Votre recherche dans le corpus : 147 résultats dans 5377 notices du site.Collection : 1837 : Guizot en retrait du gouvernement. Dorothée se sépare de son mari (1837-1839 : Vacances gouvernementales)
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26. Lisieux, Samedi 26 août 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (25 août - 7 septembre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°26 Lisieux, samedi 26, 9 h. 1/2
Je ne veux pas que vous soyez un jour, sans lettre. Je ne pourrai vous écrire du Val-Richer que demain dimanche, et vous n’aurez ma lettre que mardi. Je vous écris donc d’ici une seconde fois, cinq minutes après avoir envoyé le n° 25 à la poste. On y mettra celui-ci demain, et vous l’aurez lundi. En fait de lettres au moins, point de lacune dans l’absence qui est elle-même une si douloureuse lacune dans la vie. Si vous saviez comme je voudrais écarter de votre âme, de votre personne toute impression triste tout incident pénible, toute cause de chagrin, de souffrance, de fatigue, d’ennui, embaume l’air autour de vous, aplanir la terre sous vos pas gouverne les éléments, les événements toute la nature et toute la destinée pour votre plaisir, pour votre repos ! Il me semble que c’est mon devoir, que je réponds de vous, de tout pour vous. Quand je vous vois agitée, je me le reproche ; abattue, je me le reproche. Si du dehors, quelque contrariété vous survient, mon premier mouvement est de croire que j’aurais pu prévenir m’interposer. Et cette illusion dissipée, je crois encore que s’il m’était permis de parler d’agir certainement j’amènerais toutes choses, à ce qui peut vous plaire, je convaincrais toutes les personnes qu’elles doivent être et faire tout ce qui vous convient. En tout ce qui se rapporte à vous mon désir est si vif, si profond, que je ne puis me persuader que l’efficacité lui manque. De moi, pour vous l’impossible me semble absurde. C’est une grande vanité, Madame, une vanité que les impitoyables faits ne se chargent que trop de démentir. Et pourtant le sentiment demeure en moi toujours le même ; il résiste aux faits, il survit aux mécomptes. Tant notre cœur est indépendant des chaines mêmes que nous portons ici bas, et son pouvoir d’aimer supérieur à ce monde étroit et dur au sein duquel il se déploie !
Adieu. Promenez-vous aux Tuileries. Promenez vous à pas bien lents. Quand vous rentrerez dans votre Cabinet, asseyez-vous tout de suite sur votre canapé, au milieu. Et le soir ne donnez jamais de thé à personne sur la petite table près de la fenêtre, jamais. Voilà déjà dix-huit heures que je vis des souvenirs de ces huit jours. Adieu. Adieu. G.
Je ne veux pas que vous soyez un jour, sans lettre. Je ne pourrai vous écrire du Val-Richer que demain dimanche, et vous n’aurez ma lettre que mardi. Je vous écris donc d’ici une seconde fois, cinq minutes après avoir envoyé le n° 25 à la poste. On y mettra celui-ci demain, et vous l’aurez lundi. En fait de lettres au moins, point de lacune dans l’absence qui est elle-même une si douloureuse lacune dans la vie. Si vous saviez comme je voudrais écarter de votre âme, de votre personne toute impression triste tout incident pénible, toute cause de chagrin, de souffrance, de fatigue, d’ennui, embaume l’air autour de vous, aplanir la terre sous vos pas gouverne les éléments, les événements toute la nature et toute la destinée pour votre plaisir, pour votre repos ! Il me semble que c’est mon devoir, que je réponds de vous, de tout pour vous. Quand je vous vois agitée, je me le reproche ; abattue, je me le reproche. Si du dehors, quelque contrariété vous survient, mon premier mouvement est de croire que j’aurais pu prévenir m’interposer. Et cette illusion dissipée, je crois encore que s’il m’était permis de parler d’agir certainement j’amènerais toutes choses, à ce qui peut vous plaire, je convaincrais toutes les personnes qu’elles doivent être et faire tout ce qui vous convient. En tout ce qui se rapporte à vous mon désir est si vif, si profond, que je ne puis me persuader que l’efficacité lui manque. De moi, pour vous l’impossible me semble absurde. C’est une grande vanité, Madame, une vanité que les impitoyables faits ne se chargent que trop de démentir. Et pourtant le sentiment demeure en moi toujours le même ; il résiste aux faits, il survit aux mécomptes. Tant notre cœur est indépendant des chaines mêmes que nous portons ici bas, et son pouvoir d’aimer supérieur à ce monde étroit et dur au sein duquel il se déploie !
Adieu. Promenez-vous aux Tuileries. Promenez vous à pas bien lents. Quand vous rentrerez dans votre Cabinet, asseyez-vous tout de suite sur votre canapé, au milieu. Et le soir ne donnez jamais de thé à personne sur la petite table près de la fenêtre, jamais. Voilà déjà dix-huit heures que je vis des souvenirs de ces huit jours. Adieu. Adieu. G.
27. Val-Richer, Samedi 26 août 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (25 août - 7 septembre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°27 Du Val-Richer, Samedi 26, 4 heures
Me voici rentré dans mon Val-Richer. Le lieu me plaît ; mais qu’importe ? Je vous ai dit, je crois, qu’au milieu des plus grandes scènes politiques en y prenant la part la plus active, l’intérêt le plus vif en y désirant ardemment le succès, jamais je n’avais vu là, jamais je n’avais reçu de là le bonheur, rien qui méritât le nom de bonheur. Il m’est arrivé aussi d’être fatigué, très fatigué de souhaiter le repos, le repos de l’esprit et du corps loin des affaires, loin des hommes, l’oisiveté complète et sinon la complète solitude, du moins sa paix et son silence. Et quand j’ai pu me donner ce repos, j’en ai joui très doucement, presque puérilement. Mais là non plus, je n’ai jamais senti, ni attendu le bonheur. Les hommes se croient heureux à bien bon marché ! Aux uns du pouvoir aux autres du calme ; à ceux-là les applaudissements de la ville à ceux-ci les charmes de la campagne; et ils se disent contents ! Et il y a des philosophes et des poètes pour célébrer l’une ou l’autre de ces situations comme la plus belle ou la plus douce destinée humaine !
Madame, j’ai entendu retentir les applaudissements ; j’ai vu le soleil briller, et la lune dormir sur les plus tranquilles, les plus gracieuses prairies; j’ai connu les joies puissantes du succès et les plaisirs suaves du repos. Tout cela est très superficiel, très incomplet ; tout cela, ne m’a jamais donné que des impressions dont je sentais l’insuffisance en même temps que la douceur. Il n’y a qu’une impression complète, suffisante pour notre âme. Et l’instinct universel, le dit comme moi. Voilà deux créatures qui s’aiment; elles sont ensemble ; elles se partent. Personne ne les a entendues ; elles n’ont parlé à personne. Dites au premier venu qu’elles s’aiment, qu’elles s’aiment vraiment ; et demandez-lui, s’il croit que tant qu’elles s’aiment quelque chose leur manque. Sans hésiter il vous dira non. Allez à elles ; et, si vous avez le courage de les déranger, demandez leur à elles. Même si quelque chose leur manque ; elles vous regarderont en pitié. Prenez toute autre face de la vie, ce qui vous plaira, le pouvoir, la gloire, la science, la retraite, y a-t-il une autre situation à laquelle on puisse adresser la même question et recevoir la même réponse ? Princesse, je dis du repos du Val-Richer comme du bruit de la salle du Palais Bourbon, c’est quelque chose, mais peu bien peu. Je le dis encore bien plus aujourd’hui qu’il y a huit jours.
Quels huit jours ! Les retrouverons-nous ? Nous retrouverons nous jamais à ce point libres et seuls ? C’est là notre plus beau moment m’avez-vous dit une fois ; il est passé ! Dearest, cela n’est pas vrai, quoique vous l’ayez dit. Il y a un genre et un degré de bonheur où il n’y a point de plus beau moment où aucun beau moment ne passe. On ne mesure point ce qui est infini. On ne compare point ce qui est parfait. Il n’en faut croire en de telles choses, ni le raisonnement, ni le langage humain. Le langage est borné et grossier. Le raisonnement est borné et grossier. Il faut s’en rapporter au mouvement instinctif, à la foi intérieure, à la voix inarticulée, de notre cœur. Là, dearest, tout moment près de vous est infiniment doux, parfaitement beau. Et non seulement les plus beaux moments ne sont jamais passés ; mais les moments actuels, les moments qui sont là, sont toujours les plus beaux. Ce qui est vaut toujours mieux que ce qui a été. Ce qui sera au moment où ce sera, vaudra mieux que ce qui est. L’âme ravie et à peine capable de suffire à son ravissement ne conçoit rien de supérieur, rien d’égal. Voilà la vérité, la pure vérité, la vérité de l’amour et du Ciel mille fois plus sûre, plus réelle, que toutes les appréciations, toutes les comparaisons où notre intelligence et notre langage s’épuisent, et s’épuisent sans succès.
Dimanche 9 heures et demie
Je sors de mon lit. J’ai très bien dormi. J’étais fatigué hier au soir. Je me suis couché à 9 heures. Je ne me suis réveillé qu’une fois à 2 heures et pour une demi-heure. Que je voudrais vous savoir un tel sommeil ! J’ai encore un peu d’enrouement bien peu, et de plus en plus en déclin. C’est le seul mal auquel je sois réellement sujet, le seul dont j’aie été une fois assez gravement atteint en 1832, six semaines après mon entrée au Ministère de l’instruction publique. J’ai passé plus d’un mois dans mon lit, complètement dans mon lit. A la vérité je ne m’y étais mis qu’après avoir lutté contre le mal avec une assez sotte obstination, au moins autant par amour propre et pour ne pas céder que par la nécessité des Affaires. J’ai tenu un grand conseil de l’instruction, publique, qui a dure près de deux heures, une demi-heure après m’être fait mettre 40 sangsues et pendant qu’elles coulaient encore. Il y a en nous bien de l’enfantillage. J’ai beaucoup usé de ces organes là ; j’en userai encore beaucoup. Il faut que je le ménage. Il n’est pas du tout affecté en lui-même ; mais toute affection générale s’y porte aussi le repos général me fait-il toujours plus de bien que tout remède particulier.
10 h. Voilà votre N° 28. Moi aussi ce samedi sans lettre me parait horriblement pour vous et pour moi. Mais dormez, dormez ; je vous le demande en grâce. Cela vous va si bien d’avoir bien dormi ! Seulement, dormez dans votre chambre plutôt qu’au bois de Boulogne. Adieu. C’est le vôtre que je vous renvoie avec le mien de plus.
Me voici rentré dans mon Val-Richer. Le lieu me plaît ; mais qu’importe ? Je vous ai dit, je crois, qu’au milieu des plus grandes scènes politiques en y prenant la part la plus active, l’intérêt le plus vif en y désirant ardemment le succès, jamais je n’avais vu là, jamais je n’avais reçu de là le bonheur, rien qui méritât le nom de bonheur. Il m’est arrivé aussi d’être fatigué, très fatigué de souhaiter le repos, le repos de l’esprit et du corps loin des affaires, loin des hommes, l’oisiveté complète et sinon la complète solitude, du moins sa paix et son silence. Et quand j’ai pu me donner ce repos, j’en ai joui très doucement, presque puérilement. Mais là non plus, je n’ai jamais senti, ni attendu le bonheur. Les hommes se croient heureux à bien bon marché ! Aux uns du pouvoir aux autres du calme ; à ceux-là les applaudissements de la ville à ceux-ci les charmes de la campagne; et ils se disent contents ! Et il y a des philosophes et des poètes pour célébrer l’une ou l’autre de ces situations comme la plus belle ou la plus douce destinée humaine !
Madame, j’ai entendu retentir les applaudissements ; j’ai vu le soleil briller, et la lune dormir sur les plus tranquilles, les plus gracieuses prairies; j’ai connu les joies puissantes du succès et les plaisirs suaves du repos. Tout cela est très superficiel, très incomplet ; tout cela, ne m’a jamais donné que des impressions dont je sentais l’insuffisance en même temps que la douceur. Il n’y a qu’une impression complète, suffisante pour notre âme. Et l’instinct universel, le dit comme moi. Voilà deux créatures qui s’aiment; elles sont ensemble ; elles se partent. Personne ne les a entendues ; elles n’ont parlé à personne. Dites au premier venu qu’elles s’aiment, qu’elles s’aiment vraiment ; et demandez-lui, s’il croit que tant qu’elles s’aiment quelque chose leur manque. Sans hésiter il vous dira non. Allez à elles ; et, si vous avez le courage de les déranger, demandez leur à elles. Même si quelque chose leur manque ; elles vous regarderont en pitié. Prenez toute autre face de la vie, ce qui vous plaira, le pouvoir, la gloire, la science, la retraite, y a-t-il une autre situation à laquelle on puisse adresser la même question et recevoir la même réponse ? Princesse, je dis du repos du Val-Richer comme du bruit de la salle du Palais Bourbon, c’est quelque chose, mais peu bien peu. Je le dis encore bien plus aujourd’hui qu’il y a huit jours.
Quels huit jours ! Les retrouverons-nous ? Nous retrouverons nous jamais à ce point libres et seuls ? C’est là notre plus beau moment m’avez-vous dit une fois ; il est passé ! Dearest, cela n’est pas vrai, quoique vous l’ayez dit. Il y a un genre et un degré de bonheur où il n’y a point de plus beau moment où aucun beau moment ne passe. On ne mesure point ce qui est infini. On ne compare point ce qui est parfait. Il n’en faut croire en de telles choses, ni le raisonnement, ni le langage humain. Le langage est borné et grossier. Le raisonnement est borné et grossier. Il faut s’en rapporter au mouvement instinctif, à la foi intérieure, à la voix inarticulée, de notre cœur. Là, dearest, tout moment près de vous est infiniment doux, parfaitement beau. Et non seulement les plus beaux moments ne sont jamais passés ; mais les moments actuels, les moments qui sont là, sont toujours les plus beaux. Ce qui est vaut toujours mieux que ce qui a été. Ce qui sera au moment où ce sera, vaudra mieux que ce qui est. L’âme ravie et à peine capable de suffire à son ravissement ne conçoit rien de supérieur, rien d’égal. Voilà la vérité, la pure vérité, la vérité de l’amour et du Ciel mille fois plus sûre, plus réelle, que toutes les appréciations, toutes les comparaisons où notre intelligence et notre langage s’épuisent, et s’épuisent sans succès.
Dimanche 9 heures et demie
Je sors de mon lit. J’ai très bien dormi. J’étais fatigué hier au soir. Je me suis couché à 9 heures. Je ne me suis réveillé qu’une fois à 2 heures et pour une demi-heure. Que je voudrais vous savoir un tel sommeil ! J’ai encore un peu d’enrouement bien peu, et de plus en plus en déclin. C’est le seul mal auquel je sois réellement sujet, le seul dont j’aie été une fois assez gravement atteint en 1832, six semaines après mon entrée au Ministère de l’instruction publique. J’ai passé plus d’un mois dans mon lit, complètement dans mon lit. A la vérité je ne m’y étais mis qu’après avoir lutté contre le mal avec une assez sotte obstination, au moins autant par amour propre et pour ne pas céder que par la nécessité des Affaires. J’ai tenu un grand conseil de l’instruction, publique, qui a dure près de deux heures, une demi-heure après m’être fait mettre 40 sangsues et pendant qu’elles coulaient encore. Il y a en nous bien de l’enfantillage. J’ai beaucoup usé de ces organes là ; j’en userai encore beaucoup. Il faut que je le ménage. Il n’est pas du tout affecté en lui-même ; mais toute affection générale s’y porte aussi le repos général me fait-il toujours plus de bien que tout remède particulier.
10 h. Voilà votre N° 28. Moi aussi ce samedi sans lettre me parait horriblement pour vous et pour moi. Mais dormez, dormez ; je vous le demande en grâce. Cela vous va si bien d’avoir bien dormi ! Seulement, dormez dans votre chambre plutôt qu’au bois de Boulogne. Adieu. C’est le vôtre que je vous renvoie avec le mien de plus.
28. Val-Richer, Dimanche 27 août 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (25 août - 7 septembre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°28 Dimanche 27. Une heure
J’ai à écrire ce matin trois ou quatre lettres indispensables ; mais il m’est impossible de ne pas commencer par vous. Un quart d’heure seulement ; puis, je vous quitterai pour aller à mes devoirs. Est-ce sur que je vous quitterai ? Je passerais si doucement ma journée à vous écrire. Au moins, si je vous quitte, vous saurez ce qu’il m’en a coûté, n’est-ce pas ? L’absence qui est toujours intolérable, ne peut être tolérée qu’à une condition, la confiance, la parfaite sécurité du cœur. Le Ciel veut de la foi ; et partout où il y a de la foi, il y a quelque chose du ciel qui adoucit toutes les amertumes de la terre.
2 heures
Voilà les visites du Dimanche qui commencent. Je voudrais bien ne pas être trop interrompu aujourd’hui. Vous avez raison de faire aussi, des visites, outre la distraction vos dettes seront payées. Payez aussi vos dettes de lettres si vous en avez encore. Je vous le recommande comme si cela était nécessaire pour que vous fussiez libre, bien libre la semaine prochaine. Ne trouvez-vous pas qu’on prend plaisir à multiplier les précautions, les arrangements, à entrer, sans la moindre nécessité dans les plus petits détails ? Il y a une importance qui se répand sur toutes choses et leur prête à toute sa grandeur. Moi, j’ai déjà réglé toute ma course de Compiègne. J’irai après demain mardi chercher ma mère et mes enfants à Trouville. Je les ramènerai ici mercredi, à la rigueur, en forçant. personnes et chevaux, je pourrais revenir le mardi soir ; mais je soigne encore mon reste d’enrouement ; et Mad. de Meulan, que j’emmène a quelque envie de se promener un peu au bord de la mer. Il faut penser au plaisir de ceux avec qui l’on vit et qui vous aiment n’est-ce pas ? Je suis sûr que vous y pensez beaucoup que vous êtes très bonne, très attentive pour vos entours.
10 heures et demie
J’ai mal pris mon jour pour désirer de ne pas être interrompu. Comme j’écrivais mes lettres de devoir, deux visiteurs me sont arrivés de treize lieues, un neveu de Mad. Récamier et un de nos plus habiles paysagistes, M. Alligny. Il a pris fantaisie à celui-ci de venir dessiner une vue du Val Richer. Je les ai reçus, promenés, et je viens seulement de les envoyer coucher. Ils répartiront demain, après déjeuner. Savez-vous ce qui m’arrive à chaque, incident de la vie aux plus petits incidents? Je me dis. Cela me plairait si..... Cela m’amuserait si .... Comme le si n’y est pas, cela ne me plaît ni ne m’amuse. Cependant je me plais, je m’amuse, intérieurement à imaginer à me raconter tout bas ce qui serait, ce qui se dirait, comment toutes choses se passeraient si le si était là. C’est ce que j’ai fait depuis 4 heures, en marchant, en causant, en cherchant le plus joli point de vue, pour le paysagiste en prenant du thé ce soir. Ou je me trompe fort ou ces messieurs m’ont trouvé aimable et sont contents de mon accueil. Ils ont vraiment cru qu’en leur parlant c’était à eux que je pensais. Mais j’ai trop parlé. Je suis enroué ce soir. Ce n’était pas la peine. Je vais me coucher. Adieu. Ce n’est pas le vrai adieu. Celui-ci à demain, après avoir reçu votre lettre. Pourquoi pas deux adieu ? Il y en aura deux, Madame et je vous promets que l’on ne nuira point à l’autre.
Lundi 3 heures
Il pleut horriblement. J’attends le facteur depuis dix heures. Enfin le voilà. Comment tant de joie peut-elle en une seconde, succéder à tant d’ennui ? Que de choses je voudrais vous dire ! Mais il faut que le facteur reparte tout de suite. Adieu. Adieu Je crois que le second vaut mieux que le premier. G.
J’ai à écrire ce matin trois ou quatre lettres indispensables ; mais il m’est impossible de ne pas commencer par vous. Un quart d’heure seulement ; puis, je vous quitterai pour aller à mes devoirs. Est-ce sur que je vous quitterai ? Je passerais si doucement ma journée à vous écrire. Au moins, si je vous quitte, vous saurez ce qu’il m’en a coûté, n’est-ce pas ? L’absence qui est toujours intolérable, ne peut être tolérée qu’à une condition, la confiance, la parfaite sécurité du cœur. Le Ciel veut de la foi ; et partout où il y a de la foi, il y a quelque chose du ciel qui adoucit toutes les amertumes de la terre.
2 heures
Voilà les visites du Dimanche qui commencent. Je voudrais bien ne pas être trop interrompu aujourd’hui. Vous avez raison de faire aussi, des visites, outre la distraction vos dettes seront payées. Payez aussi vos dettes de lettres si vous en avez encore. Je vous le recommande comme si cela était nécessaire pour que vous fussiez libre, bien libre la semaine prochaine. Ne trouvez-vous pas qu’on prend plaisir à multiplier les précautions, les arrangements, à entrer, sans la moindre nécessité dans les plus petits détails ? Il y a une importance qui se répand sur toutes choses et leur prête à toute sa grandeur. Moi, j’ai déjà réglé toute ma course de Compiègne. J’irai après demain mardi chercher ma mère et mes enfants à Trouville. Je les ramènerai ici mercredi, à la rigueur, en forçant. personnes et chevaux, je pourrais revenir le mardi soir ; mais je soigne encore mon reste d’enrouement ; et Mad. de Meulan, que j’emmène a quelque envie de se promener un peu au bord de la mer. Il faut penser au plaisir de ceux avec qui l’on vit et qui vous aiment n’est-ce pas ? Je suis sûr que vous y pensez beaucoup que vous êtes très bonne, très attentive pour vos entours.
10 heures et demie
J’ai mal pris mon jour pour désirer de ne pas être interrompu. Comme j’écrivais mes lettres de devoir, deux visiteurs me sont arrivés de treize lieues, un neveu de Mad. Récamier et un de nos plus habiles paysagistes, M. Alligny. Il a pris fantaisie à celui-ci de venir dessiner une vue du Val Richer. Je les ai reçus, promenés, et je viens seulement de les envoyer coucher. Ils répartiront demain, après déjeuner. Savez-vous ce qui m’arrive à chaque, incident de la vie aux plus petits incidents? Je me dis. Cela me plairait si..... Cela m’amuserait si .... Comme le si n’y est pas, cela ne me plaît ni ne m’amuse. Cependant je me plais, je m’amuse, intérieurement à imaginer à me raconter tout bas ce qui serait, ce qui se dirait, comment toutes choses se passeraient si le si était là. C’est ce que j’ai fait depuis 4 heures, en marchant, en causant, en cherchant le plus joli point de vue, pour le paysagiste en prenant du thé ce soir. Ou je me trompe fort ou ces messieurs m’ont trouvé aimable et sont contents de mon accueil. Ils ont vraiment cru qu’en leur parlant c’était à eux que je pensais. Mais j’ai trop parlé. Je suis enroué ce soir. Ce n’était pas la peine. Je vais me coucher. Adieu. Ce n’est pas le vrai adieu. Celui-ci à demain, après avoir reçu votre lettre. Pourquoi pas deux adieu ? Il y en aura deux, Madame et je vous promets que l’on ne nuira point à l’autre.
Lundi 3 heures
Il pleut horriblement. J’attends le facteur depuis dix heures. Enfin le voilà. Comment tant de joie peut-elle en une seconde, succéder à tant d’ennui ? Que de choses je voudrais vous dire ! Mais il faut que le facteur reparte tout de suite. Adieu. Adieu Je crois que le second vaut mieux que le premier. G.
29. Val-Richer, Lundi 28 août 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (25 août - 7 septembre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°29 Lundi 28, 4 heures du soir
J’espère que ma course à Trouville ne causera aucun retard dans mes lettres. Je fais, pour m’en assurer des combinaisons, je prends des précautions très savantes. Par exemple, ce N° ci, je le porterai demain à Lisieux par où je passe et je l’y laisserai en recommandant qu’on ne le mette à la poste qu’après demain mercredi sans quoi, vous auriez deux lettres Mercredi, et point jeudi. Votre n°30 à vous, que j’attends demain, je viens de faire dire qu’on me le garde à Lisieux où je le prendrai en passant ; et aussi le n° 31 que je prendrai après demain, en repassant ce qui fait que je l’aurai deux heures plutôt que si je le laissais venir m’attendre ici. Et mon N° 30 à moi, qui sera daté de Trouville, je le mettrai après demain à la poste à Lisieux en prenant votre n° 31. Je m’amuse à vous raconter tous mes artifices. Qu’on a d’esprit dans le cœur ! De cet esprit là pourtant, vous n’aurez que quelques lignes aujourd’hui, Madame.
Je viens d’écrire je ne sais combien de lettres insignifiantes de vieilles dettes ; j’en suis écrasé. Je me lèverai demain à 6 heures. Il faut que je me couche et que je dorme. Je me soigne. Non, je ne me suis jamais endormi en marchant ; Mais je conçois parfaitement que cela arrive; de tous les besoins physiques, le sommeil me paraît le plus irrésistible. N’essayez jamais d’y résister ; Dormez au bois de Boulogne chez Mad. de Castellane, même près de la petite table à thé. Vous avez si bonne grâce à avoir bien dormi ?
Il était dix heures hier et non pas 9 h. 1/2, quand votre N°28 m’est arrivé. Que n’est-il venu un peu plutôt ? Je penserais avec ravissement à la coïncidence. Mais ne me demandez pas de croire jamais que la distance s’évanouisse. Entre la réalité et le rêve il y a toujours pour moi un abyme. Je sais jouir du rêve pourtant sans m’en contenter. Adieu. Adieu.
Mardi 6 h. 1/2 Je me lève. Je ne fermerai certainement pas cette lettre sans vous dire encore adieu. Je pars dans une demi-heure. La pluie a cessé. Je déteste la pluie. Quand je suis triste, peu m’importe la pluie ou le soleil ; il n’est pas au pouvoir de l’atmosphère de changer ma disposition intérieure. Mais quand j’ai le cœur serein, je veux que l’atmosphère le soit aussi. Le contraste me choque. Il me semble que j’ai en moi de quoi dissiper tous les nuages, et que, s’ils demeurent, c’est moi qui suis vaincu. Dans quelques heures, je me promènerai le long de la mer. Elle n’aura plus pour moi deux rives. Tout est sur la même. Qu’il serait charmant de s’y promener avec vous ! Adieu enfin. Adieu pour tout de bon. G.
J’espère que ma course à Trouville ne causera aucun retard dans mes lettres. Je fais, pour m’en assurer des combinaisons, je prends des précautions très savantes. Par exemple, ce N° ci, je le porterai demain à Lisieux par où je passe et je l’y laisserai en recommandant qu’on ne le mette à la poste qu’après demain mercredi sans quoi, vous auriez deux lettres Mercredi, et point jeudi. Votre n°30 à vous, que j’attends demain, je viens de faire dire qu’on me le garde à Lisieux où je le prendrai en passant ; et aussi le n° 31 que je prendrai après demain, en repassant ce qui fait que je l’aurai deux heures plutôt que si je le laissais venir m’attendre ici. Et mon N° 30 à moi, qui sera daté de Trouville, je le mettrai après demain à la poste à Lisieux en prenant votre n° 31. Je m’amuse à vous raconter tous mes artifices. Qu’on a d’esprit dans le cœur ! De cet esprit là pourtant, vous n’aurez que quelques lignes aujourd’hui, Madame.
Je viens d’écrire je ne sais combien de lettres insignifiantes de vieilles dettes ; j’en suis écrasé. Je me lèverai demain à 6 heures. Il faut que je me couche et que je dorme. Je me soigne. Non, je ne me suis jamais endormi en marchant ; Mais je conçois parfaitement que cela arrive; de tous les besoins physiques, le sommeil me paraît le plus irrésistible. N’essayez jamais d’y résister ; Dormez au bois de Boulogne chez Mad. de Castellane, même près de la petite table à thé. Vous avez si bonne grâce à avoir bien dormi ?
Il était dix heures hier et non pas 9 h. 1/2, quand votre N°28 m’est arrivé. Que n’est-il venu un peu plutôt ? Je penserais avec ravissement à la coïncidence. Mais ne me demandez pas de croire jamais que la distance s’évanouisse. Entre la réalité et le rêve il y a toujours pour moi un abyme. Je sais jouir du rêve pourtant sans m’en contenter. Adieu. Adieu.
Mardi 6 h. 1/2 Je me lève. Je ne fermerai certainement pas cette lettre sans vous dire encore adieu. Je pars dans une demi-heure. La pluie a cessé. Je déteste la pluie. Quand je suis triste, peu m’importe la pluie ou le soleil ; il n’est pas au pouvoir de l’atmosphère de changer ma disposition intérieure. Mais quand j’ai le cœur serein, je veux que l’atmosphère le soit aussi. Le contraste me choque. Il me semble que j’ai en moi de quoi dissiper tous les nuages, et que, s’ils demeurent, c’est moi qui suis vaincu. Dans quelques heures, je me promènerai le long de la mer. Elle n’aura plus pour moi deux rives. Tout est sur la même. Qu’il serait charmant de s’y promener avec vous ! Adieu enfin. Adieu pour tout de bon. G.
30. Trouville, Mercredi 30 août 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (25 août - 7 septembre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°30 Trouville Mercredi 30 août
Vous n’aurez qu’un mot, absolument qu’un mot. Je n’ai ici ni temps, ni papier, ni plume ni encre. Je ne trouve dans la maison que ce vieux chiffon de papier rose, pas mal ridicule à vous envoyer. Mais peu importe. Nous partons dans deux heures.
J’ai trouvé mes filles à merveille, grandies, engraissées et d’une vivacité charmante. Mon petit Guillaume est un peu enrhumé. Le temps est très mauvais, grande pluie, grand vent, la marée monte en ce momenl avec une rapidité et une force admirable. Elle fait presque autant de bruit que mes deux filles, qui sautent, rient, crient autour de moi pendant que j’écris, et voudraient bien voir ce que j’écris. J’ai pris à Lisieux votre n° 30. Je prendrai aujourd’hui le 31, tous aussi doux à recevoir, à lire, à relire. Il n’y a pas moyen d’écrire. Voilà Mad. de Meulan, et ma mère qui entrent. Adieu. Adieu, un bon et vrai adieu, mais jamais de dernier. G.
Vous n’aurez qu’un mot, absolument qu’un mot. Je n’ai ici ni temps, ni papier, ni plume ni encre. Je ne trouve dans la maison que ce vieux chiffon de papier rose, pas mal ridicule à vous envoyer. Mais peu importe. Nous partons dans deux heures.
J’ai trouvé mes filles à merveille, grandies, engraissées et d’une vivacité charmante. Mon petit Guillaume est un peu enrhumé. Le temps est très mauvais, grande pluie, grand vent, la marée monte en ce momenl avec une rapidité et une force admirable. Elle fait presque autant de bruit que mes deux filles, qui sautent, rient, crient autour de moi pendant que j’écris, et voudraient bien voir ce que j’écris. J’ai pris à Lisieux votre n° 30. Je prendrai aujourd’hui le 31, tous aussi doux à recevoir, à lire, à relire. Il n’y a pas moyen d’écrire. Voilà Mad. de Meulan, et ma mère qui entrent. Adieu. Adieu, un bon et vrai adieu, mais jamais de dernier. G.
31. Val Richer, Jeudi 31 août 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (25 août - 7 septembre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°31 Jeudi 31 3 h 1/2, du Val Richer.
Oui ceci est ma dernière réponse ; et à part le bonheur de vous voir qui est bien quelque chose, j’en suis charmé. Vous aimez mes lettres, me dites-vous. Vous êtes bien bonne. Je ne les aime pas moi. J’ai un grand défaut Madame. Je passe pour un homme raisonnable ; et je l’ai été, je le suis en effet avec tout le monde, dans le train habituel de la vie. Mais voici ma folie. Quand j’ai rencontré, quand j’ai goûté dans un coin, dans un seul coin, la perfection que Dieu laisse quelque fois tomber sur la terre la perfection de l’affection, de la vérité, de la liberté de l’intimité, de la confiance, de la conversation, de toutes choses enfin, petites ou grandes, je ne puis plus supporter que la moindre imperfection s’introduire que la moindre lacune se fasse sentir dans ce coin là. J’accepte l’insignifiance, le mensonge, tout le vide, l’incomplet, l’artificiel des relations humaines, et les formes et le langage qui conviennent à un fond si léger et si vain. Mais je me révolte, je souffre matériellement dans tous mes nerfs, quand les mêmes apparences, les mêmes réticences subsistent ou reparaissent dans une relation en elle-même vraie et parfaite. Par ma raison, je reconnais la nécessité et je lui obéis ; par ma folie, je proteste et j’enrage. J’agis, je parle aussi sagement, j’espère aussi convenablement qu’un autre ; mais en agissant, en parlant des pensées autres que celles qu’expriment mes actions assiègent mon esprit ; des paroles autres que celles que je prononce, errent sur mes lèvres. Et de jour en jour le sentiment de ce désaccord monte dans mon cœur ; et l’humeur me gagne ; et je prends tout ce que je dis, tout ce que j’écris, en mépris et en déplaisir. Qu’on se passe du Paradis quand on ne l’a pas ; il le faut bien ; mais l’avoir, l’avoir à soi, et y vivre, s’y promener du même air que sur cette pauvre terre au milieu de la pauvre foule qui la remplit, c’est intolérable.
J’irai vous voir Madame et je perdrai pendant quelques jours ce sentiment. Et puis je le retrouverai. Et puis je retournerai le perdre encore près de vous, et pour bien plus longtemps, l’espère. Et je prie Dieu de ne pas prendre mon humeur au pied de la lettre et de me laisser mon Paradis. J’y compte ; vous m’en avez répété dans le n° 31, et en termes ravissants, la ravissante promesse.
10 heures
Vous avez très bien fait de finir amicalement votre lettre à M. de Lieven. Ce n’est point faiblesse, Madame ; c’est droiture et bonté de cœur, c’est respect pour vous-même, pour vos souvenirs, pour un lien ancien et puissant. Vous devez à la supériorité même qui vous a, si souvent rendu cette relation difficile, de mettre de votre côté tous les bons procédés, toutes les bonnes paroles. Il faut que tout le monde soit dans son tort avec vous. J’espère beaucoup que votre lettre au Comte Orloff et son intervention auprès de M. de Lieven feront finir de triste ennui intérieur. J’en suis très préoccupé pour vous ; j’en suis choqué, j’en suis affligé. Tout cela est bien au dessous de vous, et pourtant cela vous atteint. Nous en reparlerons dimanche. J’ai bien des choses à vous dire à ce sujet. J’en ai infiniment à vous dire sur tous les sujets. Mais il y en a un qui prend tout le temps, et il en a bien le droit, car tout le temps ne lui suffit pas. J’ajourne tout à Dimanche excepté cet adieu toujours si doux, même à la veille de Dimanche. G.
Je serai chez vous à 1 heure et demie
Oui ceci est ma dernière réponse ; et à part le bonheur de vous voir qui est bien quelque chose, j’en suis charmé. Vous aimez mes lettres, me dites-vous. Vous êtes bien bonne. Je ne les aime pas moi. J’ai un grand défaut Madame. Je passe pour un homme raisonnable ; et je l’ai été, je le suis en effet avec tout le monde, dans le train habituel de la vie. Mais voici ma folie. Quand j’ai rencontré, quand j’ai goûté dans un coin, dans un seul coin, la perfection que Dieu laisse quelque fois tomber sur la terre la perfection de l’affection, de la vérité, de la liberté de l’intimité, de la confiance, de la conversation, de toutes choses enfin, petites ou grandes, je ne puis plus supporter que la moindre imperfection s’introduire que la moindre lacune se fasse sentir dans ce coin là. J’accepte l’insignifiance, le mensonge, tout le vide, l’incomplet, l’artificiel des relations humaines, et les formes et le langage qui conviennent à un fond si léger et si vain. Mais je me révolte, je souffre matériellement dans tous mes nerfs, quand les mêmes apparences, les mêmes réticences subsistent ou reparaissent dans une relation en elle-même vraie et parfaite. Par ma raison, je reconnais la nécessité et je lui obéis ; par ma folie, je proteste et j’enrage. J’agis, je parle aussi sagement, j’espère aussi convenablement qu’un autre ; mais en agissant, en parlant des pensées autres que celles qu’expriment mes actions assiègent mon esprit ; des paroles autres que celles que je prononce, errent sur mes lèvres. Et de jour en jour le sentiment de ce désaccord monte dans mon cœur ; et l’humeur me gagne ; et je prends tout ce que je dis, tout ce que j’écris, en mépris et en déplaisir. Qu’on se passe du Paradis quand on ne l’a pas ; il le faut bien ; mais l’avoir, l’avoir à soi, et y vivre, s’y promener du même air que sur cette pauvre terre au milieu de la pauvre foule qui la remplit, c’est intolérable.
J’irai vous voir Madame et je perdrai pendant quelques jours ce sentiment. Et puis je le retrouverai. Et puis je retournerai le perdre encore près de vous, et pour bien plus longtemps, l’espère. Et je prie Dieu de ne pas prendre mon humeur au pied de la lettre et de me laisser mon Paradis. J’y compte ; vous m’en avez répété dans le n° 31, et en termes ravissants, la ravissante promesse.
10 heures
Vous avez très bien fait de finir amicalement votre lettre à M. de Lieven. Ce n’est point faiblesse, Madame ; c’est droiture et bonté de cœur, c’est respect pour vous-même, pour vos souvenirs, pour un lien ancien et puissant. Vous devez à la supériorité même qui vous a, si souvent rendu cette relation difficile, de mettre de votre côté tous les bons procédés, toutes les bonnes paroles. Il faut que tout le monde soit dans son tort avec vous. J’espère beaucoup que votre lettre au Comte Orloff et son intervention auprès de M. de Lieven feront finir de triste ennui intérieur. J’en suis très préoccupé pour vous ; j’en suis choqué, j’en suis affligé. Tout cela est bien au dessous de vous, et pourtant cela vous atteint. Nous en reparlerons dimanche. J’ai bien des choses à vous dire à ce sujet. J’en ai infiniment à vous dire sur tous les sujets. Mais il y en a un qui prend tout le temps, et il en a bien le droit, car tout le temps ne lui suffit pas. J’ajourne tout à Dimanche excepté cet adieu toujours si doux, même à la veille de Dimanche. G.
Je serai chez vous à 1 heure et demie
Mots-clés : Autoportrait, Famille Benckendorff, Relation François-Dorothée
Compiègne, Mardi 5 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (25 août - 7 septembre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
Compiègne 5 h. 1/2 Mardi.
J’arrive après avoir eu une roue brisée en route et deux heures de retard ce qui fait que j’ai tout juste le temps de m’habiller avant dîner. Deux lignes donc seulement à mon grand, grand regret, j’ai le cœur si plein qu’il me paraît ridicule que ma lettre soit si vide. Demain, j’aurai du temps et après-demain, à 2 heures, j’aurai mieux que du temps, car j’espère bien gagner encore la matinée de jeudi. Je suis bien. Mon rhume est fort diminué aujourd’hui. Hier soir, il m’impatientait, pour vous encore plus que pour moi.
Adieu. Adieu. N’est-il pas admirable que nous ayons trouvé le secret de rendre doux ce mot Adieu ? G.
J’arrive après avoir eu une roue brisée en route et deux heures de retard ce qui fait que j’ai tout juste le temps de m’habiller avant dîner. Deux lignes donc seulement à mon grand, grand regret, j’ai le cœur si plein qu’il me paraît ridicule que ma lettre soit si vide. Demain, j’aurai du temps et après-demain, à 2 heures, j’aurai mieux que du temps, car j’espère bien gagner encore la matinée de jeudi. Je suis bien. Mon rhume est fort diminué aujourd’hui. Hier soir, il m’impatientait, pour vous encore plus que pour moi.
Adieu. Adieu. N’est-il pas admirable que nous ayons trouvé le secret de rendre doux ce mot Adieu ? G.
Mots-clés : Relation François-Dorothée, Vie politique
32. Du château de Compiègne, Mardi 5 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (25 août - 7 septembre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°32 Du château de Compiègne, Mardi 5. 10 heures 1/2 du soir.
On vient de se séparer. Je remonte chez moi. Je ne me coucherai pas sans avoir causé un moment avec vous. J’ai eu ce matin un vif déplaisir. Je m’étais promis de vous écrire un mot avant de partir. Il m’est odieux de vous laisser tout un jour sans lettre, sans un signe de vie de moi, quand ce jour-ci comme tous les jours, loin de vous comme près de vous, mon âme est pleine de vous ; quand le sentiment de votre présence ne me quitte pas plus que celui de la vie. Il n’y a pas eu moyen. J’étais à peine levé que deux personnes me sont arrivées, puis deux autres. On m’a tenu jusqu’à 9 h. 1/4. Il a fallu partir. Je suis donc parti. Mais les chevaux ont beau courir, l’espace a beau s’étendre entre vous et moi ; vous êtes là, je vous vois, je vous entends ; je recommence nos charmants entretiens, et quand j’ai fini, je recommence encore. Ce sont là des rêves. Madame, des rêves de malade, car l’absence est le pire des maux. Mais que ce papier vous apporte du moins mes rêves ; qu’aujourd’hui, demain en y regardant, vous aussi vous puissiez rêver que je suis là, que je vous parle. La vie dure si peu et s’en va, si vite, et on en perd tant ! à côté de ces moments si beaux que nous passons ensemble, mettez, comptez, je vous prie, tous ceux que nous donnons à qui ? à quoi ? Cela est-il juste ? Cela est-il raisonnable ? Il faut que la société, ses devoirs, ses convenances, ses arrangements soient bien puissants et bien sacrés pour que nous leur fassions une si large part à nos dépens à nous, à nous mêmes.
Je ne suis pas, vous le savez, de nature rebelle. J’accepte sans murmurer les lois de la destinée et du monde. Et pourtant qu’elles nous coûtent cher ! Que de sacrifices à leur faire, et quels sacrifices ! Allons, allons, je ne veux pas me plaindre ; je n’ai point droit de me plaindre ; hier était trop beau, après-demain sera trop beau. Je demande pardon à Dieu de mes paroles inconsidérées. Je lui demande pardon sans repentir et sans crainte. Je ne crains pas que Dieu regarde, au fond de mon cœur. Il y voit tant de reconnaissance pour Ie nouveau trésor qu’il me donne après m’avoir tant ôté ?
Mercredi 6 7 h.1/2
Je me lève. J’ai assez bien dormi. Nous sommes ici peu de monde. M. le Chancelier, le Général Sebastiani et sa femme, le Duc et la Duchesse de Trévisse, Eugène d’Harcourt, M. Lebrun (de l’Académie française), M. Duchâtel et moi. Puis des officiers du camp. J’ai dîné hier à côté de la grande Duchesse de Mecklembourg, excellente personne, toujours prête à s’émouvoir et aussi à s’amuser, frappée, charmée de l’activité qui règne dans ce pays-ci, mais un peu inquiète de tant de mouvement, inquiète des journaux, inquiète des chemins de fer qui vont chercher, dans les coins les plus reculés, tous les esprits, toutes les existences et ne laissent nulle part ni repos, ni les vertus qui ne fleurissent que dans le repos.
Elle voudrait bien mettre d’accord et voir prospérer ensemble tous les bons et beaux sentiments de toute espèce, ceux de l’ancien état social et ceux du nouveau, la fierté individuelle et la sympathie universelle, la grandeur de quelques-uns et l’égal bonheur de tous, la sérénité pieuse et l’activité puissante des esprits. Toutes les idées tous ces désirs un peu vagues et confus, et amenant un certain mélange d’admiration et de crainte, de curiosité et de timidité, d’attendrissement et de réserve, qui est assez intéressant à regarder.
Mad. la duchesse d’Orléans est engraissée et animée.Je n’ai causé avec elle que deux minutes après dîner. Elle espère que l’air de Compiègne guérira mon rhume. J’ai répondu que malheureusement il n’en aurait pas le temps, car j’étais obligé de demander à M. le Duc d’Orléans la permission de repartir demain. Aujourd’hui le déjeuner à 11 h. 1/2. Après le déjeuner une promenade en calèche, je ne sais où, peut-être aux ruines de Pierrefonds. Nous comptons partir demain matin vers 6 heures et être à Paris vers 1 heure. On a dû aller vous le dire. Nous n’avons fait cet arrangement, M. Duchâtel et moi, qu’au moment où nous montions, en voiture. Imaginez que je n’ai vu encore ni Mad. de Flahaut, ni Emilie et pour les voir, il faudra que j’aille ce matin, chez elles dans la ville. Mad. de Flahaut ne loge point au château. Elle y a passé quatre jours, comme toutes les personnes invitées ; mais ses quatre jours finis, c’est-à-dire hier matin, elle en est sortie pour retourner dans la maison qu’elle a louée. J’irai remettre la lettre de M. de Mentzingen entre le déjeuner et la promenade, mais je ne réponds pas de causer beaucoup avec Emilie.
J’attends une lettre ce matin. Je ne fermerai la mienne qu’après l’avoir reçue. Cependant j’ai bien envie de vous dire un premier adieu, sauf à recommencer. Il fait beau. vous êtes encore dans votre lit. Adieu. Vous vous promenez dans une heure aux Tuileries. Adieu. Adieu 9 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Est-elle charmante comme toutes ou plus charmante que toutes ? Je n’en sais rien. Je dirais volontiers l’un et l’autre. Soyez sans inquiétude sur mon rhume. Il serait fini depuis longtemps si je ne l’avais tant secoué, la nuit, le jour, au bord de la mer sur les grands chemins huit jours d’immobilité le dissiperont tout-à- fait. Moi aussi, pendant qu’elle durait, je me suis plaint dans mon âme de la soirée d’avant-hier. Mais j’avais tort. Il ne faut se plaindre de rien quand vous êtes là.
Adieu oui, Adieu, à demain. Vous me conterez en détail votre conversation.
On vient de se séparer. Je remonte chez moi. Je ne me coucherai pas sans avoir causé un moment avec vous. J’ai eu ce matin un vif déplaisir. Je m’étais promis de vous écrire un mot avant de partir. Il m’est odieux de vous laisser tout un jour sans lettre, sans un signe de vie de moi, quand ce jour-ci comme tous les jours, loin de vous comme près de vous, mon âme est pleine de vous ; quand le sentiment de votre présence ne me quitte pas plus que celui de la vie. Il n’y a pas eu moyen. J’étais à peine levé que deux personnes me sont arrivées, puis deux autres. On m’a tenu jusqu’à 9 h. 1/4. Il a fallu partir. Je suis donc parti. Mais les chevaux ont beau courir, l’espace a beau s’étendre entre vous et moi ; vous êtes là, je vous vois, je vous entends ; je recommence nos charmants entretiens, et quand j’ai fini, je recommence encore. Ce sont là des rêves. Madame, des rêves de malade, car l’absence est le pire des maux. Mais que ce papier vous apporte du moins mes rêves ; qu’aujourd’hui, demain en y regardant, vous aussi vous puissiez rêver que je suis là, que je vous parle. La vie dure si peu et s’en va, si vite, et on en perd tant ! à côté de ces moments si beaux que nous passons ensemble, mettez, comptez, je vous prie, tous ceux que nous donnons à qui ? à quoi ? Cela est-il juste ? Cela est-il raisonnable ? Il faut que la société, ses devoirs, ses convenances, ses arrangements soient bien puissants et bien sacrés pour que nous leur fassions une si large part à nos dépens à nous, à nous mêmes.
