Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°135. Jeudi 20 sept. 7 heures

Je n’espérais pas de lettre hier ; et pourtant, quand elle m’a manqué, il m’a semblé que mon mal recommençait. Je vous dis, je vous répète que vous ne savez pas combien je vous aime. Que ne donnerais- je pas pour que vous eussiez vu ce qui s’est passé dans mon cœur huit jours, quinze jours avant le n°127 ? Par nature, quand j’aime je suis faible, très faible avec ce que j’aime et avec moi-même. Je délibère, j’hésite, je recule avant de résister comme d’autres avant de céder. Il me faut les motifs les plus évidents, les plus impérieux. Et quand ma raison, qui reste libre, a reconnu la nécessité, personne ne sait ce qu’il m’en coûte d’obéir à la nécessité et à la raison. Et quand il faut que vous en souffriez, vous que j’aime tant ! Dearest, je vous ai vu souffrir ; je sais ce que c’est que votre abandon à la douleur, votre angoisse, votre désespoir. Pardonnez-moi, Pardonnez-moi. Hélas, je ne puis pas vous promettre de ne vous faire jamais souffrir, pas plus que vous ne pouvez me promettre de ne jamais blesser mon insatiable exigence, de me donner toute votre vie. Mais je vous aime tant, je vous aimerai tant ! De loin, de près ! Et près de vous, je serai si heureux, je vous rendrai si heureuse. Vous vous en souvenez, n’est-ce pas de ces heures charmantes que nous avons si souvent passées ensemble si animées et si douces, si confiantes, rapides à ce point que nous ne les voyons pas passer et pourtant pleines comme une vie, et laissant des traces si profondes ! Vous me les rendrez, je vous les rendrai ; et quand nous les aurons retrouvées, quand je vous aurai là, devant moi, près de vous, il n’y aura plus pour nous de chagrin passé, ni de chagrin à venir. Nous n’aurons ni mémoire, ni prévoyance, comme des enfants, de vrais enfants, car le mal reviendra ; ce qui nous manque, nous manquera encore souvent. Il n’est que trop vrai qu’il nous manque beaucoup, beaucoup ?

10 heures
Oui, oui, je vous aimerai toujours, immensément, à combler, à dépasser votre plus insatiable ambition. Moi aussi, en ouvrant votre lettre excellente, charmante, j’ai poussé un soupir de délivrance. Moi aussi, je suis heureux bien heureux. Dearest, je l’ai été avant vous ; j’ai été soulagé avant vous. C’est là mon remord. Vous me pardonnez, n’est-ce pas ? Non, nous ne nous connaissions pas ; nous ne nous connaîtrons jamais, jamais assez pour que notre sécurité soit complète. Il n’y a de sécurité complète que dans un bonheur complet. Comment n’aurions-nous jamais un mauvais jour, une pensée triste une inquiétude amère ? Sommes-nous toujours ensemble ? Pouvons-nous à chaque instant, sur la moindre occasion, nous délivrer l’un l’autre, par un mot, par un regard, de ces nuages qui passent, de ces poids secrets qui tombent tout à coup sur le cœur ? Mais n’importe ; nous sommes, bien heureux ; nous serons bien heureux. Nous nous aimerons encore plus que nous ne serons heureux. Adieu. Adieu. Que de choses, j’ai encore à vous dire ! Oui, c’est une longue, longue histoire. Adieu. Je vous aime ; je vous aime comme le dit le petit papier dans le petit sachet noir. Adieu. G. Mad de Broglie est un peu mieux, c’est-à-dire un peu moins mal. Je viens de recevoir des nouvelles jusqu’à hier midi. Ils sont toujours bien inquiets. Cependant il y a plutôt du mieux. On me dit : " La nuit a été plus tranquille qu’aucune des précédentes depuis que la maladie a pris un caractère de gravité. La matinée commence bien. "

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°137 Vendredi soir 21, 9 heures

Notre promenade a duré près de six heures, plus de deux heures en voiture, et de trois à pied. Nous avons été de vallée en colline et de colline en vallée, la mer à l’horizon, sous un beau soleil, au milieu d’un beau pays bien boisé, bien cultivé, toujours en présence d’une nature très riante et d’une civilisation très active. Mais sous nos pieds la nature la plus sale et la civilisation la plus grossière qui se puissent imaginer ; des chemins abominables, ou pas de chemin du tout, ce qui valait mieux. Pourtant vous êtes venue là, vous ne m’avez pas quitté ? Quand j’ai vu cette boue, ces trous, ces pierres, je n’ai pas souffert que vos pieds y touchassent ; je vous ai prise dans mes bras, je vous ai portée. Vous étiez bien près de moi, toute appuyée sur moi, les yeux tournés vers moi quelque fois les retournant pour regarder le paysage, puis me les rendant doux et heureux.
Nous avons cheminé, ainsi très agréablement. Mes compagnons, qui n’avaient pas le cœur aussi joyeux, ne marchaient pas aussi légèrement que moi ; ils tâtonnaient, bronchaient. M. Rossi est tombé, Mad. de Meulan est tombée. Ils sont là bas, dans le salon à jouer aux échecs. Moi, j’ai joué une partie de trictrac avec M. Duvergier de Hauranne et je vous reviens, car vous ne jouez pas au trictrac. Je vous répète que Lady Granville a raison, et que M. de Lieven a reçu permission ou plutôt ordre de vous écrire. Pour combien de temps, combien de fois ? Je n’en sais rien.
Avez-vous lu les romans d’Anne Radcliff, les statues immobiles, inanimées, qui sont sur votre chemin et vous empêchent absolument de passer ? Tout à coup vous découvrez un bouton, vous le pressez, la statue se meut, vous ouvre le chemin vous transporte même et vous sert. Il y a un bouton à presser. Vous le savez.
Que signifie, cette arrivée à Weimar des Grandes Duchesses aînées ? Est-ce qu’il y a un ou deux mariages arrangés, à Munich ou ailleurs ? On me disait ces jours-ci que le Prince royal de Bavière était marié en secret, qu’il se défendait par là contre tout ce qu’on voulait faire de lui. Y a-t-il quelque chose de vrai ? Je suis charmé que Marie soit partie. Le conseil de vos amies est bon. Cette manière envers vous n’est pas tenable. Si elle en peut changer, il faut qu’elle en change. Si elle ne peut pas, à plus forte raison. J’ai une vraie pitié de cette jeune fille. Si elle eût eu de l’esprit, et le cœur à la fois un peu vif et sensé, elle se fût si bien trouvée de vous et près de vous ! Elle se fût trouvée trop bien. Quand vous l’auriez mariée, il lui aurait fallu descendre. Décidément sa position est triste. Ce qu’elle aurait de mieux à faire, ce serait de retourner dans son pays, d’épouser un bon gros gentilhomme Allemand et de ne plus penser à tout ce qu’elle a vu et entendu sous votre toit.
Je n’avais plus pensé que les Holland étaient à Paris. Parlez- leur de moi, je vous prie. Lady Holland a été très bonne pour moi. Dites-lui que je regrette beaucoup de ne pas la voir et que je la prie de me garder, malgré cela ses bontés. Partent-ils, bientôt ? Vous m’avez dit que vous m’enverriez une lettre de Lady Clanricarde. Que devient M. Ellice ? Est-il vrai, comme je le vois dans les journaux, que Lord Durham ait déclaré qu’il resterait au Canada. J’ai peine à me figurer que je ne reverrai pas Lady Elisabeth Harcourt. Il faut que je redescende. La partie d’échec doit être finie.

Samedi 7 heures et demie
J’ai ici un petit jeune homme de 16 ou 17 ans du midi, un peu de mes parents, qui achève ses études au Collège Louis le Grand et que j’ai fait venir pour ses vacances. Henriette l’a pris sous sa protection. Hier deux heures avant que nous ne montassions en voiture pour notre promenade, elle est venue me dire tout bas : " Mon père, j’ai engagé Favié à aller à la promenade avec vous. Il dit que cela lui fera plaisir. " Je lui ai représenté qu’il fallait songer au plaisir de tout le monde, que Favié était un enfant dont la société amuserait peu les grandes personnes pour qui la promenade, se ferait qu’elle avait eu tort de l’engager sans m’en parler et Favié n’est pas venue. Mais je l’ai embrassée de bon cœur. J’aime des créatures qui s’occupent des autres et ne craignent pas d’agir par elles-mêmes, de prendre sous leur responsabilité pour obliger ou faire plaisir. Henriette sera une maîtresse de maison très attentive et très aimable et très décidée. Du reste, elle m’a fort bien compris.

