Lettre de Marguerite Audoux à Mme Philippe (mère)
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
DescriptionAprès la mort de Charles-Louis Philippe - Affaires à restituer à la mère
Texte
Marguerite Audoux
Rue Léopold‑Robert, 10 Paris
[23 avril 1910]
Chère Madame Philippe,
Francis Jourdain m'écrit[1] que vous réclamez les livres qui sont chez moi. Je m'empresse de vous les envoyer par colis postal. Je n'avais pris comme souvenir que celui de Guillaumin[2], les autres m'avaient été prêtés par Louis depuis longtemps, comme il m'arrivait à moi de lui prêter les miens. J'avais gardé aussi celui de Mme Mac Kenty[3] parce qu'elle m'en avait priée, et que je n'ai pas voulu lui faire de la peine en refusant.
Je vous les renvoie donc, chère Madame Philippe, puisque vous le demandez. Je ne croyais pas avoir fait de mal en gardant ces livres puisque vous m'aviez dit que les amis pouvaient choisir dans la bibliothèque de leur ami Philippe.
Francis ne me parle pas dans sa lettre du petit plâtre que j'ai gardé comme souvenir. J'y tiens beaucoup parce qu'il a été donné à Louis par deux amis communs à l'occasion de la publication de Bubu de Montparnasse. Mais si vous désirez que je vous l'envoie, je suis toute prête à m'en séparer[4].
J'ignore ce qui a pu vous fâcher contre moi, chère Madame Philippe, mais moi je n'ai rien à me reprocher vis‑à‑vis de vous, ni de personne, et je dois vous dire que si c'est moi qui vous ai remis les clefs de l'appartement de Louis, c'est qu'il me les avait confiées le dimanche d'avant sa mort pour aller lui chercher du linge, et comme son mal s'était subitement aggravé, je n'ai pensé qu'à mon chagrin dans le moment. Ce n'est que quand vous êtes venue que je me suis souvenu que les clefs étaient restées dans ma poche.
Si je vous ai fait de la peine sans le savoir, je vous prie de m'excuser, et vous prie d'agréer mes sincères salutations.
Marguerite Audoux
[2] Rien ne permet de déterminer de quelle œuvre de Guillaumin il s'agit. Les premiers livres de Guillaumin dédicacés ont toujours leur place dans la bibliothèque de Charles‑Louis Philippe, qui se trouvait chez le docteur Pajault (le petit‑neveu, né en 1923, décédé).
Notes
À propos du "petit plâtre", voir Audoux, Marguerite, « Souvenirs », in La Nouvelle revue française, 15 février 1910 (numéro spécial en hommage au romancier décédé le 21 décembre 1909), p. 196‑197 (il s'agit ici du passage où la romancière évoque les retrouvailles entre Berthe Méténier, l'héroïne de Bubu de Montparnasse, alors poursuivie par son souteneur, et Charles‑Louis Philippe) :
« À l'heure du dîner il fallut chercher un restaurant peu éclairé. Il s'en trouva un sur le Boulevard Raspail.
Pendant que Berthe Méténier s'enfonçait tout au bout de la banquette à la table la plus sombre, Charles [Chanvin] aida Michel [Yell] à sortir d'un journal qui l'enveloppait un petit buste en plâtre. C'était la tête merveilleuse de Santa Fortunata. Tous deux l'offraient à leur ami. Philippe ne se lassait pas de la regarder. Il la mit devant lui, puis à côté, puis au bout de la table et chaque fois qu'il la déplaçait il s'émerveillait de la trouver plus jolie selon que les ombres la faisaient différente. Il regarda Berthe et la petite tête de plâtre, et il dit tout joyeux.
- Voilà que j'ai deux filles, maintenant.
- Je voudrais lui ressembler, dit Berthe Méténier, et Philippe répondit :
- Vous êtes encore plus belle puisque vous respirez.
En sortant du restaurant, on enveloppa de nouveau Santa Fortunata dans un journal, et Philippe la porta sous son bras gauche. Il donnait l'autre bras à Berthe Méténier, et toute la soirée on rôda par les rues sombres pour ne pas rencontrer Bubu. De temps en temps on s'arrêtait sous un bec de gaz, on entr'ouvrait le journal pour regarder encore Santa Fortunata.
- Je n'ai jamais rien vu d'aussi pur, disait Philippe. Et il refermait le papier pour le rouvrir un peu plus loin. »
On sait que Marguerite Audoux ne donnera pas la statue aux Philippe, d'après le témoignage de Louis Lanoizelée, qui décrit le sixième étage de la rue Léopold‑Robert, où il se rend régulièrement à partir de 1932 :
« Un logement en angle, avec trois grandes fenêtres sur le boulevard Raspail… Une petite pièce mansardée qui sert de salle à manger, de salon. Dans un coin, entre la fenêtre et la cheminée, une table recouverte d'une étoffe ornée, où s'entassent quelques livres et des paperasses, un encrier carré en faïence bretonne, des lunettes cerclées de fer, une forte loupe et sur le sous‑main un cahier d'écolier aux coins écornés : c'est le bureau. Au‑dessus, à côté du bec de gaz, posé sur une petite étagère, une statuette en plâtre : Sainte Fortunata, venant du logis de Charles‑Louis Philippe
‑ Cette statuette avait été offerte à l'auteur de Bubu par ses amis. Elle fut donnée ensuite à Albert Fournier par Marguerite Audoux. Celui‑ci l'apporta pour les cérémonies du quarantième anniversaire [de la mort] de l'auteur bourbonnais. Elle est actuellement au Musée de Cérilly[1], édifié dans sa maison natale. – »
[Lanoizelée, Louis, Marguerite Audoux, Plaisir du bibliophile, 1954, p. 17 (incipit)].
N.B. : Albert Fournier est alors un jeune journaliste ami avec la romancière (voir à la partie"notices")
N.B. : Albert Fournier est alors un jeune journaliste ami avec la romancière (voir à la partie"notices")
Lieu(x) évoqué(s)Paris