Archives Marguerite Audoux

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Lettre d'André Gide à Marguerite Audoux

Auteur(s) : Gide, André

DescriptionRéédition de La Mère et l'Enfant



Texte
[Paris, 9 mars 1910[1]]

Chère Madame et amie,

J'ai été porter ce matin vos épreuves bien revues et recorrigées, chez Fasquelle[2]. Des secondes épreuves vous seront envoyées prochainement[3].
Fasquelle affirme que pour le « tant pour cent » sur la vente des exemplaires[4], il y a confusion. Il ne donne à Mirbeau 0%5 qu'à partir du sixième mille (dit‑il). Est tout à fait prêt à faire entrer cette clause dans votre traité. Mais jusqu'au sixième mille il n'a jamais donné davantage (dit‑il) ni pu promettre davantage. –
Voici à présent un « état » des projets pour Philippe – que vous voudrez bien communiquer à Francis Jourdain. – J'ai été voir D. l'éditeur. Il avoue n'avoir jamais lu une ligne de Philippe ; mais sur la foi d'un de ses amis (il m'a dit son nom, que peut‑être vous connaissez – mais qui m'échappe) il serait disposé à éditer non seulement La Mère et l'Enfant, mais bien à redonner une édition des déjà parus – bref à prendre l'œuvre complète[5].
Mais il se trouve que Fasquelle, qui, tant qu'il se croyait seul sur le marché, faisait la petite bouche et parlait quelque peu dédaigneusement – sitôt que, le prenant au mot, j'ai commencé de lui dire que nous ne tenions pas du tout à le voir prendre la charge des inédits et des réimpressions et que d'autres étaient tout prêts à les prendre – s'est réveillé, et m'a fait comprendre qu'il serait contraire à la décence qu'après avoir tout fait pour Philippe jusqu'à présent, avec pertes ! – il abandonnât le profit moral qu'il pourrait en tirer ‑ ; bref : qu'il demandait le droit de première lecture sur tout ce qu'on jugeait digne encore d'être publié de cet enfant de la maison. Je lui ai dit que, désireux de ne pas voir s'éparpiller l'œuvre de notre ami nous le laisserions rééditer La Mère et l'Enfant et n'abandonnerions la publication des inédits qu'à la maison qui prendrait l'engagement de les publier tous + un volume de correspondance. Fasquelle m'a dit qu'il entendait être cette maison‑là ; du moins qu'il désirait qu'on ne décidât rien sans lui avoir soumis les manuscrits et que tout ce qui serait publiable, il le publierait. Je m'occupe donc de faire dactylographier les fragments (très importants) publiables, de sa volumineuse correspondance avec Van de Putte[6], de mettre en ordre les Charles Blanchard, de trier les articles de jeunesse, à joindre à La Mère et l'Enfant. Et je lui remettrai tout en bloc. Il publiera trois volumes ou n'en publiera plus. Et s'il n'en veut pas, nous n'en serons pas embarrassés désormais pour les placer ailleurs[7]. Très surmené j'écris au courant de la plume – excusez cette lettre informe et qui s'allonge indéfiniment.
Encore ceci.
Ma première idée était de ne faire qu'un service de presse et de n'envoyer aucun volume de Philippe aux « amis » à commencer par vous, moi, Jourdain, etc. – ce qui permettait de faire d'autant plus important le service de presse. Mais Fasquelle à qui je disais mon embarras d'envoyer à tel ami et pas à tel autre, et que, dans la crainte de faire naître des jalousies j'avais résolu de n'envoyer le livre à aucun ami, pensant qu'il n'y en avait pas un de ceux‑ci qui, si petite que fût la situation de certains d'entre eux, ne se fît un devoir amical de s'offrir le volume – Fasquelle donc, généreusement, m'a dit de n'hésiter point à prendre, en plus des exemplaires de service, 30 volumes pour les 30 amis dont vous m'aideriez à composer la liste. Je compte que vous voudrez donc bien dresser avec ou sans Francis J[ourdain] une liste de 30 noms – des amis à qui il vous paraîtrait que Philippe aurait été désireux d'envoyer son livre – et me l'envoyer le plus tôt possible.

Bien à vous.

André Gide

[1] La lettre n'est pas datée, mais elle accompagne un billet du 9 mars 1910 adressé à Francis Jourdain et rédigé en ces termes :

« Mon cher Francis Jourdain,

Que vous seriez aimable de faire parvenir cette lettre à son adresse.

Bien cordialement.

Votre

André Gide

Je pars me reposer quelques jours à la campagne, complètement exténué.

Quand je vous reverrai je vous raconterai les proportions qu'avait prises l'affaire Mac Kenty, etc.

Parvenez‑vous à organiser quelque chose pour le monument à Cérilly ? »

[Ce dernier point du P.S. concerne le projet qui se concrétisera, rappelons‑le, par l'inauguration, le 25 septembre 1911, sur sa tombe à Cérilly, du buste de Charles‑Louis Philippe, exécuté par Bourdelle.

