans l’Etat des Illinois. Il a été un an absent de chez lui, pour le congrès, pour les affaires. Quand il y est retourné, il a retrouvé sa maison dans une rue ; la ville était venue le rejoindre à la campagne. Il est plus contenu. Évidemment on compte. Vous voyez qu’il n’y a rien de nouveau.
e cherche si on m'a raconté quelque histoire. Le comte Branicki a accompagné le Prince Napoléon. A Marseille, il a imaginé de se faire lui-même colon Français et il s'est promené dans les rues avec l'uniforme. Le ministre de la guerre, informé par le télégraphe, est allé trouver l'Empereur qui lui a demandé " Êtes-vous sûr du fait ? Voilà la dépêche du général qui commande à Marseille. - Eh, bien, faites, ce que vous voudrez " Ordre transmis immédiatement par le télégraphe de déshabiller le comte Branicki qui a été déshabillé en effet, et a continué de suivre le Prince, en uniforme de fantaisie.
Adieu, Adieu.
Je vais demain passer la journée à la campagne, chez Mad. Mollien. Je pars à 9 heures et demie. Il est probable que je ne vous écrirai pas demain. Je ne comprends pas ce qu'est devenu le N°66. Mercredi dernier, en arrivant à Paris, je ne vous ai pas écrit. Adieu. G.
72. Paris, Vendredi 27 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
9 heures
Quel plaisir de voir finir ce mois, cette semaine ! Vous ne viendrez donc mardi que pour le dîner, mais au moins soyez chez moi à 8 ¼. Car j’ai beau me retourner je ne vois aucun moyen d’éviter ce jour là de recevoir mon monde accoutumé. Je comptais sur l’opéra, mais ce n’est pas le jour et mon ambassadeur ni celui de la petite Princesse dans la semaine qui vient. Mes promenades quand j’en ferai, car me voilà prisonnière, mes promenades seront de 2 à 4. Vos visites seront donc depuis 4 heures. Enfin nous réglerons tout cela ; mais je suis impatiente en pensant que nous commencerons si pauvrement Mardi.
Je suis toujours fort souffrante. Comme toute la matinée, & combien le soir aussi. M. de Pahlen deux fois le jour, Lady Granville & la petite Princesse deux fois aussi. Le Duc de Palmella fort longtemps hier de 4 à 6. Il n’aura plus cette heure-là. Savez-vous que je ne puis pas même occuper ma chaise à ma table ronde Je suis très affaiblie, je ne l’ai jamais été autant. Mais c’est très naturel, je ne vous ai pas assez dit ce qu’a été pour moi le séjour de mon fils. Mon sang en mouvement, en irritation. Il faut me soigner beaucoup et puis je n’ai pas d’air, & je ne vis que par l’air. Je vois qu’il vous en coûte de quitter la campagne. Je le conçois. Que de froideur, ma vie, j’ai envié la vie des Bohémiens. De la liberté, de l’air, de l’indépendance un abri, le plus petit possible, mais de la place pour deux. Je vous conte là des choses que vous n’avez jamais vues peut-être. Il ne m’est pas arrivé de rencontrer des Bohémiens en France. Y en a-t-il ? En Angleterre ils sont très nombreux.
Ah ! qu’on me connait peu quand on parle de moi comme d’une femme politique. Vous me connaissez. Je le crois, vous savez ce qu’il me faut une seule chose et je l’ai. Il est vrai que c’est immense car tout disparait à côté de cela.
Midi
Vous m’annoncez pour ce matin une lettre de M. de Grouchy. Je l’attends, je la désire avec ardeur. Je la crains. Elle me fera peut-être du mal. Vous savez ce que sont pour moi vos paroles. Non vous ne les avez pas, je crois que vous le saurez jamais. Ah ! Quelle puissance que vos paroles !
Je vous annonce un changement dans mon ménage. Woodhouse a fait un riche héritage en Angleterre, il m’a quittée. J’en ai pleuré, presque. C’est un Anglais encore qui le remplace. J’aime les domestiques anglais pour deux raisons : la première parce qu’ils se lavent les mains trois par jour ; la seconde, parce qu’ils ne parlent jamais. J’ai beau attendre et souhaiter, pas de Génie aujourd’hui ! Adieu, comme de coutume, mais si la lettre était venu, l’adieu s’en serait ressenti. Il eût mieux valu encore. Cependant celui ci est bon.
73. Bruxelles, Vendredi 2 juin 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
C'est bien malheureux que vous ne soyez pas à Paris et que Génie soit un étourdi. Le 3. 6. 9. qui est l'usage pour tout le monde est converti pour moi en 9 absolu. Si cela me garantit l’occupation, de l’autre côté cela m’expose à avoir un Club sur ma tête.
Et la faculté de résilier au bout de 3 ans était au moins une ressource. C’est là ce que je veux obtenir, c'était dans le contrat primitif. Il me semble que j’ai parfaitement raison.
Le 3 juin samedi. J'ai été prise au milieu de ma lettre par une longue visite que j'ai faite à la campagne, en revenant J’ai trouvé un notaire avec le quel j’ai dû m'occuper de cette d... d’affaire de loyer, l'heure de la poste a passé.
C’est de Mardi 6 que vous m’adresserez vos lettres à Ems. Duché de Nassau près Coblence. Jusque là ici.
Je ne relève rien de nouveau quoi que j’ai eu beaucoup de causeries. On vous trouve bien puissants au dehors comme à l’intérieur, et l'esprit de l'Europe est bien changé à votre profit. La paix est possible, mon Empereur doit la vouloir, car les sacrifices pour la guerre sont immenses et les profits pas possibles. L'Angleterre qui voulait nous humilier et nous diminuer a déjà réussi.
Les Allemands ont tout intérêt à amener la paix, et si les Turcs font ce que vous leur demandez pour les Chrétiens, les Grecs y profitent assez pour que l'Emp. puisse dire à son peuple qu'il a obtenu plus même qu’il ne voulait. Et tout le monde serait content. Moi surtout !
On ne croit pas que l’Autriche passe à l’action. On puisse ici comme vous sur la situation de Lord Aberdeen (faible), et de l'Angleterre. L’union entre l'Ang. & la France durera. Je m’occupe de mes paquets. Quel ennui que ces ennuis-là ! Savez-vous que Cerini ne sait ni lire, ni écrire en Français. Mais pas un mot ! Du reste très convenable. Adieu. Adieu.
73. Paris, Jeudi 13 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas la moindres nouvelle à vous dire. La G. D. Marie m'écrit pour me prier beaucoup de venir la trouver à Bruges la semaine prochaine. J’en aurais bien envie, mais ce serait une folie. Mon [Empereur] est retourné droit de Potsdam à Pétersbourg où il arrivera demain. Je ne sais si on essaye rien de ce côté-ci pour un arrangement.
Je croirais que non, & que tout reste abandonné au hasard et à des escarmouches comme dit Antonini. Balabini est arrivé. Vous savez qu'il était à Constantinople. La seule nouveauté que j’ai apprise par lui c’est que Menchikoff loin d’être insolent a péché par trop de platitudes. Les Turcs ont cru qu'il avait peur, & ils ont tout osé. Voilà du neuf. Balabini a toutes ses preuves. Adieu. Adieu car je n’ai plus rien.
73. Paris, Lundi 22 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je commence aussi par l'affaire. Je vous renvoie la copie de votre lettre à [Rothschild] Je suis d’avis que Génie la remette et vide cette petite question. Je viens d'en causer avec lui, il sait très bien ce qu’il faut dire, et il la dira comme il faut le dire. Vous devez garder votre appartement, sans obligation ni charge de réparations, sauf celles que vous jugerez vous-même à propos de faire, et que vous paierez vous-même.
Je ne m'étonne pas que votre Empereur rappelle Brunnow et Kisseleff de Bruxelles. Il était difficile de comprendre pourquoi, ils y restaient. Brunnow n'en fera pas plus à Vienne que M. de Meyendorff. La question n'est plus aujourd’hui dans le savoir-faire des agents de l'Empereur, mais dans la disposition réelle, personnelle et intime de l'Empereur lui-même. S’il veut sérieusement la paix, la paix est encore possible, les intermédiaires et les agents ne manqueront pas. S'il ne la désire pas sincèrement et sérieusement, personne ne viendra pas à bout de la faire. Il arrivera alors de deux chose l’une, ou bien toutes les puissances européennes seront successivement amenées à s’engager contre vous, grandes et petites, ou bien l'Europe entière tombera, dans le chaos révolutionnaire. La première chance est bien mauvaise pour vous ; la seconde est mauvaise pour tout le monde, vous compris.
Comment pouvez-vous vous dire si sûrs de la Prusse après son traité d'alliance et de garantie mutuelle, avec l’Autriche ? Il se peut que les intentions et les paroles soient toujours de votre côté ; mais les engagements et les actions sont évidemment de l'autre. Et comme ici on pèsera de plus en plus sûr l’Autriche, les mêmes causes qui l’ont amenée et la Prusse avec elle, où elle est aujourd’hui, les mèneront toutes deux plus loin. Les puissances Allemandes peuvent vous être très utiles pour arriver à la paix ; mais si la paix ne se fait pas l’hiver prochain, ce n'est pas vers vous que le courant les pousse ; et vous ne réussirez pas plus à les désunir que vous n'avez réussi à désunir la France et l'Angleterre.
J’ai passé hier la journée à la campagne, chez Mad. Mollien. Je ne suis rentré chez moi qu'à minuit. C’était un peu long.
La reine a dû partir avant hier de Séville, par Cadix et l'océan. Cependant, au dernier moment encore, elle a pu se décider à revenir par la Méditerranée. Elle était mieux, mais toujours très faible. Il me revient de Claremont que le Duc de Nemours partait pour aller au devant d'elle jusqu'à Cadix et la ramener en Angleterre où le Prince de Joinville ne revenait pas encore. Adieu.
Je ferai aujourd’hui votre commission à Duchâtel. J’ai vu Montebello qui veut toujours aller vous voir, mais qui ne sait pas bien encore quel jour. Je repartirai Vendredi soir pour le Val Richer. C'est là qu’a partir de vendredi, je vous prie de m'écrire. Adieu, Adieu. G.
73. Paris, Samedi 28 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Tout hier s’est passé sans Génie, sans Grouchy. Et comme ce mot que je n’ai pas m’eût fait du bien ! comme je l’attendais, comme j’ai essayé de deviner ce que contient cette petite lettre ! Je me suis adressée de si douces épithètes. Couchée sur mon canapé vert, je me suis retournée sur la glace et je me suis dit des choses charmantes, et j’ai vu que l’illusion commençait à devenir très vive, à l’animation de mes yeux. Sont-ils comme cela quand je vous regarde ? Ils m’ont plu hier à moi.
Je suis toujours souffrante comme à Abbeville, plus que cela même. J’en suis très affaiblie. Je ne marche pas même dans la chambre. Je reste couchée, couchée très horizontalement. J’espère être debout mardi.
Hier matin j’ai vu les Flahaut très longtemps, et puis lady Granville qui est restée chez moi jusqu’au moment de mon dîner. Le soir il m’est venu cette petite Mad. Graham, la plus sotte femme du monde, qu’on tolère pour Pozzo. Est-il possible qu’il aille s’accrocher à cela ? La petite princesse, l’ambassadeur de Sardaigne qui m’a enfin demandé de vos nouvelles , car il ne vous a pas nommé jusqu’ici. Il a sur le cœur la visite que vous ne lui avait pas faite. M. de Simon, Pozzo que j’ai fort réjoui en lui montrant une lettre de lord Grey qui annonce positivement, un changement d’administration, ou une modification dans le ministère actuel, c’est-à-dire l’entrée de lord Durham. Moi je n’attache pas aux paroles de lord Grey qui annonce positive ment le changement d’administration, ou une modification dans le ministère actuel, c-a-d de l’entrée de lord Durham moi, je n’attache pas aux paroles de lord Grey la même valeur que Pozzo veut y mettre.
En général n’avez-vous pas trouvé qu’on rabat toujours un peu de l’opinion qu’on a des gens dès qu’on vit familièrement avec eux ? Cette règle a ses exceptions. comme toutes les règles, & je sais bien que j’en ai rencontré une ou c’est l’inverse. Il me semble que vous allez dire la même chose.