10 heures
Pour Dieu, ne soyez pas malade. La lettre de ce matin me laisse tout à fait triste. Voici un triste bulletin de Mad de Broglie : " L’Etat ne s’est point amélioré. La journée d’hier avait été moins agitée ; mais la nuit l’a été davantage. La fièvre est forte. Les médecins ne voient point de nouveaux symptômes ; mais ceux qui s’étaient déjà montrés ne cèdent point. Onze heures. Le calme se rétablit." Adieu. Adieu. Soignez-vous. Il faut que je mette une enveloppe sous l’enveloppe. On ne fait plus que du papier transparent. Je ne crois pas que le principe de la publicité doit aller jusque là. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°138 Dimanche 23, 6 heures

J’ai mal dormi. Je me lève ennuyé de ne pas dormir. Je ne veux pas que vous soyez malade. J’ai peur que la pauvre Duchesse de Broglie ne le soit beaucoup, beaucoup. Les spasmes se sont emparés d’elle. C’est son mal habituel même en santé. Elle a toujours passé la nuit à rêver, à s’agiter, assiégée par le cauchemar, et plus fatiguée, en se réveillant qu’en se couchant. Il parait qu’elle est dans un état nerveux déplorable. Le mal violent est venu à la suite d’une imprudence qu’elle a faite, il y a quinze jours se croyant débarrassée d’une petite fièvre de rhume. Elle avait faim ; elle a mangé du poulet. Cela a déterminé des accidents intestinaux qui ont bouleversé toute sa personne. On dit que, dans les meilleures chances la maladie durera au moins 40 jours. J’ai horreur de ces longues maladies, qui ne sont pas domptées dans la première semaine. Ni la force de celui qui souffre, ni la science de celui qui veut guérir, ne suffisent à une si longue carrière. Je les ai tant vues s’épuiser l’une et l’autre !
Quel abyme entre ce que nous souhaitons, et ce que nous pouvons entre l’énergie de nos sentiments et la misère de nos moyens. Je l’ai vu cet abyme ; j’y suis tombé. Je n’y puis croire. Il me semble impossible, absolument impossible que des affections si profondes, des vœux si ardents, toute l’âme attachée à une seule pensée à un seul effort, n’aient qu’une si pauvre puissance. Toute ma nature se refuse à cette cruelle conviction. Et quand je la sens venir, quand je me vois au terme du savoir et du pouvoir humain, je fais comme les plus simples, je me réfugie dans la prière, cette tentative d’attirer, par un désir immense et vrai, la force de Dieu au secours de notre faiblesse. Je ne sais ce que peut la prière ; je ne prétends pas entendre la réponse de Dieu à ce cri de l’homme. Mais que Dieu n’écoute pas, que le cri de l’homme se perde dans l’air comme le bruit du vent, que notre âme ne puisse, en faveur de ceux qu’elle aime infiniment, rien de plus que ce qui se voit ici bas, je ne le crois point, je ne le croirai jamais. Et je prierai toujours, dût ma prière échouer toujours. Je puis me soumettre aux plus terribles volontés de Dieu, non à la certitude de mon impuissance après de lui, et j’aime bien marcher dans les plus épaisses ténèbres que rester immobile avec désespoir, sûr qu’il n’y a aucun moyen d’arriver.

9 heures
Je vous ai quittée. J’étais trop triste. Avec vous, je me défends de ma tristesse. Je crains pour vous la contagion. Pardonnez moi quand je me laisse aller. Je vous aime beaucoup, & je le sens au moins autant quand je suis triste que dans mes meilleurs moments. Votre grand Duc va-t-il décidément mieux ? N’a-t-on plus de crainte ? Savez-vous qu’il est fort connu que c’est la brutale imprévoyance de son père qui a failli le tuer ? Les hôtes que j’ai ici me le disaient hier ; et ils ne le tenaient pas du tout de moi. Ils me quittent aujourd’hui, M. Duvergier de Hauranne ce matin. M. Rossi ce soir. Mes nouvelles sont que le Ministère est de nouveau sérieusement inquiet de la Suisse. Louis Buonaparte ne s’en ira pas. Le parti radical suisse et Français, avec lequel, il est en intelligence, lui défend de s’en aller. Et puis, il est sot au-delà de tout ce qui se peut imaginer. Il y a quelques année, à Florence, il envoya chercher en toute hâte un homme d’esprit que je connais voulant de lui un conseil. Il lui montra une lettre de Corse où on lui promettait 1500 hommes, s’il voulait aller les chercher, et débarquer avec eux en France. Son conseiller l’en détourna, l’assurant qu’il ne réussirait pas. " Mais pourquoi donc ? Mon oncle l’a bien fait avec la moitié. " L’avis de M. Hess de Zurich, qui veut qu’on demande à Louis B. de s’expliquer catégoriquement et de déclarer s’il est français ou suisse, pourrait bien offrir une issue. Il sera peut-être difficile à L. B. de dire officiellement et décidément qu’il n’est plus français. Je sais qu’on attend quelque chose de là. Probablement on a tort. En telle situation, le plus grossier mensonge ne coûte rien et ne fait pas grand chose, car il ne trompe personne.

9 h. 1/2
Elle est morte. Je viens de recevoir un mot de son mari. Je pars pour Broglie dans deux heures. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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139. Paris, le 20 Septembre jeudi, 11 heures

Quelle lettre charmante ! Que je vous aime ! Voilà de mauvaises journées excellentes, elles ont tout ramené, rétabli. Et je me sens heureuse ! Maintenant reprenons un peu l'arriéré. Je veux vous parler de mon mari. Voici la copie textuelle de sa lettre. Lady Granville jure encore que le silence était commandé par l'Empereur mais que voyant que j’étais prête à l’accuser haut & ferme comme j’avais fait sur la question de l’argent, il a commandé à mon mari de m'écrire. C’est un peu for fetched je crois, cependant il faut convenir que mon mari n’explique rien. Mon frère n’arrivait que le lendemain. J'attends ce qu'il me mandera sur ses entretiens avec mon mari. Je viens d’adresser une lettre à Bâle, sans récrimination, & reprenant le ton du journal.
Marie est partie. Le conseil de mes amis Granville (car elles ont tenu conseil. Lady Granville, Mad. Appony & la petite Princesse) est qu'à son retour on exige d'elle un changement total de manières envers moi ; ou bien que je la renvoie à ses parents.
Lady Granville est pour moi plus charmante que jamais. Les Holland sont désolés de ne pas trouver un seul grand homme à Paris. Je ne leur laisse pas le moindre espoir. Enfin ils se rabattent sur Berryer que je promets un jour Je vais lui écrire. Lord Holland a un un long tête-à-tête avec le roi hier. Mylady ne peut pas être reçue à la cour ne l’étant pas à la cour d'Angleterre. Je crois que le Roi se propose de la surprendre le jour où elle ira visiter Versailles. J’ai dîné chez Lady Granville. Avant-hier à Chatenay, hier chez la petite Princesse.
Je devais aller à Chatenay en tête-à-tête avec Humbold. Palmella est venu le rompre, nous y avons été à trois. Humbold plus bavard qu’il n’est possible d'imaginer même après l’avoir entendu, et d'une indiscrétion complète. Je vous manderai un autre jour toutes les curieuses confidences qu'il m’a faites. Nous avons trouvé à Chatenay mon ambassadeur qui était fort chagrin que je n'y fusse pas venue avec lui, mais il aime la voiture fermée que je déteste. Le chancelier impayable. Je n’ai rien vu qui ressemble plus à la province. M. Salvandy un peu rêveur, mais se posant toujours, Madame de Castellane agaçant Palmella. M. & Mad. Ducazes, lui, qu'il m’est impossible de comprendre ; & elle impossible de regarder le baptême est décidément remis au 1er de mai.
Les chambres se réuniront le 15 Décembre. Voilà les nouvelles qu'on y disait.
Lady Elisabeth Harcourt vient de mourir subitement à Milan, deux jours seulement de maladie. Une inflammation d’entrailles. C’est très frappant cette mort. Elle avait l’air si vivante, si animée. Je suis très inquiète de ce que vous me dites de Mad. de Broglie. Ne manquez pas de me dire tout ce que vous en savez. J’ai les nerfs très mauvais aujourd’hui. Je ne puis rien faire posément. Je me hâte. Je griffonne. Connaissez-vous cela ? Comme il y a longtemps que nous ne sous sommes écrit tout ! Il me parait que j'ai un arriéré d’un an.
Le Roi de Bavière est tombé malade de la fatigue que lui a donné l’Empereur. Il l’a tenu 7 heures à cheval, & qu’il n’avait jamais fait de sa vie. Partout on est bien aise de voir finir en visite. Les Affaires vont mal en Suède. Tout le nord de l'Europe est en assez mauvaise disposition. L'armistice de Milan est superbe. C'est l’Empereur tout seul qui l’a voulu. M. de Metternich n'y a pas la moindre part. N’est-ce pas étrange. Ce pauvre imbécile n’a eu qu’une seule volonté, et celle-là et le plus grand, le plus généreux acte la plus habile coup d’état. On parle beaucoup des tendresses entre M. de Metternich & Thiers. M. de Ste Aulaire le mande à M. Ducazes avec détail. Les Anglais sont très fâchés du change ment de ministère en Espagne. Les Affaires y vont très mal pour la reine. Mais vous verrez que don Carlos ne saura pas en tirer parti du tout.
Adieu. Adieu. Nous nous aimons beaucoup, beaucoup. C'est charmant ! Vous ne manquez pas de continuer n'est-ce pas ? C’est-si joli d'être bien aimée. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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140. Paris 21 Septembre Vendredi

