Votre recherche dans le corpus : 177 résultats dans 4535 notices du site.Collection : 1853 (4 mars - 31 décembre) : La Russie face à l'Europe (1850-1857 : Une nouvelle posture publique établie, académies et salons)
[Paris], Mardi 4 mars 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
C’est pour vous un triste jour. L’âge apaise la violence dans la douleur, et laisse la douleur au fond de l'âme. Nous avons été bien frappés l’un et l'autre. Pour moi, en regardant mon fils qui vient d'avoir vingt ans, je me surprends à le confondre avec celui que j'ai perdu, il y a seize ans et qui en avait alors vingt et un ; et j'éprouve un saisissement douloureux. en me rappelant que ce n’est pas lui, et que le fils que j'ai ne me rend pas celui que j'ai perdu. A mesure qu’on avance dans la vie, il se fait dans l’âme un bizarre mélange des sentiments et des souvenirs les plus contraires ; les joies et les tristesses passées se mêlent et se confondent. On a peine à s'y reconnaître. Que rien ne vous ramène habituellement que les souvenirs doux ! Je voudrais vous voir toujours le repos du cœur, à défaut de la joie. Adieu, Adieu.
G.
4 mars 1853
Mots-clés : Deuil, Discours du for intérieur, Enfants (Benckendorff), Enfants (Guizot), Foi, Protestantisme
Val Richer, Samedi 28 mai 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Je ne vous ai pas écrit hier en arrivant. J'étais en retard et mon facteur, en avance. Le temps m'a manqué. Je suis arrivé fatigué. Je le suis depuis quelque temps. J’ai besoin du bon air et du profond repos que je trouve ici. Le silence et la solitude ; rien à entendre et personne à attendre, pas plus de dérangement que d'affaire. Quand on devient vieux, il faut ou de grands intérêts ou un grand calme ; le mouvement de Paris dans l'oisiveté est une fatigue sans excitation. Je ne regrette absolument que vous. Il est vrai que ce qui est beaucoup.
Que du moins notre séparation profite à votre santé comme à la mienne. Vous ne serez pas aussi seule à Ems que moi au Val Richer et vous ne le supporteriez pas. J’espère pourtant que vous vous reposerez, et que vous reviendrez mieux portante que l’an dernier.
Prés, bois, champs, feuille, fleurs, tout est resplendissant de fraîcheur, et de jeunesse. Le soleil brille surtout cela. Quelques ondées de pluie coupent de temps en temps les rayons du soleil. C'est charmant à voir. Outre le plaisir du moment dans ce spectacle, j’aime à penser qu’il se renouvelle et se renouvellera chaque année depuis et pendant je ne sais combien de siècles, apportant à je ne sais combien de millions du créatures le même plaisir.
J’attends les nouvelles de Constantinople, avec curiosité, mais sans vraie inquiétude. Plus j’y pense, plus je me persuade que rien de grave n’en peut sortir, même quand vous vous brouilleriez tout-à-fait avec la Turquie, même quand vous lui feriez un peu de guerre. Il n’y a de grave aujourd’hui que ce qui engage la question révolutionnaire et tout l’Europe. On n'en viendra pas là.
Je suis frappé de la tranquillité de la bourse de Londres à côté de la vivacité des journaux anglais. Adieu. J’attendrai le facteur pour fermer ma lettre. Adieu, Adieu.
Onze heures
Je crois encore moins à la chute de Lord Aberdeen qu'à la guerre. Les Anglais ont encore plus de bon sens pour la dedans que pour le dehors. Je ne m’agite pas de tous ces bruits ; je n’aime pas, ensuite, à m'être agité pour rien. Merci de vous trouver triste et misérable. sans moi. Adieu, adieu.
Il ne fallait rien moins à Lord Cowley qu’une grosse fusion. G.
2.Val Richer, Dimanche 29 mai 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Je me lève après neuf heures de sommeil. Je sens la fatigue s'en aller. comme la soif quand on boit. Mais il ne fait pas beau ce matin. Vous ne connaissez pas le plaisir de voir pousser vos cerises, vos fraises, vos abricots et vos pêches. Marion vous dira si c’est un plaisir. Je reviens de mon verger à mes journaux à Paris, je les regarde ; ici, je les lis.
Le Moniteur met bien du soin à répéter le Morning Post qui dit que les Cabinets de Londres et de Paris, "ont agi, agissent et agiront à Constantinople avec l'accord le plus parfait et le plus cordial." On est très pressé de rentrer dans l’ornière. Il est vrai que cette fois, vous y avez poussé. Si votre Empereur avait, dés le premier moment, dit avec précision, à tout le monde, que pour se mettre à l'abri des firmants secrets et mobiles, il demanderait pour l'Eglise grecque, ce que la France possédait depuis deux siècles pour l'Eglise latine, c’est-à-dire des capitulations formelles, et que c’était là, pour lui, la question des Lieux Saints, il n’eût pas rencontré, j'en suis convaincu, les obstacles qu’il rencontre aujourd’hui ; car bien qu'énorme en fait et très différente par là de la prétention latine, la prétention grecque est, en soi et en droit, si naturelle et si raisonnable qu’on eût eu de la peine à la combattre. Mais elle ne s’est pas expliqué tout haut, toute entière et tout de suite ; elle a apparu au dernier moment comme une nouveauté par conséquent beaucoup plus grosse qu’elle n'eût paru au premier ; et vous avez créé, à la fin, une situation grave uniquement peut-être parce que vous avez voulu vous épargner, au commencement, quelques embarras de conversation. Je n'en persiste pas moins à penser que la situation grave sa dénouera sans événements graves.
Onze heures
Je persiste toujours, quand même la tentation de conciliation des quatre puissances n'aurait pas réussi. Le feu ne prendra pas à l'Europe pour cela. Vous avez raison, il fallait parler plutôt et plus haut pour vous. Vous voyez que je suis de votre avis, encore plus que vous, car je remonte plus haut. Adieu, Adieu.
Ne soyez pas trop fatigué en partant. Je remercie Marion. G.
3. Val Richer, Lundi 30 mai 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je trouve le langage de Lord John très confiant dans la paix, et même assez confiant dans votre Empereur. Je suis de son avis. Le départ du Prince Mentchikoff ne sera pas la guerre, et la guerre, si elle vient, ne sera ni la chute de l'Empire ottoman, ni le bouleversement de l'Europe. Quelque chose d’analogue à vos campagnes de 1827 et 1828, plutôt moins que plus. Vous ferez un pas, on grognera en vous le regardant. faire, et quand vous l'aurez fait, vous vous arrêterez. Je ne vois de grave en ce que l'impression de méfiance qui en restera au fond des coeurs Anglais. Ils la montreront peu, mais ils la garderont. Cela ne vaut rien pour les affaires générales de l’Europe.
Dupin est donc bien changé. Il était si pressé naguères de vous donner Constantinople. Vous lui en saviez beaucoup de gré. Il ne faut jamais se presser de savoir gré à Dupin.
Entendez-vous dire ce que signifie cette commission solennellement instituée, sous la présidence de M. Barthe, pour examiner les comptes de la liste civile ? Est-ce une simple mesure d’ordre, comme pour tous les comptes de l'Etat, ou une mesure de méfiance provoquée par quelque grand désordre ? Je suppose, en tout cas, que cela ne s'est fait que de l’avis de M. Fould.
J’ai un temps admirable. Je voudrais être sûr que vous l'aurez pour votre voyage. Votre fils Paul est-il arrivé, et vous accompagne-t-il ?
Quand vous serez sur les bords du Rhin, je vous enverrai tout ce qui m’arrivera ici de nouvelles ; mais elles seront rares et feront un détour. Attendez-vous à une année, je ne veux pas dire, à des années de stérilité.
10 heures
J’ai été interrompu par l’arrivée de six caisses de livres que je viens de déballer et de ranger. Je voyage avec une bibliothèque. Voilà encore un goût et un plaisir qui vous manquent. Mes livres me tiennent compagnie, ceux que je lis et ceux que je regarde sans les lire. La vieille Lady Holland voyait vivre, et entendait parler les portraits qui garnissaient la bibliothèque de Holland House ; je l’ai trouvée vraiment émue et éloquente un jour sur ces portraits. Mes livres me donnent un peu de cette impression. Je vois et j'entends les personnes.
11 heures
Je comprends l'émotion, mais je persiste. Je ne comprends pas que vous n'ayiez rien eu de moi Dimanche. voici mon N°3. L’histoire de votre allemand me désole. Adieu, adieu. G.
4. Val Richer, Mardi 31 mai 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Faut-il que je vous renvoie la lettre d'Ellice à Marion ? Elle est intéressante et j'en remercie Marion. Si on a conseillé à la Porte de déférer la question aux quatre puissances, ce n'est pas très prévoyant, et si après cela, on ne soutient pas la Porte, ce n’est pas très brave. Je regrette quelque fois de porter tant d’intérêt à la paix, car j'en prends très peu aux Turcs ; je voudrais voir ce beau pays rentrer dans le giron Chrétien. Mais St Marc Girardin a raison ; il en coûterait trop cher aujourd’hui, il en coûterait une nouvelle explosion de la révolution, en Europe. Il faut attendre, pour cela comme pour tout le reste. Je doute toujours du canon.
Voilà la session du Corps législatif close. Elle n’a pas été brillante pour le pouvoir, mais je trouve qu’il s'est conduit sagement, en ne s’entêtant pas et en transigeant sans bruit avec les velléités de résistance qu’il a rencontrées. De résistance, j’ai tort ; c’est d'indépendance, et d’indépendance très mesurée qu’il faut dire. Si le Gouvernement sait accepter peu à peu cet adoucissement à la réaction qui a marqué son origine, il s'en trouvera bien et le pays aussi. On a beau avoir réussi dans un coup d'Etat ; il n’y a pas moyen de rester aussi absolu que le jour où on l’a fait.
Je suis pressé de savoir comment vous aurez remplacé votre professeur Allemand. Quels mauvais renseignements vous sont donc venus sur son compte ? Il est vrai que la sagacité de ce bon Tolstoy n’est pas, une garantie suffisante.
Midi
Mon facteur arrive très tard. Mais il m’apporte une bonne lettre. Vous ne me dites pas encore quel jour vous partez. Je suis de l’avis de Hübner ; cela s’arrangera. Le trouble des spéculateurs de toute sorte m'amuse. Adieu, adieu. G.
5. Val Richer, Mercredi 1er juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si j’avais besoin d'être confirmé dans ma sécurité, le Journal de Francfort me rendrait ce service. Evidemment vous le dictez. Il indique déjà à la Porte un moyen de sortir d’embarras en réclamant de vous pour l'indépendance de sa souveraineté, des stipulations qui compenseraient le droit de protection que vous lui demandez pour l'Eglise grecque. Réciprocité très illusoire, mais qui sauverait la dignité apparente et faciliterait la transaction. Ce moyen-là ou tout autre certainement on en trouvera un, avant ou après quelques coups de canon.
Entre les cent raisons qui m'ont décidé à ne jamais rechercher ni accepter aucune affaire ni aucun avantage d’argent, j'ai toujours compté pour beaucoup celle-ci ; conserver en tous cas la pleine liberté de mon jugement et de mes actions. L'argent, c’est les fers aux pieds et aux mains, et à l’esprit.
La rentrée du Roi Léopold à Bruxelles est aussi belle que son entrée à Berlin et à Vienne. Les discours des Belges, laïques ou ecclésiastiques, ont un caractère de satisfaction sensée, et vraie qui me plaît beaucoup. Il y a deux sortes de mensonges publics qui me donnent des nausées, ceux où l'on ne trompe personne et ceux où l’on se trompe soi même. Rien de semblable ici. C’est un pays et un Roi content l’un de l'autre, et qui ont raison.
Je ne m'étonne pas que vos grandes Duchesses n'aillent plus en Angleterre, ni à Vichy. Je lis dans les feuilles d'Havas des articles plus aigres, sur vous qu’il n’est, à mon avis, nécessaire ni convenable. L'Empereur d’ici à certainement dans cette affaire, un avantage, sur le vôtre ; il serait de meilleur goût, et plus habile d’en profiter pour se montrer courtois et bien disposé en général. C'est la seule espèce de revanche qui soit digne et qui serve. A coup sûr, le Duc de Gênes ne part pas de Paris content du corps diplomatique. Je comprendrais Hübner ; mais je ne comprends pas Cowley.
Onze heures
Je suis charmé que votre fils vous accompagne de bonne grâce. Je vous souhaite le retour du beau temps ; il est bien mauvais depuis hier. Adieu. Adieu. G.
6. Val Richer, Jeudi 2 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
9 heures
Le journal des Débats m’a manqué hier, je ne sais pourquoi. C'est comme si toute la politique me manquait. Il devrait traiter votre question en pleine connaissance de cause et sensément. Je doute que votre politique expéditive soit pratiquée. On craint trop les conséquences de toutes choses pour rien commencer vite. Sauf ce que vous m'écrivez, et ce que je vous écris, il est impossible de penser moins que je ne le fais à ce qui se passe.
Je ne m'occupe que de ce qui se passait il y a deux cent ans. Il y a deux cent ans précisément, Cromwell chassait, en personne le Long Parlement et se faisait Protecteur. Je m'amuse parfaitement à le regarder faire et à le raconter. On m'écrit de Londres pour me presser instamment de publier, mon livre cette année même, au mois de décembre, pour l’anniversaire du protectorat. Partout on se plaît aux coïncidences de dates. Je crois que je leur donnerai cette satisfaction.
Vous ne vous souciez guère de la Chine. Cependant le Galignani me dit que les agents anglais et Français ont promis le secours de leurs vaisseaux pour empêcher cet Empire là de tomber. Soutenir deux Empires à la fois en Orient, c’est beaucoup. La coïncidence est singulière. Je suppose qu’elle ne vous plait pas davantage dans l'Orient asiatique que dans l'Orient européen. Mais vous n'êtes pas engagés à protéger les Chinois contre les Tartares comme les Grecs contre les Musulmans. Bizarre spectacle que celui du monde aujourd’hui ! Ce sont des hérétiques, et des schismatiques qui s'en partagent ou s'en disputent la domination. Le Pape ferait plus sagement de voir en eux des Chrétiens que de s'obstiner à les anathématiser, comme au temps où les catholiques dominaient partout. Je suis encore plus frappé de la décadence d’esprit de la cour de Rome que de celle de sa force. C'est dommage.
Onze heures
Le rappel de Brünnow serait drôle. J’ai point à y croire. Les Débats sont curieux en effet. Ils ont raison. Adieu, adieu. Vous avez raison de ne prendre personne à la place de votre Allemand. Marion vaut un homme et une femme. Adieu. G.
7. Val Richer, Vendredi 3 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il y a trop d'humeur dans cette parole : " La Belgique épouse l’Autriche ; moi j'épouserai la Suisse. " Pourquoi épouser quelqu'un ? Il y a des situations, où un gouvernement doit savoir vivre en garçon, et où il peut trouver beaucoup de force dans la vie de garçon. Pourvu qu’il soit un garçon sensé et rangé. D'ailleurs, il n’y a pas moyen d'avoir de l'humeur contre la Belgique sans en avoir contre l’Autriche et l'humeur contre l’Autriche me paraît bien mal entendue. C’est en Autriche, qu’on trouve le meilleur vouloir parce que c'est elle qui a le plus peur. Rien n’est plus sage et plus profitable que d'être amical pour ceux qui ont peur de vous ; ils vous en savent un gré infini.