Pour en revenir à lord Grey, c’est une grande réputation, et au fond un petit homme, vous pouvez compter que ce que je vous dis là est vrai. Savez-vous bien qu’on pense à Berryer. On le trouve abattu, mécontent, ce qui est vrai, je lui ai trouvé cet air là aussi. Si on pouvait le gagner, quelle conquête. Voilà le Rubini trouvé y voyez vous la moindre vraisemblance ? Je vous assure que moi je crois qu’on y songe.
11 1/2 J’écoute, j’épie. M. Génie ne vient pas. Qu’est devenue la lettre ? Où la trouver ? Paris est bien grand. Dans votre lettre de ce matin vous me l’annonciez pour hier bien soir. J’en deviens fort inquiète, ce qui est une manière convenable de vous dire que j’en suis avide, affamée, oui affamée. Ah mardi nous n’aurons plus besoin de rien, & de personne. Mardi viendra-t-il jamais ? Adieu. Adieu.
73. Val-Richer, Jeudi 28 juin 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis très perplexe. Si je suis ma pente, je serai si triste qui vous le deviendrez encore davantage. Votre tristesse m’est insupportable. Dites moi que vous voulez voir toute la mienne, que vous prendrez plaisir à savoir à quel point vous me manquez, quels efforts j’ai à faire pour comprendre comment il est possible. Que le jour recommence et que le jour finisse Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus. Je me rappelle que l’an dernier, dans une de mes courses, après vous avoir quittée en arrivant à Lisieux, je me suis laissé aller à vous montrer toute ma peine ce qui peut se montrer d’une vraie peine, à vous dire combien les lettres, les paroles tout était pour moi insignifiant, misérable, pour moi accoutumé à être près de vous, deux heures, trois heures tous les jours à suivre votre vie minute par minute. Vous m’avez demandé de n’en rien faire, de vous fortifier au lieu de vous affaiblir de vous aider à trouver quelque chose de bon dans les lettres, dans les paroles tendres venues de loin, dans tout ce qu’on appelle les remèdes contre l’absence. Dites-moi ce que vous aimez le mieux. Aujourd’hui dans ce moment ma disposition est de penser à vous plus qu’à moi, d’être plus occupé de votre chagrin que du mien. Je ne vous réponds pas qu’elle dure. Je suis sûr qu’elle ne durera pas. Profitez en pour m’apprendre mon devoir. Je le remplirai comme je pourrai.
Je suis arrivé ici par le temps le plus noir, la pluie la plus épaisse, les plus sales chemins qui se puissent imaginer. La vallée est verte, fraîche, couverte de fleurs, parée pour recevoir le soleil qui ne vient pas. Ainsi va le monde. Le soleil manque à la verdure, et la verdure au soleil. Aussi quel ravissement quand ils se rencontrent ensemble, quelque part, un moment ! En toutes choses, dans la nature, ou dans l’âme, nous ne faisons qu’entrevoir la perfection. Mais, quand on l’a entrevue comment peut-on laisser retomber plus bas sa pensée ? J’ai très peu dormi en voiture. Je prenais quelque plaisir à veiller pendant que tout le monde dormait autour de moi. Comme si j’en avais été un peu moins en voyage, resté un peu plus à Paris ! Que notre cœur est inventif et subtil à se crier des illusions si vaines, si fugitives que la pensée ne peut même les saisir et pourtant elles plaisent !
Mes enfants ont très bien dormi. Ils se réveillaient pour me demander du sucre de cerises. Ils dorment profondément depuis trois quarts d’heure, fatigués du voyage, de leur joie. Ils se réveilleront demain, en chantant, en sautillant comme les oiseaux de ma vallée. Je voudrais vous envoyer leur gaieté. Je voudrais vous envoyer, j’aurais voulu vous laisser un de mes enfants. Ah, que de vains désirs ! Adieu. Je vais me coucher. Je dormirai. Je suis fatigué. Vous vous couchez aussi en ce moment, dans votre nouvelle chambre. Je ne la connais pas. Il est vrai que je ne connais pas non plus l’ancienne. Adieu. Dormez, dormez donc. Adieu
Vendredi, 8 h. 1/4
Je sors de mon lit. J’ai beaucoup dormi, longtemps et profondément. Il fait beau. Le soleil brille. Ma vie sera ici très égale, très dénuée d’événements, de nouvelles. Mais je vous dirai tout, tout ce qui m’aura occupé un moment. Au moins faut-il tout savoir quand on ne voit rien. 9 h. 3/4/ Voilà, mon facteur. J’espère que celui-ci sera diligent. Je suis bien aise que vous soyez établie aux Champs-Elysées. J’ai bien raison de ne pas me laisser aller à vous parler de ma tristesse. Que la vôtre me pèse ! Hélas, il faut payer tous les bonheurs, et les payer cher. Je vous répondrai demain sur cette honteuse, honteuse réduction. Je me lève pour aller chercher mon adieu. Où n’irais-je pas le chercher ? Décidément, j’ai été bien aise de vous rencontrer. Et une demie-heure après, en partant par les Champs Elysées, j’ai vu votre calèche dans la cour de la petite Princesse. Vous savez que j’aime Félix. G.
Mots-clés : Discours du for intérieur, Relation François-Dorothée
74. Bruxelles, Dimanche 4 juin 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je me suis trouvée entraînée hier à une soirée chez moi. On a voulu me faire entendre un chanteur italien de premier ordre. Cela ne m’a pas beaucoup amusé. J’avais tous mes habitués. Ce qui fait que de tous les Russes Kisseleff seul est resté à la maison. J’avais prié les autres.
Aujourd’hui je vais à l’église, & je ferai mes visites d’Adieu. Le temps est possiblement froid. On parle beaucoup du Prince Gortchakoff envoyé à Vienne dit-on. Je le connais fort, il est resté 8 ans premier secrétaire à Londres. Mon mari l'a chassé. Pareille aventure lui était arrivée sous d’autres chefs. Très intelligent. Capable, excellent rédacteur. Insolent, insupportable. Il vaut peut être mieux, je n’en sais rien. Je l’ai revu à Schlangenbad. Là aussi il a fait une impertinence au Roi de Prusse. Le pauvre. Meyendorff ne m'écrit plus du tout. D’abord, malade et bien triste. On me dit ici que dès l'origine de l’affaire on a trouvé à Pétersbourg qu'il faisait fausse route. Il n'était pas assez russe, il voulait qu’on s’arrange. comme cette guerre marche drôlement.
C’est le 1er juin seulement que l’Autriche nous a envoyé une invitation polie de sortir le plus tôt possible des Principautés. La Prusse l’aura fait de son côté. La prise de Silistrie n’est pas cas de guerre. Même le passage des Balkans s’il pouvait avoir lieu, demanderait encore des éclaircissements. Il n'y a donc rien d'imminent du côté de l’Autriche. On dit que l’Impératrice est grosse, Wallisky doit l’avoir annoncé.
Rothschild m’autorise aujourd’hui à ajouter au bail la promesse de ne pas me mettre de club sur la tête. Il n’a pas voulu du 3. 6. 9. Cela m'est égal. J’accepte l’autre forme quoique ce soit drôle. J'envoie le tout à Génie avec l'espoir que je recevrai mon titre Mardi. Adieu. Adieu.
74. Paris, Dimanche 29 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
9. heures
Ah ma dernière lettre ! Quel plaisir car tout ce que cela annonce !Je viens de recevoir la vôtre, et enfin enfin,j’ai reçu hier à 6 heures celle que M. de Grouchy m’avait apportée. Je vais la relire encore et encore elle est bonne, elle est charmante, mais elle n’efface pas la première. Je vivrais cent ans que je ne pourrais pas oublier la sensation que m’a causée la première. Et cette émotion se renouvelle chaque fois que je relis, & je le fais tous les jours. Mais après vous avoir vu. Je n’y reviendrai plus. Cela devient votre affaire vous vous chargerez de remplacer les lettres. Il vient de me prendre un remords. J’ai reçu la seconde lettre. Elle m’a fait un autre plaisir, un plaisir plus doux, plus tranquille, pas si vif, pas si animé que la première, il l’était trop. Je viendrai me calmer auprès de la seconde, et cependant il y a bien des ressemblances, avec la première, mais il y a quelque chose, je ne sais quoi, qui me fait y jouir de vos paroles avec plus de liberté d’esprit & de conscience. Je me brûle à la première, je me chauffe à l’autre. Que de bêtise je voudrais ! Je voudrais me passer le temps. Il y a encore presque 60 heures d’attente, elles me paraîtront plus longues que les trois semaines ensemble.
Hier on m’a conseillé la calèche et au pas. Je me suis donc fait traîner un peu, très peu, cela ne m’a pas fait de mal, mais il a fallu me faire porter pour remonter mon escalier.
Rubini a reparu hier à l’opéra tout le monde y était, moins mon Ambassadeur, Lady Granville & M. Sneyd qui ont passé la soirée chez moi. Elle ne m’a quittée que très tard. Avez-vous lu dans le National du 21 un portrait de M. Thiers ? Il y a des choses très spirituelles.
A propos j’allais oublier de vous remercier de Monk, que M. Génie m’a apporté hier. Je vais le lire La dernière lettre de M. O’Connel à lord Cloncerry va, je crois, décider le divorce des Ministres avec le grand agitateur. Je suis fort disposer à croire qu’on acceptera le soutien des Torries modérés. Peel va venir passer quelques jours à Paris à ce qu’on me dit
Midi. Je me sens mieux aujourd’hui décidément mieux. Mais je ne serai pas encore tout-à-fait bien mardi & vous me trouverez faible. Au fond depuis quatre mois, il ne m’est pas arrivé de passer huit jours entiers tranquilles, ou bien portante. Lorsque ma santé commence à se remettre il m’arrive une bombe qui m’abat. Entre les lettres qui m’arrivaient de l’Occident et celles quelques fois qui ne m’arrivaient pas de l’Occident, j’ai eu toujours du chagrin, de l’inquiétude, et je ne compte décidément m’arranger avec ma santé que depuis le 31 octobre. Il a l’air d’être bien près, mais qu’il me semble loin !
Adieu. Que voulez-vous que je vous dise , Je ne sais pas plus parler que vous. Je retrouverai la parole le 1er novembre peut-être. La vieille sûrement pas. Adieu. Adieu. Toute notre vie, n’est-ce pas ? Adieu !
74. Paris, Mardi 23 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Dîner hier chez Duchâtel ; un petit dîner tout Français assez agréable. D'Haubersart part le 5 juin pour Vichy et n'ira pas ailleurs auparavant. Le soir, chez le Duc de Broglie. Le traité des Allemands est la seule préoccupation du moment. On se demande s’ils se maintiendront de concert à l’état de neutralité jusqu'à l'automne, ou si les cas de guerre très précisément prévus dans l’article secret trouveront bientôt leur application.
Duchâtel disait hier soir que les bruits du château étaient à la paix. J’avais eu ce matin des renseignements tout contraires, l'Empereur prévoyant une longue guerre, s'y préparant, et prenant des mesures pour rallier contre vous toutes les petites puissances de l’Europe occidentale, et méridionale, de cette sorte que l’Autriche ne puisse se dispenser de suivre le mouvement. A l’Europe méridionale, il faut ajouter la Suède qu’on dit de plus en plus ébranlée contre vous, et prête à fournir 40 000 hommes si on veut les payer.
Voilà votre N°60 qui a été courir je ne sais où, à Lisieux d’abord, puis encore ailleurs. Ces irrégularités sont bien ennuyeuses.
Je regrette de ne pas lire la lettre de votre grande Duchesse ; l'allure de son esprit me plaît. En fait de lettres royales, j'en ai reçu une du Roi de Wurtemberg, très aimable, à propos de Cromwell. Mais son français est plus spirituel que correct.
Quand vous aurez Mlle de Cerini, faites vous lire un roman feuilleton de l'Assemblée nationale, intitulé : Pourquoi nous sommes à Vichy, de M. de Pontmartin. Je ne lis aucun roman ; mais on dit que celui-là est très joli. L’auteur est un homme d'esprit, de bonne compagnie, et un galant homme. Je suppose qu’il ne vous serait pas difficile à Bruxelles de vous procurer les numéros du commencement.
