Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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55 Val Richer, samedi 2 Sept 1853

Postdater n’est pas français du tout ; il pourrait l'être, car le mot serait correctement formé ; mais il ne l'est pas. Antidater ne signifie, rigoureusement parlant, que changer une date en mettant celle d’un jour antérieur, et c’est la définition qu’en donne l'Académie ; mais l’usage a étendu ce sens, et on dit antidater toutes les fois qu’on met une fausse date à la place de la vraie, soit qu'on mette celle d’un jour antérieur ou postérieur. Quand nous en serons à ce mot dans la discussion de notre nouveau dictionnaire, je demanderai qu’on modifie la définition et qu’on adopte celle de l'usage étendu. Vous m’y aurez fait penser.
Je trouve que les cinq modifications demandées par la Porte à la note de Vienne ne valaient guère la peine d'être faites, et ne valent pas celle d'être refusées ; ce sont des susceptibilités de Duellistes ou des subtilités de théologiens. La première a seule quelque intérêt pour vous ; il peut convenir à votre Empereur, pour la Russie, que le Sultan lui-même reconnaisse la vive sollicitude que les Empereurs de Russie ont de tout temps témoigné pour l'Eglise grecque, et le Sultan à mon avis, peut très bien reconnaître ce fait sans déroger. J’aurais été plus difficile que le sultan pour la troisième modification, j’aurais demandé le changement de ces mots : restera fidèle à la lettre et à l’esprit &, car ils impliquent un peu qu’il ne l’a pas toujours été, et il peut moins convenir de cela que de votre vive sollicitude pour l'Eglise grecque. Mais en vérité, il n’y a pas là de quoi fournir à une demi heure de conversation sérieuse entre hommes sensés ; et que ces modifications soient acceptées ou refusées, la situation des parties, comme on dit, restera en droit et en fait, absolument la même. Acceptez-les donc et n’en parlons plus.
Je suis très touché de l’intérêt que M. de Meyendorff veut bien porter au succès de mon fils, et je l'en remercie. Ma part dans l’éducation de mes enfants a été de m’arranger pour les faire vivre avec moi et pour causer avec eux. Je les ai eus tous les jours, de très bonne heure, à déjeuner et à dîner avec moi, heure d’intimité et de conversation. L'affection et le développement intellectuel y ont également gagné. Mon fils, a du reste suivi les classes et mené la vie de collège ; mais sans se détacher de la famille. Je suis un grand partisan de la famille, en pratique quotidienne comme un principe politique. En fait d’arrangements de famille, je vois avec une vive contrariété qu’on se décide au prolongement du boulevard de la Madeleine et qu’on va se mettre à l'œuvre. On me prendra donc ma maison. Grand déplaisir, outre l'ennui d’un déménagement. J’avais bien compté mourir dans ce nid-là.

Onze heures
Votre lettre de Bar m'était arrivée tard, et je voulais faire une petite recherche sur postdater, avant de vous répondre. Voilà la cause de mon retard, volontaire et non étourdi. Adieu, Adieu. Je répondrai à Marion. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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58. Paris le 6 septembre 1853

On attend toujours. Enfin aujourd’hui on doit apprendre les réponses de Pétersbourg, elles arrivent ce matin à Berlin de là le télégraphe.
J’ai vu hier Cowley longtemps. Il est inquiet. Il a fini Dieppe & va à Chantilly. Walensky a passé quelques jours auprès de l’Empereur. Il a refusé de voir D. de Luys. Cela n’a pas l'air de contrarier le maître. L’Empereur a l’air fatigué & changé. L'[Impératrice] a bonne mine elle n’est pas grosse.
Lord Normanby demande le poste de Florence ! Quelle chute ! Bulwer n’a pas envie d'y retourner.
Il n'y a personne à Paris et comme je me couche à 9 1/2 on ne vient pas le soir. (les seules qui puissent venir les diplomates) j’ai peur que vous ne vous ennuyez, mais moi je me réjouis bien de vous revoir.
Marion vous remercie de votre petite lettre, vous l'avez convertie. Au reste elle est bien mon ennemie et celle de Lord Aberdeen. Lord Harry Vane est ici, mais il ne sait rien. Lansdowne arrive ce soir, mais il ne fait que passer. Il va en Allemagne. On parle d'un voyage de Lord Palmerston (unichieff).
Je suis très divertie des Mémoires de Mme d'Oberkerich, de vieux souvenirs pour moi. Dumon est parti. Viel. Castel vient un peu causer avec moi. Conversation charmante. Adieu. Adieu.

P.S. Dans ce moment une lettre très intéressante de Greville. On craint en [Angleterre] que l’Empereur ne refuse. On croit à une révolution à Constantinople, le sultan déposé. Son frère à sa place. On est perplexe, on ne sait que faire de la flotte. Retirer. Honteux, [avancé], c’est violer le traité. Enfin tous les embarras du monde.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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57 Val Richer. Mercredi 7 sept. 1853

Voici une lettre de Lord Aberdeen qui a de l'intérêt. Je le crois plus confiant dans la conclusion qu’il ne le dit. C'est sa maxime qu’il ne faut jamais être ni surtout paraîtra sûr ; en quoi il a très habituellement raison. Moi qui ne suis qu’un spectateur sans responsabilité, je persiste à tenir l'affaire pour terminée. On disait, il y a six semaines, que les Turcs ne demandaient qu'à céder, que c’étaient les puissances, et Lord Stratford, ou non des puissances qui les en empêchaient. Apparement elles seront bien en état de les faire céder aujourd’hui.
Je trouve que votre Empereur a là une excellente occasion de reprendre en Europe le terrain qu’il y a perdu ; on lui sait déjà beaucoup de gré de la bonne grâce avec laquelle il a accepté la note de Vienne ; si maintenant, il est plus modéré que les Turcs et passe par dessus leurs petites exigences pour mettre fin à la crise au lieu de s'en servir pour la prolonger, on sera frappé de sa magnanimité russe, de sa sagesse Européenne ; on regardera presque la paix comme un don de lui, et la question sera close à son honneur comme à son profit.
Le Duc de Broglie et Mad. d’Haussonville, sont venus me voir avant hier. Nous avons causé tout le jour. Broglie triste et sensé, trouvant, comme vous le dites, et comme cela est évident, que l'Empereur Napoléon, a gagné que l'affaire d'Orient a bien tourné pour lui, qu’il s’y est conduit habilement & & Cela vaut mieux que la popularité au Dieppe. Un souverain est toujours populaire aux eaux où il amène du monde.
J’ai vu ce pauvre Molé quand j’ai été à Paris pour l'Académie. C'est fort triste, un peu moins pour lui que pour d’autres, parce qu’il a toujours plus vécu de la conversation que de la réflexion ou de l'étude. Il paraissait croire que c’était une cataracte, déjà formée, sur un oeil et en train de se former sur l'autre. On peut opérer cela. Triste ressource, mais ressource. On n’a pas besoin d'être un héros mutilé pour finir comme le maréchal de Rantzau ; Et Mars ne lui laissa rien d'entier que le coeur, heureux ceux à qui le coeur reste entier ! Après tout, c’est par là qu’on vit. Adieu, je vais faire ma toilette. J’aurai de vos nouvelles ce matin. Je vous écrirai encore vendredi. Puis, je vous verrai dimanche. Vrai jour de fête. Adieu.

Onze heures
Voilà votre lettre. Ce serait bien du bruit. Mais si Constantinople est sens dessus dessous, tout suivra. Adieu. Vous savez bien que je ne m'ennuierai pas.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, lundi 19 Sept 1853

Vous avez très bien pris votre position, en vous tenant en dehors des discussions avec la Porte, et on en renvoyant à la conférence de Vienne tout l'embarras. C'est la seule marche correcte et, c’est en même temps la plus pacifique. Quand on aura décidé la Porte à accepter ce que vous avez déjà accepté, on viendra vous le dire, et tout sera fini. On l’y décidera, je n'en doute pas, n'importe par quels moyens. On aurait dû commencer par là. La situation est fausse pour tout le monde ; tantôt on prend, tantôt on ne prend pas l'Empire Ottoman au sérieux, on le traite tour à tour comme un grand état et comme un cadavre. De là, les fautes. On oublie à chaque instant l'attitude qu’on avait et le langage qu’on tenait l’instant d'auparavant. On ne sait pas être aussi inconséquent et contradictoire qu’il le faudrait. Je m'amuserai à voir comment on s'y prendra pour se donner à soi-même. Tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, tant de démentis. J’ai beau faire ; je ne peux m'attendre à rien de plus grave dans cette question.
Votre Empereur devrait bien interdire au prince Gortschakoff les proclamations. Si Omer Pacha en faisait de son côté, la guerre serait difficile à éviter.
Je vois que Lord Palmerston a quitté Londres. D'autres aussi sans doute. On sera convenu de l'action commune. Je suis fort aise que Molé ait de l’espoir pour ses yeux ; s'il y a un commencement de mieux, c’est la preuve qu’il n’y a point de paralysie, du nerf optique. Si vous le revoyez, soyez assez bonne pour lui dire que je regrette aussi beaucoup de ne l’avoir pas vu avant mon départ. Je n’ai trouvé jeudi dernier à l’Académie que Vitet et Cousin avec qui causer, Ste Aulaire n’y était pas, ni aucun autre de mes amis. La Reine Christine abuse de la platitude. C'est un mal très commun, et qu’on pourrait s’épargner sans le moindre inconvénient. Elle aura eu de l'humeur de n'être pas reçue à Claremont. Le Duc de Montpensier s'en ressentira peut être. A la vérité, quand on a de l’esprit et de la bassesse, on n'a guère d'humeur. Adieu.
Je n'ai plus à vous parler que du beau temps. Vous en jouissez au bois de Boulogne. Mes bois sont plus jolis, mais vous n'y êtes pas. Adieu.
Mes amitiés à Marion. G. Lisez dans le dernier numéro de la Revue des deux Mondes, une bouffonnerie intitulée : la mission trop secrète. Trop longue, mais drôle.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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65 Paris le 27 septembre 1853

Voilà bien du bruit ici. De tous côtés on vient m'effrayer. Me rassurer, personne. M. Fould est enchanté de l’entrée des vaisseaux. " C’est plus net. La capitulation sera plus facile. (Joliment !) ou la guerre. plus tranchée, car ce sera. La guerre révolutionnaire. L’Autriche y perdra de suite l’Italie & la Hongrie. L’Allemagne ne demande pas mieux que d'appartenir à l'Emp. Napoléon. Il tient en mains les révolutionnaires de tous les pays, il peut les contenir où les cacher. Chez lui il n’a pas peur, ils sont soumis. Il peut donc bouleverser le monde sans courir lui-même le moindre danger." Lord Cowley est au plus noir ; il ne voit plus un moyen quelconque pour éviter la guerre générale, et des malheurs af freux. Cependant son instinct se révolte et il doute, en dépit de tous les raisonnements qui tous concluent à la guerre. Hübner est dans un état violent. Bual n’est pas à [Olmetz]. Cela l'offense avec quelque raison. C'est mon [Empereur] qui n’aurait pas voulu. Kisseleff conserve sa tranquillité apparente. Hatzfeld est à la campagne. Lord Lansdowne écoute, Brougham bavarde et rit, il n'a jamais été aussi en train et aussi agréable. Le premier revient de Suisse et retourne en Angleterre. Il attendra ici l’Empereur à moins d'une convocation du Cabinet. Son dire est comme celui de tout le monde avec les formes réservées & polies que vous lui connaissez. Mais la guerre est au bout. On dit ici aux aff. étrangères que le traité des détroits a toujours été respecté jusqu'au moment où la vie des Nationaux est menacée (Je me trompe c’est Cowley qui me dit cela mais qu'il n’y a pas de traité qui tienne devant le devoir de la sauver.) Drouin de Lhuys dit aux petits diplomates que c’est dans l’intérêt de la paix encore qu'on fait cela et pour donner au Sultan la force de négocier à Paris et à Londres on croit qu'avec la parité de situation, occupation pour occupation. Il sera plus aisé de les faire cesser simultanément. C'est un grand gâchis que tout cela. Et jamais on n’a été aussi près de la catastrophe.
Aberdeen est très ferme dit Cowley dans le parti qui vient d’être pris. Lansdowne ne croit pas du tout à la retraite. Midi. Dans ce moment, une lettre de Greville très longue, je vous en enverrai copie demain, très desponding, ne voyant pas jour à sortir de la difficulté et à éviter la guerre. Il désire bien connaître votre opinion, et si vous voyez une solution possible. Pensez-y. Il me demande déjà où j' irais. C’est jolie d’avoir à songer à cela. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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66. Paris jeudi 29 septembre 1853

Marion est malade, & moi trop fatiguée pour copier Greville. Voici le résumé grande agitation, impuissance de découvrir un nouveau moyen de négociation. Nous avons tout gâté par notre seconde dépêche explicative qui veut dire que nous entendons la note de Vienne dans le sens de l’Ultimatum Menchikoff. Il ne fallait pas dire, il fallait ne rien dire. Mais enfin c’est fait & on ne sait plus à quel Saint se vouer. Il paraît donc qu'il ne reste que la guerre. cependant la saison fait obstacle aux coups. Mais encore une fois comment renouer ? Voulez-vous bien le dire. Vous vous ferez difficilement une idée de la consternation de Hubner, Hatzfeld & &. Ils nous envoient à tous les D. C’est naturel. Mais nous n'y allons pas. Constantin me mande du 24 que l’Empereur est de très bonne humeur. J’ai vu hier chez moi le soir Molé, Berryer, Brougham, & Fould. Celui-ci très gai. Je n’ai pas pu causer avec lui. Il a dit à Marion que cela s’arrangerait comment ?
L’Empereur revient aujourd’hui. Lansdowne qu'on avait convoqué pour un Cabinet conseil reste pour faire sa cour. Le voyage n’a pas été favorisé par le temps. La reine Amélie renonce à tout. La tempête l’a rejetée à Plymouth, elle est revenue à Clarmont malade. On dit que la Pcesse de Joinville l’est très sérieusement depuis longtemps & qu’elle mourra si elle ne retrouve par le soleil. Le duc de Noailles est venu aussi hier. Il a longuement. vu Fould l’autre jour que lui avait tenu le même langage qu'à moi. Belliqueux & révo lutionnaire par nécessité, parce qu’il ne voyait pas d’autre ressource. Olmentz a dû finir avant hier. Bual y a été mandé. Voilà Hubner plus tranquille au moins sur ce point. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Vendredi 30 sept. 1853