Je ne suis pas, vous le savez, de nature rebelle. J’accepte sans murmurer les lois de la destinée et du monde. Et pourtant qu’elles nous coûtent cher ! Que de sacrifices à leur faire, et quels sacrifices ! Allons, allons, je ne veux pas me plaindre ; je n’ai point droit de me plaindre ; hier était trop beau, après-demain sera trop beau. Je demande pardon à Dieu de mes paroles inconsidérées. Je lui demande pardon sans repentir et sans crainte. Je ne crains pas que Dieu regarde, au fond de mon cœur. Il y voit tant de reconnaissance pour Ie nouveau trésor qu’il me donne après m’avoir tant ôté ?
Mercredi 6 7 h.1/2
Je me lève. J’ai assez bien dormi. Nous sommes ici peu de monde. M. le Chancelier, le Général Sebastiani et sa femme, le Duc et la Duchesse de Trévisse, Eugène d’Harcourt, M. Lebrun (de l’Académie française), M. Duchâtel et moi. Puis des officiers du camp. J’ai dîné hier à côté de la grande Duchesse de Mecklembourg, excellente personne, toujours prête à s’émouvoir et aussi à s’amuser, frappée, charmée de l’activité qui règne dans ce pays-ci, mais un peu inquiète de tant de mouvement, inquiète des journaux, inquiète des chemins de fer qui vont chercher, dans les coins les plus reculés, tous les esprits, toutes les existences et ne laissent nulle part ni repos, ni les vertus qui ne fleurissent que dans le repos.
Elle voudrait bien mettre d’accord et voir prospérer ensemble tous les bons et beaux sentiments de toute espèce, ceux de l’ancien état social et ceux du nouveau, la fierté individuelle et la sympathie universelle, la grandeur de quelques-uns et l’égal bonheur de tous, la sérénité pieuse et l’activité puissante des esprits. Toutes les idées tous ces désirs un peu vagues et confus, et amenant un certain mélange d’admiration et de crainte, de curiosité et de timidité, d’attendrissement et de réserve, qui est assez intéressant à regarder.
Mad. la duchesse d’Orléans est engraissée et animée.Je n’ai causé avec elle que deux minutes après dîner. Elle espère que l’air de Compiègne guérira mon rhume. J’ai répondu que malheureusement il n’en aurait pas le temps, car j’étais obligé de demander à M. le Duc d’Orléans la permission de repartir demain. Aujourd’hui le déjeuner à 11 h. 1/2. Après le déjeuner une promenade en calèche, je ne sais où, peut-être aux ruines de Pierrefonds. Nous comptons partir demain matin vers 6 heures et être à Paris vers 1 heure. On a dû aller vous le dire. Nous n’avons fait cet arrangement, M. Duchâtel et moi, qu’au moment où nous montions, en voiture. Imaginez que je n’ai vu encore ni Mad. de Flahaut, ni Emilie et pour les voir, il faudra que j’aille ce matin, chez elles dans la ville. Mad. de Flahaut ne loge point au château. Elle y a passé quatre jours, comme toutes les personnes invitées ; mais ses quatre jours finis, c’est-à-dire hier matin, elle en est sortie pour retourner dans la maison qu’elle a louée. J’irai remettre la lettre de M. de Mentzingen entre le déjeuner et la promenade, mais je ne réponds pas de causer beaucoup avec Emilie.
J’attends une lettre ce matin. Je ne fermerai la mienne qu’après l’avoir reçue. Cependant j’ai bien envie de vous dire un premier adieu, sauf à recommencer. Il fait beau. vous êtes encore dans votre lit. Adieu. Vous vous promenez dans une heure aux Tuileries. Adieu. Adieu 9 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Est-elle charmante comme toutes ou plus charmante que toutes ? Je n’en sais rien. Je dirais volontiers l’un et l’autre. Soyez sans inquiétude sur mon rhume. Il serait fini depuis longtemps si je ne l’avais tant secoué, la nuit, le jour, au bord de la mer sur les grands chemins huit jours d’immobilité le dissiperont tout-à- fait. Moi aussi, pendant qu’elle durait, je me suis plaint dans mon âme de la soirée d’avant-hier. Mais j’avais tort. Il ne faut se plaindre de rien quand vous êtes là.
Adieu oui, Adieu, à demain. Vous me conterez en détail votre conversation.
33. Compiègne, Mercredi 6 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (25 août - 7 septembre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°33 Mercredi, 5 heures et demie
Pourquoi ne vous écrirais-je pas quelques mots avant de m’habiller ? Je ne nous verrai demain qu’à 2 heures. Je ne veux pas que votre réveil se passe sans lettre. Une seule chose ma fait hésiter ; c’est la crainte qu’en voyant arriver une lettre que vous n’attendrez. pas, vous ne disiez avant de la lire - Ah ! Son retour est retardé ! Non, il ne l’est pas, dearest. Je vous verrai demain. J’ai trouvé moyen de vous faire arriver aujourd’hui une longue lettre et celle-ci ira vous chercher demain dans votre lit, quelques heures, avant que je n’entre, moi dans votre cabinet. Ai-je de l’esprit et bien mieux que de l’esprit ?
Je viens de me promener quatre heures, en tête-en-tête avec Mad. le duchesse d’Orléans, M. le Duc d’Orléans et la grande Duchesse de Mecklenbourg. Nous avons beaucoup causé, plus qu’il ne convenait peut-être à mon rhume et à ma distraction. En suivant ces longues allées si couvertes en roulant sur les pelouses si douces, en m’arrêtant devant ces chênes gigantesques, en regardant du haut des collines ces vallées si riantes, je vous cherchais, je vous plaçais partout ; mes vraies pensées, mes paroles intérieures allaient à vous. Et cependant j’écoutais, je parlais. J’en avais l’air au moins. J’espère n’avoir point dit de sottises. Il ne me semble pas que la physionomie de mes interlocuteurs m’en ait reproché aucune. Mon rhume va mieux. Soyez sans inquiétude. Quelques jours de repos absolu le dissiperont tout à fait.
Mais, dearest, il faudra vous accoutumer à me voir quelquefois, ce genre d’indisposition, comme moi à voir vos nerfs aisément ébranlés. Nous nous inquiéterons tous les deux et puis nous nous dirons l’un à l’autre qu’il n’y a rien là de grave ; et sans rien retrancher des préoccupations, des agitations de notre cœur, nous garderons assez de fermeté d’esprit pour voir les choses comme, elles sont, et non pas pires quelles ne sont. Je me prêche moi-même, en vous disant cela je sais que les sermons n’ont pas grande puissance. Il faut pourtant les répéter, et les écouter. Voilà six heures. J’ai tout juste le temps de m’habiller. Je verrai ce soir Mad. de Flahaut et sa fille. Adieu, adieu. Est-ce que je ne pourrais pas remplir d’adieu le reste de cette page? Adieu. G.
Pourquoi ne vous écrirais-je pas quelques mots avant de m’habiller ? Je ne nous verrai demain qu’à 2 heures. Je ne veux pas que votre réveil se passe sans lettre. Une seule chose ma fait hésiter ; c’est la crainte qu’en voyant arriver une lettre que vous n’attendrez. pas, vous ne disiez avant de la lire - Ah ! Son retour est retardé ! Non, il ne l’est pas, dearest. Je vous verrai demain. J’ai trouvé moyen de vous faire arriver aujourd’hui une longue lettre et celle-ci ira vous chercher demain dans votre lit, quelques heures, avant que je n’entre, moi dans votre cabinet. Ai-je de l’esprit et bien mieux que de l’esprit ?
Je viens de me promener quatre heures, en tête-en-tête avec Mad. le duchesse d’Orléans, M. le Duc d’Orléans et la grande Duchesse de Mecklenbourg. Nous avons beaucoup causé, plus qu’il ne convenait peut-être à mon rhume et à ma distraction. En suivant ces longues allées si couvertes en roulant sur les pelouses si douces, en m’arrêtant devant ces chênes gigantesques, en regardant du haut des collines ces vallées si riantes, je vous cherchais, je vous plaçais partout ; mes vraies pensées, mes paroles intérieures allaient à vous. Et cependant j’écoutais, je parlais. J’en avais l’air au moins. J’espère n’avoir point dit de sottises. Il ne me semble pas que la physionomie de mes interlocuteurs m’en ait reproché aucune. Mon rhume va mieux. Soyez sans inquiétude. Quelques jours de repos absolu le dissiperont tout à fait.
Mais, dearest, il faudra vous accoutumer à me voir quelquefois, ce genre d’indisposition, comme moi à voir vos nerfs aisément ébranlés. Nous nous inquiéterons tous les deux et puis nous nous dirons l’un à l’autre qu’il n’y a rien là de grave ; et sans rien retrancher des préoccupations, des agitations de notre cœur, nous garderons assez de fermeté d’esprit pour voir les choses comme, elles sont, et non pas pires quelles ne sont. Je me prêche moi-même, en vous disant cela je sais que les sermons n’ont pas grande puissance. Il faut pourtant les répéter, et les écouter. Voilà six heures. J’ai tout juste le temps de m’habiller. Je verrai ce soir Mad. de Flahaut et sa fille. Adieu, adieu. Est-ce que je ne pourrais pas remplir d’adieu le reste de cette page? Adieu. G.
34. Lisieux, Jeudi 7 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (25 août - 7 septembre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°34 Lisieux- Jeudi matin
J’aurai recours au même expédient. J’écrirai deux lettres coup sur coup pour que vous ne soyez pas un jour sans lettre. J’y ai du mérite. Vous savez que je n’aime pas les décadences. Quelle décadence ! La parole est déjà si inférieure à la pensée! Que l’écriture est inférieure à la parole ! Nous sommes étrangement soumis aux circonstances matérielles de la vie : rien n’est changé en moi, rien en vous ; le fond des âmes, le fond des choses est absolument le même. Bien plus, notre moyen de manifester, d’exprimer notre âme est le même ; toujours des mots, rien que des mots, des mots français tant que la langue en peut fournir. Mais les mots au lieu de les dire, il faut les écrire ; au lieu de passer en une seconde de mes lèvres à votre oreille. Et faut qu’il aillent, collés sur ce papier traverser je ne sais combien de lieues, je ne sais combien d’heures pour arriver à vous. Et tout est changé ! Et loin de dire tout ce que je pense, je n’’écris pas la millième partie de ce que je dirais ! Et les mots que je vous envoie tombent de mon âme lentement, lourdement comme de la glace comme du plomb ! Et dans ce moment même, dans ce que je vous dis là, que fais je? J’observe, je disserte, en moraliste en spectateur, il n’y a là rien de vrai rien de réel; Je sens autre chose, que ce que j’exprime, je pense à autre chose, qu’à ce que je vous dis. Ah, j’ai mille fois raison, Madame, de ne pas aimer les décadences ; mais, sinon les pires, du moins les plus incommodes de toutes sont celles qui ne sont qu’apparentes, et au sein desquelles le fond toujours le même, toujours aussi animé, aussi riche, ne paraît plus que sous une forme misérablement terne, courte, insignifiante. C’est comme si le soleil toujours ardent et brillant à son foyer, ne pouvait plus envoyer sur le monde qu’une lumière pâle et froide. Pour peu qu’il eût conscience de lui-même, il en souffrirait cruellement.
J’en reste là. Je m’ennuie de mes comparaison de mes réflexions. Je me raccoutumerai à écrire, je réapprendrai à oublier les immenses intervalles d’espace, de temps, qui nous séparent et les sacrifices qu’il faut leur faire. Mais aujourd’hui, je ne puis pas. J’ai encore les yeux pleins de ce que je voyais les oreilles charmées de ce que j’entendais il n’y a pas seize heures Vous écrire me distrait de vous. En cessant je vous verrai, je vous entendrai encore. Je l’aime mieux. Permettez-moi de vous dire adieu. C’est en vous disant adieu que je vous retrouve. Adieu donc. G.
J’aurai recours au même expédient. J’écrirai deux lettres coup sur coup pour que vous ne soyez pas un jour sans lettre. J’y ai du mérite. Vous savez que je n’aime pas les décadences. Quelle décadence ! La parole est déjà si inférieure à la pensée! Que l’écriture est inférieure à la parole ! Nous sommes étrangement soumis aux circonstances matérielles de la vie : rien n’est changé en moi, rien en vous ; le fond des âmes, le fond des choses est absolument le même. Bien plus, notre moyen de manifester, d’exprimer notre âme est le même ; toujours des mots, rien que des mots, des mots français tant que la langue en peut fournir. Mais les mots au lieu de les dire, il faut les écrire ; au lieu de passer en une seconde de mes lèvres à votre oreille. Et faut qu’il aillent, collés sur ce papier traverser je ne sais combien de lieues, je ne sais combien d’heures pour arriver à vous. Et tout est changé ! Et loin de dire tout ce que je pense, je n’’écris pas la millième partie de ce que je dirais ! Et les mots que je vous envoie tombent de mon âme lentement, lourdement comme de la glace comme du plomb ! Et dans ce moment même, dans ce que je vous dis là, que fais je? J’observe, je disserte, en moraliste en spectateur, il n’y a là rien de vrai rien de réel; Je sens autre chose, que ce que j’exprime, je pense à autre chose, qu’à ce que je vous dis. Ah, j’ai mille fois raison, Madame, de ne pas aimer les décadences ; mais, sinon les pires, du moins les plus incommodes de toutes sont celles qui ne sont qu’apparentes, et au sein desquelles le fond toujours le même, toujours aussi animé, aussi riche, ne paraît plus que sous une forme misérablement terne, courte, insignifiante. C’est comme si le soleil toujours ardent et brillant à son foyer, ne pouvait plus envoyer sur le monde qu’une lumière pâle et froide. Pour peu qu’il eût conscience de lui-même, il en souffrirait cruellement.
J’en reste là. Je m’ennuie de mes comparaison de mes réflexions. Je me raccoutumerai à écrire, je réapprendrai à oublier les immenses intervalles d’espace, de temps, qui nous séparent et les sacrifices qu’il faut leur faire. Mais aujourd’hui, je ne puis pas. J’ai encore les yeux pleins de ce que je voyais les oreilles charmées de ce que j’entendais il n’y a pas seize heures Vous écrire me distrait de vous. En cessant je vous verrai, je vous entendrai encore. Je l’aime mieux. Permettez-moi de vous dire adieu. C’est en vous disant adieu que je vous retrouve. Adieu donc. G.
35. Lisieux, Jeudi 14 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°35 Lisieux, jeudi 8 h 1/2
Ceci est pour le second jour, un morceau de pain, rien qu’un morceau de pain. Je viens de me donner une demi-heure de libre rêverie. J’appelle cela rêverie je ne sais pourquoi. Je ne rêve point ; je vois, j’entends, je sens très distinctement, très positivement. C’est aussi près de la réalité qu’il se peut quand ce n’est pas la réalité. Il est vrai qu’il y a un abyme. Mais en dépit de cet abyme, mon souvenir ne ressemble point à ce qu’on appelle de la rêverie ; il est clair, précis, animé. Il n’y a point de nuage, il n’y a que de la distance entre vous et moi. Cela me vient, je crois de vous et de ce que vous êtes, aussi bien que de moi-même vous êtes une nature, simple vraie à contours grands et nets. Il n’y a en vous rien de vague d’incertain rien qui, vu de loin, s’altère, s’efface, se confonde avec les vapeurs de l’horizon. De loin, ce n’est que votre image, mais une image lumineuse, vivante, comme vous l’êtes de près vous-même ; une image qui est à l’épreuve de l’éloignement comme de l’oubli, et à laquelle l’espace ni le temps ne peuvent rien ôter.
Dearest, je m’épuise en paroles pour vous donner quelque idée de ce que je sens aujourd’hui. Bien vainement à coup sûr. J’aime mieux m’en rapporter à vous. Parlez-vous de ma part ; et quand vous vous serez dit tout ce que vous saurez, ajoutez encore, et puis encore et puis toujours. Vous n’irez jamais au bout de ce que je vous dirais. Je vais monter en calèche pour le Val-Richer. J’y serai dans une heure et demie. C’est dans mon Cabinet seulement, auprès de ma fenêtre, que je puis reprendre avec quelque douceur nos conversations par lettres. Ici je ne sais sentir que la présence d’hier ou la séparation d’aujourd’hui. Adieu. Adieu. Adieu. G.
Ceci est pour le second jour, un morceau de pain, rien qu’un morceau de pain. Je viens de me donner une demi-heure de libre rêverie. J’appelle cela rêverie je ne sais pourquoi. Je ne rêve point ; je vois, j’entends, je sens très distinctement, très positivement. C’est aussi près de la réalité qu’il se peut quand ce n’est pas la réalité. Il est vrai qu’il y a un abyme. Mais en dépit de cet abyme, mon souvenir ne ressemble point à ce qu’on appelle de la rêverie ; il est clair, précis, animé. Il n’y a point de nuage, il n’y a que de la distance entre vous et moi. Cela me vient, je crois de vous et de ce que vous êtes, aussi bien que de moi-même vous êtes une nature, simple vraie à contours grands et nets. Il n’y a en vous rien de vague d’incertain rien qui, vu de loin, s’altère, s’efface, se confonde avec les vapeurs de l’horizon. De loin, ce n’est que votre image, mais une image lumineuse, vivante, comme vous l’êtes de près vous-même ; une image qui est à l’épreuve de l’éloignement comme de l’oubli, et à laquelle l’espace ni le temps ne peuvent rien ôter.
Dearest, je m’épuise en paroles pour vous donner quelque idée de ce que je sens aujourd’hui. Bien vainement à coup sûr. J’aime mieux m’en rapporter à vous. Parlez-vous de ma part ; et quand vous vous serez dit tout ce que vous saurez, ajoutez encore, et puis encore et puis toujours. Vous n’irez jamais au bout de ce que je vous dirais. Je vais monter en calèche pour le Val-Richer. J’y serai dans une heure et demie. C’est dans mon Cabinet seulement, auprès de ma fenêtre, que je puis reprendre avec quelque douceur nos conversations par lettres. Ici je ne sais sentir que la présence d’hier ou la séparation d’aujourd’hui. Adieu. Adieu. Adieu. G.
36. Val-Richer, Jeudi 14 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°36 Du Val-Richer, Jeudi 5 heures
Voilà la troisième fois aujourd’hui. Je m’étais promis ce matin d’attendre à demain. Mais j’en ai trop envie. Ma solitude me pèse trop. Je ne suis pas en train de résistance. Je suis fatiguée. J’ai voyagé cette nuit par un temps effroyable, la pluie, le vent, le froid, et une pauvre lune qui se débattait pour jeter au milieu de ce chaos un peu de lumière. Je ne me suis pas bien nettement aperçu de tout cela. Je rêvais, mais d’un rêve qui ne parvenait pas à l’illusion. Il faut de la foi en rêve comme dans la veille. Je crois que sans la regarder, sans y penser cette tourmente de l’atmosphère m’a troublé et dérangé au fond de cette voiture où j’étais pourtant bien seul, bien enfermé.
Le soleil est revenu depuis que je suis ici ; du soleil pour mes yeux, mais non pas pour mon âme. Il y a longtemps que je n’ai été à ce point en disposition triste et faible. On me croit beaucoup de force, et j’en ai. Mais la force ne supprime aucune de nos faiblesses. Elle les empêche Es, rien ne de gouverner notre conduite; voilà tout. Du reste je ne sais pourquoi j’appelle cela une faiblesse. Le vide est immense mais pas trop, pas plus que n’était le bonheur. Il est juste d’en sentir l’absence aussi vivement que la possession. Mes enfants, m’ont reçu avec transport. J’en ai été ému jusqu’à la reconnaissance. Je les aurais volontiers remerciés de leur joie. Je désire que vous les connaissiez. Mais vous ne les verrez jamais habituellement. C’est grand dommage. Ils vous aimeraient. Ils ont le cœur très prompt, très développé. Leur affection joyeuse, confiante, caressante, vous ferait du bien. Je voudrais vous voir entourée de sentiments doux, tendrement empressés. Je ne serais point jaloux de ce que vous y pourriez prendre de distraction même de plaisir.
Je vous trouve si seule de cœur ! Cela pèse sur le mien à toutes les heures du jour. Quand je ne suis pas là, vous êtes obligée de tout faire vous-même pour vous. Cependant si je devais perdre quelque chose la moindre chose à ce que vous trouveriez ailleurs aurais-je assez de vertu pour m’y résigner ? Je ne crois pas. Certainement non, je ne crois pas. Et me voudriez-vous cette vertu là ? J’espère bien que non. Imaginez qu’hier en arrivant à l’hôtel des poste pour monter en voiture, la première personne que j’aie aperçue dans la cour, c’est l’ambassadeur de Sardaigne qui venait embarquer, dans la malle poste de Turin, ce savant Prémontais qui a dîné avec nous mardi, et qu’il aime beaucoup. J’ai eu de cette rencontre, une joie d’enfant. Il me semblait qu’à côté de M. Brignole, j’entrevoyais une autre figure, seulement, il était entre elle et moi. C’était autrement mardi. J’aime mieux mardi.
Vendredi, 8 heures
J’ai beaucoup dormi. La pluie est ce matin plus épaisse que jamais. Je n’y ai pas regret. S’il faisait beau, il faudrait se promener, aller, venir être un peu en harmonie avec le soleil. Je resterai beaucoup dans mon cabinet. Mais j’y ai regret pour vous. Vous avez besoin d’air, de promenade moralement comme physiquement. Et puis soit santé, soit caractère, ces contrariétés-là vous atteignent plus que moi. En tout vous êtes sensible aux petites contrariétés. " Je suis un peu enfant gâté. " me disiez-vous l’autre jour. Il y a du vrai. Le cours de votre vie est pour beaucoup en cela. Vous avez été cruellement frappée, peu contrariée. Vos épreuves se sont passées dans la région haute. Au dessous dans celle des petits intérêts, et des petits plaisirs, vous avez eu, vous avez fait tout ce que vous avez voulu. Il en résulte quelques fois. Et vous entre la gravité si égale, si dédaigneuse de votre nature, et votre vivacité, votre susceptibilité sur des choses qui au fond ne vous font rien, et ne vous touchent qu’à la surface un contraste singulier pour qui ne vous connait pas. J’aime ce contraste. Il dit qui vous êtes, d’où vous venez, comment s’est passée votre vie. J’aime que le caractère les impressions, les habitudes, d’une personne, d’une femme surtout soient l’écho vrai, l’image vivante de sa destinée.
Il faut aux hommes plus d’indépendance de disponibilité ; il faut qu’ils soient plus prêts et moins sensibles à toutes choses. Restez comme vous êtes Madame, un peu enfant gâté dans le menu détail de la vie. Cela me plait, et je n’y perdrai rien. Vous voyez où j’aboutis toujours.
11 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Vous aimez que le dernier mot soit le plus tendre. Eh bien oui, ce sera le plus tendre, de beaucoup le plus tendre. Quelque mal que vous en disiez quelques fois, rien ne vaut adieu. Adieu, Adieu. G.
Voilà la troisième fois aujourd’hui. Je m’étais promis ce matin d’attendre à demain. Mais j’en ai trop envie. Ma solitude me pèse trop. Je ne suis pas en train de résistance. Je suis fatiguée. J’ai voyagé cette nuit par un temps effroyable, la pluie, le vent, le froid, et une pauvre lune qui se débattait pour jeter au milieu de ce chaos un peu de lumière. Je ne me suis pas bien nettement aperçu de tout cela. Je rêvais, mais d’un rêve qui ne parvenait pas à l’illusion. Il faut de la foi en rêve comme dans la veille. Je crois que sans la regarder, sans y penser cette tourmente de l’atmosphère m’a troublé et dérangé au fond de cette voiture où j’étais pourtant bien seul, bien enfermé.
Le soleil est revenu depuis que je suis ici ; du soleil pour mes yeux, mais non pas pour mon âme. Il y a longtemps que je n’ai été à ce point en disposition triste et faible. On me croit beaucoup de force, et j’en ai. Mais la force ne supprime aucune de nos faiblesses. Elle les empêche Es, rien ne de gouverner notre conduite; voilà tout. Du reste je ne sais pourquoi j’appelle cela une faiblesse. Le vide est immense mais pas trop, pas plus que n’était le bonheur. Il est juste d’en sentir l’absence aussi vivement que la possession. Mes enfants, m’ont reçu avec transport. J’en ai été ému jusqu’à la reconnaissance. Je les aurais volontiers remerciés de leur joie. Je désire que vous les connaissiez. Mais vous ne les verrez jamais habituellement. C’est grand dommage. Ils vous aimeraient. Ils ont le cœur très prompt, très développé. Leur affection joyeuse, confiante, caressante, vous ferait du bien. Je voudrais vous voir entourée de sentiments doux, tendrement empressés. Je ne serais point jaloux de ce que vous y pourriez prendre de distraction même de plaisir.
Je vous trouve si seule de cœur ! Cela pèse sur le mien à toutes les heures du jour. Quand je ne suis pas là, vous êtes obligée de tout faire vous-même pour vous. Cependant si je devais perdre quelque chose la moindre chose à ce que vous trouveriez ailleurs aurais-je assez de vertu pour m’y résigner ? Je ne crois pas. Certainement non, je ne crois pas. Et me voudriez-vous cette vertu là ? J’espère bien que non. Imaginez qu’hier en arrivant à l’hôtel des poste pour monter en voiture, la première personne que j’aie aperçue dans la cour, c’est l’ambassadeur de Sardaigne qui venait embarquer, dans la malle poste de Turin, ce savant Prémontais qui a dîné avec nous mardi, et qu’il aime beaucoup. J’ai eu de cette rencontre, une joie d’enfant. Il me semblait qu’à côté de M. Brignole, j’entrevoyais une autre figure, seulement, il était entre elle et moi. C’était autrement mardi. J’aime mieux mardi.
Vendredi, 8 heures
J’ai beaucoup dormi. La pluie est ce matin plus épaisse que jamais. Je n’y ai pas regret. S’il faisait beau, il faudrait se promener, aller, venir être un peu en harmonie avec le soleil. Je resterai beaucoup dans mon cabinet. Mais j’y ai regret pour vous. Vous avez besoin d’air, de promenade moralement comme physiquement. Et puis soit santé, soit caractère, ces contrariétés-là vous atteignent plus que moi. En tout vous êtes sensible aux petites contrariétés. " Je suis un peu enfant gâté. " me disiez-vous l’autre jour. Il y a du vrai. Le cours de votre vie est pour beaucoup en cela. Vous avez été cruellement frappée, peu contrariée. Vos épreuves se sont passées dans la région haute. Au dessous dans celle des petits intérêts, et des petits plaisirs, vous avez eu, vous avez fait tout ce que vous avez voulu. Il en résulte quelques fois. Et vous entre la gravité si égale, si dédaigneuse de votre nature, et votre vivacité, votre susceptibilité sur des choses qui au fond ne vous font rien, et ne vous touchent qu’à la surface un contraste singulier pour qui ne vous connait pas. J’aime ce contraste. Il dit qui vous êtes, d’où vous venez, comment s’est passée votre vie. J’aime que le caractère les impressions, les habitudes, d’une personne, d’une femme surtout soient l’écho vrai, l’image vivante de sa destinée.
Il faut aux hommes plus d’indépendance de disponibilité ; il faut qu’ils soient plus prêts et moins sensibles à toutes choses. Restez comme vous êtes Madame, un peu enfant gâté dans le menu détail de la vie. Cela me plait, et je n’y perdrai rien. Vous voyez où j’aboutis toujours.
11 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Vous aimez que le dernier mot soit le plus tendre. Eh bien oui, ce sera le plus tendre, de beaucoup le plus tendre. Quelque mal que vous en disiez quelques fois, rien ne vaut adieu. Adieu, Adieu. G.
37. Val-Richer, Vendredi 15 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°37 Vendredi 15 4 heures
Qu’Adam dut avoir de peine à s’accoutumer, à vivre hors du Paradis ! Là, il ne pensait qu’à jouir de la vie. Il n’y pensait même pas. La vie était pour lui parfaitement pleine, et légère, douce et animée. Pas un moment séparé d’Eve. Punit de solitude et toujours seule. Des entretiens charmants, des silences charmants. Un amour serein comme le ciel, chaud comme le soleil, inaltérable et inépuisable. La prière pour repos, comme l’amour pour bonheur. Tout le jour, tous les jours passés à goûter, avec Elle, les dons de Dieu, à remercier, avec Elle, Dieu de ses dons. Quand on a connu un état si beau, comment en supporter un autre ? Pauvre Adam ? Il n’est pas besoin de l’avoir connu ; c’est assez de l’avoir entrevu. Je ne suis pas de ceux, vous le savez qui méprisent la vie réelle et croient qu’il n’y a de vrai bonheur, que dans les rêves de l’imagination. Une heure de bonheur réel, et il y a de telles heures, vaut mille fois mieux que les plus beaux rêves de l’imagination la plus divine. Mais le bonheur se montre en passant ; c’est là son vice. Et quand il s’est montré, quand il s’est laissé saisir un moment, c’est alors que l’imagination est toute puissante à nous enchanter de l’image de sa durée, à le rappeler, à le retenir devant notre âme sous toutes ses formes, avec toutes ses joies, grandes, petites, sérieuses, gaies, innombrables, infinies. Voilà le rêve légitime, le rêve irrésistible Madame. Je pourrais passer des journées des années à m’y livrer, à me figurer, à goûter en idée tous les ravissements d’une vie qui serait tout entière ce qu’a été un jour, une heure. Rien n’égale alors l’allégresse la fertilité de ma pensée. Le monde avec tous ses intérêts la destinée humaine avec toutes ses chances, comparaissent devant moi. J’aborde toutes les situations, toutes les suppositions. Je deviens Roi, obscur, riche, pauvre, puissant, proscrit. Je travaille sans relâche ; la goutte me cloue oisif, sur mon fauteuil. Je mets mon bonheur aux prises avec les fortunes les plus diverses, favorables ou contraires. Et je le contemple avec délice toujours le même au sein de tant de vicissitudes supérieures à tous les triomphes, à toutes les épreuves répandant tantôt son charme sur les plus frivoles incidents. tantôt son baume sur les plus cruelles blessures. Et je contemple avec plus de délice encore la créature, à qui je le dois et mon cœur se gonfle de reconnaissance au moins autant que de plaisir. Et j’ai beaucoup de peine à revenir à moi, à me persuader que tout cela, n’est qu’un rêve ; car en vérité ce bonheur là est si conforme, à ma nature, j’y espère avec tant d’ardeur, je me sens tant de puissance pour en jouir, qu’il me faut tout ce que j’ai dans l’âme de raison et de fermeté pour me résigner à ne le connaitre que par des apparitions, et à l’entrevoir sans le posséder ! Je ne rêve que pour vous Madame.
Je vous conte mes rêves comme toute chose mais à vous seule. Si le monde s’en doutait, il me croirait fou, et ne voudrait plus jamais me confier ses affaires. J’ai pourtant bien raison, et le monde a bien tort quand il ne croit ses affaires bien faites que par ceux qui ne se soucient pas d’autre chose. Je connais les plus habiles en ce genre. Leur habilité est si courte, si légère, elle oublie et laisse en souffrance tant d’instincts puissants, tant de grands intérêts de la nature humaine qu’en vérité, si le monde n’était pas aujourd’hui bien petit d’esprit et de cœur il ne s’en contenterait pas.
Samedi 8 heures
Je suis très fâché du redoublement de froideur dont vous me parlez ; mais je n’en saurais craindre rien de grave. A moins qu’on ne veuille la guerre chez vous ce que je ne crois pas, nous n’aurons point de guerre. Si nous étions très voisins, si nos toits se touchaient, je ne serais pas si sûr de mon fait. Entre un Prince qui fait ce qu’il veut et un peuple qui dit ce qu’il veut, une parole peut amener bien vite un coup de canon. Mais à la distance où nous sommes avec de si épais matelas entre nous, il faut, pour que la guerre commence, ou la folie et la puissance de Napoléon ou de bons et solides motifs. Ni l’une ni l’autre cause n’existe et n’existera de longtemps. Je comprends toutes les préventions, toutes les humeurs. Ce que je ne comprends pas, c’est que lorsqu’on est placé si haut lorsqu’on voit par conséquent, si loin on accorde aux préventions et aux humeurs un tel empire. L’Empereur ne peut avoir que deux pensées politiques, la lutte contre l’esprit révolutionnaire et la grandeur de la Russie. Pour la première, la Russie comme toute l’Europe a besoin, absolument besoin de la France. La France aujourd’hui peut lutter avec plus de crédit et de succès que personne contre l’esprit révolutionnaire, elle l’a éprouvé jusqu’au bout ; elle n’a plus rien à en apprendre et plus rien à en attendre. Mal conseillé, à tout risque elle pourrait le déchaîner encore ; elle sait mieux que tout autre comment on peut le réprimer. Je dis le réprimer, non seulement matériellement, dans les rues, pour un jour, mais moralement dans les esprits, pour l’avenir. L’Europe orientale qui redoute et combat ce mal avec tant d’ardeur ne sait pas Elle même à quel point il est profond, général, là où il se cache comme là où il éclate, et combien notre concours, notre concours sincère et prudent est indispensable pour le guérir partout. Et je n’hésite pas à dire que la France a déjà donné à cet égard, des preuves de savoir faire comme de bon vouloir ; et elle en donnerait bien davantage, si elle recueillait partout, le juste fruit de sa résistance.
Quant à l’avenir diplomatique et territorial de l’Europe, je n’en sais rien, personne n’en sait rien. Je n’y pense pas, personne n’y peut penser activement aujourd’hui. Mais il est évident que des Puissances européennes la France est celle dont les intérêts permanents, les désirs possibles sont le moins opposés, le plus aisément conciliables avec les intérêts et les désirs Russes. Il n’y a point là, dans l’état actuel de l’Europe, de quoi fonder dès aujourd’hui, et pour le présent, un système une politique. Il y a à coup sur motif puissant, motif de rester en mesure pour l’avenir. Rester en mesure, se trouver toujours libre, toujours prêt, ne pas se créer soi-même et d’avance, des embarras, des obstacles, c’est je crois, la première sagesse celle dont on recueille le plus sûrement les fruits, que tôt ou tard on regrette le plus d’avoir oubliée, celle qui convient surtout à un gouvernement qui se vante et avec raison de la persévérance et de l’esprit de suite qu’il apporte dans ses desseins. Voilà de bien sages paroles n’est-ce pas ? Ce n’est pas sur celles-là que je veux rester avec vous. J’attends votre lettre dans deux heures. Je ne vous dirai adieu qu’alors.
10 h. 1/2 Ah, remplissez quatre pages d’Adieu ; il n’y en aura jamais autant que j’en veux. Et vous avez bien raison. Vos paroles valent mille fois mieux que tous mes raisonnements. Mais aussi je m’ennuie infiniment de mes raisonnements. Je les prends quand je n’ose pas me livrer à autre chose. Adieu, adieu. Adieu. G.
Qu’Adam dut avoir de peine à s’accoutumer, à vivre hors du Paradis ! Là, il ne pensait qu’à jouir de la vie. Il n’y pensait même pas. La vie était pour lui parfaitement pleine, et légère, douce et animée. Pas un moment séparé d’Eve. Punit de solitude et toujours seule. Des entretiens charmants, des silences charmants. Un amour serein comme le ciel, chaud comme le soleil, inaltérable et inépuisable. La prière pour repos, comme l’amour pour bonheur. Tout le jour, tous les jours passés à goûter, avec Elle, les dons de Dieu, à remercier, avec Elle, Dieu de ses dons. Quand on a connu un état si beau, comment en supporter un autre ? Pauvre Adam ? Il n’est pas besoin de l’avoir connu ; c’est assez de l’avoir entrevu. Je ne suis pas de ceux, vous le savez qui méprisent la vie réelle et croient qu’il n’y a de vrai bonheur, que dans les rêves de l’imagination. Une heure de bonheur réel, et il y a de telles heures, vaut mille fois mieux que les plus beaux rêves de l’imagination la plus divine. Mais le bonheur se montre en passant ; c’est là son vice. Et quand il s’est montré, quand il s’est laissé saisir un moment, c’est alors que l’imagination est toute puissante à nous enchanter de l’image de sa durée, à le rappeler, à le retenir devant notre âme sous toutes ses formes, avec toutes ses joies, grandes, petites, sérieuses, gaies, innombrables, infinies. Voilà le rêve légitime, le rêve irrésistible Madame. Je pourrais passer des journées des années à m’y livrer, à me figurer, à goûter en idée tous les ravissements d’une vie qui serait tout entière ce qu’a été un jour, une heure. Rien n’égale alors l’allégresse la fertilité de ma pensée. Le monde avec tous ses intérêts la destinée humaine avec toutes ses chances, comparaissent devant moi. J’aborde toutes les situations, toutes les suppositions. Je deviens Roi, obscur, riche, pauvre, puissant, proscrit. Je travaille sans relâche ; la goutte me cloue oisif, sur mon fauteuil. Je mets mon bonheur aux prises avec les fortunes les plus diverses, favorables ou contraires. Et je le contemple avec délice toujours le même au sein de tant de vicissitudes supérieures à tous les triomphes, à toutes les épreuves répandant tantôt son charme sur les plus frivoles incidents. tantôt son baume sur les plus cruelles blessures. Et je contemple avec plus de délice encore la créature, à qui je le dois et mon cœur se gonfle de reconnaissance au moins autant que de plaisir. Et j’ai beaucoup de peine à revenir à moi, à me persuader que tout cela, n’est qu’un rêve ; car en vérité ce bonheur là est si conforme, à ma nature, j’y espère avec tant d’ardeur, je me sens tant de puissance pour en jouir, qu’il me faut tout ce que j’ai dans l’âme de raison et de fermeté pour me résigner à ne le connaitre que par des apparitions, et à l’entrevoir sans le posséder ! Je ne rêve que pour vous Madame.
Je vous conte mes rêves comme toute chose mais à vous seule. Si le monde s’en doutait, il me croirait fou, et ne voudrait plus jamais me confier ses affaires. J’ai pourtant bien raison, et le monde a bien tort quand il ne croit ses affaires bien faites que par ceux qui ne se soucient pas d’autre chose. Je connais les plus habiles en ce genre. Leur habilité est si courte, si légère, elle oublie et laisse en souffrance tant d’instincts puissants, tant de grands intérêts de la nature humaine qu’en vérité, si le monde n’était pas aujourd’hui bien petit d’esprit et de cœur il ne s’en contenterait pas.
Samedi 8 heures
Je suis très fâché du redoublement de froideur dont vous me parlez ; mais je n’en saurais craindre rien de grave. A moins qu’on ne veuille la guerre chez vous ce que je ne crois pas, nous n’aurons point de guerre. Si nous étions très voisins, si nos toits se touchaient, je ne serais pas si sûr de mon fait. Entre un Prince qui fait ce qu’il veut et un peuple qui dit ce qu’il veut, une parole peut amener bien vite un coup de canon. Mais à la distance où nous sommes avec de si épais matelas entre nous, il faut, pour que la guerre commence, ou la folie et la puissance de Napoléon ou de bons et solides motifs. Ni l’une ni l’autre cause n’existe et n’existera de longtemps. Je comprends toutes les préventions, toutes les humeurs. Ce que je ne comprends pas, c’est que lorsqu’on est placé si haut lorsqu’on voit par conséquent, si loin on accorde aux préventions et aux humeurs un tel empire. L’Empereur ne peut avoir que deux pensées politiques, la lutte contre l’esprit révolutionnaire et la grandeur de la Russie. Pour la première, la Russie comme toute l’Europe a besoin, absolument besoin de la France. La France aujourd’hui peut lutter avec plus de crédit et de succès que personne contre l’esprit révolutionnaire, elle l’a éprouvé jusqu’au bout ; elle n’a plus rien à en apprendre et plus rien à en attendre. Mal conseillé, à tout risque elle pourrait le déchaîner encore ; elle sait mieux que tout autre comment on peut le réprimer. Je dis le réprimer, non seulement matériellement, dans les rues, pour un jour, mais moralement dans les esprits, pour l’avenir. L’Europe orientale qui redoute et combat ce mal avec tant d’ardeur ne sait pas Elle même à quel point il est profond, général, là où il se cache comme là où il éclate, et combien notre concours, notre concours sincère et prudent est indispensable pour le guérir partout. Et je n’hésite pas à dire que la France a déjà donné à cet égard, des preuves de savoir faire comme de bon vouloir ; et elle en donnerait bien davantage, si elle recueillait partout, le juste fruit de sa résistance.
Quant à l’avenir diplomatique et territorial de l’Europe, je n’en sais rien, personne n’en sait rien. Je n’y pense pas, personne n’y peut penser activement aujourd’hui. Mais il est évident que des Puissances européennes la France est celle dont les intérêts permanents, les désirs possibles sont le moins opposés, le plus aisément conciliables avec les intérêts et les désirs Russes. Il n’y a point là, dans l’état actuel de l’Europe, de quoi fonder dès aujourd’hui, et pour le présent, un système une politique. Il y a à coup sur motif puissant, motif de rester en mesure pour l’avenir. Rester en mesure, se trouver toujours libre, toujours prêt, ne pas se créer soi-même et d’avance, des embarras, des obstacles, c’est je crois, la première sagesse celle dont on recueille le plus sûrement les fruits, que tôt ou tard on regrette le plus d’avoir oubliée, celle qui convient surtout à un gouvernement qui se vante et avec raison de la persévérance et de l’esprit de suite qu’il apporte dans ses desseins. Voilà de bien sages paroles n’est-ce pas ? Ce n’est pas sur celles-là que je veux rester avec vous. J’attends votre lettre dans deux heures. Je ne vous dirai adieu qu’alors.
10 h. 1/2 Ah, remplissez quatre pages d’Adieu ; il n’y en aura jamais autant que j’en veux. Et vous avez bien raison. Vos paroles valent mille fois mieux que tous mes raisonnements. Mais aussi je m’ennuie infiniment de mes raisonnements. Je les prends quand je n’ose pas me livrer à autre chose. Adieu, adieu. Adieu. G.
38. Val-Richer, Samedi 16 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°38 Londres, samedi 16, 10 heures
Je le crois bien que vous avez eu peu de plaisir à lire mes lettres de Lisieux. J’en ai eu très peu, moi, à les écrire. Il faut que vous me le pardonniez, Madame. Je viens de passer avec vous des jours ravissants, des jours de confiance si tendre d’abandon, si doux ! A chaque heure, à chaque minute de ces beaux jours, j’ai senti grandir et s’étendre dans mon cœur la confiance l’abandon, la tendresse. Je vous quitte. A l’instant même, je vous écris. Que vous écrirai-je ? Tout ce que je vous disais tout à l’heure, ou tout mon chagrin de ne plus vous le dire ? Ni l’un ni l’autre ne se peut. Et pourtant, je n’ai pas autre chose dans l’âme. J’essaie d’échapper à mon âme. Je me détourne. Je me jette à côté. Ne pouvant aller à vous en liberté, je vous raconte avec effort ma tristesse, ma gène et ses causes, et ses ennuis. Ah ! Vous avez raison, mille fois raison ; votre laisser-aller est bien plus aimable ; mais il n’est pas plus tendre.
Votre lettre m’a charmé ce matin, me charme ce soir, me charmera demain ; mais vos paroles si douces, si pénétrantes, ne m’aiment pas davantage que ne vous aimait avant-hier ma pénible contrainte. Vous le voyez du reste ; elle ne dure pas. C’est le mal du premier jour, c’est l’oppression du poids de l’absence au moment où il tombe sur mon âme. Elle le soulève bientôt ; elle le repousse ; elle reprend avec vous même de loin, ses habitudes de Délicieuse intimité. Oui, vous pouvez bien le dire, c’est le vrai mot ; de loin ou de près, vous embellissez ma vie. Vous avez des paroles charmantes, des joies charmantes à m’envoyer ici, à 45 lieues, comme pour notre Cabinet de la Terrasse. Ne changez rien, ne changez rien, je vous en conjure, à votre manière, à votre nature. Ne vous entravez pas, ne vous étouffez pas. Dites moi toujours tout, tout ce qui traverse votre cœur, ce qui remplit vos journées, les lettres qu’on vous écrit, les visites, qu’on vous fait, les bêtises qu’on vous dit. Tout me plaît, tout m’importe. Vous me permettrez bien, n’est-ce pas de trouver toujours que la présence vaut mieux que l’absence, les conversations mieux que les lettres ? Je vous promets de ne plus m’arrêter, de ne plus vous arrêter avec moi sur la comparaison, de ne dédaigner, de ne laisser perdre aucun petit plaisir, de les trouver tous grands, venant de vous, et de vous en renvoyer de même sorte que vous trouverez grands aussi, n’est-ce pas ? J’ai, du fond de mes bois, du sein de ma famille, mille récits à vous faire, mille détails à vous donner. Vous aurez tout, tout. Mais je persiste. Il n’y a point de détails, point de récits qui puissent valoir une lettre de quatre pages où il y aurait : " adieu, adieu, et rien que cela, bien long et bien serré »
Dimanche 11 heures C’est moi, c’est moi qui serai un enfant gâté si vous continuez. Quel moment ravissant vient de me donner la lettre qui m’arrive ! et que de fois aujourd’hui, demain, ce ravissement recommencera !
Je devrais vous gronder. Il y a bien de quoi. Mais je ne puis, non, je ne puis. Et pourtant vous n’êtes pas pardonnable dearest, ces doutes, ces inquiétudes ne sont pas pardonnables. Si vous me connaissiez mieux, quand vous me connaîtrez tout-à-fait, vous saurez ce qu’il me faut tout ce qu’il me faut pour me faire prononcer une seule fois des paroles, que je voudrais vous redire sans cesse, que je vous redis sans cesse au fond de mon cœur ; que mes lèvres balbutient tout bas, quand je suis seul même quand il y a autour de moi du monde. On n’entend pas, on ne sait pas, mais les paroles que vous aimez, qui vous feraient supprimer la moitié de votre lettre elles sont là, toujours là. Adieu, Adieu. Le facteur me demande ma lettre. Il faut qu’il parte. Adieu. Demain, je vous parlerai de tout. Adieu. G.
Je le crois bien que vous avez eu peu de plaisir à lire mes lettres de Lisieux. J’en ai eu très peu, moi, à les écrire. Il faut que vous me le pardonniez, Madame. Je viens de passer avec vous des jours ravissants, des jours de confiance si tendre d’abandon, si doux ! A chaque heure, à chaque minute de ces beaux jours, j’ai senti grandir et s’étendre dans mon cœur la confiance l’abandon, la tendresse. Je vous quitte. A l’instant même, je vous écris. Que vous écrirai-je ? Tout ce que je vous disais tout à l’heure, ou tout mon chagrin de ne plus vous le dire ? Ni l’un ni l’autre ne se peut. Et pourtant, je n’ai pas autre chose dans l’âme. J’essaie d’échapper à mon âme. Je me détourne. Je me jette à côté. Ne pouvant aller à vous en liberté, je vous raconte avec effort ma tristesse, ma gène et ses causes, et ses ennuis. Ah ! Vous avez raison, mille fois raison ; votre laisser-aller est bien plus aimable ; mais il n’est pas plus tendre.