L’instruction contre Montalembert se poursuit toujours, mollement, mais toujours. On a interrogé de nouveau M. Villemain. On recommence aujourd’hui avec Montalembert lui-même. On dit qu’on traînera jusqu’au départ du Corps législatif, et qu'alors, on abandonnera ce qu’il y a de grave dans la poursuite, pour la réduire à de très petites proportions ; plus d’offense contre l'Empereur, plus d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement ; une simple plainte en mauvais bruits répandus et mauvais propos tenus, de manière à avoir une condamnation quelconque ; insignifiante en fait, condamnation pourtant en principe, une amende sans prison. Régulièrement, cela est difficile, mais tout se peut.
Autre livre à lire, réellement amusant, quoique je voie d’ici la mine que vous ferez au nom : Histoire de la réunion de la Lorraine à la France, par M. d'Haussonville, Tome 1er. Je doute qu’il continue. Il avait puisé des documents curieux dans les archives des affaires étrangères. On lui a refusé toute communication de la suite. C'est tout simple. On répond à l'hostilité par la maussaderie. Adieu.
Je ne sais si j’aurais aujourd’hui des nouvelles de votre affaire avec Rothschild ; mais il ne peut pas vous faire faire des réparations que vous ne demandez pas. Adieu. Adieu. G
Savez-vous que Hübner est baron ?
Mots-clés : Conditions matérielles de la correspondance, Conversation, Diplomatie, Europe, Femme (portrait), Guerre de Crimée (1853-1856), Histoire (Angleterre), Histoire (France), Lecture, Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (France), Portrait, Réseau social et politique
74. Paris, Samedi 15 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je n’ai vu hier que Molé, Dumon, Vitet, Montebello, tout cela veut apprendre & je n'ai rien à dire, car depuis deux jours on ne sait rien. Molé n'était en ville que pour une heure et pour ses yeux pas même pour Kalerdgi. Je crois qu’on essaie une nouvelle note, qui, quoi je ne sais pas. On voudrait je crois un congrès, mais nous n’en voudrons pas. C’est surtout à Londres et à Paris qu’on y pense.
Hélène Kotchoubey vous écrit. Si vous regardez mes lettres, vous n’y trouverez pas que je vous ai donné le conseil de lui écrire comme vous me le dites. Je ne vous aurais pas infligé cet ennui. En tous cas elle vous est bien reconnaissante de vous être occupé d'elle. Comment adresse-t-on à Broglie ? On dit ici depuis quelque jours que le comte de Chambord & le duc de Nemours se sont vus. Est-ce vrai ? Le temps est beau ici aussi. Je doute que cela dure. Adieu. Adieu.
Je ne sais pas un mot.
74. Val-Richer, Vendredi 29 juin 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il a fait très beau aujourd’hui. J’en étais en plus mauvaise disposition. Vous me manquez bien plus sous le soleil que sous la pluie. Je puis être triste sans vous ; heureux sans vous, non. Je souffrais de tout le plaisir que j’aurais pu avoir. Ce soir, je me suis promené avec mes enfants. A la bonne heure ; je puis jouir de leur gaieté, m’y associer même. Ce n’est pas pour moi que je suis content. Pourquoi m’êtes-vous devenue si nécessaire ? Je fais là une sotte question, car j’en sais parfaitement la réponse.
Je suis outré pour bien plus de 7000 francs. Je soupçonne qu’il y a là encore plus de taquinerie subalterne que de vilenie, un petit étalage d’autorité le désir de faire acte de pouvoir en reculant. Mon avis est que vous devez en informer votre frère et en parler à votre mari avec un étonnement bref et sans réclamer. Si je commence à les bien connaître la réclamation serait vaine. Vous ne pouvez, je crois ni passer sous silence un tel procédé, ni en faire grand bruit. Étonnez-vous aussi de l’apprendre par votre banquier. Pourquoi n’a-ton pas eu le courage de le dire soi-même de vous le dire à vous ? Je vous conseille là un langage du haut en bas, le seul qui vous convienne au fond, le seul aussi, j’en ai peur qui vous donne un peu de force. Il faut qu’on sache que vous ne vous générez pas de dire à vos amis la vilenie qu’on vous fait. Un peu de crainte, vous a sauvée. Usez de ce moyen avec les formes les plus douces du monde, mais usez en toujours un peu. Qu’ils aient tous peur du qu’en dira-t-on. Votre sauvegarde est là.
Samedi 8 h.
Vous n’aurez pas de lettre aujourd’hui. Cela me déplaît. Vous a t-on porté un paquet de livres ? Je ne sais si quelque chose là vous amusera. Vous êtes très difficile à amuser. Non que vous soyez blasée, ce qui n’a jamais ni mérite, ni charme, mais parce que vous êtes très difficile et très prompte à mettre de côté ce qui ne vous plait pas du premier coup. Vous ne savez ni attendre, ni chercher. L’imperfection, l’insuffisance, l’ennui vous choquent si vivement que vous détournez sur le champ la tête avec dédain, comme si vous ne pouviez rien avoir à démêler avec tout ce qui n’est pas supérieur et accompli. C’est votre mal, & votre attrait.
Il y a dans ce paquet de livres un roman nouveau intitulé Une destinée qu’on ma apporté la veille de mon départ. Je n’en ai pas lu une ligne et je ne vous réponds pas du tout qu’il vaille le moindre chose. Mais regardez-y cinq minutes. Il est d’une jeune fille à qui je veux du bien. Il y à cinq ans, quelques semaines après le 1 mars 1838 une lettre m’arriva d’une personne inconnue. C’était une longue pièce de vers écrite à mon sujet, sur le coup qui venait de me frapper par une jeune fille de 17 ans, fille d’un pauvre aubergiste dans un pauvre village du fond du Poitou, qui n’avait jamais eu d’autres leçons que celles du maître d’école et du curé de son village, ni lu d’autres livres que quelques volumes incomplets de poésie française et quelques numéros de Journal. Ses vers sans rien de saillant, n’étaient pas dénués de sensibilité et de mouvement. Un me frappe beaucoup. Elle disait, en décrivant celle que je venais de perdre : Ses regards pleins de douceur et d’empire. C’était à croire qu’elle l’avait vue, car ce mélange là, était précisément le caractère original de sa physionomie comme de sa nature. Je fus donc très touché. On l’est toujours d’ailleurs, d’apprendre que votre nom, votre sort ont vivement ému et occupé, à 150 lieues au fond d’un village, une personne inconnue et tant soit peu distinguée. Je répondis affectueusement à cette jeune fille. Je l’encourageai. Je lui envoyai de bon livres. Un an après, je reçus une autre lettre qui m’annonçait que son père avait vendu son auberge, et qu’elle allait venir à Paris, avec son père, et sa mère, dans une charrette traînée par un cheval que son père avait gardé pour ce voyage. J’essayai de l’en détourner. Il n’y eut pas moyen. Elle sentait son génie et voulait tenter sa destinée. Elle arriva. Je devrais dire elle m’arrive, car elle venait sur la foi de ma protection, et je ne pouvais me défendre d’accepter un peu la responsabilité de son sort. Je vis une jeune fille, point jolie de manières très simples, mais convenables, et assez élégantes de l’intelligence, dans le regard de la finesse dans le sourire, point embarrassée, et parfaitement décidée à chercher, par ses vers, la fortune et la gloire. Je lui donnai quelques avis et une petite pension. Depuis elle fait des vers ; elle en a fait d’assez agréables, et qui lui ont valu quelque succès auquel j’ai un peu aidé. Elle a acquis quelques amis de plus, amis-poètes, M. de Lamartine, Mad. Testu, quelques autres que je ne connais pas mais qui ont leur monde, où ils ont leur renommée. Elle vit très modestement, honnêtement, je crois. J’ai fait avoir une petite place à son père. Elle passera sa vie à faire des vers sans jamais monter bien haut ni percer bien loin, pauvre, agitée, jamais sûre de son succès ni de son pain ; mais elle aura obéi à son instinct et coulé selon sa pente. C’est le vrai secret de bien des vies. Je vois que les vers, ne lui suffisent pas, et qu’elle commence à faire des romans. Elle m’a apporté celui-là la veille de mon départ.
10 heures
Voilà votre N°76. Oui, c’est une triste et charmante parole. Adieu. Je vous ai dit ce qu’il me semblait de la réponse à votre mari. J’y pense encore. Il est possible, ce me semble, d’exprimer une surprise très hautaine au fond et très douce dans la forme, une surprise fière et résignée, qui les fasse, non pas rougir, ce qui ne se peut pas, mais s’inquiéter un peu du jugement de cinq ou six personnes, si cela se peut. Adieu encore. G.
75_1. Val-Richer, Dimanche 1er juillet 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Comment feriez-vous, sans bateau, sans filet, sans ligne, sans hameçon, pour prendre deux ou trois cents carpes, truites, tanches ? Je vous le donne en tout. Toute votre habileté à résoudre les questions d’étiquette diplomatique échouerait contre ce problème là. Moi, j’ai la recette. Ayez un jardinier intelligent, mais paresseux et un peu libertin. Grondez le bien fort ; plaignez vous que votre étang soit sale, votre potager mal tenu. Dites lui, mais bien sérieusement que vous le renverrez si d’ici à trois mois, vous n’êtes parfaitement contente de lui. Allez-vous promener le soir, au bord de l’étang. Le jardinier est là, occupé à faire baisser l’eau pour nettoyer le fond. Une carpe saute. Mes enfants sautent aussi : " Quel dommage de ne pouvoir la prendre ! ". Belle occasion pour rentrer en grâce auprès du père. La barre qui retient l’eau est soulevée. L’eau se précipite. Le jardinier y entre jusqu’à la hanche. Le poisson fourmille dans le creux où l’eau reste encore. Le bruit s’en répand. Tous les gens arrivent hommes, femmes, bonnes. Les hommes entrent tous dans l’eau. Je m’assois au bord avec ma mère, mes enfants, Mad. de Meulan, Melle Chabaud. On commence contre les poissons une vraie chasse à courre. On les poursuit ; on les saisit. Les gros se débattent ; les petits glissent entre les doigts; les plus avisés se tapissent dans la vase. Les chasseurs s’animent au jeu ; on se presse, on se pousse ; l’eau rejaillit sons les pieds, sous les mains. La joie de mes enfants, est au comble. Ils bondissent autour de l’étang. Ma mère rit de bon cœur. Je ris aussi. L’espoir revient au cœur du jardinier. Il redouble d’efforts d’adresse. Tous les gens le secondent ; et en moins d’une heure, les deux ou trois cents carpes, truites sont entassés dans des seaux, des arrosoirs et transportés dans un petit vivier où elles resteront jusqu’à ce que l’étang soit bien nettoyé, l’eau bien revenue ; et elles ne sauront jamais que cinq minutes de ma mauvaise humeur et un quart d’heure de gaieté de mes enfants, leur ont seules valu cette aventure. Vous me demandez ce que je fais au Val Richer. Le voilà. Cela vaut bien les mille et 14 visites de Mad. de Strogonoff. Le singulier peuple ! Si sérieux et si frivole ! Si indépendant et si esclave de la mode, d’un jour de mode ! Je ne l’en estime et ne l’en aime pas moins.
J’aime qu’on soit capable des impressions les plus variées, raisonnable trois cents jours au moins, fou les 60 autres. Pourtant 60 c’est trop, n’est-ce pas ? Les Anglais n’en donnent pas tant à la folie. Je soupçonne qu’il y a beaucoup d’ennui dans la leur. C’est la plus mauvaise des raisons de folie. Du reste, on dit que la folie anglaise est grave, symétrique, taciturne. Est-ce vrai ? En ce cas, elle ne ressemble guère à cette de mes enfants et de mes gens ce soir. On ne s’est jamais amusé plus bruyamment. Il est vrai qu’ils ne s’ennuyaient pas du tout auparavant et qu’ils ne s ennuieront pas du tout demain. La gaieté est leur état habituel.
Lundi 8 heures
Pourquoi n’avez-vous pas encore été voir la petite Princesse ? Il me semble qu’elle est sur son déclin. Ne la négligez pas tout-à-fait. C’est votre voisine. Elle vous est plus commode, et à tout prendre, plus agréable que bien d’autres. Ne me dites pas que vous avez le dégoût de toute chose et de tout le monde. C’est une parole corruptrice pour moi si douce à entendre que j’en oublie tout remords. Et pourtant, je veux que, lorsque vous n’avez plus que tout le monde, vous ne soyez pas trop seule, ni trop triste. Oui, je le veux, par vertu, par tendresse, et aussi, et surtout parce que j’ai la confiance que tout le monde ne peut rien me faire perdre, même quand il vous amuse. Pour la première fois depuis que je suis ici, le ciel est parfaitement pur. Le soleil brille. Toute la vallée s’épanouit. Toute sa population, hommes, bêtes, oiseaux, va, vient, vole, travaille, ou broute, ou chante, librement, gaiement. Moi, je regarde. Ma gaieté à moi n’est pas là, ne me vient pas de là. Il y a plus de joie pour moi dans le petit cabinet étouffé, sur la petite chaise basse de la rue de Rivoli qu’au milieu de tout cet éclat, de tout ce sourire de la nature.