Au point où en sont venues les choses, il n’y a plus de marge, ni de choix pour la conduite, à tenir ; il faut faire aujourd’hui ce qu’on eût dû faire au moment où l’on a rédigé à Vienne la note de transaction, insister péremptoirement auprès du sultan pour qu’il accepte de la main de Puissances amies, ce que votre Empereur a eu le bon esprit d'accepter, sans débat, de la main de Puissances méfiantes et jalouses. Et quels dangers réels la retraite, ainsi imposée au sultan l’expose- t-elle chez lui, et que peut-on faire pour la couvrir ? Je ne connais pas assez l'état des faits à Constantinople, ni le détail des négo ciations à Vienne pour avoir, à cet égard, des idées précises et pratiques. On a fait entrer des vaisseaux dans les Dardanelles ; on est donc en mesure de protéger le sultan contre le parti de la guerre, et de lui assurer la liberté de faire ce qu’on lui demande. On voudrait, ce me semble, rédiger à Vienne, au nom des trois puissances, une nouvelle note explicative de la première, et qui en donnant au sultan, sur ses objections, une certaine satis faction, elle ou apparente, lui permit de signer. sans embarras. Je comprends la possibilité d’une telle note, quoique je sois hors d'état s'en indiquer les normes ; mais elle n’est possible qu’en s'en entendant avec votre Empereur et en s’assurant qu’elle ne dérangera rien à son acceptation. Il ne faudrait pas que le commentaire lui fit repousser le texte qu’il a consenti. Comme je suppose toujours que votre Empereur veut la paix et ne joue pas un double jeu, je ne vois pas pourquoi il ferait objection à une telle note convenable ment rédigée, et qui sauverait un peu l’honneur du Sultan obligé de signer la première après l'avoir repoussée. C’est une affaire de procédés et de langage. Si on veut s'entraider et si on sait s'exprimer, on doit en venir à bout. Seulement, il faut que cette nouvelle note soit faite en commun par les trois puissances qui ont rédigé et proposé la première, son efficacité à Constantinople dépend du concert à Vienne. Encore ici, l’entente avec votre Empereur est nécessaire ; s'il travaille à détruire l'action commune et à séparer immédiatement l’Autriche de la France et de l'Angleterre, il rendra la note explicative impossible, et tous les embarras de la situation renaîtront d’autant plus que la note explicative me paraît aussi nécessaire à Londres qu'à Constantinople, et qu’il y a des ménagements à avoir pour la passion Anglaise aussi bien que pour la barbarie Turque.
Loin des incidents de Constantinople et des conversations de Vienne et d'Olmütz, tout ceci. n'est probablement que du bavardage. Je vous le donne comme il me vient à l’esprit. M. Monod voyage depuis plusieurs semaines, en Allemagne ; il était, depuis huit jours à Berlin. Voilà pourquoi je n'ai pas de réponse. Il sera dimanche à Paris.

Onze heures
Ne connaissant pas votre seconde dépêche explicative, je ne puis en tenir compte, ni savoir quelle part lui faire. Je suis de l’avis de Fould. Cela s’arrangera. Adieu, adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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67. Paris Samedi le 1er octobre 1853

Quel malheur que vous ne soyez pas pour un moment à Londres, ou pour deux mois à Paris. Aberdeen me paraît faire fausse route tout-à-fait. Il court à la guerre & tout de suite. Je m'étonne que vous n'ayez pas lu notre seconde dépêche même date que la première 7 sept. Intitulée examen des modifications turques, et qui donnait notre interprétation de la note de Vienne. On a trouvé à Londres & ici que cet examen ramenait la question à la proposition Menchikoff, et dès lors on a pris fin. Tout le monde même impartial ici on a porté le même jugement. C'était dans tous les journaux. C’est sur cela qu’est venu la recrudescence & l'impossibilité de s’entendre.
Le Cabinet Anglais est convoqué pour après demain le 3. On fait revenir la reine le 5. Ce sera pour la déclaration de guerre ou la convocation du Parlement. Les meetings vous se succéder. Tout le monde est à la guerre en Angleterre. Le mot d’ordre est que la Russie a voulu duper les Anglais. Lord Lansdowne tient le même langage. Il a vu hier l’Empereur, & part demain. Il était ici hier soir, monté contre nous, tout le monde est fou. Le ministère anglais est très uni, il n’est pas question de changement. Constantin m'écrit d'Olmentz grande intimité. Les trois cours dans la plus grande entente. Mon [Empereur] très poli pour les off. français. Il les a invités à Varsovie.
C’est dans le journal des Débats du 24 sept. que vous trouverez la pièce diplomatique qui fait aujourd’hui l'objet de la querelle. Benoist Fould est devenu subitement fou. On dit qu’Achille Fould va quitter le ministère pour prendre la direction de la maison. C'est à la bourse que se débite cette dernière nouvelle. La première (la folie) est positive. On parle d'envoyer 30 m. hommes occuper Constantinople comme on occupe Rome. Croyez- vous cela ? On ajoute que dans ce cas l'Angleterre irait occuper Alexandrie et le faire ! Strange times. Adieu. Adieu.
J’avais hier soir Molé, Lansdowne, Montebello, Kisseleff, d'autres diplomates. Mon salon se reforme. Il faudra quitter tout cela s'il y a guerre. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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68 Paris le 3 octobre 1853

Marion m’a dit que ses parents désiraient qu’elle passat Noël, avec eux ; j’ai trouvé naturel, j’ai dit tout ce que je m'étais proposé de dire sur mon remord du passé. J’ai été très affectueuse & résignée à cette séparation m'en remettant à elle de l'abréger. C’est tout en moi dont elle parle ! Je n’ai pas capitulé. Je remets à mes amis de faire comprendre que c’est bien long ! Vous y pourrez beaucoup. Il y a du temps jusqu'à l’événement. Merci de vous occuper de Monod. Les affaires se brouillent beaucoup. Je crois qu'il est venu une note austro prussienne adressée à Paris & à Londres. Elle a dû être remise hier. J’ignore encore l'accueil. Ici on ne fera que ce que voudra Londres, et là on est très monté & je crois décidé à la guerre. Les Anglais se croient trompés par nous & veulent se venger. Le pays tout entier est monté sur ce ton. Lansdowne d’abord très doux a changé de manière après avoir appris par Lord Cowley tout ce qui s’était passé.
J'espère encore que L'Empereur ici tâchera d'agir à Londres, il désire la paix vivement, mais il ne se séparera pas de l'Angleterre cela est certain, & si elle veut la guerre il la fera avec elle.
De notre côté nous ne comprenons pas cette nouvelle vivacité anglaise. Nous persistons dans notre dire, nos conditions pour évacuer les Principautés. Nous n’avons pas dit un mot encore des flottes à Constantinople.
Les trois souverains sont réunis à Varsovie, je crois du moins que le roi de Prusse y est allé aussi. L'entente est intime. Les Clauricarde sont venus me voir spontanément. Les anciennes relations très cordiales. ils sont très opposition au Ministère, ce qui fait qu'ils le sont moins à la Russie. Ils repartent pour Londres demain.
Mad. Kalerdgi est arrivée, elle m'explique un peu Pétersbourg. Au fond toute cette affaire est de l’invention de l’Empereur & pas du tout du goût de Nesselrode. C’est ce qui explique la marche boiteuse. Molé, Heeckeren , Noailles, beaucoup de monde hier soir. La rencontre de Kalerdgi & Molé touchante. C'était drôle. Tout le monde agité & croyant à la guerre. Savez-vous qu'une bonne lettre de vous à Lord Aberdeen ferait beaucoup d’effet dans ce moment de ces réflexions générales que vous savez rendre si frappantes. Lui aussi est ébranlé et penche pour la guerre, enfin je vous dis vrai, tout le monde y est en Angleterre & c’est imminent. Ecrivez, je n’ai pas revu Fould depuis la folie de son frère. Morny est de retour depuis hier. Il travaillera à St Cloud. Son Empereur est très sensé et très bon. Tous les autres détestables. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 4 octobre 1853

J’attends impatiemment mon facteur pour savoir ce qu’il y a de vrai dans la nouvelle que m’a donnée hier, en gros caractères, l'Assemblée nationale ; la conférence reprise, la solution prochaine, plus prochaine qu’on ne peut croire &&. Quoique je ne parvienne pas à m'inquiéter sérieusement, je serai bien aise d'être complètement rassuré. Je suppose que M. Mallac aura eu cette nouvelle de bonne source ; il ne l'aurait pas donnée avec tant d’apparat s'il n’avait ou quelque droit de la tenir pour certaine.
Si c’est là le résultat de la réunion d'Olmütz, il fera grand honneur à votre Empereur.
Je ne puis croire à vos alarmes sur Lord Aberdeen. Il lui en coûterait de faire la guerre pour de bonnes raisons ; il ne la fera pas pour de mauvaises, ou plutôt pour point de raisons du tout. Je sais ce que c’est que l’entrainement des folles impressions populaires et qu’elle est la difficulté d’y résister, et je n’ai pas une confiance illimitée dans la force de résistance de notre ami ; mais vraiment plus j’y pense, plus il m'est impossible, de me persuader que le bon sens Anglais succombe à une si misérable épreuve.

Onze heures
Vous ne confirmez pas les bonnes nouvelles de l'Assemblée nationale. Pourtant il me semble que le souffle qui vient d'Olmütz est pacifique si on veut la paix là, elle se fera. Il est impossible que la maladresse aille jusqu'à faire faire à tous les puissants de l'Europe le contraire de ce qu’ils désirent. J'essaierai ce que vous me demandez pour Aberdeen. Je dis j'essayerai parce que je ne suis pas sûr de me satisfaire moi-même. Je sais ce que c’est que de parler de ce qu’on ne sait pas à fond ; on dit cent sottises, et je n'en veux pas dire. Mais dans ce que je sais, je suis si convaincu que je ne demande pas mieux que de le dire, et de dire pourquoi. Adieu, adieu. Vous avez bien fait de causer à cœur ouvert avec Marion. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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69 Paris le 5 octobre 1853

Nous voici au plus mal. Le Divan a décidé la guerre. la proclamation Le 26 7bre sa paraître, et les flottes seront entrées. Greville qui me mande cela ajoute que cela met à néant toutes les négociations.
La note autrichienne d'Olmentz était très acceptable. On en jugeait ainsi ici. Mais on se croyait sûr que l'Angleterre n'en voudrait pas, dès lors on ne se prononçait pas. Car le parti est pris de faire & dire comme l'Angleterre. Vous voyez les meetings et le ton. C’est devenu général. J’ai vu Morny, très bien toujours et parlant très bien de la dispo sition toujours pacifique de son Empereur. Je n’y crois plus beaucoup, il est dominé par l'Angleterre et ne fera que cette volonté !
Fould qui est venu hier est noir. Il se plaint de toute nos mauvais procédés, et [?] trouver qu’il n’y a plus de quoi nous ménager. Ainsi l'Emp. Nicolas a invité les officiers Français à venir à Varsovie. Je pense que c’est une politesse, on y a répondu par la défense de s’y rendre. Ceci me paraît un bien mauvais symptôme. Les ministres anglais vont délibérer toute la semaine, Lansdowne est parti d'ici détestable. J’imagine que Lord Aberdeen tombera, qu'on rassemblera le Parlement et qu'on nous déclarera la guerre. Tout cela peut être fait d'ici à 3 semaines au plus tard.
Si les Turcs nous attaquent et nous battent vous concevez que nous sommes obligés de prendre une revanche éclatante. Si nous les battons nous en serons plus exigeants. Ainsi là cela doit aller mal. Le conflit est possible malgré la saison & le désavantageux pour les attaquants. Mais on ne peut plus retenir les troupes asiatiques. Elles servent gratuitement, pas un soldat ne veut être payé, et le gouvernement turc ne paye plus un seul employé civil. Tout est consacré à la guerre sainte. Ils sont plus forts numériquement que nous. J’ai la tête abîmée de tout ce que j’entends, et de tout ce que je prévois.
Je suis toujours bien aise que vous ayez écrit à Aberdeen. Mais je crois le mal sans remède. L'Angleterre veut la guerre elle a fait son calcul, & elle y trouvera son profit en définitive. Je n'y vois pas le vôtre. Car la révolution vous dévorera comme elle va dévorer les voisins. Quelle fête pour tous les artisans de troubles, & que les sages de la terre sont fous ! Que d’injustices, que de fautes ! Et moi donc que vais je devenir ? Adieu. Adieu.
P.S. Le grand conseil ayant décidé la guerre abandonne aux ministres Turcs le moment & le mode de la proclamer. Ceci pourrait donner quelque répit. On tiendra un grand Cabinet conseil à Londres après demain vendredi et la reine revient le 18 seulement.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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73 Paris le 13 octobre

Pas la moindres nouvelle à vous dire. La G. D. Marie m'écrit pour me prier beaucoup de venir la trouver à Bruges la semaine prochaine. J’en aurais bien envie, mais ce serait une folie. Mon [Empereur] est retourné droit de Potsdam à Pétersbourg où il arrivera demain. Je ne sais si on essaye rien de ce côté-ci pour un arrangement.
Je croirais que non, & que tout reste abandonné au hasard et à des escarmouches comme dit Antonini. Balabini est arrivé. Vous savez qu'il était à Constantinople. La seule nouveauté que j’ai apprise par lui c’est que Menchikoff loin d’être insolent a péché par trop de platitudes. Les Turcs ont cru qu'il avait peur, & ils ont tout osé. Voilà du neuf. Balabini a toutes ses preuves. Adieu. Adieu car je n’ai plus rien.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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76. Paris le 19 octobre 1853