Votre lettre m’a charmé ce matin, me charme ce soir, me charmera demain ; mais vos paroles si douces, si pénétrantes, ne m’aiment pas davantage que ne vous aimait avant-hier ma pénible contrainte. Vous le voyez du reste ; elle ne dure pas. C’est le mal du premier jour, c’est l’oppression du poids de l’absence au moment où il tombe sur mon âme. Elle le soulève bientôt ; elle le repousse ; elle reprend avec vous même de loin, ses habitudes de Délicieuse intimité. Oui, vous pouvez bien le dire, c’est le vrai mot ; de loin ou de près, vous embellissez ma vie. Vous avez des paroles charmantes, des joies charmantes à m’envoyer ici, à 45 lieues, comme pour notre Cabinet de la Terrasse. Ne changez rien, ne changez rien, je vous en conjure, à votre manière, à votre nature. Ne vous entravez pas, ne vous étouffez pas. Dites moi toujours tout, tout ce qui traverse votre cœur, ce qui remplit vos journées, les lettres qu’on vous écrit, les visites, qu’on vous fait, les bêtises qu’on vous dit. Tout me plaît, tout m’importe. Vous me permettrez bien, n’est-ce pas de trouver toujours que la présence vaut mieux que l’absence, les conversations mieux que les lettres ? Je vous promets de ne plus m’arrêter, de ne plus vous arrêter avec moi sur la comparaison, de ne dédaigner, de ne laisser perdre aucun petit plaisir, de les trouver tous grands, venant de vous, et de vous en renvoyer de même sorte que vous trouverez grands aussi, n’est-ce pas ? J’ai, du fond de mes bois, du sein de ma famille, mille récits à vous faire, mille détails à vous donner. Vous aurez tout, tout. Mais je persiste. Il n’y a point de détails, point de récits qui puissent valoir une lettre de quatre pages où il y aurait : " adieu, adieu, et rien que cela, bien long et bien serré »
Dimanche 11 heures C’est moi, c’est moi qui serai un enfant gâté si vous continuez. Quel moment ravissant vient de me donner la lettre qui m’arrive ! et que de fois aujourd’hui, demain, ce ravissement recommencera !
Je devrais vous gronder. Il y a bien de quoi. Mais je ne puis, non, je ne puis. Et pourtant vous n’êtes pas pardonnable dearest, ces doutes, ces inquiétudes ne sont pas pardonnables. Si vous me connaissiez mieux, quand vous me connaîtrez tout-à-fait, vous saurez ce qu’il me faut tout ce qu’il me faut pour me faire prononcer une seule fois des paroles, que je voudrais vous redire sans cesse, que je vous redis sans cesse au fond de mon cœur ; que mes lèvres balbutient tout bas, quand je suis seul même quand il y a autour de moi du monde. On n’entend pas, on ne sait pas, mais les paroles que vous aimez, qui vous feraient supprimer la moitié de votre lettre elles sont là, toujours là. Adieu, Adieu. Le facteur me demande ma lettre. Il faut qu’il parte. Adieu. Demain, je vous parlerai de tout. Adieu. G.
39. Val-Richer, Dimanche 17 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°39 Dimanche 17. 4 heures
Si vous étiez entrée tout à l’heure dans ma cour, vous auriez été un peu surprise. Vingt trois chevaux de selle, deux cabriolets, une calèche. Les principaux électeurs d’un canton voisin sont venus en masse me faire une visite. J’étais à me promener dans les bois avec mes enfants. J’ai entendu la cloche du Val Richer, signe d’un événement. Je ne savais trop lequel. Nous avons doublé le pas, et j’ai trouvé tout ce monde là qui m’attendait. Je viens de causer une heure et demie avec eux de leurs récoltes, de leurs impositions, de leurs chemins, de leurs églises, de leurs écoles. Je sais causer de cela. J’ai beaucoup d’estime et presque de respect pour les intérêts de la vie privée, de la famille, les intérêts sans prétention, sans ambition, qui ne demandent qu’ordre et justice et se chargent de faire eux-mêmes leurs affaires pourvu qu’on ne vienne pas les y troubler. C’est le fond de la société. Ce n’est pas le sel de la terre, comme dit l’Évangile mais c’est la terre même.
Ces hommes que je viens de voir sont des hommes sensés, honnêtes de bonnes mœurs domestiques, qui pensent juste et agissent bien dans une petite sphère et ont en moi, dans une sphère haute assez de confiance pour ne me parler presque jamais de ce que j’y fais et de ce qui s’y passe. Mes racines ici sont profondes dans la population des campagnes, dans l’agricultural interest. J’ai pour moi de plus, dans les villes, tout ce qu’il y a de riche, de considéré, d’un peu élevé. Mes adversaires sont dans la bourgeoisie subalterne & parmi les oisifs de café. Les carlistes sont presque comme des étrangers, vivant chez eux, entre eux et sans rapport avec la population. La plupart d’entre eux ne sont pas violents, et viendraient voter pour moi, si j’avais besoin de leurs suffrages. Du reste, je ne crois pas que mon élection soit contestée. Aucun concurrent ne s’annonce. Ce n’est pas de mon élection que je m’occupe mais de celles qui m’environnent. Je voudrais agir sur quelques arrondissements où la lutte sera assez vive. Je verrai pas mal de monde dans ce dessein. Si la France, toute entière ressemblait à la Normandie, il y aurait entre la Chambre mourante et la Chambre future bien peu de différence ; et j’y gagnerais plutôt que d’y perdre. Mais je ne suis pas encore en mesure de former un pronostic général. Vous voilà au courant de ma préoccupation politique du jour. Je veux que vous soyez au courant de tout.
Lundi 7 h. du matin
Je suis rentré hier chez moi vers 10 heures à notre heure à celle qui me plait le plus pour vous parler de nous. J’ai trouvé mon cabinet et ma chambre pleine d’une horrible fumée. Mes cheminées ne sont pas encore à l’épreuve. Il a fallu je ne sais quel temps pour la dissiper. Je me suis couché après. Aussi je me lève de bonne heure. Laissez-moi vous remercier encore du N°39, si charmant, si charmant ! Qu’il est doux de remplir un si tendre, un si noble cœur! Cette nuit trois ou quatre fois en me réveillant, vos paroles me revenaient tout à coup, presque avant que je me susse reveillé. Je les voyais écrites devant moi. Je les relisais. Adieu n’est pas le seul mot qui ait des droits sur moi.
Je ne vous avais pas parlé de ce petit tableau. J’y avais pensé pourtant, et j’aurais fini par vous en parler. Vous n’en savez pas le sujet. Il est plus lointain, plus indirect que vous ne pensez. En 1833, 34, 35. 36, j’ai relu et relu tous les poètes où je pouvais trouver quelque chose qui me répondit ; qui me fît ... dirai-je peine ou plaisir? Pétrarque surtout m’a été familier. C’est peut-être, en fait d’amour le langage le plus tendre, le plus pieux qui ait été parlé. J’entends parler dans les livres que je méprise infiniment en ce genre, poètes ou autres. Un sonnet me frappa, écrit après la mort de Laure et pour raconter un des rêves de Pétrarque. Je vous le traduis
Si vous étiez entrée tout à l’heure dans ma cour, vous auriez été un peu surprise. Vingt trois chevaux de selle, deux cabriolets, une calèche. Les principaux électeurs d’un canton voisin sont venus en masse me faire une visite. J’étais à me promener dans les bois avec mes enfants. J’ai entendu la cloche du Val Richer, signe d’un événement. Je ne savais trop lequel. Nous avons doublé le pas, et j’ai trouvé tout ce monde là qui m’attendait. Je viens de causer une heure et demie avec eux de leurs récoltes, de leurs impositions, de leurs chemins, de leurs églises, de leurs écoles. Je sais causer de cela. J’ai beaucoup d’estime et presque de respect pour les intérêts de la vie privée, de la famille, les intérêts sans prétention, sans ambition, qui ne demandent qu’ordre et justice et se chargent de faire eux-mêmes leurs affaires pourvu qu’on ne vienne pas les y troubler. C’est le fond de la société. Ce n’est pas le sel de la terre, comme dit l’Évangile mais c’est la terre même.
Ces hommes que je viens de voir sont des hommes sensés, honnêtes de bonnes mœurs domestiques, qui pensent juste et agissent bien dans une petite sphère et ont en moi, dans une sphère haute assez de confiance pour ne me parler presque jamais de ce que j’y fais et de ce qui s’y passe. Mes racines ici sont profondes dans la population des campagnes, dans l’agricultural interest. J’ai pour moi de plus, dans les villes, tout ce qu’il y a de riche, de considéré, d’un peu élevé. Mes adversaires sont dans la bourgeoisie subalterne & parmi les oisifs de café. Les carlistes sont presque comme des étrangers, vivant chez eux, entre eux et sans rapport avec la population. La plupart d’entre eux ne sont pas violents, et viendraient voter pour moi, si j’avais besoin de leurs suffrages. Du reste, je ne crois pas que mon élection soit contestée. Aucun concurrent ne s’annonce. Ce n’est pas de mon élection que je m’occupe mais de celles qui m’environnent. Je voudrais agir sur quelques arrondissements où la lutte sera assez vive. Je verrai pas mal de monde dans ce dessein. Si la France, toute entière ressemblait à la Normandie, il y aurait entre la Chambre mourante et la Chambre future bien peu de différence ; et j’y gagnerais plutôt que d’y perdre. Mais je ne suis pas encore en mesure de former un pronostic général. Vous voilà au courant de ma préoccupation politique du jour. Je veux que vous soyez au courant de tout.
Lundi 7 h. du matin
Je suis rentré hier chez moi vers 10 heures à notre heure à celle qui me plait le plus pour vous parler de nous. J’ai trouvé mon cabinet et ma chambre pleine d’une horrible fumée. Mes cheminées ne sont pas encore à l’épreuve. Il a fallu je ne sais quel temps pour la dissiper. Je me suis couché après. Aussi je me lève de bonne heure. Laissez-moi vous remercier encore du N°39, si charmant, si charmant ! Qu’il est doux de remplir un si tendre, un si noble cœur! Cette nuit trois ou quatre fois en me réveillant, vos paroles me revenaient tout à coup, presque avant que je me susse reveillé. Je les voyais écrites devant moi. Je les relisais. Adieu n’est pas le seul mot qui ait des droits sur moi.
Je ne vous avais pas parlé de ce petit tableau. J’y avais pensé pourtant, et j’aurais fini par vous en parler. Vous n’en savez pas le sujet. Il est plus lointain, plus indirect que vous ne pensez. En 1833, 34, 35. 36, j’ai relu et relu tous les poètes où je pouvais trouver quelque chose qui me répondit ; qui me fît ... dirai-je peine ou plaisir? Pétrarque surtout m’a été familier. C’est peut-être, en fait d’amour le langage le plus tendre, le plus pieux qui ait été parlé. J’entends parler dans les livres que je méprise infiniment en ce genre, poètes ou autres. Un sonnet me frappa, écrit après la mort de Laure et pour raconter un des rêves de Pétrarque. Je vous le traduis
" Celle que, de son temps, nulle autre ne surpassait, n’égalait, n’approchait, vient auprès du lit où je languis, si belle que j’ose à peine la
regarder. Et pleine de compassion elle s’assied sur le bord ; et avec cette main, que j’ai tant désirée, elle m’essuie les yeux ; et elle m’adresse des paroles si douces que jamais mortel n’en entendit de pareilles.- Que peut, dit-elle, pour la vertu et le savoir, celui qui se laisse abattre ? Ne pleure plus. Ne m’as-tu pas assez pleurée ? Plût à Dieu qu’aujourd’hui tu fusses vraiment vivant comme il est vrai que je ne suis pas morte ! "
Voilà mon petit tableau Madame. Il m’a fait du bien. M. Scheffer a réussi à y mettre quelque chose de la ressemblance qui pouvait me plaire. Les vers inscrits au bas sont le sonnet même de Pétrarque. Oui, mon fils était mieux, bien mieux que son portrait, qui lui ressemble pourtant beaucoup. Vous avez vu, vous avez regardé avec amour d’aussi nobles, d’aussi aimables visages, pas plus nobles, pas plus aimable.
Ma petite fille aussi est plus jolie que son portrait, des traits plus délicats, une physionomie plus fine. Vous la verrez elle. Je voudrais que vous pussiez la voir souvent, habituellement. Elle est si animée, si vive, toujours si prête à s’intéresser à tout gaiement ou sérieusement ! Elle vous regarderait avec tant d’intelligence. Elle vous écouterait avec tant de curiosité ! Laissons cela. Quand nous aurons trouvé ce que je cherche en Normandie, nous pourrons ne pas le laisser.
Lundi 10 heures 1/2
Voilà le N°40. Je n’ai pas vu cet article de la Presse dont vous me parlez. Je vais le chercher. Je renouvellerai mes recommandations indirectes comme bien vous pensez là du moins mais positives. Ce n’est pas aisé. Mettez sur Adieu tout ce que vous voudrez. Je me charge d’enchérir. Adieu. Adieu. G.
Ma petite fille aussi est plus jolie que son portrait, des traits plus délicats, une physionomie plus fine. Vous la verrez elle. Je voudrais que vous pussiez la voir souvent, habituellement. Elle est si animée, si vive, toujours si prête à s’intéresser à tout gaiement ou sérieusement ! Elle vous regarderait avec tant d’intelligence. Elle vous écouterait avec tant de curiosité ! Laissons cela. Quand nous aurons trouvé ce que je cherche en Normandie, nous pourrons ne pas le laisser.
Lundi 10 heures 1/2
Voilà le N°40. Je n’ai pas vu cet article de la Presse dont vous me parlez. Je vais le chercher. Je renouvellerai mes recommandations indirectes comme bien vous pensez là du moins mais positives. Ce n’est pas aisé. Mettez sur Adieu tout ce que vous voudrez. Je me charge d’enchérir. Adieu. Adieu. G.
40. Val-Richer, Lundi 18 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°40 Lundi 18 5 heures et demie
Oui, moi aussi j’ai bien souvent regardé au Ciel. Mais pourquoi dites vous encore aujourd’hui : " C’est affreux, c’est horrible d’être restée sur cette terre " ! Est-ce d’un tort ou d’un malheur que vous voulez parler ? Dearest, cette phrase me pèse sur le cœur. Et pourtant Dieu sait s’il y a dans vos douleurs, dans vos regrets ; quelque chose que je ne connaisse pas, que je ne sente pas comme vous, avec vous, pour moi, pour vous ! Vous m’aviez inspiré par là, avant, bien avant le 15 juin avant ce fatal 15 février, qui m’a frappé du même coup, vous m’aviez inspiré un intérêt bien vif, un intérêt mêlé d’attrait et de respect. Je ne regardais jamais sans attendrissement votre deuil immobile, vos yeux qui se détournaient ou s’abaissaient sans cesse pour cacher ou retenir des larmes. Et depuis ! .... Depuis, il y a eu le 15 Février et le 15 juin. J’ai droit sur vous, Madame. J’ai droit que sans rien oublier de vos regrets, sans rien ôter à ces créatures chéries qui vous ont quittée, vous ne disiez plus qu’il est horrible d’être restée sur cette terre. Que dirais-je donc, moi ? N’ai-je pas perdu ce que vous avez perdu ? N’avez-vous pas reçu de moi ce que j’ai reçu de vous ? Ne nous sommes nous pas, tous deux en deuil, tous deux le cœur bien malade, ne nous sommes-nous pas tendu la main avec consolation, avec espérance? Je doutais moi ; j’hésitais. Je ne doute plus. Vous ne m’avez pas ôté mon mal vous ne m’avez pas rendu ce que Dieu m’a retiré. Mais vous m’avez donné un bien immense. Vous avez fait que dans cette balance si incertaine de biens et de maux qui s’appelle la vie, le bon bassin s’est trouvé de nouveau rempli, rempli d’un trésor. Dites-moi aussi cela de vous, Madame. Je le sais, je le crois, j’en suis sûr. Mais dites, redites le moi.
Mardi 7 h. 1/2
Vous voudriez regarder tout un jour dans le Val Richer. Voici un miroir très fidèle où vous verrez tout le jour d’hier, tous les événements, tous les acteurs Il est sept heures. Je suis encore dans mon lit, dans ma petite chambre, après mon cabinet à l’extrémité nord de la galerie. Je n’entends rien, excepté les vaches du fermier qui mugissent en allant paître. Je me lève. Je passe dans mon Cabinet. J’allume moi-même mon feu. Je vous écris. Nous sommes seuls, parfaitement seuls, point de bruit, point de mouvement, ma porte bien fermée. Un peu après huit heures, je l’ouvre. Mon valet de Chambre m’apporte des Eaux Bonnes. J’en bois un grand verre. Je sors à l’autre bout de la galerie, mes enfants, qui ont épié le moment où l’on entrait chez moi, accourent en sautant, criant ; Henriette crie un peu moins fort. Guillaume a un son de voix charmant qu’il défigure affreusement pour étouffer la voix de ses sœurs. Avec eux, je dis bonjour en passant à Mad. de Meulan dont la chambre est la première de ce côté de la galerie. Je vais chez ma mère. J’y passe un quart d’heure. Mes enfants déjeunent dans deux chambres, à côté ; une grande soupe que Mad. de Meulan partage avec eux. Je rentre dans mon cabinet. Je bois un second verre d’Eaux-Bonnes. Je me promène quelques moments dans la galerie, regardant mes livres, mes gravures, arrangement nouveau, encore incomplet, et qui m’amuse. Je rentre décidément. Je fais ma toilette. J’écris des lettres. J’attends la vôtre. Vous ne savez pas, personne n’a jamais su comment j’attends, à quel degré d’impatience intérieure je puis arriver. Pendant que j’attends, tout le monde s’occupe. Mlle Chabaud, cette amie de ma mère dont je vous ai parlé, donne à mes filles une leçon d’anglais. Ma mère fait lire Guillaume. Après leur prière, faite ensemble chez leur grand-mère, mes filles apprennent par cœur des vers français, des dialogues anglais, un peu d’histoire et de géographie. Mad. de Meulan travaille dans sa Chambre, fait de la tapisserie, colle des gravures, coupe et prépare du linge à coudre par me filles et par les femmes, le tout pour le Val Richer. Je suis descendu deux fois pour voir si la poste arrivait. Elle arrive enfin. On m’apporte le paquet dans mon Cabinet. J’y prends mes lettres c’est-à-dire ma lettre. J’envoie à chacun les siennes. Je ferme m’a porte. Je lis, je relis. J’achève et je cachette ma lettre. La poste s’en va.
Il est onze heures. Le déjeuner sonne. Nous descendons tous, moi donnant le bras à ma mère, mes enfants avec des cris de joie. Ils sont très bruyants. A table ils parlent, parlent. Je les arrête un peu. Je dis à Henriette : « Sais-tu que Mad. de Lieven a deviné que tu étais très bavarde ? Elle me regarde, sa physionomie s’altère un peu, bien peu, des larmes tombent sur le petit visage gai, serein, qui ne se décompose jamais. Mais le sont bien des larmes. Elle est affligée, offensée que vous la croyiez bavarde. Je l’appelle. Elle vient à moi. Je la console Je lui dis que je vous ai souvent parlé d’elle, que vous avez bonne opinion d’elle. Elle est consolée et retourne en riant à sa place. Le déjeuner finit. Le temps est passable. Nous allons, nous promener, c’est-à-dire errer ensemble dans le jardin, dans le potager, le long des haies, autour de la pièce d’eau. Mes enfants cueillent des noisettes, ramassent les pommes tombées ! Je cours avec eux sur les gazons car nos près normands sont de vrai gazons de jardin. Guillaume tombe, roule, se plaint, grogne, recommence. On se moque de lui. Il est sensible à la douleur et facile aux larmes. On lui en fait honte. Presque une heure se passe ainsi. Pour me promener loin dans les bois, faire une vraie course, j’aime à être seul ou mieux que seul. La promenade en troupe à la file sans recueillement et sans intimité ne me plaît pas. Je l’évite quand je le puis sans être trop maussade. Nous rentrons. Je place, avec Mad. de Meulan, deux gravures de plus dans la galerie, une belle Ste Famille de M. Ingres et une Lecture de Virgile à Auguste. Nous aurons fait nous-mêmes tout cet arrangement. Les ouvriers d’ici manquent de goût et de patience. Et cela remplit le temps qu’on passe ensemble. Je me rétablis dons mon Cabinet. Je relis plus d’une fois. Je ne compte pas mes plaisirs. Je travaille Je voudrais dire quelque part avec quelque détail ce que je pense de l’état démocratique de la société parmi nous. Je commence à l’écrire. Chacun s’occupe chez soi. Mes filles viennent me voir deux ou trois. fois dans la matinée. Nous causons, un peu d’anglais. un peu d’arithmétique. Un ouvrier me dérange. Il vient poser dans ma chambre un devant de cheminée. Du froid me venait par là. Il ne m’en est plus venu cette nuit. Mad. de Meulan est le grand surveillant, le grand directeur des ouvriers. Ils ont pour elle beaucoup de considération beaucoup plus que pour moi.
Il est six heures un quart. On sonne le dîner. Point d’incident à table. Nous remontons chez ma mère. Grande récréation. On se décide pour le bal. Mes deux filles s’établissent sur des chaises, dans l’embrasure de la fenêtre. Guillaume va leur dire tour à tour : " Mademoiselle voulez-vous me faire l’honneur de danser avec moi la contredanse prochaine ? " La contredanse commence à deux, par un galop. J’interviens. A quatre, on va. Je ne puis venir à bout de leur apprendre à faire la chaîne anglaise. Je me retire du bal. Il finit. On regarde, on arrange de petits plâtres moulés sur des médailles des pierres antiques, et qui doivent prendre place dans des cadres noirs, aux deux bouts de la galerie. Il est neuf heures et demie. Mes enfants vont se coucher. A dix heures, je pars aussi. Je rentre chez moi. Hier, j’étais un peu las. Je me suis couché. J’ai lu une demi-heure dans mon lit, un récit de l’expédition Anglaise de l’Inde en Egypte, en 1800, par un homme de mes amis, M. de Noé, qui servait alors dans le 10e régiment de ligne anglais envoyé contre Tippoo Saïb. Son récit m’endort. J’ai bien dormi.
A quatre heures, j’ai été éveillé. J’ai rêvé éveillé, une demi-heure, si doucement ! Et je vous écris. Est-ce assez complet, assez exact ? Je vous garantis que vous avez tout sauf la présence réelle. Adieu. Un adieu provisoire. Je vais faire ma toilette, en attendant la poste. Il est déjà 9 heures et demie.
10 heures 1/2
Comment avez-vous si chaud ? Ici il pleut toujours. Mais n’importe. Appuyez-vous, sur moi. Je vous soutiendrai longtemps, aussi longtemps que vous voudrez, que vous permettrez adieu. Le véritable adieu. Ils le sont tous. G.
Oui, moi aussi j’ai bien souvent regardé au Ciel. Mais pourquoi dites vous encore aujourd’hui : " C’est affreux, c’est horrible d’être restée sur cette terre " ! Est-ce d’un tort ou d’un malheur que vous voulez parler ? Dearest, cette phrase me pèse sur le cœur. Et pourtant Dieu sait s’il y a dans vos douleurs, dans vos regrets ; quelque chose que je ne connaisse pas, que je ne sente pas comme vous, avec vous, pour moi, pour vous ! Vous m’aviez inspiré par là, avant, bien avant le 15 juin avant ce fatal 15 février, qui m’a frappé du même coup, vous m’aviez inspiré un intérêt bien vif, un intérêt mêlé d’attrait et de respect. Je ne regardais jamais sans attendrissement votre deuil immobile, vos yeux qui se détournaient ou s’abaissaient sans cesse pour cacher ou retenir des larmes. Et depuis ! .... Depuis, il y a eu le 15 Février et le 15 juin. J’ai droit sur vous, Madame. J’ai droit que sans rien oublier de vos regrets, sans rien ôter à ces créatures chéries qui vous ont quittée, vous ne disiez plus qu’il est horrible d’être restée sur cette terre. Que dirais-je donc, moi ? N’ai-je pas perdu ce que vous avez perdu ? N’avez-vous pas reçu de moi ce que j’ai reçu de vous ? Ne nous sommes nous pas, tous deux en deuil, tous deux le cœur bien malade, ne nous sommes-nous pas tendu la main avec consolation, avec espérance? Je doutais moi ; j’hésitais. Je ne doute plus. Vous ne m’avez pas ôté mon mal vous ne m’avez pas rendu ce que Dieu m’a retiré. Mais vous m’avez donné un bien immense. Vous avez fait que dans cette balance si incertaine de biens et de maux qui s’appelle la vie, le bon bassin s’est trouvé de nouveau rempli, rempli d’un trésor. Dites-moi aussi cela de vous, Madame. Je le sais, je le crois, j’en suis sûr. Mais dites, redites le moi.
Mardi 7 h. 1/2
Vous voudriez regarder tout un jour dans le Val Richer. Voici un miroir très fidèle où vous verrez tout le jour d’hier, tous les événements, tous les acteurs Il est sept heures. Je suis encore dans mon lit, dans ma petite chambre, après mon cabinet à l’extrémité nord de la galerie. Je n’entends rien, excepté les vaches du fermier qui mugissent en allant paître. Je me lève. Je passe dans mon Cabinet. J’allume moi-même mon feu. Je vous écris. Nous sommes seuls, parfaitement seuls, point de bruit, point de mouvement, ma porte bien fermée. Un peu après huit heures, je l’ouvre. Mon valet de Chambre m’apporte des Eaux Bonnes. J’en bois un grand verre. Je sors à l’autre bout de la galerie, mes enfants, qui ont épié le moment où l’on entrait chez moi, accourent en sautant, criant ; Henriette crie un peu moins fort. Guillaume a un son de voix charmant qu’il défigure affreusement pour étouffer la voix de ses sœurs. Avec eux, je dis bonjour en passant à Mad. de Meulan dont la chambre est la première de ce côté de la galerie. Je vais chez ma mère. J’y passe un quart d’heure. Mes enfants déjeunent dans deux chambres, à côté ; une grande soupe que Mad. de Meulan partage avec eux. Je rentre dans mon cabinet. Je bois un second verre d’Eaux-Bonnes. Je me promène quelques moments dans la galerie, regardant mes livres, mes gravures, arrangement nouveau, encore incomplet, et qui m’amuse. Je rentre décidément. Je fais ma toilette. J’écris des lettres. J’attends la vôtre. Vous ne savez pas, personne n’a jamais su comment j’attends, à quel degré d’impatience intérieure je puis arriver. Pendant que j’attends, tout le monde s’occupe. Mlle Chabaud, cette amie de ma mère dont je vous ai parlé, donne à mes filles une leçon d’anglais. Ma mère fait lire Guillaume. Après leur prière, faite ensemble chez leur grand-mère, mes filles apprennent par cœur des vers français, des dialogues anglais, un peu d’histoire et de géographie. Mad. de Meulan travaille dans sa Chambre, fait de la tapisserie, colle des gravures, coupe et prépare du linge à coudre par me filles et par les femmes, le tout pour le Val Richer. Je suis descendu deux fois pour voir si la poste arrivait. Elle arrive enfin. On m’apporte le paquet dans mon Cabinet. J’y prends mes lettres c’est-à-dire ma lettre. J’envoie à chacun les siennes. Je ferme m’a porte. Je lis, je relis. J’achève et je cachette ma lettre. La poste s’en va.
Il est onze heures. Le déjeuner sonne. Nous descendons tous, moi donnant le bras à ma mère, mes enfants avec des cris de joie. Ils sont très bruyants. A table ils parlent, parlent. Je les arrête un peu. Je dis à Henriette : « Sais-tu que Mad. de Lieven a deviné que tu étais très bavarde ? Elle me regarde, sa physionomie s’altère un peu, bien peu, des larmes tombent sur le petit visage gai, serein, qui ne se décompose jamais. Mais le sont bien des larmes. Elle est affligée, offensée que vous la croyiez bavarde. Je l’appelle. Elle vient à moi. Je la console Je lui dis que je vous ai souvent parlé d’elle, que vous avez bonne opinion d’elle. Elle est consolée et retourne en riant à sa place. Le déjeuner finit. Le temps est passable. Nous allons, nous promener, c’est-à-dire errer ensemble dans le jardin, dans le potager, le long des haies, autour de la pièce d’eau. Mes enfants cueillent des noisettes, ramassent les pommes tombées ! Je cours avec eux sur les gazons car nos près normands sont de vrai gazons de jardin. Guillaume tombe, roule, se plaint, grogne, recommence. On se moque de lui. Il est sensible à la douleur et facile aux larmes. On lui en fait honte. Presque une heure se passe ainsi. Pour me promener loin dans les bois, faire une vraie course, j’aime à être seul ou mieux que seul. La promenade en troupe à la file sans recueillement et sans intimité ne me plaît pas. Je l’évite quand je le puis sans être trop maussade. Nous rentrons. Je place, avec Mad. de Meulan, deux gravures de plus dans la galerie, une belle Ste Famille de M. Ingres et une Lecture de Virgile à Auguste. Nous aurons fait nous-mêmes tout cet arrangement. Les ouvriers d’ici manquent de goût et de patience. Et cela remplit le temps qu’on passe ensemble. Je me rétablis dons mon Cabinet. Je relis plus d’une fois. Je ne compte pas mes plaisirs. Je travaille Je voudrais dire quelque part avec quelque détail ce que je pense de l’état démocratique de la société parmi nous. Je commence à l’écrire. Chacun s’occupe chez soi. Mes filles viennent me voir deux ou trois. fois dans la matinée. Nous causons, un peu d’anglais. un peu d’arithmétique. Un ouvrier me dérange. Il vient poser dans ma chambre un devant de cheminée. Du froid me venait par là. Il ne m’en est plus venu cette nuit. Mad. de Meulan est le grand surveillant, le grand directeur des ouvriers. Ils ont pour elle beaucoup de considération beaucoup plus que pour moi.
Il est six heures un quart. On sonne le dîner. Point d’incident à table. Nous remontons chez ma mère. Grande récréation. On se décide pour le bal. Mes deux filles s’établissent sur des chaises, dans l’embrasure de la fenêtre. Guillaume va leur dire tour à tour : " Mademoiselle voulez-vous me faire l’honneur de danser avec moi la contredanse prochaine ? " La contredanse commence à deux, par un galop. J’interviens. A quatre, on va. Je ne puis venir à bout de leur apprendre à faire la chaîne anglaise. Je me retire du bal. Il finit. On regarde, on arrange de petits plâtres moulés sur des médailles des pierres antiques, et qui doivent prendre place dans des cadres noirs, aux deux bouts de la galerie. Il est neuf heures et demie. Mes enfants vont se coucher. A dix heures, je pars aussi. Je rentre chez moi. Hier, j’étais un peu las. Je me suis couché. J’ai lu une demi-heure dans mon lit, un récit de l’expédition Anglaise de l’Inde en Egypte, en 1800, par un homme de mes amis, M. de Noé, qui servait alors dans le 10e régiment de ligne anglais envoyé contre Tippoo Saïb. Son récit m’endort. J’ai bien dormi.
A quatre heures, j’ai été éveillé. J’ai rêvé éveillé, une demi-heure, si doucement ! Et je vous écris. Est-ce assez complet, assez exact ? Je vous garantis que vous avez tout sauf la présence réelle. Adieu. Un adieu provisoire. Je vais faire ma toilette, en attendant la poste. Il est déjà 9 heures et demie.
10 heures 1/2
Comment avez-vous si chaud ? Ici il pleut toujours. Mais n’importe. Appuyez-vous, sur moi. Je vous soutiendrai longtemps, aussi longtemps que vous voudrez, que vous permettrez adieu. Le véritable adieu. Ils le sont tous. G.
41. Val-Richer, Mardi 19 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°41 Mardi 10 h. du soir
Je suppose que vous avez vu l’article du Temps d’hier lundi, et que vous aurez deviné sans peine d’où il vient. C’est son journal et sa façon d’agir. J’entends d’ici la conversation d’où l’article est sorti, et je nommerais, je crois, le journaliste qui a rédigé la conversation.
Avez-vous rencontré beaucoup de petites infamies pareilles ? Vraies infamies de comédies, aussi petites qu’odieuses. J’en suis et j’en serai contrarié autant et aussi longtemps que vous le serez. Malgré votre désir et les précautions prises, je n’osais pas espérer que votre nom ne parût jamais dans un journal ; mais je ne me serait par la pas permis de prédire qu’il y viendrait par là. J’ai retrouvé les quelques lignes de la Presse. Savez-vous qui les a écrites ? Mad. Emile de Girardin, celle chez qui le Duc et la Duchesse de Sutherland allaient passer la soirée. Il y a des fripons qui volent les bourses, les mouchoirs. Il y en a d’autres qui volent les noms propres, les anecdotes vraies ou fausses. Et Chaque journal a ses coureurs de faits, de nouvelles, qui vont les recueillant et les escamotant dans tout Paris, chacun où il peut, tel dans les rues, tel dans les cafés, tel dans les salons. Et plus le non est illustre, plus le fait se paye cher. Mais ceux-ci ne sont pas des faits payés : ce sont des faits fournis gratis. Quelle honte !
Je suis préoccupé de votre contrariété. Je voudrais tant vous faire vivre dans une atmosphère parfaitement calme et douce ! Connaissez-vous en même temps rien de plus ridicule, si vous lisez ces journaux là, que tout leur ardeur à démontrer pour les matins, qu’il est impossible que M. Molé tombe, impossible que je trouve des alliés pour le renverser impossible que je revienne au pouvoir ?
Je ne pense à rien, je n’essaie rien, je ne parle ministère à personne ; les journaux qui me sont amis ne mettent aucune combinaison en avant, attaquent à peine quelques actes, quelques tendances du Cabinet. n’importe; on se démène, on crie comme des assiégés sous qui une mine va sauter, qui voient commencer un violent assaut. On semble obsédé par un fantôme. Pour les patrons de la conciliation générale, c’est bien peu de sécurité. Je ne sais pourquoi je vous parle de cela. L’article de ce matin, m’a donné de l’humeur et m’a fait penser à tout le reste. Habituellement je n’y pense guère. Rien ne me paraît plus plaisant que l’agitation sans relâche, les machinations continuelles, le tourment d’esprit qu’on m’attribue. J’ai de l’ambition toujours, j’en conviens ; de l’activité au besoin, je l’espère. Mais personne ne se remue moins que moi ; personne ne méprise davantage tout mouvement, petit, impatient, prématuré. Il faut, je crois, dans la vie politique, & sous notre forme de gouvernement, inventer très peu, frapper à très peu de portes, attendre tranquillement et se contenter d’être toujours prêt & à la hauteur de la marée montante, quand elle arrive. C’est mon goût, et je le suivrais n’eussé-je pas d’autre raison. Mais c’est aussi, je crois la vraie habilité. Je n’irai pourtant pas me coucher sur ces idées et ces paroles là.
Qu’est-ce donc que ces étouffements que vous avez eus à l’Eglise ? Certainement, il faut soigner votre santé. à chaque soin que vous prendrez, remerciez vous de ma part. Je vous soignerais si bien si j’étais toujours là ! Adieu, adieu. Il n’est pas onze heures. Vous avez encore du monde. Je vous assure que si j’y étais, je serais très aimable, aimable pour M. de Muhlinen. Adieu à demain.
Mercredi 10 heures ¼
Vous n’avez surement pas vu l’article du Temps. Vous ne m’en dîtes rien. Voyez-le. Il faut savoir où l’on en est. Je ne voudrai jamais que vous ignoriez rien de ce qui vous a touché, de ce qui nous touche de si près. Et pourtant que me fait le Temps, que me font tous les journaux du monde quand je reçois de vous une lettre comme le n° 42 ? Permettez-moi de ne pas vous en parler en ce moment. Vous savez qu’il y a des moments, bonheur ou malheur, où j’ai besoin de me taire, où je ne puis pas, où je ne veux pas parler. Mais vous m’avez ravi. Mais vous venez de me donner une joie incomparable. J’en ai besoin.
On me dit que le mariage de M. Duchâtel n’aura lieu que dans les premiers jours d’octobre. J’attends demain M. Duvergier de Lausanne qui vient passer ici 36 heures et qui m’apportera quelque chose de positif. Je n’ai pas répondu à votre question, je ne vous ai rien dit du tout. Je voulais ; je veux savoir. Je déteste les attentes vaines. Je les déteste pour moi pour vous. Mais, il faut que je donne ma lettre. Le facteur l’attend. Adieu. Adieu. Je ne sais qu’ajouter à mon adieu. Et pourtant, j’y voudrais tant ajouter. Adieu. G.
Je suppose que vous avez vu l’article du Temps d’hier lundi, et que vous aurez deviné sans peine d’où il vient. C’est son journal et sa façon d’agir. J’entends d’ici la conversation d’où l’article est sorti, et je nommerais, je crois, le journaliste qui a rédigé la conversation.
Avez-vous rencontré beaucoup de petites infamies pareilles ? Vraies infamies de comédies, aussi petites qu’odieuses. J’en suis et j’en serai contrarié autant et aussi longtemps que vous le serez. Malgré votre désir et les précautions prises, je n’osais pas espérer que votre nom ne parût jamais dans un journal ; mais je ne me serait par la pas permis de prédire qu’il y viendrait par là. J’ai retrouvé les quelques lignes de la Presse. Savez-vous qui les a écrites ? Mad. Emile de Girardin, celle chez qui le Duc et la Duchesse de Sutherland allaient passer la soirée. Il y a des fripons qui volent les bourses, les mouchoirs. Il y en a d’autres qui volent les noms propres, les anecdotes vraies ou fausses. Et Chaque journal a ses coureurs de faits, de nouvelles, qui vont les recueillant et les escamotant dans tout Paris, chacun où il peut, tel dans les rues, tel dans les cafés, tel dans les salons. Et plus le non est illustre, plus le fait se paye cher. Mais ceux-ci ne sont pas des faits payés : ce sont des faits fournis gratis. Quelle honte !
Je suis préoccupé de votre contrariété. Je voudrais tant vous faire vivre dans une atmosphère parfaitement calme et douce ! Connaissez-vous en même temps rien de plus ridicule, si vous lisez ces journaux là, que tout leur ardeur à démontrer pour les matins, qu’il est impossible que M. Molé tombe, impossible que je trouve des alliés pour le renverser impossible que je revienne au pouvoir ?
Je ne pense à rien, je n’essaie rien, je ne parle ministère à personne ; les journaux qui me sont amis ne mettent aucune combinaison en avant, attaquent à peine quelques actes, quelques tendances du Cabinet. n’importe; on se démène, on crie comme des assiégés sous qui une mine va sauter, qui voient commencer un violent assaut. On semble obsédé par un fantôme. Pour les patrons de la conciliation générale, c’est bien peu de sécurité. Je ne sais pourquoi je vous parle de cela. L’article de ce matin, m’a donné de l’humeur et m’a fait penser à tout le reste. Habituellement je n’y pense guère. Rien ne me paraît plus plaisant que l’agitation sans relâche, les machinations continuelles, le tourment d’esprit qu’on m’attribue. J’ai de l’ambition toujours, j’en conviens ; de l’activité au besoin, je l’espère. Mais personne ne se remue moins que moi ; personne ne méprise davantage tout mouvement, petit, impatient, prématuré. Il faut, je crois, dans la vie politique, & sous notre forme de gouvernement, inventer très peu, frapper à très peu de portes, attendre tranquillement et se contenter d’être toujours prêt & à la hauteur de la marée montante, quand elle arrive. C’est mon goût, et je le suivrais n’eussé-je pas d’autre raison. Mais c’est aussi, je crois la vraie habilité. Je n’irai pourtant pas me coucher sur ces idées et ces paroles là.
Qu’est-ce donc que ces étouffements que vous avez eus à l’Eglise ? Certainement, il faut soigner votre santé. à chaque soin que vous prendrez, remerciez vous de ma part. Je vous soignerais si bien si j’étais toujours là ! Adieu, adieu. Il n’est pas onze heures. Vous avez encore du monde. Je vous assure que si j’y étais, je serais très aimable, aimable pour M. de Muhlinen. Adieu à demain.
Mercredi 10 heures ¼
Vous n’avez surement pas vu l’article du Temps. Vous ne m’en dîtes rien. Voyez-le. Il faut savoir où l’on en est. Je ne voudrai jamais que vous ignoriez rien de ce qui vous a touché, de ce qui nous touche de si près. Et pourtant que me fait le Temps, que me font tous les journaux du monde quand je reçois de vous une lettre comme le n° 42 ? Permettez-moi de ne pas vous en parler en ce moment. Vous savez qu’il y a des moments, bonheur ou malheur, où j’ai besoin de me taire, où je ne puis pas, où je ne veux pas parler. Mais vous m’avez ravi. Mais vous venez de me donner une joie incomparable. J’en ai besoin.
On me dit que le mariage de M. Duchâtel n’aura lieu que dans les premiers jours d’octobre. J’attends demain M. Duvergier de Lausanne qui vient passer ici 36 heures et qui m’apportera quelque chose de positif. Je n’ai pas répondu à votre question, je ne vous ai rien dit du tout. Je voulais ; je veux savoir. Je déteste les attentes vaines. Je les déteste pour moi pour vous. Mais, il faut que je donne ma lettre. Le facteur l’attend. Adieu. Adieu. Je ne sais qu’ajouter à mon adieu. Et pourtant, j’y voudrais tant ajouter. Adieu. G.
42. Val-Richer, Jeudi 21 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°42 Jeudi 7 heures du matin.
J’aime à venir à vous le matin, en sortant de mon lit comme le soir en m’enfermant dans ma chambre. Je n’ai pas pu hier soir. Il m’est arrivé deux visiteurs qui passeront ici deux jours. J’attends aujourd’hui M. Duvergier de Hauranne. Il faut se promener, causer. Mon temps se trouve pris. Je le passerais bien plus doucement à lire, à lire votre lettre d’hier. Vous êtes-vous jamais occupée de magnétisme, de ces contes de gens qui agissent à distance, à très longue distance, qui endorment ou éveillent, troublent ou apaisent à travers l’espace, d’autres gens sur qui ils ont pouvoir ? Je crois à votre pouvoir, à votre magnétisme. J’ai vécu hier, je me suis endormi, je me réveille ce matin sous son action. Ah si elle pouvait ne cesser jamais ! C’est ce qui arriverait si elle n’avait pas tant de lieues à traverser, si nous étions toujours ensemble. Et pourtant, je n’espère plus vous retrouver aussitôt que nous nous l’étions promis. Le mariage de M. Duchâtel ne se fera très probablement que du 2 au 4 octobre. Je vais le savoir positivement aujourd’hui.
De plus le mouvement électoral s’anime dans le pays. On vient, de tous les environs, m’en parler, me demander conseil, chercher une direction, une impulsion. J’agis d’ici, par la conversation, par les visites que je reçois, par quelques courses que je ferai, sur toute la Normandie, c’est à dire sur l’élection de 40 députés. C’est une grande affaire. Il faut que je la mette en bon train. La présence réelle, nous le savons trop, ne peut être remplacée. Pour moi-même, j’ai du monde à recevoir, à aller voir. Mon élection est plus sûre qu’aucune autre. Aucun concurrent ne se présente, ne s’annonce. Cependant je ne serais pas surpris, à quelques petits symptômes bien cachés, bien honteux que vers les derniers jours en ameutant les républicains, les carlistes violents, quelques indices, quelques grognons, on fit une tentative, non pour m’empêcher d’être élu on n’y pense pas, mais pour m’enlever quelques voix et rendre mon élection moins brillante en lui donnant quelque apparence de contestation. Il faut que je déjoue d’avance cette malice. Si elle doit se produire. Et pour cela, j’ai besoin précisément au moment où la fièvre électorale se prononce, où les hommes se rallient et s’engagent d’être sur les lieux de voir, de causer, d’animer tous les miens d’affermir les flottants.
Il y a un canton important, car il contient près de 100 électeurs dans lequel je n’ai jamais mis le pied. Je veux y aller un de ces jours. Je crois à peu de pouvoir réel, mais à beaucoup de mauvais vouloir soufflant contre moi d’un certain point, qui n’est pas un des points cardinaux, quoiqu’il en ait l’air. Il faut que j’agisse au grand jour, pendant qu’on travaille sous terre, que je sois aigle pendant qu’on est taupe. Est- ce là de l’orgueil ou de la prudence, dites, le moi? Tous les deux probablement.
Orgueil ou prudence, dearest, cela me coûte cher, et j’ai là, pour ce moment un cruel sacrifice à faire. Le saurez-vous, le croirez-vous tout ce qu’il est ? C’est ma plus vraie, ma plus triste préoccupation. Oui, si j’étais sûr que notre réunion retardée excite en vous les mêmes sentiments, tous les mêmes sentiments qu’en moi, et point d’autres; si j’étais sûr qu’il ne vous vient aucune de ces mauvaises pensées qui me désolent, et comme injustice et comme preuve que vous ne me connaissez pas encore ; si je pouvais vous faire voir, parfaitement voir mon âme, toute mon âme, comme je vous ai fait voir avant-hier une de mes journées, et dissiper ainsi, dissiper sans retour les doutes coupables de la vôtre, à cette condition là, je n’aurais pas moins de chagrin, mais j’aurais un meilleur chagrin, un chagrin parfaitement confiant en vous, sympathique avec vous, et je ne vous parlerais que de notre chagrin. Si vous saviez qu’elle est à ce moment même en vous écrivant, mon impatience de tout ce que je vous dis là, combien, au fond de mon cœur, je me sens étonné, blessé, pour vous et pour moi de vous le dire, de pouvoir croire que j’aie à vous le dire !
Dearest, que la confiance égale la tendresse, que toutes paroles autres que des paroles de tendresse soient inutiles et ne puissent plus nous venir à la pensée ! Il en sera ainsi un jour ; j’y compte. Vous savez que je vous ai ajournée à un an à deux ans à l’époque qui vous voudriez. Que mon ajournement soit sans objet; épargnons-nous l’épreuve du temps ; soyons, dès aujourd’hui aussi surs l’un de l’autre, aussi établis dans notre foi mutuelle, que nous le serions après l’avoir subie. La vie est si courte ! N’en employons rien à essayer, à attendre ; C’est perdre du bonheur pour rien.
10h 1/2
Voilà le N° 43, que j’aime bien quoique j’aime mieux le n° 42. Oui, nous sommes bien loin. Mais vous m’avez envoyé votre Soleil, hier et aujourd’hui, il est très beau. Le petit tableau est de 1835. Gardons notre goût pour Adieu. C’est un goût d’absent mais, dans l’absence, c’est ce qu’il y a de mieux. Adieu donc Adieu, faute de mieux. G.