Que j'aime vos lettres ! Je vous en remercie tendrement. C’est juste, et il y a long temps que je le pense, il n’y a pas de sécurité complète sans bonheur complet. Et la seule ressource est de vivre dans le même lieu. J’aurai des instants, des heures d'angoisses, mais pas des jours. et tant de jours comme ceux qui viennent de se passer. Savez-vous qu'au bout de tout cela je suis un peu malade. Mes nerfs sont un vilain mouvement. Ce n’est pas dans le moment de l'inquiétude que je suis malade ; c’est après l’inquiétude passée que tout mon frame is shaken. Je suis comme cela depuis hier.
Fagel m’a accompagnée dans ma longue promenade hier. Nous avons été à St Cloud par un temps charmant. La pluie nous a reconduit à la maison. J’ai dîné seule et vite, ce qui est très malsain. Le soir on est venu. Sir George Villers & sa sœur qui est une personne charmante. Lui me plait comme il m’a toujours plu. De bien bonnes manières, une conversation. charmante, et de l’élégance dans sa figure. Pahlen et Armin le regardaient avec horreur. Je me suis empressée de le leur présenter pour forcer à un peu de politesse. Quelle idée de haïr quelqu'un pour sa politique ! Le prince Schevaremberg ne manque pas de venir chez moi. Il a un laisser aller qui serait de la très mauvaise compagnie s’il n’était un très grand seigneur. Au reste avec ses étranges façons il a toujours un air très respectueux ce qui appartient au grand seigneur. Il me rappelle beaucoup lord Melbourne un gentleman farmer avec beaucoup de bonhomie.
La reine d'Angleterre est tombée de cheval l’autre jour. Melbourne montait à côté d’elle, il ne s’en est pas douté. Il avançait toujours. Mon grand Duc ne va plus à Baden, je suis tout-à-fait déroutée, j’attends avec impatience ce que me dira mon frère. Si l’Empereur imaginait de le ramener en Russie. Mon mari pourrait venir me voir. Enfin nous verrons. Je devais aller dîner à Versailles aujourd’hui chez Palmella. Mais je viens de lui écrire pour m'en excuser. Les temps n’est pas beau, et surtout je ne me sens pas bien, il faut que je me ménage. L’affaire Belge n’ira pas et le roi des Pays- Bas pourra dire à ses états que le 22 mars il a proposé de reconnaître les 24 articles, et qu'au mois de Septembre encore la conférence n’a fait aucune réponse à cette proposition, et les états voteront le budget. Vraiment je me sens malade, je ne puis pas continuer ma lettre, je vais essayer de me coucher, mais c’est si ennuyeux.
Adieu. Adieu, je relirai votre lettre, je la répéterai, car je vous adresse tout ce que vous m’adressez. Adieu encore with all my heart.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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141. Paris le 22 Septembre samedi

Vous m'avez écrit une courte lettre, mais bonne, & tendre et aimable. Vous voulez des détails sur ma santé. Certainement les mauvais jours qu'il y a eu entre nous m'ont fait du mal ; je suis très faible, très nervous, et depuis dimanche J’ai des accidents que je croyais qui n’arrivaient qu'aux jeunes filles. Vous voulez tout savoir. Vous voyez que je vous dis tout. Il en résulte que je marche à peine tout me fatigue. Je n’ai pas fait venir le médecin cependant. Lady Granville m’assure que ce ne sera rien et qu'il faut seulement me tenir plus tranquille. Je crois à Lady Granville en toutes choses. Je l'ai vue hier deux fois le matin et le soir. Le temps a été affreux, il n'y a pas un moyen de songer à sortir. Palmella m’aura attendue à Versailles.
J’ai dîné seule, très seule ; je me suis bien ennuyée après car je ne puis pas lire et mon ouvrage est une pauvre ressource. Eh bien, si vous avez raison de dire que la lettre comme le silence sont du fait de l’Empereur, que croyez-vous donc qui s’en suive ? Mon mari continuera-t-il à m'écrire ? Je suis extrêmement curieuse de la première lettre de mon frère et je suis fort étonnée de ne pas l'avoir reçue encore. A propos, mon mari avait menti, il n’a point changé de religion, les journaux allemands disent qu’arrivé à Bayreuth, où il avait fait sa première communion, il est allé droit à la même église et y a commencé après avoir été visiter la veuve d’un vieux précepteur allemand chez lequel il a passé quelques années de son enfance. Tout ceci me fait grand plaisir, et je m'en vais le lui dire.
Il n'y a pas une pauvre nouvelle ici, et je suis peu en train d'écrire, même de vous écrire, c’est beaucoup ! Je suis si lasse, si faible, mes genoux sont si faibles. Marie m'écrit de Rochecotte, Melle Henriette lui fait des confidences sur Mad. de Dino qui font, que Marie aurait grande envie de prendre la diligence et de revenir. J'espère que mon fils Alexandre sera ici à la fin de la semaine prochaine, cela me fera un bon moment, mais il sera court. Je suis bien inquiète de Mad. de Broglie. Hier M. Chomel et le général Lascours sont partis pour Broglie. On disait beaucoup qu'il y avait peu d’espoir. Quelle triste chose ! Adieu. Adieu. Je vais dîner aujourd’hui chez Lady Granville, je croise que c’est un dîner officiel pour Lord Holland. Il a eu deux heures d’entretien avec le roi. Lorsqu’il en est sorti, il a dit a damne fellow. Adieu comment faire pour reprendre des forces. C’est si bête d'être faible adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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142. Paris le 23 Septembre Dimanche.

Ne vous inquiétez pas de moi. Je suis très faible, voilà tout. Je viens d'envoyer chercher Cheremside. Je voudrais qu’il me redonnât des forces. C'est singulier comme tout à coup elles m'ont abandonnée. M. Molé était fort tendre hier, et moi aussi. Il me reproche d'être prise & conquise, mais il s’y accoutume. Il soigne beaucoup Lord & Lady Holland. Il a pris goût à Sir George Villers qui est en effet un très aimable homme. Il n’y avait hier que mon Ambassacleur du corps diplomatique. Messieurs Pasquier, Decazes, Salvandy. Jeudi M. Molé reçoit chez lui les Holland. On s'occupait beaucoup hier de cette pauvre Duchesse de Broglie. On la dit ici plus mal que vous ne dites.
Je suis parfaitement ignorante de mon mari, les journaux allemands prétendent que mon frère n’est resté que deux heures à Weymar. Que l’Empereur l’a fait partir immédiatement en mission secrète. Cela parait incroyable à Pahlen & à moi. Il n’est pas des gens qu'on envoie, il est de ceux qui envoient les autres. Cependant son silence me ferait croire qu'il n’a pas résidé à Weymar. Et je reste sans nouvelles. On a fait venir les grandes Duchesses aînées pour les faire voir à leur grand père. Il n’y a pas une autre raison. On ne les avait pas prises dans le voyage en Allemagne tout juste pour ne point faire penser qu'on les promenait pour chercher des maris.
Je ferai votre message à Lady Holland. Ils restent ici jusqu'au commencement de Novembre. Vous pourrez donc encore les voir. Je n’ai point de nouvelles à vous dire et il me semble en même temps que je trouverais à causer avec vous aussi longuement que cause M. de Humbold vraiment les lettres sont un pitoyable moyen d'entretien. Mille petits symptômes peuvent être relevés en conversation, & ne sauraient l’être en s’écrivant, je trouve cela plus vrai tous les jours.
On croit assez généralement que Louis Bonaparte va quitter la Suisse. M Molé n’a pas l'air d'avoir le moindre souci. Il n'oublie pas qu’il est premier ministre depuis plus de deux ans. & il pense que ce qui a duré si long temps a par la même acquis des chances de plus de durer encore. Voilà Cheremside qui me quitte ; il me dit que ce n’est rien, que cela tient à mon état général, et qu’il ne veut y faire attention que si cela augmente. Vous voyez que je vous dis tout.
Adieu. Adieu. Je pense à vous sans cesse croyez le bien. Je dîne aujourd’hui chez M. de Pahlen avec toute l’Autriche, mais je veux prendre beaucoup de bois de Boulogne avant car le temps est beau. Adieu encore mille fois.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°143 Jeudi soir 27 Sept.

Avez-vous décidé le jour précis de votre retour à la Terrasse ? Dites-le moi, je vous prie. Tout à l’heure, en rentrant dans mon cabinet, j’ai été vous y chercher, couchée au fond, sur le canapé vert. C’est là que je vais naturellement. La réflexion seule me mène rue de la Charte. Je ne sais si vous vous y trouvez chez vous ; pas moi. Si vous aviez été chez moi ce matin, réellement chez moi, ici, vous auriez pris plaisir à voir la joie de mes cygnes. Je ne sais ce qui les charmait particulièrement; ils battaient de leurs grandes ailes, couraient sur l’eau, plongeaient, s’envolaient, revenaient avec de vrais transports. Je crois qu’ils étaient contents l’un de l’autre. C’est la seule manière d’être content.
Je suis bien aise que vous ayez pris votre parti a l’égard de Marie. Ne pêchez pas dans l’exécution. Pour peu quelle ait de bon sens, elle s’arrangera comme il vous convient et comme le veut la raison. Et si elle ne s’arrange pas, c’est qu’elle n’a vraiment aucun bon sens. Vous m’avez parlé de sa sœur comme ayant plus d’esprit. Seriez-vous tenté d’en courir encore la chance ?
On fait réellement un armement sur la frontière de Suisse. Trois brigades, de six bataillons chacune, environ 15000 hommes , si c’était sérieux, ce serait trop peu. Le Roi a eu querelle avec les gens de la guerre. Il a voulu dix batteries d’artillerie. Ils n’en voulaient que quatre. On a querelle aussi avec le maréchal Vallée. Il veut plus que le budget en fait de troupes et on ne lui donne pas tout le budget. Je n’entends rien dire du procès Brossard qui va recommencer.