Je ne comprends pas le dernier incident de l'affaire suisse. A quoi bon le départ du ministre autrichien s’il n’amène rien de nouveau ? Ce n’est que de l’excitation de plus pour le patriotisme suisse qui est très réel, quoique très vantard. Il ne faut pas animer les gens avec qui on ne veut pas se battre. Je ne m'expliquerais l'acte de l’Autriche que si elle avait envie d'être provoquée par la Suisse, ce que je ne suppose pas. Les feuilles d'Havas me disent qu’on recommence à négocier entre Vienne et Berne. Combien de temps faut-il au Prince Mentchikoff pour aller d'Odessa à Pétersbourg ? Nous n'avons rien à attendre de là avant qu’il y soit arrivé. Brunnow n’est pas propre à prendre le ton haut. Pour être digne, ce n’est pas assez de savoir être insolent. En revanche, il est très propre à supporter une mauvaise situation. Il a tout ce qu’il faut, pour cela, d’esprit, de souplesse et d’aplomb subalterne. Heeckeren à travers ses mauvaises manières, a plus d’esprit et de bon sens que la plupart de ceux qui se moquent de lui.
On m’écrit que M. Hébert a plaidé avec un grand succès dans l'affaire des correspondants des journaux étrangers. La cour me paraît avoir jugé avec équité et prudence ; elle a modéré les prétentions du gouvernement sans le désarmer. M. Villemain a lu chez son beau frère Desmousseaux de Givré devant une réunion nombreuse et varié, la seconde partie de son récit du 20 mars cette tragique séance de la Chambre des Pairs, après Waterloo, où le maréchal Ney proposa la déchéance de l'Empereur, contre les emportements du pauvre La Bédoyère. On dit que la lecture a eu du succès ; un mélange très piquant d'éloquence et de malice.
Onze heures
Pas de lettre, sans doute les embarras du départ. Vous me direz demain quel jour vous partez. Adieu. G.
Mots-clés : Politique (Analyse), Politique (Internationale), Politique (Russie)
Val Richer, Samedi 4 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous verrez que j’ai eu bien raison de ne pas croire à la guerre à la vraie guerre européenne. Le reste ne signifie rien. Je ne puis attacher aucune imposture aux prétendus dissentiments intérieurs du Cabinet anglais. Ils resteront tous. La mauvais temps et l’intérêt des affaires, deux bonnes raisons pour retarder votre départ. Adieu, Adieu.
G. Val Richer
4 Juin 1853
9. Val Richer, Dimanche 5 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
La colère des journaux impériaux contre l'impartialité du Journal des Débats envers vous m'amuse ; il me revient que l'Empereur en a jugé autrement et qu’il a bien parlé de l'article des Débats ; si bien que Flahaut, est venu le dire à Armand Bertin. L'Empereur a plus d’esprit que ses journaux. Probablement il trouve bon que ses journaux parlent d’une façon et lui d’une autre ; il faut des paroles à toutes les adresses. C’est une pratique utile au premier moment, et qui plus tard, crée des embarras. Je comprends les gouvernements fondés, sur le secret, et le silence, je ne veux pas dire le mensonge ; mais aujourd’hui le secret et le silence ne sont pas assez absolus ; il perce toujours assez de lumière pour que ce qui reste de ténèbres ne fasse pas grand profit.
Les embarras de langage de Lord Clarendon sur votre Empereur ne dissoudront pas plus le cabinet anglais que la brouillerie de l'Empereur avec le Sultan ne mettra le feu à l'Europe. Le bon sens Anglais, et le bon sens européen pourvoiront chacun au danger qui le regarde. Et quand Lord Palmerston serait ministre des affaires étrangères, je doute qu’il fit plus et autrement que Lord Clarendon. Le Times exprime le sentiment anglais aussi bien que celui de Clarendon ou d'Aberdeen. L’Angleterre ne croit l'Empire ottoman ni sauvable au fond, ni très menacé aujourd’hui. De là sa politique circonspecte et patiente. Elle s'y tiendrait, quel que fût le ministre.
Le Duc de Nemours part le 15 pour Vienne avec sa femme et ses enfants. Il ne fera que traverser Vienne ne voulant pas y séjourner. Il passera son temps en Hongrie.
La Reine Marie Amélie ira au mariage du Duc de Brabant. S’il se fait à Vienne, comme je le suppose, la réunion sera nombreuse et curieuse.
Un bon juge m'écrit : " En Angleterre, on se préoccupe peu de l'affaire d'Orient ; on semble certain que l’issue en sera pacifique. Le voyage du Roi des Belges est, aux yeux des Anglais, un événement bien autrement considérable que la mission du Prince Mentchikoff. "
Onze heures
Vous êtes bien noirs en effet. On l’est toujours au moment du coup de feu. Je n'en persiste pas moins, et j’ai bien de la marge, car quelques coups de canon de votre part ne me feraient pas changer d'avis. Toute l'Europe va peser sur vous pour vous rendre le plus modérés possible ; vous pèserez de votre mieux sur l'Europe pour lui faire accepter le plus possible de vos exigences et quand, de part et d'autre, on aura touché à la limite du possible, on s’arrangera. Adieu, adieu. Certainement non. Andral ne vous laissera pas partir. G.
10. Val Richer, Lundi 6 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si le résultat de votre opération sur Constantinople était de refaire l'alliance de l’Autriche, la France et l’Angleterre ; vous y perdriez plus que vous n'y pourriez gagner. Et l’Europe aussi. Mais je ne crois à aucune alliance sérieuse. Vous sortirez de ceci moins bien que vous n'étiez avec tout le monde, et n'ayant pas gagné sur la Porte tout ce que vous vouliez, mais ayant gagné pourtant, et sans guerre européenne. Tout bien considéré, je doute que vous ayez fait de la bonne politique, et même que vous ayez bien fait votre politique. On vous avait fait plus beau jeu que vous n'avez bien joué. Mais votre position est si forte que vous avancez même en bronchant. D'ailleurs, vous avez un but et vous y marchez. Toutes les autres puissances en Europe ne veulent que le Statu quo.
Le temps est redevenu doux et charmant. J’ai marché hier trois heures de suite, sans fatigue. C'est de l'appétit et du sommeil de plus. Je me plains seulement que la journée n'ait pas 36 heures. J’ai pris, une rage de travail et de promenade à la fois à laquelle les 24 heures ne suffisent pas.
Vous aussi les 24 heures ne vous suffisent pas. Au jour du jugement dernier, vous ne direz pas comme ce pauvre Valdegamas. " Mon dieu, j’ai fait des visites. " mais " Mon dieu, on m’a fait des visites ? Je m'amuse de votre amusement.
Andral a trop d’esprit pour vous faire partir de Paris tant que vous vous y amuserez si bien. Je vois que Bourqueney à Vienne et M. Gobineau à Berne se donnent bien de la peine pour raccommoder l’Autriche et la Suisse. Je ne comprends pas que ce soit difficile du moment que l’Autriche est décédée, comme elle le paraît, à ne pas employer la force pour obtenir ce qu'elle demande. Quand on ne veut pas se battre, à quoi bon se quereller ?
Le succès du voyage du Roi Léopold me revient aussi par Claremont où l’on s'en réjouit beaucoup. Il influera grandement pour remettre l’Autriche bien avec l’Angle terre. Evidemment, il s’y est déjà beaucoup employé ! La Reine d'Angleterre est mieux que jamais pour toute la famille d'Orléans. Le cardinal Wiseman a très éloquemment parlé pour la première communion du duc de Chartres. Peu de Français et beaucoup d’Anglais présents.
Onze heures et demie
Je n'ai que le temps de fermer ma lettre. A demain la conversation. Adieu, Adieu.
Mots-clés : Europe, Famille royale (France), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Analyse), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (France), Politique (Internationale), Politique (Russie), Santé (Dorothée), Santé (François), Travail intellectuel, Victoria (1819-1901 ; reine de Grande-Bretagne)
11. Val Richer, Mardi 7 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Les Anglais n'ont pas envie de la guerre. Vous ne prendrez pas Constantinople. L'Empire Ottoman ne tombera pas demain. Greville a raison de se dire sûr de l’Autriche et de la Prusse en tant qu’il veut dire que l’Autriche et la Prusse s'employeront à empêcher la guerre, c’est-à-dire à faire en sorte que vous ne demandez pas trop et que la Turquie vous cède assez.
Dans Phèdre, Hippolyte dit :
Un seul jour ne fait pas d’un mortel vertueux,
Un coupable assassin, un lâche incestueux.
J'en dis autant de Pétersbourg, de Londres, de Vienne, un seul jour ne fait pas, d’un gouvernement sensé, un fou. Vous resterez sensés, et les autres aussi. Et vous aurez où aller, Paris ou Londres, à votre choix. Il n’y a de question que celle des plus ou moins grands embarras qu’il faudra traverser pour arriver au but. Peut-être quelques coups de canon avant la paix. J'en doute. Pourtant cela se peut. Vous êtes en effet bien engagés ; et il vous faut quelque chose pour vous dégager. Si l'Europe a un peu d’esprit, elle vous ouvrira la porte qu’il vous fait. Cela ne me paraît pas bien difficile.
Je viens de retourner mon papier. Pardonnez moi les tâches qui sont sur la dernière page. Je n’ai pas fait attention que la première n'était pas séche.
Le rapport de M. Billault à l'Empereur sur la session au corps législatif, m'a amusé. Encore quelques injures au régime parlementaire, pour la convenance. Et puis de grands efforts pour bien établir que dans la session qui finit, on a fait beaucoup de rapports, beaucoup de lois, beaucoup discuté, beaucoup amendé, qu’on a été très parlementaire, sans que personne s’en doutât.
Les hommes ne peuvent se résoudre, à dire tout simplement la vérité, ni à mentir tout à fait. Je vois que le mariage du duc de Brabant se fera à Bruxelles et non pas à Vienne. C'est donc à Bruxelles qu’ira la Reine Marie Amélie. Point d’embarras donc pour les rencontres dans la maison de Bourbon. On en était assez préoccupé.
Je garde les lettres d’Ellice puisque vous ne me demandez pas de vous les renvoyer.
L'étourderie de Lord John Russell me paraît grosse. La commission de ces trois catholiques peut avoir des conséquences graves pour le cabinet. Qu'avait-il besoin de se laisser aller à cet accès de franchise protestante ? Est-ce pure étourderie ou bien recherche de popularité ?
Dix heures et demie.
Votre grosse nouvelle ne me fait pas changer d’avis depuis le commencement, j'admets la possibilité au canon, mais d’un canon qui n'allumera pas un grand feu, le seul qui mérite qu’on s'en inquiète. Seulement je deviens de plus en pas curieux de savoir comment Europe et Russie se tireront de cet embarras. Adieu, adieu. G.
12. Val Richer, Mercredi 8 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
De près, on peut causer indé finiment sur le même thème ; on apprend ou on pense à chaque moment, quelque détail nouveau. De loin, beaucoup de choses s'ignorent ou se perdent ; il faut s’en tenir aux grands traits.
Je ne rabâche donc pas sur mes pronostics qui resteront les mêmes, même quand vous m’apprendrez qu’on se bat. On ne se battra pas bien fort, ni bien longtemps, ni tous à la fois. Mais je n’ai guère vu d'affaire dans laquelle tout le monde, par faute ou par hasard, fût plus mal engagé. Vous avez cru l'affaire trop facile ; à Londres, on ne l’a pas crue assez grosse à Paris, on s’est mis mal avec tout le monde dès le premier moment. C'est pourquoi tout le monde est embarrassé aujourd’hui. On souffrira quelque temps de cet embarras ; puis, on s’en tirera. Il y a un admirable proverbe Portugais qui dit : " Dieu écrit droit sur les lignes de travers. " Ceci est bien loin de la politique.
Vous cherchez des livres un peu amusants. Lisez Les contes et nouvelles de M. Armand de Pommartin. C'est un homme d’esprit et d’un esprit qui n’est pas encore blasé, ni usé, comme ce sont presque tous les gens d’esprit de notre temps. Quatre petits volumes. Vous feriez bien de garder cela pour Ems, si vous partez. Je reviens à la politique. Je viens de lire dans les débats notre article du Journal de Francfort. Il est bien pacifique : Y a-t-il quelque chose de vrai dans l’envoi d’une grande ambassade turque à Pétersbourg ? Autre petit ouvrage assez intéressant, à lire pour vous et qui me revient à l’esprit : Histoires de la vie privée d’autrefois, par M. Oscar Honoré un seul volume.
Onze heures
Certainement la situation est vive. Et l’article du Times important. Si les quatre puissances s'entendent pour vous engager à une solution pacifique, vous aurez bien de la peine à vous y refuser, et elles vous en trouveront une convenable. Adieu, Adieu. G.
13. Val Richer, Jeudi 9 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
C'est curieux à quel point le pays qui m'entoure est peu préoccupé de l'affaire d'Orient. On ne joue pas d’ici à la Bourse. Tout le monde est convaincu que l'affaire s’arrangera sans guerre, et toutes les incertitudes et oscillations qu'elle pourra subir d’ici là ne font absolument rien à personne. Je ne dérange personne dans cette impression, car c'est la mienne.
Mon Galignani me dit que Lord Westmoreland, Lord Howden, M Crampton et Bulwer vont quitter leurs postes. C’est la nouvelle d’il y a six semaines. A-t-elle aujourd’hui quelque réalité ?
Je comprends qu’on veuille vous retenir à Paris. Les fidèles n'aiment pas que leur confesseur s'éloigne. Il n’y a rien de si difficile à trouver qu’un confesseur. Si chacun vous disait réellement ce qu’il a dans l'âme vous seriez en effet un confesseur, bien plutôt qu’un confident, car l’embarras où l'on est aujourd’hui est bien la faute des acteurs, il n’y avait, dans les choses mêmes, absolument rien qui les y poussât.
Je vois que les trois irlandais ont repris leur démission. J'en suis bien aise pour Lord Aberdeen à qui cela épargnera des embarras. Sa lettre n’est pas très agréable pour lord John. Voilà une petite affaire qui, en fait de brouillerie, a été aussi loin qu’il se pouvait sans devenir une rupture décisive. Il en sera de même de la grande. La querelle suisse et autrichienne se raccommode aussi. Nouvelle preuve.
J’ai reçu des lettres de Suisse bien lamentables. Non seulement le canton de Fribourg mais aussi celui de Duchâtel est dans un état d'oppression pour les honnêtes gens, à faire pitié. Et là, les honnêtes gens sont, la majorité. On aspire au Roi de Prusse, plus qu’on n'espère.
Midi.
Moi aussi, je suis triste de votre départ. C'est de la distance de plus. Mais je ne viens pas à bout de m'inquiéter de la guerre, soit qu’elle commence ou non. Adieu, adieu.
14. Val Richer, Vendredi 10 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne sais si ceci ira vous trouver à Paris, ou à Ems. J’écris toujours. J’ai une raison pour n'être pas fâché que vous partiez. L’agitation de ce moment-ci vous fatigue. A part l’agitation de l'amusement, vous avez celle de l’intérêt que vous prenez aux choses mêmes. Vous vous donnez quelquefois l’air de croire à la très fausse maxime de votre fils Paul : not to care : mais au fond, votre nature à cette insouciance prétendue philosophique, et qui n’est qu’un pauvre petit égoïsme. Les choses qui méritent de toucher les hommes vous touchent, réellement, et quand vous êtes dans le foyer où elles se traitent, vous vous y consumez.
Ems vous reposera, et j’espère que l'ennui n’y sera pas trop fort. Dites vous seulement que vous êtes décidé à tirer parti des gens que vous y trouverez et vous en trouverez.