J’aime à venir à vous le matin, en sortant de mon lit comme le soir en m’enfermant dans ma chambre. Je n’ai pas pu hier soir. Il m’est arrivé deux visiteurs qui passeront ici deux jours. J’attends aujourd’hui M. Duvergier de Hauranne. Il faut se promener, causer. Mon temps se trouve pris. Je le passerais bien plus doucement à lire, à lire votre lettre d’hier. Vous êtes-vous jamais occupée de magnétisme, de ces contes de gens qui agissent à distance, à très longue distance, qui endorment ou éveillent, troublent ou apaisent à travers l’espace, d’autres gens sur qui ils ont pouvoir ? Je crois à votre pouvoir, à votre magnétisme. J’ai vécu hier, je me suis endormi, je me réveille ce matin sous son action. Ah si elle pouvait ne cesser jamais ! C’est ce qui arriverait si elle n’avait pas tant de lieues à traverser, si nous étions toujours ensemble. Et pourtant, je n’espère plus vous retrouver aussitôt que nous nous l’étions promis. Le mariage de M. Duchâtel ne se fera très probablement que du 2 au 4 octobre. Je vais le savoir positivement aujourd’hui.
De plus le mouvement électoral s’anime dans le pays. On vient, de tous les environs, m’en parler, me demander conseil, chercher une direction, une impulsion. J’agis d’ici, par la conversation, par les visites que je reçois, par quelques courses que je ferai, sur toute la Normandie, c’est à dire sur l’élection de 40 députés. C’est une grande affaire. Il faut que je la mette en bon train. La présence réelle, nous le savons trop, ne peut être remplacée. Pour moi-même, j’ai du monde à recevoir, à aller voir. Mon élection est plus sûre qu’aucune autre. Aucun concurrent ne se présente, ne s’annonce. Cependant je ne serais pas surpris, à quelques petits symptômes bien cachés, bien honteux que vers les derniers jours en ameutant les républicains, les carlistes violents, quelques indices, quelques grognons, on fit une tentative, non pour m’empêcher d’être élu on n’y pense pas, mais pour m’enlever quelques voix et rendre mon élection moins brillante en lui donnant quelque apparence de contestation. Il faut que je déjoue d’avance cette malice. Si elle doit se produire. Et pour cela, j’ai besoin précisément au moment où la fièvre électorale se prononce, où les hommes se rallient et s’engagent d’être sur les lieux de voir, de causer, d’animer tous les miens d’affermir les flottants.
Il y a un canton important, car il contient près de 100 électeurs dans lequel je n’ai jamais mis le pied. Je veux y aller un de ces jours. Je crois à peu de pouvoir réel, mais à beaucoup de mauvais vouloir soufflant contre moi d’un certain point, qui n’est pas un des points cardinaux, quoiqu’il en ait l’air. Il faut que j’agisse au grand jour, pendant qu’on travaille sous terre, que je sois aigle pendant qu’on est taupe. Est- ce là de l’orgueil ou de la prudence, dites, le moi? Tous les deux probablement.
Orgueil ou prudence, dearest, cela me coûte cher, et j’ai là, pour ce moment un cruel sacrifice à faire. Le saurez-vous, le croirez-vous tout ce qu’il est ? C’est ma plus vraie, ma plus triste préoccupation. Oui, si j’étais sûr que notre réunion retardée excite en vous les mêmes sentiments, tous les mêmes sentiments qu’en moi, et point d’autres; si j’étais sûr qu’il ne vous vient aucune de ces mauvaises pensées qui me désolent, et comme injustice et comme preuve que vous ne me connaissez pas encore ; si je pouvais vous faire voir, parfaitement voir mon âme, toute mon âme, comme je vous ai fait voir avant-hier une de mes journées, et dissiper ainsi, dissiper sans retour les doutes coupables de la vôtre, à cette condition là, je n’aurais pas moins de chagrin, mais j’aurais un meilleur chagrin, un chagrin parfaitement confiant en vous, sympathique avec vous, et je ne vous parlerais que de notre chagrin. Si vous saviez qu’elle est à ce moment même en vous écrivant, mon impatience de tout ce que je vous dis là, combien, au fond de mon cœur, je me sens étonné, blessé, pour vous et pour moi de vous le dire, de pouvoir croire que j’aie à vous le dire !
Dearest, que la confiance égale la tendresse, que toutes paroles autres que des paroles de tendresse soient inutiles et ne puissent plus nous venir à la pensée ! Il en sera ainsi un jour ; j’y compte. Vous savez que je vous ai ajournée à un an à deux ans à l’époque qui vous voudriez. Que mon ajournement soit sans objet; épargnons-nous l’épreuve du temps ; soyons, dès aujourd’hui aussi surs l’un de l’autre, aussi établis dans notre foi mutuelle, que nous le serions après l’avoir subie. La vie est si courte ! N’en employons rien à essayer, à attendre ; C’est perdre du bonheur pour rien.
10h 1/2
Voilà le N° 43, que j’aime bien quoique j’aime mieux le n° 42. Oui, nous sommes bien loin. Mais vous m’avez envoyé votre Soleil, hier et aujourd’hui, il est très beau. Le petit tableau est de 1835. Gardons notre goût pour Adieu. C’est un goût d’absent mais, dans l’absence, c’est ce qu’il y a de mieux. Adieu donc Adieu, faute de mieux. G.
43. Val-Richer, Vendredi 22 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°43 Vendredi 22. 7 h. 1/2
Je me réveille bien triste. Je l’étais hier au soir. Je le serai souvent. Hier en vous écrivant, j’étais surtout préoccupé d’une injustice possible de votre part. Aujourd’hui, je le suis bien plus du chagrin même. M. Duvergnier de Hauranne est arrivé. M. Duchâtel ne se marie que le 2 octobre et il se marie sans mariage, absolument sans personne que les parents et les témoins nécessaires. En sortant de l’église, il va passer quelques jours à Meudon, et de là, il part pour Mirembeau, en Saintonge où est sa terre.
Je n’ai donc là, ni motif, ni prétexte. J’en attends un autre. Vous recevrez cette lettre-ci dimanche. Vous attendiez mieux le jour là. Quand vous me partez de vos longues journées, de votre impatience de les voir couler, j’éprouve un sentiment analogue à celui que j’éprouve quand vous m’écriviez d’Angleterre vos inquiétudes, vos douleurs de n’avoir pas de lettre. Pardonnez-moi encore, Madame ; ma première impression est une joie profonde de cette tendresse si vive. La peine ne vient qu’après. Je jouis pour moi avant de souffrir pour vous. Quand vous étiez en Angleterre, quand vos lettres m’arrivaient exactement, et non pas les miennes à vous, je souffrais pour vous. Aujourd’hui, quand je ne pars pas, c’est pour vous et pour moi j’aime mieux dire pour nous, que je souffre.
Quand viendra, la dissolution ? J’établis autour de moi, dans la conversation, qu’elle n’obligera probablement d’aller passer trois au quatre jours à Paris. Mais nous sommes à la merci de l’événement, à la merci des nécessités électorales du pays qui m’entoure. Que de chaines nous portons. J’en ai secoué beaucoup. Il en reste encore énormément.
J’ai ma mère souffrante ce matin. Elle est sujette à des étourdissements, à des vertiges qui pourraient devenir quelque chose de plus grave. On est venu m’avertir au moment où je me levais. Je sors de chez elle. Elle vient de prendre un bain de pieds avec beaucoup de moutarde. Elle est mieux. J’espère que ce ne sera rien du tout. Je lui ai vu plusieurs fois ces petits accidents, et ils ont toujours disparu devant des remèdes, fort simples Mais elle va avoir 73 ans. J’aime beaucoup ma mère. Je lui dois beaucoup. Et personne ne la remplacerait auprès de mes enfants. Elle est avec eux d’une tendresse, d’une assiduité, d’une vigilance inquiète qui fait presque tout ce qui me reste de sécurité. Quand j’avais mon fils, ma sécurité était infiniment plus grande. Tout homme et tout jeune qu’il était, j’étais sur qu’à mon défaut il soignerait, il élèverait ses sœurs et son fière avec une affection, une attention paternelle. Et il était plein d’esprit, de sens, d’activité sérieuse, de tout ce qui fait qu’on peut être à la tête d’une famille. Aujourd’hui moi manquant ma famille, si jeune, resterait comme un faisceau sans lin, un troupeau sans berger. C’est une forte attache que de se sentir nécessaire. Mais c’est aussi un pesant fardeau.
Je vous parle de ma famille. Ne vous arrive-t-il pas quelques fois d’être dans cette disposition où l’on n’ose pas, où l’on ne veut pas ne [?] que sur un seul sujet, sur le sujet intime qui remplit l’âme, et où cependant l’on ne pourrait souffrir de parler de choses indifférentes ? On va alors à ces choses qui sont beaucoup quoiqu’elles ne soient pas tout, à ces intérêts qui tiennent vraiment au cœur quoiqu’ils n’en occupent pas le fond. Ce n’est pas l’intimité personnelle exclusive, c’est encore de l’intimité et qui a quelque douceur.
11 heures
Votre n° 44 m’arrive une demi heure plus tard que de coutume. C’est long, une demi-heure ! Mais le dédommagement est immense, charmant. Ne me gâtez pas trop. J’ai tant de plaisir à croire tout ce que vous me dîtes ! Nous avons besoin pourtant de nous gâter l’un l’autre jusqu’à ce que nous nous retrouvions. Ah, que je voudrais trouver quelque parole qui vous apportât ce que j’ai dans l’âme ! Adieu. Adieu, un adieu triste est au moins aussi tendre qu’un adieu. satisfait. Adieu. G.
Je me réveille bien triste. Je l’étais hier au soir. Je le serai souvent. Hier en vous écrivant, j’étais surtout préoccupé d’une injustice possible de votre part. Aujourd’hui, je le suis bien plus du chagrin même. M. Duvergnier de Hauranne est arrivé. M. Duchâtel ne se marie que le 2 octobre et il se marie sans mariage, absolument sans personne que les parents et les témoins nécessaires. En sortant de l’église, il va passer quelques jours à Meudon, et de là, il part pour Mirembeau, en Saintonge où est sa terre.
Je n’ai donc là, ni motif, ni prétexte. J’en attends un autre. Vous recevrez cette lettre-ci dimanche. Vous attendiez mieux le jour là. Quand vous me partez de vos longues journées, de votre impatience de les voir couler, j’éprouve un sentiment analogue à celui que j’éprouve quand vous m’écriviez d’Angleterre vos inquiétudes, vos douleurs de n’avoir pas de lettre. Pardonnez-moi encore, Madame ; ma première impression est une joie profonde de cette tendresse si vive. La peine ne vient qu’après. Je jouis pour moi avant de souffrir pour vous. Quand vous étiez en Angleterre, quand vos lettres m’arrivaient exactement, et non pas les miennes à vous, je souffrais pour vous. Aujourd’hui, quand je ne pars pas, c’est pour vous et pour moi j’aime mieux dire pour nous, que je souffre.
Quand viendra, la dissolution ? J’établis autour de moi, dans la conversation, qu’elle n’obligera probablement d’aller passer trois au quatre jours à Paris. Mais nous sommes à la merci de l’événement, à la merci des nécessités électorales du pays qui m’entoure. Que de chaines nous portons. J’en ai secoué beaucoup. Il en reste encore énormément.
J’ai ma mère souffrante ce matin. Elle est sujette à des étourdissements, à des vertiges qui pourraient devenir quelque chose de plus grave. On est venu m’avertir au moment où je me levais. Je sors de chez elle. Elle vient de prendre un bain de pieds avec beaucoup de moutarde. Elle est mieux. J’espère que ce ne sera rien du tout. Je lui ai vu plusieurs fois ces petits accidents, et ils ont toujours disparu devant des remèdes, fort simples Mais elle va avoir 73 ans. J’aime beaucoup ma mère. Je lui dois beaucoup. Et personne ne la remplacerait auprès de mes enfants. Elle est avec eux d’une tendresse, d’une assiduité, d’une vigilance inquiète qui fait presque tout ce qui me reste de sécurité. Quand j’avais mon fils, ma sécurité était infiniment plus grande. Tout homme et tout jeune qu’il était, j’étais sur qu’à mon défaut il soignerait, il élèverait ses sœurs et son fière avec une affection, une attention paternelle. Et il était plein d’esprit, de sens, d’activité sérieuse, de tout ce qui fait qu’on peut être à la tête d’une famille. Aujourd’hui moi manquant ma famille, si jeune, resterait comme un faisceau sans lin, un troupeau sans berger. C’est une forte attache que de se sentir nécessaire. Mais c’est aussi un pesant fardeau.
Je vous parle de ma famille. Ne vous arrive-t-il pas quelques fois d’être dans cette disposition où l’on n’ose pas, où l’on ne veut pas ne [?] que sur un seul sujet, sur le sujet intime qui remplit l’âme, et où cependant l’on ne pourrait souffrir de parler de choses indifférentes ? On va alors à ces choses qui sont beaucoup quoiqu’elles ne soient pas tout, à ces intérêts qui tiennent vraiment au cœur quoiqu’ils n’en occupent pas le fond. Ce n’est pas l’intimité personnelle exclusive, c’est encore de l’intimité et qui a quelque douceur.
11 heures
Votre n° 44 m’arrive une demi heure plus tard que de coutume. C’est long, une demi-heure ! Mais le dédommagement est immense, charmant. Ne me gâtez pas trop. J’ai tant de plaisir à croire tout ce que vous me dîtes ! Nous avons besoin pourtant de nous gâter l’un l’autre jusqu’à ce que nous nous retrouvions. Ah, que je voudrais trouver quelque parole qui vous apportât ce que j’ai dans l’âme ! Adieu. Adieu, un adieu triste est au moins aussi tendre qu’un adieu. satisfait. Adieu. G.
44. Val-Richer, Vendredi 22 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N° 44 Vendredi 5 heures
Savez-vous que je n’ai pas seulement des ennemis, mais aussi des amis qui s’occupent beaucoup de mes fréquentes visites, de nos longues conversations, et qui s’en inquiètent un peu ! Ils se disent entre eux que certainement il y a de la politique là dessous, de votre part, comme de la mienne, de ma part comme de la vôtre. Nous sommes l’un et l’autre spirituels, habiles ; nous avons l’un et l’autre pris part, et point renoncé sans doute aux affaires de ce monde. Est-ce que je me disposerais à changer de politique à devenir russe au lieu d’anglais à ressusciter la sainte au lieu de la quadruple Alliance ?
Il faut que j’y prenne bien garde. J’ai besoin de ménager les sentiments, les habitudes, les préjugés de mon pays que j’ai déjà heurtés plus d’une fois, bien qu’avec raison, pour l’administration intérieure. Et puis, quand j’entre dans une relation politique importante, significative, je devrais en parler à mes amis politiques, leur dire ce que je veux, ce que je fais, les tenir au courant enfin, car leur cause est la mienne ; nos intérêts, nos destinées sont les mêmes. Ils me sont ; ils me seront très fidèles. Ils voudraient bien être toujours instruits. Cela se dit très doucement très affectueusement. Cela me revient indirectement. J’y réponds et j’y répondrai très simplement souriant un peu, disant de vous un peu de ce que j’en pense, rassurant mes amis sur la fixité de ma politique comme sur l’étendue de ma confiance en eux et gardant bien du reste ma liberté, que je n’ai jamais livrée. J’admire toujours à quel point les hommes, même des hommes distingués, prônent le côté petit et tortueux des choses, au lieu du côté simple et grand et à force de chercher finesse, s’en vont à cent lieues de la vérité.
Samedi matin, 6 heures
Je me lève. Voilà une heure et demie que j’essaie en vain de me rendormir. On dit que la faim empêche de dormir. J’ai faim. Vous me parlez du bonheur qui me reste et m’entoure. Vous me dîtes que j’en sais jouir. Vous avez raison. Je n’ai jamais dans mes plus cruels moments, méconnu le prix de ce qui me restait. Je ne m’y suis jamais senti indifférent. Je ne me suis jamais permis de me dire à moi-même que j’y pouvais être indifférant. Je me serais cru coupable envers Dieu, plus coupable envers ces créatures qui m’aiment, m’aiment beaucoup, & qui ont droit non seulement que je les aime, mais que je me trouve heureux de ce quelles m’aiment. L’affection veut donner du bonheur, et souffre et s’offense quand elle n’en donne pas. Je sais tout cela. Bien plus, je le sens ; et naturellement, sans effort, je jouis en effet de l’affection de mes enfants, de ma mère, de mes amis ; et je leur montre que j’en jouis, et j’espère qu’ils le croient, j’en suis sûr.
Mais laissez- moi, Madame, être avec vous parfaitement sincère, c’est-à-dire vous montrer toute mon âme. C’est en cela, pour moi, que la parfaite, sincérité consiste. Aux autres, je ne mens point, mais je ne dis pas tout. Ces relations, ces affections, ces joies qui me restent, en même temps que je les ai toujours senties, je ne me suis jamais donné, je n’ai jamais pu me donner le change à moi-même sur leur importance pour moi, sur leur place en moi. Je ne voudrais pas même en vous parlant à vous seule, même avec la certitude que nul autre ne verra jamais ce que je vous dis, je ne voudrais pas dire un mot qui fût injuste qui fût offensant pour ces sentiments et ces bonheurs là. Mais il ne leur est pas donné de pénétrer jusqu’au fond de mon âme, de remplir ma vie, d’être mon âme et ma vie. Ils animent, ils embellissent la région où ils se passent, mais cette région est pour moi celle du monde extérieur et non pas la mienne propre ; c’est une région où je me promène, et non pas cette où j’habite.
Voltaire fait quelque part dans La Henriade, je crois la description du système céleste, de toutes les planètes, de tous les astres, de leur hiérarchie, de leur immensité. Il les nomme, il les compte, les compte encore ne parvint pas à les épuiser. Au dessus, au delà de ceux qu’il a nommés, qu’il a comptés.
Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin.
Par delà tous les lieux, le Dieu des lieux réside.
Pardonnez-moi la pompe de cette image. C’est la seule où je reconnaisse vraiment la disposition de mon âme, et ce qui s’y passe. On peut me parler d’une foule de liens, d’affections, de jouissances ; on peut en décrire la force et la douceur. Je le reconnaîtrai, je le sentirai avec ceux qui le diront. Mais par delà tous ces lieux, le Dieu des lieux réside. Et ce n’est point là pour moi, Madame une volonté un parti pris, pas plus qu’une impression de jeunesse une fantaisie d’imagination. C’est le fait, le fait pur et simple, le fait constant pour moi, en moi soit que je l’ai possédé, soit qu’il m’aie manqué un seul sentiment, un seul bonheur, a toujours été pour moi le Dieu des lieux. Je vous le disais avant le 15 Juin, et vous ne vouliez pas me croire. Je vous le redis aujourd’hui. Croyez-moi ; et ne me parlez d’aucune compensation ; et gardons ensemble nos regrets, nos regrets justes & sacrés. Et soyez bien sûre que je sens comme vous les vôtres ; bien sûre que je donnerais je ne sais pas quoi pour vous voir entourée des joies qui me restent. Mais ne mettons rien, joies ou regrets, à côté de ce qui est au delà, et au dessus de tout. Ah, que ne passons-nous notre vie ensemble ! Ce que je vous dis là, je vous le ferai voir.
4 heures Votre lettre m’arrive tard. J’ai là M. Duvergier de Hauranne, dans mon cabinet. La cloche du déjeuner sonne. J’aurais tant de choses à vous dire ! Une seule, une seule aujourd’hui. Au nom de Dieu, ne soyez pas malade. J’ai besoin de votre santé comme de... Adieu. Adieu. Un adieu sans pareil, si cela se peut. G.
Ma mère est un peu mieux ce matin.
Savez-vous que je n’ai pas seulement des ennemis, mais aussi des amis qui s’occupent beaucoup de mes fréquentes visites, de nos longues conversations, et qui s’en inquiètent un peu ! Ils se disent entre eux que certainement il y a de la politique là dessous, de votre part, comme de la mienne, de ma part comme de la vôtre. Nous sommes l’un et l’autre spirituels, habiles ; nous avons l’un et l’autre pris part, et point renoncé sans doute aux affaires de ce monde. Est-ce que je me disposerais à changer de politique à devenir russe au lieu d’anglais à ressusciter la sainte au lieu de la quadruple Alliance ?
Il faut que j’y prenne bien garde. J’ai besoin de ménager les sentiments, les habitudes, les préjugés de mon pays que j’ai déjà heurtés plus d’une fois, bien qu’avec raison, pour l’administration intérieure. Et puis, quand j’entre dans une relation politique importante, significative, je devrais en parler à mes amis politiques, leur dire ce que je veux, ce que je fais, les tenir au courant enfin, car leur cause est la mienne ; nos intérêts, nos destinées sont les mêmes. Ils me sont ; ils me seront très fidèles. Ils voudraient bien être toujours instruits. Cela se dit très doucement très affectueusement. Cela me revient indirectement. J’y réponds et j’y répondrai très simplement souriant un peu, disant de vous un peu de ce que j’en pense, rassurant mes amis sur la fixité de ma politique comme sur l’étendue de ma confiance en eux et gardant bien du reste ma liberté, que je n’ai jamais livrée. J’admire toujours à quel point les hommes, même des hommes distingués, prônent le côté petit et tortueux des choses, au lieu du côté simple et grand et à force de chercher finesse, s’en vont à cent lieues de la vérité.
Samedi matin, 6 heures
Je me lève. Voilà une heure et demie que j’essaie en vain de me rendormir. On dit que la faim empêche de dormir. J’ai faim. Vous me parlez du bonheur qui me reste et m’entoure. Vous me dîtes que j’en sais jouir. Vous avez raison. Je n’ai jamais dans mes plus cruels moments, méconnu le prix de ce qui me restait. Je ne m’y suis jamais senti indifférent. Je ne me suis jamais permis de me dire à moi-même que j’y pouvais être indifférant. Je me serais cru coupable envers Dieu, plus coupable envers ces créatures qui m’aiment, m’aiment beaucoup, & qui ont droit non seulement que je les aime, mais que je me trouve heureux de ce quelles m’aiment. L’affection veut donner du bonheur, et souffre et s’offense quand elle n’en donne pas. Je sais tout cela. Bien plus, je le sens ; et naturellement, sans effort, je jouis en effet de l’affection de mes enfants, de ma mère, de mes amis ; et je leur montre que j’en jouis, et j’espère qu’ils le croient, j’en suis sûr.
Mais laissez- moi, Madame, être avec vous parfaitement sincère, c’est-à-dire vous montrer toute mon âme. C’est en cela, pour moi, que la parfaite, sincérité consiste. Aux autres, je ne mens point, mais je ne dis pas tout. Ces relations, ces affections, ces joies qui me restent, en même temps que je les ai toujours senties, je ne me suis jamais donné, je n’ai jamais pu me donner le change à moi-même sur leur importance pour moi, sur leur place en moi. Je ne voudrais pas même en vous parlant à vous seule, même avec la certitude que nul autre ne verra jamais ce que je vous dis, je ne voudrais pas dire un mot qui fût injuste qui fût offensant pour ces sentiments et ces bonheurs là. Mais il ne leur est pas donné de pénétrer jusqu’au fond de mon âme, de remplir ma vie, d’être mon âme et ma vie. Ils animent, ils embellissent la région où ils se passent, mais cette région est pour moi celle du monde extérieur et non pas la mienne propre ; c’est une région où je me promène, et non pas cette où j’habite.
Voltaire fait quelque part dans La Henriade, je crois la description du système céleste, de toutes les planètes, de tous les astres, de leur hiérarchie, de leur immensité. Il les nomme, il les compte, les compte encore ne parvint pas à les épuiser. Au dessus, au delà de ceux qu’il a nommés, qu’il a comptés.
Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin.
Par delà tous les lieux, le Dieu des lieux réside.
Pardonnez-moi la pompe de cette image. C’est la seule où je reconnaisse vraiment la disposition de mon âme, et ce qui s’y passe. On peut me parler d’une foule de liens, d’affections, de jouissances ; on peut en décrire la force et la douceur. Je le reconnaîtrai, je le sentirai avec ceux qui le diront. Mais par delà tous ces lieux, le Dieu des lieux réside. Et ce n’est point là pour moi, Madame une volonté un parti pris, pas plus qu’une impression de jeunesse une fantaisie d’imagination. C’est le fait, le fait pur et simple, le fait constant pour moi, en moi soit que je l’ai possédé, soit qu’il m’aie manqué un seul sentiment, un seul bonheur, a toujours été pour moi le Dieu des lieux. Je vous le disais avant le 15 Juin, et vous ne vouliez pas me croire. Je vous le redis aujourd’hui. Croyez-moi ; et ne me parlez d’aucune compensation ; et gardons ensemble nos regrets, nos regrets justes & sacrés. Et soyez bien sûre que je sens comme vous les vôtres ; bien sûre que je donnerais je ne sais pas quoi pour vous voir entourée des joies qui me restent. Mais ne mettons rien, joies ou regrets, à côté de ce qui est au delà, et au dessus de tout. Ah, que ne passons-nous notre vie ensemble ! Ce que je vous dis là, je vous le ferai voir.
4 heures Votre lettre m’arrive tard. J’ai là M. Duvergier de Hauranne, dans mon cabinet. La cloche du déjeuner sonne. J’aurais tant de choses à vous dire ! Une seule, une seule aujourd’hui. Au nom de Dieu, ne soyez pas malade. J’ai besoin de votre santé comme de... Adieu. Adieu. Un adieu sans pareil, si cela se peut. G.
Ma mère est un peu mieux ce matin.
45.Val-Richer, Samedi 23 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°45 Samedi 5 heures
Si vous pouvez n’être pas trop contrariée, pas trop en colère comme vous dites, de l’article du Temps, n’y manquez pas, je vous prie. Je n’y penserai plus. J’en ai été préoccupé pour vous. Je vous ai vue inquiète de la plus simple apparition de votre nom dans les journaux. Vous m’avez parlé avec un peu de trouble de quelques lignes de la Presse que la petite princesse vous avait fait remarquer. Les difficultés de votre situation, l’humeur de M. de Lieven le surcroît d’ennui que ces malices là, un peu répétées, pourraient vous causer tout cela, m’est tout à coup venu à l’esprit. Pour moi-même, rien ne m’est plus indifférent, et je n’y aurais fait aucune attention.
Mais j’ai bien envie de vous gronder. Vous ne voulez pas " que je m’inquiète " pour vous, que mon affection pour vous soit pour moi " l’occasion de la moindre peine". Et pour qui voulez-vous donc que je m’inquiète ? D’où voulez-vous que me viennent des plaisirs ou des peines.? Madame, vous avez rencontré sur votre chemin bien peu d’affections vraies. Savez-vous ce qu’il y a dans vos paroles ? La triste habitude de voir l’affection hésiter, reculer, se cacher ou s’enfuir devant la menace, le chagrin, un obstacle sérieux, un grand ennui, un intérêt politique, que sais-je ? J’ai été plus heureux que vous en ce genre. J’ai connu, j’ai goûté des affections étrangères à toutes les craintes supérieures à toutes les épreuves, qui les acceptaient avec une sorte de joie et comme un droit dont elles étaient fières ; des affections vraiment faites for better and for worse et toujours les mêmes en effet dans la bonne ou la mauvaise fortune, dans le plaisir ou la peine, sans y avoir aucun mérité, sans y penser seulement. J’ai appris d’elles à n’y point penser moi-même, à avoir en elles tant de foi que de trouver tout simple que le chagrin leur vint de moi comme le bonheur. Et je suis sûr qu’elles avaient en moi, la même confiance. Que le temps ne nous soit pas refusé, Madame, et cette confiance vous viendra; et vous ne songerez plus à me demander de ne pas m’inquiéter pour vous, de n’avoir point de peine à cause de vous. Et je ne vous gronderai plus comme aujourd’hui.
Dimanche 7 h 1/2 M. Duvergier de Hauranne vient de partir. Nous sommes convenus que nous nous retrouverions à Paris au moment où la dissolution serait prononcée, pour convenir à de ce que nous avions à écrire partout à nos amis. Tout indique que ce sera du 1er au 10 Octobre. Je vais m’arranger pour expédier d’ici là mes affaires électorales de Normandie, pour avoir vu qui je dois voir, être allé où je dois aller, avoir dîné où je dois dîner. Vous n’aviez pas besoin de me faire remarquer votre petite vengeance de ne me parler du retard du mariage de M. Duchâtel qu’à la quatrième page. Je l’avais remarquée dès la première ligne. Mais comment pouvez-vous dire que je vous ai annoncé ce retard froidement ? Votre pénétration est là en défaut. Si vous aviez dit timidement avec crainte à la bonne heure. J’ai craint votre injustice, la vivacité de votre injustice, et le chagrin qu’elle nous ferait à tous les deux, à part l’autre chagrin lui-même, le chagrin fondamental. C’est là, j’en conviens, le premier sentiment qui m’a préoccupé, et qui a pu percer dans ma lettre. Mais froidement ! c’est un vilain mot, Madame, un mot coupable.
Les hommes sont bien malheureux dans leurs relations les plus douces. C’est sur eux que pèsent les affaires, les affaires proprement, dites, politiques, domestiques, ou autres. S’ils ne les faisaient pas bien s’ils n’y suffisaient pas, si leur situation, en était tant soit peu abaissée, leur considération tant soit peu diminué, ils perdraient aussi un peu, beaucoup peut-être, dans la pensée, dans l’imagination, et quelque jour dans le cœur des personnes qui les aiment le plus. Il faut donc qu’ils y regardent bien, qu’ils n’oublient aucune nécessité qu’ils prennent leurs arrangements, leur temps, qu’ils pensent à tout, qu’ils suffisent à tout, que toutes les affaires soient faites, et bien faites. Et quand ils font cela et ce qu’il faut pour cela, on s’étonne, on les taxe de froideur. Ce n’est pas bien, dearest. Cela ne fait que rendre le chagrin plus triste et le devoir plus difficile. Je vous en prie ; ayez avant l’époque où je vous ai ajournée, la foi que vous aurez certainement alors.
Ma mère est mieux. Les bains de pieds et le régime ont fait disparaître les étourdissements & diminué la lourdeur de tête. J’espère que nous n’aurons pas besoin de recourir à d’autres remèdes. Mais cette disposition et ses retours répétés m’inquiètent. Mes enfants sont à merveille. Nous avons depuis quatre jours le plus magnifique temps du monde, un soleil très brillant et qui n’altère point la fraîcheur de la terre. J’ai fait hier et avant-hier avec M. Duvergier, des promenades immenses dans les vallées, dans les bois. Tout le long, tout le long de la promenade, je la faisais avec un autre qu’avec lui, je parlais à une autre qu’à lui. César dictait à quatre secrétaires à la fois. J’ai fait bien mieux que César, quoique je n’eusse que deux pensées et deux conversations. Mais il y en avait une si charmante, si puissante ? L’autre était, à coup sûr, beaucoup plus méritoire que toutes les lettres de César.
10 h 1/2 Je vous remercie mille fois de votre longue, bonne, tendre lettre. Peu m’importent les détails sur M. Molé. Nous en causerons à notre aise quand nous serons ensemble. Car nous serons ensemble. J’en suis bien plus occupé que je ne vous le dis. Je travaille à fixer le jour. J’arrange, je combine. J’espère pouvoir vous le dire positivement demain ou après-demain. Ne parlez pas mal d’Adieu. Tout à l’heure, il y a une minute, je viens de le trouver si doux ! Mais vous savez bien que je suis pour la présence réelle, si fort que vous m’avez reproché de ne pas savoir jouir d’autre chose. Adieu. Adieu. Adieu. G.
Si vous pouvez n’être pas trop contrariée, pas trop en colère comme vous dites, de l’article du Temps, n’y manquez pas, je vous prie. Je n’y penserai plus. J’en ai été préoccupé pour vous. Je vous ai vue inquiète de la plus simple apparition de votre nom dans les journaux. Vous m’avez parlé avec un peu de trouble de quelques lignes de la Presse que la petite princesse vous avait fait remarquer. Les difficultés de votre situation, l’humeur de M. de Lieven le surcroît d’ennui que ces malices là, un peu répétées, pourraient vous causer tout cela, m’est tout à coup venu à l’esprit. Pour moi-même, rien ne m’est plus indifférent, et je n’y aurais fait aucune attention.
Mais j’ai bien envie de vous gronder. Vous ne voulez pas " que je m’inquiète " pour vous, que mon affection pour vous soit pour moi " l’occasion de la moindre peine". Et pour qui voulez-vous donc que je m’inquiète ? D’où voulez-vous que me viennent des plaisirs ou des peines.? Madame, vous avez rencontré sur votre chemin bien peu d’affections vraies. Savez-vous ce qu’il y a dans vos paroles ? La triste habitude de voir l’affection hésiter, reculer, se cacher ou s’enfuir devant la menace, le chagrin, un obstacle sérieux, un grand ennui, un intérêt politique, que sais-je ? J’ai été plus heureux que vous en ce genre. J’ai connu, j’ai goûté des affections étrangères à toutes les craintes supérieures à toutes les épreuves, qui les acceptaient avec une sorte de joie et comme un droit dont elles étaient fières ; des affections vraiment faites for better and for worse et toujours les mêmes en effet dans la bonne ou la mauvaise fortune, dans le plaisir ou la peine, sans y avoir aucun mérité, sans y penser seulement. J’ai appris d’elles à n’y point penser moi-même, à avoir en elles tant de foi que de trouver tout simple que le chagrin leur vint de moi comme le bonheur. Et je suis sûr qu’elles avaient en moi, la même confiance. Que le temps ne nous soit pas refusé, Madame, et cette confiance vous viendra; et vous ne songerez plus à me demander de ne pas m’inquiéter pour vous, de n’avoir point de peine à cause de vous. Et je ne vous gronderai plus comme aujourd’hui.
Dimanche 7 h 1/2 M. Duvergier de Hauranne vient de partir. Nous sommes convenus que nous nous retrouverions à Paris au moment où la dissolution serait prononcée, pour convenir à de ce que nous avions à écrire partout à nos amis. Tout indique que ce sera du 1er au 10 Octobre. Je vais m’arranger pour expédier d’ici là mes affaires électorales de Normandie, pour avoir vu qui je dois voir, être allé où je dois aller, avoir dîné où je dois dîner. Vous n’aviez pas besoin de me faire remarquer votre petite vengeance de ne me parler du retard du mariage de M. Duchâtel qu’à la quatrième page. Je l’avais remarquée dès la première ligne. Mais comment pouvez-vous dire que je vous ai annoncé ce retard froidement ? Votre pénétration est là en défaut. Si vous aviez dit timidement avec crainte à la bonne heure. J’ai craint votre injustice, la vivacité de votre injustice, et le chagrin qu’elle nous ferait à tous les deux, à part l’autre chagrin lui-même, le chagrin fondamental. C’est là, j’en conviens, le premier sentiment qui m’a préoccupé, et qui a pu percer dans ma lettre. Mais froidement ! c’est un vilain mot, Madame, un mot coupable.
Les hommes sont bien malheureux dans leurs relations les plus douces. C’est sur eux que pèsent les affaires, les affaires proprement, dites, politiques, domestiques, ou autres. S’ils ne les faisaient pas bien s’ils n’y suffisaient pas, si leur situation, en était tant soit peu abaissée, leur considération tant soit peu diminué, ils perdraient aussi un peu, beaucoup peut-être, dans la pensée, dans l’imagination, et quelque jour dans le cœur des personnes qui les aiment le plus. Il faut donc qu’ils y regardent bien, qu’ils n’oublient aucune nécessité qu’ils prennent leurs arrangements, leur temps, qu’ils pensent à tout, qu’ils suffisent à tout, que toutes les affaires soient faites, et bien faites. Et quand ils font cela et ce qu’il faut pour cela, on s’étonne, on les taxe de froideur. Ce n’est pas bien, dearest. Cela ne fait que rendre le chagrin plus triste et le devoir plus difficile. Je vous en prie ; ayez avant l’époque où je vous ai ajournée, la foi que vous aurez certainement alors.
Ma mère est mieux. Les bains de pieds et le régime ont fait disparaître les étourdissements & diminué la lourdeur de tête. J’espère que nous n’aurons pas besoin de recourir à d’autres remèdes. Mais cette disposition et ses retours répétés m’inquiètent. Mes enfants sont à merveille. Nous avons depuis quatre jours le plus magnifique temps du monde, un soleil très brillant et qui n’altère point la fraîcheur de la terre. J’ai fait hier et avant-hier avec M. Duvergier, des promenades immenses dans les vallées, dans les bois. Tout le long, tout le long de la promenade, je la faisais avec un autre qu’avec lui, je parlais à une autre qu’à lui. César dictait à quatre secrétaires à la fois. J’ai fait bien mieux que César, quoique je n’eusse que deux pensées et deux conversations. Mais il y en avait une si charmante, si puissante ? L’autre était, à coup sûr, beaucoup plus méritoire que toutes les lettres de César.
10 h 1/2 Je vous remercie mille fois de votre longue, bonne, tendre lettre. Peu m’importent les détails sur M. Molé. Nous en causerons à notre aise quand nous serons ensemble. Car nous serons ensemble. J’en suis bien plus occupé que je ne vous le dis. Je travaille à fixer le jour. J’arrange, je combine. J’espère pouvoir vous le dire positivement demain ou après-demain. Ne parlez pas mal d’Adieu. Tout à l’heure, il y a une minute, je viens de le trouver si doux ! Mais vous savez bien que je suis pour la présence réelle, si fort que vous m’avez reproché de ne pas savoir jouir d’autre chose. Adieu. Adieu. Adieu. G.
46. Val-Richer, Lundi 25 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°46 Lundi 25. 6 heures
Il est à peine six heures. Le Soleil n’est pas encore au dessus de l’horizon. J’ai mal dormi. Je me lève. Hier en me couchant, à 10 heures et demie, je me suis figuré dans la malle-poste au lieu de mon lit courant vers vous. A peine endormi, j’ai rêvé dans la malle-poste. A quatre heures, je me suis réveillé comme si j’arrivais. Ce devait être aujourd’hui en effet. Vous en avez douté quand je vous l’ai dit. Vous avez prévu que ce ne serait pas. Dearest, voici l’exacte vérité. Je n’en étais pas sûr. Le jour du mariage de M. Duchâtel n’était pas absolument fixé. Il m’avait parlé du 25 septembre au 2 ou 3 octobre. J’ai été faible pour moi, faible pour vous. J’ai pris la supposition favorable sans y compter, pour nous faire plaisir à tous deux, pour ne pas nous donner tout à coup, à vous un chagrin, à moi le vôtre, et le mien. J’ai eu tort. On a toujours tort, avec la personne à qui l’on dit tout, à qui l’on doit tout, de ne pas dire exactement ce qui est ce qu’on croit. Il faudrait toujours braver la peine du moment pour éviter la peine à venir. Pardonnez- moi de ne l’avoir pas fait.
Votre n°46 m’a touché, et me touche profondément ; si triste et si douce ! Si vive et si raisonnable ! Le jour où j’ai un peu causé avec la petite Princesse elle m’a dit deux ou trois fois, en me parlant de vous : « une personne si supérieure, si extraordinaire". A chaque fois ces paroles me pénétraient, me charmaient ; d’orgueil si on veut, mais de ce délicieux orgueil qui naît d’une tendresse infinie, au dessus, bien au dessus duquel cette tendresse plane, dont elle fait le pouvoir et le prix.
Oui, je suis fier, fier de vous, de votre affection pour moi de votre supériorité, de cette supériorité que je connais mille fois mieux que personne dont je jouis comme personne n’en a jamais joui. Et quand je la retrouve dans les plus petits détails de la vie, quand je vois réunies en vous les qualités, les attraits les plus contraires, tant d’abandon et tant de dignité, un cœur si tendre et un esprit si ferme, une imagination si vive et une raison si droite, un caractère si passionné et si doux, une humeur si égale avec des impressions si variées, je suis heureux, heureux, Madame, bien, bien au delà de tout ce que peuvent vous exprimer de loin mes lettres, et même mes adieux.
Maintenant, voici où j’en suis et ce qui sera. Le mariage de M. Duchâtel n’étant plus rien pour moi j’ai pris la dissolution. Elle sera certainement prononcée et publique dans les premiers jours d’Octobre au plus tard. J’ai un dîner chez moi au Val-Richer, demain 26. Après-demain 27 je vais dîner à Croissanville, à 4 lieues d’ici, avec une réunion d’électeurs. Du 27 au 2 octobre, je ferai quelques courses dans l’intérêt des élections voisines. Je recevrai beaucoup de visites. Le 3 octobre encore un dîner pour moi, et une réunion d’électeurs à Mézidon, dans ce canton que je n’ai jamais visité. Le 4 un dîner à Lisieux, point un meeting, un dîner privé, mais avec beaucoup d’électeurs. Le 5 à 1 heure et demie je monte dans la malle-poste, et le 6 à 4 heures du matin, je passe dans la rue de Rivoli, pour faire le même jour, à une heure & demie quelque chose de mieux que d’y passer.
Voilà, d’ici là ma biographie et mon itinéraire. C’est long, bien long. Je ne demande qu’une chose, dearest, une seule chose. Soyez sûre, sûre aujourd’hui comme vous le serez dans deux ans, dans trois ans, que c’est aussi long pour moi que pour vous. Ne dites donc pas que vous me contez trop de petites choses, que vous me donnez trop de détails. Jamais assez. Au milieu du grand bonheur, c’est mon petit, mais très vif plaisir de vous suivre pas à pas dans tout le cours de la journée, d’assister à toutes vos actions, d’heure en heure. Il y en a une que je regrette, qui m’a un peu désagréablement ému le cœur. Vendredi soir vous avez fait de la musique devant votre monde ; et moi, je ne vous ai pas encore entendue. Je ne veux pas, la première fois, vous entendre devant du monde ; mais je voulais avoir votre première musique, à moi seul. Vous ne savez pas à quel point la musique me plaît, m’émeut. Mais c’est pour moi une impression très intime, et qui se lie tout de suite à mes impressions les plus intimes, une de ces impressions dont je n’aime pas à parler excepté à la personne à qui je parle de tout. Je vous aurais si délicieusement écoutée !
J’attends ce matin, M. de Saint-Priest, Alexis, qui vient passer ici 24 heures. Il m’en dira long sur Lisbonne, les Chartistes, Lord Howard de Walden, Saldanha, Sä de Bandeira & & J’ai recommencé hier au soir à lire à mes enfants un romans de Walter Scott. Je vous le dis pour vous montrer que j’ai complètement repris l’usage de ma gorge. Je suis ravi que vous ayez aussi bien retrouvé celui de vos jambes, Certainement c’est une preuve de force.
11 heures Le N° 47 me désole de mille façons, toutes si douloureuses. M. de L., votre chagrin, votre manque de foi, votre santé. Mes lettres suivantes vous auront été un peu meilleures. Celle-ci vous donne une certitude, de voyage, de jour. Si vous saviez que je n’ai pas pensé, que je ne pense pas à autre chose. Croyez-vous donc que je n’ai pas pensé à emmener ma mère à Paris ? Mais elle est mieux et se trouve bien ici. Je vous répondrai demain avec détail. Adieu. Adieu. Soignez-vous, je vous en conjure. Adieu. G.
Il est à peine six heures. Le Soleil n’est pas encore au dessus de l’horizon. J’ai mal dormi. Je me lève. Hier en me couchant, à 10 heures et demie, je me suis figuré dans la malle-poste au lieu de mon lit courant vers vous. A peine endormi, j’ai rêvé dans la malle-poste. A quatre heures, je me suis réveillé comme si j’arrivais. Ce devait être aujourd’hui en effet. Vous en avez douté quand je vous l’ai dit. Vous avez prévu que ce ne serait pas. Dearest, voici l’exacte vérité. Je n’en étais pas sûr. Le jour du mariage de M. Duchâtel n’était pas absolument fixé. Il m’avait parlé du 25 septembre au 2 ou 3 octobre. J’ai été faible pour moi, faible pour vous. J’ai pris la supposition favorable sans y compter, pour nous faire plaisir à tous deux, pour ne pas nous donner tout à coup, à vous un chagrin, à moi le vôtre, et le mien. J’ai eu tort. On a toujours tort, avec la personne à qui l’on dit tout, à qui l’on doit tout, de ne pas dire exactement ce qui est ce qu’on croit. Il faudrait toujours braver la peine du moment pour éviter la peine à venir. Pardonnez- moi de ne l’avoir pas fait.
Votre n°46 m’a touché, et me touche profondément ; si triste et si douce ! Si vive et si raisonnable ! Le jour où j’ai un peu causé avec la petite Princesse elle m’a dit deux ou trois fois, en me parlant de vous : « une personne si supérieure, si extraordinaire". A chaque fois ces paroles me pénétraient, me charmaient ; d’orgueil si on veut, mais de ce délicieux orgueil qui naît d’une tendresse infinie, au dessus, bien au dessus duquel cette tendresse plane, dont elle fait le pouvoir et le prix.
Oui, je suis fier, fier de vous, de votre affection pour moi de votre supériorité, de cette supériorité que je connais mille fois mieux que personne dont je jouis comme personne n’en a jamais joui. Et quand je la retrouve dans les plus petits détails de la vie, quand je vois réunies en vous les qualités, les attraits les plus contraires, tant d’abandon et tant de dignité, un cœur si tendre et un esprit si ferme, une imagination si vive et une raison si droite, un caractère si passionné et si doux, une humeur si égale avec des impressions si variées, je suis heureux, heureux, Madame, bien, bien au delà de tout ce que peuvent vous exprimer de loin mes lettres, et même mes adieux.
Maintenant, voici où j’en suis et ce qui sera. Le mariage de M. Duchâtel n’étant plus rien pour moi j’ai pris la dissolution. Elle sera certainement prononcée et publique dans les premiers jours d’Octobre au plus tard. J’ai un dîner chez moi au Val-Richer, demain 26. Après-demain 27 je vais dîner à Croissanville, à 4 lieues d’ici, avec une réunion d’électeurs. Du 27 au 2 octobre, je ferai quelques courses dans l’intérêt des élections voisines. Je recevrai beaucoup de visites. Le 3 octobre encore un dîner pour moi, et une réunion d’électeurs à Mézidon, dans ce canton que je n’ai jamais visité. Le 4 un dîner à Lisieux, point un meeting, un dîner privé, mais avec beaucoup d’électeurs. Le 5 à 1 heure et demie je monte dans la malle-poste, et le 6 à 4 heures du matin, je passe dans la rue de Rivoli, pour faire le même jour, à une heure & demie quelque chose de mieux que d’y passer.
Voilà, d’ici là ma biographie et mon itinéraire. C’est long, bien long. Je ne demande qu’une chose, dearest, une seule chose. Soyez sûre, sûre aujourd’hui comme vous le serez dans deux ans, dans trois ans, que c’est aussi long pour moi que pour vous. Ne dites donc pas que vous me contez trop de petites choses, que vous me donnez trop de détails. Jamais assez. Au milieu du grand bonheur, c’est mon petit, mais très vif plaisir de vous suivre pas à pas dans tout le cours de la journée, d’assister à toutes vos actions, d’heure en heure. Il y en a une que je regrette, qui m’a un peu désagréablement ému le cœur. Vendredi soir vous avez fait de la musique devant votre monde ; et moi, je ne vous ai pas encore entendue. Je ne veux pas, la première fois, vous entendre devant du monde ; mais je voulais avoir votre première musique, à moi seul. Vous ne savez pas à quel point la musique me plaît, m’émeut. Mais c’est pour moi une impression très intime, et qui se lie tout de suite à mes impressions les plus intimes, une de ces impressions dont je n’aime pas à parler excepté à la personne à qui je parle de tout. Je vous aurais si délicieusement écoutée !