Hübner est fort exalté & content. Son gouvernement reste neutre et le proclame, et fort de la promesse formelle que lui a donné l'Empereur Nicolas de respecter l’intégrité de l’Empire ottoman, l’Empereur d’Autriche réduit son armée du quart. Il fait sonner cela très haut. Ceci est la réponse aux soupçons qu’on avait conçus ici de la triple alliance à Varsovie. Cela me touche peu.
Je n’ai pas la moindre nouvelle de Londres, sauf une lettre spirituelle de la G. D. Marie où elle me dit qu’elle trouve nouveau et drôle d'habiter un pays ennemi.
Dumon m’a dit hier soir, que M. Bansky était très inquiet de la reine Amélie. C’est une pleurésie dont elle est atteinte. Marie Mensingue arrive avec la G. D. Stéphanie. Beaucoup de nouveaux diplomates sont priés à Compiègne, mais toujours Kisseleff & Hübner exclus. Est-ce à Broglie ou au Val Richer que je dois vous adresser ma lettre vendredi ? Il fait bien laid ici et froid. Viel Castel est parti pour 3 semaines. Grande perte pour moi. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Paris dimanche le 23 octobre 1853

J’ai des nouvelles de [Greville] enfin rien de remarquable. On travaille à une nouvelle note, et on attendait avec curiosité ce qu’aura dit l’[Empereur] de la déclaration de guerre des Turcs. (cela n’est pas inquiétant !) Les meeting en Angleterre sont a complete failure. Pas un homme considérable n’a voulu y prendre part.
La neutralité de l’Autriche et de la Prusse est due à la fermeté de M. de Manteuffel. Voilà toute la lettre, accompagnée d’assez de dégoût de toute cette affaire. Le Cabinet devait se réunir la semaine prochaine. On me mande de Berlin que nous resterons sur la défense tout l'hiver, et que nous accueillerons toute proposition venant de Constantinople ayant pour but de finir à l'amiable. Cela n’est pas fier! Quelle sotte affaire !
Je vous ferai réponse après demain sur M. Monod. Je ne sais point de nouvelle de Compiègne. Marie [Meiringen] y est. On passera quelques jours de la semaine à St Cloud, et puis Fontainebleau. Les Hatzfeld sont revenus contents & pas bavards. Hübner est toujours aigre. Dumon est réparti. Viel Castel aussi de sorte que je suis assez abandonnée. Adieu. Adieu.
Offrez je vous prie mille voeux de ma part à votre fille. J’espère que ce voyage réussira. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 1er Nov. 1853

Tout est possible ; ma confiance n’est pas grande ; je reconnais avec vous que la raison est en déroute. Pourtant je ne crois pas à la guerre, à la vraie guerre. Je ne trouve pas que de la part de l'Angleterre du moins, rien en ait l’air. Vous oubliez un peu le prix qu’on met à vous inquiéter, pour que vos inquiétudes aillent à Pétersbourg et pèsent sur les impressions, et par là, sur les résolutions de votre Empereur. Je ne voudrais nuire en rien à cette petite manoeuvre, car moi aussi j’ai grande envie que votre Empereur se prête à ce qu’on lui demande. Il le peut sans perdre autre chose que le puéril plaisir de la taquinerie ou de la bravade ; la facilité qu’il montrera aujourd’hui ne changera rien à l'avenir de la Turquie ni aux destinés de la Russie. La question du fond est depuis longtemps décidée, et n'attend que son jour. Et comme votre Empereur n'est pas pressé, il peut attendre aussi, et en attendant maintenir la paix de l'Europe dans laquelle des questions bien plus grandes que la Turquie sont engagées. Si, pour le porter à cela vos inquiétudes sont bonnes à quelque chose, gardez-les. Mais quand je vous en vois réellement tourmentée, je laisse là ma diplomatie, et je les combats comme si elles ne servaient à rien.
Si j’en crois le Moniteur, vous n'êtes pas oisifs en Chine, et vous voir préparez à profiter là de la chute des Tartares. Encore un point sur lequel vous vous trouverez en présence des Anglais et des Américains. Dans un siècle d’ici, il ne restera plus sur ce globe un pays dont la race Européenne ne soit maîtresse. C'est juste.
J’ai bien fait de n'avoir pas à vous écrire hier ; vous m'auriez trouvé une bien mauvaise écriture ; j’avais les épaules tout-à-fait prises de rhumatismes. Les frictions ont fait leur effet. J’ai très bien dormi cette nuit, et je suis dégagé.
Avez-vous lu les Mémoires du comte Mollien et les extraits du Moniteur ne vous en donnent-ils pas quelque envie ? Vous passeriez les dissertations de finances ; il y aurait encore, dans les conversations avec l'Empereur, et les embarras intérieurs de son gouvernement, de quoi vous intéresser. Si vous vouliez les volumes, il sont dans ma bibliothèque à Paris ; mon fils, qui y retourne samedi, vous les ferait remettre.

Onze heures
Le facteur m’arrive au milieu de la toilette. Je suis bien aise que les diplomates ne fassent des notes, et très fâché que vous passiez des nuits blanches. Vraiment, si la guerre devait sortir de tout ceci il y a longtemps qu'elle aurait commencé, tant on a mal conduit les affaires de la paix. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer 3 Novembre 1853

Je suis décidé à croire que votre Empereur ne veut pas la guerre, et par conséquent à croire qu’il saisira la première occasion de sortir d’un mauvais pas qui mène à la guerre à la guerre révolutionnaire générale, au chaos Européen.
Si malgré cette perspective, vous aviez votre parti pris de pousser la botte à fond et de jeter bas l'Empire Ottoman pour mettre la main sur les gros morceaux, je comprendrais l'obstination et je n'aurais rien à dire, sinon que le moment est mal choisi pour un si grand coup. Mais je suis convaincu que vous ne voulez pas porter ce coup et alors je ne comprendrais pas que vous ne missiez pas fin, le plutôt possible, à la situation actuelle. Vous n’avez qu'à y perdre. Vous y avez déjà pas mal perdu ; vous y avez perdu votre grand caractère de pacificateur général, de conservateur suprême de l'ordre Européen ; vous avez reveillé les méfiances des autres puissances ; vous vous êtes séparés de l'Angleterre ; vous l’avez unie à la France ; vous avez placé votre plus sûr allié, l'Autriche, dans la situation la plus périlleuse. Vous avez fait autre chose encore ; vous avez fourni à la Turquie une nouvelle occasion de s'établir dans le droit public Européen.
Taxez moi de rancune si vous voulez ; mais ce fût là, en 1840, votre faute capitale, pour isoler, pour affaiblir le gouvernement du Roi Louis Philippe, vous avez alors mis de côté votre politique traditionnelle qui était de traiter les affaires de Turquie pour votre propre compte, à vous seuls sans concert avec personne, vous avez vous-mêmes porté ces affaires à Londres par le traité du 15 Juillet 1840 vous en avez fait de vos propres mains, l'affaire commune de l’Europe. Vous avez été obligés l’année suivante, de faire encore un pas dans cette voie, et la convention des détroits du 13 Juillet 1841, et, de votre aveu, confirmée, pour la Turquie, l’intervention et le concert de l'Europe. Ce n’est pas là, je pense, ce qui vous convient toujours et au fond, et vous deviez être pressés de rentrer avec la Turquie dans vos habitudes de tête à tête. L'affaire des Lieux Saints vous en fournissait, il y a quelques mois une bonne occasion ; après y avoir essuyé, par surprise, à ce qu’il paraît un petit échec, vous y aviez repris vos avantages ; vous l'aviez réglée comme il vous convenait, sans vous brouiller avec la France, et de façon à être fort approuver de l'Angleterre. Pourquoi n'en êtes vous pas restés là ? Tout ce que vous avez fait depuis vous a mal réussi, vous avez eu l’air de vouloir plus que vous ne disiez ; vous n'avez pas fait ce que vous vouliez ; vous vous êtes bientôt trouvés engagés plus avant que vous ne vouliez ; vous avez rallié l'Europe contre vous et jeté la Turquie dans les bras de l’Europe. Pourquoi ? Encore un coup, je ne le comprends pas. Je ne le comprendrais que si je vous croyais décidés à jouer, en ce moment, la grande et dernière partie de cette question, et à mettre, à tout risque, la main sur Constantinople. Et comme je ne crois pas cela, je persiste à penser qu’une seule chose vous importe ; c’est de mettre fin promptement à une situation qui a le triple effet de vous isoler en Europe, d’unir l'Europe contre vous et de placer de plus en plus la Turquie sous la sauvegarde du concert Européen. Vous pouvez sortir de ce mauvais pas, sinon sans quelque déplaisir momentané, du moins sans aucun inconvénient sérieux pour votre politique nationale, et son avenir ; la géographie et le cours naturel des choses vous donnent, dans la question Turque, des forces et des avantages que rien ne peut vous enlever. Pourquoi susciter contre soi un orage quand il suffit de laisser couler l'eau ? Adieu.
J'en dirais bien plus si nous causions. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Lundi 7 Nov. 1853

Voici des nouvelles d’Angleterre. On vous les a peut-être données aussi. En tout cas, je vous les donne. Palmerston ne croit pas à l’arrangement de l'affaire Turque. Il dit qu’on ne se découragera pas, qu’on négociera jusqu'à la dernière extrémité ; mais les choses, selon lui, sont si mal emmanchées et votre Empereur a de telles répugnances (qu’est-ce que cela veut dire ?) qu’on n’arrivera probablement pas à la conclusion qu’on demande. Il se prépare pour cette chance ; il trouve sa position bonne ; il a toujours été fidèle à sa politique de liberté Européenne et d'émancipation des peuples ; le cabinet de Paris ne peut douter de sa loyauté. Bref, il est content, et il attend. J’espère qu’il se trompe. S'il ne se trompe pas, vous aurez la France et l'Angleterre unies pour la guerre libérale, au lieu de les avoir une comme de mon temps, pour la paix constitutionnelle. J’ai beau y penser ; je n'y crois pas. Pouvez-vous vérifier si ce qu’on me dit de Palmerston est vrai ?
En tout cas, les coups de canon qui le tirent en ce moment en Valachie amèneront, ou la paix prompte, ou une guerre de trente ans. On m'écrit que le marquis de Viluma quitte Paris pour aller être président du Sénat à Madrid. Si Narvaez ne devient pas bientôt président du Conseil il reviendra comme ambassadeur à Paris. La nomination du frère de M. de Viluma, du général Pezuela comme gouverneur de Cuba n'indique pas que l’Espagne soit près de s'entendre, à ce sujet, avec les Etats-Unis. C'est un militaire espagnol, très brave, très fier et très vif.
Encore une lettre d’Angleterre, de mon ami Hallam. En voici deux phrases, très sensés : - The worst that could now happen would be a decisive advantage in the fields obtained by the Turks. - There is an apparent spirit in this country very much opposed to the temporizing policy of our friend Lord Aberdeen ; but I do not believe, it lies deep, through the press is almost universally in that tone. A good deal of this swing to the refugee and revolutionary party throughout Europe, and I am most anxious for a pacific settlement, in order to defeat their objects.

Midi
Je ne suis plus curieux que des nouvelles de la bataille. Si vous ne passez pas le Danube, je suis tranquille. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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89 Paris le 14 Novembre 1853

Certainement tout et au plus noir, & vous ne tenez pas vos promesses. La guerre. générale est inévitable. L’article du Moniteur a paru à tout le monde très provoquant. Il donne un démenti à l’Empe reur Nicolas et l’on s’attend généralement à ce que cela empêche [Kisseleff] d’aller à Fontainebleau. Je ne suis pas de cet avis du tout. Il faut qu'il aille. Il ne doit pas commencer la guerre.
On reste sans nouvelles. Je n'ai pas besoin de vous dire dans quelle agitation je vis. Je vous attends avec impatience, mais vous aurez de la peine à me remettre en équilibre. On est très à la paix à Londres à ce qu’on dit, mais qu’est-ce que cela signifie ?
L'Angleterre a épousé la France et fera sa volonté. Celle-ci a pris un élan belliqueux. Elle eût préférée peut-être la paix, mais la guerre aussi lui convient. Nous avons très bien fait vos affaires, celles de votre Empereur.
Adieu. Adieu, ma dernière lettre donc, à moins d'un gros événement.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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1 Bruxelles Vendredi 24 février 1854

Ah que j'ai de tristesse dans l'âme. Quel triste voyage ! Et quelle fatigue. Je ne suis arrivée qu’à 10 1/2 Chreptovitch était à la gare pour me recevoir. Je n'ai encore vu que lui. Je vous écris de bonne heure.
J’ai eu une lettre de Berlin. On a à peu près chassé Seymour sans vouloir le voir. Son collègue Castelbajac a été comblé et après avoir ici son audience, c’est l'Empereur lui même qui lui a remis ses passeports & lui a dit ensuite. Puisque vous n'êtes plus le représentant de la France, laissez-moi vous remercier de la conduite noble & chevaleresque que vous avez su tenir dans cette triste affaire. Il lui a remis lui- même alors les insignes de l'ordre de St Alexandre accompagnés d'un écrit de sa propre main. En disant adieu, le général a fondu en larmes.
Ecrivez-moi beaucoup. Chreptovitch dit qu'un on ne sait rien, absolument rien. Il ne fait pas froid & je suis assez bien logée. Adieu, donc & encore. Adieu, quel malheur de vous avoir quitté, d’avoir quitté tout !