10 heures
Voilà le n°78. Je trouve comme vous la poste très peu civilisée. On me fait espérer une amélioration. Le courrier ne partirait plus de Lisieux que vers le soir après le retour du facteur du Val-Richer en sorte que vous auriez toujours mes lettres le lendemain, mais je proteste contre les cuvettes. Je me suis toujours lavé les mains jusqu’au dessus du poignet. Adieu. Mais dormez donc. G.
75. Bruxelles, Lundi 5 juin 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je fais mes paquets & mes adieux. & je rentre de l’Eglise où j’ai commencé. Ici cela se passe le lundi de la Pentecôte. Brunnow part jeudi, décidement il reste en l’air pour le moment, il retourne à son petit Darmstadt. Kisseleff part également cette semaine pour Wisbade et puis l’Italie. Ces deux messieurs ne sont pas en bonne odeur à Pétersbourg, surtout dans le public. Creptovitch est ravi d’être débarrassé d'eux. Cela le gênait et l'offusquait. Il ne restera plus un russe à Bruxelles.
Pas de nouvelles. On s’étonne des lenteurs partout. Ceci ne ressemble aux choses qui se passaient jadis. Quand on était en guerre on se battait. Cela a passé de mode. Mais comment viendra la paix ? C'est indevinable. Adieu. Adieu. Je suis triste, et vous aussi. Adieu.
Mardi le 6. Voilà une lettre de Morny, il me dit ceci. " Il va se passer en Orient des événements importants, mais seront ils décisifs ? Si nous croisons décidement le fer nous serons en guerre pour bien longtemps. Je crains bien que votre Empereur ma bonne Princesse ne se repente amèrement d’avoir entrepris ces choses. Je devrais dire, j’espère bien, car je suis Français & bon Français. Si l’Allemagne se joint à nous, Dieu sait quel mal on peut lui faire. Et puis toutes les flottes qui n'osent pas sortir du port même à nombre supérieur, ce n'est pas une preuve de grande force ici de confiance en soi. Maintenant chez nous la confiance a repris. Les fonds ont remonté. On ne s’inquiète plus beaucoup de la guerre, on s’y intéresse voilà tout, et si elle est heureuse on s'en amusera. Il n’y aura plus de raison pour qu’elle finisse. Au fond pour nous et notre Empereur nous y avons gagné une position inespérée que 10 ans de paix n'auraient pas produite. Que Louis Philippe serait jaloux s'il vivait encore. "
La reine Amélie passe aujour d’hui. Le roi ira la trouver à Malines et l’accompagnera à moitié chemin d'Ostende. Elle n’a pas voulu s’arrêter ici ni à Laken. Ma lettre était restée hier je la trouvais bête. Je la trouve bien triste aujourd’hui comme je suis triste. Adieu.
75. Champs-Elysées, Jeudi 28 juin 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je vous ai rencontré hier, j’ai vu le visage réjoui de Guillaume. J’ai vu, entrevu le vôtre, tout cela si rapidement que cela avait l'air d'une mauvaise plaisanterie. Je n'ai pas su si j’étais aise ou fâchée de cette rencontre ; ce matin j'ai lu cette lettre si tendre, si bonne ; je vous en remercie, si tendrement ! Je me suis donnée hier bien du mouvement pour me distraire. J'ai hâté le déménagement. Je me suis fatiguée, j’ai parfaitement mal dormi. Il y a une heure que je suis ici. Vous voyez à mon écriture que je n'ai pas les nerfs en bon état. Il pleut à verse, je me reposerai au Val-Richer. Je n'ai pas la force d'écrire, et j’ai tant tant à vous dire !
Lady Granville est à Versailles. Je ne verrai pas une âme aujourd’hui. Je me caserai. Je crois que je serai bien ici. Je viens de recevoir une lettre de Pétersbourg de mon banquier. Il me dit que mon mari a sanctionné les payements faits & ordonnés pour l’avenir 4000 fr. par mois qui m'a mis à 48 au lieu de 55, qu'il me donnait jusqu’ici. C'est une décision pitoyable. Que me conseillez vous ? Faut-il réclamer auprès de lui ou de mon frère ? Doucement ou fortement ou pas du tout ? Vous voyez que je ne suis rien sans vous.
Ah que le temps va être lourd, insoutenable, j'en suis accablée d’avance. J’ai envie de pleurer vingt fois le jour. Je suis si abandonnée. Il me semble qu'il y a un an que je ne vous ai vu. Où trouver du courage ? Adieu Je vais relire votre lettre, mais la relire, c'est pleurer. Donnez-moi de la force. Adieu. Adieu, que le ciel veille sur vous. Je suis si accablée qu'il faut que vous veniez chercher un adieu, je ne saurais me lever pour vous le donner et j’en ai besoin, bien besoin. Adieu.
75. Paris, Lundi 17 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Merci de la lettre de M. Monod. Tout est fort détaillé, mais l’essentiel y manque. A-t-il ou n'a-t-il pas d’autres pensionnaires de l'âge ou à peu près de ce jeune enfant. Vous savez combien cela est essentiel pour une éducation anglaise. Des camarades, de la récréation en commun aussi bien que des leçons. Or, d'après la lettre je croirais qu'il serait isolé. Voilà le point à éclaircir. Je suis fâchée de vous donner le grand bore. J'ai eu hier une lettre de Meyendorff, très tranquille. Voici la dernière phrase après avoir dit que le manifeste turc à Paris, le 5 à Constantinople, la déclaration de guerre signifiée le 9 au Prince Gortchakoff s’il ne promet pas d’évacuer les provinces dans l'espace de 15 jours. & & " Ainsi guerre sur le papier, déclarée par la Porte, non acceptée par nous. Que faire dans cette singulière position ? Il est impossible qu'on ne négocie pas avec nous, sans nous, mais toujours pour nous, c-a-d pour la paix. "
J’ai vu hier Morny qui s’était échappée de Compiègne pour quelques heures. Le ton là est extrêmement pacifique. On ne songe pas à envoyer un seul soldat. Toute la diplomatie presque est priée à Compiègne pour plus ou moins de jours. Il n'y a que Kisseleff & Hübner d’exceptés. Je suis fâchée des nouvelles que vous me donnez sur Pauline. Vous faites très bien de commencer pour elle par là où l'on finit, et quelques fois trop tard. [?] la remettre. Je vois déjà beaucoup de monde. Je ne sais trop dire qui. Oiseaux de passage, et des étrangers de toute espèce. Dumon est revenu for good. Le ton public en Angleterre. [...]
75. Paris, Mercredi 24 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Journée bien insignifiante hier. Une commission de l'Académie pour juger un concours ; puis l’Académie elle-même jusqu’à 5 heures. Le Duc de Noailles n’y est resté qu’un moment. Il allait entendre, pour la seconde fois, la lettre d’un morceau biographique de Sabine (M. de Standith) sur la vicomtesse de Noailles. Il dit que c’est très bien, mais très bien. Il faut que ce soit très bien pour deux lectures. Le Duc de Noailles est très famille. Molé m'a ramené chez moi. Bien vieux, et toujours de mon avis ; avec cette nuance qu’il en était avant que je lui eusse dit mon avis, ce qui est moins aimable. En rentrant chez moi, Dumon et Mallac. Dumon triste politiquement, content, administrativement ; son chemin de fer va bien. Il part, ces jours-ci pour aller en ouvrir un grand morceau. Duchâtel part demain pour le Bordelais. Molé va s’établir à Champlatreux le 1er Juin. Le Duc de Broglie à Broglie où il ne passera que six semaines. Il ira ensuite, avec son fils Paul, à Coppet, pour ne revenir à Broglie qu'à la fin d'Octobre. Vous voilà au courant les mouvements de mes amis.
J’ai vu la Princesse de Broglie avant hier, relevée de couches, étendue sur son canapé, enveloppée dans une robe de soie rose uni. Elle était charmante.
Je suis dans ma grande tristesse pour ma maison. Et mon grand ennui. Il paraît certain qu’on me chassera l'automne prochain, peut-être au mois d'Octobre. La ville a traité avec une compagnie, dont M. Pereire est le chef et qui se charge de faire le nouveau boulevard de la Madeleine, à la barrière Monceau. Je cherche des appartements. J'en ai vu deux qui sont possibles ; l’un rue du faubourg St Honoré, N°64, en face de Mad. de Pontalba ; l’autre rue du Cirque N°5. Mais je ne serai jamais la moitié aussi bien que je le suis chez moi.
Génie n’avait pas encore vu Rotschild hier. Je crois qu’il le verra demain.
Voilà le traité Austro Prussien dans le Journal des Débats. Mais non pas l'article additionnel et secret qui est le plus grave. Vous le connaissez. Les cas de guerre y sont stipulés bien formellement, et d'après ce que vous me dites de l'État des esprits à Pétersbourg, je doute fort qu’on y commente " à arrêter tout progrès ultérieurs des armées Russes sur la territoire Ottoman et à donner des garanties de la prochaine évacuation des Principautés " Vous payerez cher l’inconvénient des états despotiques, où ni le souverain, ni le peuple ne savent la vérité.
Vous pouvez vous donner le divertissement d'être jalouse de qui vous voudrez ; cela ne tire pas à conséquence. Il y a un peu de vrai, pas tout, mais un peu, dans ce qu’on vous a dit de Mad. Mollien ; quelque prétention, et trop de flatterie.
Qu'est-ce que vous avez à la poitrine ? Toussez-vous ? Je vous demande en grâce de me dire tout sur votre santé. Ma peur est toujours d'en trop rabattre de ce que vous me dites, car j’ai le malheur de ne pas me fier à vos impressions. Grand malheur, vous aimant comme je vous aime. Et de loin !
L'adresse de Génie est rue du faubourg Montmartre, 52. Adieu, Adieu.
Aujourd’hui, j’ai le Consistoire, l'Académie, et je dîne chez Broglie. Je pars toujours pour le Val Richer. Vendredi soir. Vous m'écrirez là vendredi. adieu. G.
75. Val-Richer, Samedi 30 juin 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis au loin de mon feu. Il a plus presque tout le jour. Je regrette que vous n’aimiez pas le feu. Je vous établirais près du mien, et nous passerions là une soirée charmante. Mais je ne veux pas faire violence, à votre goût, même en pensée.
Savez-vous que Charles 1er n’a point dit en mourant cette belle parole qu’on lui a attribuée. Dites à la Reine que je ne lui ai jamais été infidèle, même en pensée ? Pas plus que l’abbé Edguworth n’a dit à Louis 16, sur l’échafaud : " Fils de St Louis, montez au Ciel." Pas plus que Charles 10, en rentrant à Paris, en 1814, n’a dit : " Messieurs, rien n’est changé ; il n’y a qu’un Français de plus." C’est un journaliste qui le jour même de la mort de Louis 16 dînant avec quelques uns de ses amis, & tout ému de cet effroyable spectacle dit : " En vérité, au moment où il a été frappé, j’ai cru entendre son confesseur s’écrier : " Fils de St Louis, montez au ciel "." Et dès le lendemain en effet, dans je ne sais quelle feuille, ces mots furent mis sur le compte de l’abbé Edguvorth qui plus tard s’en défendait modestement disant qu’il n’avait pas été assez heureux pour les trouver. Quand au mot de Charles 10 en 1814, il est du comte Beugnot qui le lui prêta pour plaire un moment à la vieille Garde impériale. Rien n’est si commun que ces renoms usurpés de belles en spirituelles paroles. En revanche que de mots charmants sont restés inconnus ! J’en ai entendu je ne sais combien qui méritaient de faire le tour du monde et la réputation d’un homme. Et je ne parle que de ceux que j’ai vraiment entendus qui ont été réellement prononcés tout haut. Combien d’autres n’ont été que pensé, sont nés et morts d’ans l’esprit de leur auteur, charmants pour Dieu seul ! Ne croyez-vous, pas qu’on a bien plus d’esprit qu’on n’en montre? Je m’amuserai quelque jour à écrire les Mémoires d’une âme, et je n’y mettrai que ce que cette âme-là, n’a jamais dit. Encore n’y mettrai-je pas tout. Je défie qu’on dise jamais même tout bas, tout ce qu’on a senti ou pensé, qu’on se décide jamais à voir au dehors, ne fût-ce que de ses propres yeux tout ce qui s’est passé au dedans.