Si je croyais aux apparences, et si j'avais goût aux parallélismes historiques je m'amuserais à comparer 1853 et 1840. Il y a un grand air de ressemblance. Le traité à quatre n’est pas encore fait, et ne se signera probablement pas ; mais c’est la même situation à propos de la même question. Et toujours l'Angleterre protectrice de l'Empire Ottoman, envers et contre tous ; France ou Russie. Elle doit vraiment avoir grand crédit à Constantinople. Je ne puis croire que vous engagiez la grande affaire, la conquête sur le terrain où vous êtes aujourd’hui. Quel que soit l'état de l’esprit public, en Russie, le prétexte est trop peu sérieux aux yeux de l'Europe. Tout le monde vous donnerait tort, encore plus qu'à nous en 1840 pour notre patronage de Méhémet Ali.
Duchâtel est-il encore à Paris ? Je le présume d'avoir une lettre de Mad. Lenormant. Je suppose qu’il partira pour Vichy en même temps que vous pour Ems.
Onze heures et demie
J'adresse donc encore ceci à Paris. Adieu. Adieu. G.
15. Val Richer, Samedi 11 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Un nouveau délai, c’est quelque chose, pendant ce temps là, on négocie certainement à Vienne à Londres, à Paris. Si on sait s'y prendre, il doit venir de Constantinople quelque ouverture que l'Empereur ne puisse pas se dispenser au moins d'écouter, et qui engage une négociation nouvelle. Je suppose toujours que l'Empereur n’a pas son parti pris d’engager la question dernière, et de jeter bas, l'Empire Ottoman. Sauf cette hypothèse il est impossible que l'affaire ne s’arrange pas.
On m'écrit de Londres : " I see Lord Aberdeen very frequently happily rather a friend than patient. His healthy, since he took office, has been better than usual, though you will judge from what you see of tre current of affairs that he cannot he without various inquiétudes. The Turkish question, under ils present aspect the India Bill in its future course and the Education bill under the various perplexities which religious fond impose upon it, are all subject which may well afford to him thought and anxiety. " (Je vous supprime les questions intérieures) " On the Turkish questions I will not speak. A few days or weeks will decide them for good or ill, and the anticipation here is (or was yesterday, that all will end in compromise."
Est-il vrai que Lord Stratford ait proposé à ses collègues de faire une réponse collective aux questions de la Porte, et qu’on s’y soit refusé, en se bornant à des réponses identiques rédigées par M. Delacour ? Cela serait assez significatif et cette fois-ci encore comme en 1840 l’Angleterre aurait de la peine à se faire suivre de ses alliés.
Onze heures
Merci de ce que vous m'avez fait écrire. J’espère que votre fatigue n’est pas sérieuse. Adieu. Adieu.
16. Val Richer, Dimanche 12 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Deux lignes seulement qui courront après vous si vous partez demain. J’ai été dérangé hier et ce matin.
Je suis charmé que vous partiez tranquille ; charmé, et pour vous et pour le fond des choses. Je n’ai jamais cru à la guerre, à la vraie guerre. Vous entrez dans les Principautés. Vous en sortirez si la Porte vous contente, ou à peu près, ce qu’elle fera. Vous serez très fiers, et pas très difficiles. Il y a au fond de toute cette affaire, un résultat que vous ne dites pas, et auquel vous tenez plus qu'à tout ce que vous dites. Vous y arriverez. L’Europe, dans son état actuel, n’est pas en mesure, et pas toute entière en humeur de vous en empêcher. Adieu, adieu.
Vous me direz où et par où il faut vous écrire désormais. G.
17. Val Richer, Mardi 14 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne vous ai pas écrit hier. Vous ne m’avez pas dit si vous partiez dimanche ou lundi. J'enverrai ma lettre à Paris, et elle sera à Ems aussitôt que vous, ou bien près. Je suis pressé de vous savoir arrivée. J’espère que vous m'aurez écrit, ou fait écrire, par Marion, quelques mots de la route.
Il me paraît qu’on commence à se calmer à Paris. La hausse reprend à la bourse. Les joueurs intelligents auront fait de bonnes affaires, et les badauds de bien mauvaises. La politique et les libertés de la France sont là, entre les fripons et les badauds. Ce que les journaux me disent de la dernière dépêche de votre Empereur est sensé et rassurant. Je regrette de n'avoir pas ici sous la main mes collections de Traités. Je suis assez curieux de savoir s’il a raison de dire qu'aux termes des traités avec la Porte, il a le droit, dans son débat actuel avec elle, d'occuper temporairement les Principautés. J’ai des doutes sur cette question là. Il n’y a du reste, pas grand chose à répondre à tout ce qu’il dit, sa seule faute, c’est de ne l’avoir pas dit complètement, hautement, tout de suite et à tout le monde. Il l'aurait fait plus aisement, et avec moins d’inconvénients pour lui en Europe qu’il ne le fait aujourd’hui.
Les journaux Anglais aussi se calment soit qu’ils y voient plus clair, soit qu’ils se résignent. Aberdeen ne sera pas plus compromis que la paix. Je n'ai point de nouvelles d'ailleurs, et je n'en aurai pas souvent à vous envoyer. Tous mes correspondants possibles sont partis avant vous, ou avec vous. Vous n'aurez de moi que des bribes, et des bribes rares.
Il fait ici aujourd’hui un temps superbe. Je vous le souhaite pour votre arrivée à Ems. La première impression dans un lieu qu’on va habiter est quelque chose, elle se répand sur tout le séjour. La vallée de la Lahn est charmante par un beau temps.
Onze heures
Voilà votre lettre de Bruxelles qui me fait grand plaisir. Pour vous d’abord, ni aussi pour ce qu’elle contient de nouvelles. Je suis pour la paix, par conscience parce que je la crois bonne par amour propre parce que j'y ai toujours cru. Adieu, adieu. G.
18. Val Richer, Vendredi 17 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai grand peine à ne pas vivre tout-à-fait dans le 17e siècle au lieu du 19e. Je viens de dater cette lettre de 1653. C'est là que j'en suis avec Cromwell, au moment où il chasse le Parlement.
Je suppose que vous trouverez l'Allemagne très occupée de votre occupation des Principautés. C'est là que la question se transporte. C’est là du moins qu’on s'efforce de la transporter. Le petit travail des journaux du gouvernement pour le décharger de tout embarras m'amuse. Quand l'affaire de Lieux Saints a été finie, ils ont dit : " La question française est vidée, il n’y a plus qu’une question Européenne ou la France n’a plus que sa part " Maintenant, ils disent : " Puisque la Russie déclare qu’elle se barrera à occuper les Principautés, sans faire la guerre à la Porte, il n’y a plus à vrai dire, de question Européenne ; ceci n’est plus qu’une question allemande, c’est à l'Allemagne de savoir si elle veut que la navigation et le commerce du Danube passent tout à fait dans les mains de la Russie. Vous me direz si l'Allemagne est disposée à se charger ainsi seule du fardeau.
Il y a entre la politique de mon temps et celle qui lui a succédé cette différence que l’une à besoin de placer l’intelligence publique trop bas et que l’autre avait besoin de la placer trop haut.
Je vous suppose établie d’hier à Ems Bayrischer hof. Garderez-vous votre fils Paul un peu de temps ? Je le voudrais pour vous et aussi pour lui. Sa société vous est agréable et je crois que la vôtre lui est bonne.
Je ne comprends pas Hélène Kotschoubey de venir à Paris dans cette saison, à moins que ce ne soit pour s'y arranger pendant qu’il fait beau et y passer l'hiver prochain.
Je n’ai absolument rien de Paris depuis votre départ. Personne n’y est plus, que mon petit ami qui me dira bien de temps en temps quelque chose. Je ne sais pas quand Duchâtel et Dumon reviendront de leur voyage, l’un à Vichy, l'autre dans le midi. Le Duc de Broglie a été content de son séjour à Claremont. Les Princes très sensés et bien disposés ; mad. la Duchesse d'Orléans toujours la même ; il n’a point eu de conversation sérieuse avec elle. Le comte de Paris en grand progrès d’intelligence, de taille, de manière et d’apparences fermes et franches. Puisque vous aurez passé un jour plein à Bruxelles, vous y aurez vu du monde intéressant.
Midi
Je n’attendais pas de lettre aujourd’hui. Adieu. Adieu.
19. Val Richer, Dimanche 19 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n’ai pas cru à la mission de M. de Panin. Pourquoi ? Les missions soudaines de gros personnages ne sont bonnes que lorsqu'il y a quelque résultat éclatant à emporter en quelques jours. Rien de semblable ici. Vous n'avez qu'à laisser aller la situation. Il est évident que personne ne vous fera la guerre pour votre occupation, dite temporaire, des principautés. Si les Turcs tiennent beaucoup à ce que vous en sortiez, ils feront ce que vous leur demandez pour l'Eglise grecque. S'ils craignent davantage votre Protectorat des Grecs que votre séjour dans les Principautés, vous y resterez. Le protectorat, ou les principautés, l'alternative n’est pas mauvaise. Vous ne perdrez à ceci que sous un rapport, votre influence Euro péenne. Il y aura du dissentiment en Europe à votre sujet et de l'humeur contre vous. Vous êtes redevenus la Russie et non plus la tête de l’Europe, je ne sais pour combien de temps.
Vous regretterez ce pauvre Garibaldi. Il n'était pas, pour le corps diplomatique, un ornement, comme Valdegamas, mais une bonne pièce, sensé, tranquille, d’un commerce doux, ne faisant pas grand bien, mais jamais de mal. Sa mort ne m’a pas surpris, c'était une machine détraquée, et qui se savait détraquée. Il est mort d’une de ces maladies, du cœur qui éclatent tout à coup. L’année est mauvaise à Paris pour le corps diplomatique ; deux en quelques mois, c’est rare. Je n'ai point d’idée sur le remplaçant de Garibaldi. Jamais l’Eglise romaine n’a été aussi dépourvue d'hommes. C’est un bien mauvais symptôme, surtout pour l'Eglise qui n’a dominé et ne peut dominer que par la supériorité des hommes.
Nous sommes ici dans le calme le plus profond. Les préoccupations de guerre s'en vont. A Paris, la bourse, dans les campagnes le temps, il ne reste plus que ces préoccupations là. Je vis au milieu des dernières, et j'en prends ma part. A tout prendre, j’ai eu trop de pluie depuis que je suis ici.
Onze heures
J'attends impatiemment la nouvelle de votre arrivée et de votre établissement à lui. J’espère l'avoir demain, après-demain au plus tard. Si vous êtes à peu près sûre de la bienveillance de l’Autriche, vous auriez bien tort de ne pas accepter sa médiation. Vous sortirez d’embarras et vous regagneriez presque tout votre terrain en Europe. Je conviens qu’il faut être sûrs qu’elle vous donnera le Protectorat grec, ou à peu près. Adieu, Adieu. G.
21. Val Richer, Jeudi 23 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis charmé de vous savoir arrivée à Ems. Il y viendra du monde. Pourtant, si la pluie continue la vallée de la Lahn ne sera pas bien gaie ; il y faut le soleil. Je suis ennuyé de la pluie, mais qui ne m'ennuie guère. Je vais aujourd’hui voir un site et un vieux château qu’on dit pittoresques, à cinq lieues. J'espérais hier du beau temps ; mais le soleil ne paraît que pour donner des espérances trompées.
Ce que vous me dites des dispositions du Roi Léopold et de ses soins pour ne causer ici aucun déplaisir ni aucun ombrage ne m'étonne pas.
Voici un détail qu’on m'écrit et qui s'accorde parfaitement avec votre impression. A la fin de sa conférence avec l'Empereur d’Autriche pour arranger le mariage du Duc de Brabant, le Roi Léopold dit à l'Empereur : " V. M. trouvera bon sans doute que j'informe sans retard la Reine Victoria d'un événement si glorieux pour ma famille et si heureux pour la Belgique L'Empereur approuva avec empressement. Le Roi fit quelques pas pour sortir du cabinet ; puis, se retournant : " La Belgique doit son indépendance et sa nationalité à la France au moins autant qu’à l’Angleterre, et moi, je leur dois ma couronne, la France est toujours la France pour la Belgique et pour moi ; je voudrais que l'Empereur Napoléon fût informé du mariage de mon fils en même temps que la Reine Victoria : V. M. y consent elle ? - Ne craignez-vous pas que cette politesse ne lui semble un peu ironique ? Du reste, vous en jugerez ; je n’y fais, pour moi, aucune objection. "
Le Roi Léopold fit venir Bourqueney, et lui communiqua le mariage. Avec du bon sens et de bons procédés, on surmonte ou du moins on ajourne bien des difficultés de situation et bien des mauvais vouloirs.
Je n’ai rien de nouveau à vous dire sur la grande question. Je persiste. On a à Londres trop d’esprit pour ne pas comprendre que la difficulté consiste aujour d’hui à tirer votre Empereur d’embarras, et on veut trop la paix pour ne pas s'y prêter. On y aidera sans doute d’ici. Donc tout s’arrangera. Même en admettant que de tout cet incident, vous feriez un pas de plus en Turquie, vous l'aurez payé cher, en Europe.
On me dit que Paris est un vrai désert. Mad. de Boigne est partie pour Pontchartrain ; le Chancelier pour Sassy, chez sa belle fille. Ils se réuniront ces jours-ci à Trouville où il n’y a encore que fort peu de monde. Le Duc de Noailles, à ce qu’on me mande, est sans cesse sur le chemin de fer de Chartres à Paris. On commence à parler beaucoup de ses préoccupations de bourse, et ses amis s'en chagrinent. On trouve que c’est assez d’un duc de Mouchy.
10 heures Adieu. Je pars pour ma course, et comme je n’attends point de lettre aujourd’hui, le facteur me touche peu. Je reviendrai dîner ici. Adieu. G.
22. Val Richer, Vendredi 24 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
4 heures
Je suis revenu hier fort tard de ma course. Je n'ai lu que ce matin votre circulaire. Elle est bien faite. Surtout elle a l’air bien faite. Elle a l’air ferme et conciliante. Au fond, elle est ni l’un ni l’autre autant qu’elle en a l'air, et comme le fond parce toujours, je doute qu’elle produise, pour vous, en Europe, tout l'effet que vous en devez désirer.
Je lui trouve un défaut singulier ; elle est faible sur le point où vous êtes le plus fort, sur le point de droit. En droit, vis-à-vis de la Porte, comment ne seriez-vous pas fondés à lui demander, par un acte diplomatique, la promesse de maintenir, en faveur de l'Église grecque, les engagements qu'elle a déjà écrits, en termes généraux, dans ses traités avec vous ? En trait, vis-à-vis de l'Europe comment ne seriez-vous pas fondés à exercer, au profit de l'Église grecque, la protection que l’Europe exerce au profit de l'Église catholique ? On vous oppose le nombre est-ce que la France, se croirait moins obligée, ou moins autorisée à protéger les catholiques en Turquie, s'ils y étaient plus nombreux. Est-ce que l’Angleterre s’interdirait d'y protéger les Protestants, s'il y en avait, surtout s'il y en avait beaucoup ? Envers l'Orient et envers l'Occident, le croit est ici pour vous. Quand on discute, le droit est la meilleure des places fortes, vous ne vous y êtes pas assez fermement établis ; vous n'avez pas l'air assez sûrs qu’elle vous appartient.
Votre circulaire est principalement apologétique. Vous vous défendez du reproche d’ambition du côté de la Porte. Position faible, et d’où vous parlez sans autorité. L’ambition du côté de la Porte, c’est votre vocation, c’est votre histoire dans l'avenir comme dans le passé. Prouvez, si vous le pouvez, que vous savez subordonner votre ambition à la bonne politique, à la justice, au droit international, à l'ordre Européen ; mais ne vous désavouez pas vous-mêmes pour ne persuader personne, ne faites pas parade de votre désintéressement dans cette question ; plus vous en parlez, moins, on y croit.