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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2. Bruxelles Dimanche 26 février 1854

Merci du triste N°1. Quel brave homme que le duc de Broglie ! Je vois bien que mon chagrin ira en grandissant. Je suis très entourée mais qu’est-ce que c’est ? Et puis si mal arrangée en comparaison de ce que j’étais. Le temps n’est pas froid et cependant ma toux a augmenté beaucoup quoique je ne sois pas sortis du tout depuis mon arrivée. Tout le monde vient, connus et inconnus. Tout le corps diplomatique moins le Français. Lord Howard était en doutes sur l'accueil. Je l'ai fait rassuré. Il est venu avec sa femme, une fille du duc de Portland, très bien & spirituelle, et grande dame. Elle m’a apporté une lettre de Lady Palmerston à moi, très sympathique et bonne. Les Chreptowitch sont toujours là, trop. Le Prussien est excellent. L’Autrichien point d’esprit. Van Praet ma grande ressource. Il veut m'amener M. de Brouckere & le général Chazal. On veut m'amuser. Montalembert a eu l’air bien content de me voir, nous avons causé. Demain il retourne à Paris hélas. Le prince d'Aremberg aussi. Les heureuses gens !
Les nouvelles ici sont que mon Empereur a reçu avec une grande colère les remontrances de l’Autriche & de la Prusse. Qu'à Paris & Londres on presse l’Autriche de telle sorte qu’elle sera obligée de se prononcer & tout de suite, & qu’elle agira. L’enthousiasme en Russie est réel et énorme. Tout le monde veut faire des sacrifices. Un marchand de Moscou nommé Alexis à envoyé à l’Emp. 25 millions la moitié de sa fortune. Hélène va lui donner 300 hommes pour commencer. On dit que nos armées sont immenses. Le 1er avril nous ferons parler de nous. Je ne vois pas ici d’apparence du voyage du duc de Brabant, en tous cas on doute que sa femme l’accompagne. Voilà votre petit billet d’hier continuez, je vous prie. Ce sera mon seul plaisir, mon grand plaisir, ma joie. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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3 Bruxelles lundi 27 février 1854

Vos lettres sont ma seule joie. Continuez-les je vous en prie. Je n’ai pas bougé depuis mon arrivée, ma toux est beaucoup augmentée, mes yeux aussi me font mal. J’ai beaucoup de courants d'air dans mon appartement. Je ne parviens pas à m'en garer. On vient assez me voir, beaucoup même mais cela ne me plait pas. Montalembert seul me plait & il part ce soir. Van Praet est toujours ma préférence et est vraiment très agréable.
Les nouvelles Allemandes nous sont très défavorable, nous aurons tout le monde contre nous. Je crains qu’au lieu d’intimider cela n’aggrave l’obstination. Clarendon a fait un remar quable discours.
Mardi 28 Le duc de Saxe Cobourg arrive aujourd’hui. Il se rend à Paris où sa visite annoncée fait plaisir. Khiva est décidément pris. Et mon Empereur décidement bien en colère contre les Allemands. Je vous remercie de me dire l'emploi de vos journées. Je veux pour vous de la distraction mais point d'habitude. Mes soirées éparpillées. Ah que je pense à tout cela ! & si on me regrette, jugez comme je regrette à mon tour ! Avant hier je me suis pris à pleurer. J'en ai encore mal aux yeux. aujourd’hui. Quelle chute !
Pourquoi le journal des Débats me fait-il faire des visites à Chreptovich & Kisseleff ? Imaginez, débarquant & courant tout de suite ? Le fait est que je n’ai pas encore bougé de ma chambre et quand je bougerai ce sera pour prendre l’air. S'il y en a jamais de prenable. à Bruxelles, mais certainement je ne ferai visite à personne. Il fait très froid et tout a l’air si triste ! Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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5 Bruxelles le 3 mars 1854

Voilà votre N°6. Je la reçois au moment où il me faut envoyer celle-ci. Mes yeux allaient mieux hier, moins bien aujourd’hui. Le journal de St Pétersbourg. contient la réponse de mon empereur, vous allez la lire à Paris sans doute. Vous m'en direz votre avis. (sans prévention & vous savez bien que je n’en ai pas.) Moi, je la trouve très bien.
Van Praet m’a fait lecture hier soir du discours de l'Empereur Napoléon. J’ai toujours besoin de réflexion, et mes yeux m'ont empêché de le relire moi-même. Il me semble qu'il y a bien à éplucher. L’Allemagne bien engagée, l’intérêt français en relief. Le discours plaira aux masses. Le pain y joue un plus grand rôle que la guerre. Que ne suis-je à Paris pour vous entendre tous sur le discours, sur la lettre, sur toutes choses. Ah que le pluriel me manque ! Je vous laisse à penser si je regrette le singulier !
J’ai vu hier soir le prince de Ligne & M. de Brouckère m'ont empêché de le relire. Il a de l’esprit, et agréable. Van Praet est chez moi tous les soirs. Il me soigne et me plait bien. Le ministre de France est venu sans me trouver, j’ai pris l'air hier quoiqu'il fait bien froid. Lord Howard aime à venir causer avec moi, il est intime et facile. Le ministre de Prusse est ma meilleure pièce. Kisselef est celui de tous que je vois le moins. J'en reste très étonnée. Chreptovich très soigneux mais que d’heures de solitude et d'ennui & de soupirs. Adieu. Adieu. Ecrivez-moi je vous prie, je n’ai de plaisir que vos lettres vous le savez bien. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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6. Bruxelles samedi 4 mars 1854

Votre lettre d’hier reçu à mon réveil m’a fait du bien. Un coeur ami pense à moi aujourd’hui. Triste, triste jour, et lorsque tout est si triste ! Le vide autour de moi. Ce que vous me dites sur mon compte est bien vrai. Je suis surprise que vous m’aimiez puisque vous me connaissez si bien. Ah que je me sens malheureuse et aujourd’hui avec redoublement.
Je ne sais aucune nouvelle de l’extérieur, Van Praet n'en avait pas hier soir. Il est très soigneux de moi, et voudrait me distraire. Il m’a amené hier le général Charal. Belle figure, bonne tenue & bonne conversation. Je vous ai dit que Brokham le prussien est mon favori. Tous les autres le mien inclus sont bien peu de chose. Je suis prés de Paris voilà tout le mérite de Bruxelles.

4 heures. On m'annonce. une occasion Prussienne. Je voudrais avoir quelque chose à vous mander, mais il n’y a rien. Je ne sais si vos journaux donneront la lettre de mon empereur ; dans le doute je vous l'envoie. Elle me semble bien modérée, et attestant encore le dîner de la paix ; c'est beaucoup après le ton provocateur de la lettre de l'Emp. Napoléon.
M. Barrot est venu chez moi aussi, c’est le dernier diplomate qui me manquait. Il me plait parce que c’est un français. Ah que j'aime les Français ! mes yeux ne vont pas bien. Le roi Léopold voulait me voir chez lui au Palais. J’ai refusé, ce n’est pas dans nos mœurs. J’irai à Laken un matin. Dans ce moment il est dans son château des Ardennes. Il ne peut pas de son côté venir dans une auberge. Pourrez-vous me dire ce que vous pensez de la lettre de mon empereur ? Je la trouvé vraiment bien faite, mais j’en serai plus sûre si vous me le dites. Hélène vous dit mille souvenirs. Adieu. Voici aussi le manifeste.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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9 Paris, Dimanche 5 mars 1854

Je suis pressé ce matin. Je trouve le ton de la réponse de votre Empereur très convenable, modéré, doux, même caressant. Quant au fond, j’y retrouve le même défaut que j’ai trouvé, dans le commencement de l'affaire, dans tout ce qu'a dit et fait votre Empereur ; il n’a jamais assez nettement, assez complètement, assez hautement avoué, sa situation particulière vis-à-vis de la Turquie, vos traditions, et la politique que lui imposaient les perspectives d’un avenir qu’il ne voulait point hâter, mais dont il ne pouvait oublier les nécessités et les chances. Il s’est toujours présenté comme aussi attaché que la France et l'Angleterre à l’intégrité et à l'indépendance de l'Empire Ottoman. Cela n'est pas ; cela ne se peut pas ; vous êtes voisins et grecs. Si vous aviez pris ouvertement, votre position, on vous aurait su gré de votre modération. Au lieu de cela, on s’est méfié de votre langage officiel que démentaient les tendances plus ou moins cachées, plus, ou moins lointaines de vos actes. Il y a, dans la lettre actuelle, le même défaut et vérité générale. Vous êtes trop de petits saints, vous en êtes affaiblis comme politiques. Je ne dis rien des questions de détail comme droit public, vous avez souvent raison.
Voilà l'Assemblée nationale suspendue, c’est-à-dire supprimée. Quoique inattendue en ce moment et pour l’article inculpé, la mesure ne m’a pas surpris. Je lui ferais volontiers le même reproche qu'à la lettre de votre Empereur ; il y a trop de réticence.
Dîner littéraire hier chez Mad. Mollien ; pas ennuyeux. Le soir, Mad. de Boigne malade. Mad. Rothschild ne recevait pas, par exception. Je suis rentré chez moi de bonne heure.
Il vaut mieux que le Ministre de France soit allé vous voir, et que vous soyez avec lui, en bons rapports. C’était autrefois un conservateur décrié. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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10 Paris, Lundi 6 mars 1854

Ste Aulaire vient de me prendre deux heures. Il m’avait donné à lire toute l'affaire d'Orient de 1840 dans son ambassade de Vienne. Lecture parfaitement amusante aujourd’hui. On voit naître 1854. J’avais quelques observations à lui faire quelques additions à lui indiquer. Longue conversation. Il m’a beaucoup remercié, et moi lui. Cela vous amuserait beaucoup. Comme vous étiez au bout de tout, vous me manquez partout.
On trouve en général la lettre de votre Empereur plus habile que fière à la fois pacifique et entêtée ; des désirs pacifiques avec des résolutions. qui rendent la guerre inévitable.
Je ne sais rien quoique j'ai vu hier assez de monde, Dumon, Molé Duchâtel, Vitet, Noailles, Broglie. L’Assemblée nationale, était pour beaucoup dans la conversation ; elle reparaîtra le 6 Mai, après ses deux mois de pénitence.
Je remarque ce matin que, de tous les journaux, le plus impérialiste, l'Univers, est le seul qui, en publiant l’arrêté de sus pension de l'Assemblée nationale, publie aussi l’apologie qu’elle y a jointe hier, en paraissant pour la dernière fois.
On disait beaucoup hier que deux régimes anglais traverseraient, la France ; on affirmait même que le chemin de fer du Nord avait reçu ordre de se mettre en mesure pour les transporter. Je n'y crois pas. Ici aussi, il fait froid, mais avec un soleil superbe. J’espère que vos yeux vont mieux. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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12 Paris, Mercredi 8 mars 1854

J’ai reçu votre N°6. Je ne vous ai pas écrit hier. Je n’avais rien à vous dire et j'étais dérangé par toutes sortes de visites. Moins on sait, plus on cherche.
On est toujours un peu perplexe sur l’Autriche. On croit pourtant, et je crois qu’elle signera la convention qui est sur le tapis et qu’on regarde comme suffisante. La Prusse, dit-on. refuse formellement de la signer ; mais elle engage l’Autriche à la signer, lui promettant appui si cela lui attire quelque gros embarras. Le bruit a couru hier que M. de Manteuffel s'était retiré comme trop peu Russe. On n'y croyait pas. Je vous donne le résumé de ce que j'ai entendu dire dans la journée, et le soir chez Molé. Il y avait assez de monde, entr'autres les Cowley. Vous devez du reste savoir les nouvelles Allemandes mieux que nous.
La demande de M. Gladstone pour le doublement de l'Income tax a été assez mal accueillie dans le Parlement. Personne n’aime à payer la guerre, même celle qui plaît. Le corps législatifs d’ici était plus en train. Il voulait voter l'emprunt de 250 millions le jour même où on le lui a présenté. C’est M. Billault qui, par respect pour les formes, a fait retarder d’un jour en disant : " A demain ; cela suffira." Montalembert voulait parler ; point du tout pour combattre l’emprunt, ni la guerre ; il en est tout à fait d’avis, très approbateur de l'alliance Anglo- française et de la résistance à vos prétentions en Orient. L’Assemblée était si pressée qu’il a renoncé. Flavigny, seul, a dit quelques mots convenables et écoutés.
Le Maréchal St Arnauld a eu une nouvelle crise de son mal. Il persiste cependant à vouloir partir. Il dit à l'Empereur : " Vous m'avez donné un bâton de Maréchal ; j’aime mieux mourir en m'en servant que dans mon lit ? " S'il ne peut pas partir, ou s’il meurt après être parti, les gens bien informés croient que le Général. Baraguey d'Hilliers le remplacera. Les badauds disaient hier qu'on avait fait faire des ouvertures au général Changarnier. Les nouvelles levées d'hommes se font sans difficulté et partent sans mauvaise humeur. La longue paix a fait oublier les maux de la guerre. Le goût du mouvement et des aventures s’est ranimé. Cela contrebalance un peu le goût du bien-être et le besoin de la prospérité matérielle.