Si nous étions toujours ensemble, vous dirais-je vraiment tout ? Tout, c’est beaucoup dire ; à peu près tout. Et si nous passions ensemble je ne sais combien de cent ans, tout peut-être un jour. Il n’y a point d’intimité à laquelle le temps n’ajoute immensément chaque jour. Et l’intimité la plus parfaite n’arrive jamais au terme des choses qui peuvent, qui doivent entrer un jour dans son domaine. Quel dommage ! Il nous faut absolument l’éternité.
Dimanche, 8 heures
Vous me demandez de la force. J’en ai eu beaucoup dans ma vie, jamais avec le sentiment que j’en avais assez. Bien souvent au contraire, je me suis senti sur le point d’en manquer. Je ne puis vous donner que beaucoup, beaucoup d’affection. Faites en de la force, si vous pouvez. Je le voudrais bien. Près de vous, je l’espère. Mais de loin ! Il y en a pourtant à prendre à cette source, même de loin.
J’ irai peut-être à Broglie, vers la fin de la semaine, pour 24 heures seulement, et je m’arrangerai pour que notre correspondance n’en soit pas dérangée. Mon nouveau facteur est jusqu’ici admirablement exact. Il arrive entre 9 et 10 heures. Mes journaux m’ont manqué hier. Dites-moi ce qu’on vous aura dit du procès de la Chambre des Pairs.
10 h.
Merci de vos commérages anglais. De vous, tout m’amuse, même ce qui ne fait que passer par vous. Ne me dîtes pas comment vous étiez, comment vous réussissiez à Londres. Je le sais, je vous y vois moi qui n’ai jamais vu Londres. Je suis sûr que tout était joli. Adieu. Je suis charmé que Bagatelle vous ait plu. Votre n°77 me plaît. Vous y êtes moins abattue. Adieu.
Mots-clés : Discours du for intérieur, histoire, Relation François-Dorothée
76. Cologne, Jeudi 8 juin 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’entreprends ce voyage avec une grande tristesse. Jusqu'ici je le faisais assez joyeusement. Espoir de santé, de beau temps, & parfaite certitude de Paris au bout de cela. Maintenant quelle différence. Le temps aussi est affreux, froid, pluvieux du brouillard. " Le ciel n’est pas plus noir que le fond de mon cœur. " Enfin que faire.
J’ai eu encore vos 85 & 86 à Bruxelles hier matin. Tout le monde m’a accompagnée au chemin de fer. Russie, Autriche Prusse, Brunnow. A propos avant hier matin quelques personnes chez moi, autres Kisseleff. Je dis ah ah très haut, il s’approche comme un petit garçon. Princesse je viens vous demander pardon, j’ai eu bien tort, grand tort, je vous prie d'oublier. Monsieur en ce cas c’est oublié & puis de la causerie générale. Et puis il se lève pour partir. Encore veuillez me pardonner, j’ai eu bien tort.
Monsieur, je regrette que vous m’ayez dit cela si tard. Et voilà qui est fini j’étais restée 6 semaines sans apercevoir le bout de son nez & avant vous savez. On rit beaucoup. Il n’est pas possible de se conduire plus sottement. Un petit enfant. Je lui ai trouvé bien mauvais visage.
Je ne sais pas de nouvelle naturellement la lettre de Morny m’a fort attristée. Il n'y a rien à espèrer. Adieu. Adieu. Je ne me sens pas bien un mauvais dîner d'auberge hier me rend malade. Hélène & Olga sont charmantes. Cette petite me charme tout à fait. Paul nous mène à Ems, & nous laisse pour aller à Aix-la-Chapelle. Adieu.
76. Paris, Jeudi 25 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Encore l'Académie hier matin. La séance du Jeudi avait été avancée d’un jour à cause de l'Ascension. Elle a été assez amusante. On discutait la liste des ouvrages auxquels devaient être donnés les prix Monthyon. J’ai fait admettre l’histoire de Louis XVII, par M. de Beauchêne. Je ne crois pas que vous l'ayez lue, mais vous en avez sûrement entendu parler. Quoique la commission ne l’eût pas proposée, l'Académie l'a adoptée à la presque unanimité. M. Mignet s’est abstenu de voter. Les historiens de la Convention ne prennent pas leur parti de la voir juge à son tour. Dîné chez le Duc de Broglie, un famille. Le soir, chez Mad. d’Haussonville ; peu de monde.
Aujourd’hui, je ferai quelques visites, Hatzfeldt, Carné, Mason & Personne ne sait rien. Maintenant que les Allemands se sont décidés, les amis de la paix désirent que la Suède, le Pièmont, Naples se décident aussi, et que voyant toute l'Europe coalisée contre lui, votre Empereur se décide à son tour. Il le pourrait alors, avec tristesse, mais sans déshonneur. Personne n'est plus fort que tout le monde. On dit que la Bavière, et avec elle la Prusse, ont demandé à faire occuper la Grèce par leurs troupes, et que leur proposition a été repoussée. Les troupes françaises, occuperont.
Le bruit courait hier que le roi Othon et la Reine avaient quitté Athènes. et étaient allés rejoindre les insurgés. Je n'y crois pas. L'insurrection ne me paraît pas en voie de prospérité. Mais on ne l'étouffera pas plus qu'elle ne réussira. C'est par là que commencera le chaos. Le Prince de Ligne m’a envoyé le discours de M. de Stahl. Très remarquable. Plein d’esprit et de talent. J'en contesterais ça et là bien des choses ; mais je suis frappé de l'indépendance du jugement et de son élévation sensée, les deux qualités aujourd’hui les plus rares. Le bon sens est vulgaire et l'élévation d’esprit est folle, et le jugement est servile.
Voilà le 65. Pourquoi êtes-vous dans votre lit ? Je vous en conjure, ne soyez pas malade. L'accès de sommeil qui vous a prise après la nuit blanche me rassure. Je crois beaucoup au sommeil. Mlle de Cerini est venue me voir hier. Elle part évidemment, lundi 29. Je persiste de plus en plus dans mon impression sur son compte. Elle a bien envie de vous plaire, et de vous plaire par les bons moyens. Je regrette qu’elle ne sache pas l’Anglais.
Je ne crois à aucun nuage entre Paris et Londres. Pourtant l’abstention de Lord Stratford et de Lord Raglan est singulière. Que fera Baraguey d'Hilliers, s'il est encore à Constantinople, quand le sultan donnera à dîner au duc de Cambridge ? Adieu, Adieu.
J’aurai encore de vos nouvelles ici demain. Oui, il y a bien loin du Val Richer à Ems. Adieu. G. Le club Impérial (hôtel d'Ormond) va enfin s'ouvrir. Les sénateurs Conseillers d'État et qui le peupleront trouvent la carte à payer un peu chère, 600 fr la première année, 300 fr les suivantes. On parle de trois nouveaux Maréchaux, Baraguey d'Hilliers, Ornano et d’Hautpoul. On dit aussi que le maréchal Vaillant a proposé de demander au Corps législatif une autorisation éventuelle pour lever d'avance 140 000 hommes sur l'année 1854, mais que cela a été écarté. Encore adieu.
76. Paris, Mercredi 19 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Hübner est fort exalté & content. Son gouvernement reste neutre et le proclame, et fort de la promesse formelle que lui a donné l'Empereur Nicolas de respecter l’intégrité de l’Empire ottoman, l’Empereur d’Autriche réduit son armée du quart. Il fait sonner cela très haut. Ceci est la réponse aux soupçons qu’on avait conçus ici de la triple alliance à Varsovie. Cela me touche peu.
Je n’ai pas la moindre nouvelle de Londres, sauf une lettre spirituelle de la G. D. Marie où elle me dit qu’elle trouve nouveau et drôle d'habiter un pays ennemi.
Dumon m’a dit hier soir, que M. Bansky était très inquiet de la reine Amélie. C’est une pleurésie dont elle est atteinte. Marie Mensingue arrive avec la G. D. Stéphanie. Beaucoup de nouveaux diplomates sont priés à Compiègne, mais toujours Kisseleff & Hübner exclus. Est-ce à Broglie ou au Val Richer que je dois vous adresser ma lettre vendredi ? Il fait bien laid ici et froid. Viel Castel est parti pour 3 semaines. Grande perte pour moi. Adieu. Adieu.
76. Paris, Vendredi 29 juin 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous ne sauriez concevoir la triste journée que j’ai passée hier. Pour la première fois depuis que j'habite Paris je n’ai pas vu une âme, personne absolument personne. J’étais si lasse et si triste que j’ai fermé ma porte il est venu quelques habitués. Ce soir on les a renvoyés. Je me suis couchée à 10 h. Je n’étais pas sortie du tout. La pluie a été incessante. J’ai dormi jusqu'à 3 heures, alors les oiseaux m'ont réveillée. Ils m’ont parfaitement impatientée. Ils ne chantaient pas en cadence, il n'y avait pas moyen de battre la mesure c’était insupportable. Voilà donc ma nuit finie. Cependant, je suis bien ici, l’air est meilleur que dans la rue Rivoli, les chambres plus hautes, enfin je serai bien je crois, si je n’accoutume à la musique désordonnée des oiseaux.
A 9 heures j'ai eu votre lettre de Lisieux. A thousand thanks ! J’attendrai dimanche et dites-moi bien ce que je dois dire à mon mari. Ma lettre écrite ce jour là le trouvera à Hanovre. C’est étonnant comme un changement d'habitation éloigne les impressions de la veille. Il me semble que je ne suis plus à Paris, je ne sais plus ce qui s'y passe, je ne me rappelle personne. La Normandie à la bonne heure, je m'en suis rapprochée. Comment ai-je pu être accoutumée à vous voir. tous les jours. Deux fois le jour ? Vous ai-je montré assez de joie de cette douce habitude, ne m’est-il pas arrivé quelques fois de ne pas assez l'apprécier. Aujourd’hui si je pouvais me dire à midi 1/2 que je serai heureuse.
Adieu, je ne vous mande par de nouvelles. Je n'en ai point, je ne sais rien. Demain je dîne avec M. Molé chez Lady Granville. Aujourd'hui j’irai chez elle à Longchamps, si la pluie ne vient pas déranger cela. Adieu. Adieu, que de fois nous allons écrire cette triste et charmante Parole !
Mots-clés : Discours du for intérieur, Relation François-Dorothée
76. Val-Richer, Lundi 2 juillet 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis très touché des détails de ce couronnement. J’aime la piété. J’aime l’antiquité. J’aime l’enthousiasme et l’affection populaire. Je voudrais savoir ce qu’il y a de vrai et de solide dans toutes ces démonstrations. Non que je ne sache que la légèreté et l’inconstance sont de tous les temps, et n’excluent point la sincérité. Mais au moins faut-il qu’au moment où ils éclatent, les sentiments soient sérieux et sincères, que ce peuple assiste avec foi à ces cérémonies religieuses, avec respect à ces anciens usages, qu’il aime vraiment sa Reine en criant. Dieu sauve la Reine ! Qu’en pensez-vous ? Je ne demande pas mieux que d’y croire. J’y crois même. Je trouve que tout cela a l’air vrai. Dites-moi que j’en puis être sûr. Vous me ferez un grand plaisir. C’est un terrible problème que de savoir si la foi, le respect et l’amour se peuvent concilier avec une discussion continuelle, & une liberté immense. C’est le problème de notre temps. Si la solution est bonne, ce sera un honneur infini pour l’humanité. Je l’espère toujours.