Vendredi 7 h. 1/2
Vous avez bien raison. Les lettres sont un pauvre moyen d’entretien. Nous nous disons plus en une heure que nous ne savons nous écrire en huit jours. Je ne connais rien de plus charmant qu’une conversation intime. Et on peut avoir tous les mérites du monde, et point ce charme-là.
Mad. de Broglie l’avait, surtout à cause du grand mouvement de son âme. Autrefois, au moindre prétexte, dès qu’elle se sentait atteinte par quelque côté, elle se mettait elle-même et toute entière dans l’enjeu de la conversation. Dans tout ce qu’elle disait quelque fois très loin, mais très clairement, on voyait la personne, une personne, très vivante, très intelligente, qui démêlait et saisissait sur le champ, partout, ce qui pouvait l’intéresser directement, intimement. On na jamais été plus femme qu’elle ne l’était par là. Depuis quelques années, elle avait réussi à s’oublier ou à à se cacher mieux elle-même, et à causer avec plus de désintéressement ou d’indifférence. Elle a laissé deux manuscrits intéressants, l’un est une espèce d’exposé de sa foi religieuse. J’ai lu celui-là. L’autre, un projet d’ouvrage sur la condition des femmes dans l’état actuel de le société. Elle m’en avait plusieurs fois parlé mais je n’en ai rien lu.. Ce n’est qu’un projet, mais long et le développé dans quelques parties. C’était une imagination prodigieusement active, et qui souffrait intérieurement de sous activité.

10 h. 1/2
Une pluie énorme a encore retardé mon facteur. Vous êtes bien triste. Hélas, je voudrais vous envoyer autre chose que de la tristesse. Quand je serai là, je tâcherai de vous apporter autre chose. De loin, aujourd’hui, je n’ai que cela, et mon affection, qui ne peut pas grand chose. Je le vois bien. Albert est arrivé à Broglie, avant-hier au soir. Ils vont à Paris aujourd’hui. La raison que vous supposez au défaut de prêtre n’a aucun fondement. C’est le temps qui a manqué. Peut-être aussi n’y a-t-on pas pensé. Pour moi, je suis arrivé le dimanche à 4 heures et les obsèques ont eu lieu le lendemain à 10 heures du matin. Il n’y avait pas moyen d’y faire penser. Aussi tendrement que tristement. Adieu. Adieu. Ma mère est assez bien.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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144. Paris, le 25 Septembre 1838

Vous m'avez écrit une bien courte lettre de Broglie, j’attendrai mieux demain. Nous nous sommes promenées Lady Granville et moi hier au bois de Boulogne. Elle est très affectée de la mort de Madame de Broglie, comme l’est sincèrement tout le monde. C’était une personne bien aimée, bien admirée. J’ai été passer une heure de la soirée chez Lady Granville. On y recevait lors que j'en suis partie. Je me sens si lasse que je suis toujours pressée d’aller trouver mon lit.
Louis Bonaparte a demandé au ministre d'Angleterre en Suisse si gouvernement anglais lui permettrait de résider en Angleterre. Cela ne peut pas se défendre. Il est décidé à y aller. Cette nouvelle a fait grande joie à M. Molé. Je crois qu’elle n’est pas connue encore. Une dépêche télégraphique annonçant hier une émeute à Genève, & cette émeute dirigée contre les Français. On avait fermé les portes de la ville; Je ne vois pas cette dépêche dans les journaux de ce matin. Quand vous m'écrivez peu il me semble que je ne sais pas vous écrire du tout. Et puis je ne me sens pas bien sans cependant que je sois malade. Aussi je ne vous dis pas cela pour vous inquiéter mais pour excuser mes pauvres lettres.
Je crois que le temps est malsain, l'air ne me rafraîchit pas, & je reviens de ma promenade toujours fatiguée quoique je ne marche point. On annonce quelques anglaises ici ; l’une Lady Burghersh, est une femme d'esprit & qui a une grâce infinie. Je crois qu’elle vous plaira. Je suis bien aise quand il arrive des femmes agréables. Il en manque bien ici. Adieu, adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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145. Paris, le 26 Septembre 1838

J’ai reçu votre triste lettre de Broglie comment, pas de prêtre ? pourquoi ? Pourquoi n’avez-vous pas dit quelques paroles sur cette tombe ? Elles eussent été se belles, mais encore une fois, comment M. de Broglie n'a-t-il pas fait venir de Paris quelqu'un ? J’ai peine à lui pardonner cela, et je me sens cependant le cœur si attendri pour son malheur. Mad. de Broglie est placée comme j’ai demandé à l’être un jour. à leurs pieds. Informez vous bien alors si on a fait comme je le demande. Et d’avance voici mon adresse. Au Château du Prince Jean de Lieven, Mesotten près de Mitten en Courlande. N'oubliez pas cela.
Je disais hier à Lady Granville que dans un an Madame de Stael aura épousé le Duc de Broglie. Cela me semble une continuation si naturelle du passé. Ne le croyez-vous pas aussi ? Le Duc de Palmella est venu hier matin m’inviter beaucoup à venir à Versailles ; je le lui ai promis, & ce matin je viens de me dédire ; c’est trop loin, cela me fatiguerait, & il ne faut pas que je me fatigue. J’ai été à Auteuil avant le dîner ; & chez Lady Granville après. Il n'y avait que des Anglais. Lady Holland était en train de dire à chaque personne ce qui pouvait la blesser, ou la chagriner le plus. C’est sa manière. Aussi Lady Granville mourait-elle d'envie de prendre toutes ses roses & de les lui jeter à la figure. Elle déteste les roses et on les avait emportés par égard pour cette aversion.
Lord Holland parlait beaucoup du jugement porté contre les témoins d’un duel qui vient d'avoir lieu près de Londres. Les témoins sont condamnés à mort ! Il croit que le gouvernement éprouvera de l'embarras dans la commutation de la peine. La nation anglaise à une horreur invincible des duels. Aussi un Anglais supporte- t-il beaucoup avant d'arriver à cette extrémité. Marie est charmée de Rochecotte. Elle me témoigne un peu d'inquiétude dans sa lettre de ce que j’apprendrai à me passer d'elle. Nous avons tout concerté avec Lady Granville. Il y aura de sa part un changement total, ou bien nous nous séparerons.
Je n’ai rien à vous annoncer, pas de lettres d'Allemagne, que me conseillez- vous ? Dois-je écrire à mon mari à tout événement dans le nord de l'Italie, car je puis toujours adresser mes lettres à nos ministres. Ou bien dois-je attendre qu'il me dise où les lui adresser ? Vous avez copie de ce qu' il m’a écrit de Weymar. Regardez y, & dites-moi ce que je dois faire. Adieu. Adieu, très tendrement aussi comme vous me disiez adieu dans votre dernière lettre ?

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°145  Dimanche 30 septembre  7 heures

Je reviens à M. de Pahlen. Ce qu’il vous à dit me paraît singulier à force d’être absurde. Que de tels propos fussent tenus en hiver, quand il m’arrive de rencontrer quelques fois chez vous Thiers le matin ; Berryer le soir, je le concevrais ; il ne faut pas aux commérages un meilleur prétexte. Mais à présent en l’absence de tout prétexte une correspondance quand vous n’avez pas écrit du tout, cela ne peut venir que de très loin, comme vous dîtes ou de très bas. Ce ne peut être qu’un retentissement des rencontres de l’hiver dernier, qui revient du bout du monde, ou un propos d’antichambre. Il est impossible que le Ministère quelque susceptible, quelque ombrageux que je le sache, quelque goût que je lui connaisse pour les rapports et les tracasseries de polices soit pour quelque chose là dedans. M. Molé vous aura, je n’en doute pas, édifiée de ce côté. Reste la supposition lointaine. Nous verrons. Il n’y a pas moyen de la vérifier sur le champ. Cependant elle me paraît bien invraisemblable. Je persiste à croire à des bavardages subalternes qui auront étouffé votre Ambassadeur. En tout cas, je lui sais gré de vous avoir avertie.
Je vous renvoie la lettre de Lord Aberdeen. Celle de Lady Clanricard est intéressante. J’en ai reçu une qui l’est assez ; de M. de Barante, d’Odessas, pleine de la Grèce et de la Turquie. Athènes et Constantinople. Deux choses surtout l’ont frappé. Colocotroni et Nicitas, les noms qui ont retenti héroïquement en Europe s’épuisant en intrigues et en humilités pour un traitement de 1500 fr. ; les Turcs qui ne sont plus Turcs ne disent plus Chiens de Chrétiens, confessent à tout propos leur infériorité et s’efforcent de nous imiter sans espérer d’y réussir. Il me dit en finissant : " Si les grandes puissances le veulent, s’il s’établissait quelque concert dans le patronage qu’elles exercent, le rajeunissement d’Eson ne serait pas impossible. La Turquie se transformerait peu à peu en un état subalterne qui prospérerait plus ou moins. Il se placerait au même rang que la Moldavie le Valachie ou la Grêce. Mais si la bonne volonté de chaque Cabinet demeure isolée et méfiante, le cadavre de l’Empire Ottoman tout en demeurant debout avancera chaque jour dans sa dissolution, et au premier incident il tombera en poudre. Le premier soin à prendre serait de faire cesser cet état provisoire et menaçant d’hostilité entre l’Egypte et Constantinople. Autrement nulle sécurité, nul progrès dans l’Orient. Je ne réponds pas qu’une telle résolution, soit possible à décider et à exécuter ; mais il m’a paru quelle était nécessaire. "
Je vous enverrais la lettre même, si elle n’était pas très longue et écrite si fin que vos pauvres yeux se perdraient à la lire. Vous avez la substance. Lord Aberdeen attache trop d’importance au Mexique et à la côte d’Afrique. C’est un reste de la vieille politique Torry, que cette disposition hargneuse à notre égard sur les petites choses, ne pouvant et ne voulant rien autre que les Whigs sur les grandes. Grandes et petites choses se tiennent. On se fait petit soi-même à retenir les secondes quand on abandonne les premières. Lord Aberdeen devrait porter dans sa politique extérieure, sa nouvelle disposition dont il vous parle pour ses relations privées. Party violence convient encore, moins aujourd’hui au dehors qu’au dedans, et national animosity doit être entirely subdued aussi bien que personal animosity. Du reste la simplicité tranquille et haute de son ton et de son caractère me plaît toujours beaucoup.