2 heures
Voilà votre N°8. Que je déplore vos yeux ! On a été bien gauche à Pétersbourg si on avait envie que vous restassiez à Paris. C'était si aisé ! En admettant que vous ne vous trompez pas aujourd’hui, ce ne serait plus si aisé, car il serait plus grave. Il faut que vous sachiez la vérité dans le gouver nement, et aussi un peu dans le public, l’esprit de guerre s'échauffe ; on s'y prépare sérieusement, et pour longtemps. On parle sans sourciller, de ce qu’on fera dans deux ans, dans trois ans, si on ne réussit pas tout de suite, et de toutes les chances en pourraient s'ouvrir alors. Votre Empereur seul peut encore et pourra toujours faire tout finir promptement ; mais s'il ne le fait, les autres accepteront la longue lutte et le grand chaos. Adieu, adieu. Triste adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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19 Paris. Jeudi 16 Mars 1854

Si de part et d'autre, on ne voulait réellement que ce qu’on dit, l'occasion serait belle pour arrêter encore, les milliers de bouches à feu près de tirer, voilà les Turcs en train de faire pour les Chrétiens, Catholiques, Protestants ou Grecs, bien plus que vous n'avez jamais demandé, pour eux. Pourquoi votre Empereur ne déclare-t-il pas que cela étant, la guerre n'a plus le motif, qu’il ne veut pas la faire et qu’il demande pourquoi, on l’a lui fait ? On serait peut-être un peu étonné, mais très embarrassé. J’ai peur qu’il ne le fasse pas. Et pourtant, s'il ne le fait pas, ce sera plus que jamais à lui que l'Europe s'en prendra de la guerre, car, pour tout ce qu’il a fait depuis un an, il n’a allégué d’autre motif que le motif religieux, la nécessité, pour lui, de protéger l'Eglise grecque. Et en ce moment, c’est au sentiment religieux de son peuple qu’il fait appel pour populariser la guerre. Voici ce qui arrivera probablement. La Russie fera la guerre, à l'Europe pour garantir aux Chrétiens grecs, de Turquie des privilèges très inférieurs à ceux que la Turquie leur accorde. L’Europe fera la guerre aux Chrétiens grecs pour les forcer à accepter ce que la Turquie leur accorde. En soi, cela est absurde, et bientôt, aux yeux des hommes religieux, cela sera odieux. Et si, comme cela encore est probable, l’Europe est elle-même bouleversée, de nouveau par cette guerre, devenue révolution, un jour ne tardera pas à venir, où il n’y aura ni assez de malédictions, ni assez de sifflets pour les auteurs d’une telle situation.
On n'aura, pour échapper aux malédictions. et aux sifflets, d’autre ressource que de dire qu’on voulait autre chose que ce qu’on disait. Triste apologie quand le jour du jugement est arrivé.
On disait hier, de bonne source, que tout était arrangé avec l’Autriche, qu’elle ne vous déclarerait et ne vous ferait point la guerre, mais qu’elle déclarerait son adhésion morale à la politique qui maintient l’intégrité et l'indépendance de l'Empire Ottoman, et qu'elle se chargerait de maintenir l’ordre, dans la Servie, la Bosnie et le Monténégro. On paraissait espérer que la Prusse en gardant sa neutralité, donnerait, à cette quasi-neutralité de l’Autriche, une approbation explicite. " Si on était sage, disait avant hier Morny, on se contenterait de cela, on le dirait tout haut, et on resterait en intimité avec l’Autriche, à ces termes. " Il a raison ; mais il disait Si. Et si on n’est pas sage, qu’arrivera-t-il ?
Voilà votre numéro 13. Vous avez un peu troublé Molé il y a quelques jours, en lui écrivant, par la poste, que vous aviez chargé M. de Mirepoix de lui remettre une lettre. Cela n’est pas de votre prudence ordinaire, et je ne dirai pas à Hatzfeld que vous m'avez écrit, par la poste aussi, de me servir de son courrier. Je lui ferai demander ce matin si son courrier peut se charger aussi des deux volumes, de Cromwell. Je pense que oui. Sinon, je vous les enverrai par une autre voie. Adieu.
Je vous ai dit, je crois, que je vais au Val Richer lundi, pour trois jours. J'en reviendrai Vendredi matin. Mon projet. est ensuite de partir le 21 mars et d'aller passer cinq jours avec vous, jusqu’au 5 avril au soir, d’un jeudi à un jeudi. On vient assez me voir le jeudi soir, et je ne veux pas y manquer souvent. J'espère que rien ne dérangera mon projet, et qu’il vous conviendra comme à moi. Adieu, adieu. G.
P.S. On m'assure que les nouvelles de Constantinople disent que la négociation en faveur les Chrétiens est loin d’être aussi avancée qu’on le disait. Au bal qu'a donné ces jours derniers le Roi Jérôme, on affirme que son fils Napoléon n’a pas paru, déclarant à son père que dans ces fonctionnaires Impériaux, il y avait tant d'ennemis de leur droit héréditaire qu’il ne voulait pas se mêler à eux. Le Roi de Naples se prêtera à tout ce qu’on voudra de lui ; mais il a demandé à être débarrassé de M. de Maupas qui intriguait trop ouvertement pour les Murat. De là le remplacement de Maupas par de la cour.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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14. Bruxelles Vendredi le 14 Mars 185

Il se fait un grand travail pour disposer mon empereur à se reconnaître satisfait, le cas échéant de l'émancipation religieuse et civile des Chrétiens à laquelle la France & l'Angleterre travaillent activement à Constan tinople. Il serait fort utile que vous m'en disiez un mot dans votre prochaine lettre. De ces paroles qui frappent et comme vous seul savez les dire. Beau rôle à jouer que de rendre la paix au monde, et d’attester par là que ce n’est ni son ambition ni son amour propre dont il recherchait la satisfaction. S’il dit " Je suis content & je le prouve en sortant des principautés", tout est fini, tout le monde est heureux, & si l'Angleterre osait ne pas être satisfaite c'est contre elle qu'on se retournerait. Voilà l’opinion de mon long tête-à-tête l’autre jour. Le Roi a reçu une excellente lettre de mon empereur. Elle atteste son désir à présent, toujours de faire la paix. J'y vois ainsi une grande confiance dans les opinions du roi.
Je vous prie causez avec moi familièrement sur le texte que vous dis. Grand à propos. Voici votre lettre et vous me dites tout juste ce que je vous demande. Cependant je veux encore ; même familiarité de style, et puis du stimulant sans rien de blessant. J’ai envoyé votre N°16 qui était bon et utile, la critique de nos prières. Il faut que nous écoutions la vérité. S’il n’y avait pas des sifflets j'enverrai celle-ci aussi. Les autographes font toujours meilleur effet que les copies quand il n'y a rien de préparé, ainsi pas de princesse.
Votre projet de visite m'enchante ! Barrot vient me voir souvent, & me prie de vous offrir ses hommages. Vous le confondez avec son frère. Il n’a jamais été député. Il s'appelle Adolphe et a longtemps servi sous vos ordres, il parle de vous avec beaucoup de respect et de reconnaissance. Lord Howard vient beaucoup aussi, je suis très bien avec tous les deux. Ils ne voient plus du tout Chreptovitch & Kisseleff. Celui-ci a fini avec moi complètement ; c’est incroyable. Vely Pacha est ici logé sous le même toit que moi et toute la Russie car il y a K. Hélène, mon fils & deux autres familles Russes. Lady Palmerston m'écrit de bonnes lettres affectueuses. Ah que je vais me réjouir de vous recevoir. Comme je me sens triste du présent, de cet avenir si incertain si sombre, car je n'ose rien espérer, les proportions de cette guerre peuvent devenir énormes. Cela fait frissonner. Brunnow n’est pas arrivé encore. Dépêches et lettres s’attendent. Adieu. Adieu. Merci mille fois de Cromwell.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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15 Bruxelles le 18 mars 1854

Je vous ai écrit hier par une occasion. Au fond les occasions sont des bêtises c’est toujours plus incertain et plus lent que la poste, et comme je ne me compromets pas en disant ce que je pense, parce que je pense très bien, on me dit quelquefois trop bien, j'en resterai à l’ordinaire. Rien de nouveau. Mon neveu a reçu l’ordre de rester à Berlin, cela me fait plaisir. Il est évident que le rappel était de la bouderie pour la cour de Prusse, & que l’ordre contraire prouve que nous sommes content d’elle. L’Empereur est allé à Sveaborg. Je crois vous avoir dit cela. Une énorme activité dans nos préparatifs maritimes. Je crois qu'on se fait des illusions à l’Occident. Nous sommes & nous serons très forts et très persistants, et toujours plus forts à la longue. Ah mon Dieu qu’on fasse donc que cela soit court.
Pas de Brunnow encore ce qui est drôle. Votre empereur me disait " quelques coups de canons & tout sera fini." Que je voudrais qu’il eût dit vrai ! Van Praet tous les jours. Brouckère souvent. Tous les diplomates presque quotidiens, voilà mon régime. Pas de conversation comme était mon habitude, ah que je ferais des coquetteries à la moitié des derniers de ceux que je voyais tous les jours ! Je pense même à Chasseloup Laubat. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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17 Bruxelles le 22 mars 1854

Quel ennui que ce N°15 égaré ou retardé ! Je crois que j’y répondais à votre charmant projet de me me voir. J’accepte la date avec bonheur. Dites-moi quand vous aurez reçu cette lettre chanceuse. On est très vif ici à propos de la nouvelle de Constantinople. Certainement l'envoi des troupes dépendait des consentements de la porte à la demande d'émancipation des Chrétiens. Si cette émancipation est vraiment obtenue et on y croit, et si mon empereur à la bonne foi & le bon esprit de s'en tenir pour satisfait voilà la guerre évitée, mais c’est trop beau pour croire à ce facile dévouement.
Lord Holland & M. Barrot se sont rencontrés chez moi hier, bien contents & tous deux bien pacifiques. J’ai été très contente du langage de l'Anglais, un grand changement depuis huit jours. Le français avait toujours été convenable et bien. On annonce Brunnow pour aujourd’hui. Quelle curieuse correspondance que celle qu’on vient de produire au parlement. Pauvre dépêche que celle de lord John, mais quel entrain de mon empereur. Dites-moi je vous prie votre avis de tout cela. La publi cation ne me paraît pas une chose bien inventée, pourquoi avons-nous provoqué cela ? à tout instant je me sens le besoin de vous interroger, de vous entendre. Je n’ai pas encore lu cette correspondance jusqu'au bout. Mes yeux sont très capricieux. Je les croyais mieux, ils sont repris. Le temps est froid. Je serai charmée de vous savoir revenu à Paris.
Adieu. Adieu, je suis restée deux jours sans vous écrire à cause de votre absence. J'ai eu peut être tort, mais je croyais que mes lettres reposeraient à Paris. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874) ; Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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25 Paris, Samedi 25 Mars 1854

Je voudrais bien espérer que votre Empereur saisira l'occasion de l'Émancipation des Chrétiens, si elle arrive, pour nous tirer tous, et lui-même de cette détestable situation. Il ferait deux grandes choses ; il sauverait l’Europe du chaos révolutionnaire où elle tombera. Si la guerre éclate et dure ; il ferait évanouir d’un seul coup, les méfiances dont il est lui-même l'objet, et deviendrait le chef de l’ordre Européen. Remettre le monde sur sa base et remonter soi-même au sommet cette double gloire vaut bien la peine qu’on ne la manque pas. Mais je vous avoue que j'espère peu. Ce qui s’est passé depuis un an, ce que je lis depuis deux mois, me laisse une impression triste. L'âme et la politique de votre Empereur sont pleines de troubles, et de combats intérieurs. Je suis convaincu qu’il désire la paix, qu’il n’a nul dessein de renverser l'Empire Ottoman et d'en prendre promptement ce qui lui convient. Et pourtant, par les conversations de 1844 et de 1853 à Londres, et à Pétersbourg, il a donné lieu au cabinet anglais, de croire le contraire. Préparer ce qu’on ne veut pas faire, se montrer pressé de régler d'avance une succession qu’on serait fâché de voir ouvrir, est-ce prudent, est-ce conséquent ? Autre désaccord. J’ai quelquefois trouvé, et je vous ai dit, que, dans ses manifestations officielles, tout en se disant décidé à maintenir la paix et l’ordre Européen, votre Empereur devrait avouer plus hautement la politique générale, que lui prescrivaient, et la position géographique de son empire et les traditions de la race ; on en eût ajouté plus de confiance à sa modération, et on lui en est eût plus de gré. Or, en même temps qu’il ne faisait pas cela dans ses manifestations officielles, il le faisait dans ses communications confidentielles ; il entrait, avec le Cabinet Anglais, dans le détail des vues traditionnelles qu’il était obligé de suivre, et qu’il s'ouvrait au moment de la crise de l'Empire Turc : " Je tolérerai ceci, et non pas cela ; je prendrai ceci et non pas et prenez ceci vous-même, mais non pas cela. " Étrange. contraste entre le désintéressement affiché en public et les desseins avoués en secret ! Et puis, après avoir eu, avec le Cabinet anglais ces épanchements si intimes et si bien cachés, votre Empereur y fait tout-à-coup un appel public, oubliant que l'Angleterre est un pays de publicité, et que ses ministres ne peuvent être provoqués ou défiés, par un souverain étranger sans répondre. aussitôt à son défi. Pourquoi ces alternatives ces incohérences, ces perplexités dans la conduite comme dans le langage ? Parce que votre Empereur n'est, ou pas assez ambitieux, ou pas assez conservateur, trop peu Russe, ou trop peu Européen. Il ne se gouverne pas par une idée simple, permanente, dominante ; il flotte entre ses propres vues, qui sont pour la paix, et les traditions de ses ancêtres, qui sont pour l’agrandissement. Il se préoccupe trop à la fois du présent et de l'avenir. Quelque puissant qu’on soit, on ne peut pas être tout et tout faire à la fois, la paix et la guerre, maintenir, et partager les Empires ; il faut choisir. Si la Porte accorde l'Émancipation des Chrétiens, Dieu donnera encore là, à votre Empereur, à la dernière heure, l'occasion de faire son choix, un bon et grand choix. Puisse-t-il lui donner en même temps la volonté de le faire en effet et de rendre la paix à l’Europe, au lieu d'encourir la responsabilité de tous les maux, prévus et imprévus, que la guerre nous attirera à tous !
Voilà votre N°18 qui m’arrive. J’ai tous les précédents, sans lacune. Je vous ai écrit Mercredi du Val Richer. Je m'étonne des nouvelles de la Mer Noire que la princesse Kotschoubey a reçues de Pétersbourg comment n'en savait-on rien à Vienne le 20 mars et à Constantinople le 14 ? C’est étrange.
Je compte toujours partir le 31 pour aller vous voir. Soyez assez bonne pour me faire assurer une chambre à l'hôtel Bellevue, si c’est possible, comme je l’espère, et un petit cabinet pour mon domestique. Ce sera charmant de causer.
Adieu, Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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19 Bruxelles le 26 mars 1854