Je trouve aussi que vous n'êtes pas assez chrétiens. Les catholiques fanatiques ne vous regardent pas comme des Chrétiens ; ils aiment bien mieux les Musulmans que les schismatiques et ils verraient avec désolation cette belle partie de l’Europe passer des mains des Turcs dans les vôtres. Mais c’est là une haine de secte et une sottise de coterie, pas du tout le sentiment général en France, en Allemagne, en Angleterre, dans toute l’Europe civilisée. Vous êtes des Chrétiens ; vous êtes en Orient les représentants de la fois et de la civilisation Chrétienne. Parez-vous hautement de ce fait et de ce nom ; opposez-les toujours à la barbarie et à l’apathie musulmanes. Il y a là, pour vous, auprès du public Européen, un principe de sympathie et presque une excuse, au besoin.
Pourquoi ne pas faire aussi valoir, et très ouvertement le sentiment national chez vous et les devoirs comme les nécessités qu’il vous impose ? En Allemagne, en France, en Angleterre, le public, par un secret retour sur lui-même, vous saurait gré de ces témoignages de respect pour l'opinion publique russe, et les gouvernements seraient un peu embarrassés à vous contester son importance. Vous pouvez sans inconvénient, ce me semble être libéraux jusque- là.
En tout, je fais à votre circulaire le même reproche qu'à votre politique pratique dans cette affaire ; ne pas assez dire toutes choses, ni assez haut, ni assez tôt, à tout le monde. Venue avant la crise, la vérité sert ; quand elle ne vient qu'après, elle embarrasse. Voilà ce que je vous dirais, si nous causions ; je vous l'envoie, quoique ce soit bien loin. Vos lettres m’arrivent le cinquième jour de leur bate. J’ai reçu ce matin, vendredi 24, celle du lundi 20.
Samedi 25 onze heures
Le courrier ne m’apporte rien sur l'extérieur, mais beaucoup sur l'intérieur, la famille impériale, plus de ministre de la police, de diplomates nouveaux, les sénateurs nouveaux. A demain les réflexions. Je remercie Marion de ses copies. J’espère qu’elle va bien. Adieu, Adieu. G.
23. Val Richer, Lundi 27 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Votre très spirituel et très sensé correspondant est dans la désagréable situation d’un homme chargé de réparer les fautes qu’il n’a pas faites et d'empêcher le mal qu’il a prévu. Je comprends son humeur et je crois qu’il a raison d'en avoir. Il faut pourtant qu’il réussisse, car c'est lui aujourd’hui qui a mission d'empêcher. la guerre. Je vois dans les journaux que vous avez promis de ne rien faire jusqu'à ce qu’on sache les résultats de l'arrivée de M. de Brück à Constantinople. J’espère que c’est vrai. En tout cas, je reste très curieux et peu inquiet.
Je ne sais pas bien encore la vraie cause de la chute de M. de Maupas. Est-ce un acte de politique générale, et désir de plaire au public en supprimant le Ministère de la police ? Est-ce une défaite personnelle du ministre dans sa lutte contre ses ennemis ? et, dans ce cas, contre lequel de ses ennemis, M. de Persigny, M. de Morny ou M. Fould, car il les avait tous les trois ? C'est Persigny qui recueille son héritage. Mais Fould aussi y gagne quelque chose, car Magne, dont on double les attributions, est son homme. Du reste peu importe. La mesure est en général, approuvée.
On m'écrit ceci : " Les habiles veulent qu’il y ait corrélation entre les deux décrets, et qu’on n'ait créé un conseil de famille pour surveiller les Princes que faute d’un ministre de la police qui les surveille d’assez près. Je ne sais ce que l'héritier présomptif pense du décret, mais la colère de la Princesse Mathilde n’a pas pu se contenir. "
Il est sûr que si le conseil de famille fait tout ce qu’on le charge de faire, les Princes seront tenus de bien court.
Mon ami M. Moulin (vous savez qui c’est) est revenu de son voyage d’Italie. Voici son impression sur Milan et Turin. " La situation de l’Autriche est loin de s'améliorer en Lombardie. Le sentiment national y est en protestation constante contre la domination étrangère. J’ai pu constater que pas un bourgeois de Milan n’entre dans les cafés fréquentés par les officiers Autrichiens et que pas un salon n’est ouvert à cet uniforme, en dehors du monde officiel. Le bon gouvernement ne suffit pas à vaincre cette répugnance car le pays est bien administré ; les chemins de fer s'y font vite et honnêtement, sans charlatanisme et sans embarras.”
" J’ai séjourné à Turin au milion des fêtes. commémorations du statut. J’ai vu défiler à la Revue du Roi une garde nationale, caricature de la nôtre. J’ai entendu les cris et les chants des étudiants et des ouvriers parcourant les vues en groupes et vociférant des félicitations sous les fenêtres des députés et des journalistes patriotes. La presse est à Turin d’une violence et d’une perfidie qui rappellent et ramènent les mauvais jours. Je ne peux pas partager l’enthousiasme de quelques uns de nos amis et du Journal des Débats pour ce gouvernement. Je lui crois peu d'avenir ; il passera à l'état républicain révolutionnaire, ou il rétrogradera. Au demeurant nous aurions en France quelque chose de semblable à ce qui règne entièrement. Si MM. Thiers et Barrot gouvernaient le pays avec l'alliance de Cavaignac, et de Bixio dans un Parlement.”
Vous voyez que c’est un homme d’esprit. C'est dommage que l'ennui de Vichy ne puisse pas consoler de celui d’Ems. Duchâtel ne s'amuse pas plus que vous. Aussi mauvais temps et pas beaucoup plus de monde. Montalembert pourtant et d'Haubersaert. Mais Montalembert n’est pas bon à grand chose pour Duchâtel ; ces deux esprits ne vont pas ensemble. D'Haubersaert vaut mieux. D'ailleurs il joue au piquet. C’est là la ressource de Duchâtel, matin et soir. Adieu.
Le mauvais temps, qui m'ennuie moins que vous est plus sérieux pour moi que pour vous. Mon fermier en gémit, et si sa récolte ne va pas bien, je m'en trouverai mal. Adieu, Adieu. G.
P.S. Je reçois à l’instant votre lettre du 23 (N°21). Elle n'était pas nécessaire. Soyez tranquille. G.
24. Val Richer, Mercredi 29 juin 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
La correspondance Autrichienne du 23 me paraît contenir l'indication du procédé par lequel on dénouera la grande affaire, la Porte vous adresserait une note par laquelle elle vous annoncerait, et confirmerait les garanties qu'elle vient d'accorder à tous les Chrétiens par son firman spontané du 6. La note les appliquerait spécialement aux Grecs. Vous étiez, d'après votre circulaire, décidés à vous contenter d’une note rédigée et convenue d’une certaine façon. Entre la Porte et vous, il n’y a plus qu’un cheveu.
Vous vous êtes servis dans votre circulaire d’une expression qui n'était pas heureuse et que je m'étonne qu’on n'ait pas relevée, vous avez dit que la note dont vous aviez demandé l'acceptation pure et simple était le noeud gordien de la question. C'est le propre des noeuds gordiens de ne pouvoir être tranchés que par l’épée. Rigoureusement parlant, vous annonciez ainsi la guerre. Je suppose que vous ne serez pas stricts à ce point dans votre rhétorique classique, et que vous n'interdirez pas absolument à la diplomatie de dénouer ce nœud gordien. En attendant qu’elle le dénoue, l’escadre d'évolution que notre gouvernement vient d'ordonner sur l'Océan a l’air d'être mise là, pour se joindre, dans l'occasion à l'escadre anglaise de spithead. L’officier à qui le commandement en a été donné, l’amiral Bruat est l’un de nos plus capables, et plus hardis marins deux escadres Anglo-françaises, l’une pour la mer noire, l'autre pour la Baltique, que de bruit ! Je vois que la Princesse Tchernifchoff ne croit pas plus que moi à l'explosion de ce bruit puisqu'elle vient à Cauteretz. Est-ce que la Princesse Mentchikoff n’est pas aussi restée à Paris ?
M. Mérimée sénateur a fait moins d'effet à l'Académie que M. Lebrun. On a trouvé cela assez simple. Il n’avait jamais témoigné d'opposition et il était de l’intimité. L’Académie vit toujours en grande paix. Il n'y a nulle part, dans les rapports personnels, plus de bon sens et de justice s’y fait dans l'occasion, mais tranquillement, finement, et quand elle a été faite une fois, on s’en tient là, on ne la recommence pas tous les jours, par taquinerie ou par entêtement de gens mal élevés.
Onze heures
Voilà votre N°22. Votre inquiétude m'afflige plus qu’elle ne m'inquiète. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Académies, Diplomatie (Russie), Politique (Russie), Réseau social et politique
25. Val Richer, Vendredi 1er juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Deux choses m'inquiètent un peu la motion de Lord Clanricard, et le langage de Lord Lyndhurst en demandant la production de la circulaire de M.de Nesselrode. Une adresse de la Chambre des Lords provoquée par un ancien ambassadeur chez vous, et des paroles si dures d'un ancien d’Angleterre sur la chancelier de Russie, cela a l'air bien sérieux. Il est vrai que l’Angleterre a besoin d'avoir l’air sérieux, si elle veut influer sur vous, de même que vous, vous obligés d'avoir l’air sérieux pour qu’on vous cède tout ce qu’on peut céder. Double danger qui est réel. Du reste, de part et d'autre, on ne cédera quelque chose que lorsqu’on sera convaincu que le danger est réel. Il faut donc se décider à passer par cette épreuve.
Ne vous y trompez pas, et vous le savez aussi bien que moi ; par caractère, autant que par l'Empire de leurs institutions, les Anglais, une fois engagés, vont jusqu'au bout. Les gouvernements publics, sont ceux à qui il est le plus difficile de reculer, ou pour parler poliment, de transiger. Votre correspondant, dans son humeur contre l'Angleterre croit qu’elle aime trop la paix pour se décider à faire la guerre. Il se trompe. L’Angleterre tient beaucoup à la paix et fera beaucoup, beaucoup pour éviter la guerre ; mais elle peut très bien s'y décider ; et si elle s’y décide, elle la fera rudement. Rien n’a plus trompé l'Empereur Napoléon que ce lieu commun. Les Anglais, peuple de marchands, qui tient. par dessus tout à ses intérêts matériels et à son bien-être. Il n’y a point de peuple plus capable de se laisser emporter par un sentiment d’orgueil, ou par une idée du droit, de devoir, de religion, dans un sens contraire à son intérêt matériel. Et comme il est puissant et habile, il sait se retourner dans la voie nouvelle où il se jette, et tirer parti de la guerre, même au profit de sa prospérité. Et il sait, d'avance qu’il saura et qu’il pourra faire cela, en sorte qu'au fond, il redoute moins les conséquences de la guerre qu’il n'en a l'air. Ne vous fiez pas à l’amour des Anglais pour la paix. Il pourrait vous en coûter bien cher. En conscience, c’est une affaire à arranger ; il y a pour vous, infiniment plus d'inconvénients que d'avantages à la pousser loin.
Du reste, j’ai vu avec plaisir, dans mes journaux d’hier, que Clauricard avait un peu ajourné sa motion. J'en conclus qu'Aberdeen espère toujours que l'affaire s’arrangera. Je parie toujours qu’il a raison. Onze heures J'ouvre mes journaux et n’y vois rien de nouveau. Adieu, adieu.
26. Val Richer, Dimanche 3 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous êtes probablement entrée hier dans les Principautés. On s'y attend depuis trois semaines. Pourtant cela fera de l'effet. Si, comme vous le dites, de Constantinople, on excite les Circassiens, et si à Pétersbourg, vous acceptez les provocations des Bulgares ou des grecs, cela peut aller loin. C'est là ce que je crains le plus. Ma sécurité, c’est que je demeure convaincu que vous ne voulez pas la guerre, et que, ni à Constantinople, ni à Londres, on ne la veut pas plus qu'à Paris. Vous l’engageriez sur un bien puérile motif et sous de bien mauvais auspices. Ne croyez pas que le gouvernement Français résistât à la tentation d’une union intime avec l’Angleterre et des chances que la guerre pourrait lui ouvrir. Chances d'éclat, sinon de conquête. L'éclat lui suffirait pour quelque temps. Vous verriez bientôt l'Allemagne prendre elle-même parti contre vous, sinon ouvertement et par ses armes, du moins par ses voeux les peuples allemands pousseraient fortement dans le sens et les gouvernements, quelque crainte, et quelque besoin qu’ils aient de vous, ne se compromettraient pas, pour vous soutenir, avec la France et l'Angleterre, et avec leurs peuples.
Vous ne pouvez entreprendre, à vous seuls, la solution définitive de la question Turque, c’est à dire la conquête de Constantinople ; il vous faut, de toute nécessité, l’entente préalable et l'accord soit avec l’Autriche et la France, soit avec l’Autriche et l'Angleterre. Vous ne l’avez pas et vous ne l'aurez pas aujourd’hui. Vous jetteriez l’Europe dans le chaos, en l'ayant au début, presque tout entière contre vous, et en ne pouvant attendre de chances favorables que des séductions et des bouleversements du chaos. Je persiste à croire que vous ne voulez pas cela. Le ferez vous sans le vouloir, par entraînement. et par pique ? Je ne puis le croire. D'autant que si vous voulez vraiment l’éviter de toutes parts certainement on vous y aidera. Conclusion votre entrée dans les Principautés ne sera pas la guerre ; on recommencera à négocier, et on finira par trouver un biais dont vous vous contenterez. Je vous le répète, je ne crains que les folies Turques et grecques, et vos faiblesses, à vous, en présence de ces folies, faiblesses de colère ou faiblesses de sympathie. Vos hommes de sens et d’esprit, qui veulent la paix, ont bien à regarder et à se garder de ce côté.
L’amiral Hamelin, qui remplace La Susse est un officier plus jeune, très bon marin, point mauvaise tête, homme d’exécution au besoin, mais qui va pas au devant des aventures. Je suppose que le vrai motif du rappel de La Susse, c’est qu’il était détesté de sa flotte, officiers et matelots. On fait sur toutes nos côtes, une levée de marins considérable, dans mon petit port de Trouville, où il y en a 400, on en a appelé 100 qui ont été envoyés à Brest, pour l'escadre de l'Océan, que commande l’amiral Bruat.
Onze heures
Vous devez avoir en mon avis sur votre circulaire mardi, ou mercredi dernier, le 28 ou le 29. Il est vrai que nous pour parlons de bien loin et bien tard. Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Europe, Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Analyse), Politique (Russie), Portrait
27. Val Richer, Mardi 5 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous me donnez l’esprit des grandes choses d’une façon qui me refuse celui des petites. J’ai envie d'être choqué. La première fois que vous me consulterez sur les comptes de votre maître d'hôtel, je n'aurai pas d’avis.
