Archives Marguerite Audoux

Archives Marguerite Audoux


Lettre de Marguerite Audoux à André Gide

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

Description
Manuscrit de La Mère et l'Enfant - Léon Werth - Valerie Larbaud - Angèle Lenoir
Texte
[Paris, 31 janvier 1910]

Cher Monsieur,

J'ai vu Francis Jourdain hier soir. Tout est arrangé, et même très bien ; Francis savait par vous, depuis une huitaine, que vous aviez envoyé La Mère et l'Enfant à Madame de Noailles[1]. Il n'en est pas du tout fâché, et il prendra n'importe quel manuscrit[2]. (Donc tout est bien).
Je suis contente pour ce pauvre Werth[3] qui aimait tant Philippe et qui a montré un si grand dévouement pour lui pendant sa maladie. Je l'ai vu hier soir, il était grinçant et triste. C'est un être plein de cœur et de rancœur et il souffre doublement.
Valery Larbaud vous portera mon livre demain mardi. Je vous serais très reconnaissante de le porter vous‑même à Fasquelle[4].
Quand j'aurai l'occasion de vous voir, je vous parlerai de la petite Angèle[5]. Croyez bien que je ne négligerai rien pour assurer sa tranquillité. Je l'aime comme une parente, d'abord à cause de Mily[6] que j'aimais profondément et ensuite de Philippe qui s'en était rendu responsable.
Je crois que Valery Larbaud avait l'intention de vous demander de l'accompagner le jour où il porterait son roman[7] chez Fasquelle. Il est timide et il redoute de se présenter tout seul chez un si grand personnage.
En attendant de vous revoir, croyez‑moi votre bien sincère

Marguerite Audoux

[1] Voir les lettres 21, 391 et 392

[2] n'importe quel manuscrit remplace n'importe lequel (le est rayé et manuscrit ajouté).

[3] Werth aura finalement obtenu satisfaction pour la reproduction intégrale de sa note, grâce à l'intervention de Marguerite Audoux. Ce même 31 janvier, André Gide écrit à Léon Werth : « C'est donc avec des épreuves complètes que vous recevrez votre manuscrit – et aucune suppression n'y sera faite par nous. » (Bulletin des Amis de Charles‑Louis Philippe, n° 26, 1968, p. 21). Voir la reproduction de ce texte, supra, dans la partie "Notes". Outre l'intérêt du contenu, cet article nous donnera un échantillon du style inimitable de l'auteur de Déposition, un mélange de philosophie et de poésie exprimé en une parataxe sans concessions pour le lecteur. À ce dernier de lier, de déchiffrer, de saisir, d'entrer en empathie... Comme dirait Jouvet dans Entrée des artistes, Werth « ressemble furieusement à son style ». Ou l'inverse. Cette anarchie n'est d'ailleurs pas toujours du goût de notre romancière, qui avoue à Lelièvre, à propos de Clavel soldat : « [s]on savoir lui permet de développer ses idées de telle sorte que j'ai souvent de la difficulté à le suivre » (lettre 256 de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre du 18 avril 1919) ; et qui avoue à Werth lui‑même que sa Maison blanche « a de la barbe par le milieu » (lettre 206 du 11 décembre 1913 de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre). Mais tous deux, et c'est là le trait qui les réunit, acceptent les différences de l'autre ; et Marguerite Audoux, tout comme son confrère le ferait pour elle, est prête à se battre pour défendre ce qui ne la touche pas au premier chef. D'où cette intervention, réussie, auprès de Gide.

[4] Que s'est‑il passé au juste ? Certes, Gide communique à cette époque avec Fasquelle à propos des livres de Philippe, notamment Dans la petite ville qui paraît en juin, mais cette demande, à l'éditeur qu'est Gide, d'aller proposer un livre à un confrère (ce qu'il fera : voir la lettre 25 BIS) est pour le moins surprenante dans le présent contexte, car il s'agit à l'évidence de Marie‑Claire, que la NRF eût au moins pu prépublier.