Evidemment la nouvelle donnée à Hélène est fausse mais c’est étrange. Brunnow est venu chez moi à son débotté avant d’avoir vu aucun de ses collègues. Il se disait ignorant de l'objet de sa venue. Chreptovitch qui était à la chasse tenait les dépêches enfermées chez lui. Il sera plus édifié aujourd’hui. Le ministre d'Angleterre n’est pas inquiet. Il ne peut voir dans tout cela qu'une pensée de paix. Mais comment la concevoir aujourd’hui ? Lord Howard. a rencontré chez moi Brunnow, très bien ensemble. L'Anglais est très aimable pour moi. Je suis le dernier fil, car on ne va plus les uns chez les autres.
Vous trouverez votre chambre à Bellevue. C’est rempli mais je me suis assuré de ce qu’il vous faut. Que je serai aise de causer, d'entendre. du bon français d’abord ! N’allez pas vous ennuyer ici, cela n’est pas bouffon. Tout ce que vous me dites sur nos affaires & notre conduite. est admirable de vérité. Je vois bien que même les Russes. pensent comme vous là dessus, mais il n'osent pas se le dire. En attendant l'exaltation est énorme en Russie. L’Empereur en visitant Cronstadt a fait faire en sa présence l’essai d'un nouvelle invention épouvantable comme destruc tion. Cela a parfaitement réussi. Il a ôté son casque ici en disant : " Venez messieurs les Anglais, nous sommes prêts. " Voyez-vous tout cela je le trouve abominable. Décidément je ne suis plus bonne qu'au peace society.
Le temps est fort laid, froid ; mettez-vous chaudement. Au reste les voitures sont chauffées sur le chemin de fer. Vous me direz par quel convoi vous comptez partir. 7 du matin vous amène ici à 2. C’est le plus accéléré. Celui de 11 1/2 n’arrive qu'à 10 1/2. Ne prenez pas celui du soir vous seriez trop fatigué le lendemain. Vous l’étiez tant en venant du Val Richer. Adieu, quel plaisir de m’occuper du bout de la semaine.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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26 Paris, Dimanche 26 mars 1854

Hier soir, Mad. Mollien et Mad. Lenormant. Assez de monde dans l’une et l'autre maison. La tribu des Ste Aulaire, Mad. de Montesquiou, le duc de Noailles, M. Villemain, M. Mérimé &
La guerre et Montalembert se partagent les coeurs. Personne ne croit à la nouvelle d’une rencontre dans la Mer Noire. Personne n'en a entendu parler ici. Il est à peu près impossible qu’il ne nous en fût rien revenu par Marseille et par Vienne. On présume que c’est un bruit répandu à Pétersbourg pour exciter vos marins de la Baltique.
L'effet des papiers publics, à Londres, est bien mauvais pour vous. Et d’une façon très générale. On ne comprend pas que votre Empereur ait ainsi provoqué sans prévoir. Les puristes en diplomatie trouvent que le gouvernement anglais n'aurait dû publier que les deux Memorandum de M. de Nesselrode, avec les dépêches de Lord John et de Lord Clarendon, mais non par les lettres confidentielles de Seymour rendant compte de ses entretiens avec l'Empereur. Mais quand on leur répond que le Journal de St Pétersbourg a lui-même parlé de ces entretiens, et que les Memorandum de Nesselrode, et les dépêches de Lord John et de Clarendon s'y réfèrent à chaque mot, ils ne savent plus que dire.
La commission Montalembert l'a appelé et entendu hier. Il a répondu brièvement et simplement ne connaissant la lettre, mais disant qu’il n'en avait, ni fait, ni autorisé la publication. La commission nommera son rapporteur demain lundi ; il lira son rapport mercredi à la commission, et Jeudi au corps législatif qui prononcera vendredi au samedi. On croit que les poursuites seront autorisées avec une minorité de 50 ou 60 voix. Voilà ce qu’on dit.
La Reine Marie-Amélie quitte décidément Séville après Pâques, et retourne directement en Angleterre, par l'Océan. Séville lui a pleinement rendu la santé. La Reine d’Espagne, a mis à sa disposition un beau bateau à vapeur.
L'emprunt est comblé par les souscription et au delà. Adieu, Adieu.
J’irai ce soir chez Mad. de Boigne et chez Broglie. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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27 Paris, lundi 27 mars 1854

Il y avait du monde hier soir chez Mad. de Boigne, le nonce, Viel Castel, Flavigny, Mérode, Henri de Mortemart, Lebrun, M. d'Osmond, les duchesses de Maillé, Mesdames de Chastenay, de Flavigny, Mortier, de Fizensac, & C'était plein.
On y était fort occupé de l'affaire et Montalembert. Tout le monde me paraît avoir envie qu’elle s’arrange ; quelque chose qui soit une réparation pour l'Empereur sans être une faiblesse pour Montalembert. Quand on a vraiment envie de s’arranger, il faut être bien maladroit pour n'y pas réussir. Il est vrai qu’il y a de grands exemples, car je persiste à croire que votre Empereur a toujours eu envie de s’arranger. Le nonce est en blâme ouvert de l’Autriche ; elle aurait dû prendre son parti et se mettre en parfaite sûreté en Italie en s'alliant avec l'occident. Il est évidemment très inquiet pour son propre pays.
De chez Mad. de Boigne chez le Duc de Broglie. Rien que le petit cercle intime, et plus occupé de Cromwell que de Montalembert. George d'Harcourt arrive de Londres, très frappé de l'animation de tout le pays. Les dernières publications ont fait un très grand effet. On approuve pleinement Lord John. On trouve que Clarendon sous sa dépêche du 23 mars 1853 vous a fait trop de concessions en acceptant, toutes vos idées négatives sur l'avenir de Constantinople. Certainement votre Empereur a fait là, une provocation qui lui a mal tourné. Que dira-t-il de l'article du Moniteur, et du commentaire du Times sur les ouvertures de Kisseleff aux Tuileries ? Il est vrai que des conversations laissent moins de traces que les dépêches.

2 heures
Adieu, adieu. J’ai eu du monde toute la matinée. Merci des sécurités que vous me donnez. Je m’arrangerai pour n'avoir pas froid, et je prendrai très probablement le convoi de 7 h. du matin. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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30 Paris Jeudi 6 avril 1854

Je suis arrivé à 11 heures un quart et j'étais dans mon lit à minuit, heureux de vous avoir vue, triste de vous avoir quittée. Que tout est imparfait en ce monde ! Dans mon âme, je ne me résigne pas du tout à cette imperfection quoique extérieurement je fasse comme si je m’y résignais. Ce qui me manque me manque amèrement. Voici en quoi j’ai un bon esprit et un bon caractère ; malgré ce qui me manque, je jouis de ce qui m’est donné. Le mal ne me gâte pas le bien. J’ai vivement joui de ces cinq jours, et j'en jouis encore, quoiqu’ils soient passés. Je vous voudrais la même disposition ; et pourtant je ne voudrais pas vous changer ; pas du tout.
Je n'ai encore vu presque personne. On me paraît très préoccupé de la lettre de votre Empereur au Roi de Prusse. On désire toujours la paix ; on se demande comment elle pourrait sortir de là, et aussi comment la guerre pourrait continuer. Si votre Empereur se déclarait satisfait pour les Chrétiens, et évacuait les Principautés. Si cet incident avorte, ce sera dommage, car il est pris fort au sérieux. On est frappé aussi de l’entière latitude que laisse le dernier débat du Parlement pour les ouvertures, et les bases de la paix. Ce que nous nous sommes dit à ce sujet a été également remarqué ici par les gens intelligents. Adieu Adieu.
Je ne suis qu’un peu fatigué. Mon enrouement n'est rien. J'ai besoin d’une bonne nuit de sommeil. Il fait très bien ici ; mais j'aimerais bien le beau temps dans le bois de la Cambre. Adieu. Adieu.
Mes respects vraiment affectueux, je vous prie, à la Princesse Kotchoubey. Adieu encore.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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23 Bruxelles le 7 avril

Je vais vous quereller. Vous vous faites meilleur que moi en cas. Vous me dites : " Malgré ce qui me manque, je jouis de ce qui m’est donné. " Faites moi l’amitié de me dire ce qui m’est donné. Mais je sais que vous avez un home, des enfants, et des yeux.
Hier soir, Brunnow, Van Praet, Le prince de Ligne & Mad. Villers qui me raconte son dialogue à dîner avec le Maréchal Vaillant. La promenade au bois avec Hélène a été bien sérieuse. Je me suis fait lire la discussion. Chasseloup a bien parlé. Montalembert a été bien imprudent. Je conçois que tout ceci ait fort animé Paris pour un jour. Je n’ai pas un mot de Constantin. Je ne conçois pas cela. Brockausen attendait encore hier au soir le courrier de Berlin qui devait passer ici le 3. Des lettres de Pétersbourg disent que l’[Empereur] a dit à la table ronde chez sa femme. " Je puis très bien m’arranger avec les Turcs s'ils imaginent les Chrétiens, mais avec les Anglais c’est autre chose." Adieu. Adieu.
Je suis plus triste aujourd’hui qu'hier cela ira comme cela. Adieu & Je vous écris par le Pce de Ligne. Dites moi si vous avez reçu ce N°.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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24 Bruxelles le 8 avril 1854

[Brockausen] n’a pas reçu son courrier encore. Cela prouve qu'on veut lui envoyer les choses faites. Ces choses sont un nouveau protocole à 4 plus obligatoire pour les Allemands que les précédents, mais sans aller encore jusqu'à l’action. On commence à douter tout-à-fait des propositions pacifique de mon Empereur. Hélas, que nous avons été enfants de nous réjouir !
Voici votre lettre, bonne longue, intéressante. Constantin m'écrit. Pas un mot des nouvelles propositions. Nous irons jusqu'au rempart de Trajan, pas au-delà. Nous démantelons ou détruisons toutes les places que nous ne pouvons défendre. Nous avons fait cela en Circassie. Nous le faisons dans la Baltique. Alaud ne sera pas défendu, les ouvrages ont été détruits. Que de sacrifices déjà !
Hier le bois de la Cambre. Le soir Brokham, [Chreptovitch], le fidèle Van [Praet], Dalabier. Une journée comme toutes les journées, pesant bien lourdement sur le coeur et sur l'esprit. Ce beau temps m'agace. Paris doit être si beau ! Je voudrais me figurer qu'il y pleut. Mettez donc comme je fais un petit morceau de papier dans l'enveloppe, entre le cachet & la lettre. La vôtre est toujours collée au cachet. Voilà une des choses intéressantes que j’ai oubliée de vous dire ici. Il y en a d’autres meilleures. Si l'on vous parle de Kisseleff et de moi, je vous prie de ne pas vous gêner et de dire la vérité. J’espère bien que vous n'avez pas parlé de ce qui m’a tant occupé les derniers jours. Tout devient clabaudage aujourd’hui. J’aime bien votre forme de gouvernement, le silence. Croyez-vous franchement qu’un français puisse s'empêcher d’être indiscret. Je n’ai presque pas vu mon fils depuis votre départ. Je ne sais ce qu’il devient. Constantin croit à la neutralité arrivée de toute l’Allemagne mais rien n'était signé encore. Adieu. Adieu. Et Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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33 Paris, Dimanche 9 avril 1854

Peu importe le retard du courrier de Brocks ; il n’apportera rien qui change le cours des choses. Personne ne croit que les propositions de votre Empereur soient sérieuses ; et le fussent-elles, il faudrait pour arrêter le flot, bien autre chose que des propositions.
J’ai vu hier un Anglais de ma connaissance, homme d’esprit, radical modéré, qui vient passer ici huit jours. Sa conversation m’a beaucoup frappé. Point d'enthousiasme de guerre grand regret de la paix ; mais parti pris d’aller jusqu’au bout, à tout risque à tout prix, et quelque loin que soit le bout. La longue durée de la lutte, le poids de nouvelles taxes, l'alliance avec les nations mécontentes, le remaniement de l'Europe, rien n’arrête ; on s'attend à tout cela, ; on est très riche ; on aura des points d'appui partout. Si on peut en finir en une campagne, tant mieux ; c’est très désirable : sinon, soit ; les longues guerres ont coûté très cher à l’Angleterre ; mais après tout, elle en est toujours sortie plus grande et plus forte. Elle se repose, depuis 40 ans. Evidemment les deux terreurs de notre mémoire à nous, les révolutions et les guerres n'effraient plus la génération actuelle ; elle veut suivre sa fantaisie et faire son trait dans le monde.
Mon radical est inquiet pour le cabinet anglais. Si Lord John persiste dans son bill de réforme, il sera battu et le cabinet se retirera. Nul autre n'est possible. Les reformers feront eux-même une démarche pour engager Lord John à ajourner son bill. Il cédera peut-être. Alors, point de grand embarras. Lord Aberdeen très affaibli. Il s'en irait si Lord Lansdowne voulait bien prendre l’office de premier ; mais il ne veut, à aucun prix. Lord Palmerston the most popular man in England, mais hors d'état de faire un gouvernement. Le plus probable est qu'on restera comme on est et que tout le monde ira jusqu'au bout ; fallût-il même mettre les puissances Allemandes au pied du mur et leur déclarer qu’on leur fera la guerre si elles ne vous la font pas.
Plusieurs personnes m'ont parlé de Kisseleff et j’ai dit, sans me gêner, ce qui en était. Tout le monde s'étonne et le blâme fort. On ne comprend pas. Je crois franchement qu’un Français peut s'empêcher d'être indiscret, et je le prouve. L'indiscrétion est partout, et partout. Il y a des discrets.
Rien hier matin que Mad. Mollien, et le soir que Mad. Lenormant. Assez de monde-là, et la musique de Lulli pour les amuser. Adieu, Adieu.
Je voudrais qu'il plût, pour nos champs et pour votre consolation ; mais il fait toujours très beau. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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34 Bruxelles le 19 avril 1854

Vous vous trompez de N° ou bien j’aurai encore une lettre. Vous mettez 41. Lundi 17 et 43. Mardi 18. puis je n’ai absolument rien à vous dire. Vous savez sans doute que Richer a été appelé subitement à Vienne. Je ne sais s'il passe ou a passé par Bruxelles ou Strasbourg. Le beau temps s’obstine, et il fait si chaud dans mon salon que je serai obligée de décamper. J’espère trouver un coin au nord à Bellevue mais moins élégant que ceci qui ne l’est guère. C'est bien de l'ennui, petit ennui à côté du gros chagrin. Je ne sais ce qui fait dire de tous côtés que toute cette aventure sera courte. Ah si c'était possible.
Je suis très bien avec Brunnow. Je n’ai plus revu Kisseleff depuis les deux jours de suite qui étaient une commission dont on l’avait chargé. Je suis convaincue que je ne le reverrai plus du tout. Vous savez que le duc de Cambridge est parti hier pour Vienne, sans doute pour assister au mariage, politesse que mon Empereur aurait peut-être faite en personne. Si, j’ignore si la France y envoie quelqu’un de Berlin. Ce sera le Prince de Prusse. Je n’ai plus rien à vous dire. Tous les soirs Van Praet & Brockhausen, quelques fois Lebeau, souvent les autres diplomates qui ne sont pas très amusants. Tous les jours le bois de la Cambre. Ah que j’y pense à vous. Quand est-ce que je n'y pense pas ! Je sais bien que vous me plaignez. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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36 Bruxelles le 21 avril 1854
Vendredi

Je vous envoie l’article du journal de St Pétersbourg pour le cas où il ne paraîtrait pas à Paris. Vous m'en direz votre avis. à moi il me parait très bien, mais je suis sujette à me tromper. C’est la déclaration dont je suis contente. Je n’aime pas autant l’autre article sur les publications secrètes je n’ai lu celui-ci au reste que très en courant. Mais vraiment l’autre me plait et beaucoup. J’attendrai avec impatience ce que vous m'en direz Adieu.
Pas de réponse d’Andral encore. Je m’inquiète.