J’ai les journaux du gouvernement dans les feuilles d'Havas qui me donnent des extraits du Constitutionnel et du pays, et aussi de petits articles originaux qui sont ce que le Gouvernement veut dire à ses fonctionnaires. Votre politique y est de plus en plus sévèrement jugée, mais toujours pacifiquement. Deux choses me semblent certaines, l’une qu’on vous donnera toutes les facilités possibles pour couvrir votre honneur l'autre, que si vous voulez pousser les choses très loin, vous trouverez tout le monde uni contre vous ; les uns vous feront la guerre, les autres ne vous soutiendront pas. Je parle très tranquillement de cette extrémité parce que je n'y crois point. Mais je serai charmé le jour où il ne sera même plus possible d’un parler. Je veux vous savoir tranquille aussi, et ne songeant qu'à profiter des eaux et à revenir à Paris. Je suis bien aise qu’on négocie entre Londres et Pétersbourg. Il ne se fera rien, et rien de bon à Constantinople. La transaction doit se faire là où est la puissance, je ne crois point que le Cabinet anglais ait abdiqué entre les mains de Lord Stratford. Il soutiendra son agent, mais sans se laisser mener par lui. J’espère que votre Empereur, en fera autant. La visite au général Ogareff à Portsmouth m’a fait plaisir à lire. C’est un petit symptôme des dispositions pacifiques et un beau symptôme des moeurs douces et libérales de notre temps.
J’ai eu ces jours-ci un plaisir d’une autre sorte. L’Académie Française avait mis au concours une étude historique et littéraire sur le poète Ménandre, et la comédie chez les Grecs. Elle a partagé le prix entre mon fils et un savant homme d’esprit de 40 ans Guillaume en a vingt. Son mémoire est vraiment spirituel et mérite, je crois, cette distinction.
18 heures et demie.
Voilà le Pruth passé. Quand vous serez établi dans les provinces, et que vous aurez ainsi fait acte de puissance, ferez-vous acte de modération ? Si les Turcs ou les Grecs ne font pas de folie, je l’espère. Adieu, Adieu. G.
28. Val Richer, Jeudi 7 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Mon fils est revenu hier de Paris. Il m’a rapporté des conversations et des lettres, toutes d'accord avec vos nouvelles de Berlin. Personne ne croit à la guerre. Duchâtel vous écrit peut-être, et je ne fais que vous répéter ce qu’il vous a dit ; en tous cas, il me mande qu’il a vu Cowley, Rothschild, Bertin, et qu’il n’a trouvé personne inquiet. Les flottes n'entreront dans les Dardanelles que si vous tentez un coup de main sur Constantinople, ce que vous ne tenterez point. Il finit par ceci : " Ici, on paraît très pacifique. L'Empereur Napoléon a beau jeu, et on assure qu’il le comprend très bien. S’il maintient la paix, les conséquences pour son autorité morale seront grandes. Mettez à sa place un ministère de Thiers, que de folies ! Il n’y aurait plus de chances depuis longtemps pour le maintien de la paix. Se trouver le protecteur de la paix et des intérêts immenses qui s'y rattachent, quand on se nomme Napoléon Bonaparte, c’est une merveilleuse chance. Ajouter la bonne fortune de voir l'Empereur Nicolas se conduire en aventurier fantasque ! Il est vraiment né coiffé."
Pardon de vous envoyer les paroles textuelles Une autre bonne main m'écrit : " En Angleterre, les craintes qu'inspire la récolte ont beaucoup refroidi l'humeur guerrière ; les dispositions pacifiques de la cité viendront en aide à l'influence modératrice de Lord Aberdeen. Ici, on est très calme et très satisfait d'avoir conquis l'alliance anglaise ; on ne désire pas la guerre, et on fera tout ce qu’il faudra faire pour l'éviter. "
Résignez vous à croire à la paix sans savoir comment on s'y prendra pour la rétablir. La prétention de savoir comment est la source de toutes les incrédulités. Les philosophes du siècle dernier ne croyaient pas en Dieu ni en l'autre vie parce qu’ils ne parvenaient pas à savoir comment Dieu est fait et comment, nous, nous serons faits. Que de choses même dans ce monde-ci, qu’il faut croire sans en savoir le comment ! Du reste les termes de votre manifeste du 5 fait entrevoir un comment ; le mot s'obliger sans dire envers qui semble admettre ces combinaisons qui résoudraient la difficulté. Nous verrons.
Le Ministre des Etats-Unis à Pétersbourg serait-il admis à la cour dans le costume du [?] Franklin, comme le président M. Pierre vient de le recommander à tous ses agents ? Ce serait là une pauvreté bien ridicule s’il n’y avait pas derrière la recommandation, une fierté et une puissance démocratique très réelles.
Onze heures et demie
Mon facteur arrive tard. Il ne m’apporte rien de nouveau. Adieu, adieu. G.
29. Val Richer, Samedi 9 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Greville vous inquiétera toujours. Tout le monde a envie que vous soyez inquiets, et on a raison car l’inquiétude seule peut vous amener à une transaction. Non pas l’inquiétude de la peur, qui n’est pas de votre dictionnaire. Mais l’inquiétude du bon sens qui a été jusqu'ici votre politique ; l’inquiétude d’une guerre dont les chances et les conséquences, seraient, pour vous-mêmes comme pour l'Europe, hors de toute proportion avec ses motifs. A moins donc que votre Empereur n'ait complètement changé d’esprit et de caractère, à moins qu’il ne veuille bouleverser l'Europe pour aller, lui, à Constantinople je persiste à croire qu’il se prêtera aux efforts de la diplomatie Européenne pour l'aider à sortir du mauvais pas dans lequel il est engagé.
Pourquoi la Porte ne prendrait-elle pas non plus envers la Russie seule, mais envers les cinq grandes puissances collectivement l’engagement de respecter et de maintenir les privilèges, immunités, droits, libertés qu'à diverses époques elle a accordés, ou promis aux populations Chrétiennes de ses états ? Sans aucune distinction des diverses sortes de Chrétiens, Grecs, Catholiques, ou Protestants. Ce ne serait plus un abaissement spécial et dangereux de la Porte, une abdication de sa souveraineté au profit de l’un et du plus redou table de ses voisins ; ce serait un engagement de justice et de tolérance de l'Islamisme envers le Christianisme, contracté au profit de tous les Chrétiens et placé sous la garantie de toutes les puissances chrétiennes.
Je sais bien ce qui vous déplairait en cela ; vous ne rentreriez pas, vis-à-vis de la Porte, dans votre position tout-à-fait distincte, exception nelle, isolée et indépendante. Vous stipuleriez avec elle en commun avec toute l’Europe, et pour crier, dans l’intérêt de tous les Chrétiens Turcs, un vrai Européen. J'admets que cela vous déplaise ; mais je ne vois pas quelle raison plausible vous y pourriez opposer. Vous demandez par votre dernier manifeste que la Porte s'oblige envers vous. Elle s'obligerait envers vous, et envers d'autres aussi, il est vrai ; mais pourquoi la situation des Chrétiens de Turquie, Grecs, Catholiques, ou Protestants ne serait-ce pas réglée, en principe du moins, par toutes les grandes puissances Chrétiennes, comme l’ont été la création du Royaume de Grèce et la clôture des Détroits ? Je vais plus loin vous embarrasseriez beaucoup ceux qui se méfient de vous si vous preniez, à ce sujet ; l’initiative, si de votre propre mouvement, vous vous montriez prêts à trouver bon qu’on étende à tous les Chrétiens et à toutes les puissances, l’engagement que vous réclamez pour les Chrétiens et pour vous mêmes. Bien souvent, quand une question devient. embarrassante, le meilleur moyen de sortir d’embarras c’est de la grandir. Et ce ne serait pas la question seule qui grandirait, vous grandiriez beaucoup vous-mêmes, vous feriez acte de sympathie et de protection envers tous les Chrétiens, acte de puissance au profit de l'Eglise et de la Société Chrétienne tout entière ; vous vous porteriez les patrons du Christianisme Européen, comme vous l'avez été jusqu'ici de l'ordre Européen. A la place de votre Empereur, cela me tenterait fort. J’aurais bien à dire à ce sujet ; mais en voilà bien assez.
Onze heures Adieu, adieu. J’ai toujours cela à vous dire. Je n’ai pas encore ouvert mes journaux.
30. Val Richer, Lundi 11 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis charmé que Hübner et Hatzfeld vous rassurent, quoiqu'ils n'y réussissent guère. Leur avis vaut bien quelque chose, car ils seraient certainement très effrayés s'ils n'étaient pas tranquilles.
La lettre de votre correspondant est vive ; et cela m'a plu. J’aime qu’on soit capable de passion en gardant, son jugement libre et sain. Mais rien ne prouve mieux que cette lettre dans quelle mauvaise affaire vous êtes engagés là, et mal engagés ; vous faites entrevoir, comme dernier moyen à votre usage, le soulèvement // des chrétiens et la destruction de l'Empire Ottoman, c’est-à-dire la révolution en Orient. Voilà donc l'Europe entre deux révolutions, celle d'Orient qui est dans vos mains et que vous feriez au besoin, et celle d'Occident qui est dans les mains de l'Empereur Napoléon, et qu’il ferait sans doute aussi vous voyez bien qu’il faut absolument sortir de la voie qui mène là. Ce n’est pas une situation digne de votre Empereur. Il ne peut pas pratiquer une politique telle qu’elle puisse le mettre dans la nécessité de devenir un révolutionnaire.
Certainement on croit toujours, à Londres, qu’on arrivera à une solution pacifique. Le renvoi répété de la discussion dans les deux Chambres prouve plus que les prédictions de Greville. Voilà du reste l’entente cordiale de la France et de l'Angleterre solennellement déclarée par Lord Palmerston. Je ne me refuse pas le plaisir d’un retour sur moi-même ; si je n'ai pas réussi à fonder la monarchie de 1830, j’ai bien réussi du moins à fonder sa politique extérieure, car elle lui survit et se maintient à travers toutes les révolutions. démocratiques, ou impériales. // Avez-vous des nouvelles de votre fils Alexandre est-il remis de son indisposition ?
10 heures et demie
Le facteur ne m’apporte de lettres de nulle part. C'est rare. Adieu. Adieu. J’espère que vous avez, comme moi, retrouvé le beau temps. G.
Mots-clés : Bonaparte, Charles-Louis-Napoléon (1808-1873), Circulation épistolaire, Diplomatie, Diplomatie (Angleterre), Diplomatie (France-Angleterre), Discours autobiographique, Enfants (Benckendorff), Guerre, Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Internationale), Réseau social et politique
31. Val Richer, Mercredi 13 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si j’avais besoin d'être rassuré, les paroles de votre impératrice et l’embarquement de votre grande Duchesse Marie sur [?] pour l’Angleterre me rassureraient pleinement. Il est clair que votre Empereur ne veut pas la guerre, et puisqu’il ne la veut pas, il ne l'aura pas, car personne ne la [?]. La nouvelle circulaire que M. de Nesselrode est bien pacifique aussi ; meilleure que la première, plus catégorique sur les deux points capitaux.” Nous ne demandons, comme protectorat religieux, que le maintien obligé du statu quo. Nous voulons maintenir aussi longtemps que possible, le statu quo actuel de l’Orient, parce que tel est en définitive l’intérêt bien entendu de la Russie. " - C'est là de la bonne politique, et vous en faites très hautement votre politique. A ces conditions, je tiens la paix pour certaine, quelque embarrassé qu’on soit de part et d'autre, à sortir du mauvais pas où l’on s’est mis, et qui ménerait à la guerre. Je ne sais rien d'ailleurs. Il ne me paraît pas qu'à Paris on s’inquiète des complots des rouges. Ils se renouvelleront éternellement, et il faut s'en bien garder, sans en témoigner aucune inquiétude. Je pense que le gouvernement est bien averti à ce sujet, et que la chute de M. du Maupas n’a pas fait tomber la police. Je ne connais pas l'homme qui en est chargé sous M. de Persigny ; mais on en parle bien.
Votre grande Duchesse de Weimar a perdu son mari. L’aimait-elle beaucoup et comment est-elle avec son fils ? Quand il est venu à Paris, ce jeune Prince m’a paru bien intelligent et digne. Mais entre les Princes Allemands, mon favori est le Prince George de Mecklembourg.
Vous figurez-vous ce que sera la place Louis XV en face de vos fenêtres quand les deux Terrasses des Tuileries seront terminées, par deux séries de gradins qui descendront sur la place ? Je ne me représente pas bien cet arrangement. On dit qu’il sera fait l'automne prochain.
Midi
Nous faisons chaque jour un pas vers la sécurité de la paix. Adieu, adieu. Je n’ai que le temps de fermer ma lettre. G.
32. Val Richer, Vendredi 15 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne vous ai pas parlé du manifeste de l'Empereur parce qu'évidemment il n’est pas écrit pour l'Europe, mais pour la Russie. Je n'en suis donc pas juge. Je ne sais ni ce que l'Empereur était obligé, ni ce qu’il pouvait lui convenir de dire à ses sujets. Je ne m'étonne pas que l'Europe y ait trouvé un air de croisade, par conséquent de guerre. Cela était probablement nécessaire en Russie. Quant à la nouvelle circulaire de M. de Nesselrode, je persiste à la trouver, au fond, sensée et pacifique, et je trouve les journaux. Anglais et Français, Anglais surtout, fort peu intelligents et fort déraisonnables, dans leur violence. La phrase sur les flottes Anglaise et Française n'est pas heureuse ; les mots “ démonstration comminatoire “, “ mesure effective “, s’appliquent mal à une simple précaution prise après votre déclaration que vous entreriez dans les principautés si la Porte n'acceptait pas purement et simplement votre ultimatum, et prise en déclarant que même votre entrée dans les principautés ne serait pas, pour les deux flottes, un motif suffisant d’entrer dans les Dardanelles. C’est bien à vous qu'appartient l’initiative des mesures effectives et des démonstrations. comminatoires. L'Empereur désire, et il en a bien le droit, qu’on se fie à sa parole ; il ne peut cependant pas demander que lorsqu’il agit, on ne fasse absolument rien, que lorsqu’il marche, on ne remue pas ; surtout dans une circonstance où ce dont on croit, à tort ou à raison, avoir droit de se plaindre, c’est qu'en commencement, il n'ait pas dit tout haut tout ce qu’il voulait. Il y a loin de la confiance respectueuse à la confiance aveugle, et même en temps ordinaire les eaux où se tiennent aujourd’hui les deux flottes ne sont interdites à personne. Les journaux ont tort de ne voir, dans la circulaire de M. de Nesselrode, que ce passage là, au lieu de reconnaître que son caractère général est modéré et pacifique mais on leur a fourni ce prétexte. C’est dommage. Je ne m'en inquiète pas plus au fond ; on marche à la paix à travers les écueils. Seulement, il y a beaucoup d’écueils sur lesquels on touche sans s’y briser, et qu’une manoeuvre un peu plus prévoyante, ou un peu plus adroite eût évités. Ce sont des secousses et des inquiétudes qu’on pourrait épargner au public, à soi-même, et à vous.
La phrase de M. de Nesselrode a évidemment surpris et embarrassé les amis de la paix dans le cabinet anglais.
Onze heures
Votre lettre me fait grand plaisir. Il faudrait avoir le Diable au corps pour que, sur ces bases, l'affaire ne s’arrangeât pas. Adieu, adieu. Je suis charmé que vous ayez enfin un peu de monde. G.
33. Val Richer, Dimanche 17 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je me rappelle que j’ai encore adressé ma dernière lettre à Ems ; j’aurais dû l'adresser à Schlangenbad. Elle vous y aura suivie.
Vous ne m’avez pas dit comment, à tout prendre, vous vous êtes trouvée des eaux d’Ems. J’ai pourtant envie de le savoir ; bien ou mal, ou rien, sans commentaire. J’ai peur que le soleil ne vous ait trop manqué. Ici, nous ne sortons pas de la pluie.
Rien ne prouve mieux à quel point le vieux parti Tory est mort en Angleterre que l’attitude et le langage de ses chefs, et de ses journaux dans cette affaire d'Orient. Pas la moindre différence entre eux et les plus fougueux radicaux. Pas le moindre souvenir de l'ancienne politique et des anciennes alliances. Le Morning herald parle comme le Daily news, et M. Disraeli n’est pas plus bienveillant pour votre Empereur que M. Roebuck. L’ancien monde est bien fini partout. Le nouveau saurait-il s'organiser et se conserver ? Là est la question.