10 h.
Non je ne veux pas vous refaire ; n’on, je ne vous reproche pas votre franchise ; bien au contraire, je vous en aime. Et vous voyez bien que votre impression ne peut me déplaire puisque je l’ai eue avant vous, puisque c’est moi qui l’ai suscitée en vous. Mais vous ne connaissez pas ce pays-ci. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un village tout catholique, et les habitudes qui en résultent dans la famille Protestante la plus pieuse. A demain les détails, car je veux vous répondre avec détail. Je ne veux pas qu’il vous reste sur le cœur autre chose, qu’un regret. Adieu Adieu. Je suis fort aise de votre conversation avec M. Molé. Cela empêchera toujours quelque chose. Adieu. Calmez-vous au moins sur les loups. Un long adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°146 Lundi 1 Octobre- 6 heures et demie

Mad. de Broglie est morte samedi matin. Mardi matin son mari a réuni, selon l’usage, dans la bibliothèque, toute la famille, maîtres et gens, s’est assis dans le fauteuil de sa femme, a ouvert l’évangile à la page où on était resté quand elle était là, et a fait à sa place, comme elle, la lecture et la prière. Il en fait autant tous les jours. Le culte domestique était l’habitude de le maison. Personne n’est protestant dans le village dans le pays. Mad. de Broglie, avait découvert à grand peine deux ou trois suisses ou allemands qu’elle faisait venir au château. Le curé du lieu, prêtre exact et respectable est d’un esprit court, étroit et fanatique. Il surveillait avec inquiétude Mad. de Broglie, et ne doutait pas qu’au fond, elle ne travaillât à rendre tout le pays protestant. Jamais un Ministre, un sermon, une prière de couleur protestante n’est sortie de l’intérieur du château. Tout s’y renfermait. Un prêtre protestant venu de Paris, parlant et priant au milieu de cette population toute catholique, dans ce cimetière catholiquement béni à deux pas de la petite enceinte réservée, en droit cela se pouvait; en fait cela se fût passé très paisiblement ; la population eût écouté avec approbation et respect, mais pour les dévots du lieu, pour le clergé, le trouble eût été grand. Je ne sais ce qu’ils auraient dit. On n’a pas pensé à tout cela, pas du tout. Mais on a agi sous l’influence de ces faits là. On s’est conduit selon les habitudes. La religion s’est renfermée dans la maison. On a prié, en famille, auprès du lit de mort; on a prié pour elle comme elle eût prié elle-même, comme si elle eût pu entendre. Je suis persuadée que l’idée n’est pas venue de faire autrement. Elle m’est venue à moi, et je vous l’ai dit. Mais je me suis expliqué qu’elle ne fût pas venue aux autres, et je vous l’explique comme à moi-même. Soyez sûre que c’est la vérité, et que le duc a le cœur parfaitement tranquille, qu’il croit sa femme bien et dûment reçue au sein de Dieu qu’il n’a pas cessé un instant d’être en rapport pieux avec elle. Il n’est pas léger du tout, ni d’esprit, ni de cœur.
Je ne veux pas que vous soyez blessée. Je veux que vous compreniez ce qui mérite d’être compris de vous. Mais je vous aime de votre impression, de votre colère, de votre franchise. Restez comme vous êtes et dites-moi toujours tout. Même vos intrigues politiques, quand vous en ferez. Je serais très choqué que vous en fissiez sans moi. Je vous dirai les deux ou trois petites choses qui, peut-être ont pu donner prétexte à ces ridicules commérages. A force de regarder où il n’y a rien, on finit par découvrir je ne sais qu’elle ombre qu’avec beaucoup de bonne volonté quelque passant curieux, léger, malveillant, bête, a pu transformer en un corps. Je suis persuadé qu’il n’y a rien de plus.
Je parie que le redoublement d’humeur contre l’Empereur vient de Munich. Il y est resté longtemps. Les grandes Duchesses aînées sont venues à Weymar, de là à Berlin. Le Prince Royal de Bavière y va. Il y aura là une entrevue, puis un mariage. Celui qu’on recherchait d’ici est manqué. L’Empereur aura dit et fait, à ce sujet, beaucoup de choses désagréables, offensantes. Voilà, ma conjecture. Je n’ai jamais cru que les grandes Duchesses fussent sérieusement laissées à Pétersbourg. On n’a pas voulu qu’elles vinssent, du premier saut chercher elles-mêmes des maris. On a ménagé les convenances. Mais on a cherché, les maris pour elles. Et puis elles sont venues. Et puis, et puis... Je suis fâché de deux choses ; que notre mariage soit manqué, s’il l’est et qu’il vous vienne de là quelque ennui. Mais j’espère que ce ne sera rien.

9 h. 1/2.
Ma mère est bien depuis deux jours. Elle m’appelle pour aller voir je ne sais quoi dans le jardin. Je sors avec elle autant que cela lui plait, Adieu. Adieu. Les Débats que je viens d’ouvrir ne guériront pas le chagrin de M. de Pahlen. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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147. Paris, le 28 Septembre Vendredi

Après une longue promenade au bois de Boulogne avec Lady Granville, nous avons trouvé mon Ambassadeur qui m’attendait à ma porte. J’ai vu à son visage qu'il avait à me parler ; j’ai laissé aller Lady Granville et j’ai pris le bras de M. de Pahlen. Un vrai militaire il est allé à l’assaut tout de suite et m’a demandé si j’avais écrit à Thiers ? Non, et pourquoi cette question. " parce qu’on tient sur vous mille propos ; on dit que vous êtes avec lui en correspondance, que vous intriguez entre lui, M. Guizot, M. Berryer. On prépare un article contre vous dans un journal, et tout cela vient du ministère. " Il est très difficile de comprendre clairement Pahlen, il est de même un peu difficile de se faire bien comprendre de lui. D'ailleurs, il avait mille réticences, et à tout instant, " un nom de Dieu, ne parlez de ceci à personne " ; je l’ai calmé, rassuré, cela me parait très facile, car rien n’est plus inoffensif que ma conduite, mais cependant je ne saurais être indifférente à l'usage qu'on peut faire de mauvais commérages sur mon compte, et je viens d'écrire à M. Molé pour le prier de me donner un moment d'entretien.
J’ai voulu vous dire tout cela puisque je vous dis tout. Serait-ce une intrigue Cosaque pour me faire fuir Paris ? Il faut que l’invention vienne de loin puis que c’est tellement invention qu'il n'y a pas le premier mot de vrai. J’avais eu un moment l'envie de demander à Thiers de ses nouvelles, tout bêtement. Je ne l’ai pas fait, et j'en suis bien aise Il y a 6 semaines que je n’ai vu Berryer. Je suis très curieuse de savoir sur quoi on peut bâtir sur mon compte quelque chose qui sorte de la routine la plus innocente. J’ai vu beaucoup de monde hier au soir, cela devient un peu trop nombreux. Il faudra reprendre mon ancienne manière. Le duc de Noailles est venu. C’était comme il dit, le seul étranger, parce que le rôle était tout le reste de l’Europe.
J'ai reçu ce matin une lettre de mon mari de Potsdam ; je n’ai à relever dans cette lettre que les deux choses-ci. N°2 placé en haut, ce qui veut dire qu’une nouvelle ère a commencé à Weymar, & l’indication de Munich pour ma première lettre après quoi il veut me donner un nouvel avis. Le reste est des détails sur la famille impériale. Les grandes duchesses embellies. Les cantonnements à Potsdam des bêtises. Voici cette lettre de Lady Clauricarde que vous voulez absolument. Voici aussi celle de Lord Aberdeen. Brûlez la première et renvoyez moi la seconde, parce qu'il faut que j’y réponde. Adieu. Adieu, je suis un peu pressée. J’ai quelques courses à faire, & encore. à écrire. Adieu bien tendrement.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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148. Paris Samedi 29 Septembre