Comment donc le Maréchal Soult a-t-il fait pour être le second dans le cortège? Ou bien le Journal des Débats a-t-il effrontément menti ? Je l’en soupçonne un peu, quoique ce fût bien fort. Et ces acclamations, du peuple anglais pour le Maréchal, et pour lui seul, sont-elles vraies aussi ? Est-il vrai du moins que tous les journaux anglais le disent ? Levez tous mes doutes, je vous prie. Vous m’avez donné la passion de l’exactitude. Il faut satisfaire, les passions qu’on donne. Sachez bien seulement que je ne mets de prix à toutes mes questions que parce que je vous les adresse et parce que les réponses me viendront de vous. A cause de cela, vous seriez peut-être tentée de croire que je n’écris qu’à vous. Détrompez-vous. J’ai écrit ce matin à vingt-quatre personnes ; oui, 24. J’ai apporté ici tout mon paquet de lettres non répondues. Il y en a 39 de gens qui m’ont envoyé leurs ouvrages. Il faut bien répondre et répondre avec quelque intelligence, avec un certain air d’avoir lu. J’ai fait 24 fois ce mensonge là aujourd’hui.
Mardi 3 6 h. 1/2.
Je sors de mon lit. Il y avait autrefois, dans cette maison neuf moines qui n’en sortaient pas avant 10 heures. Il y a 600 ans, il y en avait je ne sais combien qui en sortaient à 4 heures du matin. Ceux-là priaient, labouraient, défrichaient, étudiaient. Ils étaient le type de la vie austère et laborieuse. Et le peuple le croyait; et il avait raison de le croire. Naguère, il y a cinquante ans, leurs successeurs étaient le type de la vie oisive, paresseuse licencieuse. Et le peuple le croyait aussi, et il avait raison, quoiqu’il le crût plus que cela n’était. Ainsi va le monde. Mais ce prodigieux contraste des choses, sous les mêmes noms, dans les mêmes lieux, et frappe l’imagination quand elle s’y arrête. Je viens de me promener un quart d’heure. Je regardais cette vallée qui est-ce qu’elle était il y a 600 ans couverte des mêmes bois, éclairée du même soleil, arrosée des mêmes eaux ; puis cette maison, la même aussi au fond, quoique plusieurs fois reconstruite. Les hommes seuls ont changé. Les moines licencieux ont succédé aux moines austères, et moi je succède aux moines licencieux. D’où vient notre plaisir à contempler ce cours des choses humaines, les vies si diverses et toutes si rapides, que le temps remporte toutes également, comme le courant de ma source emporte les feuilles de toute sorte qui y tombent. Homère a pensé et dit tout cela il y a 2700 ans, c’est lui qui compare les générations des hommes aux générations des feuilles. Et moi, je prends le même plaisir à le penser et à le dire comme lui. Mais je vous le redis. C’est là mon vrai plaisir, et celui-là Homère ne l’a pas eu.
10 h.
Voilà, la réponse à mes questions anglaises. J’y comptais presque. Nous pensons, ensemble même à 46 lieues. Que c’est loin pourtant ! Et ces lettres qui vous arrivent ou que vous écrivez sans que je les voie! Adieu. Adieu. G.
Mots-clés : histoire, Politique (Angleterre), Politique (France)
77. Ems, Samedi 10 juin 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vos lettres font toujours mon plus grand plaisir. Elles vont être maintenant ma seule ressource. Plus de causerie, personne. Il n’y a pas un chat ici. Le temps est affreux, très froid. Je suis gelée. On ne peut pas se baigner par cette température. Mon voyage m’a fatiguée et j’ai eu une attaque de bile bien désagréable à mon âge, il ne faut plus se déranger. Et combien je vais l’être encore.
Les nouvelles du théâtre de la guerre me paraissent bien confuses. Je ne sais que croire. Je me méfie de nos bulletins. Je n’ai pas grande confiance dans les autres non plus 3 heures. J’étais si triste en vous écrivant tantôt que je n’ai pas que continuer. Je reprends après avoir fait quelques pas à pied. J’ai été chercher un piano et des fleurs, leur vue me ranime un peu. Vous ferez bien de me plaindre.
Je vois dans le journal de Francfort que le Gal. St Arnaud se serait plaint à Paris de l'embarras que lui donne Le Prince Napoléon à cause de la protection publique qu'il accorde à tous les réfugiés & aventuriers politiques. Le journal ajoute qu’après un conseil tenu à St Cloud on aurait promis le rappel du Prince si sa présence nuit aux affaires. Je ne sais ce qu'il y a de vrai là à Bruxelles je n’en avais pas entendu parler. Je n’ai pas eu un bout de lettre de personne depuis mon départ. Adieu.
Voilà la pluie, et du vent, & de froid. Ah c est bien laid ici Adieu. Adieu.
77. Paris, Samedi 30 juin 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai passé ma matinée hier à Longchamps. Avant de m’y rendre j’ai été voir Bagatelle. La plus charmante maison, le plus joli jardin de l'Angleterre ! C’est beaucoup ce que je dis là, et ce n’est pas trop. Il est convenu que vous ne vous offensez pas de mes propos dans ce genre ; mais il n’y a rien qui approche de cela en France. Venez voir Bagatelle transformé par un Anglais. Nous n’avons parlé qu'Angleterre le matin, Angleterre le soir, car je suis retournée à l’Ambassade après dîné. à 9 h 1/2 je suis rentrée pour me coucher. La nuit n’a pas été meilleure c’est pitoyable. Cependant rien ne me manque ici. J’y suis très bien.
Les lettres d'Angleterre sont remplies de petites bêtises. Je n'en ai point reçues. Je vous redis les lettres des autres. Ainsi Madame de Strogonoff avait reçu dans la seule journée de Dimanche mille & 74 visites ou cartes de visite, tous des gens qui veulent être invités à son bal. Des querelles d’étiquette interminables. La procession arrangée ad libitum et sans en donner avis aux diplomates. Pozzo dans tous les embarras, les tracas de toute petites choses. Il ne va pas à cela du tout. Il me semble que je manque beaucoup. Vous ne sauriez croire comme je dépasse vite des embarras de cette espèce, & la grande réputation que j'avais pour cela, on venait toujours me soumettre ces choses et j’éclaircissais tout tout de suite. Au reste aujourd’hui, je mourrais du train et de la fatigue de Londres. On dit que jamais on ne vit pareille chose ; et que c’est en même temps un spectacle fort singulier que l’aspect de tout le monde fou sans savoir pourquoi ?
Pardon de ma demi feuille, je ne m’en étais pas aperçu en commençant. Lord Granville a lu les rapports du ministre anglais à Stockolm. L’empereur a été aimable pour tout le monde, mais cédant toujours le pas à son fils, attendu que lui même n’y était qu'incognito. Le Roi de Suède comblé, flatté. Les Suédois aussi.
Que faites-vous ? Je ne vous demande pas à quoi pensez-vous. J’aurai bien de la peine à m’accoutumer à ma vie présente. J’ai un profond dégoût pour toute chose, et pour tout le monde. Je n’ai pas encore été voir la petite princesse, je n’ai pas reçu une créature vivante. Il n'y a que les Anglais que j’aime à voir. Je suis bien triste, bien triste. C'est si long ! Adieu demain matin j’attendrai un adieu de vous. Cet échange est plus joli de près. Voilà mon expression favorite comme vous dites. God bless you.
Mots-clés : Absence, Réseau social et politique
77. Paris, Vendredi 21 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il n'y a rien de nouveau décidément Charles 3 ne m'écrit plus. C’est bien dommage, et comme je ne vois pas Cowley, il est pour tout le temps à Compiègne, il en résulte que je ne sais pas un mot de Londres. C’est cependant le point intéressant puisqu'il mène Paris.
Persigny dit : " Nous ferons le coup d’Etat Européen aussi facilement que celui de Paris. " J’ai vu hier Ste Aulaire, Noailles & Montebello. Ils ne m'ont rien appris. Si non qu'on a fait une descente chez Mad. [Banchy] et qu’en saisissant ses papiers on lui a fait compliment sur sa belle écriture. On disait ici que la reine Amélie était hors d’affaire. Votre lettre contredit cela. Hélène Kotchoubey est partie ce matin pour Gand où l’attend la grande Duchesse. Je saurais des nouvelles à son retour Lundi. Adieu. Adieu car Je n’ai vraiment plus rien.
77. Paris, Vendredi 26 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Quelques mots seulement. aujourd’hui ; j’ai une multitude de visites et de petites affaires et rien à vous dire. Votre N°66 me fait plaisir ; vous êtes mieux. Ne risque jamais ne prendre froid, et faites ce que vous dit votre médecin, même quand il ne vous plait pas. Il en sait plus que vous.
Je n’ai vu personne hier soir. Il n'y a point de journaux ce matin. Dumon sort de chez moi et ne sait rien. Duchâtel est parti hier, et m'a formellement chargé de ses plus affectueux respects, regrets, ce que vous voudrez, pour vous. Adieu, Adieu. G.
Je presserai ce matin Génie de finir votre affaire avec Rothschild.
77. Val-Richer, Mercredi 4 juillet 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous êtes-vous jamais levée comme je viens de le faire avant 6 heures ? C’est charmant. Le Ciel est pur comme le regard d’un enfant ; le soleil éclatant comme s’il brillait pour la première fois ; l’air frais sans le moindre vent qui l’agite ; le chant des oiseaux le bourdonnement des insectes, mille bruits, mille mouvements sur les près, dans les bois, sous les feuilles, remplissent, animent l’espace ; et pourtant tout est calme ; toute la nature, s’éveille confiante et gaie. L’homme n’y a pas encore répandu son agitation, et sa fatigue. Vous jouiriez vivement de ce spectacle de jeunesse universelle que la bonté de Dieu renouvelle tous les jours. Moi aussi, j’en jouirais bien autrement que je n’en jouis. Car à chaque impression douce qui m’arrive à chaque mouvement de plaisir qui s’élève en moi, je me tourne vers vous, je vous cherche. Je suis à coup sûr en ce moment dans toute cette étendue que j’ai là devant moi, la seule créature qui désire et cherche, en vain.
N’est-ce pas dans le procès de l’archevêque Land, contre qui on voulait additionner je ne sais combien de petits délits pour en faire un grand crime, qu’il a été dit pour la première fois qu’avec cinquante lapins blancs on ne pouvait faire un cheval blanc ? Je l’apprendrais si j’en avais douté. J’ai bien des choses, & des des choses agréables, à mettre dans ma journée. Mon pays est joli ; mes enfants sont gais. Je me promène et je travaille. Je cause et j’écris. J’ai des ouvriers et des livres. Pas une heure n’est vide. Et elles le sont toutes. Et de tous ces plaisirs, je ne puis pas faire un moment de vrai bonheur. Et il n’y en a pas un qui ne suscite en moi un regret mille fois plus vif que le plaisir ne peut l’être. En vérité, je suis tenté quelques fois de me croire aussi jeune que ce jour qui vient de se lever.
Que mettrez-vous à la place de ce couronnement terminé ? Car il vous a amusée. J’aime en vous cette vivacité cette longue durée de vos souvenirs heureux ou malheureux, doux ou cruels. Vous aussi, vous êtes jeune. Rien n’est usé pour vous ni joie, ni douleur; et tout votre passé vous est cher comme si vous le possédiez encore. Madame, il en coûte beaucoup d’être ainsi fait, de ne pas se mettre en harmonie avec le cours commun des choses de ne pas oublier ce qui s’en va d’avoir le cœur plus constant que n’est le monde, de rester le même quand tout change. Mais quoiqu’il en coûte ne regrettez pas la beauté et le charme de votre nature. C’est ce qui reste éternellement. C’est ce qui détermine notre rang devant Dieu. Et moi, j’ai le droit de demander que vous ne le regrettiez pas.
Je suis charmé que vous ayez trouvé mon conseil bon pour votre lettre à votre mari. J’était très convaincu. Mais de loin, on peut dire si peu de chose ! J’attends impatiemment ce qu’il vous écrira sur l’époque de son arrivée. Je ne sais pourquoi mon impatience, car il n’y aura là rien de bon, sinon le caractère définitif de votre établissement. J’écris ce matin à Broglie pour savoir quel jour j’irai. Il est possible que le Duc de Broglie retourne à Paris pour le jugement de la Chambre des Pairs. Je ne veux pas aller chez lui pendant son absence. Mad. de Staël en part ces jours-ci pour retourner en Suisse.
10 h.
Oui, il y a eu hier huit jours, nous étions encore ensemble. Adieu. G.
78. Ems, Dimanche 11 juin 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je n’ai pas de lettre aujourd’hui et comme vous me parliez de vos éternuements dans la dernière me voilà inquiète. Je vous en prie ne me donnez pas d'inquiétudes, je ne saurais pas les supporter.