Je ne suppose pas que la phrase à M. de Nesselrode sur la présence des flottes Française, et Anglaise dans les prétendues eaux Turques vous empêche d'accepter la transaction que la France et l'Angleterre proposent, et qui m’est arrivée par les journaux en même temps que par votre lettre. Votre honneur est bien parfaite ment sauf par cette transaction, car elle vous donne ce que vous avez demandé, en vous demandant uniquement pour réponse ce que vous avez déjà dit sans qu’on vous le demandât. Quand cette affaire sera réglée, vous n’y aurez certainement pas gagné comme renom d'habileté ou de prudence diplomatique, et si je ne me trompe, vous n'aurez pas atteint le but caché qu'au fond vous poursuiviez surtout en vous y engageant. Avez-vous remarqué, pendant le cours de l'affaire, les articles de l'Assemblée nationale ? Il y en a eu de très bon, entre autres, celui d’hier samedi 18. C'est le seul journal qui se soit fermement établi dans la politique élevée et juste de la question, la paix anti révolutionnaire.
Midi
Avec mon facteur, m’arrivent des visites de Lisieux. Merci de la lettre que vous m'envoyez. Vous avez vraiment bien tort de vous inquiéter. Il n’y a jamais ou de quoi, et aujourd’hui, moins que jamais. Adieu, adieu. G
34. Val Richer, Mardi 19 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
La Reine Christine vient en France surtout pour ses affaires d’argent, puis, parce qu'elle a des enfants en pension près de Dieppe, puis pour se retirer un peu des embarras ministériels de Madrid et laisser résoudre, en son absence, la question de la formation du Cabinet, et du retour du Maréchal Narvaez. On est fort inquiet en Espagne sur Cuba. Le mécontentement va croissant dans l’intérieur de l'ile contre la métropole, à cause de la mauvaise adminis. tration, et le Général Pierce est beaucoup plus menaçant que son prédécesseur. Cuba sera un jour, et bientôt peut-être, américain. L’Angleterre a perdu, ses colonies, faute de justice, et de bon gouvernement et quand il n’y avait personne à côté pour les lui prendre. L’Espagne est bien moins sage, et bien moins forte que l’Angleterre, et elle a les Etat Unis pour voisins.
Thiers a dit ces jours-ci à l’un de me voisins à moi, qui est venu me voir avant hier, qu’il viendrait, au commencement d'août passer quelques jours à Trouville. Il y a de la rumeur et de l'humeur dans ce petit coin là. M. d’Hautpoul autrefois maire a un joli Yacht sur lequel il allait quelquefois en Angleterre ; je l’ai vu à St Léonard. On lui a interdit de sortir du port avec son yacht. Probablement par crainte des correspondants avec Claremont, ou même des transports de personnes. Le pays est fâché. M. d’Hautpoul a quitté Trouville disant qu’il n'y remettrait plus les pieds. Je vous ai peut-être déjà dit ce commérage. C'est l’arrivée de Thiers à Trouville qui m’y a fait repenser. Il a dit à mon voisin qu’à propos des dernières arrestations, fort nombreuses, qu’on a faites à Paris, on avait voulu lui donner quelque inquiétude, peut-être pour le décider, à s'éloigner, mais qu’il avait répondu qu’il était fort tranquille à Paris, et qu’il ne s'en irait point qu’on l’arrêterait si on voulait. Ce serait absurde. Je suis bien sûr qu’il ne se mêle de rien.
Le Duc de Nemours est allé en Hongrie, et n'ira pas du tout à Vienne. Ce qui me revient de l'effet produit à Paris et à Londres par la seconde circulaire de M. de Nesselrode me confirme pleinement dans ce que j'en ai pensé en la lisant. L'humeur contre l'Angleterre et la France a été une mauvaise conseillère. On a ajouté un embarras de plus à une affaire qu’on voulait arranger. Elle s’arrangera, mais en laissant une plus désagréable impression.
Onze heures
Vos oscillations tout [répétées] d’inquiétude, et l'espérance me chagrinent pour votre santé encore plus que pour votre repos. Heureusement elles sont, sans influence sur le résultat qui me paraît prochain, car je suis toujours convaincu que votre Empereur ne veut pas devenir révolutionnaire. Il le serait plus que personne, car il déchainerait deux révolutions à la fois, l’une en Orient, l’autre en Occident.
Je vous ai écrit tous les deux jours sans faute. Dites-moi, je vous prie, si au moins vous avez reçu la lettre du 9. Autant qu’il m'en souvient, elle n'était pas sans intérêt. Adieu, adieu. G.
35. Val Richer, Jeudi 21 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez aujourd’hui que deux lignes ; je pars dans un moment pour aller passer la journée à quelques lieues d’ici, et je n'ai absolument rien à vous dire. J'attends. On m’écrit de Paris que vous travaillez vivement à Constantinople à renverser Reschid Pacha et à faire arriver à sa place Riza Pacha qui signerait, sans vous rien demander, la note que vous proposez. Vous avez été un moment sur le point d'y réussir. Mais Lord Stratford et M. Delacour ont repris le dessus. Il restera de tout ceci bien du venin maturé. On reparle du sacre. Je crois qu’on n'y renoncera jamais. Je doute qu’on y arrive.
Savez-vous ce que dit le Pape de votre église ? Quelle se conserve à cause du grand froid. J’ai tort de dire votre Eglise, car vous êtes de la mienne.
Adieu, adieu. J’espère que Schlangenbad fera un peu mieux qu'Ems.
36. Val Richer, Vendredi 22 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
7 heures
Je vais demain à Trouville, rendre les visites qui me sont venues de là depuis un mois. Je partirai à 7 heures du matin. J’écris donc aujourd’hui, très ennuyé de n'avoir que demain soir, en revenant, votre lettre qui m’arrivera à onze heures. Je suis frappé de la haine que vous portent les catholiques ardents. L’Univers de ce matin dit en propres termes : " N'oublions jamais que la Russie est la pire ennemie de notre civilisation et de notre foi. " Il a presque oublié sa haine pour l’Angleterre depuis qu’elle vous fait de l'opposition. Autrefois l'hérésie passait pour pire que le schisme. La paix déplaira beaucoup à ce monde là. Elle déplaira à ceux qui souhaitent la chute de l'Empire Ottoman et à ceux qui seraient bien aises de vous voir un peu battus et affaiblis. Ce sont deux petites minorités. L'immense majorité veut la paix et y compte. Si votre Empereur trompait son attente, s’il repoussait les moyens d'accommodement qu’on lui propose, il n’y aurait pas assez de malédictions pour lui. Mais cela ne sera pas. Je me suis étonné de trouver dans une de vos dernières lettres. " Je commence à croire que l'Empereur veut la guerre ; tout est si mûr pour cela ! " Il n’y a rien de mûr du tout. La question Turque ne sera mûre, pour vous, que lorsque vous aurez avec vous, pour la résoudre, toute l'Europe ou au moins une moitié de l'Europe. Avec toute l'Europe contre vous, c’est un fruit vert bien loin d'être mûr. Il est très vrai qu’on ne vous empêcherait pas d'aller à Constantinople. Mais après ? Vous auriez toute l'Europe sur les bras, ou à l'écart de vous. Et comme vous ne pouvez pas plus venir, chez nous que nous chez vous à moins d'avoir l'Allemagne avec vous, la guerre resterait maritime, mauvais jeu pour vous. Si vous avez le concert Européen, ou si vous voulez la révolution Européenne, à la bonne heure, vous pouvez jeter bas la Turquie, sans l’une ou l'autre de ces deux hypothèses, c’est insensé. Vous êtes très puissants pas assez pour avoir toute l’Europe contre vous, les uns par les armes, les autres par la neutralité armée et malveillante. Faites la paix ; cela vaut infiniment mieux pour vous, comme pour tout le monde.
Voilà une pluie énorme. Nous avons eu hier quelques heures de beau temps. On recommence à s'inquiéter un peu de la récolte. Le renchérissement du pain fait grogner Paris. Je doute que les immenses fêtes qu’on prépare pour le 15 août suffisent à le consoler. J’irai y passer deux jours, non pas le 15 août et pour les fêtes, mais le 25, pour la séance de l'Académie où mon fils va recevoir son prix. Et puis, quand vous serez de retour. Avez-vous fixé l’époque ? Combien de temps passerez-vous à Baden. J’ai reçu ce matin une lettre de M. Molé qui me demande si je n’irai pas à Paris, et me presse pour Champlâtreux. Je n'en ferai rien. Je suis trop pressé de ce que je veux finir ici. C’est assez d'être souvent dérangé chez soi et sans en bouger.
Molé ne me dit du reste pas un mot de rien.
Samedi 6 heures
Je me lève, et je vais faire ma toilette. Adieu. Adieu. Il fait un temps superbe. G.
37. Val Richer, Lundi 25 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne m'étonne pas que vous vous soyiez un peu étonné de ne pas trouver dans mon premier langage sur la seconde circulaire de M. de Nesselrode, tout ce que vous y attendiez. C'est ma disposition de voir d’abord, dans les choses l’intention réelle et générale qui est au fond ; la critique des déviations et des fautes vient ensuite. J’ai vu d’abord la paix, puis l'humeur. D'ailleurs, quoique je ne vous dise jamais que ce que je pense, je ne vous dis pas, même de près, tout ce que je pense ; à plus forte raison de loin.
Je ne vous ai pas encore dit d’où est venu, à mon avis, tout l’embarras de votre Empereur dans cette affaire, et ce que je crois qu’il a voulu, au fond. Je vous le dirai quand l'affaire sera finie.
On m'écrit que Kisseleff et Hübner ne doutent pas que l'affaire ne s’arrange d'après les bases convenues en commun à Constantinople. Ils se louent beaucoup de la conduite de l'Empereur Napoléon et de celle de Lord Aberdeen. Autre bruit de Paris, l'Empereur doit aller, vers la fin d'Août, faire une visite à la Reine Victoria à Osborne. On croit très généralement que l'Impératrice est grosse, et que cela l'empêchera d’aller dans les Pyrénées.
Je n'ai vu à Trouville, en fait de gens de ma connaissance, que le chancelier et Mad. de Boigne, M. de Tracy et M. de Neuville. Mad. Roger vient d’y arriver, et elle a loué une maison pour Thiers qui doit y venir, en effet dans les premiers jours d'Août. On avait dit que la Princesse Mathilde avait loué le château de Trouville, et allait y arriver. Il n'en est rien. Le chancelier et Mad. de Boigne sont vraiment très bien, et toujours contents de leur maison sur la plage. Ils sont parvenus à y avoir un jardin vraiment très joli, couvert de fleurs.
Avez-vous connu Sheridan ? Je lis, dans le Galignani d’hier dimanche, un extrait d’un article du Quarterly review, de notre ami Croker, sur le roi George IV et Sheridan, qui m’a intéressé. Je voudrais savoir si ces détails sont vrais. Croker est très favorable à la mémoire de George IV, et toujours prêt à le défendre.
Midi
Votre lettre est bonne. J'en jouis moins vivement que d'autres, y ayant toujours compté. Adieu, adieu. G.
38. Val Richer, Mercredi 27 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vois qu’on commence à craindre que vous ne vouliez trainer en longueur, pour épuiser la Turquie et attendre quelque désordre, Turc ou Grec. Vous auriez grand tort ; vous accroîtriez l'humeur et vous consolideriez l’union des deux Puissances maritimes. Aussi je n'y crois pas. Il est temps d’en finir. Il y a un beau discours de M. Royer Collard en faveur de l'hérédité de la pairie, dont la péroraison commence par ces mots : " Arrêtons-nous, c’est assez de ruines." Ne vous fâchez pas si je dis de l'affaire d'Orient : " C'est assez de fautes."
Le Parlement d'Angleterre se conduit bien ; malgré les impatiences de M. Layard, il n’a été rien fait là qui pût embarrasser le cabinet ni aggraver la question. Lord Aberdeen doit être content. Il aura fait prévaloir la bonne politique dans une circonstance grave. J’ai rarement vu le Parlement si calme au milieu d’une presse si vive. Je vous envie la conversation du Roi de Wurtemberg. Les deux plus charmantes conversations sont celle d’un Roi et celle d’une femme homme d’esprit. Je me suis promis plusieurs fois d'aller sur le Rhin pour y goûter ce plaisir là. Je n'y ai pas encore réussi. Que d’agréables choses dans la vie. auxquelles, on ne réussit pas ! Pour un homme déjà vieux, je me suis donné trop de tâches à finir. Je veux pourtant les finir.
J’ai enfin le soleil depuis trois jours. magnifique ce matin. J'en jouis plus vivement que je ne puis dire. Je me promène sans but, lentement, pas bien loin ; je muse dans mon jardin comme les amateurs de Paris sur les boulevards. Quelque chose me manque pourtant, et me manque beaucoup.
Vous aurez lu l’article de St Marc Girardin dans les Débats d’hier sur l'avenir de la question d'Orient. Spirituel, sa solution ne vous convient pas ; mais vous la lui aurez pardonnée, puisqu’il la traite lui même de roman. Il a raison ; on fait un petit état par transaction et protocole, non par un grand Empire. Cette affaire là ne se videra pas sans coup de canon. Je la crois encore loin.
Midi.
Mon facteur arrive très tard. J’ai trouvé la circulaire de Drouyn de Lhuys bonne en soi et concluante contre vous. Je présume que c’est de la réaction de Thouvenet, plus courte et plus claire que ne serait l’autre. Du reste, il était aisé d'avoir raison des pièces auxquelles on répondait. Adieu, adieu. G.
39. Val Richer, Vendredi 29 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
On m'écrit qu’il y a une véritable intrigue contre Aberdeen, que M. Layard en est l’instrument, et que si votre Empereur ne fait pas ou fait trop attendre l’arrangement pacifique, Aberdeen sera renversé, Palmerston premier ministre, et l'alliance, de guerre conclue entre Paris et Londres. Je ne crois pas au succès de l’intrigue, mais je crois assez à sa réalité. Palmerston doit se considérer comme l'encas de la guerre et prenant ses mesures en conséquences. Aberdeen vient de se prononcer encore bien hautement pour la politique de la paix. Si par votre faute, il ne réussissait pas à la faire prévaloir, il ne pourrait guère et probablement il ne voudrait pas se charger de pratiquer la politique contraire. A Paris, on a toujours été en intimité particulière avec Lord Palmerston et en espérance d’un avenir Européen concerté avec lui. Plus qu'aucun ministre anglais, il s'est montré opposé à l’Autriche en Italie ; il a dit tout haut qu’elle ne pouvait pas conserver la Lombardie, et même Venise ; il a essayé de les lui faire perdre. Je ne vois encore là que des faits isolés, des pierres éparses, mais si la guerre venait. vous verriez toutes ces pierres se rapprocher et se construire en édifice. Ce serait Palmerston qui lierait la question révolutionnaire et le remaniement territorial de l'occident à la question d'Orient ; et de Paris, on ne se refuserait pas à cette chance, quelque paci fique qu’on soit jusqu'ici. L'Empereur Napoléon a à son arc les deux cordes, celle de la paix et celle de la révolution. Si votre Empereur ne veut pas que la corde de la révolution résonne qu’il ne tarde pas trop à faire définitivement prévaloir celle de la paix. La question de savoir s’il s’arrangera avec la Turquie en tête à tête. ou dans une conversation à cinq ne vaut par une cette chance.