Comment, on n’a pas eu le temps ? ou bien, on n’y a pas pensé. Quand il s'agit d'une dernière prière sur la tombe d'un chrétien, & d’une femme qu'on aime ! Pardonnez-moi ce que je vais dire, mais il n'y a que des Français capables de cela. Et vous, vous-même c’est bien légèrement que vous me donnez ces excuses. Savez-vous que cela me blesse, savez-vous que moi, moi étrangère, arrivée, là à la dernière heure j’aurais demandé à M. de Broglie à genoux d’attendre qu’un ministre de Dieu vient bénir la dépouille de sa pauvre femme. Ah dans mon froid pays, dans ce pays barbare, c’est un prêtre qui recevra tout ce qui reste de moi. Est-ce que je vous dis des choses dures ? Pardonnez moi, pardonnez ce que Lady Granville appelle vingt fois le jour, ma funeste franchise. Vous ne me referez pas. Je dis ce que j'ai sur le cœur. Comment M. de Broglie pourra-t-il jamais avoir un moment de tranquillité ?
M. Molé est venu hier chez moi en sortant du Conseil. Il est convenu qu’il y avait sur mon compte mille mauvais rapportages. Berryer était sur le premier plan de la Reine ! Imaginez ! Vous qui savez ce que j’en fais. Le gros de l’affaire est que mon salon est le rendez-vous des adversaires du gouvernement. Enfin on veut me faire passer pour une archi intrigante. Vraiment c’est trop absurde. M. Molé a été parfait, il dit que lui et le Roi me défendent, mais qu’on est très exalté contre la Russie, & qu'il n’y a pas moyen de faire comprendre que moi je ne suis pas un émissaire chargé de susciter d'embarras au pouvoir existant. Voilà qui est trop fort. Je voudrais en rire, mais c’est difficile. M. Molé dit qu'il a arrêté déjà des articles qui devaient paraître contre moi qu'il y veillera encore, mais il ne répond de rien cependant. J’ai dit tout ce qui était convenable et tout ce qui était vrai. Je n'ai à m’amuser que d'une intimité ; c'est avec vous. Alors il y a eu une grande exclamation. " Oh pour celui-là. c’est tout autre chose, un homme que nous estimons & respectons tous. " Il a dit de vous mille biens et dans le meilleur langage. Mais excepté vous je voudrais bien savoir quels sont donc les Français avec lesquels je conspire ? La police du gouvernement est bien mal informée, et les fonds secrets devraient mieux servir que cela. Au total je ne comprends pas bien sur quoi repose tout ce tripotage, ni de qui j'ai à me garder, mais il me semble que M. Molé est sérieusement désireux de m’épargner tout espèce d'embarras.
Vraiment il ne me manquait plus que cela. Il me parait que l’exaspération contre l’Empereur est arrivée à un haut degré. Il y a quelque chose de nouveau à ce sujet que M. Molé n’a pas voulu me dire, et qui surpasse tout ce qui est jamais venu de mon maître. C'est fort triste. J'ai dîné hier chez Madame Graham avec les Holland, mon ambassadeur M. d’Armin, Fagel, & Villers. Celui-ci est un homme charmant. J’ai peu rencontré d’homme qui m’aient si vite plu. Je cherche à lui faire faire des conquêtes parmi mon entourage, et il faut revenir de tous, car il est en horreur à la sainte alliance.
Hier matin j’ai promené Madame Appony. Le tête à tête n’est pas aussi animé qu’avec Lady Granville. Ce matin votre lettre n'était pas sur la nappe à mon déjeuner, voilà qu’une violente agitation s’est emparée de moi. J’ai vu toutes les catastrophes imaginables et la plus naturelle s'est rencontrée dans un article de journal que j'ai pris en main et où j’ai trouvé qu'il y avait beaucoup de loups aux environs de Caen. Vous aviez été attaquée par un loup, cela ne me sortait pas de la tête, dix minutes après la lettre est venue et j’ai respiré comme si le loup venait de vous lâcher. Ah quelle pauvre tête que la mienne. Mais convenez-vous bien de cela. Un jour passé sans lettre, j'en prendrai la fièvre. Adieu, adieu. Adieu autant d’adieux que vous voudrez.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°148 Mercredi 3 octobre 7 heures

Je vais aujourd’hui déjeuner à Croissanville. Il fait un temps admirable. Quand je sors par un beau soleil, vous manquez à mon plaisir. Quand je reste par la pluie, vous manquez à ma retraite. Vous me manquez partout ; et quand je suis avec vous, beaucoup me manque. Je pense que vous vous appliquez à calmer M. de Pahlen. Dans une mauvaise situation, il y a des jours plus mauvais que d’autres. Je désire qu’il reste. Si vous en veniez à n’avoir que des charges d’affaires, Médem vous resterait. Mais un ambassadeur vaut mieux. Du reste, je suis convaincu que ce n’est-là qu’une bourrasque. M. de Barante va arriver à Pétersbourg, et votre Empereur a mis trop d’importance à le garder pour que cette envie lui ait sitôt passé. Si l’affaire d’Egypte éclatait, ce serait autre chose. Mais je n’y crois pas. Vous envoie-t-on la Revue française? Je l’avais recommandé. Lisez dans le numéro de septembre, qui vient de m’arriver un long fragment des Mémoires du Comte Beugnot, sur la cour de Louis 16, et la fameuse affaire du collier de la Reine. C’est amusant, M. Beugnot, que j’ai beaucoup connu, était un homme d’esprit, qui vous aurait déplu et divertie, sachant toutes choses, ayant connu tout le monde, animé et indifférent, conteur, gouailleur. On doit publier successivement dans la Revue française des extraits de ses Mémoires sur l’ancien régime, sur l’Empire et sur la restauration. Cela vaudra la peine d’être lu.
A propos, avez-vous relu Les mémoires de Sully ? C’était un homme bien capable au service d’un bien habile homme : Il y a plaisir à servir un tel maître, quand on est obligé d’avoir un maître et de servir. Je deviens tous les jours, plus anti-révolutionnaire et plus constitutionnel. Si le comte Appony et Sir G.. Villers continuent à marcher l’un vers l’autre, ils me trouveront au point de jonction. Mais je ne les y attendrai pas. Ce serait trop long.
J’ai peur d’être obligé de fermer ma lettre avant d’avoir, reçu la vôtre. Si je ne l’ai pas ici, on me l’apportera avec mes journaux à Croissanville ; plusieurs personnes viennent de Lisieux à ce déjeuner.

9 heures
Je pars. Puisque le facteur, n’est pas encore arrivé on aura remis mes lettres à l’un des convives de Lisieux. Je l’ai recommandé hier si le facteur ne pouvait venir de très bonne heure. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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149. Paris, dimanche 30 Septembre

Mon pauvre Ambassadeur est très préoccupé de l'ensemble de la situation ici. Je l’ai rencontré hier à Auteuil ; il m'a beaucoup entretenu de tous ses chagrins. La maison est le plus gros de tous. Il craint, (& il a raison car M. Molé me l’a confirmé hier à dîner) que M. de Barante n’ait l’ordre de quitter son hôtel à Pétersbourg aussi vite que possible ; dans ce cas, lui Pahlen sortirait immédiatement du sien, et comme il n'y en a aucun à trouver, il ira en hôtel garni, imaginez ! Il prétend que ce qu'il a de mieux à faire c'est de chercher à quitter son poste. J’en serai certainement très fâchée.
A dîner, j’ai eu M. Molé pour voisin comme de coutume. Je n'ai rien appris de nouveau. Il me semble que c’est pour le 20 décembre qu'est fixée l’ouverture des Chambres. Il n’a pas l'air soucieux. Il ne pense pas que la partie raisonnable de l'opposition puisse se montrer hostile, c'est vous sans doute, et en effet sur quoi le seriez-vous ? L'attitude que vous aviez l’année passée à l’époque de l'ouverture sera difficile à reprendre vu ce qui s’est dit à l'occasion des fonds secrets. Mais cependant ce qu'il y aurait de mieux à faire serait de se rapprocher de cette première position plutôt que de continuer dans la seconde. Thiers s'est assez bien tiré de la session, il a senti que la situation était mauvaise. Il s’est effacé ; après en avoir compromis d'autres. Voilà à peu près.
La dépêche télégraphique sur Genève a été démentie par une autre dépêche le lendemain. C’était un faux bruit de voyageur. Le dîner hier était pour Holland, toute l'Angleterre. Je suis restée la dernière jusqu'à 10 heures. Demain je dîne à Suresnes chez les Salomon Rotschild. Jeudi chez Lady Sandwich, vendredi chez Mad. de Castellane. & puis chez les petits Pozzo. Me voilà fort dissipée. Lady Granville est malade ; je ne l’ai pas vu depuis jeudi. Son mari a la goutte. C’est là ce qu’on rapporte des Eaux. Les Palmella me pressent fort d'aller à Versailles, les Holland y vont aussi. Mais je crains la fatigue de voyage ; car c’est une fatigue. Je vous vois triste dans vos lettres, est- ce que moi j'y ajoute ! Il me semble que oui.
Eh quand serons-nous ensemble ! J'ai eu un mot de M. de Broglie hier ; je lui avais écrit le lendemain de son malheur. Adieu. Adieu. Votre pauvre reine me fait bien de la peine ; mais elle a bien dû jouir sur cette terre cependant. Adieu, encore adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°149 Jeudi 4 octobre, 7 heures