Paul est parti tout à l’heure Il va passer un mois à Aix la Chapelle et puis nous revenir. Il a besoin de ces eaux. Son départ nous laisse sans un seul homme, c.a.d. sans protection. Les mutations qu'on annonce dans le ministère anglais me semblent bonnes. John à la [Chambre] Haute. Cela fera de Palmerston le leader à la [Chambre] basse. Je ne sais ce que sera l’entrevue de l'Empereur] d’Autriche avec le roi de Prusse. Je persiste à douter que l’un ni l’autre passe à l’action contre nous.
Je serais bien curieuse de savoir tout ce qui s’est passé et ce passe à Constantinople. Evidemment Redcliffe est le tout puissant, et peut être faites vous bien de ne pas essayer de lui donner un rival. Il serait battu. Mais enfin comment la France vit-elle là avec l'Angleterre ?
Ni hélène, ni moi n’avons un mot de Russie ou de Berlin. Et comme nous ne connaissons pas ici une âme nous ne savons rien du tout de cette partie du monde.
J'ai eu ce matin une lettre très longue et très sensée du Comte Molé, très amicale aussi. J’aime qu'on se souvienne de moi et qu’on me le dise. Ah combien moi je pense à tout le monde. Mon monde. Hélène est plus que jamais excellente pour moi. Certainement c’est une personne d'un vrai mérite. Beaucoup de coeur et d’une charité, si intelligente & si soutenue. Elle a une bien bonne influence sur mon fils. Vous voyez que je n’ai pas une nouvelle à vous dire, et je ne prévois pas qu’il m’en arrive ici. Je regrette beaucoup mes pratiques de Bruxelles. Adieu. Adieu, je vous prie portez vous bien, et écrivez-moi tous les jours.
78. Paris, Dimanche 1er juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Voici un mois qui ne nous a pas appartenu l’année dernière. Sera-t-il à nous davantage cette année-ci ? J’ai pour lui de mauvais pressentiments.
Je viens de recevoir votre lettre que nous sommes loin ! Comment ce n’est qu’une réponse à ma lettre de jeudi ? Je voudrais un peu plus de civilisation à la France, et ce n’est pas à vous seul que je parle mal d’elle. Hier j'ai blessé M. Molé qui demandait à Lady Granville une cuvette pour y placer des roses coupées très court. Elle n'a jamais pu comprendre ce que c’était qu’une cuvette et elle apportait l'une après l’autre tous les grands bassins de la maison. Enfin j’ai expliqué à chacun d'eux que les Anglais se lavaient les mains jusqu’au poignet, & les français le bout des doigts. M. Molé s’est récrié, et puis il a fini par convenir que les grands bols étaient de toute fraîche date. C’était M. de Decazes qui avait apporté toutes les roses du Luxembourg. Ces deux messieurs Monsieur Maréchal et Tcham, voilà tout le dîner. En sortant de table, M. Molé a pris place sur le petit tabouret et nous avons causé seuls pendant une heure, de tout. Il ne veut pas attacher une grande valeur aux rentes de M. H Vernet. Il dit qu'il y a quelque petits amélioration, mais rien de marquant. Le voyage de Stockolm lui paraît de la folie. Je lui trouve l’air préoccupé, pas de très bonne humeur. Il ne quittera pas Paris : les conférences pour la Belgique le retienne. Il est venu des lettres de Londres. Le couronnement a été superbe, touchant. Il me semble que vos journaux aussi en parlent bien. Je pense beaucoup à Londres. Mais je pense encore plus au Val-Richer. Et puis je pense à moi, si seule, si triste. Je vous remercie d’être triste aussi et de me le dire, cela ne me fait pas de mal. Cela me fait du bien, j’aime votre chagrin. Quel horrible égoïsme !
Je ne vous parlerai plus de mes nuits jusqu'à ce que j'ai à vous les annoncer bonnes. J’ai été à Longchamp, & à Auteuil hier matin. J’avais de l’air tant que je peux, cela m endort de rien. Il faut que ma lettre soit à la poste de bonne heure. Adieu, les choses sont bien mal arrangées dans ce monde, je pousse un gros soupir, il ne me soulage pas. Je sais bien ce qui me soulagerait. Adieu. Adieu.
78. Val-Richer, Mercredi 4 juillet 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
En effet la colère de Marguerite doit avoir été grande. Il n’y aurait certainement pas eu de bravos pour son mari. Je n’ai nul goût pour le Maréchal, mais je suis bien aise, pour l’Angleterre et pour la France qu’il ait été ainsi accueilli. Je trouve cela un vrai procédé de gentleman ; procédé d’autant meilleur que celui de Croker était plus grossier et subalterne. Les fanfaronnades du Maréchal méritaient la leçon de Croker ; mais, en pareil cas, il y a aussi peu d’honneur à se charger de la leçon qu’à la méditer. La vraie supériorité se montre bien mieux à dédaigner la rivalité et à rendre justice même libérale, à la renommée de son rival. Je voudrais être sûr qu’à pareille épreuve, mon pays se conduirait aussi noblement. Je n’oserais y compter.
Le Duc de Broglie va passer à Paris la journée du lundi 9 ; pour le jugement de la Chambre des Pairs. Il n’a pas voulu prendre part à la question de compétence ; mais la compétence admise, il prendra part au jugement. Il ne veut pas donner à M. Molé un prétexte de dire que lui aussi, il s’est retiré d’un procès. Il a raison. Je lui envie bien cette journée là. C’est du bon bien perdu. Il reviendra à Broglie, le 10, et j’irai le 11 pour y passer 24 heures. Rien ne sera dérangé dans notre correspondance.
Est-ce que Lord et Lady Granville partent décidément le 12 ? J’espère toujours quelque dérangement dans ce voyage. Je comprends qu’on soit préoccupé à Neuilly de l’Affaire d’Egypte. Mais je persiste à penser que même si elle éclate elle avortera ; c’est-à-dire que tout le monde s’entendra pour l’étouffer. Nous protégerons tous à qui mieux mieux la Porte contre cet usurpateur. Et si par hasard l’Angleterre soutenait le Pacha, ce que je ne crois pas du tout cela n’aurait d’autre effet que de resserrer encore notre intimité avec l’Autriche. Nous formerions avec elle un tiers parti qui tiendrait la balance, qui le voudrait du moins et qui y réussirait quelque temps. Il n’y a aujourd’hui que des velléités d’événements qui ne servent qu’à la conversation.
Aujourd’hui, à 3 heures, nous avons eu un assez gros orage. Il marchait rapidement sur la route de Paris. J’ai eu bien envie de le charger d’une commission, qui n’eût pas été un coup de tonnerre. Vous avez, me dîtes-vous, de notre séparation, autant d’humeur que de chagrin. Est-ce qu’on a de l’humeur sans en avoir contre quelqu’un ? Si cela se peut, j’accepte votre humeur comme votre chagrin, car moi aussi je suis horriblement égoïste. Mais si cela ne se pouvait pas contre qui votre humeur ?
10 heures 1/2
Ce ne sont pas mes carpes que je vous envoie, c’est moi-même c’est-à-dire, mon temps et ce qui d’y place comme Mad. de Sévigné envoyait ses soins à sa fille. Je suppose que vous êtes bien aise de tout savoir, petit ou grand. Si j’ai tort, dites. le moi. Adieu Mon facteur est arrivé aujourd’hui une demi-heure plus tard. Je l’ai grondé. Il a paru étonné de la vivacité de mon impatience. Adieu. Adieu.
78. Val Richer, Dimanche 28 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai trouvé ma fille Pauline très bien. Sa grossesse la fatigue un peu ; mais voilà tout. Montebello est venu me voir une heure avant mon départ. Je l’avais engagé à aller vous faire sa visite demain, ou après demain ; mais il aime mieux retarder de quelques jours.
Je sais positivement que l’amiral Parseval est assez content de sa flotte ; il a des équipages un peu vieux ; on a pris, pour les former d’anciens matelots de 40 ans qu’on avait laissés chez eux ; mais ils avaient de l'expérience, et ils ont repris de l’entrain. Il manquait à cette escadre des bâtiments à vapeur ; on lui en a envoyé sept de plus Anglais ou Français, il y aura là un armement énorme. On fait certainement de grands efforts pour développer notre marine. On veut remplacer celle qu’on va détruire chez vous.
Sur terre, on est très frappé de votre peu d'efficacité. Le Duc de Noailles m'en parlait avant hier avec une surprise qui s'accroît de jour en jour. Vous êtes, depuis six mois, en face des Turcs sans leur avoir fait éprouver un seul grand échec. Ni le système de la guerre défensive, ni la lenteur des premiers préparatifs ne devraient, ce semble, vous empêcher aujourd’hui de déployer la supériorité de vos forces. Quoiqu’il arrive plus tard, il y a là un déclin.
Mad. de Sebach vous a sûrement raconté son impétuosité en dînant, un de ces jours, je ne sais plus lequel, chez je ne sais plus qui, quoiqu'on me l'ait dit ; la Prusse et la fille de M. de Nesselrode n’a pu se contenir ; elle a éclaté en reproches, et a fini par dire qu’elle voyait bien qu’elle ne pourrait plus rester longtemps à Paris. Est-ce à cause de cela qu'elle est allée passer huit jours à Bruxelles ?
On parlait aussi des vivacités populaires de Pétersbourg, telles que M. de Nesselrode aurait été sifflé dans la rue, et tout le parti allemand ou de la paix, dans sa personne.
Midi
Voici votre 67. Je suis charmé d'avoir si bien parlé de M. de Stahl. Je ne me rappelle pas un mot de ce que je vous ai dit. Adieu, Adieu. G.
79. Ems, Lundi 12 juin 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Voilà votre lettre, aussi triste que je le sens moi même. Des âmes en peine, & qui ne prévoient pas quand elles sortiront de cette peine. Vous avez bien de l’esprit dans la manière dont vous me racontez cela, mais ici votre esprit ni celui de personne n’y pourra quelque chose.
On écrit à Hélène de Pétersbourg, la disgrâce de Meyendorff est publique. Il a été trop vif & cassant, il ne fallait pas se brouiller avec son beau frère. Le Maréchal attend et lambine parce qui il veut savoir d’abord s'il a ou non l’Autriche pour ennui. On trouve l’Empereur d’Autriche ingrat et tartuffe. Tout ce que je vous dis là c'est le public de Pétersbourg qui parle. Je ne sais rien de la cour.
Aujourd'hui il fait beau. Si le temps se soutient ainsi je commencerai un bain demain. Pas une âme de plus à Ems. Nous nous sentons bien perdus & ennuyés. Je n’ai pas le courage d'écrire à mes correspondants, je ne sais que leur dire. Nous voilà bien arrangés vous et moi. Union complète. Adieu. Adieu.
79. Paris, Lundi 2 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je vous remercie de votre lettre, de vos conseils, ils sont bons, je les suivrai & dès aujourd’hui. Je suis un peu indignée, ce qui fait que je crains le ton de ma lettre, mais il faut la faire Je n’ai pas encore ouvert le paquet de livres. La petite fille me touche, nous verrons si elle me plaira cela n’est pas aussi sûr parce que comme vous le dites ce n’est pas facile. En fait de lecture depuis que vous m'avez quittée, j'ai lu les Mémoires de Knighton deux gros volumes, remplis de niaiseries, mais où je croyais toujours trouver mieux que cela ; (c’est mon temps) et il n'y a que deux ou trois lettres de George quatre qui m’ont intéressée et cela encore parce qu'elles prouvent des faiblesses de caractère incroyables, mais je l'y retrouve. Les journaux français anglais. je les dévore, les détails de ce couronnement, où je me retrouve encore m’intéressent ridiculement, et puis j’ai lu l’article de Croker sur le Maréchal Soult Il a eu en effet singulier; celui de faire applaudir Le maréchal non seulement dans les rues, mais dans l'abbaye, oui dans l'abbaye, c’est trop, car là il n'y a pas de mots, rien que les hautes classes. Vous jugez comme il en est enflé. Les lettres que j’ai reçues, celles que j'ai lues sont remplies de détails intéressants. La Reine a été vraiment étonnante. Mon fils aussi me mande qu’il n'a rien vu de plus gracieux, de plus digne ; de plus charmant que toute sa tenue, tous ses mouvements, toutes ses inspirations pendant les cinq heures entières qu’elle est restée en scène dans l’église.