[2] Il s'agit bien sûr des premières épreuves pour la publication en volume de Marie‑Claire, qui sortira le 5 novembre chez cet éditeur.

[3] Voir la lettre 40, du 6 juin 1910, où Marguerite Audoux fait savoir à Gide qu'elle vient de recevoir ces deuxièmes épreuves.

[4] Nous avions d'abord pensé un peu rapidement qu'il s'agissait du pourcentage dévolu à Mirbeau, qui a servi d'intermédiaire. Mais cela semble, à la réflexion, impossible. Il s'agit, à l'évidence, d'une augmentation de 0, 5 % du pourcentage sur les ventes, qui interviendrait à partir du sixième mille.

[5] L'identité de ce D. nous échappe et, a fortiori, celle de l'ami qui lui a recommandé l'œuvre de Charles‑Louis Philippe.

[6] Les Lettres de jeunesse de Charles‑Louis Philippe à Henri Vandeputte (l'orthographe de ce patronyme varie), poète belge et ami intime du romancier, ont été publiées à la NRF en 1911.

[7] Jusqu'alors, Fasquelle avait publié Le Père Perdrix (1903), Marie Donadieu (1904), Croquignole (1906), et réédité Bubu de Montparnasse (1906). Le 20 juin 1910, c'est encore Fasquelle qui éditera Dans la petite ville, mais ce sont les toutes nouvelles éditions de la Nouvelle Revue française qui, en 1911, prendront le relais en publiant les Lettres de jeunesse à Henri Vandeputte et en rééditant, sous deux formes différentes, La Mère et l'Enfant (voir supra, au sujet de cette affaire, la partie "NOTES"). Puis c'est encore la NRF qui, en 1913 publie Charles Blanchard ; en 1916 les Contes du Matin, et en 1917 réédite La Bonne Madeleine et la Pauvre Marie ; Quatre Histoires de pauvre amour. Le « service de presse » que Gide évoque ensuite concerne vraisemblablement les rééditions, et sans doute la publication à venir de Dans la petite ville (ce qui serait confirmé par la lettre 34).