Vous ne lirez pas les débats du Parlement, sur les affaires et finances. Mon Galignani m'en apporte un très curieux et très violent entre Lord Aberdeen, Lord Lansdown et le Duc d’Argyle d’une part, Lord Derby, lord Winchelsea, et Lord St Leonards de l'autre, à propos du droit de succession proposé par Gladstone. Querelle entre les aristocrates réformateurs, et les aristocrates conservateurs. Belle querelle. Je crois que cette fois les réformateurs avaient tout-à-fait raison. Aberdeen est très amer dans ces discussions-là, il a traité d'extravagant les assertions de Derby. Il a eu dans sa chambre, une forte majorité. Le bill avait déjà passé dans les communes.
Onze heures et demie
Au moins faut-il que vous vous repensiez à végéter. Je suis bien aise que votre neveu Constantin soit venu vous voir. Si sa conversation n’est pas riche, elle est parfaitement sûre ; grand mérite auquel j’attache beaucoup de prix ; on ne se sent libre, et à l'aise qu’à cette condition. Adieu. Adieu. G.
40. Val Richer, Dimanche 31 juillet 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
On attend tous les jours le dernier mot. Tout le monde y compte. Je ne crois pas le gouvernement anglais embarrassé ; pas plus du moins qu’on ne l'est toujours quand on a sur les bras une grande affaire. Si c’est la paix, Aberdeen triomphera si c’est la guerre, il s'en ira et Palmerston fera la guerre. Ce n’est pas aujourd’hui que je commencerai à y croire.
Piscatory m’écrit qu’il n'y croit pas plus que moi : " On ne peut, dit-il, avoir des doutes à cet égard qu’en songeant à la demie barbarie du terrain où la question est posée. Est-ce qu’il ne pourrait pas se produire là des événements sur lesquels toutes les prudences ne peuvent rien ? Si Colettis vivait, il aurait rêvé. Ses amis m’écrivent de façon à me prouver qu’ils rêvent ; mais dans ce coin-là tout est déjà assez régulier pour que ce ne soit pas dangereux." Avez-vous remarqué une lettre écrite de Paris, le 27 Juillet à l’Indépendance Belge, sur l’attitude et le langage des Russes, officiels et non officiels au sujet de l’attitude respective des puissances dans cette affaire ? Voici une anecdote de Province qui n’a nul rapport à l'Orient. On m’écrit de Rennes qu’il y avait, ces jours derniers, une grande assemblée d’une grande société de charité 600 personnes une centaine d'ecclésiastiques. M. de Falloux y est venu et y a parlé. Point de politique du tout la charité chrétienne se servant des chemins de fer pour soulager la misère humaine et propager la parole divine. Il est parti le jour-même. Quelques heures après son départ, des gendarmes d'abord, pour des sergents de ville sont aller à son logement, ont fait toutes sortes de questions, sur ce qu’il avait dit et fait, sur la route qu’il avait prise & des tracasseries, et des précautions. Cela fait assez de bruit à Rennes. Personne ne comprend pourquoi, et certainement il n’y a pas de quoi.
Autre commérage de Vichy. M. de Montalembert y a rencontré une Mad. Vatin, femme d’un notaire de Paris, fort jolie, dit-on, spirituelle, agréable et coquette. Il a été fort assidu auprès d’elle. C’était l’histoire et l’amusement de Vichy.
Midi.
Je suis bien aise que vous ayez des visites qui vous amusent. Et bien aise aussi que Changarnier soit sensé. Il a une grande valeur (dans les deux sens du mot) il est bon qu’il la garde. Je reçois des lettres de Broglie et autres qui ne m’apprennent rien du tout. Adieu, Adieu. G.
41. Val Richer, Mardi 2 août 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai beau faire ; je ne puis partager vos inquiétudes ; ce serait trop fou et trop faux, et trop contraire à tout le passé. Je comprends qu’on soit impatient à Londres, et qu’on vous l'écrive vivement. J’attends la confirmation des nouvelles du [?]. Il me paraît que tout le monde est réservé avec vous, la Reine des Pays-Bas et le Général Changarnier. J’ai toujours entendu dire que la Reine des Pays Bas était charmante. Je vois qu’elle sait l'être de plus d’une façon, discrète ou expansive, en parlant ou en écoutant. Encore une connaissance, et un plaisir que je vous envie. Il faudrait, en traversant la vie, voir au moins une fois toutes les personnes rares qui la traversent en même temps.
Lisez-vous l'Assemblée nationale ? Outre que sa politique est fort sensée ses lettres parisiennes continuent à être quelquefois drôles. Le Général Gortschakoff y a remplacé le Prince Mentchikoff. C'est bien rare qu’il y ait quelque chose de drôle dans les journaux, le défaut de liberté tue la comédie aussi bien que la tragédie. Je ne puis faire dire à mon petit ami d’aller vous voir ; il n’est pas sur le Rhin, et je ne sais s’il ira cette année. S'il y va, ce ne sera que tard, d'après ce qu’il m’a dit ; vous aurez probablement quitté Schlangenbad. Avez- vous fixé le moment de votre départ, et irez-vous passer quelque temps à Bade, comme vous en aviez le projet ? Décidément, nous n'aurons point d'été ; la pluie, et le froid continuent ; ma fille Pauline, qui était allée prendre quelques bains de mer à Trouville, y a été prise d’une fièvre intermittente qui l’a beaucoup fatiguée ; elle est revenue ici ; la fièvre a été coupée promptement, et ma fille va bien ; mais beaucoup de gens se ressentent de cette mauvaise saison. Les inquiétudes sur la récolte recommencent.
10 heures
Voilà votre N°39 de bonne heure, au contraire de vous à qui la poste arrive tard, ou par du tout. Nous verrons ces jours-ci ce que deviendront vos doutes sur la paix. Je rabâche et je persiste. Il est vrai qu'Aberdeen a peut-être un peu trop étalé la paix ; non pas qu’il en ait trop dit sur ce qu’il la voulait ; mais il n’a peut-être pas assez dit qu’il fallait qu’on la voulût aussi de l'autre côté. On n'a de force complète, que lorsqu’on se montre très décidé dans ce qu’on veut et prêt à ce qu’on ne voudrait pas. Mais je reviens à ce que je vous disais l’autre jour, Aberdeen ne serait pas le Ministre de la guerre. Ce serait Palmerston avec toutes ses conséquences. Adieu, Adieu. G.
Mes amitiés à Marion. Il me semble que je ne lui en ai fait aucune depuis votre départ. Je l’aime pourtant beaucoup.
42. Val Richer, Jeudi 4 août 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai devant moi le plus épais brouillard que j'ai vu depuis longtemps dans un pays où j'en vois beaucoup ; mais c’est un brouillard blanc du matin que le soleil élève et dissipe en une heure, et qui présage une belle journée. Nous en retrouvons quelques unes, mais sans suite et sans sécurité mêlées de mal et précaires, comme tous les biens de la vie.
Je ne suis pas inquiet comme vous ; je suis pourtant moins tranquille que je ne l’ai été jusqu'ici. La question primitive et turque me paraît arrangée ; vous demandez moins que vous ne vouliez d'abord ; la Porte dira ce que vous voulez ; vous lui répondrez comme elle vous le demande ; il n’y a là plus d’embarras. Mais il y en a maintenant entre l'Europe et vous ; un gros et un petit. Le gros tient à la position isolée que vous travaillez à reprendre envers la Porte ; le petit a été créé par les circulaires de M. de Nesselrode. Une question de vieille politique et une question d’amour propre récent. J'espère bien, ou plutôt je compte que ni l’une, ni l’autre n’amènera la guerre ; mais je ne vois pas encore comment on les arrangera l’une et l'autre, à la quasi satisfaction des partis intéressés, condition nécessaire de tout arrangement. Il faudra bien qu’on en vienne à bout. Quand ce sera fait, je me donnerai le plaisir de vous dire ce que, depuis longtemps, j’ai à vous dire, et je ne vous dis pas.
Je vois que vous aussi vous faites parader vos flottes dans la Baltique comme dans la mer noire. Est-ce bien utile et de bien bon goût ? Cela me fait un peu le même effet que le camp de Chobham en Angleterre, un joujou rare et fragile dont on s'amuse. En général, il ne faut pas se mettre beaucoup en avant par le côté où l’on n'est pas le premier. Il paraît que notre ami Aberdeen a couru un véritable danger. Les cabs font bien du bruit à Londres. Je ne leur aurais jamais pardonné s'ils lui avaient fait vraiment mal, car je l’aime toujours beaucoup malgré son silence que je comprends. Plus on aurait envie de causer à coeur ouvert, moins on parle quand on ne le peut pas.
Avez-vous fait quelque attention, dans le Galignani, aux articles tirés d’un nouveau journal Anglais, the Press, qui me paraît se consacrer à la cause de l'Aristocratie territoriale, intelligente et libérale, de l'Angleterre ? Je viens d'en lire un, sur l’Angleterre, la Russie et les Etats-Unis, qui est très spirituel et très politique. Je voudrais bien que cette cause-là, qui est la bonne, fût bien défendue ; elle l'est bien faiblement depuis longtemps.
Je vous quitte pour faire ma toilette. Je pars ce matin à 10 heures, pour une course de campagne qui me prendra la journée. Je fais plus de ces courses-là que je ne voudrais. Mon gendre Conrad cherche à acheter une petite terre dans ce pays-ci, et il me demande d'aller voir tout ce qu’on lui propose. J’espère que ce sera bientôt fini. Pauline est encore un peu souffrante, plus de fièvre, mais une névralgie douloureuse, et qui l'abat.
10 heures
Adieu, adieu. Je pars sans que mon facteur soit arrivé, ce qui est toujours un grand ennui. G.
43. Val Richer, Samedi 6 août 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Merci de la lettre de M. de [Meyendorff] qui m’a beaucoup intéressée. Je suis charmé que les miennes l’intéressent un peu. J’aimerais bien mieux causer avec lui. Je lui dirais que je n'ai jamais pensé à un protectorat collectif des Chrétiens en Turquie. J'en sais, comme lui, l'impossibilité pratique. Ce qui me paraissait praticable, c'était que votre Empereur, puisque on regardait un engagement de la Porte envers lui comme attentatoire à l’indépendance Ottomane, proposât lui-même que la Porte prit le même engagement, non plus envers lui seul, mais envers toutes les Puissances Chrétiennes, laissant chacune de ces Puissances protéger ensuite, pour son compte, ses propres dieux Chrétiens, l’une les Grecs, l'autre les Catholiques, l'autre les Protestants &
Mon idée n'était qu’un expédient pour sortir de la difficulté du moment par une porte qui ne fût plus seulement Grecque et Russe, mais Chrétienne et Européenne, qui fût par conséquent plus grande pour votre Empereur et unobjectionable pour les autres. Ce sont les situations prises qui décident. des affaires je voyais là une bonne situation à prendre, bonne pour la dignité et pour la solution. Voilà tout. Cela ne signifie plus rien aujourd’hui. Le sultan a beau se griser et traîner. L'affaire finira bientôt puisque tout le monde veut, qu'elle finisse. Les embarras ne sont des périls que lorsqu’il y a des puissants qui veulent en faire des périls.
Vous ne lisez probablement pas les récits de la révolution de Chine. S'ils sont vrais il y aura bientôt là, pour l'Europe, de nouveaux Chrétiens à protéger. Seront-ils Grecs, Catholiques ou Protestants ? Je crois que vous avez une mission religieuse à Pettiny. Du reste, ces Chrétiens chinois, orthodoxes ou non, me paraissent en train de se bien protéger eux-mêmes. Convaincu, comme je le suis, que le monde entier est destiné à devenir Chrétien, je serais bien aise de lui voir faire, de mon vivant, ce grand pas.
Avez-vous des nouvelles de la grande Duchesse Marie ? Le voyage de la grande Duchesse Olga en Angleterre est-il déterminé par la santé de sa sœur ? Dieu veuille épargner à votre Empereur cette affreuse épreuve ! Il m’arrive le contraire de ce qui arrive, dit-on, ordinairement ; je deviens en vieillissant, plus sympathique pour les douleurs des autres ; mes propres souvenirs me font trembler pour eux comme pour moi-même.
Je voudrais vous envoyer un peu du beau temps que nous avons depuis quelques jours ; très beau, mais pas chaud. C'est le vent du Nord avec le soleil. Nous n'aurons décidément point d'été. Vous ne me dites rien de l'effet de vos bains ; mais à en juger par l’air de votre silence, Schlangenbad vaut mieux qu'Ems.
Changarnier parle en effet trop de lui. Mais quand vous n'avez rien à faire des gens, vous ne savez pas assez les prendre par le bon côté, et mettre à profit ce qu’ils ont tout en voyant ce qui leur manque. Vous vous ennuyez trop de l'imperfection dès qu’elle ne vous est bonne à rien.
Adieu, adieu. Je ne fermerai ma lettre que quand mon facteur sera venu ; mais il ne m’apportera probablement rien à y ajouter. Adieu.
Mots-clés : Âge, Aristocratie, Autoportrait, Circulation épistolaire, Conditions matérielles de la correspondance, Femme (santé), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Internationale), Politique (Russie), Politique (Turquie), Portrait, Portrait (Dorothée), Religion, Réseau social et politique, Santé (Dorothée)
44. Val Richer, Lundi 8 août 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Comme société, Schlangenbad vous traite mieux qu'Ems. Je suis charmé qu'au moins vous n'ayez pas d’ennui. Je connais le prince Bibesco, un Valaque libéral. Ce que vous me dites du Prince Emile de Hesse me donne envie de le connaître. A vrai dire, il n’y a qu’un homme en Europe avec qui j’ai sérieusement envie de causer, c’est votre Empereur. Cela ne m’arrivera probablement jamais.
Il paraît qu’on fait à Paris des préparatifs énormes pour le 15, et qu’il y va un monde énorme. Vous perdez un beau coup d’oeil de vos fenêtres. Des bâtiments et des fêtes, c’est là ce qui remplace pour nous, le panem et circenses de l'Empire romain. J’ai beau être triste et inquiet je suis convaincu que nous n'en sommes pas à l'Empire romain. Je ne crois point à la décadence de mon temps. C’est un temps très nouveau, nouveau jusqu'à l’inconnu, non pas un temps usé. Il sortira je ne sais pas quoi de tout ce que nous avons vu, mais il en sortira quelque chose de grand. Recevez-vous le Constitutionnel et le Pays, les deux journaux impériaux ? Je suis assez frappé de leur dissidence sur la question de la paix. Est-ce la politique ou la prévoyance au gouvernement qui est indécise ? On dirait qu’il veut avoir marché dans les deux routes, et se trouver au point où l'on arrivera, quel qu’il soit.
Je ne comprends pas bien ce qui fait tant de bruit à Londres, les ordres du Prince Gortschakoff aux hospodars sur leurs relations avec la Porte ; est-ce une simple conséquence de l'occupation ou une mesure d'avenir ? ces petites complications successives, et qui restent quelque temps inexpliqués, aggravent la difficulté de la situation ; il me semble qu'elles pourraient être évitées, soit en faisant moins, soit en disant d'avantage, et d'avance. Je fais comme vous je vous quitte n'ayant rien de plus à vous dire. Je fais encore une course aujourd’hui pour voir des terres ; mon avant dernière, j’espère.
Adieu, Adieu.
Hélas, les médecins sont des imbéciles comme tout le monde ; ils ne sont ni infaillibles, ni tout puissants.
