Archives Marguerite Audoux

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Lettre de Marguerite Audoux à André Gide

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

Description
Demande de conseils quant au style de Marie-Claire après réception des deuxièmes épreuves - Madame Philippe et Le Lampadaire - La Nouvelle Revue française
Texte
[Paris, 6 juin 1910]

Cher Monsieur,

Fasquelle vient de m'envoyer les deuxièmes épreuves [1] ; je les ai relues sans y trouver de fautes. Cependant, à la page 14, ligne 17, j'aimerais qu'il y ait « des débris de gâteaux[2] » ; le mot débris avait été oublié par la dactylographe, cela me semble déranger le balancement de la phrase et me fait un peu l'effet d'une chose tronquée. Cela vient peut‑être tout simplement de ce que j'ai toujours eu cette phrase dans l'oreille. Aussi je vous laisse juge, et ce que vous déciderez sera bien.
Vous voudrez bien aussi vous arrêter à la page 93, ligne 7, où je lis : « répondit d'un air malicieux ». Il me semble que cela n'est pas français, répondre d'un rire malicieux me paraîtrait bien s'il n'y avait pas de paroles ensuite, mais dans le cas présent, « répondit avec un rire malicieux » me paraîtrait mieux[3]. Il en est de cette phrase comme de l'autre. Je suis peut‑être dans l'erreur et je vous laisse juge.[4]
Le Lampadaire est venue hier, un peu furieuse après Madame Philippe qui lui a fait réclamer par Francis le livre de Vielé‑Griffin[5]. Je l'ai fait parler un peu. Vous n'avez aucune idée de ce qui se passe. Non seulement Madame Philippe n'empêchera pas le Lampadaire de faire le merveilleux[6] livre d'amour, mais encore elle veut le faire avec elle, et elle veut le faire tout de suite tout de suite, il faut que ce livre soit fait par ces trois femmes.
Madame Philippe envoie des lettres de son fils au Lampadaire ; elle les coupe, les tronque, les arrange ; elle veut qu'on la glorifie elle et sa fille ; elle veut que les parents de Philippe soient glorifiés ; elle veut que son fils apparaisse comme un petit jeune homme poli envers ses parents qui ont fait de grands sacrifices pour en faire un jeune homme de la bourgeoisie ; il faut que, pour que le monde puisse glorifier cette famille, et que tous les gens de Cérilly en crèvent de jalousie, que[7] le livre montre combien eux ont été grands, et combien ils ont su faire de leur enfant un fils soumis et un jeune homme bien élevé.
S'il fallait que je vous dise en détail tout ce que contiennent les lettres de madame Philippe au Lampadaire, j'en aurais pour trois jours et trois nuits à écrire. Ce que je peux vous dire et qui sera peut‑être une bonne affaire pour ce pauvre Philippe, c'est que le Lampadaire commence à prendre peur de cette famille qui lui impose ses volontés avec une dureté peu ordinaire. Elle qui est dévorée d'ambition pour elle toute seule, elle ne pourra pas écrire une ligne de ce livre[8] sans que la mère et la sœur de Philippe l'aient corrigée, revue et commentée.
J'ai essayé de prendre le Lampadaire par les « sentiments », je lui ai parlé de la haine de Philippe pour son pays et du mépris des gens de Cérilly pour Philippe, je lui ai dit qu'un livre montrant un Philippe absolument idiot rencontrerait des adversaires intelligents et haut placés qui écraseraient de leur talent les auteurs d'un tel livre.
J'ai parlé de Claudel, de Mirbeau et d'autres. Je crois que de ma vie je n'ai eu la langue si bien pendue. Le Lampadaire est partie troublée et pleine d'inquiétude, et ce matin j'ai reçu un magnifique pot de marguerites avec une carte large comme la main qui me prévenait que c'était Mme Mac Kenty qui me l'envoyait.
Si Philippe me voyait, il me dirait : « Maintenant que tu as fait la paix, gare à ta tranquillité ».
J'ai reçu la Nouvelle Revue française[9] et vous remercie bien sincèrement. J'ai reçu aussi les anciennes épreuves que vous m'avez renvoyées[10].

Très sincèrement à vous.

Marguerite Audoux

[1] Il s'agit des deuxièmes épreuves de Marie‑Claire. La fin de la lettre atteste que Gide s'est déjà penché sur les premières.