Notes
Rappelons ce que fut « l'affaire Bachelin » :
Un article que Marcel Ray fait paraître dans la NRF du 1er août 1911 nous instruit sur les vicissitudes éditoriales relatives à La Mère et l'Enfant de Charles‑Louis Philippe, dans lesquelles le germaniste joue un rôle non négligeable. Ce livre est écrit en 1898‑1899. La version primitive contient dix chapitres qui, assez rapidement, se trouvent réduits à huit. Une nouvelle révision, toujours avec la collaboration de Marcel Ray, aboutit à la suppression de tous les chapitres impairs. C'est cette version courte qui paraît aux éditions de La Plume en 1900. En 1911, lorsque les collaborateurs de la NRF envisagent de rééditer le roman, ils disposent donc de deux versions : celle qui a été éditée, et la version longue
La réédition qui est en chantier va vivement irriter le groupe de Carnetin pour deux raisons : ce qu'il considère comme la mise en avant intempestive de Bachelin, qui participe à l'établissement du texte ; et le manquement au respect des volontés de Philippe. C'est la lettre 118 que Marguerite Audoux envoie à André Gide qui semble mettre le feu aux poudres. Le premier des deux griefs y est clairement exposé, non sans précipitation et maladresse.
Contre le groupe, Bachelin, Gide, et à sa suite la NRF, semblent faire bloc. Gide joue, comme il aime le montrer, son rôle d'arbitre. Le 20 mai 1911, il écrit à Bachelin :
« Recommandation amicale de garder tout votre calme dans ces stupides potins autour de La Mère et l'Enfant, et surtout de crainte d'échauffer la querelle, que j'apaise de mon mieux [...]. [1] »
Le second point de la querelle, nous l'avons dit, est pour les amis du groupe un sentiment de trahison vis‑à‑vis de Charles‑Louis Philippe. Les solutions proposées varient d'ailleurs d'un membre à l'autre. Tandis qu'un certain nombre (Marguerite Audoux, Gignoux, Werth) ne semblent prêts à accepter qu'une publication en appendice des pages écartées, Marcel Ray, quant à lui, serait favorable à une véritable édition savante, avec notes, et à tirage limité, tandis qu'on rééditerait parallèlement le texte réduit de La Plume avec un tirage beaucoup plus important. Larbaud, à l'inverse de la position d'universitaire de Ray, approuve la publication d'une version augmentée et à grand tirage, mais sans appareil critique. Tout cela est, selon lui, "étranger à la littérature". Larbaud souhaite aussi, dans le même esprit, que Gide renonce à la préface et aux appendices dont il voulait se charger[2]. C'est Larbaud qui va finalement imposer son point de vue puisque, à l'issue d'une réunion chez Gignoux, il est décidé pour contenter la majorité, et contrairement à ce que pense Ray, de faire deux éditions conjointes de La Mère et l'Enfant, l'une réduite à un tirage limité, conforme au texte de 1900, et l'autre complète, sans notes, et précédée d'une notice non signée. Apparemment, l'affaire est ainsi sagement résolue.
Tout au long de ce conflit, tout en se proposant de calmer le jeu, une fois de plus André Gide ne peut totalement cacher son irritation. C'est ce qui apparaît dès la réception de la lettre de Marguerite Audoux qui va entraîner deux réponses, la première à Bachelin, la seconde à la couturière (lettre 119). La lettre du 18 mai 1911 à Bachelin contient ce passage :
« Ce matin, lettre de M[arguerite] Audoux m'apprenant qu'on dit que nous nous proposons de substituer votre nom à celui de Philippe sur la couverture du 1er livre! De ces absurdités ne retenons que ceci : nous avons des ennemis que la moindre incorrection, la moindre coquille réjouira. Veillons donc à ce que le texte soit impeccablement correct, ‑ comme déjà nous eussions fait sans l'aide de leur animosité.[3] »
"Nous avons des ennemis"... Les forces en présence ne sauraient être mieux définies! La lettre 119 que, le lendemain, il expédie à Marguerite Audoux ne peut apparaître que comme la marque supplémentaire d'une sympathie plutôt froide, sinon glacée. Marie-Claire est déjà loin, et... toute proche la rupture entre Marguerite et Michel, pour lequel on sait que Gide aura la préférence. Le ton de la réponse immédiate de Gide (lettre 119) souligne déjà cette distance.
Jacques Copeau fait chorus puisqu'il écrit le 22 mai 1911 à Gide : "Très bien votre réponse à Audoux. Mais sa lettre suit si stupidement la question!" [4].
Mais le principal intéressé, le "copiste" incriminé, va être encore bien plus virulent que la maison d'édition. Le procès d'intention dont Bachelin a été l'objet, son caractère et son goût pour la polémique vont le faire sortir de ses gonds. Le 21 mai au matin, il écrit à Gide :
« Quant au crétinisme humain, c'est q[uel]q[ue] c[hose] de prodigieux. Également au reçu de votre lettre vendredi, j'en ai écrit une, salée, à M[argueri]te Audoux[5]. J'ai reçu sa réponse hier soir[6]. Et de cette même plumée d'encre, je vais lui riposter de nouveau[7]. Je ne peux pas admettre que des jaloux et des imbéciles m'embêtent. [8] »
La dernière lettre de Marguerite Audoux mentionnée par Bachelin est une double tentative, pour se justifier et apaiser le destinataire. Mais elle intervient malheureusement trop tard dans cette querelle et cette argumentation ne fait qu'irriter davantage le bouillant correspondant.
[D'après notre thèse, tome premier, p. 361‑368].

[1] Henri Bachelin, Correspondances avec André Gide et Romain Rolland, édition établie, présentée et annotée par Bernard Duchatelet avec la collaboration d'Alain Mercier, Centre d'étude des Correspondances, CNRS (UPR 422), Faculté des Lettres, Brest, 1994, p. 105. [C'est André Gide qui souligne].

[2] Voir, sur la position et l'intervention de Larbaud, sa correspondance avec Gide (édition de Françoise Lioure, Gallimard, Cahiers André Gide n° 14, 1989), notamment sa lettre de Chelsea du jeudi 25 mai 1911, p. 81‑84.

Voir aussi, dans la Correspondance GideCopeau, la note 1 de la lettre 382 du 27 mai 1911 (Op. cit., p. 496). C'est dans cette lettre que Gide se range à l'avis de Larbaud : "Je trouve que le petit père Larbaud parle d'or", écrit‑il à Copeau. (Ibid.)

[3] Henri Bachelin, Correspondances avec André Gide et Romain Rolland, Op. cit., p. 102‑103.

[4] Correspondance A. Gide‑J. Copeau, Cahiers André Gide n°12, p. 489 (double adressé à Copeau).

[Il s'agit d'un P.‑S.].

La lettre de Copeau commence ainsi :

" La lettre de Marguerite Audoux dépasse en absurdité tout ce que la conversation avec Werth m'avait fait pressentir. "Chacun crie sans rien savoir de précis". C'est bien cela. Des potins. "

(Ibid., p. 492).

[5] Lettre non retrouvée

[6] Lettre 120

[7] Lettre 122

[8] Henri Bachelin, Correspondances avec André Gide et Romain Rolland, Op. cit., p. 107. [C'est Bachelin qui souligne].


Lieu(x) évoqué(s)Paris

Lettres échangées


Collection Correspondants

Cette lettre a comme auteur :
GIDE, André

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024