45. Val Richer, Mardi 9 août 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
3 heures
Il se peut fort bien que votre Empereur ait eu raison de penser à la Russie plus qu’à l'Europe. Je ne suis pas juge du cas particulier ; mais en thèse générale, on a toujours raison de se préoccuper du dedans plus que du dehors. Le pauvre roi Louis-Philippe se préoccupait infiniment du dedans ; à ce point qu’il en désespérait. Il a certainement en grand tort de faiblir le 22 février, et cette faiblesse a été la cause prochaine de sa chute ; mais il a été de tous, le moins surpris de ce qui lui est arrivé, tant, il en connaissait les causes générales et lointaines, et les regardait comme irrésistibles. Deux dispositions parfaitement contradictoires s'alliaient en lui ; dans l’ensemble, il était sans espérance, sans confiance, convaincu qu’il ne réussirait pas à fonder sa monarchie, que la France était vouée à l’anarchie et à la révolution dans chaque occasion particulière, quand le jour du péril venait, il était imprévoyant et sanguin, convaincu qu’avec un peu d'adresse, de souplesse et de patience. Il reviendrait sur l'eau et se relèverait après avoir plié, les deux dispositions ont également contribué à le perdre ; il a vu à la fois trop en noir et trop en beau ; il a trop désespèré du présent et trop espéré de l'avenir. On pouvait très bien résister en Février 1848, il ne l’a pas cru. Il a cru qu’il reviendrait du renvoi de son cabinet et même de son abdication ; et cela ne se pouvait pas. Il avait cela, et seulement cela, de commun avec Louis XI qu'il faisait beaucoup de fautes, et qu’il excellait. à s'en tirer, et qu’il espérait toujours avoir le temps de s’en tirer. Le temps lui a manqué pour se tirer de la dernière. Le chagrin a été pour plus de moitié dans sa mort. Le désespoir de votre N°43 est mal tombé, ce matin, après les quatre lignes du Moniteur d'hier. Vous aurez certainement eu directement l’avis de l'adhésion de votre Empereur à la proposition combinée à Vienne ? Je tiens pour impossible que le sultan n’y adhère pas aussi. Je suis donc de l’avis du Moniteur, et de la Bourse Je regarde l'affaire comme finie. Vous vous serez beaucoup tourmentée en pure perte. A part l’intérêt Européen, je suis charmé que vous voyez un terme de vos inquiétudes.
Mercredi 10 9 heures
Il me revient que Kisseleff est très content, et qu'on est très content de lui à Paris. Son attitude. et son langage, pendant toute cette crise, ont été très fermes et très tranquilles. C'est Morny qui a renversé M. de Maupas, et fait supprimer le ministre de la police. Il s'est allié pour cela avec Persigny. L'Empereur Napoléon est content de Drouyn de Lhuys et du mélange de pacifique et de guerrier qu’il a mis dans ses conversations et dans ses pièces. Bon pour tous les en cas. M. d’Hautpoul a obtenu la permission de recommencer à se promener, en mer avec son yacht de Trouville.
Mad. la Duchesse d'Orléans confie M. le comte de Paris à Paul de Ségur pour aller faire un tour en Irlande. Adieu, adieu. J'espère que demain le facteur m’apportera votre tranquillité au lieu de votre désespoir.
Par grand hasard, j’ai reçu hier une lettre de Massi ; on me dit : " La paix jusqu'ici n’est pas troublée par l'occupation ; les troupes russes observent la plus exacte discipline et payent tout ce qu'elles consomment.” Adieu. G.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Bonaparte, Charles-Louis-Napoléon (1808-1873), Diplomatie (Russie), Empire (France), Famille royale (France), Histoire (France), Louis-Philippe 1er, Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Analyse), Politique (France), Politique (Russie), Politique (Turquie), Portrait, Relation François-Dorothée (Politique), Révolution
47. Val Richer, Dimanche 14 août 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous avez raison ; mon impression sur les promenades de votre flotte dans la Batique et sur le camp de Chobham n'était pas fondée. Au fait, rien n’est plus naturel. Je ne doute pas que si la Porte se refusait à accepter la note de Vienne, la France et l'Angleterre ne lui retirassent leur appui. Il n’y aurait pas moyen de faire autrement. Mais je suis convaincu qu’on n'en viendra pas là. Il paraît que la vivacité du public anglais sur cette affaire était réelle et qu’elle avait gagné même les gros marchands de la Cité. Un de mes amis m’écrit en sortant de chez Samuel Gurney “ J’ai remarqué avec assez de surprise que le pacifique Duché partageait le sentiment d'impatience et d’irritation qu'inspire généralement ici la politique russe ; on est peut-être plus animé sur la question d'Orient à Manchester et à Birmingham qu'au camp de Chobham." On n'en sera pas moins fort aise de pouvoir se calmer.” Je viens de lire les détails de la Revue de Spithead. Ce devait être beau. Je vois que votre grande Duchesse Olga y était. C’est de bon goût. Tout le monde aime la paix aujourd’hui les rois comme les peuples ; la guerre dérangerait tout le monde.
Adieu.
Je n'ai vraiment rien à vous dire. M. Mallac me disait l'autre jour, à propos de l'Assemblée nationale : " Que deviendrons- nous maintenant et de quoi parlerons-nous, la question d'Orient terminée ? : " Nous n'aurions pas le même embarras si nous causions, mais de loin, le cercle est plus restreint. Barante va venir à Paris pour les couches de sa belle fille. Il viendra me voir ici. Duchâtel part demain pour le Médoc. Le Duc de Broglie est à Broglie. Molé au Marais. Je ne trouverai personne, à Paris la semaine prochaine. Quelques personnes y viendront pour la séance de l'Académie. J'en repartirai le lendemain. On dit qu’il faut lire les Mémoires de la baronne d'Oberkirch. Adieu. J'espère que vous avez votre fils. G.
48. Val Richer, Mardi 16 août 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Puisque votre fils trouve Schlangenbad charmant et que votre santé s'en trouve, sinon beaucoup mieux, du moins pas plus mal. Vous avez raison d'y rester encore. Le changement sans rien savoir pourquoi, est un grand ennui. Nous aurons, sans doute avant la clôture, un grand exposé de l'affaire Turque dans le Parlement ; Lord John l’a promis. Il n’y sera pas embarrassé ; le cabinet Anglais a bien conduit sa barque ; il a maintenu la paix, en se montrant prêt à faire la guerre ; il a protégé efficacement la Turquie et rallié à lui la France sans se mettre à leur disposition. C'est de la bonne politique de temporisation et d’ajournement des questions. Personne aujourd’hui n'est en état, ni en goût d'avoir une politique qui les décida. Vous me dites que les Russes de Paris trouvent qu'après tout, et au prix de votre bonne réputation en Europe, vous avez fort avancé vous affaires ; je ne connais pas assez bien les faits pour en bien juger ; mais si cela est, soyez contents aussi ; tout le monde le sera. La Turquie l'est certainement autant que peut l'être un mourant qui n’est n'est pas mort, et pour la France, on dit qu’elle l'est beaucoup. Le public l'est car il voulait la paix, et il sait gré au gouvernement de l'avoir maintenue. Le gouvernement a de quoi l'être, car il a sa part dans le succès pacifique, et il s'est mis fort bien avec l'Angleterre. L’est-il bien réellement, au fond de l'âme ? J'en doute un peu. Mon instinct est que l'Empereur Napoléon aurait préféré l’union belligérante avec l’Angleterre, le Ministère de Lord Palmerston et toutes les chances de cet avenir-là. Je penche à croire que c’est là le but que, de loin et sans bruit, il poursuivait. Mais il ne s'y est pas compromis ; et ce n’est pas un échec pour lui de ne l'avoir pas atteint. Il peut donc se féliciter aussi. J’ai rarement vu une affaire où tout le monde ait été si embarrassé pour être, à la fin, si satisfait.
Je ne pense pas que l'Empereur Napoléon, se soit fait, dans le public, le même bien par le Rapport qu’il s’est fait faire pour montrer en perspective huit ou dix millions à payer en vertu du testament de son oncle. C'est se donner un gros embarras pour une nécessité bien peu pressante. Il y a assez de questions vivantes ; pourquoi exhumer les mortes ?
10 heures
Voilà votre N°46. Je ne partage pas du tout les soupçons de lord Greville à l'endroit des Principautés. Vous êtes entrés nécessairement. pour couvrir vos concessions sur vos premières demandes à Constantinople ; vous vous en irez loyalement. Question d’honneur dans l’un et l'autre cas. Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Bonaparte, Charles-Louis-Napoléon (1808-1873), Diplomatie (France-Angleterre), Enfants (Benckendorff), Napoléon 1 (1769-1821 ; empereur des Français), Opinion publique, Politique (Analyse), Politique (Angleterre), Politique (Internationale), Politique (Russie), Politique (Turquie), Santé (Dorothée)
50. Paris , Vendredi 19 août 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
La séance de l'Académie. Française a eu lieu huit jours plutôt que je ne pensais. Je suis arrivé hier matin pour y assister. Je repars demain. Il n’y a absolument personne ici. De mes amis ; Dumon seul.
Je trouve le public très rassuré ; et pourtant il court de mauvais bruits sur les Principautés ; on doute de la prompte évacuation. Je me soucie peu des bruits ; mais je suis frappé du débat du Parlement surtout, du discours de Palmerston. Il n’a jamais été si Turc, jamais si décidé à la guerre pour l'indépendance de la Turquie, jamais si confiant dans les moyens de résistance de la Porte et dans l'efficacité de l'alliance Anglo-française pour la soutenir. Ici, le langage et toutes les démonstrations du gouvernement sont archi pacifiques, et font regarder l'affaire comme terminée. Je sais qu’au ministère de la guerre, on n’a pas douté un moment de la paix et qu’on n’a fait aucun préparatif pour une autre chance. Mais je persiste à croire qu’on aurait accepté et qu’on accepterait volontiers cette autre chance, et que la sympathie est toujours grande pour Palmerston.
Mad. de Hatzfeld est la seule ressource du petit nombre d’âmes politiques en peine qui errent encore à Paris. Elle reçoit les jeudi et lundi. Je passerai à sa porte ce matin. Je ne la trouverai probablement pas. Il fait très beau. Tout le monde se promène. La fête du 15 a été très brillante. Paris était plein d'étrangers. Il se vide. J’ai vu Mad. de Boigne en passant à Trouville. La mort de sa belle-soeur a été pour elle un vrai chagrin, autant qu'elle peut avoir un chagrin. Mad. d'Osmond est morte tout à coup, par une pression du cœur sur les poumons ; elle a été asphyxiée. Sa fille, la Duchesse de Maillé, venait de la quitter ; on a couru après elle, sur le Boulevard. Elle est revenue en courant ; sa mère était morte. Mad. de Boigne attend ces jours-ci à Trouville toute sa famille.
On s'amuse beaucoup à la cour. La Reine Christine y est en grande faveur et fait ce qu’il faut pour être en faveur. On parle du mariage d’une de ses filles avec le Prince Napoléon. On reparle aussi du sacre et du Pape. En attendant l'Impératrice a de grands succès au jeu du ballon, en plein air. Adieu. Ce n’est pas la peine de venir à Paris pour n'y apprendre que cela. Aussi n’y suis-je pas venue pour rien apprendre. Adieu. G.
51. Val Richer , Lundi 22 août 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Onze heures
Je vous écris sur le champ à Francfort, comme vous le désirez, mais sans espérer que ma lettre y arrive à temps, si vous quittez Schlangenbad le 23, c’est-à-dire demain. Je suis revenu ici hier matin. Certainement, si je n'étais allé à Paris que le 25, je vous y aurais attendue, le 26, le 27, et même plus tard ; j’aurais mieux aimé attendre trois ou quatre jours que refaire 95 lieues. Mais huit ou dix jours d'attente sans certitude, c'était trop ; j’ai mieux aimé revenir. Je retournerai vous voir du 10 au 15 septembre, et je vous donnerai plus de temps qu'à l’Académie car je ne lui ai donné que deux jours. Qu'il y a de temps que nous n'avons causé ! Si je croyais que ma lettre vous trouvât encore à Francfort, je vous raconterai mes conversations de Vendredi à Paris ; J’ai vu Molé, Hatzfeld, Hübner. Mais ceci ne vous rejoindra qu’à Paris ; ce n’est pas la peine, ce serait du trop vieux.
J’ai passé chez Kisseleff sans le trouver. Adieu, adieu.
Je me promets de vous trouver, non pas engraissée, mais rassurée. En dépit de tous les embarras, la mauvaise affaire tire à sa fin.
Je raisonne toujours dans l'hypothèse que vous avez, comme tout le monde, envie qu’elle finisse. Car si vous n'en aviez pas envie, les prétextes ne vous manqueraient pas pour la faire durer. Mais il serait bien clair alors qu'elle ne durerait que parce que vous le voudriez. Adieu. G.
52. Val Richer , Vendredi 26 août 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vous écris à Paris où je suppose que vous arriverez demain. Je vous ai écrit à Francfort d’où l’on vous renverra ma lettre si vous y avez passé trop tôt pour l'avoir, ce qui me paraît probable. Je ne reviens pas sur ce que je vous disais. Il aurait fallu vous attendre trop longtemps. J’aime mieux refaire 95 lieues que perdre huit jours. J’irai vous voir du 10 au 15 septembre. J’attends deux visites dans les premiers jours de septembre. Certainement je causerai plus longtemps avec vous qu’avec l'Académie. J’ai grande envie de vous voir et de causer. La personne d'abord, puis la conversation. Ce serait charmant que nous fussions toujours du même avis ; la sympathie vaut mieux que la dispute ; mais là, où le premier plaisir n'est pas, le second à encore son prix. Je suis fort aise que vous soyiez content, à Pétersbourg de votre sortie de l'affaire Turque. Je ne pense pas qu’on soit mécontent à Londres et je crois que, s’il n’y avait point eu d'Angleterre, ou si elle ne s'en était pas mêlée, vous seriez encore plus contents. C'est elle qui vous a empêchés de faire toute votre volonté. Là est son succès, quelles qu'aient été ses fautes. La politique extérieure Anglaise fait beaucoup de fautes de détail, car elle ignore beaucoup, tant le continent lui est étranger, et elle est pleine de transformations brusques, et de soubresauts, comme il arrive dans les pays libres ; mais en gros et dans l’ensemble des choses, le bon sens et la vigueur y sont toujours et la mènent au but. Quant à l'affaire elle-même, comme je ne m'en suis jamais inquiété, j'en attends très patiemment à la dernière fin. J’ai reçu hier des nouvelles de Barante qui ne me paraît pas s'être inquiété non plus.
Le mariage de l'Empereur d’Autriche était très inattendu. En Normandie du moins. Je ne suppose pas qu’il y ait là aucun goût personnel. C’est un lien de plus avec la Bavière que l’Autriche tient toujours beaucoup à se bien assurer, comme son plus gros satellite en Allemagne. Les Belges me paraissent ravis de leur Duchesse de Brabant. L’Autriche aura toujours bien à faire avec les deux boulets rouges qu’elle traine ; mais elle se relève bien tout en les traînant. Je voudrais connaître un peu au juste son état intérieur. J’entends là dessus bien des choses contradictoires.
On m’a dit à Paris que le travail pour faire venir le Pape avait sérieusement recommencé. On vous le dira sans doute aussi. En France, dans les masses, certainement l'Impératrice est populaire ; on aime mieux la beauté, et le roman que la politique, on s'y connaît mieux. Je suis venu, samedi de Paris à Rouen par un train qui précédait d’un quart d'heure celui qui devait mener le ménage impérial à Dieppe. Toute, la population était en l’air pour les voir passer ; et ce n'était pas de la pure curiosité ; il s'y mêlait de l’intérêt.
Onze heures 1/2
Voilà mon facteur et n'en à ajouter. Adieu, adieu.G.