J'aurai une grande joie à revoir le duc de Noailles Lundi. Mais quelle différence avec l’autre joie ! On me dit qu'il y a eu une entrevue entre Bual & Meyendorff dans laquelle celui-ci aurait demandé quelles seraient les conditions auxquelles on voudrait traiter de la paix. Bual aurait répondu : " très dures, la mer noire & les bouche du Danube. "
Tout ceci prouve que nous sommes disposés à la paix mais également qu’elle est impossible encore. Si j'étais de l’Empereur je n'essaierai plus rien. Il me paraît que le fils de Montebello, ne courra guère de danger. Je ne vois pas comment on parviendra à se battre. Votre mot : les deux géants avec des épées trop courtes. On dit que la convention entre les deux Allemands est conclue. On dit aussi que Bunsen est rentré en grâces.
Avant de me décider à déménager il m’a semblé que je pouvais faire une tentative directe. Elle a deux buts, avoir l’[appartement] qui me convient & finir la tracasserie. Si cela échoue je n’en serai pas plus mal avec [Kisseleff] car nous ne nous voyons plus du tout. La question est de savoir si cela est digne, car il me semble qui c’est suffisamment marquer le dire de rapprochement est-ce que je l'embarrasse, ou le tire d'embarras ? Je ne ferai rien sans votre avis. Vous corrigerez, ou vous direz non, comme fait mon fils. Voyez comme je suis helpless je ne sais pas me mouvoir sans vous.
Je ne vous envoie que le premier article, le bon. Je n’ai pas l’autre sous la main. Adieu.

Je vous ai cru Monsieur quand vous m'avez dit que vous cherchiez un appartement dans le but de rendre possible, de me céder celui que vous occupez et que vous m'avez offert dans le premier moment avec beau coup de bonne grâce, je me semble qui c’est suffisamment trouve donc autorisée à vous prévenir qu'il y a à l'hôtel Bellevue même un apparte ment complet contenant plus même que le nombre de pièces que vous occupez et où la salle à manger à la quelle vous sembliez tenir surtout est plus grande et meilleure. Le seul motif qui me fait hésiter à le prendre moi même est l'obligation de monter l’escalier je ne puis pas douter qu'il ne vous convienne, et je ne veux pas douter qu’il ne vous soit agréable de me rendre un léger service. Ni vous ni moi ne pouvons renier le passé et j'aurai pour mon compte beaucoup de plaisir à reprendre des relations que je regrette d’avoir vue interrompue depuis notre exil commun.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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45 Paris, Vendredi 21 Avril 1854

Hier à dîner chez Duchâtel, Lord Brougham, les trois Ellice, M. et Mme Emile Cornudet, Flahault, Dalmatie d'Haubersart, Dejean. Je m’en suis allé en sortant de table. J'avais du monde chez moi, le soir, les Boileau. Dumon, Senior, Liadières, le Prince, et la Princesse de Broglie et huit ou dix anciens déportés conservateurs que vous ne connaissez pas même de nom. Trés honnêtes gens, à la fois fidèles et sensés. Il y avait, et il y a encore là, dans notre ancien parti conservateur, un fonds d'excellent parti de gouvernement. Trop petits ; ils ne voyaient pas d’assez haut. Mais leur bon sens subsiste ; ils sont toujours pour la politique de la paix et de l’ordre Européen. Ils en veulent à votre Empereur de l'avoir sacrifiée pour courir après un peu plus d'influence, apparente peut-être, à Constantinople.
Personne ne croit à aucun arrangement. actuel ; il faut qu’on se batte, et qu’on se batte en vain. L'Autriche se réserve pour reprendre le rôle de médiateur l'hiver prochain, quand on se sera battu en vain tout l'été. Les Anglais se résignent à ne pas faire grand chose dans la Baltique, grand' chose d'éclatant ; mais ils bloqueront tous vos ports, toutes vos côtes ; effectivement, ce qui écarte les neutres et ce qui doit ruiner tout-à-fait votre commerce, c'est-à-dire vos grands propriétaires. Je les trouve un peu tristes dans leur langage, mais obstinés et patients ; ils sentent qu’ils ont fait trop de bruit et trop promis ; mais ils persistent, quoique plus modestement.
Voilà leur traité d'alliance offensive et défensive avec la France conclu et signé. On prépare ici de nouveaux envois de troupes. On crie beaucoup contre la folie des Turcs qui, en expulsant les grecs, ont expulsé tous les négociants, tous les fournisseurs avec lesquels ils avaient passé des marchés pour l'approvisionnement des armées alliées. Les marchés s'en vont avec les marchands de là de grands embarras et une juste humeur.
Le Moniteur énumère ce matin nos trois escadres. On dit que M. Ducos a dit à l'Empereur qu’il en avait dans la main une quatrième ; à quoi l'Empereur répondu : " Fâchez de la faire remonter dans la manche." Mad. de la Redorte vient d'être très malade. Sa fille était très jolie hier, chez Duchâtel ; mais on dit que ses yeux ont plus d’esprit qu’elle. Mad. de Caraman avait avant hier soir, une lecture des Mémoires sur les Cent Jours, de M. Villemain. J'en ai entendu un long fragment l’hiver dernier. C'est piquant. Cela paraîtra au mois d'octobre.
On dit beaucoup que la Chambre du Conseil va déclarer qu’il n’y a lieu à suivre contre M. de Montalembert. Ce bruit se soutient, et se confirme depuis plusieurs jours. Ce serait, pour le gouvernement, un désagrément momentané qui lui épargnerait un long embarras. Adieu.
Il a plu hier tout le jour. On dit que c’est excellent et je le crois. Pour moi, j’aime mieux le soleil. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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46 Paris, samedi 22 avril 1854
9 heures

Je viens de lire les deux pièces de votre Empereur. La première la réponse à la déclaration de guerre, est bien faite, modérée, simple, digne et plausible, quoique toujours entachée, à mon avis, du défaut que j’ai toujours trouvé, vous le savez dans le langage de Pétersbourg depuis un an, ne pas avouer assez franchement la politique géographique, naturelle et traditionnelle de la Russie dans ses rapports avec la Turquie. Vous auriez inspiré moins de méfiances si vous aviez accepté hautement votre situation permanente et obligée, et l'on vous aurait su plus de gré de votre modération depuis 1830. La seconde pièce sur les publications Anglaises ne me plaît pas ; elle est embarrassée et évasive sans efficacité ; elle n'affaiblira point l'impression que les rapports de Seymour ont partout produite. En tout, ne vous fâchez pas, c’est la netteté qui manque surtout à votre diplomatie. Elle s'enveloppe de sa modération comme d’un manteau, autant pour se cacher que pour se faire valoir. Parce que vous n'êtes pas, des ambitieux agressifs, vous voulez qu'on vous croie des Saints désintéressés. Et comme vous ne voulez cependant renoncer réellement, ni à votre passé, ni à votre avenir russe, cela jette, dans votre conduite et dans votre langage, des embarras, des obscurités, des inconséquences qui vous rendent suspects, et vous affaiblissent, même quand vous n’avez aucun secret dessein.
Voilà votre N° 36. Vous voyez que mon impression sur les deux pièces. ressemble à la vôtre.
Je passe à la politique privée. La question est de savoir si vous avez plus d'envie de l'appartement de Kiss. que de fierté blessée par son mauvais procédé. Je ne trouve dans votre démarche ni dans votre lettre, rien d'inconvenant pour vous, et contrairement c'est lui qui sera dans l'embarras s’il vous cède tant mieux, s'il ne vous cède pas, vous ne serez pas plus mal avec lui que vous n'êtes, et il sera encore plus dans son tort. Ne me demandez pas ce que je ferais à votre place, vous savez que mes envies sont moins vives que les vôtres et ma susceptibilité plus raide.
Je vous quitte pour recevoir l'évêque d'Orléans qui vient me parler de sa candidature à l'Académie. Il sera élu le 18 mai, ainsi que M. de Sacy. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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49 Paris, Mardi 25 Avril 1854

Ce froid me déplait beaucoup. J’ai mal à la gorge, et très mal à propos dans une semaine de meetings et de conversations. Le soleil tout brillant qu’il est, est peu efficace contre le vent dur et sec. Enveloppez-vous bien dans le bois de La Cambre, et n'abusez pas de la voiture ouverte ; vous avez, sur ce dernier point, des habitudes Anglo-russes dont je me méfie. Vous n’avez plus que cela d' Anglo-Russe.
Hier soir, un Comité Protestant et Mad. de Champlouis avec de la musique. Bonne à ce qu’on dit, et à ce que je crois parce qu'elle m’a plu. Vous avez beau vous moquez de mon ignorance ; je persiste à accepter. mon plaisir quand il me vient. Les arts, la musique surtout ont le privilège qu’on n'a pas besoin de s'y connaître pour en jouir. Ils trouvent toujours, dans les plus inexpérimentés, des fibres qu’ils remuent, et qui à leur tour, remuent toute l'âme.
Le traité de la Prusse et de l’Autriche fait de l'effet. On dit qu’il sera communiqué à la Diète de Francfort qui l’approuvera, et qu'alors, c’est-à-dire vers l'automne, au nom de toute l'Allemagne, on demandera aux Puissances belligérantes de mettre fin, par une transaction, à une situation interminable par la guerre. On parle même déjà des bases de la transaction ; on dirait que votre Empereur a eu tort dans les deux moyens qu’il a pris pour imposer à la Porte ses demandes, sa mission du Prince Mentchikoff et l’occupation des Principautés ; mais il avait réellement quelque chose à demander, et la Porte a eu tort de lui refuser toute satisfaction, et les Puissances occidentales ont eu tort de ne pas engager sérieusement la Porte à lui en accorder une. Tous ces torts admis, on en viendrait à l’évacuation des Principautés, et à un congrès, si mieux n’aimaient votre Empereur et la Porte en finir tout de suite par quelque chose d’analogue à la Note de Vienne un peu modifiée et sans commentaire. Voilà les prédictions. Je n’ai pas trouvé Andral hier quand j’ai passé chez lui. Je lui écrivais ce matin pour le presser, si vous ne me dites pas qu’il a répondu.
Les départs commencent. Henriette part lundi prochain pour le Val Richer, avec son mari et son enfant. Pauline et les siens resteront avec moi jusqu’au 19 Mai. Nous ferons les élections de l' Académie Française le 18, et celles de l'Académie des inscriptions le 19 et le soir même je partirai, à ma grande satisfaction. Les Broglie seront retenus un peu plus longtemps à Paris à cause des couches de la belle-fille qui va très bien. Les Ste Aulaire et les Duchâtel seront partis.
Adieu, Adieu. Avez-vous repensé à Mlle de Chériny ou à quelque autre ? Je dois dire que M. de Chériny n'a pas du tout l’air d’une grande dame Allemande à qui il faut apporter sa chaise. Adieu, G

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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43 Bruxelles mercredi le 28 avril

Grande haine à Pétersbourg contre les Anglais. Des invectives dans les rues aux passants russes qui ont la tournure anglaise. Pas un mot des Français, au contraire bonne amitié pour eux. Le plus gros juron russe est Palmerston. Les cochers disent cela entre eux. Le duc de Noailles vous répètera que l’Empereur Napoléon est rempli de désir de la paix, et de l'horreur de la propagande révolutionnaire. Morny a été bien vif et décidé sur ce chapitre à aucun prix on ne favoriserait ce parti. On se trouve en grande et bonne compagnie, en grand renom. On veut rester comme cela. On y restera. Persigny a tenu le même langage à Marion. (Elle me le mande.) On croit à une campagne stérile, on souhaite ardemment des propositions acceptables. La difficulté sera l'Angleterre mais on pèsera sur elle ; efficacement si on est à trois, et si non on pourrait bien sans elle se décider Morny a trouvé le roi Léopold assez mécontent de l'Angleterre. Il lui a dit de ne pas faire attention à ces bourrades contre les Russes à Bruxelles. Qu'il les garde, qu’il garde son indé pendance. On ne sait trop ce que ferait les Allemands. La Prusse certainement point d’action contre nous, si l’Autriche s'en mêlait ce serait bien douce ment. La neutralité le plus longtemps possible et toujours en position de négocier la paix. Mon empereur la veut ardemment. En consentant à un congrès c'est bien la plus grande preuve. Lui qui s'obstinait au tête-à-tête.
Mes pauvres yeux, je vous renvoye au duc de Noailles, il a tout entendu tout écouté. Sa rencontre si intime avec Morny l’a bien amusé. Du matin au soir avec lui car on déjeunait chez moi, et la nuit au bal dans ma voiture, mariés pour le quart d’heure. Moi aussi cela m'a bien amusée. Voilà que cela finit ! Pourquoi Montebello, Dumon, d'Haubersaert ne viendraient-ils pas ? Toujours mon château. Que je serais aise. Mais concevez-vous le malheur de me séparer d'Hélène. Et pourquoi Andral ne pouvait-il pas avoir un avis, le [?] Politique de confrère. C’est mal. Adieu Adieu.
N'oubliez par le courrier de Hatzfeld le 1er mai Lundi si vous avez de quoi.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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55 Paris, lundi 1er mai 1854