La Reine n’est pas contente du duc de Nemours. Il est entré dans sa loge à l'opéra pour lui faire visite. Elle a trouvé cela très familier, et elle a raison. Nous nous sommes communiquées nos lettre & nouvelles hier matin Lady Granville & moi. Nous étions un peu émues l’une & l’autre. Le froid Lord Granville l’était bien aussi. On dit que Melbourne a pleuré comme un enfant à l'église. Le Duc de Wellington aussi. On cite ceux-là, il y aura eu bien d’autres larmes. La reine en a versé un peu pendant le sermon. Elle a été abîmée de fatigue.
J'ai reçu hier au soir. Tout ce qui reste ici est venu. Lord Granville revenait de Neuilly. Il me dit qu'on y est inquiet de l'Egypte. L’affaire devient grave. Je vous ai quitté pour écrire à mon mari, cette lettre m’a été odieuse à écrire. Je l’ai adressée à la reine de H. pour qu’elle la lui remette. J'écrirai à mon frère par un courrier. Me voilà fatiguée, & les nerfs un peu agacés. Je vous quitte. Il me semble que je sais aussi peu vous écrire que vous parler. Je ne puis pas traiter le sujet de notre séparation. Elle m’est insoutenable. J'en ai de l'humeur autant que du chagrin. Il me faut du temps, du temps pour m’accoutumer à cette horreur. Est-ce qu’on s'habitue à cela. Adieu. Le temps est tourd, et je suis si triste !
Mots-clés : histoire, Politique (Angleterre), Vie familiale (Dorothée)
79. Paris, Mardi 25 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
C’est aujourd’hui que commence les hostilités, si elles commencent. On dit que ce n’est que le 22 que les flottes seront à Constantinople. Il y a du louche sur cette question des flottes. Il est très vraisemblable que la guerre s'engage en Asie ; elle peut devenir incommode pour nous si les peuplades environnantes s’en mêlent ; d’ailleurs il y a toujours l'ennui permanent et Schamil.
Je vous ai dit, je crois, que la Grèce se serait prononcée contre les Turcs, je ne sais sous quelle forme, mais ce bruit venant de Lord Cowley je le crois fondé. Ce serait le soulèvement de toutes les populations grecques, et une grande complication de plus. Du reste le langage ici est très à la paix, à Londres aussi. La chasse de vendredi à Compiègne a été vraiment périlleuse. L'[Empereur]. & l'[Impératrice] y ont encore quelque danger. Fould a été blessé, Madame Thayer a eu la jambe cassée. La confusion a été grande. Je vois quelques fois Heeckeren qui nous amuse beaucoup. Il n’y a pas d’autre Français. Il faut renoncer à Monod. On croyait à des camarades évidemment il n’y en a pas. Merci mille fois et pardon de toute la peine que vous avez prise.
Hélène Kotchoubey n’est pas encore revenue de Gand. La voilà n’apportant mille tendresses & pas un bout de nouvelle. La [Grance] [Duchesse] est partie sans prendre congé de la reine, elle a bien fait on n’avait pas été assez poli pour elle. Adieu. Adieu.
79. Val-Richer, Vendredi 6 juillet 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne suis pas mieux élevé que vous ; mais je sais mieux ne pas me livrer à ma première impression, ou à une seule de mes impressions, et supprimer ou du moins imprimer celle à laquelle je ne veux pas me livrer. Cela s’appelle avoir de l’empire sur soi. J’en ai plus que vous, cela est sûr. Ce n’est pas toujours raison ou vertu, tant s’en faut. C’est bien souvent orgueil, pur orgueil. Je ne puis souffrir de ne pas paraître le maître, ni qu’il soit évident, ne fût-ce que pour moi seul, que je ne fais pas ce qui me plaît. J’étouffe soigneusement mon déplaisir pour ne pas laisser voir que je subis une autre loi que ma volonté. L’impossible m’offense. Je me sens humilié de me débattre sous sa main. J’aime mieux l’accepter. Ce n’est pas votre disposition. Vous ne supprimez rien de ce qui se passe en vous. Tout ce qui est paraît. Vos chagrins, vos déplaisirs, ces désappointements, ces ennuis, ces débats intérieurs dont la vie est semée, vous laisser tout éclater, tout voir. Je n’ai jamais rencontré personne qui conservât tant de dignité au milieu de tant d’abandon. Car vous avez la dignité la plus haute, la plus noble qui se puisse imaginer, et qui ne s’altère jamais au milieu de vos impressions si librement, si vivement manifestés. C’est un des traits les plus originaux de votre caractère, et l’un de ceux qui pour moi, de très bonne heure dans notre relation vous ont le plus mise à part de toutes les femmes. L’abandon, leur est naturel mais il les fait un peu descendre. Vous avez plus d’abandon, plus de transparence, comme vous dîtes, que personne vous restez toujours à votre hauteur. Vous me demandez si je ne vous trouve pas un peu d’humeur. Oui, Madame, quelquefois. J’ai été quelquefois tenté de m’en choquer. Excepté de ma mère, je n’ai jamais supporté l’humeur de personne. Quand la vôtre m’a apparu, je vous aimais déjà beaucoup, beaucoup. L’affection a contenu la surprise. Et puis, j’ai bientôt reconnu la source de votre humeur. Elle ne vient en vous d’aucun défaut, d’aucun désagrément de caractère, ni de susceptibilité, ni de brusquerie, ni d’exigence ni d’attachement aux petites choses. Vous êtes naturellement très douce, très égale, charmante à vivre. Votre humeur ne naît jamais que du chagrin d’un grand, d’un profond chagrin. Il vous indigne, il vous révolte, il s’empare de vous tout entière. Et alors ce qui ne répond pas pleinement à votre chagrin, ce qui n’est pas en harmonie, en parfaite harmonie avec l’état de votre âme, vous donne de l’humeur. L’humeur est pour vous l’une des formes de la douleur. Je vous aime trop, Madame, pour que cette forme là ne s’efface pas devant la profonde sympathie que votre douleur m’inspire. Vous avez cruellement souffert. Mais laissez-moi vous le dire ; je suis plus fait à la douleur que vous, à la douleur morale, comme à la douleur physique. Vos épreuves vous sont venues tard, au milieu d’une vie qui avait été constamment facile, agréable, brillante. Vous n’aviez connu ni le malheur, ni la difficulté, ni la contrariété. Vous n’aviez porté aucun fardeau. Vos émotions même malgré le sérieux de votre naturel, avaient été assez superficielles, et bien loin d’ébranler toute votre âme. Un seul sentiment, le dernier venu, était en vous très puissant et profond. Quand vous avez été frappé, vous avez éprouvé cette immense surprise, cette révolte intérieure qui accompagne, les premiers chagrins, les chagrins de la jeunesse ; et comme vous n’aviez plus, pour y échapper les ressources de la jeunesse, sa mobilité, sa facilité à se distraire, son empressement à jouir de la vie encore inconnue, vous êtes restée sous l’empire de cette impression de surprise et de révolte. La douleur vous a atteinte tard, et trouvée jeune pour souffrir. Et vous avez souffert avec l’impatience avec l’âpreté de la jeunesse. J’ai éprouvé, j’éprouve encore, en vous voyant souffrir, le sentiment d’un vieux soldat couvert de blessures, qui voit les fatigues, les langueurs, les souffrances d’un jeune homme qu’il aime et qu’il soigne...
10 heures
Je m’étais levé de bonne heure pour vous écrire bien à l’aise. J’ai été interrompu par mes enfants, par ma mère, par Mad. de Meulan, par je ne sais quel incidents insignifiants dans la maison. Voilà le facteur, et il faut qu’il reparte. J’en suis très contrarié. J’ai besoin de causer avec vous. J’ai une infinité de choses à vous dire. A demain. Ou plutôt à ce soir. Je me suis couché hier de bonne heure. Je tombais de sommeil, je ne sais pourquoi. Adieu. Adieu. G.
Mots-clés : Autoportrait, Discours du for intérieur, Portrait (Dorothée)
79. Val Richer, Lundi 29 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je penche assez à croire à l'obstination de votre Empereur et de son peuple. Pourtant, il y a deux grandes puissances, grandes même chez les Barbares, le bien être et l’orgueil. L’un et l'autre auront beaucoup à souffrir de cette situation. La destruction de votre commerce ruinera les nobles, votre expulsion politique de l'Europe humiliera la prince, les nobles et le peuple. Vous ne serez plus ni riches, ni influents, ni amusés. Passe encore si c'était pour quelques mois, on s'enferme chez soi ; on brûle Moscou un matin ; l'ennemi se retire le soir. Il y a de l'éclat dans le malheur et il est court. Mais il en sera tout autrement ; si vous vous obstinez, on s'obstinera tout en dépensant beaucoup d'argent, on sera moins ruiné que vous et si on ne peut pas vous aller chercher chez vous, on aura le plaisir de vous y tenir en prison. Votre Empereur a l’esprit pour ne pas voir que cette situation, mauvaise pour tout le monde, est plus mauvaise pour lui que pour personne, et qu’il est pressant d’en sortir.
En 1812, la Russie avait avec elle, dans le présent l’Angleterre et dans l'avenir toute l'Europe, aujourd’hui. elle a contre elle l’Angleterre et bientôt toute l'Europe. Cette différence vaut la peine qu’on y pense.
Que fera le Roi Othon quand l’armée Française va arriver à Athènes, où elle est sans doute déjà arrivée. Restera-t-il roi d’un royaume occupé, ou se fera-t-il chef d'insurgés ? Le fait est aussi embarrassant pour lui que le spectacle est choquant pour nous. Des troupes Françaises occupant Rome pour le Pape et Athènes contre le Roi ! J’ai ici, dans mon salon le portrait de mon ami Colettis je lui demande ce qu’il comprend à tout cela et ce qu’il veut faire. Il ne me répond rien, et je crois qu’il n’en sait pas plus que moi. Il serait bien malheureux. Il détestait les Turcs, les Russes et les Anglais, et il aimait les Français.
Je lis dans le Constitutionnel que le monde financier vous devient contraire. Rothschild m'en a donné la preuve vendredi dernier ; je l’ai rencontré dans les Tuileries, et il m'a reconduit un quart d’heure. Il est impossible d'être plus Anglo-Français. Je ne suppose pas que le rejet du bill des Juifs à Londres le fasse changer d’avis. J’ai bien recommandé à Génie, en partant, de finir sans retard l'affaire de votre appartement.
Midi.
Je ne m'étonne pas qu’on vous aie volé des lettres ; j’ai toujours trouvé qu’à Paris vous n'y faisiez pas assez d’attention ; vous les laissiez traîner partout. Je regrette de ne pas vous avoir donné samedi la distraction dont vous aviez besoin. Adieu, Adieu.
80. Ems ,Mardi 13 juin 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Votre petit mot de Samedi 10 m'attriste. Il était si court, l'écriture mauvaise, seriez-vous malade ? Il ne manquerait que cela à mes misères. Je vous prie portez-vous bien, & dites le moi dans chacune de vos lettres.
Le duc de Richelieu nous est arrivé hier, très inattendu. Voilà un homme au moins. Tout ce qu’il raconte est sensé, & ressemble à ce que me mandent Molé, Noailles. La disposition à Paris est de la curiosité, pas d'inquiétude. Du contentement, du bien-être de la confiance dans la main qui gouverne, et grande obéissance à sa volonté.
On me mande de Bruxelles que l’Empereur Napoléon a en effet offert à la reine Marie-Amélie de traverser la France. On est là à Bruxelles comme partout, très curieux de la remonter des deux grands souverains Allemands & de la réponse que nous allons faire à Vienne. Elle est sans doute déjà arrivée. Je n’espère rien, je tâche de ne penser à rien, je n’y réussis pas. Je trouve bien pauvres les changements faits dans le ministère anglais. Le Times en est dans une grande colère. Je m'étonne de n’avoir rien de mon correspondant. Hélène est toujours bien touchée de votre souvenir, & la petite honorée et étonnée. Comme elle vous amuserait si vous la connaissiez. Cerini est bien bonne & affectueuse & soigneuss mais elle ne sait rien faire du tout. Perfectly useless.
Adieu. Adieu, nous sommes tous deux bien tristes, mais au moins portons nous bien.