[2] La scène se situe au moment où l'orpheline de cinq ans est menée dans la classe de sœur Marie‑Aimée. Celle‑ci la fait asseoir sur un petit banc, dans le creux de son pupitre, où la fillette s'endort. « Quand je m'éveillais, l'oreiller se transformait en table. La même main [que celle qui appuyait la tête sur les jupes entre les genoux] y déposait des débris de gâteaux, de menus morceaux de sucre, et quelques bonbons. » [Audoux (Marguerite), Marie‑Claire (1910), Grasset, Les Cahiers Rouges, 1987, première édition, p. 24 (c'est nous qui soulignons)].

[3] Ce passage se trouve à la fin de la première partie du roman. L'héroïne, avant de partir en Sologne, se souvient de sœur Agathe, qui lui avait soigné une engelure. « Le troisième jour, mon pied était complètement guéri, et quand je demandai le nom de ce remède merveilleux, sœur Agathe me répondit avec un rire malicieux : / ‑ Bête, c'était de l'onguent Arthur Divain. » [Ibid., p. 85 (c'est nous qui soulignons)].

[4] Pour l'un et l'autre passage, Gide jugera donc que la romancière a raison, puisque ce qu'elle suggère correspond à la version définitive. Notons que dans toute la correspondance alducienne qui nous est passée entre les mains, ces deux premiers paragraphes sont le seul exemple où Marguerite Audoux parle explicitement et concrètement de son œuvre.

[5] Le 27 avril 1910, Francis Jourdain, dans une lettre à Madame Philippe, écrit qu'un paquet de livres va bientôt lui être envoyé ; mais il lui demande d'écrire directement à Madame Mc Kenty « pour lui réclamer la belle édition qu'elle possède, provenant de la bibliothèque de Louis » ‑ tout en lui proposant d'ailleurs d'accomplir cette démarche, si cela la gêne – (Médiathèque Valery-Larbaud de Vichy [Ph‑Jou 13]). Dans une autre lettre, postérieure ([Ph‑Jou 14]), Francis Jourdain remercie Madame Philippe de la lettre qui lui accuse réception des livres, lui précise qu'il a écrit à Emma Mc Kenty, et qu'il est sûr qu'elle va envoyer le fameux livre (toujours anonyme) à Cérilly. La bibliothèque de Charles‑Louis Philippe contient trois titres de Viélé‑Griffin : Phocas le Jardinier (Mercure de France, 1898) ; Sainte Agnès (H. C. 1900) où figure un envoi (« à Monsieur Charles‑Louis Philippe / avec tous les remerciements de son admirateur / Francis Viélé‑Griffin ») ; et L'Amour sacré (1903), « Exemplaire offert au poète Charles‑Louis Philippe » (hommage imprimé). Vraisemblablement, la belle édition dont le titre n'est jamais donné dans les correspondances consultées serait l'un des deux derniers ouvrages.
Notons que le 27 février 1908, Charles‑Louis Philippe écrivait à Francis Vielé‑Griffin pour lui soumettre le premier chapitre d'un roman encore inachevé : Marie‑Claire… Cela s'ajoute donc aux autres démarches de cet ami actif : notamment auprès d'Anna de Noailles, et même Giraudoux, comme le laisse apparaître le P. S. d'une lettre non datée [mais qui ne saurait être que de 1909] : « J'ai une excellente nouvelle de Mme Audoux, la personne du manuscrit que vous avez. Je vous l'apporterai. » (BnF, Naf 25418, microfilm 4896).

[6] Le style indirect libre dans lequel s'inscrit à l'évidence l'adjectif l'affecte d'une connotation ironique. Les soulignements qui suivent et la réduplication jouent le même rôle. Ce paragraphe et le suivant présentent un intérêt stylistique certain qui montre la variété de la palette alducienne. La plume, à travers les accumulations, les répétitions, les anaphores, se met ici au service d'une certaine animation (aucune des trois femmes ne trouvera grâce auprès de la romancière), tempérée par la lucidité de la prosopopée finale (« Si Philippe me voyait, il me dirait… »).

[7] Nous maintenons cette syntaxe relâchée, rendue prolixe et fautive par l'emportement qui l'anime.

[8] de ce livre est rajouté. Pour ce projet de publication, voir la lettre 17 d'Emma Mc Kenty à Marguerite Audoux

[9] Sans doute le numéro de juin, peut‑être envoyé à titre gracieux.

[10] Les premières épreuves de Marie‑Claire

Lieu(x) évoqué(s)Cérilly, Paris
État génétiqueCinquième paragraphe : de ce livre est ajouté.

Lettres échangées


Collection Correspondants

Cette lettre a comme destinataire :
Archives Marguerite Audoux
GIDE, André

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 20/05/2022