Rappelons quelques faits : le 31 août 1909, Ruyters écrit à Gide pour lui signaler le manuscrit que Philippe vient de lui confier et qu'il vient de lire, s'avouant « très remué ». Il parle même « d'un phénomène stupéfiant »… [André Gide – André Ruyters, Correspondance, Presses Universitaires de Lyon, 1980, tome second, p. 77 ; lettre citée également dans André Gide – Jean Schlumberger, Correspondance (1901‑1950), Gallimard, 1993, p. 332, note 4]. Le 26 octobre, Gide écrit à Ruyters (il a donc négligé l'avis précédent) : « […] Iehl me dit combien il serait heureux que je prenne connaissance du manuscrit de Madame Audoux… Où est‑il ? » (Correspondance Gide‑Ruyters, Op. cit., p. 79). Et la suite de la correspondance avec Schlumberger (les 12 et 23 novembre 1910, entre la publication chez Fasquelle et le Femina) traduit bien le goût amer laissé par ce « ratage ». En conséquence : soit Gide a entrepris la démarche auprès de Fasquelle sans avoir lu ; soit il ne l'a pas faite. Quoi qu'il en soit, et comme l'atteste la lettre 34 de Marguerite Audoux à Larbaud, Gide est en bons termes avec Fasquelle.

[5] Angèle Lenoir, la protégée de la romancière (voir la lettre 21)

[6] Le surnom d'Émilie Legrand est orthographié /Milie/ dans la lettre 6.

[7] Il s'agit à l'évidence de Fermina Marquez, qui paraît en prépublication à la NRF (1er mars, 1er avril, 1er mai et 1er juin 1910), puis en volume chez Fasquelle en 1911.

Notes

« LES CONTES DU «MATIN»

Dans cette chambre du quai Bourbon, avec le fauteuil d'osier et la table noire, mon cher ami Philippe, je me souviens qu'un soir tu m'as parlé de tes contes ;

