Archives Marguerite Audoux

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Lettre de Marguerite Audoux à André Gide

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

DescriptionArticle de Marguerite Audoux sur Charles-Louis Philippe - Article d'Emma Mc Kenty sur Charles-Louis Philippe - Mise au point du manuscrit de Marie-Claire - Déménagement de l'appartement de Charles-Louis Philippe
Texte
[Paris, 19 janvier 1910]

Cher Monsieur,

Je vous envoie, en même temps que cette lettre, mon article[1].
Je vous laisse libre de changer le titre si vous le jugez à propos. J'ai fait cet article de mon mieux mais cependant, si vous ne le trouviez pas assez bien pour votre Revue, je vous serais reconnaissante de me le dire bien franchement. Je suis inquiète, et pas du tout sûre de moi.
Madame Mac Kenty sort d'ici. Elle m'a laissé le brouillon de celui qu'elle m'a dit vous avoir envoyé[2]. Elle aussi a fait de son mieux, mais je ne trouve pas que son mieux soit parfait.
J'ai grand peur de vous pour mon propre compte.
J'ai trouvé une bonne âme qui m'aide à recopier mon manuscrit[3]. Il n'était pas possible de le faire faire à la machine ; j'ai moi‑même de la peine à m'y reconnaître.
Nous avons fini de déménager l'appartement du quai Bourbon[4]. J'y suis retournée seule ce matin. Il me semblait que j'y avais oublié quelque chose. Il n'y avait plus que des vieux papiers sur le parquet de la salle à manger, et tout à coup j'ai revu la petite table où nous avions si souvent déjeuné en tête‑à‑tête, et comme s'il m'eût vraiment parlé, j'ai entendu sa voix qui disait comme autrefois pour les miettes de pain : « Puisque tu as le malheur d'être une femme, prends donc le balai et enlève donc tout ça ! »
Je suis restée longtemps à la fenêtre. La Seine était comme l'appartement, sale et triste.
À vous bien sincèrement.
Marguerite Audoux

[1] Celui qui sera publié dans le numéro spécial de la N.R.F. du 15 février 1910 sur Charles‑Louis Philippe : « Souvenirs » (p. 195‑202)

[2] Cet article, « Dernier Adieu », a été publié dans le Journal d'Alsace‑Lorraine du 22 février 1910. Voir, supra, la partie "Notes".

[3] Nous ignorons l'identité de ce correcteur, sans doute embauché par le truchement de Larbaud, lequel écrit à Marcel Ray, deux semaines plus tard (le 4 février) : « Ayant fait copier le ms. de Marie‑Claire je l'apportais à Fasquelle. » (Voir leur Correspondance, Gallimard, tome deuxième, p. 18). Cette précision corrige la trop fréquente affirmation selon laquelle Larbaud lui‑même aurait recopié le manuscrit.

[4] Pour mémoire, l'appartement de Philippe

Notes

« Dernier Adieu

«Non, tout ce que le ciel a d'étoiles, tout ce qu'il y a de perles dans la mer, de flammes blanches au bord des golfes, je ne les ai pas toutes comptées.»

(André Gide)

Il est parti, et nous n'arrivons pas, nous qui l'avons connu, aimé, à croire à cette mort. Il nous semble que nous allons le rencontrer avec le soir, que son regard nous enveloppera de douceur, que ses mains, petites et belles, ciselées dans la bonté, réchaufferont nos mains, que sa voix profonde nous redira les mots, qui nous apprennent que le miel se fait avec des sucs amers, que la douleur est une grâce. Notre vue extérieure ne l'apercevra plus là, où nous avions coutume de le trouver, lui, notre ami ! Mais sa mémoire brillera dans nos coeurs, ainsi qu'une flamme bleue alimentée par notre immortel regret, notre affection impérissable.
Comme les grands Envoyés qui descendent de la Patrie d'Amour, de Miséricorde, et remontent bientôt dans les demeures éternelles, Charles‑Louis Philippe n'a fait que traverser le monde. Il y est venu éveiller des émotions rares et neuves, apporter beaucoup de cette force qui emporte l'être sur les sommets élevés.
Il était de petite taille. Mais quand il parlait, on eût dit qu'il grandissait, qu'il allait nous dépasser. Il avait le front admirable de ceux que le génie a marqué de son sceau. Ses beaux yeux étaient comme de la mousse brunie par le soleil, ils étaient tellement lumineux que tout son être semblait vêtu de lumière. La racine du nez était large, la lèvre supérieure dominait la lèvre inférieure, indices d'une rare hauteur psychique. Il aimait la vie simple ; l'île Saint‑Louis avec ses quais, ses vieux livres, ses platanes et l'eau qui coule, triste ou gaie, suivant la couleur du temps, comme la vie humaine. Jamais ce coeur exquis ne s'est proposé de conquêtes d'argent. Il vivait pour la beauté, par la beauté. Un jour, le Maître Octave Mirbeau désirait, pour le tendre écrivain, le Prix Goncourt. Ne l'ayant pas obtenu, il m'a écrit ces mots : «J'en suis heureux, j'en éprouve une véritable joie intérieure, et c'est une joie de tous mes organes. Il me semble que deux mains me prennent et me ramènent à ma place.»
Charles‑Louis Philippe doit son prestige autant à ce rayonnement de pitié et d'amour qu'il répandait autour de lui qu'à son pur génie.
On a tout dit de son œuvre, aussi ne voudrais‑je ajouter que quelques lignes sur la vie morale. Il s'approchait des hommes avec simplicité et tant de délicatesse qu'on l'aimait dès la première fois ; il parvenait aussi jusqu'au sentiment : source de la vie, lieu secret où se combinent tous les actes. Silencieux, à la vitre, il regardait ce qui se passait dans la rue, rêvant une bonté, une justice futures, cherchant à contribuer à cette justice, à cette bonté et se mêlant déjà, par la pensée, à cette humanité lointaine qui obéira aux nouveaux commandements.
C'est pour être allé avec une pitié immense au fond de toutes choses qu'il a su imprimer aux âmes ses nostalgies et ses espérances, ses joies et ses doutes, qu'il a aussi pu communiquer l'incommunicable en transportant, sans les altérer, toutes les tristesses, toutes les vérités, toutes les beautés découvertes par lui de son coeur dans le nôtre. Ses pensées vivent, se meuvent, prennent des attitudes très particulières ; ce qu'il dit s'éclaire d'images lumineuses, inoubliables. Avec toutes les littératures substantielles, il possédait la sérénité, la paix, la sagesse et la foi. Je citerai ici un passage d'une de ses premières lettres :
«Moi aussi, j'ai ma foi ! Je crois en la perfectibilité infinie de l'homme, je crois à sa marche vers une lumière de jour en jour plus grande que j'appelle Dieu. Et je ne puis donner à moi‑même de plus grande preuve de foi que de devenir fort et de réaliser une bonté consciente et sans faiblesse.»
Mais Charles‑Louis Philippe a été rappelé avant d'avoir rêvé tous ses rêves, avant d'avoir été au Golfe Persique et sur les montagnes du Tibet où il se sentait étrangement attiré.
Sous la forme nouvelle dont il s'est revêtu il fera de plus beaux voyages, et son âme vivante continuera d'illuminer nos coeurs douloureux.

Emma Mc Kenty

(Journal d'Alsace‑Lorraine, 22 février 1910)
Lieu(x) évoqué(s)Paris

Lettres échangées


Collection Correspondants

Cette lettre a comme destinataire :
GIDE, André

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024