J’attends ce matin, M. de Saint-Priest, Alexis, qui vient passer ici 24 heures. Il m’en dira long sur Lisbonne, les Chartistes, Lord Howard de Walden, Saldanha, Sä de Bandeira & & J’ai recommencé hier au soir à lire à mes enfants un romans de Walter Scott. Je vous le dis pour vous montrer que j’ai complètement repris l’usage de ma gorge. Je suis ravi que vous ayez aussi bien retrouvé celui de vos jambes, Certainement c’est une preuve de force.
11 heures Le N° 47 me désole de mille façons, toutes si douloureuses. M. de L., votre chagrin, votre manque de foi, votre santé. Mes lettres suivantes vous auront été un peu meilleures. Celle-ci vous donne une certitude, de voyage, de jour. Si vous saviez que je n’ai pas pensé, que je ne pense pas à autre chose. Croyez-vous donc que je n’ai pas pensé à emmener ma mère à Paris ? Mais elle est mieux et se trouve bien ici. Je vous répondrai demain avec détail. Adieu. Adieu. Soignez-vous, je vous en conjure. Adieu. G.
47. Val-Richer, Lundi 25 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°47 Lundi, 5 heures
J’ai besoin de vous parler. Vous n’êtes pas là. Vous ne m’entendez pas. Ce que je vous dis n’ira à vous que dans deux jours. Mais j’ai besoin de vous parler. Vous avez eu un tel accès de désespoir ! Pardon dearest, pardon ; ma première impression n’a pas été toute pour vous, pour vous seule. Je vous ai vue désolée, sanglotant. J’ai été navré. Mais au même instant un mouvement de tristesse toute personnelle s’est élevé en moi. Quoi ? Je ne suis pas encore parvenu à vous donner plus de confiance dans ma tendresse ! Ma tendresse n’a pas sur vous plus de pouvoir ! Vous ne savez pas tout ce que vous êtes pour moi, tout ce que j’ai dans le cœur pour vous. Mais moi je le sais ; je le sens. Quelque fois encore, je m’en étonne ; je me demande si c’est bien vrai. Et ce que je me réponds à moi-même, je vous l’ai dit ; je vous le redis tous les jours. Moi aussi, Madame, j’avais enfermé mon âme dans un tombeau. Vous l’en avez fait sortir. Vous l’avez appelée, et elle est venue à vous ; elle a ressuscité devant vous. Quelle marque d’affection peut égaler celle-là ? Savez-vous quel bonheur j’avais possédé, j’avais perdu ? Savez-vous que si l’on m’eût dit : - Il y a sur la terre une créature, qui peut vous rendre une heure de ce bonheur - j’aurais souri, avec le plus incrédule dédain ? Et que, si l’on m’eût dit aussi : - cherchez dans le monde entier une épingle perdue, si vous la trouvez, vous retrouverez une heure de votre bonheur je serais parti, à l’instant même ; j’aurais cherché toute ma vie pour courir après cette imperceptible chance ? Voilà où j’en étais Madame, avant le 15 Juin. Voilà quel chemin j’ai eu à faire pour arriver à vous, pour vous dire ce que je vous dis aujourd’hui. Est-ce assez pour que j’aie sur vous la puissance d’écarter le désespoir, d’arrêter les sanglots ? Est-ce assez pour que vous ayez foi, en moi ? Et vous croyez que je ne supporterais pas vos sanglots !
Je supporterais tout, tout, Madame pour combattre, pour adoucir un moment votre peine. J’ai bien supporté de voir mourir, mourir lentement les créatures que j’aimais le mieux au monde ; je n’ai pas cessé un instant de les regarder, de leur parler pour que le sentiment de ma tendresse se mêlât à leur angoisse, à leur dernier souffle et qu’elles l’emportassent en me quittant. Et ce qui m’a donné, ce qui je crois me donnerait encore ce courage, c’est que j’ai, de la puissance d’une affection vraie et des souveraines douceurs qui y sont attachées, une si haute idée qu’il me semble que le plus grand bien qu’on puisse faire à une créature désolée à une créature qui souffre, c’est de lui répéter sans cesse. Je l’aime ! Je l’aime ! Pour moi, je ne connais point de douleurs que ces mots d’une bouche chérie n’aient la vertu de calmer.
Mardi 7 h. 1/2 Je ne comprends guère comment, dès le 5 sept., aucun commérage aurait pu parvenir à Carlsbad. Il faudrait qu’on sy fût pris de bien bonne heure. Du reste, je crois à beaucoup de malice et de trahison possible. Les passages que vous me transcrivez me tourmentent beaucoup. Il faut attendre l’effet du comte Orloff. C’est sur cela que vous comptez, que nous comptons une chose me déplaît extrêmement dans tout ceci, c’est de ne pouvoir me faire une idée du pays,des mœurs, de l’état social, des caractères qui le rendent possible. Je me rappelle l’indignation où nous étions de ce que l’Empereur Napoléon ne voulait pas souffrir que Mad. de Stael habitât Paris. Et pourtant quelle différence ! Il y avait pour lui un motif, un motif, sérieux.
La conversation, le salon de Madame de Stael auraient été pour lui un véritable embarras. Mais ici, quel intérêt peut-on avoir à vous faire sortir de France ? Quel inconvénient entraîne votre séjour ? Une pure fantaisie. Cela déplaît. Vous ne faites pas tout ce qui plait. Quel misérable et terrible enfantillage ! J’ai bien envie de crier : vive la Charte !
Je reviens à M. de Lieven. Que lui répondez-vous ? Vous avez, avec lui, comme avec l’Empereur, comme avec tout votre monde, une situation faite, déterminée. Vous vous y êtes bien positivement établie et dans vos entretiens de Londres avec le comte Orloff et dans les lettres à lui et à M. de Lieven que vous m’avez montrées. Vous devez, ce me semble vous y maintenir tout simplement. Les hésitations, les agitations, même purement apparentes de langage seulement rendent tout beaucoup plus difficile. Une résolution simple. claire, clairement exprimée et tranquillement maintenue, coupe court à beaucoup d’embarras, non seulement au fond, mais dans la forme. Car je ne mets pas le fond en doute ; c’est de la forme et des embarras extérieurs qu’il s’agit. C’est à cela qu’il faut pourvoir. Nous en causerons bien complètement le 6 octobre. J’attends de jour en jour l’ordonnance de dissolution.
Ma mère est beaucoup mieux. A moins de nouvel accident, je ne puis penser à lui proposer de revenir plutôt à Paris. Elle se trouve bien ici. Ma mère est à l’age où l’on a un égal besoin de distraction et de repos. La campagne lui donne l’un et l’autre. Il y a une foule de petits intérêts, de petits soins qui l’amusent; et l’égalité de la vie, le silence de l’atmosphère, la paix de tous les aspects qui l’environnent lui assurent cette espèce de quiétude morale qui dépend, pour les vieillards des circonstances physiques au milieu desquelles ils sont placés. Si l’indisposition de ma mère reparaissait un peu sérieusement je n’hésiterais cependant pas à la ramener tout de suite à Paris. Mais comme elle en serait, fort contrariée, il y faut une vraie nécessité.
11 heures Voilà le N° 48. Qu’il est triste et si bon, si doux ! Je me console un peu en pensant que vous serez, que vous êtes déjà, un peu consolée. Vous avez une date. Nous avons une date. Il y a encore dans ce n°48, une bien mauvaise, une bien coupable parole. Je n’y reviens pas aujourd’hui. Mais j’y reviendrai. Dearest, ne me mettez rien sur le cœur. Il y a tant de choses dedans ! et toutes pour vous ! Adieu. Adieu. Adieu me plaît, mais ne me suffit pas. G.
J’ai besoin de vous parler. Vous n’êtes pas là. Vous ne m’entendez pas. Ce que je vous dis n’ira à vous que dans deux jours. Mais j’ai besoin de vous parler. Vous avez eu un tel accès de désespoir ! Pardon dearest, pardon ; ma première impression n’a pas été toute pour vous, pour vous seule. Je vous ai vue désolée, sanglotant. J’ai été navré. Mais au même instant un mouvement de tristesse toute personnelle s’est élevé en moi. Quoi ? Je ne suis pas encore parvenu à vous donner plus de confiance dans ma tendresse ! Ma tendresse n’a pas sur vous plus de pouvoir ! Vous ne savez pas tout ce que vous êtes pour moi, tout ce que j’ai dans le cœur pour vous. Mais moi je le sais ; je le sens. Quelque fois encore, je m’en étonne ; je me demande si c’est bien vrai. Et ce que je me réponds à moi-même, je vous l’ai dit ; je vous le redis tous les jours. Moi aussi, Madame, j’avais enfermé mon âme dans un tombeau. Vous l’en avez fait sortir. Vous l’avez appelée, et elle est venue à vous ; elle a ressuscité devant vous. Quelle marque d’affection peut égaler celle-là ? Savez-vous quel bonheur j’avais possédé, j’avais perdu ? Savez-vous que si l’on m’eût dit : - Il y a sur la terre une créature, qui peut vous rendre une heure de ce bonheur - j’aurais souri, avec le plus incrédule dédain ? Et que, si l’on m’eût dit aussi : - cherchez dans le monde entier une épingle perdue, si vous la trouvez, vous retrouverez une heure de votre bonheur je serais parti, à l’instant même ; j’aurais cherché toute ma vie pour courir après cette imperceptible chance ? Voilà où j’en étais Madame, avant le 15 Juin. Voilà quel chemin j’ai eu à faire pour arriver à vous, pour vous dire ce que je vous dis aujourd’hui. Est-ce assez pour que j’aie sur vous la puissance d’écarter le désespoir, d’arrêter les sanglots ? Est-ce assez pour que vous ayez foi, en moi ? Et vous croyez que je ne supporterais pas vos sanglots !
Je supporterais tout, tout, Madame pour combattre, pour adoucir un moment votre peine. J’ai bien supporté de voir mourir, mourir lentement les créatures que j’aimais le mieux au monde ; je n’ai pas cessé un instant de les regarder, de leur parler pour que le sentiment de ma tendresse se mêlât à leur angoisse, à leur dernier souffle et qu’elles l’emportassent en me quittant. Et ce qui m’a donné, ce qui je crois me donnerait encore ce courage, c’est que j’ai, de la puissance d’une affection vraie et des souveraines douceurs qui y sont attachées, une si haute idée qu’il me semble que le plus grand bien qu’on puisse faire à une créature désolée à une créature qui souffre, c’est de lui répéter sans cesse. Je l’aime ! Je l’aime ! Pour moi, je ne connais point de douleurs que ces mots d’une bouche chérie n’aient la vertu de calmer.
Mardi 7 h. 1/2 Je ne comprends guère comment, dès le 5 sept., aucun commérage aurait pu parvenir à Carlsbad. Il faudrait qu’on sy fût pris de bien bonne heure. Du reste, je crois à beaucoup de malice et de trahison possible. Les passages que vous me transcrivez me tourmentent beaucoup. Il faut attendre l’effet du comte Orloff. C’est sur cela que vous comptez, que nous comptons une chose me déplaît extrêmement dans tout ceci, c’est de ne pouvoir me faire une idée du pays,des mœurs, de l’état social, des caractères qui le rendent possible. Je me rappelle l’indignation où nous étions de ce que l’Empereur Napoléon ne voulait pas souffrir que Mad. de Stael habitât Paris. Et pourtant quelle différence ! Il y avait pour lui un motif, un motif, sérieux.
La conversation, le salon de Madame de Stael auraient été pour lui un véritable embarras. Mais ici, quel intérêt peut-on avoir à vous faire sortir de France ? Quel inconvénient entraîne votre séjour ? Une pure fantaisie. Cela déplaît. Vous ne faites pas tout ce qui plait. Quel misérable et terrible enfantillage ! J’ai bien envie de crier : vive la Charte !
Je reviens à M. de Lieven. Que lui répondez-vous ? Vous avez, avec lui, comme avec l’Empereur, comme avec tout votre monde, une situation faite, déterminée. Vous vous y êtes bien positivement établie et dans vos entretiens de Londres avec le comte Orloff et dans les lettres à lui et à M. de Lieven que vous m’avez montrées. Vous devez, ce me semble vous y maintenir tout simplement. Les hésitations, les agitations, même purement apparentes de langage seulement rendent tout beaucoup plus difficile. Une résolution simple. claire, clairement exprimée et tranquillement maintenue, coupe court à beaucoup d’embarras, non seulement au fond, mais dans la forme. Car je ne mets pas le fond en doute ; c’est de la forme et des embarras extérieurs qu’il s’agit. C’est à cela qu’il faut pourvoir. Nous en causerons bien complètement le 6 octobre. J’attends de jour en jour l’ordonnance de dissolution.
Ma mère est beaucoup mieux. A moins de nouvel accident, je ne puis penser à lui proposer de revenir plutôt à Paris. Elle se trouve bien ici. Ma mère est à l’age où l’on a un égal besoin de distraction et de repos. La campagne lui donne l’un et l’autre. Il y a une foule de petits intérêts, de petits soins qui l’amusent; et l’égalité de la vie, le silence de l’atmosphère, la paix de tous les aspects qui l’environnent lui assurent cette espèce de quiétude morale qui dépend, pour les vieillards des circonstances physiques au milieu desquelles ils sont placés. Si l’indisposition de ma mère reparaissait un peu sérieusement je n’hésiterais cependant pas à la ramener tout de suite à Paris. Mais comme elle en serait, fort contrariée, il y faut une vraie nécessité.
11 heures Voilà le N° 48. Qu’il est triste et si bon, si doux ! Je me console un peu en pensant que vous serez, que vous êtes déjà, un peu consolée. Vous avez une date. Nous avons une date. Il y a encore dans ce n°48, une bien mauvaise, une bien coupable parole. Je n’y reviens pas aujourd’hui. Mais j’y reviendrai. Dearest, ne me mettez rien sur le cœur. Il y a tant de choses dedans ! et toutes pour vous ! Adieu. Adieu. Adieu me plaît, mais ne me suffit pas. G.
48. Val-Richer, Mardi 26 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°48 Mardi 26, 3 heures
J’ai aujourd’hui beaucoup de monde à dîner. Demain, je pars de bonne heure pour Croissanville. Je ne vous en dirai pas long. Mais il faut absolument que je vous dise quelque chose, que je vous remercie de ne pas vous agiter de ces misérables tracasseries, des vôtres et des miennes. Je dis misérables de quelque source quelles viennent, d’un trône ou d’un parti. Cela est bien fort ; mais nous sommes plus forts. Vous lisez quelquefois Salomon n’est-ce pas ? Eh bien il a dit cette belle parole, dans le Cantique des cantiques. Fortis est ut mors dilectio. Cherchez au chapitre 8, verset 6. Vous verrez le sens car vous ne savez, dites-vous, que le latin, des Protocoles.
J’ai toujours vu Madame, que quand on était bien décidé, un peu prudent et pas mal spirituel, on surmontait les difficultés une à une à mesure qu’elles se présentaient, des difficultés qui, vues d’avance et en masse, semblent insurmontables. Une seule chose nous importe, c’est d’être l’un et l’autre parfaitement au courant de notre situation, de nos embarras mutuels. Grand soulagement d’abord, grande facilité de plus. Nous unirons tour à tour, contre le problème ou l’embarras du moment nos deux esprits et nos deux volontés. Nous en viendrons à bout, je vous en réponds. J’avais bien un peu prévu ceux qui m’arriveraient du côté de mes amis, mais prévu comme on prévoit, c’est-à-dire vaguement et dans un lointain auquel en regarde à peine. Je suis bien aise de les avoir vus de plus près, et charmé de vous en avoir parlé. Je ne m’en inquiète pas le moins du monde ; bien moins que vous ne devez que nous ne devons nous inquiéter des vôtres. Avec quelques soins, de bonnes conversations, la vérité et la tribune, je dissiperai aisément ces nuages d’intérieur. Ceux de votre horizon à vous, sont plus noirs et plus pesamment chargés. Il faudra que nous y regardions sans cesse que nous nous appliquions, à démêler de loin, à déjouer d’avance les méchancetés, les mensonges. Il y en aura beaucoup. Je vois d’ici comment on les invente, comment on les met en circulation. Je connais ce monde là. Mais, je vous le répète, nous les démêlerons, nous les déjouerons. Ce que je ne connais pas, et à quoi je ne puis pas grand chose, c’est ce qui vient de chez vous ! Vous en serez chargée. Cependant, je vous y aiderai, soyez en sûre. Je vous rendrai, même là, le succès plus facile. Je savais tout ce que vous me dites de votre situation là. Il faut que vous la conserviez cette situation, là et en Europe. Ce n’est pas votre situation, je n’ai pas besoin de vous le dire, qui m’a attiré vers vous, qui m’a attaché à vous. Mais il me plaît que vous l’ayez ; il me plaît qu’elle soit grande, très grande. Il n’y a rien de trop grand pour vous, rien de trop grand selon votre nature et selon mon cœur. Il faut que tout le monde vous voie haut et compte avec vous. Vous serez toujours au dessus de toutes les grandeurs.
Du temps, Madame, du temps et nous : nous arrangerons tout cela. Jamais parfaitement, jamais à notre pleine satisfaction ; jamais assez pour que les ennuis et la nécessité d’y prendre du soin ne recommencent pas sans cesse; c’est la condition de ce monde ; mais assez pour que notre intérêt à nous, notre intérêt si doux et si cher soit assuré et que personne n’ait le pouvoir de nous y déranger.
Mercredi 7 heures
Je partirai, tout à l’heure. J’espère cependant avoir votre lettre auparavant, Un de mes amis de Lisieux, qui vient avec moi à Croissanville, m’a promis de m’apporter ici mon courrier de très bonne heure. Je reviendrai ici ce soir. Oui j’aurais été très étonné de trouver votre salon arrangé comme vous me le dîtes. Peut-être un petit mouvement ... Comment dirai-je ? Je ne sais pas trop je ne me soucie pas d’appeler cela par son nom ...un petit mouvement d’autre chose, se serait mêlé à la surprise. Cependant, dearest continuez, quittez votre place, faites de la musique, cherchez et trouvez un peu de distraction, vous en avez besoin pour votre santé, pour le repos de votre esprit. Je veux que vous en ayez, seulement, quand vous êtes à votre piano, continuez aussi de regarder à la porte pour voir si j’entre.
9 h. 1/2 Je suis obligé de partir sans avoir votre lettre. Cela m’ennuie. J’espère qu’on me l’apportera directement à Croissanville. Adieu donc, cet adieu éternel. Plût à Dieu qu’il fût éternel, mais non pas de loin ! G.
J’ai aujourd’hui beaucoup de monde à dîner. Demain, je pars de bonne heure pour Croissanville. Je ne vous en dirai pas long. Mais il faut absolument que je vous dise quelque chose, que je vous remercie de ne pas vous agiter de ces misérables tracasseries, des vôtres et des miennes. Je dis misérables de quelque source quelles viennent, d’un trône ou d’un parti. Cela est bien fort ; mais nous sommes plus forts. Vous lisez quelquefois Salomon n’est-ce pas ? Eh bien il a dit cette belle parole, dans le Cantique des cantiques. Fortis est ut mors dilectio. Cherchez au chapitre 8, verset 6. Vous verrez le sens car vous ne savez, dites-vous, que le latin, des Protocoles.
J’ai toujours vu Madame, que quand on était bien décidé, un peu prudent et pas mal spirituel, on surmontait les difficultés une à une à mesure qu’elles se présentaient, des difficultés qui, vues d’avance et en masse, semblent insurmontables. Une seule chose nous importe, c’est d’être l’un et l’autre parfaitement au courant de notre situation, de nos embarras mutuels. Grand soulagement d’abord, grande facilité de plus. Nous unirons tour à tour, contre le problème ou l’embarras du moment nos deux esprits et nos deux volontés. Nous en viendrons à bout, je vous en réponds. J’avais bien un peu prévu ceux qui m’arriveraient du côté de mes amis, mais prévu comme on prévoit, c’est-à-dire vaguement et dans un lointain auquel en regarde à peine. Je suis bien aise de les avoir vus de plus près, et charmé de vous en avoir parlé. Je ne m’en inquiète pas le moins du monde ; bien moins que vous ne devez que nous ne devons nous inquiéter des vôtres. Avec quelques soins, de bonnes conversations, la vérité et la tribune, je dissiperai aisément ces nuages d’intérieur. Ceux de votre horizon à vous, sont plus noirs et plus pesamment chargés. Il faudra que nous y regardions sans cesse que nous nous appliquions, à démêler de loin, à déjouer d’avance les méchancetés, les mensonges. Il y en aura beaucoup. Je vois d’ici comment on les invente, comment on les met en circulation. Je connais ce monde là. Mais, je vous le répète, nous les démêlerons, nous les déjouerons. Ce que je ne connais pas, et à quoi je ne puis pas grand chose, c’est ce qui vient de chez vous ! Vous en serez chargée. Cependant, je vous y aiderai, soyez en sûre. Je vous rendrai, même là, le succès plus facile. Je savais tout ce que vous me dites de votre situation là. Il faut que vous la conserviez cette situation, là et en Europe. Ce n’est pas votre situation, je n’ai pas besoin de vous le dire, qui m’a attiré vers vous, qui m’a attaché à vous. Mais il me plaît que vous l’ayez ; il me plaît qu’elle soit grande, très grande. Il n’y a rien de trop grand pour vous, rien de trop grand selon votre nature et selon mon cœur. Il faut que tout le monde vous voie haut et compte avec vous. Vous serez toujours au dessus de toutes les grandeurs.
Du temps, Madame, du temps et nous : nous arrangerons tout cela. Jamais parfaitement, jamais à notre pleine satisfaction ; jamais assez pour que les ennuis et la nécessité d’y prendre du soin ne recommencent pas sans cesse; c’est la condition de ce monde ; mais assez pour que notre intérêt à nous, notre intérêt si doux et si cher soit assuré et que personne n’ait le pouvoir de nous y déranger.
Mercredi 7 heures
Je partirai, tout à l’heure. J’espère cependant avoir votre lettre auparavant, Un de mes amis de Lisieux, qui vient avec moi à Croissanville, m’a promis de m’apporter ici mon courrier de très bonne heure. Je reviendrai ici ce soir. Oui j’aurais été très étonné de trouver votre salon arrangé comme vous me le dîtes. Peut-être un petit mouvement ... Comment dirai-je ? Je ne sais pas trop je ne me soucie pas d’appeler cela par son nom ...un petit mouvement d’autre chose, se serait mêlé à la surprise. Cependant, dearest continuez, quittez votre place, faites de la musique, cherchez et trouvez un peu de distraction, vous en avez besoin pour votre santé, pour le repos de votre esprit. Je veux que vous en ayez, seulement, quand vous êtes à votre piano, continuez aussi de regarder à la porte pour voir si j’entre.
9 h. 1/2 Je suis obligé de partir sans avoir votre lettre. Cela m’ennuie. J’espère qu’on me l’apportera directement à Croissanville. Adieu donc, cet adieu éternel. Plût à Dieu qu’il fût éternel, mais non pas de loin ! G.
49. Val-Richer, Jeudi 28 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°49 Jeudi 28, 6 heures
Je suis rentré tard hier. J’étais fatigué. Je me suis couché. Aujourd’hui, je me lève de bonne heure avant le soleil. Le 6 octobre, je ferai le contraire. J’aurai couru toute la nuit. Je me coucherai en arrivant à Paris au moment où le soleil se lèvera. Peu m’importe qu’il y ait un soleil au ciel ce jour-là. Je sais où trouver le mien. Je n’y veux pas trop penser. C’est encore si loin. De demain, vendredi, en huit jours. Y aura-t-il ce jour-là, ou le lendemain un dîner chez Pozzo, ou je ne sais quoi qui vous autorise, à fermer votre porte le soir ? Le lendemain vaudrait mieux peut-être. La dissolution sera au Moniteur le 4. Les élections commenceront le 4 novembre. Je crois mon renseignement positif.
Que de lettres j’écrirai d’ici-là ! On y tient beaucoup. Déjà, il m’arrive des plaintes de ce que je n’écris pas assez. On manque de conseils, d’informations. On veut pouvoir lire à ses amis des passages de mes lettres. J’admire infiniment le proverbe italien : lutto’l mondo e come la nostra famiglia. Il faut vos lettres à Lady Granville pour s’amuser et amuser son mari. Il faut les miennes à mes amis politiques... aussi pour s’amuser eux et leurs amis ; car c’est bien plus de l’amusement, un peu de mouvement moral qu’ils y cherchent, qu’une utilité immédiate et positive. Je leur donnerai satisfaction. Je vais écrire, écrire écrire.
Comment ? Ce pauvre M. de Hügel est fou ? Cela ne m’étonne pas. Il avait depuis quelque temps quelque chose de mystérieux et d’excessivement subtil qui m’étonnait quelques fois. Je l’attribuais à la nature de son esprit. Les Allemands ont de cela. Ils arrivent à la finesse par la subtilité et à la discrétion politique par le mystère. Qui M. de Metternich, enverra-t-il ici à sa place, en l’absence de l’Ambassadeur ? Car je ne suppose pas que les chargés d’affaires aient le privilège des Rois. Ils ne peuvent pas être fous.
Je suis charmé que les Granville soient revenus. C’est une intimité que je vous aime. Quand ils ne seront plus si effarouchés de mes rivalités politiques, j’essaierai d’y entrer un peu.
Que vous revient-il de Londres ? Je ne suppose pas qu’il se passe rien de significatif à la petite session de Novembre. Elle n’aura, je crois, que la liste civile pour objet. Les radicaux me paraissent bien modestes, bien décidés, à accepter qu’on ne leur donne rien pour éviter l’alliance des Whigs et des conservateurs. Mais la nullité et l’inaction ne sont pas, quoiqu’on en dise des éléments de durée.
De quoi je vous parle là ? Il semble que moi aussi, je veux épuiser mes petites nouvelles. J’accueille très bien les vôtres ; mais laissez-les toutes pour me dire, pour me redire toujours comment aime une femme. Le 6 octobre, dearest, dans notre cabinet, je vous dirai, et je suis sûr que vous me croirez, je vous dirai à quel point je vous comprends ? Je vous dirai quelle vie eût été pour moi aussi douce, aussi pleine que pour vous. Je ne veux pas l’écrire. Il y a des choses que je n’aime pas à écrire. Elles sont intimes à ce point qu’il me déplaît de les voir exposées au grand air, exposées à tomber je ne sais sous qu’ils yeux, à provoquer je ne sais quel sourire. Même très sûr que cela n’arrivera pas, l’idée seule de la possibilité me choque et m’arrête. Mais quand je vous aurai dit à quel point je vous comprends vous conviendrez avec moi que femme ou homme, quand on aime, on veut que ce qu’on aime se déploie dans toute sa beauté, s’élève aussi haut qu’il se peut élever. L’amour se passe de tout et prétend à tout. Il se suffit parfaitement à lui-même, et rien ne suffit à son ambition. Je suis sûr que vous pensez, que vous sentez comme moi. Mais encore une fois, je ne veux pas écrire tout ce que j’ai dans le cœur.
J’attends votre lettre de ce matin avec une douce sécurité. Elle répondra à celle où je vous donnais une date. Mais gardez-vous bien de jamais me taire aucune de vos impatiences, de vos injustices. J’ai droit à tout, et je veux tout avoir le worse comme le better. En attendant, je vais écrire à droite & à gauche. Je vous quitte pour je ne sais qui & je ne sais combien.
11 heures
Le courrier m’arrive au milieu de quatre visiteurs. Je viens pourtant de parcourir le N° 50. Que de doutes et tristes choses ! Oui, dearest, comptez sur toujours. Adieu et toujours. Il faudra bien que nous venions à bout de cette situation. Soyez tranquille. Je veillerai sur moi jusqu’au 6. Adieu, adieu. G.
Je suis rentré tard hier. J’étais fatigué. Je me suis couché. Aujourd’hui, je me lève de bonne heure avant le soleil. Le 6 octobre, je ferai le contraire. J’aurai couru toute la nuit. Je me coucherai en arrivant à Paris au moment où le soleil se lèvera. Peu m’importe qu’il y ait un soleil au ciel ce jour-là. Je sais où trouver le mien. Je n’y veux pas trop penser. C’est encore si loin. De demain, vendredi, en huit jours. Y aura-t-il ce jour-là, ou le lendemain un dîner chez Pozzo, ou je ne sais quoi qui vous autorise, à fermer votre porte le soir ? Le lendemain vaudrait mieux peut-être. La dissolution sera au Moniteur le 4. Les élections commenceront le 4 novembre. Je crois mon renseignement positif.
Que de lettres j’écrirai d’ici-là ! On y tient beaucoup. Déjà, il m’arrive des plaintes de ce que je n’écris pas assez. On manque de conseils, d’informations. On veut pouvoir lire à ses amis des passages de mes lettres. J’admire infiniment le proverbe italien : lutto’l mondo e come la nostra famiglia. Il faut vos lettres à Lady Granville pour s’amuser et amuser son mari. Il faut les miennes à mes amis politiques... aussi pour s’amuser eux et leurs amis ; car c’est bien plus de l’amusement, un peu de mouvement moral qu’ils y cherchent, qu’une utilité immédiate et positive. Je leur donnerai satisfaction. Je vais écrire, écrire écrire.
Comment ? Ce pauvre M. de Hügel est fou ? Cela ne m’étonne pas. Il avait depuis quelque temps quelque chose de mystérieux et d’excessivement subtil qui m’étonnait quelques fois. Je l’attribuais à la nature de son esprit. Les Allemands ont de cela. Ils arrivent à la finesse par la subtilité et à la discrétion politique par le mystère. Qui M. de Metternich, enverra-t-il ici à sa place, en l’absence de l’Ambassadeur ? Car je ne suppose pas que les chargés d’affaires aient le privilège des Rois. Ils ne peuvent pas être fous.
Je suis charmé que les Granville soient revenus. C’est une intimité que je vous aime. Quand ils ne seront plus si effarouchés de mes rivalités politiques, j’essaierai d’y entrer un peu.
Que vous revient-il de Londres ? Je ne suppose pas qu’il se passe rien de significatif à la petite session de Novembre. Elle n’aura, je crois, que la liste civile pour objet. Les radicaux me paraissent bien modestes, bien décidés, à accepter qu’on ne leur donne rien pour éviter l’alliance des Whigs et des conservateurs. Mais la nullité et l’inaction ne sont pas, quoiqu’on en dise des éléments de durée.
De quoi je vous parle là ? Il semble que moi aussi, je veux épuiser mes petites nouvelles. J’accueille très bien les vôtres ; mais laissez-les toutes pour me dire, pour me redire toujours comment aime une femme. Le 6 octobre, dearest, dans notre cabinet, je vous dirai, et je suis sûr que vous me croirez, je vous dirai à quel point je vous comprends ? Je vous dirai quelle vie eût été pour moi aussi douce, aussi pleine que pour vous. Je ne veux pas l’écrire. Il y a des choses que je n’aime pas à écrire. Elles sont intimes à ce point qu’il me déplaît de les voir exposées au grand air, exposées à tomber je ne sais sous qu’ils yeux, à provoquer je ne sais quel sourire. Même très sûr que cela n’arrivera pas, l’idée seule de la possibilité me choque et m’arrête. Mais quand je vous aurai dit à quel point je vous comprends vous conviendrez avec moi que femme ou homme, quand on aime, on veut que ce qu’on aime se déploie dans toute sa beauté, s’élève aussi haut qu’il se peut élever. L’amour se passe de tout et prétend à tout. Il se suffit parfaitement à lui-même, et rien ne suffit à son ambition. Je suis sûr que vous pensez, que vous sentez comme moi. Mais encore une fois, je ne veux pas écrire tout ce que j’ai dans le cœur.
J’attends votre lettre de ce matin avec une douce sécurité. Elle répondra à celle où je vous donnais une date. Mais gardez-vous bien de jamais me taire aucune de vos impatiences, de vos injustices. J’ai droit à tout, et je veux tout avoir le worse comme le better. En attendant, je vais écrire à droite & à gauche. Je vous quitte pour je ne sais qui & je ne sais combien.
11 heures
Le courrier m’arrive au milieu de quatre visiteurs. Je viens pourtant de parcourir le N° 50. Que de doutes et tristes choses ! Oui, dearest, comptez sur toujours. Adieu et toujours. Il faudra bien que nous venions à bout de cette situation. Soyez tranquille. Je veillerai sur moi jusqu’au 6. Adieu, adieu. G.
50. Val-Richer, Jeudi 28 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°50 Jeudi 3 heures et demi
Je viens de recevoir trois ou quatre visites d’écrire six lettres. Il me faut du repos, c’est-à-dire du bonheur. Je ne comprends pas d’autre repos. Ce serait vraiment du bonheur, de vous écrire après avoir lu et relu ce que vous m’écrivez si tant d’inquiétude ne se mêlait pas à tant de joie. Je me creuse la tête comme vous pour deviner ce que peut faire, ce que peut méditer M. de Lieven. Je ne veux pas vous en parler. Il me déplairait de dire ce que j’en dirais. Jusqu’à ce que vous ayez des nouvelles de l’intervention du comte Orloff, j’espérerai quelque chose. Vous avez raison décrire avec détail à votre frère, avec grand détail. Il faut que tout ce monde-là, si préoccupé de lui-même et de sa position à la Cour, se sente aussi un peu responsable de votre destinée. Nous causerons de tout cela, le 6 bien bien sérieusement car j’y pense sans cesse. Newton a trouvé le système du monde en y pensant toujours. Il n’en avait pas à coup sûr, autant d’envie que j’en ai de trouver à votre situation une bonne issue. Mais les volontés d’hommes sont plus difficiles, à démêler et n’ont pas des lois aussi fixés que le cours des astres.
10 heures Me voilà enfermé chez moi, enfermé sous clef. Ah, vous auriez bien dû venir à la place de votre lettre comme vous en avez eu l’idée. Vous vous arrêtez en pareil cas, vous ne voulez par dire ce que vous appelez des bêtises. Et moi, que dirais-je ? Je m’arrêterai aussi. Pourtant si vous étiez là près de moi, quelle soirée charmante ! Quel doux entretien ! Vous êtes bien plus heureuse que moi. Vous avez notre Cabinet, Autour de vous, nous avons été, nous sommes partout ensemble. Ici je suis seul. Je parle de vous à tout ; mais rien ne me répond. Aussi je vais à vous bien plus que je ne vous amène à moi. J’aime mieux me souvenir qu’imaginer. Je reprends ma place, mes places. Je refais nos conversations. Je n’ai rien oublié, pas un mot, son lieu, sa date, votre regard, votre accent. J’ai des souvenirs, très préférés ; mais tous me sont présents. Ceux de la table à thé, que cette heure-ci me rappelle, sont au nombre des plus doux ; doux comme un bonheur depuis longtemps, goûté dont on jouit comme de son bien, comme de son droit, avec ravissement mais sans trouble, habitude et prélude d’une intimité parfaite, charmante dans le passé, charmante dans l’avenir ! Adieu, Madame.
Je n’ai pas de thé là ; et quand j’en aurais certainement je n’en prendrais pas. Mais adieu au moins, adieu. Vendredi 6 heures et demie Certainement Pozzo a beaucoup d’esprit, un esprit très étendu, droit, fécond, varié, agréable. A côté de lui à table au coin du feu, j’en jouis infiniment, comme vous. Mais il reste toujours lui au dessous de son esprit. Il n’a jamais l’air d’être tout à fait au niveau, bien établi au niveau de son esprit et de sa situation. Et puis laissez-moi vous dire une impertinence. Pozzo n’a jamais fait que de la politique extérieure de la diplomatie. Il n’a jamais gouverné un pays, traité directement, face à face, avec les idées, les intérêts, les passions de tout un peuple. Métier plus difficile, plus compliqué, plus périlleux, qui met aux prises de bien plus près, bien plus fortement avec les hommes et tout ce qu’il y a dans les hommes, et qui exige, qui provoque, dans celui qui le fait un développement bien plus complet, bien plus énergique de toutes les facultés, du caractère comme de l’intelligence, de la volonté comme de l’habilité. J’ai trouvé, dans les hommes les plus distingués qui ont suivi la même carrière que Pozzo, beaucoup d’étendue, d’élévation de liberté d’esprit, beaucoup de pénétration et de savoir faire dans les relations personnelles, quelques fois de la grandeur et de la hardiesse dans les desseins, dans les combinaisons, jamais cette profonde connaissance de la nature, et de la société humaine cette intelligence de leur vie réelle de leurs besoins ; cette fermeté de pensée et de conduite cette habitude fière de la responsabilité, qui donnent et prouvent la puissance, la grande puissance sur les hommes.
Je ne connais que deux carrières qui placent l’homme, un homme, aussi haut qu’il peut attendre, et le forcent de déployer, pour y monter et pour y rester tout ce qu’il peut être ; c’est la guerre et le gouvernement. Là sont, je crois les conditions, les plus nombreuses, les plus dures et par conséquent, le plus grand exercice de la supériorité. M. de Talleyrand et Pozzo ont beaucoup d’esprit, et ils ont beaucoup fait. Le cardinal de Richelieu et M. Pitt ont fait et prouvé bien davantage. Je ne parle pas de quelques hommes hors ligne qui ont conquis et gouverné. Frédéric 2 ; Napoléon. Pour ceux là c’est trop évident. Je n’ai pas la moindre envie que vous aimiez Alexis de St Priest. Traitez-le comme il vous plaira, quoiqu’il m’ait assez amusé lundi, dans deux heures de conversation. Il allait passer quinze jours près de Caen, chez Madame de Chastenay.
10 heures 3/4
Voilà votre N°51. Je n’en veux rien dire, absolument rien en ce moment. J’en ai le cœur trop plein. Mais j’y répondrai quoique vous ne vouliez pas. Deux mots seulement, vos deux mots. Adieu à toujours. G.
Je viens de recevoir trois ou quatre visites d’écrire six lettres. Il me faut du repos, c’est-à-dire du bonheur. Je ne comprends pas d’autre repos. Ce serait vraiment du bonheur, de vous écrire après avoir lu et relu ce que vous m’écrivez si tant d’inquiétude ne se mêlait pas à tant de joie. Je me creuse la tête comme vous pour deviner ce que peut faire, ce que peut méditer M. de Lieven. Je ne veux pas vous en parler. Il me déplairait de dire ce que j’en dirais. Jusqu’à ce que vous ayez des nouvelles de l’intervention du comte Orloff, j’espérerai quelque chose. Vous avez raison décrire avec détail à votre frère, avec grand détail. Il faut que tout ce monde-là, si préoccupé de lui-même et de sa position à la Cour, se sente aussi un peu responsable de votre destinée. Nous causerons de tout cela, le 6 bien bien sérieusement car j’y pense sans cesse. Newton a trouvé le système du monde en y pensant toujours. Il n’en avait pas à coup sûr, autant d’envie que j’en ai de trouver à votre situation une bonne issue. Mais les volontés d’hommes sont plus difficiles, à démêler et n’ont pas des lois aussi fixés que le cours des astres.
10 heures Me voilà enfermé chez moi, enfermé sous clef. Ah, vous auriez bien dû venir à la place de votre lettre comme vous en avez eu l’idée. Vous vous arrêtez en pareil cas, vous ne voulez par dire ce que vous appelez des bêtises. Et moi, que dirais-je ? Je m’arrêterai aussi. Pourtant si vous étiez là près de moi, quelle soirée charmante ! Quel doux entretien ! Vous êtes bien plus heureuse que moi. Vous avez notre Cabinet, Autour de vous, nous avons été, nous sommes partout ensemble. Ici je suis seul. Je parle de vous à tout ; mais rien ne me répond. Aussi je vais à vous bien plus que je ne vous amène à moi. J’aime mieux me souvenir qu’imaginer. Je reprends ma place, mes places. Je refais nos conversations. Je n’ai rien oublié, pas un mot, son lieu, sa date, votre regard, votre accent. J’ai des souvenirs, très préférés ; mais tous me sont présents. Ceux de la table à thé, que cette heure-ci me rappelle, sont au nombre des plus doux ; doux comme un bonheur depuis longtemps, goûté dont on jouit comme de son bien, comme de son droit, avec ravissement mais sans trouble, habitude et prélude d’une intimité parfaite, charmante dans le passé, charmante dans l’avenir ! Adieu, Madame.
Je n’ai pas de thé là ; et quand j’en aurais certainement je n’en prendrais pas. Mais adieu au moins, adieu. Vendredi 6 heures et demie Certainement Pozzo a beaucoup d’esprit, un esprit très étendu, droit, fécond, varié, agréable. A côté de lui à table au coin du feu, j’en jouis infiniment, comme vous. Mais il reste toujours lui au dessous de son esprit. Il n’a jamais l’air d’être tout à fait au niveau, bien établi au niveau de son esprit et de sa situation. Et puis laissez-moi vous dire une impertinence. Pozzo n’a jamais fait que de la politique extérieure de la diplomatie. Il n’a jamais gouverné un pays, traité directement, face à face, avec les idées, les intérêts, les passions de tout un peuple. Métier plus difficile, plus compliqué, plus périlleux, qui met aux prises de bien plus près, bien plus fortement avec les hommes et tout ce qu’il y a dans les hommes, et qui exige, qui provoque, dans celui qui le fait un développement bien plus complet, bien plus énergique de toutes les facultés, du caractère comme de l’intelligence, de la volonté comme de l’habilité. J’ai trouvé, dans les hommes les plus distingués qui ont suivi la même carrière que Pozzo, beaucoup d’étendue, d’élévation de liberté d’esprit, beaucoup de pénétration et de savoir faire dans les relations personnelles, quelques fois de la grandeur et de la hardiesse dans les desseins, dans les combinaisons, jamais cette profonde connaissance de la nature, et de la société humaine cette intelligence de leur vie réelle de leurs besoins ; cette fermeté de pensée et de conduite cette habitude fière de la responsabilité, qui donnent et prouvent la puissance, la grande puissance sur les hommes.
Je ne connais que deux carrières qui placent l’homme, un homme, aussi haut qu’il peut attendre, et le forcent de déployer, pour y monter et pour y rester tout ce qu’il peut être ; c’est la guerre et le gouvernement. Là sont, je crois les conditions, les plus nombreuses, les plus dures et par conséquent, le plus grand exercice de la supériorité. M. de Talleyrand et Pozzo ont beaucoup d’esprit, et ils ont beaucoup fait. Le cardinal de Richelieu et M. Pitt ont fait et prouvé bien davantage. Je ne parle pas de quelques hommes hors ligne qui ont conquis et gouverné. Frédéric 2 ; Napoléon. Pour ceux là c’est trop évident. Je n’ai pas la moindre envie que vous aimiez Alexis de St Priest. Traitez-le comme il vous plaira, quoiqu’il m’ait assez amusé lundi, dans deux heures de conversation. Il allait passer quinze jours près de Caen, chez Madame de Chastenay.
10 heures 3/4
Voilà votre N°51. Je n’en veux rien dire, absolument rien en ce moment. J’en ai le cœur trop plein. Mais j’y répondrai quoique vous ne vouliez pas. Deux mots seulement, vos deux mots. Adieu à toujours. G.
51. Val-Richer, Samedi 30 septembre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°51 Val-Richer, Samedi 30 6 h. 1/2
J’ai tant à vous dire, tant à propos de votre N°51, que je ne sais si je ne ferais pas mieux de faire comme vous voulez, et d’attendre le 6. Je pourrais même attendre plus loin et vous ajourner, pour ma réponse comme je l’ai déjà fait à un an, deux ans. Les ajournements me plaisent. Il me semble que je prends possession de l’avenir. Mais aujourd’hui ; je ne puis pas. Quand je vous vois une idée, une impression qui met entre nous, je ne dis pas un nuage, mais tout ce qu’il y a de plus léger, une plume dans l’air, un grain de sable. Sans vos pas, il faut qu’à l’instant même je la repousse, je l’écarte que je rétablisse, de vous à moi, la parfaite sérénité, la parfaite confiance, la parfaite égalité. C’est mon droit, c’est mon premier besoin, Madame. Je ne puis souffrir que rien manque, dans votre pensée ou dans la mienne à notre affection. Je ne veux la perfection que là ; mais là, je la veux, je la veux tout à fait.
Comment dirai-je ? En y pensant, je trouve ce que vous me dites un peu ridicule et bien plus ridicule d’y répondre. J’ai eu un moment envie d’y répondre en riant, de vous envoyer la lettre d’un homme de vingt ans, bien jeune, bien ignorant bien ignoré, très épris, ne sachant pourquoi, surpris en effet, comme vous dîtes autant que charmé. A coup sûr, vous me l’auriez renvoyée en me disant que la poste s’était trompée, que ce n’était pas moi qui avais écrit cela. Vous vous seriez chargée de ma réponse Madame. Mais quelque vraie que celle-là eût été, je n’en veux pas. J’en veux une sérieuse, très sérieuse. Je ne sais pas rire si près de votre cœur et du mien.
Nous sommes du même âge, Madame. Je conviens qu’à titre d’homme. je suis un peu plus jeune que vous ; et peut-être y a-t-il des mathématiciens, des Statisticiens qui sauraient évaluer en chiffres la différence. Mais moi madame, je ne suis pas un chiffre. Je suis une créature vivante gouverné par mes impressions, mes idées, mes goûts, parfaitement indifférent aux goûts, aux idées et aux impressions des autres, ne tenant nul compte, pour ma vie intime, ma vraie vie, de ce que pensent, font, aiment ou n’aiment pas les autres, ne songeant seulement pas aux conventions, aux habitudes, aux routines des autres, ne consultant que moi, ne croyant que moi et le plus tranquille, le mieux établi des hommes dans mes sentiments et mes plaisirs, quand ils sont tels que je les veux moi, pour moi. Et je suis très sûr que je suis à cet égard, plus exigeant, et plus ambitieux que qui que ce soit.
J’ai épousé une femme qui avait près de quatorze ans de plus que mois, et puis une femme qui en avait quinze de moins. Ni l’une ni l’autre, je vous en réponds, ne s’est aperçue une minute de la différence. C’est que je les aimais vraiment. C’’est qu’elles répondaient vraiment à tous mes goûts, à tous mes désirs. C’est quelles m’aimaient de toute leur âme. Et leur âme était haute, leur cœur tendre, leur esprit rare. Elles appartenaient l’une et l’autre et par leur nature et par leurs habitudes de toute sorte, à la région la plus élevée. Il me faut tout cela. Tant que j’ai vécu auprès d’elles, j’ai senti mon affection croître comme mon bonheur. Et quand Dieu me les a enlevées, j’ai senti que je perdais, non seulement le bonheur dont j’avais joui, mais, un bonheur inconnu, inépuisable, toujours nouveau qu’elles avaient à me donner et moi à recevoir.