Hier soir le Duc de Noailles et le duc de Broglie. J’ai trouvé le Duc de Noailles sortant de son lit, avec un gros rhume et une fluxion, mais encore très amusé de son voyage. Il dit qu’il a toujours aimé Bruxelles. Je lui ai répété le plaisir que sa visite vous avait fait. Nous avons longtemps causé. Je ne vous renverrai pas ce qu’il m’a apporté.
Ici, on croit au bombardement d'Odessa. Le Moniteur avait hier matin l’air de le savoir avec certitude, et d'y préparer un peu le public, comme à une brutalité inutile. On attend quelque chose de la Baltique, et malgré le langage beaucoup moins vantard des Anglais, je crois toujours qu’eux aussi s'attendent à quelque grosse tentative de ce côté. Puisqu'à Pétersbourg on traite beaucoup mieux les Français que les Anglais, pourquoi dans vos Pièces officielles, le langage de votre Empereur est-il toujours plus amer et plus désagréable pour la France que pour l'Angleterre ? Encore, dans vos derniers documents à propos de la publication des lettres de Seymour, vous dites : " Au moment où la France faisait tout pour entraîner l’Angleterre dans une action hostile contre nous, il était assez naturel que l'Empereur n'ait pas jugé opportun de mettre le Cabinet des Tuileries de moitié dans ses épanchements intimes avec le gouvernement Britannique. " et dans d'autres pièces ; plusieurs phrases du même genre. Pourquoi votre Empereur s’en prend-il plus à la France et votre public plus à l’Angleterre ? Il faudrait un peu plus de conséquence et d'harmonie dans les sentiments, du moins dans les manifestations.
Je désire de tout mon cœur que tout ce que vous a dit Morny, et tout ce que vous en inférez sur les dispositions pacifiques d’ici, soit vrai. Moins l'expérience m'apprend tous les jours à en croire les faits plus que les paroles, et à ne pas me hâter de croire ce que j’ai envie de croire. La proposition d’un congrès à Berlin est-elle bien certaine ? Je regarde cela comme la concession capitale de votre côté et la meilleure espérance de l'avenir. Si une fois la guerre était suspendue et un congrès ouvert, on ne recommencerait certainement pas la guerre, quelque difficiles que fussent les négociations, et on finirait par aboutir à une transaction. Je sais qu'en Italie les esprits ardents, les mazziniens croient que l’Autriche ne se brouillera décidément pas avec les Puissances occidentales ; et comme cela les désole, il faut qu’ils aient de bonnes raisons pour le croire.
La Reine Marie Amélie a été de nouveau indisposé à Séville ; un rhume qui s'est dissipé assez vite, mais qui l’a laissé très faible. Le Prince de Joinville frappé de cette faiblesse, a insisté pour que le retour se fît par l'Allemagne ; mais la Reine va mieux, et veut revenir par l'Océan. C'est, quant à présent, le parti pris. Elle ne partira qu'après le 15 mai.
Je viens de lire le Protocole du 9 Avril. Je trouve l’union des quatre puissances bien cimentée par là, surtout par l'engagement des Allemands de ne jamais traiter avec vous que selon les principes du Protocole, et en en délibérant avec la France et l'Angleterre. C'est votre complet isolement. Je ne comprends rien à la dépêche télégraphique sur Odessa " Odessa a été bombardée. Aucun dommage. n’a été fait." Adieu, adieu.
Je ne serai un peu tranquille sur votre compte que lorsque je vous saurai quelqu’un pour le 1er Juin, M. de Chériny ou quelque autre. Encore serai-je médiocrement tranquille. Adieu. G.
La réception de Berryer à l'Académie n'aura lieu qu’au mois de décembre ; mais elle précédera alors celle des deux nouveaux académiciens que nous élirons le 18. Mad. de Hatsfeldt va bien.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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46 Bruxelles le 2 mai 1854

Je commence par reprendre les chevaux blancs et les acclamations à Bourguenay. J'avais la France pour Fiancée c'est un peu différent. Mauvais griffonnage & des mauvais yeux. C’est très ridicule de vous avoir mandé cela & nous en avons bien ri le soir. Ensuite bonne nouvelle pour moi. Le médecin d'ici a de son propre mouvement (pas trop propre soit dit bien entre nous) renoncé complètement à Spa pour sa malade. & c’est à Ems que nous allons tous. Si vous n'avez rien fait ne faites rien. Si c’est fait tant mieux cela confirme. Merci, pardon, & surtout merci.
Sir H. Seymour est ici. Il parle très bien de mon Empereur, très mal de tous ses serviteurs. Pour lui plaire on le trompe, et il ne s’étonne que d'une chose c’est qu’il ne soit pas trompé davantage. Il ne veut voir aucun Russe ici excepté moi. Il y a recrudescence d’irritation. Chez nous l’approche du danger excite à ce sentiment. Meyendorff a demandé à Bual si l'évacuation de la petite Valachie ne produisait pas une bonne impression sur son cabinet. Pas le moins du monde. On ne sera satisfait que de la retraite absolu des [Principautés]. J'ai beaucoup écrit hier à Pétersbourg pour le courrier de Hatzfeld qui devait passer cette nuit. Brockhausen m’a dit que ce ne serait que la nuit prochaine. C’est ennuyeux. Brunnow vient de louer ici une maison, il se lance dans le monde. Hier deux heures de tête-à-tête avec lui. C’est drôle ! Si intime avec Brunnow et brouillé avec [Kisseleff] car c'est fini, il ne revient plus. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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57 Paris. Mercredi 3 Mai 1854

J’ai passé hier chez Andral sans le trouver ; rien n’est plus difficile que de le joindre. J’ai porté et laissé chez lui une lettre de moi, précise et pressante, et contenant le vôtre. S’il y a moyen de décider un grand médecin à en mécontenter de loin un petit, j'espère que cela le décidera.
Marion m’a amené hier Mlle de Chériny qui part ce matin pour aller passer quelques jours à Bruxelles. J'en suis bien aise. Vous avez raison de ne pas vous décider sans la voir et j'incline à croire que vous la trouverez bien, assez bien du moins. J’ai encore été frappé hier de son air doux, honnête, de bonne compagnie et empressée sans manquer de dignité. Soyez bonne pour elle pendant ces quelques jours et ne l’intimidez pas trop. Ellice est parti et Marion est restée pour huit jours encore chez Charlotte Rothschild. Elle a ici un autre oncle, un M. Finch, qui la ramènera en Angleterre. Je persiste à ne pas bien comprendre l'affaire d'Odessa. Il y a évidemment des choses qu’on ne nous dit pas. Ou bien l’on n’a pas pu faire ce qu’on voulait, ou bien l'on n’a pas voulu faire tout ce qu’on pouvait. En tout, ce n’est pas une grosse affaire.
Ce qui est plus gros, c'est le nombre de tromper qu'on envoie, et le redoublement d'activité qu’on met à les envoyer. Je ne sais ce qu’elles feront cet été ; mais soit pour cet été, soit pour l'été prochain, on semble vouloir faire beaucoup. Je ne vois là point de symptômes de paix.
J'en vois davantage dans les dispositions qui se développent de plus en plus dans le public, non seulement, en France, mais en Angleterre. Si après la campagne de cet été, vaine des deux partis, votre Empereur, je ne sais par quelle voie, propose de nouveau ce qu’il a déjà proposé, l’évacuation simultanée des Principautés, et des deux mers et un congrès à Berlin pour régler Européennement la question, ou je me trompe fort, ou la paix se fera. Les Congrès ont toujours beaucoup de peine à conclure la paix ; mais quand une fois ils sont réunis, ils ne recommencent pas la guerre.
J’ai causé l'autre jour avec Moltke à qui j’ai fait vos amitiés, et que j’ai éclairé sur votre brouillerie avec Kisseleff. On lui avait dit que vous avez d'abord demandé, puis refusé, puis redemandé l'échange ; la versatilité était mise à votre compte. J’ai rétabli les faits. Du reste, je n’en entends plus parler.

10 heures
Voilà votre N°46. Je suis charmé que la question d’Ems soit vidée. Ma lettre à Andral a été remise hier. Il n'y a pas de mal. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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58 Paris Jeudi 4 Mai 1854

Dîner hier chez Delessert avec des banquiers et des académiciens, Hottingen et Villemain. Point de nouvelles. Les banquiers doutent de la prolongation de la guerre. Ils disent que les affaires vont mal à Londres, plus mal qu'à Paris. Des mécomptes sur l’Australie en sont la cause, bien plus que la guerre.
On regrette la destruction du palais du Prince Woronzoff qui est connu et estimé. Odessa est toujours incompris. On voit seulement que de Londres, ou envoie dans la mer noire de nouveaux vaisseaux.
Le nouveau manifeste de votre Empereur semble indiquer qu’il a besoin d'échauffer son peuple.
Le décret qui crée une garde impériale est signé, assure-t-on. 12 000 hommes ; tous anciens soldats, avec cinq sous par jour de surplus de solde. En outre deux ou trois cents hommes de gardes pour l'intérieur du Palais, sous le nom de gardes de l'Impératrice, tous sous officiers, et ayant déjà la croix d'honneur.
On s'occupe assez de l'insurrection grecque. Quel qu’en soit le résultat, c’est une grave complication de plus ; ou un grand coup à l'Empire Ottoman, ou la chute du royaume grec lui-même. J’ai trouvé la circulaire du comte Nesselrode bien ouvertement provocante. Ici, dans le public, il y a quelque humeur de voir nos vaisseaux et moi soldats employés contre les Grecs, mais une humeur froide.
La lettre de la Duchesse de Parme au Pape, pour lui demander sa bénédiction et un Évêque est bien tournée, à la fois pieuse et ferme de ton. Jusqu'ici cette Princesse réussit.
Adieu. Je pars toujours demain soir pour revenir ici le 18, pour huit ou dix jours. Je ne vous envoie guère de nouvelles. J’en aurai bien moins encore au Val Richer. Adieu. Adieu. J’ai un peu plus de sécurité depuis que je suis sur de la Princesse Kotschoubey à Ems. Soyez assez bonne pour lui parler quelque fois de moi. Vous me direz si Mlle de Chériny vous a plu. Adieu. Mad. de Boigne est malade.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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67 Val Richer, Dimanche 14 Mai 1854

La guerre purement défensive doit être bien désagréable, et il faut bien du bon sens et de la persévérance pour s’y résigner. Votre Empereur ne peut rendre aucun des coups qu’on lui porte. Il est là à les attendre, les repoussant de son mieux quand ils viennent, mais ne sachant quand ni où ils viendront, et ne prenant jamais lui-même l’initiative des coups au moment et sur le point qui lui conviendraient. J’ai peine à croire que cela puisse durer longtemps ainsi.
Lisez-vous le procès des assassins de ce pauvre Rossi ? Pour moi, j'y porte un vif intérêt. Je désire de tout mon coeur que le meurtrier soit découvert et enfin puni. Il me semble que ma responsabilité pour avoir envoyé Rossi à Rome m'en pèsera moins. La passion et la préméditation profonde qui ont présidé à l'assassinat sont bien frappantes. Il est difficile de croire qu’une telle haine pour les Autrichiens, et pour le gouvernement Papal reste toujours sans résultat.

Midi
Mon facteur arrive très tard, et va repartir. Il ne m’apporte rien de vous. Je ne m'en prends qu’à la poste, et j'attends, mieux demain. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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69 Val Richer. Mardi 16 Mai 1854

Je doute qu’à Paris, on soit aussi certain du concours de l’Autriche qu'on le dit à Bruxelles. Il me revient qu'en définitive on y compte peu, et qu’on s'en explique vertement. Je reviens toujours à mon dire ; si la guerre se prolonge, elle deviendra révolutionnaire ; Italie, Hongrie, Pologne, tout ce qui est inflammable s'enflammera, et nous recommencerons 1848. Il fallait le concours de tous les grands gouvernements pour contenir la révolution. Votre Empereur a rompu le concours, en persistant à vouloir, faire en Orient bande à part. Il n’y a plus d'Orient ; et pour peu que ceci dure vous verrez que l'Occident et ses questions sont toujours tout.
Je trouve un peu puérile votre persistance à faire tant de distinction entre la France et l'Angleterre ; distinction toujours repoussée. Cela n'a pas beaucoup de dignité, et pas beaucoup plus d'habileté, surtout après la publicité de ces conversations où vous teniez si peu de compte de la France. Dans les pays où le silence règne, on se trompe toujours sur l'effet des actes et des paroles dans les pays où l'on dit tout.
Je suis bien aise que vous ayiez Montebello. Le garderez-vous quelques jours ? Andral a-t-il donné une nouvelle réponse sur Ems ou Spa ? Pure curiosité puisque la bonne résolution était prise. Il est bon que la princesse Kotschoubey soit encore quelques mois avec vous pendant que Mlle de Cerini s'y établira. Elle lui donnera le bon avis. Vous m’avez fait envie avec le bois de la Cambre et le beau soleil. Ici, je ne me promène guère que dans mon jardin. Je ne m’y promènerai pas d'ici au 27. Je pars ce soir pour Paris, par un très vilain temps ; il pleut et il fait froid. Ma fille Pauline va bien. Adieu, Adieu. Je vais faire ma toilette en attendant le facteur.
Midi
Adieu. Votre lettre est curieuse. Je vous écrirai après-demain de Paris. G.
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