[Paris,] Vendredi soir
[27 mai 1910[1]]
Mon cher Valery,
Enfin me voilà un peu moins abrutie et j'en profite pour vous demander si le mieux continue chez vous
[2]. Je l'espère mais je serai contente si vous me l'écrivez de votre belle écriture ronde. Moi j'ai eu très mal aux yeux ces jours-ci. Si mal que je ne pouvais rien faire de bon. Cela va un peu mieux aujourd'hui. C'est le quatrième jour, et sans doute le dernier, comme chaque fois que ce mal me prend.
Ce pauvre Régis
[3] s'est cassé deux (attendez que je regarde dans le dictionnaire)
Métacarpe, c'est‑à‑dire deux petits os du métacarpe
[4]. Sa main est dans le plâtre et dans quinze jours ou trois semaines il n'y paraîtra plus, mais cela l'a bien fait souffrir pour commencer. Jeanne
[Gignoux] doit revenir de l'Île‑d'Yeu demain.
J'ai déjeuné aujourd'hui chez Besson
[5] avec Élie Faure. Il est vraiment sympathique et intelligent, et je pense seulement maintenant à ce que nous avait dit Marcel
[6], mais auprès de lui il n'est pas possible que l'on pense à ça.
Gide vient de m'écrire
[7]. Je suis en correspondance suivie avec lui, à cause de mes épreuves qu'il m'a corrigées, après moi. Vous pensez, mon cher Valery, que quand Rouché m'a envoyé mes épreuves
[8], j'étais bien embêtée. Je suis allée tout naturellement trouver Gide qui m'a montré les signes à faire
[9] et je m'en suis très bien tirée. Et quand Fasquelle m'a envoyé le bouquin
[10] j'ai fait de même et Gide s'est chargé de les fignoler. Du reste Fasquelle m'avait dit qu'il n'y avait que Gide, à défaut de vous
[11], qui était capable de corriger cela. Si vous l'aviez vu balancer sa grosse lèvre de nègre pour dire : « Un garçon intelligent, Gide. »
Je me suis décidée à aller voir Charles Morice. Il m'a déjà passé « L'Oiseau rare », et il va me passer « Au feu ! »
[12]. Ces jours‑ci il m'a demandé d'autres nouvelles, mais je lui
[ai][13] dit que je n'aimais pas faire cela. Cependant je lui passerai bientôt « Le Fantôme » que
Le Journal a dans ses cartons et qu'il menace de garder éternellement
[14].
Je ne sais pas ce qu'il y a eu entre Copeau et Rouché. Je crois qu'ils sont rapapillotés[
15]. J'ai cru comprendre cela dans les paroles que Gide m'a dites mais je n'ai pas osé le questionner directement. Vous allez sans doute recevoir
La Petite Ville de Philippe
[16]. Vous savez sans doute aussi que Jules Renard est mort
[17]. Quelle année, mon pauvre Valery ! On n'ose plus vivre à voir les autres s'en aller comme ça. Surtout soignez‑vous bien. Vous m'avez fait une peur avec votre maladie. Je ne me souviens pas si je vous ai parlé de l'appartement de la rue Friant
[18]. J'ai donné congé et j'attends la signature du gérant. Je ne serai sans doute pas à Paris à l'époque de votre déménagement mais cela n'a aucune importance. Avant de partir je m'entendrai avec un déménageur pour faire enlever les meubles pour le 15 juillet et quand je reviendrai je commencerai votre petite installation. Votre nouvelle concierge est tout plein drôle. Elle est bossue et presque naine mais elle a des yeux de flamme et un air qui vous plaira. Tout de suite, elle doit être un peu la mère de ses locataires.
Je pars demain avec Werth et les Besson chez Francis. J'y resterai toute la semaine. Si vous avez à m'écrire, voici l'adresse : à Coutevroult, par Couilly, Seine‑et‑Marne.
J'espère vous envoyer une photo qui vous amusera. C'est Besson qui l'a faite. Cela s'appelle : Hommage à Marguerite Audoux.
Michel s'est bien inquiété de vous. Si cela ne vous ennuie pas, écrivez‑lui. Il sera bien content. Vitali
[19] a une place où elle ne restera sans doute pas, mais en attendant mieux elle est tout de même contente.
Werth n'a encore passé qu'une
Chronique[20] mais il a de l'espoir et cela ne va pas trop mal.
Allons, au revoir, mon cher Valery.
Je vous embrasse bien affectueusement.
Marguerite Audoux
P. S. Régis vous écrira aussitôt qu'il ira mieux.
[1] Seule date possible pour un vendredi : Jules Renard, dont la mort est évoquée, s'est éteint le 22. D'autre part, « Au Feu ! » (conte qui fera partie de La Fiancée) va paraître le 1er juin dans Paris‑Journal.
[2] Une lettre, supposée de mai 1910, de Marcel Ray à Valery Larbaud commence ainsi : « Je reçois une lettre de Madame Larbaud qui me dit que vous êtes malade, avec une sorte de grippe qui vous tient au lit. » et se termine par ce P. S. : « Suzanne [Ray] écrit ce soir à Marguerite Audoux pour des histoires de robes ; je la prie de faire savoir à Marguerite que vous êtes souffrant. » [Valery Larbaud – Marcel Ray, Correspondance 1899 – 1937, tome II (1910 – 1920), p. 37].
[4] Nous reproduisons évidemment telle quelle cette écriture « en direct ».
[6] Marcel Ray. L'allusion nous échappe.
[7] Nous n'avons pas connaissance de cette lettre. Voir la lettre 40, de Marguerite Audoux à André Gide, où elle lui fait part de ses hésitations à propos du texte de Marie‑Claire.
[8] Dans la seconde quinzaine d'avril, au vu des lettres 27 et 31 (dans la première, du 16 avril, à Larbaud, Marguerite Audoux n'a pas reçu les fameuses épreuves ; et dans la seconde, du 29 avril, à Rouché, elle les lui « rapporte corrigées »).
[9] Il s'agit des signes conventionnels destinés aux imprimeurs pour les corrections typographiques.
[10] Les épreuves pour la parution en volume de Marie‑Claire.
[11] à défaut de vous est ajouté dans l'interligne supérieur.
[12] Il s'agit de deux contes de Marguerite Audoux, dont Morice a favorisé la parution dans Paris‑Journal (il en est alors le directeur). « L'Oiseau rare » vient en effet de paraître dans le numéro du 10 mai 1910, et « Au feu ! » paraîtra dans celui du 1er juin. Ces deux contes, ainsi que « Le Fantôme », figureront dans La Fiancée.
[13] L'auxiliaire manque entre les deux pages.
[14] Ce conte paraîtra dans les mêmes conditions le 24 juin suivant.
[15] Jacques Rouché est le fondateur et le directeur du théâtre des Arts de 1910 à 1913. C'est dans ce cadre que Copeau joue son adaptation des Frères Kamarazov. On voit donc quels sont les liens qui unissent les deux hommes, et, partant, les brouilles qui les peuvent diviser…
[16] Dans la petite ville paraîtra le 20 juin chez Fasquelle.
[18] Voir la note 3 de la lettre 27.
[19] Voir la note 5 de la lettre 27.
[20] Nous ne saurions dire pour quel journal ou quelle revue la chronique en question, dont ni la date ni le sujet ne sont précisés, a été rédigée. Voir la note 13 de la lettre 29.