Dieu me traite avec une bonté, une magnificence dont je suis à la fois fier et confondu. Il vous amène vers moi, vous venue de si loin, si étrangère à mon pays, à mon passé, si imprévue, pour moi, et pourtant si sympathique à moi, à mes goûts, à mes désirs, à tout mon être, vous d’une si grande nature, d’un esprit si élevé et si aimable, d’un cœur si vif, d’un caractère si passionné et si doux ! Vous arrivez où je suis en deuil, désolée, ne regardant à rien, ne vous souciant de personne, cherchant à votre peine un peu de soulagement à vos ennuis un peu de distraction que vous n’aviez jamais l’air de trouver, donnant à tout le monde, l’idée d’un mal incurable et d’une créature supérieure à jamais abattue, isolée. Et un jour, vous me laissez voir, vous me dîtes que je vous consolerai, que je vous relèverai, que vous m’aimerez, que vous m’aimez, que nous retrouverons vous en moi, moi en vous cette intimité, ce bonheur qui surpassent, qui dominent tout ce qu’il y a sur cette terre, toutes ses joies et toutes ses douleurs ! Voilà ce qui est Madame. Voilà ce qui nous est arrivé à vous et à moi. Et vous venez me dire que vous êtes de dix mois plus âgée que moi ! Et il vous vient de là un doute qui vous préoccupe, qui vous empêche d’avoir foi, pleine foi en moi, dans mon affection, dans votre bonheur. Et vous me demandez si, moi aussi, je ne m’apercevrai pas un jour que je suis dix mois, plus jeune que vous? Ah Madame, que voulez-vous que je vous dise ? En vérité, vous nous replacez trop l’un et l’autre dans la foule. Je ne suis pas modeste. Je veux être pour vous tout ce que vous êtes pour moi, que vous trouviez en moi tout ce que je trouve en vous. Mais on nous faisant trouver. vous à moi, moi à vous, hors de toute prévoyance, de toute attente, quand notre vie intime à l’un et à l’autre semblait finie. Dieu a fait pour nous un miracle. Il y aurait plus que de l’ingratitude, il y aurait de la folie à n’en pas sentir la merveille, à n’en pas jouir avec une reconnaissance, une confiance un ravissement sans mesure comme le bienfait.
10 heures 1/2
Je ne comprends rien, rien du tout à ce retard qui me désespère. Je vous ai écrit comme à l’ordinaire. Ma lettre a dû partir de Lisieux jeudi avant- hier. Vous en aurez eu deux ce matin. C’est impossible, autrement. Mais je n’en suis pas moins désolé. Adieu, Adieu. Vous avez bien raison. Il faut être ensemble. Adieu. G.
J’ai tant à vous dire, tant à propos de votre N°51, que je ne sais si je ne ferais pas mieux de faire comme vous voulez, et d’attendre le 6. Je pourrais même attendre plus loin et vous ajourner, pour ma réponse comme je l’ai déjà fait à un an, deux ans. Les ajournements me plaisent. Il me semble que je prends possession de l’avenir. Mais aujourd’hui ; je ne puis pas. Quand je vous vois une idée, une impression qui met entre nous, je ne dis pas un nuage, mais tout ce qu’il y a de plus léger, une plume dans l’air, un grain de sable. Sans vos pas, il faut qu’à l’instant même je la repousse, je l’écarte que je rétablisse, de vous à moi, la parfaite sérénité, la parfaite confiance, la parfaite égalité. C’est mon droit, c’est mon premier besoin, Madame. Je ne puis souffrir que rien manque, dans votre pensée ou dans la mienne à notre affection. Je ne veux la perfection que là ; mais là, je la veux, je la veux tout à fait.
Comment dirai-je ? En y pensant, je trouve ce que vous me dites un peu ridicule et bien plus ridicule d’y répondre. J’ai eu un moment envie d’y répondre en riant, de vous envoyer la lettre d’un homme de vingt ans, bien jeune, bien ignorant bien ignoré, très épris, ne sachant pourquoi, surpris en effet, comme vous dîtes autant que charmé. A coup sûr, vous me l’auriez renvoyée en me disant que la poste s’était trompée, que ce n’était pas moi qui avais écrit cela. Vous vous seriez chargée de ma réponse Madame. Mais quelque vraie que celle-là eût été, je n’en veux pas. J’en veux une sérieuse, très sérieuse. Je ne sais pas rire si près de votre cœur et du mien.
Nous sommes du même âge, Madame. Je conviens qu’à titre d’homme. je suis un peu plus jeune que vous ; et peut-être y a-t-il des mathématiciens, des Statisticiens qui sauraient évaluer en chiffres la différence. Mais moi madame, je ne suis pas un chiffre. Je suis une créature vivante gouverné par mes impressions, mes idées, mes goûts, parfaitement indifférent aux goûts, aux idées et aux impressions des autres, ne tenant nul compte, pour ma vie intime, ma vraie vie, de ce que pensent, font, aiment ou n’aiment pas les autres, ne songeant seulement pas aux conventions, aux habitudes, aux routines des autres, ne consultant que moi, ne croyant que moi et le plus tranquille, le mieux établi des hommes dans mes sentiments et mes plaisirs, quand ils sont tels que je les veux moi, pour moi. Et je suis très sûr que je suis à cet égard, plus exigeant, et plus ambitieux que qui que ce soit.
J’ai épousé une femme qui avait près de quatorze ans de plus que mois, et puis une femme qui en avait quinze de moins. Ni l’une ni l’autre, je vous en réponds, ne s’est aperçue une minute de la différence. C’est que je les aimais vraiment. C’’est qu’elles répondaient vraiment à tous mes goûts, à tous mes désirs. C’est quelles m’aimaient de toute leur âme. Et leur âme était haute, leur cœur tendre, leur esprit rare. Elles appartenaient l’une et l’autre et par leur nature et par leurs habitudes de toute sorte, à la région la plus élevée. Il me faut tout cela. Tant que j’ai vécu auprès d’elles, j’ai senti mon affection croître comme mon bonheur. Et quand Dieu me les a enlevées, j’ai senti que je perdais, non seulement le bonheur dont j’avais joui, mais, un bonheur inconnu, inépuisable, toujours nouveau qu’elles avaient à me donner et moi à recevoir.
Dieu me traite avec une bonté, une magnificence dont je suis à la fois fier et confondu. Il vous amène vers moi, vous venue de si loin, si étrangère à mon pays, à mon passé, si imprévue, pour moi, et pourtant si sympathique à moi, à mes goûts, à mes désirs, à tout mon être, vous d’une si grande nature, d’un esprit si élevé et si aimable, d’un cœur si vif, d’un caractère si passionné et si doux ! Vous arrivez où je suis en deuil, désolée, ne regardant à rien, ne vous souciant de personne, cherchant à votre peine un peu de soulagement à vos ennuis un peu de distraction que vous n’aviez jamais l’air de trouver, donnant à tout le monde, l’idée d’un mal incurable et d’une créature supérieure à jamais abattue, isolée. Et un jour, vous me laissez voir, vous me dîtes que je vous consolerai, que je vous relèverai, que vous m’aimerez, que vous m’aimez, que nous retrouverons vous en moi, moi en vous cette intimité, ce bonheur qui surpassent, qui dominent tout ce qu’il y a sur cette terre, toutes ses joies et toutes ses douleurs ! Voilà ce qui est Madame. Voilà ce qui nous est arrivé à vous et à moi. Et vous venez me dire que vous êtes de dix mois plus âgée que moi ! Et il vous vient de là un doute qui vous préoccupe, qui vous empêche d’avoir foi, pleine foi en moi, dans mon affection, dans votre bonheur. Et vous me demandez si, moi aussi, je ne m’apercevrai pas un jour que je suis dix mois, plus jeune que vous? Ah Madame, que voulez-vous que je vous dise ? En vérité, vous nous replacez trop l’un et l’autre dans la foule. Je ne suis pas modeste. Je veux être pour vous tout ce que vous êtes pour moi, que vous trouviez en moi tout ce que je trouve en vous. Mais on nous faisant trouver. vous à moi, moi à vous, hors de toute prévoyance, de toute attente, quand notre vie intime à l’un et à l’autre semblait finie. Dieu a fait pour nous un miracle. Il y aurait plus que de l’ingratitude, il y aurait de la folie à n’en pas sentir la merveille, à n’en pas jouir avec une reconnaissance, une confiance un ravissement sans mesure comme le bienfait.
10 heures 1/2
Je ne comprends rien, rien du tout à ce retard qui me désespère. Je vous ai écrit comme à l’ordinaire. Ma lettre a dû partir de Lisieux jeudi avant- hier. Vous en aurez eu deux ce matin. C’est impossible, autrement. Mais je n’en suis pas moins désolé. Adieu, Adieu. Vous avez bien raison. Il faut être ensemble. Adieu. G.
52. Val-Richer, Dimanche 1er octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°52 Dimanche 1er Oct. 6h 1/2
Je ne puis vous écrire tant. que je ne vous sais pas tranquille. Vous l’êtes depuis hier matin. Cela est sûr. Je ne puis comprendre quel accident a retardé une lettre ; mais hier vous en aurez eu deux à la fois. Il faut que je le voie écrit de votre main, que je lise de vous, des paroles calmées, heureuses. Votre peine m’est intolérable. Hier tout le jour, je voulais travailler ; j’avais à écrire quelque chose qui m’importe assez. Je n’ai pas pu. Je suis resté assis devant ma table, me prescrivant de ne pas bouger, de chercher ; rien ne venait, pas une idée pas un mot heureux. Mon esprit, mon cœur tout était à vous, avec vous. Je vous parlais, je vous rassurais. Je le fais encore ce matin, je le ferai jusqu’à ce que votre lettre me soit arrivée. J’ai recommandé hier au facteur de venir de bonne heure. J’espère qu’il le fera. Je crains le dimanche. Ce jour là, il trouve en route des gens qui s’amusent qui boivent, et il s’arrête quelque fois à boire avec eux. S’il vient tard ; il sera bien grondé.
Essayons de causer. Nous causerons Vendredi, à une heure et demie. Vous trouverai-je bien ? cela devrait être, d’après ce que vous me dites de vos longues promenades et de votre force. J’aurais tant de plaisir à vous voir bien, décidément bien ! Il faut pourtant que vous soyez malade, toujours malade. Je vous dirai que plus j’y pense, plus je suis de l’avis du Comte de Pahlen et du Comte de Médem sur ce qui fait écrire à M. de Lieven de telles lettres. Quelque étrange que ce soit, c’est beaucoup moins étrange que toute autre supposition. Et puis ces messieurs sont plus accoutumés que vous à de telles choses à de telles façons d’agir & pour de tels motifs. Ils ont plus vécu que vous dans cette atmosphère là. Quelle fortune que vous ayez été en Angleterre, que vous ayez passé là tant de temps, au milieu des idées et des sentiments qui sont les nôtres ! Je ne puis me figurer vous Tartare, Scythe vivant de glace & d’obéissance. Vous auriez toujours conservé votre nature, et elle serait toujours devenue quelque chose de grand. Car ne me croyez pas encroûté d’orgueil civilisé ; il y a du grand partout, et j’estime beaucoup de choses chez les peuples débutent. Mais quelle différence ! Et puis pour nous rencontrer, il fallait que vous vinssiez en occident ; je n’entrevois pas comment je serais allé, moi, en Orient. A moins qu’il ne me fût arrivé d’être, un jour ambassadeur à Pétersbourg, et de vous trouver là, vous, bien Russe, J’aurais, bien à côté de l’impératrice. Comment nous sérions nous connus, parlé ? Aurions-nous démêlé quelque chose l’un de l’autre ? Cherchez, vous me direz. Il n’y a pas de risque. Nous pouvons nous en donner le plaisir.
N’est ce pas voilà du vrai bavardage? Comme entre nous pourtant, entre nous seuls. Je vivrais bien dix ans auprès de la Princesse de Poix. (C’est la Princesse et non pas la Duchesse) que je ne bavarderais pas ainsi avec elle. Vous lui trouvez donc de très grandes manières. Je l’ai beaucoup entendu dire, sans jamais en être frappé. Elle a une grosse voix, un gros visage, de gros bras de gros mouvements, du gros tant que vous voudrez mais rien de grand. Pour que les manières soient vraiment grandes, il faut quelque chose dans la personne, si peu que ce soit, quoi que ce soit, mais quelque chose, un peu d’esprit, un peu de beauté, un peu d’âme, quelque fierté de nature, quelque grâce dans la physionomie, quelque élégance dans les gestes, dans le langage. Quand il n’y a rien, absolument rien, les grandes manières ne sont plus que les manières de personnes, bien élevées et sures de leur fait. Je n’aime pas à prodiguer le nom de grand, même dans les plus petites occasions.
10 heures 1/2
Voilà votre N°53. Le facteur n’est pas en retard. Mais je suis encore très ému, très troublé de votre trouble. Ce n’est pas de chez moi, c’est de Lisieux que provient le retard. Je vous dirai comment. Mais soyez tranquille. Je gronderai comme il faut. Je gronde rarement, mais quand je gronde, on s’en souvient. Enfin cela n’arrivera plus. Adieu dearest, Adieu. Soignez-vous bien au moins. Soignez-vous toujours. Toujours. Adieu. Je traite ces deux mots comme vous. G.
Je ne puis vous écrire tant. que je ne vous sais pas tranquille. Vous l’êtes depuis hier matin. Cela est sûr. Je ne puis comprendre quel accident a retardé une lettre ; mais hier vous en aurez eu deux à la fois. Il faut que je le voie écrit de votre main, que je lise de vous, des paroles calmées, heureuses. Votre peine m’est intolérable. Hier tout le jour, je voulais travailler ; j’avais à écrire quelque chose qui m’importe assez. Je n’ai pas pu. Je suis resté assis devant ma table, me prescrivant de ne pas bouger, de chercher ; rien ne venait, pas une idée pas un mot heureux. Mon esprit, mon cœur tout était à vous, avec vous. Je vous parlais, je vous rassurais. Je le fais encore ce matin, je le ferai jusqu’à ce que votre lettre me soit arrivée. J’ai recommandé hier au facteur de venir de bonne heure. J’espère qu’il le fera. Je crains le dimanche. Ce jour là, il trouve en route des gens qui s’amusent qui boivent, et il s’arrête quelque fois à boire avec eux. S’il vient tard ; il sera bien grondé.
Essayons de causer. Nous causerons Vendredi, à une heure et demie. Vous trouverai-je bien ? cela devrait être, d’après ce que vous me dites de vos longues promenades et de votre force. J’aurais tant de plaisir à vous voir bien, décidément bien ! Il faut pourtant que vous soyez malade, toujours malade. Je vous dirai que plus j’y pense, plus je suis de l’avis du Comte de Pahlen et du Comte de Médem sur ce qui fait écrire à M. de Lieven de telles lettres. Quelque étrange que ce soit, c’est beaucoup moins étrange que toute autre supposition. Et puis ces messieurs sont plus accoutumés que vous à de telles choses à de telles façons d’agir & pour de tels motifs. Ils ont plus vécu que vous dans cette atmosphère là. Quelle fortune que vous ayez été en Angleterre, que vous ayez passé là tant de temps, au milieu des idées et des sentiments qui sont les nôtres ! Je ne puis me figurer vous Tartare, Scythe vivant de glace & d’obéissance. Vous auriez toujours conservé votre nature, et elle serait toujours devenue quelque chose de grand. Car ne me croyez pas encroûté d’orgueil civilisé ; il y a du grand partout, et j’estime beaucoup de choses chez les peuples débutent. Mais quelle différence ! Et puis pour nous rencontrer, il fallait que vous vinssiez en occident ; je n’entrevois pas comment je serais allé, moi, en Orient. A moins qu’il ne me fût arrivé d’être, un jour ambassadeur à Pétersbourg, et de vous trouver là, vous, bien Russe, J’aurais, bien à côté de l’impératrice. Comment nous sérions nous connus, parlé ? Aurions-nous démêlé quelque chose l’un de l’autre ? Cherchez, vous me direz. Il n’y a pas de risque. Nous pouvons nous en donner le plaisir.
N’est ce pas voilà du vrai bavardage? Comme entre nous pourtant, entre nous seuls. Je vivrais bien dix ans auprès de la Princesse de Poix. (C’est la Princesse et non pas la Duchesse) que je ne bavarderais pas ainsi avec elle. Vous lui trouvez donc de très grandes manières. Je l’ai beaucoup entendu dire, sans jamais en être frappé. Elle a une grosse voix, un gros visage, de gros bras de gros mouvements, du gros tant que vous voudrez mais rien de grand. Pour que les manières soient vraiment grandes, il faut quelque chose dans la personne, si peu que ce soit, quoi que ce soit, mais quelque chose, un peu d’esprit, un peu de beauté, un peu d’âme, quelque fierté de nature, quelque grâce dans la physionomie, quelque élégance dans les gestes, dans le langage. Quand il n’y a rien, absolument rien, les grandes manières ne sont plus que les manières de personnes, bien élevées et sures de leur fait. Je n’aime pas à prodiguer le nom de grand, même dans les plus petites occasions.
10 heures 1/2
Voilà votre N°53. Le facteur n’est pas en retard. Mais je suis encore très ému, très troublé de votre trouble. Ce n’est pas de chez moi, c’est de Lisieux que provient le retard. Je vous dirai comment. Mais soyez tranquille. Je gronderai comme il faut. Je gronde rarement, mais quand je gronde, on s’en souvient. Enfin cela n’arrivera plus. Adieu dearest, Adieu. Soignez-vous bien au moins. Soignez-vous toujours. Toujours. Adieu. Je traite ces deux mots comme vous. G.
53. Val-Richer, Lundi 2 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°53. Lundi 2 Sept heures
Voici, mon avant dernière lettre. Vous l’aurez Mercredi. Je vous écrirai encore demain pour jeudi. Et vendredi, au lieu de lettre ce sera moi. Vous, vous m’écrirez Mercredi pour la dernière fois. Je prendrai votre lettre jeudi à Lisieux, d’où je partirai vers 2 heures. Voilà notre itinéraire lettres et personnes. Comment me plaindrais-je des détails que vous me donnez sur votre triste journée de Vendredi dernier ?
Jamais, dearest, quel qu’en soit le prix pour l’un ou l’autre de nous deux, jamais je ne me plaindrai que vous ayez trop d’affection pour moi, qu’elle soit trop vive, trop tendre, trop inquiète. Je mets l’affection, votre affection, au dessus de tout, même au dessus du bonheur qu’elle donne. Et pourtant il y a, dans l’excès de votre trouble, de votre mal, à la moindre circonstance quelque chose que je voudrais changer, qui pourrait changer sans que nous y perdissions rien. Je voudrais que votre esprit restât plus libres, qu’il vit les choses comme elles sont et mesurât un peu l’abyme où notre cœur se hâte de vous précipiter. Je connais l’empire sur notre imagination, sur Sous vos yeux quand je n’y suis pas moi-même. Il en faut tant, tant pour faire un petit, bien petit effet. Madame, je vous en conjure, restez telle que vous êtes ; n’ôtez rien de ce que vous me donnez de ce que vous me montrez, rien, pas même une crainte, pas même un tourment. Seulement sachez, sachons tous les deux que ces craintes sont folles, & connaissons le mal que nous ne pouvons guérir.
11 h.
J’aime mieux cet indigne procédé que toute autre chose. Je craignais je ne sais pas quoi. Adieu, dearest, ever dearest. Adieu. Il me semble que je ne vous ai rien dit du tout aujourd’hui. Que de choses je vous dirai le 6 ! Adieu. Adieu. G.
Voici, mon avant dernière lettre. Vous l’aurez Mercredi. Je vous écrirai encore demain pour jeudi. Et vendredi, au lieu de lettre ce sera moi. Vous, vous m’écrirez Mercredi pour la dernière fois. Je prendrai votre lettre jeudi à Lisieux, d’où je partirai vers 2 heures. Voilà notre itinéraire lettres et personnes. Comment me plaindrais-je des détails que vous me donnez sur votre triste journée de Vendredi dernier ?
Jamais, dearest, quel qu’en soit le prix pour l’un ou l’autre de nous deux, jamais je ne me plaindrai que vous ayez trop d’affection pour moi, qu’elle soit trop vive, trop tendre, trop inquiète. Je mets l’affection, votre affection, au dessus de tout, même au dessus du bonheur qu’elle donne. Et pourtant il y a, dans l’excès de votre trouble, de votre mal, à la moindre circonstance quelque chose que je voudrais changer, qui pourrait changer sans que nous y perdissions rien. Je voudrais que votre esprit restât plus libres, qu’il vit les choses comme elles sont et mesurât un peu l’abyme où notre cœur se hâte de vous précipiter. Je connais l’empire sur notre imagination, sur Sous vos yeux quand je n’y suis pas moi-même. Il en faut tant, tant pour faire un petit, bien petit effet. Madame, je vous en conjure, restez telle que vous êtes ; n’ôtez rien de ce que vous me donnez de ce que vous me montrez, rien, pas même une crainte, pas même un tourment. Seulement sachez, sachons tous les deux que ces craintes sont folles, & connaissons le mal que nous ne pouvons guérir.
11 h.
J’aime mieux cet indigne procédé que toute autre chose. Je craignais je ne sais pas quoi. Adieu, dearest, ever dearest. Adieu. Il me semble que je ne vous ai rien dit du tout aujourd’hui. Que de choses je vous dirai le 6 ! Adieu. Adieu. G.
54. Val-Richer, Lundi 2 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (14 septembre - 5 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°54 Lundi 2 10 h 1/2 du soir
Je pars demain de bonne heure pour Mézidon. On m’y apportera votre lettre. J’espère que celle-ci n’essuiera pas de retard. Je ne vous en dirai pas long. Je n’ai plus cœur à écrire à la veille de vous retrouver, mon mépris pour l’écriture me reprend. J’ai pourtant sur ce qui vous est arrivé de M. de Lieven bien des choses à vous dire, bien des détails à vous demander. Je me persuade quelques fois que les despotes ont le sort des méchants maris. Tout le monde s’entend pour les tromper. On a l’air de faire tout ce qu’ils veulent ; on ne se refuse à rien ; on va au devant de tout. Et puis rien ne se fait, rien ne s’exécute. Cependant j’ai peur qu’il n’y ait ici un peu de sérieux. Je ne puis m’empêcher de redire, comme ce matin, je craignais davantage. Je craignais quelque chose de plus pénible, de plus embarrassant pour vous. Vous me mettrez bien au courant de votre situation. Nous ferons vos comptes. J’ai besoin d’avoir l’esprit tranquille pour vous à ce sujet.
Quoique ce ne soit pas Dimanche, j’ai eu des visites presque tout le jour. On m’a apporté mes cygnes. Je les ai établis sur la pièce d’eau. Le mâle est très beau, la femelle un peu malade. Elle a les plumes des ailes roses. C’est le sang qui s’y porte, m’a dit le jardinier qui l’a élevée. Il m’assure qu’elle guérira parfaitement & sera aussi belle que le mâle. Ces pauvres oiseaux étaient depuis trois jours hors de leur étang. Quand on les a lancés sur le mien, ils sont partis ensemble côte à côte, parfaitement de front, et sont allés avec la rapidité de la flèche s’enfoncer tout au bout, dans les roseaux du rivage, loin de ceux qui les regardaient. Puis au bout de quelques minutes, ils sont sortis de là, et toujours côte à côte toujours de front s’arrêtant ensemble, repartant ensemble, ils ont fait le tour de la pièce d’eau et l’ont parcourue, en tous sens comme pour prendre ensemble possession de leur demeure. Ils me faisaient envie.
Je ne suis pas surpris que la petite Princesse se soit ennuyée à Maintenon. Le Duc de Noailles tout galant homme qu’il est, a l’air de n’avoir qu’une vie d’emprunt. Quand il est seul, il ne doit pas vivre du tout. Ai- je encore quelque chose d’insignifiant à vous dire ? Je ne cherche que cela. J’ai tout épuisé, ce me semble. A vendredi ce qui est inépuisable.
Adieu. Pour ce soir, cet adieu là. Je vais me coucher. Demain, avant de partir, je vous dirai encore adieu. Je passerai toute la journée hors de chez moi. Le dîner sera long et je vais le chercher loin. Adieu Adieu.
Mardi 8 heures
Je pars tout à l’heure. Il fait un temps admirable. Ma vallée est verte comme il y a trois mois. Pas trace d’automne encore. Si je partais avec vous ce matin, pour aller faire, par ce beau soleil, une longue promenade dans les bois, dans les près, quel charme ! Adieu. Adieu. Vendredi, je ne désirerai rien. Adieu. G.
Je pars demain de bonne heure pour Mézidon. On m’y apportera votre lettre. J’espère que celle-ci n’essuiera pas de retard. Je ne vous en dirai pas long. Je n’ai plus cœur à écrire à la veille de vous retrouver, mon mépris pour l’écriture me reprend. J’ai pourtant sur ce qui vous est arrivé de M. de Lieven bien des choses à vous dire, bien des détails à vous demander. Je me persuade quelques fois que les despotes ont le sort des méchants maris. Tout le monde s’entend pour les tromper. On a l’air de faire tout ce qu’ils veulent ; on ne se refuse à rien ; on va au devant de tout. Et puis rien ne se fait, rien ne s’exécute. Cependant j’ai peur qu’il n’y ait ici un peu de sérieux. Je ne puis m’empêcher de redire, comme ce matin, je craignais davantage. Je craignais quelque chose de plus pénible, de plus embarrassant pour vous. Vous me mettrez bien au courant de votre situation. Nous ferons vos comptes. J’ai besoin d’avoir l’esprit tranquille pour vous à ce sujet.
Quoique ce ne soit pas Dimanche, j’ai eu des visites presque tout le jour. On m’a apporté mes cygnes. Je les ai établis sur la pièce d’eau. Le mâle est très beau, la femelle un peu malade. Elle a les plumes des ailes roses. C’est le sang qui s’y porte, m’a dit le jardinier qui l’a élevée. Il m’assure qu’elle guérira parfaitement & sera aussi belle que le mâle. Ces pauvres oiseaux étaient depuis trois jours hors de leur étang. Quand on les a lancés sur le mien, ils sont partis ensemble côte à côte, parfaitement de front, et sont allés avec la rapidité de la flèche s’enfoncer tout au bout, dans les roseaux du rivage, loin de ceux qui les regardaient. Puis au bout de quelques minutes, ils sont sortis de là, et toujours côte à côte toujours de front s’arrêtant ensemble, repartant ensemble, ils ont fait le tour de la pièce d’eau et l’ont parcourue, en tous sens comme pour prendre ensemble possession de leur demeure. Ils me faisaient envie.
Je ne suis pas surpris que la petite Princesse se soit ennuyée à Maintenon. Le Duc de Noailles tout galant homme qu’il est, a l’air de n’avoir qu’une vie d’emprunt. Quand il est seul, il ne doit pas vivre du tout. Ai- je encore quelque chose d’insignifiant à vous dire ? Je ne cherche que cela. J’ai tout épuisé, ce me semble. A vendredi ce qui est inépuisable.
Adieu. Pour ce soir, cet adieu là. Je vais me coucher. Demain, avant de partir, je vous dirai encore adieu. Je passerai toute la journée hors de chez moi. Le dîner sera long et je vais le chercher loin. Adieu Adieu.
Mardi 8 heures
Je pars tout à l’heure. Il fait un temps admirable. Ma vallée est verte comme il y a trois mois. Pas trace d’automne encore. Si je partais avec vous ce matin, pour aller faire, par ce beau soleil, une longue promenade dans les bois, dans les près, quel charme ! Adieu. Adieu. Vendredi, je ne désirerai rien. Adieu. G.
55. Lisieux, Vendredi 13 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°55. Lisieux. Vendredi 7 h. 1/2
Un seul mot deux c’est-à-dire, car encore cette fois, il ne faut pas que vous soyez un jour sans lettre. C’est la dernière fois. A partir du 30 octobre, je ne vous écrirai plus, plus du tout. Je ne saurais dire, je n’essaierai pas de dire avec quelle joie je pèse à ce retour là, le seul vrai retour, le seul auquel ne se mêlera aucune arrière pensée. Comme je vais précipiter les jours ! Avec quel plaisir je les verrai tomber ! Et puis, quand je serai revenu, quand je serai rétabli près de vous comme je redeviendrai avare du temps ! Je suis épouvanté de sa fuite si rapide depuis huit jours, Sera-ce ainsi ? Les semaines s’évanouiront-elles comme des heures ? Nous n’en perdrons rien au moins, n’est-ce pas ? Nous ne laisserons à l’étranger, à l’ennemi, rien de ce que nous pourrons lui ôter. Adieu adieu. Voilà des visites qu’on m’annonce. C’est venir bien matin. Il faudra pourtant que je vous écrive encore un mot. Adieu. Demain ce sera mieux. Je veux dire ma lettre, non pas mon adieu. G.
Un seul mot deux c’est-à-dire, car encore cette fois, il ne faut pas que vous soyez un jour sans lettre. C’est la dernière fois. A partir du 30 octobre, je ne vous écrirai plus, plus du tout. Je ne saurais dire, je n’essaierai pas de dire avec quelle joie je pèse à ce retour là, le seul vrai retour, le seul auquel ne se mêlera aucune arrière pensée. Comme je vais précipiter les jours ! Avec quel plaisir je les verrai tomber ! Et puis, quand je serai revenu, quand je serai rétabli près de vous comme je redeviendrai avare du temps ! Je suis épouvanté de sa fuite si rapide depuis huit jours, Sera-ce ainsi ? Les semaines s’évanouiront-elles comme des heures ? Nous n’en perdrons rien au moins, n’est-ce pas ? Nous ne laisserons à l’étranger, à l’ennemi, rien de ce que nous pourrons lui ôter. Adieu adieu. Voilà des visites qu’on m’annonce. C’est venir bien matin. Il faudra pourtant que je vous écrive encore un mot. Adieu. Demain ce sera mieux. Je veux dire ma lettre, non pas mon adieu. G.
Mots-clés : Relation François-Dorothée
56. Lisieux, Vendredi 13 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°56. Lisieux 8 h. 1/4
Voici mon second mot. Je monte en voiture dans cinq minutes. Il me serait désagréable qu’après demain, vous ne vissiez pas de mon écriture. On devient enfant, et on reste et on restera enfant. Je ne suis point fatigué. Le beau temps continue. Promenez-vous donc longtemps, doucement. Faites provision d’air, de force, d’embonpoint de tout, de tout. Que c’est ridicule d’écrire si peu quand on pourrait tant dire, d’avoir la main si vide et le cœur si plein ! Mais vous savez que je n’aime pas les quasi expressions, le quasi langage. Adieu donc. Je ne veux rien ajouter. Je veux finir par adieu. G.
Voici mon second mot. Je monte en voiture dans cinq minutes. Il me serait désagréable qu’après demain, vous ne vissiez pas de mon écriture. On devient enfant, et on reste et on restera enfant. Je ne suis point fatigué. Le beau temps continue. Promenez-vous donc longtemps, doucement. Faites provision d’air, de force, d’embonpoint de tout, de tout. Que c’est ridicule d’écrire si peu quand on pourrait tant dire, d’avoir la main si vide et le cœur si plein ! Mais vous savez que je n’aime pas les quasi expressions, le quasi langage. Adieu donc. Je ne veux rien ajouter. Je veux finir par adieu. G.
Mots-clés : Relation François-Dorothée
57. Val-Richer, Vendredi 13 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°57. J’ai oublié de numéroter mes deux billets de Lisieux. Ils doivent faire les N°55 et 56.
Vendredi 13. 4 heures
Savez-vous que ce sera un supplice de vous écrire directement, du ton dont nous sommes convenus ? J’avais déjà tant de peine à me dire que ce que je vous disais ! Il faudra encore en rabattre, beaucoup. Aussi, je me décide pour aujourd’hui à la voie indirecte. J’abuserai de mon pauvre Génie. Du reste, je l’en ai prévenu hier à 6 heures en montant en voiture, et tout sera fait comme nous l’avons réglé. Mais dites-moi si vous le pouvez jusqu’où je puis aller par la voie directe et quotidienne. Vous m’avez donné une pierre de touche telle qu’en vérité, si je m’y conforme, je vous enverrai un bulletin de ma santé en vous en demandant un de la vôtre Des lettres qui puissent être lues par M. de Lieven ! Je n’en reconnais pas moins la nécessité. Durera-t-elle longtemps ? Serons-nous longtemps dans cette attente ? En tous cas, ce ne pourra être plus de 18 jours.
Je viens d’arranger mon départ avec toute ma maison. Tout est convenu. Le 30 nous irons coucher à Evreux et dîner le 31 à Paris. Je respire en vous disant cela, et j’en ai besoin, car depuis hier j’étouffe. J’ai étouffé cette nuit ce matin, jusqu’à ce moment. Je suis épouvanté de mon bonheur. Je ne sais plus m’en passer. Quel abyme insatiable que notre cœur! un abyme, comme celui d’un mélodrame que j’ai vu jouer autrefois, qui s’appelait le Précipice, et où l’on précipitait en effet l’innocent dans un abyme de 600 pieds sans fond. Oui, un abyme de 600 pieds sans fond. Voilà ce qu’est devenu pour vous mon cœur. Avant le 15 juin, si l’on m’avait fait entrevoir une correspondance un peu amicale, un peu régulière avec une personne comme vous une personne d’esprit, bien au courant du monde, j’aurais trouvé cela charmant ; je me serais promis au moins un jour très agréable par semaine. Pendant que vous étiez en Angleterre, si l’on m’avait dit que vous reviendriez bientôt en France, et que je ne passerais jamais un mois sans en passer cinq ou six jours avec vous, je me serais cru heureux. Et bien Madame; je ne le suis pas; je ne le suis pas malgré hier, malgré avant-hier, malgré la certitude que dans 18 jours, je retrouverai hier au moins hier, n’est-ce pas ? Je suis devenu insatiable, je resterai insatiable. Vous, vous dont la simple vue fait épanouir tout mon être dont la moindre parole me charme et qui avez pour moi des paroles dont le souvenir, le seul souvenir me plonge dans l’extase, vous ne pouvez pas me rassasier. il n’est pas en votre pouvoir d’apaiser, de combler mon âme. De vous, tout la ravit et rien ne lui suffit. Vous êtes pour moi une source de délices infinies, et moi, j’ai une puissance infinie pour les désirer, pour en jouir; et quelque heureux que je sois par vous, près de vous, je sens que je puis, que je dois l’être encore davantage; et j’aspire avec une ardeur infatigable à ce bonheur inépuisable qui me vient de vous et qui chaque fois qu’il me vient me promet plus encore qu’il ne me donne et m’inspire encore plus de désirs qu’il n’en satisfait, savez-vous ce qui sépuise ce qui se lasse en moi ? La parole. J’arrive d’un coup à ses limites, et là je m’indigne et mon cœur s’élance bien loin au delà. Mais vous n’êtes pas là pour l’entendre sans qu’il parle ; et en même temps que la parole lui manque, le silence lui pèse horriblement.
Samedi 9 heures
J’ai dormi longtemps, en me réveillant souvent. Chaque fois que je me réveillais, je me disais: à une heure et demie. Et il me fallait un réveil complet et une réflexion pour me détromper. On a bien de la peine à apprendre que les choses ne sont pas dans la vie comme dans le cœur. Le premier mouvement est toujours de croire à l’harmonie de ces deux mondes, tant celui du dedans est le monde vrai, le monde souverain. L’autre nuit en roulant dans cette voiture, le ciel était pur, la lune se répandait partout, vous deviez être là comme moi, jouir avec moi de cette lumière si douce et si pénétrante ; vous deviez sortir de ces longues ombres des arbres qui semblaient cacher quelque objet et s’avancer vers moi à mesure que je marchais. Ce matin, je ne marche pas, je suis dans mon cabinet à ma table, près de mon feu. Mais le soleil brille, la vallée où les feuilles commencent à tomber, laisse entrevoir des percées profondes où la lumière entre et se perd ; tout est beau et invitant devant moi, sous mes fenêtres, partout où se porte ma vue. Je vous vois partout, je vous mets partout, partout où quelque chose me plaît et m’attire. Ce matin, comme cette nuit, comme l’autre nuit, la réflexion seule m’apprend que vous n’êtes pas là. Il faut que je le découvre ! D’instinct, je vous crois avec moi, toujours avec moi.
J’ai trouvé tous les miens en bon état. Ma mère est mieux que je ne l’avais laissée ; mes enfants sont à merveille. Savez-vous que je ne jouis de leur présence, de leur joie, qu’avec un peu d’hésitation et de mélange ? Je voudrais vous en envoyer la moitié. Une impression à moi seul un plaisir à moi seul m’étonne presque comme un contresens. N’ayez jamais d’impression, de plaisir à vous seule ! J’en serais plus qu’étonné. Vous pouvez me pardonner cette exigence toutes les exigences. Je les aurai toutes. Mais j’en ai le droit, oui, le plein droit.
11 heures
Voilà votre n° 56. Oui éternellement adieu. C’est là que tous les sentiments s’unissent et se satisfont. Adieu. Adieu.
Vendredi 13. 4 heures
Savez-vous que ce sera un supplice de vous écrire directement, du ton dont nous sommes convenus ? J’avais déjà tant de peine à me dire que ce que je vous disais ! Il faudra encore en rabattre, beaucoup. Aussi, je me décide pour aujourd’hui à la voie indirecte. J’abuserai de mon pauvre Génie. Du reste, je l’en ai prévenu hier à 6 heures en montant en voiture, et tout sera fait comme nous l’avons réglé. Mais dites-moi si vous le pouvez jusqu’où je puis aller par la voie directe et quotidienne. Vous m’avez donné une pierre de touche telle qu’en vérité, si je m’y conforme, je vous enverrai un bulletin de ma santé en vous en demandant un de la vôtre Des lettres qui puissent être lues par M. de Lieven ! Je n’en reconnais pas moins la nécessité. Durera-t-elle longtemps ? Serons-nous longtemps dans cette attente ? En tous cas, ce ne pourra être plus de 18 jours.
Je viens d’arranger mon départ avec toute ma maison. Tout est convenu. Le 30 nous irons coucher à Evreux et dîner le 31 à Paris. Je respire en vous disant cela, et j’en ai besoin, car depuis hier j’étouffe. J’ai étouffé cette nuit ce matin, jusqu’à ce moment. Je suis épouvanté de mon bonheur. Je ne sais plus m’en passer. Quel abyme insatiable que notre cœur! un abyme, comme celui d’un mélodrame que j’ai vu jouer autrefois, qui s’appelait le Précipice, et où l’on précipitait en effet l’innocent dans un abyme de 600 pieds sans fond. Oui, un abyme de 600 pieds sans fond. Voilà ce qu’est devenu pour vous mon cœur. Avant le 15 juin, si l’on m’avait fait entrevoir une correspondance un peu amicale, un peu régulière avec une personne comme vous une personne d’esprit, bien au courant du monde, j’aurais trouvé cela charmant ; je me serais promis au moins un jour très agréable par semaine. Pendant que vous étiez en Angleterre, si l’on m’avait dit que vous reviendriez bientôt en France, et que je ne passerais jamais un mois sans en passer cinq ou six jours avec vous, je me serais cru heureux. Et bien Madame; je ne le suis pas; je ne le suis pas malgré hier, malgré avant-hier, malgré la certitude que dans 18 jours, je retrouverai hier au moins hier, n’est-ce pas ? Je suis devenu insatiable, je resterai insatiable. Vous, vous dont la simple vue fait épanouir tout mon être dont la moindre parole me charme et qui avez pour moi des paroles dont le souvenir, le seul souvenir me plonge dans l’extase, vous ne pouvez pas me rassasier. il n’est pas en votre pouvoir d’apaiser, de combler mon âme. De vous, tout la ravit et rien ne lui suffit. Vous êtes pour moi une source de délices infinies, et moi, j’ai une puissance infinie pour les désirer, pour en jouir; et quelque heureux que je sois par vous, près de vous, je sens que je puis, que je dois l’être encore davantage; et j’aspire avec une ardeur infatigable à ce bonheur inépuisable qui me vient de vous et qui chaque fois qu’il me vient me promet plus encore qu’il ne me donne et m’inspire encore plus de désirs qu’il n’en satisfait, savez-vous ce qui sépuise ce qui se lasse en moi ? La parole. J’arrive d’un coup à ses limites, et là je m’indigne et mon cœur s’élance bien loin au delà. Mais vous n’êtes pas là pour l’entendre sans qu’il parle ; et en même temps que la parole lui manque, le silence lui pèse horriblement.
Samedi 9 heures
J’ai dormi longtemps, en me réveillant souvent. Chaque fois que je me réveillais, je me disais: à une heure et demie. Et il me fallait un réveil complet et une réflexion pour me détromper. On a bien de la peine à apprendre que les choses ne sont pas dans la vie comme dans le cœur. Le premier mouvement est toujours de croire à l’harmonie de ces deux mondes, tant celui du dedans est le monde vrai, le monde souverain. L’autre nuit en roulant dans cette voiture, le ciel était pur, la lune se répandait partout, vous deviez être là comme moi, jouir avec moi de cette lumière si douce et si pénétrante ; vous deviez sortir de ces longues ombres des arbres qui semblaient cacher quelque objet et s’avancer vers moi à mesure que je marchais. Ce matin, je ne marche pas, je suis dans mon cabinet à ma table, près de mon feu. Mais le soleil brille, la vallée où les feuilles commencent à tomber, laisse entrevoir des percées profondes où la lumière entre et se perd ; tout est beau et invitant devant moi, sous mes fenêtres, partout où se porte ma vue. Je vous vois partout, je vous mets partout, partout où quelque chose me plaît et m’attire. Ce matin, comme cette nuit, comme l’autre nuit, la réflexion seule m’apprend que vous n’êtes pas là. Il faut que je le découvre ! D’instinct, je vous crois avec moi, toujours avec moi.
J’ai trouvé tous les miens en bon état. Ma mère est mieux que je ne l’avais laissée ; mes enfants sont à merveille. Savez-vous que je ne jouis de leur présence, de leur joie, qu’avec un peu d’hésitation et de mélange ? Je voudrais vous en envoyer la moitié. Une impression à moi seul un plaisir à moi seul m’étonne presque comme un contresens. N’ayez jamais d’impression, de plaisir à vous seule ! J’en serais plus qu’étonné. Vous pouvez me pardonner cette exigence toutes les exigences. Je les aurai toutes. Mais j’en ai le droit, oui, le plein droit.
11 heures
Voilà votre n° 56. Oui éternellement adieu. C’est là que tous les sentiments s’unissent et se satisfont. Adieu. Adieu.
58. Val-Richer, Samedi 14 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°58. Samedi 14, 3 heures
Je reviens d’une longue promenade avec ma mère, mes enfants, Mad. de Meulan. Nous avons erré deux heures dans les bois. Henriette, a la passion des longues promenades de tout ce qui étend le cercle de sa petite vie. Deux choses lui plaisent presque également; aller courir au loin, et venir s’enfermer dans mon cabinet à causer avec moi. C’est ce qu’elle vient de faire tout à l’heure en rentrant. Elle me quitte. Elle est enfant, parfaitement enfant ; mais on voit percer, à la moindre occasion et sans la moindre intention de sa part, des traits d’esprit sérieux ces velléités d’ambition haute qui révèlent de bonne heure les natures d’élite. Elle était là, tout à l’heure, cherchant visiblement ce qui pouvait m’intéresser, le regard attentif un peu émue, presque recueillie. J’ai ri ; je lui ai dit des bêtises. Cela n’a pas pris. Elle voulait faire quelque chose pour moi, et non pas que je fisse quelque chose pour elle. Je me suis prêté à son désir. Nous avons causé de sa grand mère, de sa sœur, de ses leçons ; et elle a fini par me demander de lui faire commencer l’hiver prochain à apprendre deux choses, la musique et le dessin : la musique, parce qu’elle m’a entendu dire que je trouvais agréable après le dîner, en sortant de table de rester là, une demi-heure assis près du piano sans rien dire entendant jouer ou chanter ; le dessin, parce qu’elle a envie de faire mon portrait " pour l’avoir à moi " dit-elle. Je ne lui permets pas souvent ces conversation- là, et je ne me laisse point aller au plaisir que j’y pourrais prendre. Je ne fais nul cas des fruits de serre chaude. Je veux que mes enfants croissent en plein air sans provocation factice et en y mettant le temps naturel. C’est déjà une assez forte provocation que notre façon de vivre aujourd’hui, et l’intimité habituelle des enfants avec les grandes personnes. Je suis bien sûr que, s’il y a dans mes enfants quelque heureux don à développer, le développement ne leur manquera pas. Et puis je me défends, je me défendrai toujours d’un certaine tour de leur affection pour moi qui ne convient ni à leur âge, ni à notre relation. Je crois aux lois naturelles des divers liens, des divers sentiments humains, et ne puis souffrir qu’on les confonde. On dit l’amour filial, l’amour paternel, et je ne m’en étonne point. Il est bien simple, bien juste qu’on applique ainsi, à des relations, à des affections, en effet très tendres, & très puissantes, le mot le plus tendre, le plus puissant que connaissent les hommes. Mais il ne faut pas prendre les mots au pied de la lettre, même dans leurs applications les plus douces. Il faut toujours regarder aux choses mêmes.
Eh bien Madame, il n’y a qu’un amour, l’amour tout court. Ce qui le caractérise essentiellement, la passion unique, exclusive, à la fois égoïste et dévoué sans mesure, capable de tout sacrifier et pourtant voulant un retour parfaitement égal, cherchant avant tout son propre bonheur, ce droit absolu qu’un être se sent et s’arroge sur un autre être auquel il se donne, cette complète fusion de deux âmes, de deux vies en une seule vie, en une seule âme ; tout cela, qui est vraiment l’amour, ne se retrouve point ailleurs, ne s’y retrouve du moins ni complètement, ni à sa place et selon l’ordre naturel.
J’espère que mes enfants m’aimeront autant, et avec autant de tendresse, et même avec autant d’exaltation qu’on peut aimer son père. Mais toutes les fois que je verrai pénétrer dans leur sentiment pour moi quelque chose qui naturellement n’en est pas, qui appartient à d’autres relations, qui doit un jour se porter ailleurs, j’écarterai, ce développement irrégulier de l’âme. " Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. "
10 heures et demie
Je ne sais ce que je vous aurais dit ce matin si l’on ne m’avait interrompu. Mais je vous en aurais dit long. Avec vous la conversation sur le sujet le plus indifférent est un charmant plaisir. Quoi donc quand le sujet me tient vraiment au cœur ? Cependant, je ne vous dirai pas grand chose ce soir. J’ai envie de dormir. Il me semble que le besoin de sommeil va croissant en moi. J’en serais contrarié. J’ai toujours disposé de moi-même très librement et sans y regarder, pour toute chose, à toute heure. Il me déplairait de me sentir plus dominé par les habitudes. Comprendrez-vous cette question-là ?
Il y a dans votre numéro 58 page 4, ligne 3, un mot rayé au dessus duquel, vous avez écrit lit en me disant à quelle heure vous êtes allée vous coucher. Le mot rayé a-t-il été mis là à dessein ou par hasard ?
Vous pouvez rassurer le comte de Pahlen, J’ai trouvé sa carte en rentrant chez moi avant de partir, et j’ai eu tous les regrets du monde de n’avoir pas été là quand, il a pris la peine de me venir voir. Nous ne nous connaissons guère quoique nous nous soyons beaucoup vus ; mais il a un air et un ton de galant homme qui me plaît extrêmement.