Tu fumes une pipe courbe. Ta main, du mouvement arrondi qui lui est habituel, a touché les verres de ton lorgnon. Ton front un instant se plisse, puis ton sourire apporte sur ton visage cette certitude attentive que nous te connaissions.
Tu m'as dit :
- C'est une tâche, chaque semaine, et qui ne m'est pas si pénible. On apprend beaucoup à faire des contes. On apprend à se résumer…
Je ne crois pas que ces contes soient le meilleur de ton œuvre. Tu ne le croyais pas non plus. Tu me l'as dit. Tu l'as écrit en des lettres intimes. Mais d'autres ne pensent pas ainsi. Et maintenant, nous aimons tout de toi, sans vouloir distinguer.
Tu te plus à considérer ces contes comme un exercice salutaire. Tu te préparais à dire avec plus de sagesse encore et d'attention la diversité des hommes. Tu ne voulais pas renoncer à cette confession de toi‑même, qui était pour toi la raison d'écrire. Mais tu rêvais alors de confesser les autres davantage.
Au début, cela t'amusa. C'est une formule brève. Il n'est pas toujours possible d'y parler des hommes. On a tout juste le temps de dire ce qui leur arrive.
Cela t'amusa, parce que ta jeunesse avait été trop grosse de confessions importantes, et que tu n'avais pas eu le loisir de l'anecdote…
Lorsque le journal, qui avait pour collaborateur Charles‑Louis Philippe, eut renoncé à ta « copie », tu te sentis pourtant comme soulagé. Tu ne fus plus celui qui doit écrire un conte chaque semaine.
C'était dans une rue passagère [sic], au crépuscule. Des tramways électriques glissaient à côté de nous, comme des projectiles et tu m'as dit :
- J'éprouve une joie, que j'avais égarée, à me promener dans la rue. Je reconnais la rue, les maisons, les hommes, les voitures. Il me semble que j'avais tout oublié et que j'aperçois de nouveau chaque chose à sa place.
Bien souvent, dans cette dernière année, tu nous avais confié :
- Je regrette la pauvreté.
On a dit sur ton amour de la pauvreté, sur ta pitié, sur ta tristesse beaucoup de choses.
Des gens du monde et des journalistes ont raconté un Charles‑Louis Philippe qui gémissait sur la douleur humaine dans une chambre d'hôtel garni ou dans une chambre de bonne. Du jour où tu n'habites plus le sixième étage, ils n'ont plus voulu de toi. Les gens du monde et les gens d'affaires ont une façon simple et forte de comprendre la pitié. Ils l'assignent, comme une fonction, à quelques artistes qui doivent en être les spécialistes et en porter l'uniforme.
Tu n'étais pas, Philippe, un mouton bêlant dans un troupeau de néo‑évangélistes.
Un soir, nous entrâmes dans un pauvre café‑chantant. La salle était remplie de garçons livreurs, de tout petits employés, de soldats, de filles et de souteneurs. Quatre planches, haussées à même le parquet, étaient la scène.
Les romancières et les comiques alternaient exactement. Les femmes avec leurs bras tristes, les hommes avec leurs visages de forçats timides, présentaient à la fois leur misère et leur déguisement.
Nous n'avons pas joué la comédie. Nous prenions, toi et moi, la part de plaisir que nous prenons tous à de tels spectacles. Nous étions un peu les complices de la romancière et du comique.
Un peu plus tard, nous nous sommes assis à une terrasse, apportant avec nous une volonté de campement et d'installation.
Nous vécûmes une seconde fois cette soirée. Mais elle cessa d'être un spectacle. Les souvenirs en passèrent par notre cœur et nous les échangeâmes.
Les chanteurs et les chanteuses de l'heure précédente revinrent en nous. Mais nous les arrachions à leur tréteau. Nous imaginions leur enfance, leur mort et leur misère.
Nous les jugeâmes, parce qu'il faut juger, parce que tu ne craignais pas de juger.
Et je vais dire maintenant, combien ta pitié est plus grande d'avoir su se fixer et connu ceux qui la méritaient.
Sur tous, sur toutes, sur les grotesques, sur les infirmes, sur les déchus, ta pitié se posa, sauf sur un.
C'était un jeune homme insignifiant et grêle, qui portait un habit noir aux manches trop larges qui marquait aux épaules le lustrage triste des vieux effets. Sans doute il avait été l'étalagiste, qui par les matins d'hiver, à la devanture d'un bazar pauvre de Belleville ou de Plaisance, se frotte les mains et tape du talon.
Il n'était pour moi que celui qui avait chanté :
La maîtresse la plus jolie Celle qu'on aime à la folie
Il était cela, simplement.
Mais toi, tu m'as dit la vérité sur lui.
- Il a l'œil de l'oiseau sur son barreau de cage. Il se croit supérieur aux autres hommes. Il fait la roue. Il s'est détaché des autres hommes.