J’ai dîné avec vous chez Salomon. Quelle chute que celle de ce nom ? Le plus spirituel, le plus hautain, le plus aristocrate des Rois, celui dont la mémoire est restée en orient à côté de celle d’Alexandre devenu le Turcaret d’une race proscrite et vous racontant, en mauvais allemand, ses joies de parvenu ! Et puis vous avez raison : il y a des joies naturelles, qui restent aux proscrits et qui sont belles et touchantes, même sur la tête des Turcarets les plus ridicules. Et ces joies, qui sont pour tous et toujours bonnes, la Providence les refuse ou les enlève quelques fois à ceux qui les méritent le mieux et qui en jouiraient le plus noblement. Quel mystère que la destinée de chacun de nous, cette impénétrable intention d’une volonté inconnue qui nous conduit à travers les ténèbres, et dans ces ténèbres tantôt nous caresse, tantôt nous frappe, sans que nous puissions ni prévoir ni comprendre le bien ou le mal, la faveur ou le coup ! Quand je suis en bonne disposition, ce sentiment de notre situation à tous, aveugles sous une main cachée, ne m’est point pénible, car je suis soumis et confiant ; je marche la tête haute et le cœur tranquille sans rien voir et sans rien pouvoir. Mais dans les mauvais jours, dans les heures faibles, soit pour moi-même, soit pour ceux que j’aime, je succombe sous ce fardeau sans limite comme je ferme les yeux, je prends ma tête dans mes mains, comme pour me cacher et me soustraire à cette mystérieuse et irrésistible Puissance. Oui vous dites vrai, vous êtes bien seule. Vous êtes faite pour n’être pas seule ; vous avez le cœur très ouvert, très vif pour ces affections et ces joies intimes, de tous les moments, Gnimhich und Gnimhich, qui sont le vrai, le seul bonheur. Et vous êtes bien seule. J’y pense sans cesse.
Laissez-moi vous dire tout ce que je pense. Pour ce bonheur-là comme en toute chose, vous êtes délicate, difficile ; vous  ne savez vous contenter de rien de médiocre. Si le médiocre, le commun pouvait vous suffire vous l’auriez, vous l’avez. Il vous reste un mari, des enfants. Vous pourriez, avec ces liens tels quels, avoir un intérieur tel quel, comme tant d’autres. Mais vous n’acceptez pas ce que d’autres acceptent ; vous ne supportez pas ce que d’autres supportent. Vous répudiez ce que d’autres gardent. Vous résistez quand d’autres cèdent. Vous ne consentez jamais à descendre, à vous abaisser à vous mutiler ni dans vos instincts, ni dans vos jugements ni dans vos désirs, ni dans vos plaisirs, ni dans vos douleurs. Ne soyez pas autrement ; n’essayez jamais d’être autrement. C’est votre nature, c’est votre supériorité, si rare et si charmante. Quand vous le voudriez, vous n’y pourriez pas renoncer. Ne le veuillez jamais. Ce serait une abdication, une profanation. Mais c’est là ce qui fait que vous êtes seule. Dites-moi que vous n’êtes pas seule quand vous êtes avec moi. Vous vous le rappelez ; c’est ce que je vous ai promis.

9 h 1/2
J’ai aussi un soleil superbe. Réunissons-nous dans ce soleil qui brille sur tous deux. Je me suis promené hier toute la matinée. J’en ferai autant aujourd’hui, mais à pied et avec mes enfants. J’ai vu Rogers une fois ; mais je ne le connais pas. J’ai vu beaucoup de gens que je ne connais pas. Vous savez que je ne suis pas curieux. Le curiosité ne me vient qu’après autre chose. Je suis curieux de savoir comment sera Marie. Je voudrais bien que vous n’eussiez pas là une tracasserie de plus. Adieu. Le temps marche et me pousse vers vous. Adieu. Adieu. Si je m’en croyais, je ne finirais pas. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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150. Pars lundi le 1er octobre 1838

J’ai eu une longue visite hier du C. Appony et une autre longue de mon ambassadeur. Le premier que j’avais beaucoup engagé à s’approcher de Villiers a fait comme je lui ai dit et était fort content de son entretien avec lui. Il l’a trouvé moins révolutionnaire qu’il ne pensait. De son côté Villers m’a dit qu'il trouvait Appony beaucoup moins carliste qu'on ne lui avait dit. Voilà pour commencer les Anglais me savent gré de la toute petite peine que je prends à rapprocher les gens, je ne le ferais pas si je n’avais vraiment le cœur anglais. Au surplus ceci est du bien pour tout le monde. Je suis fâchée que vous ne connaissiez pas Villiers, il vous plairait surement. M. Molé est enchanté de lui. M. de Pahlen était venu pour déverser encore son spleen. Nous avons regardé sa situation sous toutes ses faces. Nul doute qu’elle ne soit mauvaise. Nous finirons par n’avoir que des chargés d’affaires.
Après ma promenade au bois de Boulogne, j’ai été voir Lord Granville qui est couché sur son canapé en très mauvais état. Sa femme est dans son lit sans voir âme qui vive. Granville était bien content d'un petit moment de causerie avec moi. J’ai dîné seule et le soir mon salon a été rempli de monde, beaucoup trop c’est décidément ennuyeux. La France tout changera tout cela. Mais je n’y passerai que le 10, j’attendrai Marie. A propos, elle ne m écrit pas, je commence à être inquiète. Je lui écris cependant souvent.
On est fort fâché ici, & nous le sommes aussi du traité de commerce conclu entre la Porte et l'Angleterre. Cela va déterminer l'indépendance de l’Egypte et nous regardons cela comme la guerre en Orient. Nous verrons. Voici le mois d'octobre ; c’est-à-dire 6 semaines d’écoulées depuis que je ne vous ai vus. Combien ne passera-t-il encore ? Adieu, adieu. Pensez à moi beaucoup toujours, & tendrement

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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151. Paris, Mardi le 2 octobre 1838

Votre explication du redoublement de griefs contre mon Empereur pourrait bien être la vraie. J’y regarderai. Mon Ambassadeur envoie demain un courrier qui sera chargé de bien de soupirs & lamentations. Il perd la tête sur la question de la maison. J’ai couru hier matin les boutiques, j’ai vu ensuite Lady Granville, qui est toujours bien souffrante. J’ai été dîner à Suresnes, j’y ai rencontré l’Autriche, la Russie. La Belgique. M. de Montalivet, quelques autres. Je suis revenue avec M. d’Armin que j’ai pris dans ma voiture afin de ne pas m’endormir. Il a un peu plus d’esprit que d’autres mais pas beaucoup d’esprit. Il parait que la conférence ira. Mais Lord Palmerston n’a pas tout-à-fait satisfait Léopold. M. Molé qui devait être du dîner hier s'est fait excuser à la dernière heure. Mon voisin le maître de la maison m'a beaucoup divertie. D'abord nous avons parlé allemand, et quand un Allemand n’est pas schwarmerische, il est bouffon. Celui-ci est parfaitement, simple, naïf, rond. Il raconte sa misère passée comme sa richesse présente et il tire même un peu plus variété de la première que de la seconde. Et puis il rit de ce que n’étant pas né pour approcher de la société, il y est gauche. Il remarque de ses officiers de maison qui bâtissent les mets : ainsi quand on lui offre des boudins à la Richelieu. " Was ? Der ist ja schon lange todt. " En parlant le français il me dit : le Ministre des intérêts. Et il se reprend, le Ministre des intérieurs. Enfin il m'a fait rire tout le long du dîner, et puis il m’a attendri, en me disant comme il aimait sa femme, comme c’était une brave femme, comment ils passaient leurs soirées ensemble, tête-à-tête jouant à l’écarté jusqu'à 10 heures, & puis ils vont se coucher, à 6 heures il est à son travail. Tout ce tableau d’intérieur, & liebe goth qui arrivait vingt fois au milieu de tout cela m’a fait plaisir, & puis m’a fait soupirer.
Tout le monde est heureux, tout le monde a un intérieur. Moi seule, je n'ai rien. Le dîner au reste m’a rappelé beaucoup de dîners Anglais, où en prenant place, flanquée à droite et à gauche par des ennuyeux, je finissais cependant, par m'accommoder de mon sort, & même par le trouver profitable. Ainsi hier entre Rotschild & Löwenkielm, J’ai su tiré parti de l’un & de l’autre. Le Suédois m’a raconté l’arrivée, & tout le séjour de l'Empereur à Stokholm, et ensuite tout est intérieur de la cour de Suède qui est assez étrange. N’ayant plus rien à tirer de lui je l’ai fait taire. Savez- vous que j'ai l’une et l’autre capacité à me degré très convenable, c'est de faire parler, & de faire taire. Il est vrai que le métier de femme y aide. Les Sutherland arrivent lundi, & mon fils, & Marie & beaucoup d’autres. c’est trop à la fois, la Duchesse de Talleyrand me mande que Marie se porte très bien, qu’elle s’amuse. Elle ne m’écrit pas, elle ne répond pas même à mes lettres, c'est mal. Le temps se soutient, charmant. Adieu, adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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152. Paris, le 3 octobre 1838