Dimanche 11 heures
Moi qui oubliais de vous parler de l’éclipse! Tout s’éclipse devant vous. Elle a été parfaitement visible ; et je l’ai bien regardée, et je l’ai oubliée en la regardant. Décidément, je n’irai pas vous chercher dans la Lune. Je vous veux plus près. Adieu, adieu. Est- ce que la lettre ne me fait pas de tort à moi ? Adieu. G.
Je reviens d’une longue promenade avec ma mère, mes enfants, Mad. de Meulan. Nous avons erré deux heures dans les bois. Henriette, a la passion des longues promenades de tout ce qui étend le cercle de sa petite vie. Deux choses lui plaisent presque également; aller courir au loin, et venir s’enfermer dans mon cabinet à causer avec moi. C’est ce qu’elle vient de faire tout à l’heure en rentrant. Elle me quitte. Elle est enfant, parfaitement enfant ; mais on voit percer, à la moindre occasion et sans la moindre intention de sa part, des traits d’esprit sérieux ces velléités d’ambition haute qui révèlent de bonne heure les natures d’élite. Elle était là, tout à l’heure, cherchant visiblement ce qui pouvait m’intéresser, le regard attentif un peu émue, presque recueillie. J’ai ri ; je lui ai dit des bêtises. Cela n’a pas pris. Elle voulait faire quelque chose pour moi, et non pas que je fisse quelque chose pour elle. Je me suis prêté à son désir. Nous avons causé de sa grand mère, de sa sœur, de ses leçons ; et elle a fini par me demander de lui faire commencer l’hiver prochain à apprendre deux choses, la musique et le dessin : la musique, parce qu’elle m’a entendu dire que je trouvais agréable après le dîner, en sortant de table de rester là, une demi-heure assis près du piano sans rien dire entendant jouer ou chanter ; le dessin, parce qu’elle a envie de faire mon portrait " pour l’avoir à moi " dit-elle. Je ne lui permets pas souvent ces conversation- là, et je ne me laisse point aller au plaisir que j’y pourrais prendre. Je ne fais nul cas des fruits de serre chaude. Je veux que mes enfants croissent en plein air sans provocation factice et en y mettant le temps naturel. C’est déjà une assez forte provocation que notre façon de vivre aujourd’hui, et l’intimité habituelle des enfants avec les grandes personnes. Je suis bien sûr que, s’il y a dans mes enfants quelque heureux don à développer, le développement ne leur manquera pas. Et puis je me défends, je me défendrai toujours d’un certaine tour de leur affection pour moi qui ne convient ni à leur âge, ni à notre relation. Je crois aux lois naturelles des divers liens, des divers sentiments humains, et ne puis souffrir qu’on les confonde. On dit l’amour filial, l’amour paternel, et je ne m’en étonne point. Il est bien simple, bien juste qu’on applique ainsi, à des relations, à des affections, en effet très tendres, & très puissantes, le mot le plus tendre, le plus puissant que connaissent les hommes. Mais il ne faut pas prendre les mots au pied de la lettre, même dans leurs applications les plus douces. Il faut toujours regarder aux choses mêmes.
Eh bien Madame, il n’y a qu’un amour, l’amour tout court. Ce qui le caractérise essentiellement, la passion unique, exclusive, à la fois égoïste et dévoué sans mesure, capable de tout sacrifier et pourtant voulant un retour parfaitement égal, cherchant avant tout son propre bonheur, ce droit absolu qu’un être se sent et s’arroge sur un autre être auquel il se donne, cette complète fusion de deux âmes, de deux vies en une seule vie, en une seule âme ; tout cela, qui est vraiment l’amour, ne se retrouve point ailleurs, ne s’y retrouve du moins ni complètement, ni à sa place et selon l’ordre naturel.
J’espère que mes enfants m’aimeront autant, et avec autant de tendresse, et même avec autant d’exaltation qu’on peut aimer son père. Mais toutes les fois que je verrai pénétrer dans leur sentiment pour moi quelque chose qui naturellement n’en est pas, qui appartient à d’autres relations, qui doit un jour se porter ailleurs, j’écarterai, ce développement irrégulier de l’âme. " Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. "
10 heures et demie
Je ne sais ce que je vous aurais dit ce matin si l’on ne m’avait interrompu. Mais je vous en aurais dit long. Avec vous la conversation sur le sujet le plus indifférent est un charmant plaisir. Quoi donc quand le sujet me tient vraiment au cœur ? Cependant, je ne vous dirai pas grand chose ce soir. J’ai envie de dormir. Il me semble que le besoin de sommeil va croissant en moi. J’en serais contrarié. J’ai toujours disposé de moi-même très librement et sans y regarder, pour toute chose, à toute heure. Il me déplairait de me sentir plus dominé par les habitudes. Comprendrez-vous cette question-là ?
Il y a dans votre numéro 58 page 4, ligne 3, un mot rayé au dessus duquel, vous avez écrit lit en me disant à quelle heure vous êtes allée vous coucher. Le mot rayé a-t-il été mis là à dessein ou par hasard ?
Vous pouvez rassurer le comte de Pahlen, J’ai trouvé sa carte en rentrant chez moi avant de partir, et j’ai eu tous les regrets du monde de n’avoir pas été là quand, il a pris la peine de me venir voir. Nous ne nous connaissons guère quoique nous nous soyons beaucoup vus ; mais il a un air et un ton de galant homme qui me plaît extrêmement.
Dimanche 11 heures
Moi qui oubliais de vous parler de l’éclipse! Tout s’éclipse devant vous. Elle a été parfaitement visible ; et je l’ai bien regardée, et je l’ai oubliée en la regardant. Décidément, je n’irai pas vous chercher dans la Lune. Je vous veux plus près. Adieu, adieu. Est- ce que la lettre ne me fait pas de tort à moi ? Adieu. G.
59. Val-Richer, Dimanche 15 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°59. Dimanche 15. 4 heures
Moi aussi, j’ai envie de me distraire. Si j’étais la lettre, si j’habitais où elle habite, l’idée ne m’en viendrait même pas. Si seulement je vous écrivais à mon gré, à mon libre gré ! Mais je ne sais, depuis trois jours, notre correspondance, la vôtre comme la mienne votre N° de ce matin par exemple me suffit moins que jamais. Décidément, je ne serai content que le 31. Votre excursion en Portugal est venue bien à propos. J’y pensais ce matin même en m’habillant, et je pensais tout ce que vous me dites. J’aime ces harmonies imprévues. Oui, la politique Anglaise est bien tombée. Ce n’est pas la seule. Je suis dans une veine de grand dédain. C’est la consolation des oisifs ; je sais cela. Pourquoi me la refuserais-je ?
Je me rappelle il y a quelques années, en 1833 en 34 nous admirions, entre gens d’esprit, la vertu du gouvernement représentatif qui portait les gens d’esprit au pouvoir. Il me prit un remords de notre arrogance ; et je prédis qu’un jour, pour nous en punir, nous serions écartés, des Affaires précisément comme gens d’esprit, et par des adversaires dont le titre serait d’avoir moins d’esprit que nous, moins de talent que nous, moins de courage que nous, d’être des médiocrités enfin, comme dit Lord Aberdeen, la médiocrité a des droits immenses, surtout quand l’esprit démocratique prévaut. Droite précaire pourtant car l’esprit démocratique a beau être petit les affaires des peuples sont grandes, et ne se laissent pas longtemps rabaisser autant que le voudraient ceux à qui toute grandeur déplaît. Et il faut bien que tôt ou tard la taille des hommes se rajuste à la taille des affaires. Au fond Madame, je n’ai pas perdu mon arrogance. Je suis toujours sûr que le pouvoir appartient aux gens d’esprit, aux plus gens d’esprit, et qu’il ne peut manquer de leur revenir. Mais nous passons si vite, gens d’esprit ou non ! Nous avons si peu le temps d’attendre !
Je trouve ceci dans une lettre que je recevais en Octobre 1821, il y a seize ans « J’ai toujours vu tourner à ton profit, les retards même que tu n’aurais pu prévenir. Je te crois du bonheur. Cette croyance serait un enfantillage si elle ne se fondait sur ce que je le crois destiné à quelque chose en ce monde. Je sais bien cependant combien sont vains nos jugements sur les voies de la Providence. Je sais que dans sa terrible magnificence, elle peut créer et faire croître un homme supérieur pour le service d’un dessein, d’une idée destinée après d’infinies transformations à porter son fruit dans quelques milliers d’années. Je sais qu’elle peut fonder l’accomplissement de ses moindres vues sur la destruction de ses plus beaux ouvrages. Et c’est là ce qui m’épouvante sur notre petitesse, bien plus que l’immensité des cieux, le nombre et la grandeur des étoiles. Et pourtant, mon ami, j’ai sur toi, pour toi, de la confiance, beaucoup de confiance. »
Combien il faut que j’en aie en vous, moi, pour vous montrer ainsi toutes choses, tout ce qu’il y a pour moi de plus intime, non seulement dans le présent, mais dans le passé ! Mais, puisque je l’ai cette confiance, pourquoi ne vous la montrerais-je pas ? Pourquoi ne verriez-vous pas vous ce que m’écrivait sur moi-même, il y a seize ans, une âme bien noble et bien tendre ? Eh bien, cette sécurité qu’elle avait sur mon avenir, et qui la rendait patiente, même dans les plus mauvais temps, j’en ai moi-même un peu pour mon propre compte. Je me crois appelé à quelque chose qui en vaut la peine, appelé à relever quelque peu la politique de mon pays à faire rentrer dans des voies un peu régulières, et hautes les esprits et les affaires. Je ne me crois pas au bout de ce que je puis faire en ce sens. Et voulez-vous que je vous dise ? Vous avez beaucoup ajouté à ma tranquillité d’esprit. Vous m’avez donné de quoi attendre. Avant le 15 juin, ma patience était de la philosophie, de la vertu. Aujourd’hui je n’ai nul besoin de vertu, de philosophie. J’ai le fond de la vie. La broderie viendra quand elle voudra. Je la désire. J’y compte. Mais je l’attends et je l’attendrai sans le moindre effort, avec bien moins d’effort qu’il ne m’en faut pour attendre le 31 octobre. Me voilà bien distrait, n’est-ce pas ?
10 heures
Pourquoi enverriez-vous à M. de Lieven votre lettre au comte Orloff ? Pourquoi celle-là et pas les autres ? Il faut, ce me semble les lui envoyer toutes ou aucune. Et je ne vois point de bonne raison de les lui envoyer toutes. Après son procédé vous avez bien le droit de faire vous-même vos affaires sans lui en rendre compte. Si vous deviez gagner quelque chose à lui tout montrer à la bonne heure ; mais vous n’y gagneriez rien. Point de mystère et point de confiance, lui annoncer toutes vos démarches, et ne point lui en raconter les détails, qu’il sache ce que vous faites et demeure pourtant dans l’incertitude sur ce que vous dites qu’il y ait pour lui à votre égard, de la publicité et de l’inconnu, voilà, si je ne me trompe, ce qui vous convient, comme attitude, et aussi pour le succès.
J’ai bien recommandé, et je recommande de nouveau à M. Génie de vous porter lui-même mes lettres ou de vous les faire porter par quelqu’un de très sûr, qui vous les remette tout simplement ou les remporte s’il ne peut vous les remettre. Je n’ose cependant vous garantir toujours l’adresse, le tact. Donnez-moi à cet égard vos dernières instructions. Voulez-vous que j’use souvent ou rarement de ce moyen? J’ai grand peine à croire que M. de Lieven vienne à Paris, sans en avoir reçu l’autorisation formelle et je doute qu’on la lui envoie sitôt. L’affaire traînera davantage. On vous répondra. On disputera. On essaiera quelque nouveau procédé. Du reste, je ne sais ce que je dis. Vous connaissez ce monde là mieux que moi.
11 heures
’aime le N°60. J’aime beaucoup le N°60. J’aimerais encore mieux le pendant de la lettre. Ah ! Si je l’avais ! Si jamais nous nous séparons encore, il faudra que je l’aie. Mais je ne penserai plus, le 31 à aucune séparation. Adieu, Adieu. Adieu comme dans la lettre. G.
Moi aussi, j’ai envie de me distraire. Si j’étais la lettre, si j’habitais où elle habite, l’idée ne m’en viendrait même pas. Si seulement je vous écrivais à mon gré, à mon libre gré ! Mais je ne sais, depuis trois jours, notre correspondance, la vôtre comme la mienne votre N° de ce matin par exemple me suffit moins que jamais. Décidément, je ne serai content que le 31. Votre excursion en Portugal est venue bien à propos. J’y pensais ce matin même en m’habillant, et je pensais tout ce que vous me dites. J’aime ces harmonies imprévues. Oui, la politique Anglaise est bien tombée. Ce n’est pas la seule. Je suis dans une veine de grand dédain. C’est la consolation des oisifs ; je sais cela. Pourquoi me la refuserais-je ?
Je me rappelle il y a quelques années, en 1833 en 34 nous admirions, entre gens d’esprit, la vertu du gouvernement représentatif qui portait les gens d’esprit au pouvoir. Il me prit un remords de notre arrogance ; et je prédis qu’un jour, pour nous en punir, nous serions écartés, des Affaires précisément comme gens d’esprit, et par des adversaires dont le titre serait d’avoir moins d’esprit que nous, moins de talent que nous, moins de courage que nous, d’être des médiocrités enfin, comme dit Lord Aberdeen, la médiocrité a des droits immenses, surtout quand l’esprit démocratique prévaut. Droite précaire pourtant car l’esprit démocratique a beau être petit les affaires des peuples sont grandes, et ne se laissent pas longtemps rabaisser autant que le voudraient ceux à qui toute grandeur déplaît. Et il faut bien que tôt ou tard la taille des hommes se rajuste à la taille des affaires. Au fond Madame, je n’ai pas perdu mon arrogance. Je suis toujours sûr que le pouvoir appartient aux gens d’esprit, aux plus gens d’esprit, et qu’il ne peut manquer de leur revenir. Mais nous passons si vite, gens d’esprit ou non ! Nous avons si peu le temps d’attendre !
Je trouve ceci dans une lettre que je recevais en Octobre 1821, il y a seize ans « J’ai toujours vu tourner à ton profit, les retards même que tu n’aurais pu prévenir. Je te crois du bonheur. Cette croyance serait un enfantillage si elle ne se fondait sur ce que je le crois destiné à quelque chose en ce monde. Je sais bien cependant combien sont vains nos jugements sur les voies de la Providence. Je sais que dans sa terrible magnificence, elle peut créer et faire croître un homme supérieur pour le service d’un dessein, d’une idée destinée après d’infinies transformations à porter son fruit dans quelques milliers d’années. Je sais qu’elle peut fonder l’accomplissement de ses moindres vues sur la destruction de ses plus beaux ouvrages. Et c’est là ce qui m’épouvante sur notre petitesse, bien plus que l’immensité des cieux, le nombre et la grandeur des étoiles. Et pourtant, mon ami, j’ai sur toi, pour toi, de la confiance, beaucoup de confiance. »
Combien il faut que j’en aie en vous, moi, pour vous montrer ainsi toutes choses, tout ce qu’il y a pour moi de plus intime, non seulement dans le présent, mais dans le passé ! Mais, puisque je l’ai cette confiance, pourquoi ne vous la montrerais-je pas ? Pourquoi ne verriez-vous pas vous ce que m’écrivait sur moi-même, il y a seize ans, une âme bien noble et bien tendre ? Eh bien, cette sécurité qu’elle avait sur mon avenir, et qui la rendait patiente, même dans les plus mauvais temps, j’en ai moi-même un peu pour mon propre compte. Je me crois appelé à quelque chose qui en vaut la peine, appelé à relever quelque peu la politique de mon pays à faire rentrer dans des voies un peu régulières, et hautes les esprits et les affaires. Je ne me crois pas au bout de ce que je puis faire en ce sens. Et voulez-vous que je vous dise ? Vous avez beaucoup ajouté à ma tranquillité d’esprit. Vous m’avez donné de quoi attendre. Avant le 15 juin, ma patience était de la philosophie, de la vertu. Aujourd’hui je n’ai nul besoin de vertu, de philosophie. J’ai le fond de la vie. La broderie viendra quand elle voudra. Je la désire. J’y compte. Mais je l’attends et je l’attendrai sans le moindre effort, avec bien moins d’effort qu’il ne m’en faut pour attendre le 31 octobre. Me voilà bien distrait, n’est-ce pas ?
10 heures
Pourquoi enverriez-vous à M. de Lieven votre lettre au comte Orloff ? Pourquoi celle-là et pas les autres ? Il faut, ce me semble les lui envoyer toutes ou aucune. Et je ne vois point de bonne raison de les lui envoyer toutes. Après son procédé vous avez bien le droit de faire vous-même vos affaires sans lui en rendre compte. Si vous deviez gagner quelque chose à lui tout montrer à la bonne heure ; mais vous n’y gagneriez rien. Point de mystère et point de confiance, lui annoncer toutes vos démarches, et ne point lui en raconter les détails, qu’il sache ce que vous faites et demeure pourtant dans l’incertitude sur ce que vous dites qu’il y ait pour lui à votre égard, de la publicité et de l’inconnu, voilà, si je ne me trompe, ce qui vous convient, comme attitude, et aussi pour le succès.
J’ai bien recommandé, et je recommande de nouveau à M. Génie de vous porter lui-même mes lettres ou de vous les faire porter par quelqu’un de très sûr, qui vous les remette tout simplement ou les remporte s’il ne peut vous les remettre. Je n’ose cependant vous garantir toujours l’adresse, le tact. Donnez-moi à cet égard vos dernières instructions. Voulez-vous que j’use souvent ou rarement de ce moyen? J’ai grand peine à croire que M. de Lieven vienne à Paris, sans en avoir reçu l’autorisation formelle et je doute qu’on la lui envoie sitôt. L’affaire traînera davantage. On vous répondra. On disputera. On essaiera quelque nouveau procédé. Du reste, je ne sais ce que je dis. Vous connaissez ce monde là mieux que moi.
11 heures
’aime le N°60. J’aime beaucoup le N°60. J’aimerais encore mieux le pendant de la lettre. Ah ! Si je l’avais ! Si jamais nous nous séparons encore, il faudra que je l’aie. Mais je ne penserai plus, le 31 à aucune séparation. Adieu, Adieu. Adieu comme dans la lettre. G.
60. Val-Richer, Mardi 17 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°60. 9 heures mardi 17
J’ai passé hier une douce journée. Le N° 60 m’a été au cœur. Faites ce qu’il me laisse entrevoir. Un jeune homme qui m’est tout dévoué, Emmanuel de Grouchy, doit venir, vers la fin de cette semaine, passer au Val-Richer trois ou quatre jours. Rien de plus sûr. Chargez M. Génie de lui remettre pour moi, ce que vous voudrez m’envoyer. Ce sera comme si vous chargiez, M. Génie de me l’apporter lui-même. M. de Grouchy aura certainement à m’apporter des lettres, des papiers qui m’arrivent toujours rue de la ville l’évêque et que M. Génie m’envoie toutes les fois qu’il trouve une bonne occasion.
Vous vous rappelez ce que je vous ai dit Madame, rien, jamais rien que ce qui vous plaira autant qu’à moi. Ne faites donc rien qui vous contrarie. Mon plaisir en serait troublé. Mais, si cela se peut, le plaisir sera immense et la sûreté parfaite. J’ai répandu hier ma bonne humeur sur tout le monde.
Je me suis promené, j’ai causé, j’ai bêché le jardin de mes filles, j’ai donné à manger aux cygnes. Le soir, j’ai lu un fragment de voyage dans l’Inde, le récit d’une grande chasse aux tigres et aux bisons. C’étaient des transports de joie. Mais il faut que je prenne garde depuis que je suis au Val-Richer, j’ai lu à mes enfants deux romans de Scott Ivanhoé et L’Officier de fortune, une comédie de Collin d’Harleville, Les châteaux en Espagne, et hier cette aventure de chasse. Vous n’avez pas d’idée de l’état d’excitation où cela les met. Elles bondissent sur leur chaise, elles en rêvent la nuit d’après. Cela ne vaut rien. C’est le mal de notre temps d’avoir l’imagination trop excitée, trop avide d’émotions, d’aventures. Il faut en guérir l’enfance au lieu de l’en nourrir. Je choisirai avec soin mes lectures. J’éviterai celles qui ébranleraient trop fort les petits nerfs. Je veux cependant cultiver, amuser leur esprit. Il n’y a que moi qui puisse mettre dans leurs idées, dans leurs impressions un peu de variété et de liberté. Ma mère, qui les élève très bien les ferait vivre, si je n’étais là dans une sphère trop étroite et monotone. Elles s’en accommoderaient sans grand peine car elles sont naturellement douces et gaies ; et les âmes d’enfant, quand d’ailleurs on les traite fort bien ne sont pas difficiles à contenter. Mais je ne veux pas que rien manque à leur développement. Je veux qu’elles deviennent tout ce que leur nature, les rendra capables d’être que leur esprit soit aussi cultivé, leur vie aussi animée qu’elles le pourront laisser et supporter elles-mêmes. Je ne puis souffrir les tailles comprimées, les fleurs étouffées. Il faut arranger tout cela, et trouver cet éternel juste milieu. C’est mon métier partout.
Vous avez bien raison. Je n’ai pas été chez l’Ambassadeur de Sardaigne depuis son dîner. J’aurais dû y aller à mon dernier voyage. J’en ai oublié bien d’autres, mais je ne le reproche lui plus qu’un autre. Ce sera ma première visite après le 31. Est-ce que vous étiez encore à Pétersbourg quand Mad. de Staël y est arrivée ? Que de choses j’ai à vous demander sur le passé ! Je ne puis souffrir, à ce sujet, la moindre ignorance. Il me semble que c’est une lacune dans ma vie. Mais qu’elle abominable idée ! Vous avoir vue en 1812 pour ne vous revoir qu’en 1837 ! Savez-vous, Madame, que cela fait plus de 18 jours ? Cependant, je suis bien sûr que je vous aurais reconnue.
J’ai achevé hier l’arrangement de ma bibliothèque. Il ne m’y manque plus qu’une chose, c’est que vous l’ayez vue. Quand vous vous y serez promenée à l’heure où le soleil y entre par les onze croisées, et la remplit de lumière, ou bien le soir comme ces jours derniers, à l’heure où la lune y vient et l’éclaire à son tour, je la trouverai charmante, accomplie. Jusques là, je m’y promènerai avec encore plus de désir que de plaisir.
11 heures
Je ferai ce que veut la prudence et j’engagerai M. Génie à avoir plus d’esprit. Mais par cette voie là, je puis écrire un peu à l’aise. Merci, merci de ce n° 61. Si vous ne copiez pas tout mettez quelque chose à la place de ce que vous ne copierez pas. J’aimerais mieux tout. Et puis j’aimerais encore mieux que tout fût de vous. Adieu, adieu. G.
J’ai passé hier une douce journée. Le N° 60 m’a été au cœur. Faites ce qu’il me laisse entrevoir. Un jeune homme qui m’est tout dévoué, Emmanuel de Grouchy, doit venir, vers la fin de cette semaine, passer au Val-Richer trois ou quatre jours. Rien de plus sûr. Chargez M. Génie de lui remettre pour moi, ce que vous voudrez m’envoyer. Ce sera comme si vous chargiez, M. Génie de me l’apporter lui-même. M. de Grouchy aura certainement à m’apporter des lettres, des papiers qui m’arrivent toujours rue de la ville l’évêque et que M. Génie m’envoie toutes les fois qu’il trouve une bonne occasion.
Vous vous rappelez ce que je vous ai dit Madame, rien, jamais rien que ce qui vous plaira autant qu’à moi. Ne faites donc rien qui vous contrarie. Mon plaisir en serait troublé. Mais, si cela se peut, le plaisir sera immense et la sûreté parfaite. J’ai répandu hier ma bonne humeur sur tout le monde.
Je me suis promené, j’ai causé, j’ai bêché le jardin de mes filles, j’ai donné à manger aux cygnes. Le soir, j’ai lu un fragment de voyage dans l’Inde, le récit d’une grande chasse aux tigres et aux bisons. C’étaient des transports de joie. Mais il faut que je prenne garde depuis que je suis au Val-Richer, j’ai lu à mes enfants deux romans de Scott Ivanhoé et L’Officier de fortune, une comédie de Collin d’Harleville, Les châteaux en Espagne, et hier cette aventure de chasse. Vous n’avez pas d’idée de l’état d’excitation où cela les met. Elles bondissent sur leur chaise, elles en rêvent la nuit d’après. Cela ne vaut rien. C’est le mal de notre temps d’avoir l’imagination trop excitée, trop avide d’émotions, d’aventures. Il faut en guérir l’enfance au lieu de l’en nourrir. Je choisirai avec soin mes lectures. J’éviterai celles qui ébranleraient trop fort les petits nerfs. Je veux cependant cultiver, amuser leur esprit. Il n’y a que moi qui puisse mettre dans leurs idées, dans leurs impressions un peu de variété et de liberté. Ma mère, qui les élève très bien les ferait vivre, si je n’étais là dans une sphère trop étroite et monotone. Elles s’en accommoderaient sans grand peine car elles sont naturellement douces et gaies ; et les âmes d’enfant, quand d’ailleurs on les traite fort bien ne sont pas difficiles à contenter. Mais je ne veux pas que rien manque à leur développement. Je veux qu’elles deviennent tout ce que leur nature, les rendra capables d’être que leur esprit soit aussi cultivé, leur vie aussi animée qu’elles le pourront laisser et supporter elles-mêmes. Je ne puis souffrir les tailles comprimées, les fleurs étouffées. Il faut arranger tout cela, et trouver cet éternel juste milieu. C’est mon métier partout.
Vous avez bien raison. Je n’ai pas été chez l’Ambassadeur de Sardaigne depuis son dîner. J’aurais dû y aller à mon dernier voyage. J’en ai oublié bien d’autres, mais je ne le reproche lui plus qu’un autre. Ce sera ma première visite après le 31. Est-ce que vous étiez encore à Pétersbourg quand Mad. de Staël y est arrivée ? Que de choses j’ai à vous demander sur le passé ! Je ne puis souffrir, à ce sujet, la moindre ignorance. Il me semble que c’est une lacune dans ma vie. Mais qu’elle abominable idée ! Vous avoir vue en 1812 pour ne vous revoir qu’en 1837 ! Savez-vous, Madame, que cela fait plus de 18 jours ? Cependant, je suis bien sûr que je vous aurais reconnue.
J’ai achevé hier l’arrangement de ma bibliothèque. Il ne m’y manque plus qu’une chose, c’est que vous l’ayez vue. Quand vous vous y serez promenée à l’heure où le soleil y entre par les onze croisées, et la remplit de lumière, ou bien le soir comme ces jours derniers, à l’heure où la lune y vient et l’éclaire à son tour, je la trouverai charmante, accomplie. Jusques là, je m’y promènerai avec encore plus de désir que de plaisir.
11 heures
Je ferai ce que veut la prudence et j’engagerai M. Génie à avoir plus d’esprit. Mais par cette voie là, je puis écrire un peu à l’aise. Merci, merci de ce n° 61. Si vous ne copiez pas tout mettez quelque chose à la place de ce que vous ne copierez pas. J’aimerais mieux tout. Et puis j’aimerais encore mieux que tout fût de vous. Adieu, adieu. G.
61. Val-Richer, Mardi 17 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°61. Mardi 17 9 heures 1/4
Madame je veux passer ma soirée à causer avec vous. Oui, ma soirée, et à causer. Il est neuf heures un quart ; vous vous couchez à onze heures ; j’ai presque deux heures devant moi. Croyez-vous qu’on invente jamais une façon d’écrire aussi vite qu’on parle ? Je le voudrais bien. Il y avait une fois une Mad. de Fourqueux femme d’un contrôleur général et très aimable, très spirituelle, mais ayant une peur affreuse de la mort. Son testament commençait par ces mots ; si jamais je meurs. Elle n’avait pas voulu se donner le chagrin d’en parler à coup sûr. Elle était convaincue qu’on finirait par découvrir le secret de ne pas mourir, et elle se désespérait de l’idée que ce ne serait pas de son vivant. La découverte que j’invoque ne serait pas si grande ; mais elle aurait bien son prix. A mon avis, le défaut de presque tout en ce monde de l’écriture, de la parole, de la poste, de la conversation, de la discussion, c’est la lenteur. Tout se traîne au dehors quand, au dedans tout va si vite !
Les Hindous ont un petit dialogue charmant : " Qu’est-ce qui est plus rapide que la flèche ? Le vent - Plus rapide que le vent ? L’éclair. Que l’éclair ? Le regard. Que le regard ? La pensée. Que la pensée? L’amour. " Ils ont raison ; il n’y a que l’amour qui aille assez vite, qui mette dans un moment, dans une minute, tout ce qu’on y peut mettre d’émotions, d’idées, de craintes, de désirs, de joies, de peines. On aurait beau faire ma découverte et parvenir à écrire aussi vite qu’on parle ; l’amour trouverait encore cela bien lent. Avez-vous jamais lu quelque chose de cette poésie Hindoue qui a charmé des millions d’hommes pendant plus de mille ans et dont nous ne connaissons encore que des échantillons ? Il y a des choses charmantes, surtout des tableaux tendres. Des amours de mari et femme. Chez nos poètes à nous, l’amour tient une grande place dans la vie ; chez ceux-là, c’est la vie même. Ce n’est pas un épisode, c’est toute l’histoire. On sent, en lisant cela, que ces créatures qui s’aiment, s’aiment constamment à tout instant, en parlant, en se taisant, en marchant, en se reposant, en respirant, en dormant. Je n’ai vu nulle autre part, toute l’âme, tout l’être devenu à ce point amour, tout amour, et non pas amour violent orageux, combattu, mais amour tendre, heureux; parfaitement heureux, et ne se lassant, ne se rassasiant jamais de lui-même & de son bonheur. Il y a une histoire du Roi Nala et de sa femme Damayanti, une autre de la Princesse Savitry et deux ou trois autres encore où la passion arrive à un degré de profondeur, d’ardeur, et en même temps d’élégance de délicatesse, de finesse, qui surpasse tout ce qu’on a jamais imaginé dans notre Occident, encore froid et grossier ; il faut en convenir, auprès de cet orient-là.
Que j’aurais de plaisir à vous lire cela, à vous lire tant de choses ! Mais lire c’est perdre du temps. Pour vous lire, il faudrait que j’eusse à moi l’éternité. A propos de lire, je vais vous faire envoyer cette petite histoire de Monk et de la restauration de Charles 2 dont la fin vient de paraître dans la Revue française. Cela vous amusera un peu. Il n’y a rien là de tendre, rien de poétique. C’est de la pure comédie vue de la coulisse. Il est très vrai que je n’avais pas écrit cela du tout pour le public mais pour moi seul uniquement pour bien étudier Monk et la grande intrigue de la Restauration des Stuart, comme on étudie un homme avec lequel on veut vivre, et un événement auquel on doit prendre part. Vous me direz si après cette lecture, l’homme et l’événement vous sont devenus bien familiers. Ils me l’étaient parfaitement quand j’ai écrit.
Je suis bien aise que vous ayez causé avec le Duc de Broglie, et point surpris que vous lui ayez trouvé plus d’intimité, plus de confiance. J’espère que dans le cours de cet hiver, vous lui en trouverez encore davantage. J’ai vraiment de l’amitié pour lui, une amitié qui a résisté et résisterait à toutes les vicissitudes de la politique, à tous les commérages des ennemis et à toutes les complaintes des amis. C’est une âme élevée et un esprit distingué, très net en effet, comme vous l’avez remarqué surtout quand il a eu le temps de regarder aux choses. Pour voir, il a besoin de regarder. Il n’a pas toute la promptitude de coup d’œil, toute la présence d’esprit qui sont quelque fois, nécessaires sur le terrain même au moment de l’action. Mais avant et après, personne n’a plus de pénétration, de jugement et même plus d’invention et de ressources. Il aime beaucoup Lord et Lady Granville.
Je suis fâché de l’accident de Lord Pombroke. Savez-vous pourquoi ? Il est allé vous voir à Boulogne, le 2 juillet, et vous m’avez parlé de lui dans votre seconde lettre. Depuis ce jour-là son non ne m’est pas indifférent. J’aimerais mieux que le Roi Guillaume n’eût pas été mauvais pour sa femme.
Je m’intéresse à la maison de Nassau. Nous le devons, vous et moi, comme Protestants. Je ne vous engagerais pas à lire cela, vous vous en ennuieriez à mourir mais on publie en ce moment à Leide, par ordre du Roi, toute la correspondance des Princes d’Orange pendant, la lutte des Pays- bas contre l’Espagne, et il y a en mauvais allemand et en mauvais français, des lettres superbes, des modèles de confiance dans la mauvaise fortune et de modération dans la bonne. Cette maison a fourni au moins trois hommes qui sont des plus grands, sauf un peu d’éclat qui leur manque. Le fond était en eux supérieur à la forme et c’est par la forme surtout que le commun des hommes est pris.
Puisque nous voilà tous deux si bons Protestants, je veux vous dire que le matin même de mon dernier départ, un des Pasteurs de l’Eglise des Billettes, le seul qui ait vraiment de l’esprit et du talent, Mr. Verny est venu me voir, et m’a dit qu’il s’était présenté chez vous deux fois avec le regret de ne pas être reçu. Il m’a paru avoir le projet d’y retourner. S’il le fait recevez le une fois. C’est un homme de mérite, qui a du cœur et du sens. Sa conversation vous plaira assez, et la vôtre le charmera. Est-ce là assez de conversation ? Il me semble vraiment que je n’ai pas parlé seul et que je sais tout ce que vous m’avez dit. Pourtant le 31 vaudra mieux, infiniment mieux. A demain matin en attendant le 31. Et adieu provisoirement, en attendant l’adieu de demain matin.
11 H.
J’envoie ceci directement. J’ai mon cabinet plein de visites qui viennent me demander à déjeuner. Il sera fait comme vous le voulez. Je vous en parlerai demain. Adieu. Adieu. G.
Madame je veux passer ma soirée à causer avec vous. Oui, ma soirée, et à causer. Il est neuf heures un quart ; vous vous couchez à onze heures ; j’ai presque deux heures devant moi. Croyez-vous qu’on invente jamais une façon d’écrire aussi vite qu’on parle ? Je le voudrais bien. Il y avait une fois une Mad. de Fourqueux femme d’un contrôleur général et très aimable, très spirituelle, mais ayant une peur affreuse de la mort. Son testament commençait par ces mots ; si jamais je meurs. Elle n’avait pas voulu se donner le chagrin d’en parler à coup sûr. Elle était convaincue qu’on finirait par découvrir le secret de ne pas mourir, et elle se désespérait de l’idée que ce ne serait pas de son vivant. La découverte que j’invoque ne serait pas si grande ; mais elle aurait bien son prix. A mon avis, le défaut de presque tout en ce monde de l’écriture, de la parole, de la poste, de la conversation, de la discussion, c’est la lenteur. Tout se traîne au dehors quand, au dedans tout va si vite !
Les Hindous ont un petit dialogue charmant : " Qu’est-ce qui est plus rapide que la flèche ? Le vent - Plus rapide que le vent ? L’éclair. Que l’éclair ? Le regard. Que le regard ? La pensée. Que la pensée? L’amour. " Ils ont raison ; il n’y a que l’amour qui aille assez vite, qui mette dans un moment, dans une minute, tout ce qu’on y peut mettre d’émotions, d’idées, de craintes, de désirs, de joies, de peines. On aurait beau faire ma découverte et parvenir à écrire aussi vite qu’on parle ; l’amour trouverait encore cela bien lent. Avez-vous jamais lu quelque chose de cette poésie Hindoue qui a charmé des millions d’hommes pendant plus de mille ans et dont nous ne connaissons encore que des échantillons ? Il y a des choses charmantes, surtout des tableaux tendres. Des amours de mari et femme. Chez nos poètes à nous, l’amour tient une grande place dans la vie ; chez ceux-là, c’est la vie même. Ce n’est pas un épisode, c’est toute l’histoire. On sent, en lisant cela, que ces créatures qui s’aiment, s’aiment constamment à tout instant, en parlant, en se taisant, en marchant, en se reposant, en respirant, en dormant. Je n’ai vu nulle autre part, toute l’âme, tout l’être devenu à ce point amour, tout amour, et non pas amour violent orageux, combattu, mais amour tendre, heureux; parfaitement heureux, et ne se lassant, ne se rassasiant jamais de lui-même & de son bonheur. Il y a une histoire du Roi Nala et de sa femme Damayanti, une autre de la Princesse Savitry et deux ou trois autres encore où la passion arrive à un degré de profondeur, d’ardeur, et en même temps d’élégance de délicatesse, de finesse, qui surpasse tout ce qu’on a jamais imaginé dans notre Occident, encore froid et grossier ; il faut en convenir, auprès de cet orient-là.
Que j’aurais de plaisir à vous lire cela, à vous lire tant de choses ! Mais lire c’est perdre du temps. Pour vous lire, il faudrait que j’eusse à moi l’éternité. A propos de lire, je vais vous faire envoyer cette petite histoire de Monk et de la restauration de Charles 2 dont la fin vient de paraître dans la Revue française. Cela vous amusera un peu. Il n’y a rien là de tendre, rien de poétique. C’est de la pure comédie vue de la coulisse. Il est très vrai que je n’avais pas écrit cela du tout pour le public mais pour moi seul uniquement pour bien étudier Monk et la grande intrigue de la Restauration des Stuart, comme on étudie un homme avec lequel on veut vivre, et un événement auquel on doit prendre part. Vous me direz si après cette lecture, l’homme et l’événement vous sont devenus bien familiers. Ils me l’étaient parfaitement quand j’ai écrit.
Je suis bien aise que vous ayez causé avec le Duc de Broglie, et point surpris que vous lui ayez trouvé plus d’intimité, plus de confiance. J’espère que dans le cours de cet hiver, vous lui en trouverez encore davantage. J’ai vraiment de l’amitié pour lui, une amitié qui a résisté et résisterait à toutes les vicissitudes de la politique, à tous les commérages des ennemis et à toutes les complaintes des amis. C’est une âme élevée et un esprit distingué, très net en effet, comme vous l’avez remarqué surtout quand il a eu le temps de regarder aux choses. Pour voir, il a besoin de regarder. Il n’a pas toute la promptitude de coup d’œil, toute la présence d’esprit qui sont quelque fois, nécessaires sur le terrain même au moment de l’action. Mais avant et après, personne n’a plus de pénétration, de jugement et même plus d’invention et de ressources. Il aime beaucoup Lord et Lady Granville.
Je suis fâché de l’accident de Lord Pombroke. Savez-vous pourquoi ? Il est allé vous voir à Boulogne, le 2 juillet, et vous m’avez parlé de lui dans votre seconde lettre. Depuis ce jour-là son non ne m’est pas indifférent. J’aimerais mieux que le Roi Guillaume n’eût pas été mauvais pour sa femme.
Je m’intéresse à la maison de Nassau. Nous le devons, vous et moi, comme Protestants. Je ne vous engagerais pas à lire cela, vous vous en ennuieriez à mourir mais on publie en ce moment à Leide, par ordre du Roi, toute la correspondance des Princes d’Orange pendant, la lutte des Pays- bas contre l’Espagne, et il y a en mauvais allemand et en mauvais français, des lettres superbes, des modèles de confiance dans la mauvaise fortune et de modération dans la bonne. Cette maison a fourni au moins trois hommes qui sont des plus grands, sauf un peu d’éclat qui leur manque. Le fond était en eux supérieur à la forme et c’est par la forme surtout que le commun des hommes est pris.
Puisque nous voilà tous deux si bons Protestants, je veux vous dire que le matin même de mon dernier départ, un des Pasteurs de l’Eglise des Billettes, le seul qui ait vraiment de l’esprit et du talent, Mr. Verny est venu me voir, et m’a dit qu’il s’était présenté chez vous deux fois avec le regret de ne pas être reçu. Il m’a paru avoir le projet d’y retourner. S’il le fait recevez le une fois. C’est un homme de mérite, qui a du cœur et du sens. Sa conversation vous plaira assez, et la vôtre le charmera. Est-ce là assez de conversation ? Il me semble vraiment que je n’ai pas parlé seul et que je sais tout ce que vous m’avez dit. Pourtant le 31 vaudra mieux, infiniment mieux. A demain matin en attendant le 31. Et adieu provisoirement, en attendant l’adieu de demain matin.
11 H.
J’envoie ceci directement. J’ai mon cabinet plein de visites qui viennent me demander à déjeuner. Il sera fait comme vous le voulez. Je vous en parlerai demain. Adieu. Adieu. G.
Mots-clés : Amour, Discours du for intérieur, histoire, Poésie, Portrait, Protestantisme, Religion
62. Val-Richer, Mercredi 18 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
63. Lisieux, Vendredi 20 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
[Madame la Princesse de Lieven
Rue de Rivoli hôtel de la Terrasse
Paris]
N°63. Lisieux, Vendredi 10 h 1/4
J’arrive d’ Osbée et je prends moi-même à la poste, en passant ici, votre n° 64 moi aussi, j’ai poussé intérieurement un cri d’effroi. et la fin, la fin de cette courte lettre me laisse tout mon effroi. Pourquoi étiez-vous à 1 heure, plus malade, plus tremblante qu’à 9 heures ? Que vous a t-on annoncé ? Que vous a-t-on dit ? Comment se fait-il que vous ne m’en disiez pas un mot, un seul mot ? Mon amie, j’ai horreur de l’exagération des paroles ; mais je suis au supplice. Je serai au supplice jusqu’à demain. Et que sais-je ce qui sera après la lettre de demain ? Cependant je suis sûr. C’est impossible. Que c’est long jusqu’à demain ? Si j’étais seul ! Si personne ne me voyait ! Et pourtant, non. J’hésiterais à cause de vous. Il faut attendre. Mais qu’au moins, je sois avec vous, près de vous, dans votre cœur, sur votre cœur. Dearest, le mien est à vous, tout à vous, pour toujours à vous, pour toujours. Et à vous, comme vous ne le savez pas, comme vous ne le saurez jamais ; avec plus de tendresse, d’amour, de désir, d’espérance, de crainte, plus de bonheur ou de malheur possible que je ne le savais moi-même, il y a un quart d’heure. Adieu. Adieu. Cinq ou six personnes m’attendent. Adieu. Quel adieu !
Je n’ai sous ma main ni enveloppe, ni cire noire et je suis très pressé.
Rue de Rivoli hôtel de la Terrasse
Paris]
N°63. Lisieux, Vendredi 10 h 1/4
J’arrive d’ Osbée et je prends moi-même à la poste, en passant ici, votre n° 64 moi aussi, j’ai poussé intérieurement un cri d’effroi. et la fin, la fin de cette courte lettre me laisse tout mon effroi. Pourquoi étiez-vous à 1 heure, plus malade, plus tremblante qu’à 9 heures ? Que vous a t-on annoncé ? Que vous a-t-on dit ? Comment se fait-il que vous ne m’en disiez pas un mot, un seul mot ? Mon amie, j’ai horreur de l’exagération des paroles ; mais je suis au supplice. Je serai au supplice jusqu’à demain. Et que sais-je ce qui sera après la lettre de demain ? Cependant je suis sûr. C’est impossible. Que c’est long jusqu’à demain ? Si j’étais seul ! Si personne ne me voyait ! Et pourtant, non. J’hésiterais à cause de vous. Il faut attendre. Mais qu’au moins, je sois avec vous, près de vous, dans votre cœur, sur votre cœur. Dearest, le mien est à vous, tout à vous, pour toujours à vous, pour toujours. Et à vous, comme vous ne le savez pas, comme vous ne le saurez jamais ; avec plus de tendresse, d’amour, de désir, d’espérance, de crainte, plus de bonheur ou de malheur possible que je ne le savais moi-même, il y a un quart d’heure. Adieu. Adieu. Cinq ou six personnes m’attendent. Adieu. Quel adieu !
Je n’ai sous ma main ni enveloppe, ni cire noire et je suis très pressé.
Mots-clés : Relation François-Dorothée, Vie familiale (Dorothée)
64. Val-Richer, Samedi 21 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°64. Samedi 21 8 heures
J’attends. Vous connaissez cet état où l’âme n’a plus qu’un sentiment, qu’une idée où la vie est suspendue partout, partout excepté sur un point. C’est un état bien pesant. D’autant plus pesant qu’il est plein d’hypocrisie ; on va, on vient, on parle ; on a l’air de penser à tout. J’ai fait recommander hier au facteur de la poste de venir aussi vite qu’il le le pourrait. Mais il ne sera pas ici avant 10 heures et demie.
Cette nuit je me suis réveillé dix fois croyant l’entendre arriver. Ah, dearest, que sert d’avoir vécu d’avoir souffert si l’on n’apprend pas du tout à souffrir si l’on se retrouve, après, tant et tant d’épreuves, aussi impatient à la souffrance, aussi ardent au bonheur, aussi agité, aussi tremblant, aussi avisé. Et pourtant, je m’admire ; je me trouve d’une patience, d’une modération excessive. Si je m’en croyais, si je suivais ma pente, si mes actions étaient l’image fidèle de mes sentiments, où serais-je aujourd’hui ? Je vous l’ai dit souvent : on a mille fois plus de vertu qu’on ne croit. Mais elle ne gouverne que le dehors. Depuis hier, je me raisonne sans relâche ; je me dis tout ce que ce me dirait le plus sensé, le plus bienveillant ami, que rien ne peut être changé dans votre situation, dans notre situation, que votre fils ne peut vous avoir rien amené, rien apporté que nous n’eussions prévu puisque nous avions prévu le pire, que son arrivée vous délivre au contraire d’une crainte plus grave, que vos lettres à tout ce monde-là sont parties &, &. Tout cela est vrai, j’espère, j’en suis sûr. Mais jusqu’à ce que j’aie des nouvelles, des nouvelles comme il me les faut, toutes ces vérités-là sont mortes. Je les vois et elles ne me font rien. Elles passent devant mon esprit & quand elles ont passé, je me retrouve tel que j’étais. Je n’ai pas même la ressource de me blâmer moi-même, de me dire que j’ai tort de vous tant aimer, de mettre ma vie en vous, que j’aurais mieux fait de laisser mon cœur dans son tombeau. Il n’y a pas moyen ; ces idées-là ne peuvent m’approcher. Quand elles essayent d’apparaître de loin, à l’instant je vous vois, vous avec tout ce que vous avez de noble, de vrai, de tendre, de rare, vous excellente et charmante, vous si aimable, si attrayante, si attachante et toujours d’en haut. du plus haut ou puisse habiter une créature ! Comment aurais-je fait vous connaissant, pour ne pas vous aimer comme je vous aime ? Comment ferais-je vous aimant, pour ne pas être inquiet, troublé, impatient, avide, jaloux, insatiable comme je le suis ? Je n’ai qu’à me résigner. Je me résigne. Dans deux heures j’espère, je n’y aurai pas tant de peine.
J’attends toujours. Vous me direz sans doute si je puis continuer à vous écrire comme je ferais, ou s’il faut prendre quelqu’une des précautions que vous m’avez indiquées. En attendant, et pour que rien ne manque à la sûreté, je vous ai écrit hier soir et vous aurez demain une lettre officielle, très officielle. Il n’y a personne qui ne puisse lire celle-là aussi, n’a-t-elle point de Numéro.