Ainsi j'ai compris tes jugements. J'ai compris que ta pitié pouvait aller à ce garçon de bordel qui racontait comme il est difficile de gagner sa vie, et combien sont rares les places qui vous nourrissent. Mais j'ai compris aussi ton mépris pour les jeunes bourgeois, en spasme d'arriver, pour les journalistes qui se croient des écrivains, pour les gros hommes qui heurtent un Charles‑Louis Philippe, perdu dans la foule, pour les hommes d'argent, qui veulent être aimés pour eux‑mêmes. Tu savais qu'on ne doit aimer ainsi que ceux qui sont eux‑mêmes. J'ai compris alors pourquoi ta pitié allait à Berthe Méténier et jamais à la courtisane glorieuse des Champs‑élysées ou de la maison close.
Tu ne jugeais pas les hommes en calculant l'équilibre de leurs vertus et de leurs vices. Ce ne sont pas les vertus et les vices qui font l'homme. C'est l'homme qui donne leur couleur à ses vertus et à ses vices. Devant toi les hommes ne se confondent pas comme les bêtes d'un troupeau. Et tu les distinguais comme les enfants savent distinguer l'Ogre du Petit Poucet.
Ta tendresse était le sentiment puissant que tu avais de la race humaine. Cela te paraissait si important d'être un homme.
La tradition des coutumes était pour toi moins valable que l'éternité des passions humaines au cours des temps.
Une lettre de Claudel, que tu m'as montrée, fut à tes yeux le plus bel hommage de Bubu[1]. Il évoquait à propos de Berthe méténier et du triomphe du mal, ces trois mots de Tacite, parlant d'une petite fille de douze ans que le bourreau viola avant de la tuer : Et oppressam jugulavit.
Tu aimais les hommes, selon le son d'humanité qu'ils rendaient. Quand tu parlais d'un ami, il semblait que tu cherchais le point essentiel, qui fût le centre de son cœur.
Je ne savais pas si tu croyais que tous pouvaient être sauvés. Tu parlais souvent de ceux qui se sont retranchés de l'humanité.
On n'a pas parlé de ton orgueil. Mais les meilleurs de tes amis, les plus proches l'ont connu. Quand on respecte les hommes, on est isolé parmi eux. Ton orgueil avait la même source que ta tendresse. Ceux qui aiment, choisissent. Et cela c'est l'orgueil.
Je pense à cette chanson, qui te plaisait, de l'arbre dans le jardin, de l'oiseau dans l'arbre, du cœur dans l'oiseau et du billet d'amour dans le cœur de l'oiseau. Ton orgueil était au plus «cher endroit» de toi‑même. Tu n'avais pas besoin de le crier. Il était ta vie. Tu étais Charles‑Louis Philippe, piqueur de la Ville de Paris. Et tu accomplissais ta tâche, qui était de peser les hommes au poids de leur tendresse et de leur force. Tu pensais qu'il fallait connaître toute la tendresse des hommes, pour connaître toute leur force. Chez toi la pitié n'était pas un attendrissement humilié. C'était encore une possession des hommes. Elle n'allait pas à ceux qui ne veulent pas être possédés.
Si tu voulus la pauvreté, c'est qu'elle est le seul luxe, dans un monde où la richesse est humiliante.
Et ta mère a dit devant ton lit de mort :
- Il vivait dans sa simplicité qu'il embellissait autant qu'il pouvait…
La maladie t'apprit beaucoup de tendresse. Mais elle se trompa quand elle vint à ton enfance. Tu avais de fortes épaules et tu aimais aussi la joie.
Tes yeux avaient la gravité et la couleur de l'automne. Mais quand tu riais, tu secouais ta tête sur tes épaules, jusqu'à ce que les sources du rire fussent taries en toi. Alors tu te reposais d'avoir ri et tu nous regardais…
Ceux qui n'ont connu que ta tristesse, ne t'ont pas connu complètement.
Nous t'avons vu, le matin, quand le vent de la campagne agite les branches, comme les bras d'un enfant qui s'éveille ; nous t'avons vu, le soir, quand les lumières font la conquête de Paris, à l'heure où les hommes espèrent encore que la nuit sera belle.
C'est pour tout cela que je ne pensais pas à la mort, mais seulement à ta mort, quand Élie Faure et moi avons saisi ton corps, que tu n'habitais plus, pour le déposer dans un cercueil.

Léon Werth »

(La Nouvelle Revue française, n° 14, 15 février 1910, Numéro consacré à Charles‑Louis Philippe, Notes, p. 319‑323).


[1] Cela ne doit pas cependant nous faire oublier les jugements définitifs que Werth profère sur Claudel : « Son œuvre, sous la splendeur réelle de la forme, est plus vide de contenu humain qu'un vaudeville à tiroirs », écrit‑il dans le Gil Blas du 14 avril 1913.

Lieu(x) évoqué(s)Paris
État génétiquePremier paragraphe :
n'importe quel manuscrit
remplace n'importe lequel (le est rayé et manuscrit ajouté).

Lettres échangées


Collection Correspondants

Cette lettre a comme destinataire :
GIDE, André

Afficher la visualisation des relations de la notice.

Géolocalisation

Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024