11 heures 1/4
Me voilà rassuré. Me voilà heureux. Pourtant, je vous envoie ma folie, car c’est de la folie. Je vous l’envoie même directement. Il n’y a, ce me semble, aucune raison de ne pas le faire. Vous l’aurez trois heures plutôt. Et je ne vous ai pas seulement demandé si vous étiez toujours plus souffrante ! Je n’ai pas songé à votre santé ! Décidément dites-moi si quand je vous écris comme aujourd’hui, vous voulez que ce soit directement, ou directement. Adieu, adieu. Adieu. J’y mets tout. G.
J’attends. Vous connaissez cet état où l’âme n’a plus qu’un sentiment, qu’une idée où la vie est suspendue partout, partout excepté sur un point. C’est un état bien pesant. D’autant plus pesant qu’il est plein d’hypocrisie ; on va, on vient, on parle ; on a l’air de penser à tout. J’ai fait recommander hier au facteur de la poste de venir aussi vite qu’il le le pourrait. Mais il ne sera pas ici avant 10 heures et demie.
Cette nuit je me suis réveillé dix fois croyant l’entendre arriver. Ah, dearest, que sert d’avoir vécu d’avoir souffert si l’on n’apprend pas du tout à souffrir si l’on se retrouve, après, tant et tant d’épreuves, aussi impatient à la souffrance, aussi ardent au bonheur, aussi agité, aussi tremblant, aussi avisé. Et pourtant, je m’admire ; je me trouve d’une patience, d’une modération excessive. Si je m’en croyais, si je suivais ma pente, si mes actions étaient l’image fidèle de mes sentiments, où serais-je aujourd’hui ? Je vous l’ai dit souvent : on a mille fois plus de vertu qu’on ne croit. Mais elle ne gouverne que le dehors. Depuis hier, je me raisonne sans relâche ; je me dis tout ce que ce me dirait le plus sensé, le plus bienveillant ami, que rien ne peut être changé dans votre situation, dans notre situation, que votre fils ne peut vous avoir rien amené, rien apporté que nous n’eussions prévu puisque nous avions prévu le pire, que son arrivée vous délivre au contraire d’une crainte plus grave, que vos lettres à tout ce monde-là sont parties &, &. Tout cela est vrai, j’espère, j’en suis sûr. Mais jusqu’à ce que j’aie des nouvelles, des nouvelles comme il me les faut, toutes ces vérités-là sont mortes. Je les vois et elles ne me font rien. Elles passent devant mon esprit & quand elles ont passé, je me retrouve tel que j’étais. Je n’ai pas même la ressource de me blâmer moi-même, de me dire que j’ai tort de vous tant aimer, de mettre ma vie en vous, que j’aurais mieux fait de laisser mon cœur dans son tombeau. Il n’y a pas moyen ; ces idées-là ne peuvent m’approcher. Quand elles essayent d’apparaître de loin, à l’instant je vous vois, vous avec tout ce que vous avez de noble, de vrai, de tendre, de rare, vous excellente et charmante, vous si aimable, si attrayante, si attachante et toujours d’en haut. du plus haut ou puisse habiter une créature ! Comment aurais-je fait vous connaissant, pour ne pas vous aimer comme je vous aime ? Comment ferais-je vous aimant, pour ne pas être inquiet, troublé, impatient, avide, jaloux, insatiable comme je le suis ? Je n’ai qu’à me résigner. Je me résigne. Dans deux heures j’espère, je n’y aurai pas tant de peine.
J’attends toujours. Vous me direz sans doute si je puis continuer à vous écrire comme je ferais, ou s’il faut prendre quelqu’une des précautions que vous m’avez indiquées. En attendant, et pour que rien ne manque à la sûreté, je vous ai écrit hier soir et vous aurez demain une lettre officielle, très officielle. Il n’y a personne qui ne puisse lire celle-là aussi, n’a-t-elle point de Numéro.
11 heures 1/4
Me voilà rassuré. Me voilà heureux. Pourtant, je vous envoie ma folie, car c’est de la folie. Je vous l’envoie même directement. Il n’y a, ce me semble, aucune raison de ne pas le faire. Vous l’aurez trois heures plutôt. Et je ne vous ai pas seulement demandé si vous étiez toujours plus souffrante ! Je n’ai pas songé à votre santé ! Décidément dites-moi si quand je vous écris comme aujourd’hui, vous voulez que ce soit directement, ou directement. Adieu, adieu. Adieu. J’y mets tout. G.
65. Val-Richer, Dimanche 22 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°65 Dimanche 22 7 heures
Il est très doux de se réveiller quand on a le cœur content. Je ne m’étonne pas que les oiseaux chantent en se réveillant. La vie leur plait, et ils se réjouissent de la retrouver. Je ne chante qu’en dedans ; mais cela me suffit. Je m’entends moi même. Quels enfantillages je vous conte là ! Il faut bien que je vous conte mes enfantillages après mes folies. Une fois ensemble, nous parlerons sérieusement. Nous allons entrer dans la dernière semaine. Il est possible que par des arrangements de voyage j’arrive à Paris, le 31 à 7 heures du matin au lieu de 5 heures du soir. Je vous verrai ainsi quelques heures plutôt. Je vous le dirai positivement d’ici à trois jours. Le réveil du 31 vaudra encore mieux que celui d’aujourd’hui.
En attendant, et dans les moments de liberté qu’on me laisse ; je plante. Mon jardin, n’est pas commencé, mais pour ne pas perdre tout-à-fait cette année, je mets des bouquets d’arbres et d’arbustes là où je suis sûr qu’il en faudra. Il m’est venu hier 76 pins, mélèzes, sapins et arbres verts de toute espèce, déjà un peu grands; et j’ai passé presque toute ma matinée à marquer les places, à faire creuser les trous, tant au bord de la pièce d’eau, tant assez près de la maison autour d’un banc, tant à une place d’où l’en entrevoit une jolie vallée un peu lointaine. N’est-ce pas qu’il faut absolument quelque part une grande allée droite où l’on puisse se promener sans tourner sans cesse, et causer en voyant devant et derrière soi ? J’en aurai une ou plutôt deux tombant l’une sur l’autre à angle droit. La première sera d’arbres ordinaires, tilleuls, marronniers, cerisiers, je ne sais pas bien lesquels ; j’ai envie que la seconde, beaucoup plus courte, soit toute en arbres verts, deux rideaux bien hauts, bien droits, fermant bien les côtés, mais laissant voir le ciel. Qu’en dites-vous ?
Je suis curieux de votre conversation avec Thiers, ce que vous me mandez de lui ne m’étonne pas du tout. Du reste sa conduite dépendra des élections. Si elles lui sont favorables, si la gauche gagne du terrain, il fera de nouveaux pas vers elle, sera exigeant, arrogant, menaçant avec le Ministère. Si l’ancienne majorité revient la même c’est-à-dire affermie, il sera doux, modeste, se fera ministériel soutiendra, promettra. Il y a là cependant pour lui une grosse difficulté. Il ne voudra pas faire ce métier-là gratis ; et on ne pourra lui donner le prix qu’il voudra. J’ai peine à croire qu’il se mette à si bas prix que le marché. soit possible. Nous verrons. Mes nouvelles électorales sont assez bonnes. J’ai grande envie de savoir un peu aussi les projets de Berryer. Je ne crois pas que son bataillon se grossisse autant que quelques personnes l’espèrent ou le craignent. Il n’acquerra pas plus de 15 ou 20 nouveaux membres. Cependant ce sera un petit bataillon et dans une assemblée incertaine, comme le sera encore celle-ci, c’est toujours quelque chose.
On commence donc à vous soutenir un peu. Vous propagez la rébellion. Je suis bien aise que Pozzo s’en mêle. J’ai pour lui un fond de vieux goût. J’en ai toujours pour les hommes dont l’esprit a mis le mien en mouvement et avec qui j’ai causé bien en train, bien à l’aise, n’importe sur quoi. Je vous préviens que je ne vous écrirai cette semaine que des lettres misérables. J’aurai de jour en jour, moins de goût à vous écrire. J’ai une multitude de petites affaires qu’il faut absolument que je règle. On me prend tout mon temps en visites. Je vais trois fois dans la semaine dîner à Lisieux.
Mlle Chabaud, cette amie de ma mère qui était ici et avait bien voulu se charger de la leçon d’anglais de mes filles, est partie hier. Je reprends mon rôle. J’ai déjà lu hier avec Henriette une scène de Shakspeare, Hamlet and the ghost. Elle l’entend assez bien. 11 1/4 Je comprends votre agitation, votre presse. J’ai regret d’y avoir ajouté. Ne m’écrivez que quelques mots si vous êtes fatiguée. Adieu, adieu. Votre N°66 me charme. Adieu.
Il est très doux de se réveiller quand on a le cœur content. Je ne m’étonne pas que les oiseaux chantent en se réveillant. La vie leur plait, et ils se réjouissent de la retrouver. Je ne chante qu’en dedans ; mais cela me suffit. Je m’entends moi même. Quels enfantillages je vous conte là ! Il faut bien que je vous conte mes enfantillages après mes folies. Une fois ensemble, nous parlerons sérieusement. Nous allons entrer dans la dernière semaine. Il est possible que par des arrangements de voyage j’arrive à Paris, le 31 à 7 heures du matin au lieu de 5 heures du soir. Je vous verrai ainsi quelques heures plutôt. Je vous le dirai positivement d’ici à trois jours. Le réveil du 31 vaudra encore mieux que celui d’aujourd’hui.
En attendant, et dans les moments de liberté qu’on me laisse ; je plante. Mon jardin, n’est pas commencé, mais pour ne pas perdre tout-à-fait cette année, je mets des bouquets d’arbres et d’arbustes là où je suis sûr qu’il en faudra. Il m’est venu hier 76 pins, mélèzes, sapins et arbres verts de toute espèce, déjà un peu grands; et j’ai passé presque toute ma matinée à marquer les places, à faire creuser les trous, tant au bord de la pièce d’eau, tant assez près de la maison autour d’un banc, tant à une place d’où l’en entrevoit une jolie vallée un peu lointaine. N’est-ce pas qu’il faut absolument quelque part une grande allée droite où l’on puisse se promener sans tourner sans cesse, et causer en voyant devant et derrière soi ? J’en aurai une ou plutôt deux tombant l’une sur l’autre à angle droit. La première sera d’arbres ordinaires, tilleuls, marronniers, cerisiers, je ne sais pas bien lesquels ; j’ai envie que la seconde, beaucoup plus courte, soit toute en arbres verts, deux rideaux bien hauts, bien droits, fermant bien les côtés, mais laissant voir le ciel. Qu’en dites-vous ?
Je suis curieux de votre conversation avec Thiers, ce que vous me mandez de lui ne m’étonne pas du tout. Du reste sa conduite dépendra des élections. Si elles lui sont favorables, si la gauche gagne du terrain, il fera de nouveaux pas vers elle, sera exigeant, arrogant, menaçant avec le Ministère. Si l’ancienne majorité revient la même c’est-à-dire affermie, il sera doux, modeste, se fera ministériel soutiendra, promettra. Il y a là cependant pour lui une grosse difficulté. Il ne voudra pas faire ce métier-là gratis ; et on ne pourra lui donner le prix qu’il voudra. J’ai peine à croire qu’il se mette à si bas prix que le marché. soit possible. Nous verrons. Mes nouvelles électorales sont assez bonnes. J’ai grande envie de savoir un peu aussi les projets de Berryer. Je ne crois pas que son bataillon se grossisse autant que quelques personnes l’espèrent ou le craignent. Il n’acquerra pas plus de 15 ou 20 nouveaux membres. Cependant ce sera un petit bataillon et dans une assemblée incertaine, comme le sera encore celle-ci, c’est toujours quelque chose.
On commence donc à vous soutenir un peu. Vous propagez la rébellion. Je suis bien aise que Pozzo s’en mêle. J’ai pour lui un fond de vieux goût. J’en ai toujours pour les hommes dont l’esprit a mis le mien en mouvement et avec qui j’ai causé bien en train, bien à l’aise, n’importe sur quoi. Je vous préviens que je ne vous écrirai cette semaine que des lettres misérables. J’aurai de jour en jour, moins de goût à vous écrire. J’ai une multitude de petites affaires qu’il faut absolument que je règle. On me prend tout mon temps en visites. Je vais trois fois dans la semaine dîner à Lisieux.
Mlle Chabaud, cette amie de ma mère qui était ici et avait bien voulu se charger de la leçon d’anglais de mes filles, est partie hier. Je reprends mon rôle. J’ai déjà lu hier avec Henriette une scène de Shakspeare, Hamlet and the ghost. Elle l’entend assez bien. 11 1/4 Je comprends votre agitation, votre presse. J’ai regret d’y avoir ajouté. Ne m’écrivez que quelques mots si vous êtes fatiguée. Adieu, adieu. Votre N°66 me charme. Adieu.
66. Val-Richer, Lundi 23 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°66 Lundi 23 7 heures
Décidément et malgré l’ébranlement que cela vous a causé, et quoique je ne sache encore aucun détail, je suis bien aise que votre fils soit venu. Il aura vu ce qu’on ne voit pas de loin. Vous lui aurez dit ce qu’on n’écrit pas. Quelque résolu que soit M. de Lieven à ne pas changer d’avis avant le temps il me paraît impossible que cela n’agisse pas un peu sur lui, ne fût-ce que pour tranquilliser encore plus sa conscience. Sa conscience une fois bien tranquille, il y a, ce me semble, certaines difficultés de votre situation qui doivent être aplanies, surtout par un intermédiaire si sûr. Enfin, vous me direz tout cela. J’y pense sans cesse. Moi aussi, j’ai tant d’envie qu’on vous laisse un peu en repos ! Je regrette de n’avoir pas vu votre fils. C’est votre fils.
On commence aujourd’hui les préparatifs de départ. On fait des caisses. On met en ordre le ménage qui doit rester au Val-Richer. Le soleil, les bois, la vallée, tout est encore beau. Mais que m’importe ? Vous m’avez gâté la campagne, gâté de deux façons, parce que j’ai envie d’être ailleurs et parce que je me figure à quel point je serais bien ici, si vous y étiez. Sans vous, tout est incomplet pour moi. Vous manquez au soleil, aux bois, à la vallée. Je ne puis les regarder sans qu’il s’élève aussitôt dans mon cœur un désir et un regret infiniment supérieur à tous les plaisirs qu’ils me peuvent donner. Que c’est dommage ! Ce lieu-ci se prêterait à tout. L’aspect est sauvage et riant calme et animé. On ferait aisément de la maison quelque chose de grand et de simple. J’y arriverai l’année prochaine par un bon chemin.
Je lisais l’autre jour à mes enfants les Châteaux en Espagne. Combien j’en ai fait en lisant, et bien plus beaux que ceux que je lisais ! C’est une singulière impression de se laisser aller ainsi à sa fantaisie. Les premiers moments sont délicieux. On va, on va ; tout arrive, tout s’arrange ; on y est, on le voit, on en jouit. Et puis, tout à coup, tout disparaît, tout tombe ; il n’y a plus rien. Il y a le vide, et la chute dans le vide. Ne vous arrive-t-il jamais, la nuit de rêver que vous prenez votre essor, un grand essor pour monter, pour atteindre à quelque chose qui vous plait, qui vous attire ? Mais l’essor s’arrête soudain, et par un soubresaut très pénible, vous vous retrouvez dans votre lit, seul et rompu, moulu.
M. de Grouchy m’apportera donc quelque chose. Je vous en remercie mille fois. Je me dis tout ; mais j’aime bien mieux votre voix que la mienne. Et puis je suis sûr que je ne me dis pas tout. Vous savez bien combien je vous aime. Eh bien ne vous vient-il par tous les jours de moi, de loin comme de près, quand je vous écris ou quand je vous parle, quelque chose de nouveau, d’inattendu ? C’est le droit, c’est le charme d’une affection comme la nôtre. On croit à tout et on découvre toujours. La confiance est entière, mais le trésor est inépuisable. Rien d’ailleurs, voyez-vous rien, pas même les plus vifs désirs, les plus douces suppositions du cœur, le plus tendre, rien ne vaut la réalité ; et l’amour lui-même ne sait rien inventer d’égal à ce qu’il peut recevoir.
11 heures
Je n’ai jamais qu’une chose à vous dire. J’aime le N°67. J’aurai dans la journée la lettre indirecte, et je suis sûr que je l’aimerai bien davantage. Et puis le 31 encore davantage. Adieu. adieu. Que de choses à nous dire ! Et pour finir toujours par Adieu. G.
Décidément et malgré l’ébranlement que cela vous a causé, et quoique je ne sache encore aucun détail, je suis bien aise que votre fils soit venu. Il aura vu ce qu’on ne voit pas de loin. Vous lui aurez dit ce qu’on n’écrit pas. Quelque résolu que soit M. de Lieven à ne pas changer d’avis avant le temps il me paraît impossible que cela n’agisse pas un peu sur lui, ne fût-ce que pour tranquilliser encore plus sa conscience. Sa conscience une fois bien tranquille, il y a, ce me semble, certaines difficultés de votre situation qui doivent être aplanies, surtout par un intermédiaire si sûr. Enfin, vous me direz tout cela. J’y pense sans cesse. Moi aussi, j’ai tant d’envie qu’on vous laisse un peu en repos ! Je regrette de n’avoir pas vu votre fils. C’est votre fils.
On commence aujourd’hui les préparatifs de départ. On fait des caisses. On met en ordre le ménage qui doit rester au Val-Richer. Le soleil, les bois, la vallée, tout est encore beau. Mais que m’importe ? Vous m’avez gâté la campagne, gâté de deux façons, parce que j’ai envie d’être ailleurs et parce que je me figure à quel point je serais bien ici, si vous y étiez. Sans vous, tout est incomplet pour moi. Vous manquez au soleil, aux bois, à la vallée. Je ne puis les regarder sans qu’il s’élève aussitôt dans mon cœur un désir et un regret infiniment supérieur à tous les plaisirs qu’ils me peuvent donner. Que c’est dommage ! Ce lieu-ci se prêterait à tout. L’aspect est sauvage et riant calme et animé. On ferait aisément de la maison quelque chose de grand et de simple. J’y arriverai l’année prochaine par un bon chemin.
Je lisais l’autre jour à mes enfants les Châteaux en Espagne. Combien j’en ai fait en lisant, et bien plus beaux que ceux que je lisais ! C’est une singulière impression de se laisser aller ainsi à sa fantaisie. Les premiers moments sont délicieux. On va, on va ; tout arrive, tout s’arrange ; on y est, on le voit, on en jouit. Et puis, tout à coup, tout disparaît, tout tombe ; il n’y a plus rien. Il y a le vide, et la chute dans le vide. Ne vous arrive-t-il jamais, la nuit de rêver que vous prenez votre essor, un grand essor pour monter, pour atteindre à quelque chose qui vous plait, qui vous attire ? Mais l’essor s’arrête soudain, et par un soubresaut très pénible, vous vous retrouvez dans votre lit, seul et rompu, moulu.
M. de Grouchy m’apportera donc quelque chose. Je vous en remercie mille fois. Je me dis tout ; mais j’aime bien mieux votre voix que la mienne. Et puis je suis sûr que je ne me dis pas tout. Vous savez bien combien je vous aime. Eh bien ne vous vient-il par tous les jours de moi, de loin comme de près, quand je vous écris ou quand je vous parle, quelque chose de nouveau, d’inattendu ? C’est le droit, c’est le charme d’une affection comme la nôtre. On croit à tout et on découvre toujours. La confiance est entière, mais le trésor est inépuisable. Rien d’ailleurs, voyez-vous rien, pas même les plus vifs désirs, les plus douces suppositions du cœur, le plus tendre, rien ne vaut la réalité ; et l’amour lui-même ne sait rien inventer d’égal à ce qu’il peut recevoir.
11 heures
Je n’ai jamais qu’une chose à vous dire. J’aime le N°67. J’aurai dans la journée la lettre indirecte, et je suis sûr que je l’aimerai bien davantage. Et puis le 31 encore davantage. Adieu. adieu. Que de choses à nous dire ! Et pour finir toujours par Adieu. G.
67. Val-Richer, Mardi 24 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°67. Mardi 24 Sept heures
J’ai tout, tout, plus que je ne demandais, plus que je n’espérais ! Et j’espérais ce que je n’avais demandé. J’ai ces charmantes, ces ravissantes paroles, que depuis si longtemps je n’avais pas entendues. J’ai votre prévoyance, vos soins, vos arrangements. Que je les aime ! Presque autant, pas tout à fait autant, mais presque autant que vos paroles. Tout cela, m’est arrivé hier. La fin de ma journée en a été remplie, embaumée. Je suis monté dix fois dans mon cabinet. J’ai fermé ma porte. Cette nuit, je me suis réveillé, je ne sais combien de fois, pour jouir de mon bien. Aujourd’hui, je l’ai là, à sa place. Certainement non, il ne me quittera pas.
Je n’ai pas voulu vous écrire hier au soir, avant de me coucher. J’en aurais trop dit. Vous, vous ne dites pas trop. Vous ne dites pas tout. J’y compte. Mais au moment où j’entends ce que vous dites, je ne vois rien, je ne désire rien au-delà. Ou plutôt, j’y vois tout ce que je désire. M. de Grouchy, repart demain ou après demain soir. Il vous portera sous le couvert de M. Génie, ma répons ; en attendant, ma vraie réponse, celle que j’apporterai moi-même, le 31 aujourd’hui en huit. Je ne sais pas encore, si ce beau 31, j’arriverai le matin ou pour dîner seulement. Je vous le dirai dans deux jours. Avez-vous décidément choisi l’heure de vos promenades ? Vous n’avez guère de choix, ce me semble. Dans huit jours, il fera froid la nuit à 4 heures.
Que ce que vous me dites de M. de Lieven est étrange ! Comment, il serait possible que tout cela fût de son invention, qu’il n’y eût rien de l’Empereur ! Sérieusement, je ne puis le croire. S’il en était ainsi, vos confidences, vos lettres, l’éclat de l’affaire seraient une bien juste et bien naturelle punition. J’ai grande impatience de savoir tous les détails. Au 31. Je remets tout au 31. Il me semble que la vie recommencera pour moi ce jour- là. En attendant, je fais comme si je vivais. Je plante mes arbres. J’ai eu hier en plantant, un moment délicieux. Je venais de recevoir votre paquet. J’avais tout lu, relu. J’étais retourné à mes ouvriers. J’avais l’air de les regarder. Ils plantaient un mélèze, charmant, haut, droit du feuillage le plus élégant, le plus fin. L’arbre se balançait, s’inclinait. Tout à coup, je l’ai vu se tourner, marcher vers moi. C’était vous que je voyais. Ce mélèze vous ressemblait ; il avait votre port, votre air, la souplesse et la noblesse de votre taille. Enfin je vous voyais là. Quelle folie ! Certains malades ont, à ce qu’on dit des visions, des hallucinations pareilles. Le bonheur a donc aussi les siennes. Nouvelle preuve du dialogue Hindou. à coup sûr, la pensée elle-même est trop lente pour admettre de telles illusions. L’amour seul peut les créer et les voir assez vitre pour y croire. Ce qui est certain, c’est que j’aimerai et soignerai toujours ce mélèze-là. Il est à l’extrémité de la pièce d’eau.
Savez-vous ce qui m’arrive, Madame ? D’instinct sans y penser je vous raconte tout, tous mes enfantillages. La seconde d’après, quand mes yeux retombent sur ce que je viens d’écrire, il me prend un mouvement d’hésitation ; je me dis c’est trop, c’est trop enfant ; si on voyait cela ! Et puis, en dernier ressort, je souris, avec quelque dédain à l’idée de ceux que mes enfantillages feraient sourire et je m’y laisse allez en pleine sérénité. J’ai fait de moi-même et de ma vie un emploi assez sérieux pour être enfant tant qu’il me plait avec vous, vous auprès de qui tout est sérieux pour moi. Vous voulez donc que je regarde que M. de Grouchy est déjà arrivé. Je ne puis pas et pourtant je regrette bien vivement ce que vous lui auriez donné hier; Le 31 je ne regretterai rien. Adieu. Adieu.
La poste est arrivée tard. Je quitte mon déjeuner pour fermer ma lettre. Adieu. Votre adieu.
J’ai tout, tout, plus que je ne demandais, plus que je n’espérais ! Et j’espérais ce que je n’avais demandé. J’ai ces charmantes, ces ravissantes paroles, que depuis si longtemps je n’avais pas entendues. J’ai votre prévoyance, vos soins, vos arrangements. Que je les aime ! Presque autant, pas tout à fait autant, mais presque autant que vos paroles. Tout cela, m’est arrivé hier. La fin de ma journée en a été remplie, embaumée. Je suis monté dix fois dans mon cabinet. J’ai fermé ma porte. Cette nuit, je me suis réveillé, je ne sais combien de fois, pour jouir de mon bien. Aujourd’hui, je l’ai là, à sa place. Certainement non, il ne me quittera pas.
Je n’ai pas voulu vous écrire hier au soir, avant de me coucher. J’en aurais trop dit. Vous, vous ne dites pas trop. Vous ne dites pas tout. J’y compte. Mais au moment où j’entends ce que vous dites, je ne vois rien, je ne désire rien au-delà. Ou plutôt, j’y vois tout ce que je désire. M. de Grouchy, repart demain ou après demain soir. Il vous portera sous le couvert de M. Génie, ma répons ; en attendant, ma vraie réponse, celle que j’apporterai moi-même, le 31 aujourd’hui en huit. Je ne sais pas encore, si ce beau 31, j’arriverai le matin ou pour dîner seulement. Je vous le dirai dans deux jours. Avez-vous décidément choisi l’heure de vos promenades ? Vous n’avez guère de choix, ce me semble. Dans huit jours, il fera froid la nuit à 4 heures.
Que ce que vous me dites de M. de Lieven est étrange ! Comment, il serait possible que tout cela fût de son invention, qu’il n’y eût rien de l’Empereur ! Sérieusement, je ne puis le croire. S’il en était ainsi, vos confidences, vos lettres, l’éclat de l’affaire seraient une bien juste et bien naturelle punition. J’ai grande impatience de savoir tous les détails. Au 31. Je remets tout au 31. Il me semble que la vie recommencera pour moi ce jour- là. En attendant, je fais comme si je vivais. Je plante mes arbres. J’ai eu hier en plantant, un moment délicieux. Je venais de recevoir votre paquet. J’avais tout lu, relu. J’étais retourné à mes ouvriers. J’avais l’air de les regarder. Ils plantaient un mélèze, charmant, haut, droit du feuillage le plus élégant, le plus fin. L’arbre se balançait, s’inclinait. Tout à coup, je l’ai vu se tourner, marcher vers moi. C’était vous que je voyais. Ce mélèze vous ressemblait ; il avait votre port, votre air, la souplesse et la noblesse de votre taille. Enfin je vous voyais là. Quelle folie ! Certains malades ont, à ce qu’on dit des visions, des hallucinations pareilles. Le bonheur a donc aussi les siennes. Nouvelle preuve du dialogue Hindou. à coup sûr, la pensée elle-même est trop lente pour admettre de telles illusions. L’amour seul peut les créer et les voir assez vitre pour y croire. Ce qui est certain, c’est que j’aimerai et soignerai toujours ce mélèze-là. Il est à l’extrémité de la pièce d’eau.
Savez-vous ce qui m’arrive, Madame ? D’instinct sans y penser je vous raconte tout, tous mes enfantillages. La seconde d’après, quand mes yeux retombent sur ce que je viens d’écrire, il me prend un mouvement d’hésitation ; je me dis c’est trop, c’est trop enfant ; si on voyait cela ! Et puis, en dernier ressort, je souris, avec quelque dédain à l’idée de ceux que mes enfantillages feraient sourire et je m’y laisse allez en pleine sérénité. J’ai fait de moi-même et de ma vie un emploi assez sérieux pour être enfant tant qu’il me plait avec vous, vous auprès de qui tout est sérieux pour moi. Vous voulez donc que je regarde que M. de Grouchy est déjà arrivé. Je ne puis pas et pourtant je regrette bien vivement ce que vous lui auriez donné hier; Le 31 je ne regretterai rien. Adieu. Adieu.
La poste est arrivée tard. Je quitte mon déjeuner pour fermer ma lettre. Adieu. Votre adieu.
68. Val-Richer, Mardi 24 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°68. Mercredi 25. 7 h. 1/2
J’aime ce gros chiffre 68. S’il prouve que nous avons été souvent séparés, il témoigne que nous nous écrivons depuis longtemps j’aime ce qui a duré. Depuis quatre mois ! Seulement quatre mois ! Cela ne me semble pas possible quand j’y pense. Tant de sentiments, tant de joies, de désirs, tant d’événement du cœur se pressent dans ce court espace. Et puis, quand nos affections arrivent à un certain degré de profondeur et s’imposent, elles prennent possession du passé comme de l’avenir, on ne se conçoit plus sans elles, pas plus que de l’un que de l’autre côté du temps. Il me semble que je vous ai toujours connue, toujours aimée, comme je vous connais et vous aime aujourd’hui, comme je vous aimerai toujours. Seulement depuis quatre mois ! C’est ridicule.
Décidément, je n’arriverai à Paris le 31 que pour dîner. J’avais espéré gagner quelques heures, mais cela ne se peut pas. Ma mère est bien. Son indisposition ne s’est pas renouvelée. Mes enfants vont à merveille. Le séjour au Val-Richer leur a réussi au delà de mon attente. Il n’y a rien de plus sain que l’espace et la liberté !
Je vous fais aussi, mon journal. J’ai continué hier mes plantations, mais sans hallucination aucune. Puis, j’ai eu dix-huit personnes, à dîner. C’est mon dernier dîner, à donner je veux dire ; j’en ai encore trois à recevoir. Par grande mésaventure, il faisait hier un temps affreux, et mes convives s’en sont allés à 9 heures et demie par la nuit la plus noire et la plus mouillée qui se puisse. Ils n’en étaient pas moins de fort bonne humeur. Je suis sûr qu’ils m’ont trouvé très aimable. Ne vous est-il pas souvent arrivé d’être aimable, de de très bien faire les choses, sans vous y plaire même, en vous en ennuyant ? Tout intérêt & volonté à part quand je suis une fois dans une situation, j’y veux être bien, je fais ce que je fais, ou plutôt cela se fait de soi-même par un certain mouvement intérieur que provoque la nécessité. On cause, on s’anime, on est aimable machinalement.
Voilà donc Constantine pris. Je regrette ce pauvre général Damremont. C’était un homme de sens et un galant homme. J’avais contribué plus que personne à lui faire donner le gouvernement d’Afrique. Il était bien avec M. le Duc d’Orléans et m’apportait plus de force que tout autre pour m’aider à chasser de là le Maréchal Clauzel. Du reste, il le désirait beaucoup lui-même, et n’y avait été envoyé que de son plein gré.
Je suis bien aise que M. de Médem soit bien pour vous. Je lui ai toujours trouvé de l’esprit. Vous serez bien longtemps avant d’avoir aucune réponse à vos grandes lettres. L’Empereur fait décidément son voyage du Caucase, et aucun de vos correspondants ne prendra sur lui de vous répondre avant son retour. Qu’est-ce que cette conciliation de l’Empereur avec le général Yermoloff ? Je croyais que c’était là un des hommes les plus plus indépendants et les plus récalcitrants de la Russie. Est-ce lui ou l’Empereur qui a fait les frais de la réconciliation ? De quoi vous parlé-je là ? Je fais comme si nous en étions ensemble depuis six mois, et que toute conversation nous fût bonne. Du reste, je prends souvent plaisir avec vous à parler des choses les plus indifférentes, les plus insignifiantes, précisément pour jouir du charme qui s’y attache près de vous. C’est un charme doux et qui repose. On a l’air de se distraire, mais il n’en est rien. On ne se distrait pas du bonheur.
11 h. 1/4
Il faut que vous mangiez que vous dormiez. Je suis décidé à vous trouvez bien et à vous bien gouverner pour votre santé. Adieu. M. de Grouchy part ce soir. Vous aurez après-demain matin de mes nouvelles par lui. Adieu. Adieu
J’aime ce gros chiffre 68. S’il prouve que nous avons été souvent séparés, il témoigne que nous nous écrivons depuis longtemps j’aime ce qui a duré. Depuis quatre mois ! Seulement quatre mois ! Cela ne me semble pas possible quand j’y pense. Tant de sentiments, tant de joies, de désirs, tant d’événement du cœur se pressent dans ce court espace. Et puis, quand nos affections arrivent à un certain degré de profondeur et s’imposent, elles prennent possession du passé comme de l’avenir, on ne se conçoit plus sans elles, pas plus que de l’un que de l’autre côté du temps. Il me semble que je vous ai toujours connue, toujours aimée, comme je vous connais et vous aime aujourd’hui, comme je vous aimerai toujours. Seulement depuis quatre mois ! C’est ridicule.
Décidément, je n’arriverai à Paris le 31 que pour dîner. J’avais espéré gagner quelques heures, mais cela ne se peut pas. Ma mère est bien. Son indisposition ne s’est pas renouvelée. Mes enfants vont à merveille. Le séjour au Val-Richer leur a réussi au delà de mon attente. Il n’y a rien de plus sain que l’espace et la liberté !
Je vous fais aussi, mon journal. J’ai continué hier mes plantations, mais sans hallucination aucune. Puis, j’ai eu dix-huit personnes, à dîner. C’est mon dernier dîner, à donner je veux dire ; j’en ai encore trois à recevoir. Par grande mésaventure, il faisait hier un temps affreux, et mes convives s’en sont allés à 9 heures et demie par la nuit la plus noire et la plus mouillée qui se puisse. Ils n’en étaient pas moins de fort bonne humeur. Je suis sûr qu’ils m’ont trouvé très aimable. Ne vous est-il pas souvent arrivé d’être aimable, de de très bien faire les choses, sans vous y plaire même, en vous en ennuyant ? Tout intérêt & volonté à part quand je suis une fois dans une situation, j’y veux être bien, je fais ce que je fais, ou plutôt cela se fait de soi-même par un certain mouvement intérieur que provoque la nécessité. On cause, on s’anime, on est aimable machinalement.
Voilà donc Constantine pris. Je regrette ce pauvre général Damremont. C’était un homme de sens et un galant homme. J’avais contribué plus que personne à lui faire donner le gouvernement d’Afrique. Il était bien avec M. le Duc d’Orléans et m’apportait plus de force que tout autre pour m’aider à chasser de là le Maréchal Clauzel. Du reste, il le désirait beaucoup lui-même, et n’y avait été envoyé que de son plein gré.
Je suis bien aise que M. de Médem soit bien pour vous. Je lui ai toujours trouvé de l’esprit. Vous serez bien longtemps avant d’avoir aucune réponse à vos grandes lettres. L’Empereur fait décidément son voyage du Caucase, et aucun de vos correspondants ne prendra sur lui de vous répondre avant son retour. Qu’est-ce que cette conciliation de l’Empereur avec le général Yermoloff ? Je croyais que c’était là un des hommes les plus plus indépendants et les plus récalcitrants de la Russie. Est-ce lui ou l’Empereur qui a fait les frais de la réconciliation ? De quoi vous parlé-je là ? Je fais comme si nous en étions ensemble depuis six mois, et que toute conversation nous fût bonne. Du reste, je prends souvent plaisir avec vous à parler des choses les plus indifférentes, les plus insignifiantes, précisément pour jouir du charme qui s’y attache près de vous. C’est un charme doux et qui repose. On a l’air de se distraire, mais il n’en est rien. On ne se distrait pas du bonheur.
11 h. 1/4
Il faut que vous mangiez que vous dormiez. Je suis décidé à vous trouvez bien et à vous bien gouverner pour votre santé. Adieu. M. de Grouchy part ce soir. Vous aurez après-demain matin de mes nouvelles par lui. Adieu. Adieu
69. Val-Richer, Jeudi 26 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°69. Jeudi 26, 1 heure et demie
Je suis revenu ce matin de Lisieux où j’ai couché. J’y retourne à 4 heures Je fais planter, démeubler, enfermer, emballer. Je ne sais si je viendrai à bout, avant mon départ de faire ce que je veux avoir fait ici. Vous ne savez pas qu’il faut que je regarde à tout, que je sois maître et maîtresse de maison. C’est ennuyeux, et quelques fois plus qu’ennuyeux. Je n’aurai pas ces jours-ci une heure à moi. Notre correspondance s’en ressentira, notre correspondance mon plus vif et plus doux plaisir, ma vie et mon repos, tant que je suis loin de vous ! J’y ai moins de regret ; dans cinq jours, je serai près de vous. Vous avez raison, que de choses possibles dans cinq jours ! Mais il n’en arrivera aucune. Il ne se peut pas qu’un tel bonheur me manque, nous manque.
J’espère que votre indisposition ne se prolongera pas trop. Non, si j’étais là, je ne vous lirais pas les Hindous. Ce n’est pas ce moment. Voilà un mot qui, depuis ce matin, résonne sans cesse dans mes oreilles, et dans mon cœur. Je n’entends que cela, je ne pense qu’à Je reçois le N°71 au moment de monter en voiture pou retourner au Val-Richer. Beaucoup, beaucoup de repos ; un long repos. Êtes-vous aussi malade qu’à Abbeville ? Vous m’écrivez encore dimanche pour lundi. Et puis plus de lettre ! Adieu, adieu. C’est l’avant dernier.
Je suis revenu ce matin de Lisieux où j’ai couché. J’y retourne à 4 heures Je fais planter, démeubler, enfermer, emballer. Je ne sais si je viendrai à bout, avant mon départ de faire ce que je veux avoir fait ici. Vous ne savez pas qu’il faut que je regarde à tout, que je sois maître et maîtresse de maison. C’est ennuyeux, et quelques fois plus qu’ennuyeux. Je n’aurai pas ces jours-ci une heure à moi. Notre correspondance s’en ressentira, notre correspondance mon plus vif et plus doux plaisir, ma vie et mon repos, tant que je suis loin de vous ! J’y ai moins de regret ; dans cinq jours, je serai près de vous. Vous avez raison, que de choses possibles dans cinq jours ! Mais il n’en arrivera aucune. Il ne se peut pas qu’un tel bonheur me manque, nous manque.
J’espère que votre indisposition ne se prolongera pas trop. Non, si j’étais là, je ne vous lirais pas les Hindous. Ce n’est pas ce moment. Voilà un mot qui, depuis ce matin, résonne sans cesse dans mes oreilles, et dans mon cœur. Je n’entends que cela, je ne pense qu’à Je reçois le N°71 au moment de monter en voiture pou retourner au Val-Richer. Beaucoup, beaucoup de repos ; un long repos. Êtes-vous aussi malade qu’à Abbeville ? Vous m’écrivez encore dimanche pour lundi. Et puis plus de lettre ! Adieu, adieu. C’est l’avant dernier.
70. Val-Richer, Vendredi 27 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°70. Vendredi 27. 2 heures
J’aimerais mieux vous voir que vous savoir faible. Je vous l’ai déjà dit une fois : je crois à la puissance de l’affection pour soulager, même physiquement. N’y eut-il que du mal à partager et ce qui est bien pis, à regarder sans le partager, j’y voudrais encore être. Il faut toujours y être. J’y serai mardi. Ce jour-là j’espère, votre mal sera passé, et pour votre mal je ne vous serai bon à rien. Ce jour là ! Tous les jours qui suivront ce jour-là ! Il y a des joies comme des peines, dont je ne sais pas, dont je ne veux pas parler. Il est impossible de ne pas mépriser la parole quand on la met à côté.
Je comprends que M. Molé soit constant. Constantine, après les deux mariages, cela fait trois bonnes fortunes. Je suis bien aise qu’il soit de bonne humeur. Je n’ai pas l’intention d’être de mauvaise humeur. Il n’y a évidemment, en ce moment, point de question ministérielle, et je ne connais rien de si ridicule que d’en vouloir faire où il n’y en a pas. Il n’y a que des positions à garder ou à prendre, et de nouvelles preuves à faire chaque jour. C’est là mon seul dessein. L’occasion, je crois, ne manquera pas. La Chambre future, si je ne me trompe, ne se donnera à personne. Il faudra la prendre. Nous causerons aussi de tout cela, mais après, bien après. Du reste, il me semble que nous aurons du temps pour tout.
Je reçois ce matin une lettre de Mad. de Dino qui me presse de nouveau pour Rochecotte. Elle y sera établie le 7 ou 8 novembre. Je n’ai pas besoin de vous dire que je n’irai pas. Je lui répondrai demain. Je n’ai du reste nul embarras à n’y pas aller. Je lui avais dit que peut-être en retournant à Paris, il me serait possible de passer de son côté. Mais les élections me rappellent. ll faut que j’aille directement ; et puis que je mette fin à mes courses de cet été. J’en ai tant fait ! Les bonnes raisons ne manquent jamais.
La Duchesse de Broglie m’écrit aussi pour se plaindre un peu que je n’aille pas, avec tous les miens, passer quinze jours à Broglie. Elle y va le 6 novembre jusqu’à l’ouverture de la session. Je la trouverai encore à Péris. J’en suis bien aise. Voilà bien des braves gens qui se sont fait tuer. J’espère que le général, Perregaux guérira. C’est un officier très distingué, un homme d’esprit et d’esprit assez haut, bien plus d’esprit que le général Danrémont qu’il aimait beaucoup. Je connais tous ceux dont je viens de lire le nom dans le bulletin. Chagrin à part, c’est une étrange impression que d’apprendre qu’un homme qu’on a beaucoup vu, qu’on n’a vu et su que plein de vie, a cessé tout à coup de vivre. On a grand peine à y croire. Je ne sais pas si l’Afrique nous servira jamais à grand chose ; mais je suis bien aise que l’esprit militaire conserve quelque part un aliment et un théâtre. Je l’honore beaucoup. Il y a des vertus qui se perdraient en ce monde si la guerre en disparaissait.
Vous voyez bien qu’il faut que je ne vous écrive plus. Je n’y ai plus le cœur. Encore un mot Dimanche et puis ! Adieu. Je repars dans deux heures pour aller dîner à Lisieux. Adieu. Adieu. Lisieux, Samedi 8 heures. Vous auriez dû avoir vendredi, à 11 heures, ma lettre par M. Génie. Vous l’aurez eue à 6 heures. Adieu. Adieu. Comment pouvez-vous imaginer que j’ai regret à quitter la campagne ? Quand j’aimerais extrêmement la campagne, je n’y penserai pas seulement une minute aujourd’hui. Adieu.
J’aimerais mieux vous voir que vous savoir faible. Je vous l’ai déjà dit une fois : je crois à la puissance de l’affection pour soulager, même physiquement. N’y eut-il que du mal à partager et ce qui est bien pis, à regarder sans le partager, j’y voudrais encore être. Il faut toujours y être. J’y serai mardi. Ce jour-là j’espère, votre mal sera passé, et pour votre mal je ne vous serai bon à rien. Ce jour là ! Tous les jours qui suivront ce jour-là ! Il y a des joies comme des peines, dont je ne sais pas, dont je ne veux pas parler. Il est impossible de ne pas mépriser la parole quand on la met à côté.
Je comprends que M. Molé soit constant. Constantine, après les deux mariages, cela fait trois bonnes fortunes. Je suis bien aise qu’il soit de bonne humeur. Je n’ai pas l’intention d’être de mauvaise humeur. Il n’y a évidemment, en ce moment, point de question ministérielle, et je ne connais rien de si ridicule que d’en vouloir faire où il n’y en a pas. Il n’y a que des positions à garder ou à prendre, et de nouvelles preuves à faire chaque jour. C’est là mon seul dessein. L’occasion, je crois, ne manquera pas. La Chambre future, si je ne me trompe, ne se donnera à personne. Il faudra la prendre. Nous causerons aussi de tout cela, mais après, bien après. Du reste, il me semble que nous aurons du temps pour tout.
Je reçois ce matin une lettre de Mad. de Dino qui me presse de nouveau pour Rochecotte. Elle y sera établie le 7 ou 8 novembre. Je n’ai pas besoin de vous dire que je n’irai pas. Je lui répondrai demain. Je n’ai du reste nul embarras à n’y pas aller. Je lui avais dit que peut-être en retournant à Paris, il me serait possible de passer de son côté. Mais les élections me rappellent. ll faut que j’aille directement ; et puis que je mette fin à mes courses de cet été. J’en ai tant fait ! Les bonnes raisons ne manquent jamais.
La Duchesse de Broglie m’écrit aussi pour se plaindre un peu que je n’aille pas, avec tous les miens, passer quinze jours à Broglie. Elle y va le 6 novembre jusqu’à l’ouverture de la session. Je la trouverai encore à Péris. J’en suis bien aise. Voilà bien des braves gens qui se sont fait tuer. J’espère que le général, Perregaux guérira. C’est un officier très distingué, un homme d’esprit et d’esprit assez haut, bien plus d’esprit que le général Danrémont qu’il aimait beaucoup. Je connais tous ceux dont je viens de lire le nom dans le bulletin. Chagrin à part, c’est une étrange impression que d’apprendre qu’un homme qu’on a beaucoup vu, qu’on n’a vu et su que plein de vie, a cessé tout à coup de vivre. On a grand peine à y croire. Je ne sais pas si l’Afrique nous servira jamais à grand chose ; mais je suis bien aise que l’esprit militaire conserve quelque part un aliment et un théâtre. Je l’honore beaucoup. Il y a des vertus qui se perdraient en ce monde si la guerre en disparaissait.
Vous voyez bien qu’il faut que je ne vous écrive plus. Je n’y ai plus le cœur. Encore un mot Dimanche et puis ! Adieu. Je repars dans deux heures pour aller dîner à Lisieux. Adieu. Adieu. Lisieux, Samedi 8 heures. Vous auriez dû avoir vendredi, à 11 heures, ma lettre par M. Génie. Vous l’aurez eue à 6 heures. Adieu. Adieu. Comment pouvez-vous imaginer que j’ai regret à quitter la campagne ? Quand j’aimerais extrêmement la campagne, je n’y penserai pas seulement une minute aujourd’hui. Adieu.
71. Lisieux, Samedi 28 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Collection : 1837 (13 octobre - 29 octobre)
Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
N°71. Lisieux. Samedi.
Enfin ! Je laisse ce dernier mot à Lisieux. il sera mis à la poste demain. Vous l’aurez lundi. Je ne puis plus rien dire. C’est bien ennuyeux en effet que vous ne puissiez fermer votre porte mardi soir. Mais il ne le faut pas. Vous avez raison. J’y serai à 8h. 1/4. Je me soignerai d’ici là comme si je vous soignais. Je ne veux pas d’accident. Adieu. Adieu. Quel adieu !
Enfin ! Je laisse ce dernier mot à Lisieux. il sera mis à la poste demain. Vous l’aurez lundi. Je ne puis plus rien dire. C’est bien ennuyeux en effet que vous ne puissiez fermer votre porte mardi soir. Mais il ne le faut pas. Vous avez raison. J’y serai à 8h. 1/4. Je me soignerai d’ici là comme si je vous soignais. Je ne veux pas d’accident. Adieu. Adieu. Quel adieu !