J'écris aujourd’hui à mon frère par un courrier de Pahlen. Votre gouvernement en a envoyé un à M. de Barante avant- hier, je crois entre autre pour lui prescrire de sortir de l'hôtel aussi tôt que possible. Cela sera le signal de la sortie de Pahlen, de la maison qu'il occupe, il s’en va contant à tout le monde ces douleurs, & dans un désespoir comique.
J’ai fait visite à Auteuil hier matin ; on dit qu'on ne sait pas encore le départ de Louis Bonaparte de Suisse et que cela tracasse un peu ici. Le soir, j’ai été voir les Granville malades. Il est couché, immobile. Elle va un peu mieux tous les jours.
Il arrive de normaux anglais qui passent. Je les vois, je ne vous les nomme pas, vous ne les connaissez pas du tout. Alava est venu me voir aussi, il a bonne mine. Il va à Londres dans quinze jours. Les Holland sont à Versailles, ils y ont mené aussi le poète Rogers. Vous le connaissez sans doute ?
Le soleil est superbe, je ne me lasse pas de profiter de ces derniers beaux jours. Je me promène encore le soir en voiture ouverte. Je m’enrhume, je me dé-rhume tout cela est égal, il me faut de l'air. Le petit Sneyd va partir pour l’Italie j'en suis très fâchée, car je l’ai fort à mes ordres. Ainsi quand il n'y a rien de mieux, je le prends dans ma calèche et il se laisse toujours prendre.
Marie m’a enfin écrit. Elle se dit parfaitement remise, & arrive samedi. Nous verrons. L’Empereur le prolonge un peu à Berlin. Il veut retourner chez lui par mer. Quelle idée dans cette saison et après que ses filles ont failli périr. Je suis bien aise d’apprendre que votre mère est bien. Adieu, je cherche si j’ai quelque chose à vous dire. Je ne trouve rien qu'une quantité d’adieux.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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153. Paris, le 4 octobre 1838

Il y a des jours, il y a des moments, où ma pensée vous cherche avec plus de tendresse que dans d’autres moments. Ainsi hier, j’ai été plus occupée de vous que de coutume. Vous n'êtes pas là pour que je vous le dise. Je n’ai pas là une plume & du papier pour vous l’écrire & voilà comment ces impressions si vives pour moi sont perdues pour vous. Il faut être ensemble, toujours ensemble, rien n’est perdu alors. J'ai fait par un temps charmant une promenade charmante hier, mais j’étais seule, toute seule. C’est bien triste !
J’ai admiré dans les bois ces innombrables toiles d'araignée, ce merveilleux travail. Mais l’araignée est seule aussi au milieu de cet admirable tissus. Elle me parait bien égoïste, et bien orgueilleuse, c’est qu’il lui plait d'être seule. Moi cela ne me plaît pas du tout, aussi n'ai-je aucun de ces sentiments. Que je serais heureuse d'habiter la campagne. Je l’ai désiré toute ma vie. La plus imperceptible des merveilles de la nature est pour moi un sujet inépuisable d’admiration & de ravissement, mais il me faut à qui le dire. Avec vous quel bonheur que la campagne !
J’ai dîné hier chez Lady Granville, avec mes Anglais bonnes gens mais que vous ne connaissez pas. Lord Granville n’a pas dîné avec nous. Je l'ai vu après. Il est faible & malade. Je le crois en mauvais état. J’ai fait plus tard une courte visite à Madame de Castellane. J’y ai trouvé M. et Mme Deleferst. M. Molé y est venu plus tard. Il destine l'hôtel de Pahlen au Turc qui vient d'arriver. Il a mandé à M. de Barante comme avis privé, qu’il serait de bon goût qu'il quittât l’hôtel de l’ambassade immédiatement fût ce pour aller provisoirement dans une auberge. Je ne puis pas m’empêcher de trouver que M. Molé a raison.
Le 28 sept. Louis Bonaparte n’avait pas encore quitter Aremberg. Il ne parvient pas à avoir de passeport. Le ministre de Prusse les lui a refusés parce qu’il ne dit pas par où il passe. Cela me parait une querelle d’Allemand. On espère que c’est en Toscane qu'il va se rendre. En attendant l’affaire Suisse n’est pas fini.
Je griffonne horriblement aujourd’hui. C'est que j’ai les nerfs bien mal arrangés & les genoux tremblants. Je ne sais de quoi ma vue est trouble aussi. Je lis Sully et je l'aime comme vous. J’ai toujours eu une vraie passion pour Henry IV. L’espèce est perdue.
Adieu, car je n’ai pas la forme de continuer. Je ne sais ce que j'ai. Mais je vous aime bien, comme hier. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°153 Lundi 8 Oct, 7 heures

Je me souviens qu’hier, étourdiment je vous ai encore adressé ma lettre aux Champs Elysées. Elle vous sera peut-être arrivée quelques heures plus tard.
Je suis fâché de ce que mande M. de Médem, plus fâché que surpris. Il m’a toujours paru, par ses lettres que votre frère était réellement blessé de votre peu de goût pour la Russie. C’est bien lui qui sincèrement ne conçoit pas que vous ne préfériez pas à tout, votre état de grande Dame auprès du grand Empereur dans le grand pays. M. de Lieven est encore plus soumis, pour parler convenablement mais moins russe et vous comprend mieux. Rien n’est pire que l’humeur sincère d’un honnête homme de peu d’esprit. Il se croit fondé en raison, et ce qu’il y a de plus intraitable, c’est la conviction qu’on a raison. M. de Médem aura peut-être choqué encore votre frère en lui répétant que, bien réellement, avec votre santé, vos habitudes, vos goûts, vous ne pouviez vivre ailleurs qu’à Londres ou à Paris. Les gens d’esprit vont quelque fois trop brutalement au fait. Enfin je raisonne, je cherche, je voudrais tout savoir et tout expliquer, tant cela intéresse. Je voudrais surtout que vous eussiez auprès de l’Empereur quelqu’un de bienveillant et d’intelligent, qui vous comprît, et vous fît comprendre. Je crois toujours qu’avec de l’esprit de la bonne volonté et du temps on peut beaucoup, quand on est toujours là. M. de Nesselrode et Matonchewitz, à ce qu’il me semble y seraient seuls propres. Mais l’un est trop affairé, l’autre trop petit, et ni l’un ni l’autre ne s’en soucie assez. Je suppose que vous avez répondu à votre mari.
Montrond a passé en effet son temps chez Thiers. Je suis curieux de ce qu’il y a porté et de ce qu’il en a rapporté, au moins de ce qu’il en dit. Je le verrai à mon retour. Il a vraiment de l’esprit, de l’esprit efficace. Il faut beaucoup pour qu’il rajeunisse un peu. Il était cruellement cassé.

8 h 1/2
Je viens de sortir pour aller voir mes ouvriers. Je plante des arbres. Nous avons depuis huit jours un temps admirable. Ma mère et mes enfants en profitent beaucoup dix fois dans le jour, je les envoie, au grand air, comme on envoie les chevaux à l’herbe. Nous nous promenons ensemble après déjeuner. Le matin, tout à l’heure j’assiste au premier déjeuner de mes enfants, chez ma mère. Trois fois par semaine ; ils viennent chez moi tout de suite après prendre une leçon d’arithmétique. Le soir de 9 heures et demie à 8h 1/2, je leur lis de vieilles Chroniques sur les croisades, qui les amusent extrêmement. Le reste du temps, je suis dans mon cabinet ou je me promène pour mon compte.
Quel est donc le mal de la Princesse Marie ? Quel qu’il soit, j’en suis fâché, et j’espère que ce n’est pas vraiment grave. Elle a de l’esprit. J’ai quelque fois causé avec elle tout -à-fait agréablement. Je m’intéresse à elle comme à une personne en qui on a entrevu en passant plus que le monde n’y verra, et qu’elle-même ne saura très probablement.
J’ai eu hier beaucoup de visites. On se hâte de venir me voir. J’aurai d’ici à quinze jours, quelques dîners à Lisieux private dinners, pas de banquet. Je n’en veux pas cette année Je l’ai dit à mes amis et ils l’ont fort bien compris. Je ne veux pas parler politique avant la Chambre.

10 h.
Le facteur m’arrive au milieu de ma leçon d’arithmétique. Je reçois des nouvelles de l’arrivée de Mad. d’Haussonville. Je veux écrire un mot à M. de Broglie. Adieu. Adieu, comme à la Terrasse, dans ses meilleurs jours. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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154. Paris, le 5 octobre 1838

Oui, vous avez-raison, je sais trop peu accepter ce que la Providence me destine seulement quand je vois des gens heureux qui souvent le sentent si peu ; quand je sens qu’avec cela, justement cela, je jouirais si intimement si profondément de mon bonheur. Quand l’aspect du ménage le plus obscur. Tenez hier, de pauvres gens, un mari, une femme, cette femme portant son enfant sur les bras, & le mari portant un panier recouvert d'une toile, je crois que c’était une blanchisseuse, quand cela frappe ma vue, quand partout je vois des êtres vivant ensemble, et que je me regarde et que je suis seule, moi qui ai si besoin d'être aimée, d'être soutenue. Je sens mon cœur se briser. Je n’offense pas Dieu en l’accusant. Je m’accuse moi, je m’accuse beaucoup, de tout, même de mes malheurs. Ah si vous saviez tout ce qu’il y a dans mon âme ! Mais je vous en parle trop. Venez, je ne vous en parlerai plus ; & comme vous dites, & comme je le sens, oui je ne serai plus seule.
J’ai vu Lady Granville longtemps hier matin. Après elle, j’ai vu le bois de Boulogne, et puis un dîner fort gai et agréable chez Lady Sandwich mais que nous avons attendu jusqu'à près de huit heures. C’est trop anglais ! Il y avait la petite princesse, les Holland, mon Ambassadeur. Il est tous les jours plus malheureux, & je crois que cela va devenir de la folie. En sortant de table, je suis rentrée chez moi. Il m’est venu beaucoup de monde, surtout des Anglais, entre autres Lady Browlon qui sous le dernier règne avait assez d’influence. Le Roi et la Reine l’aimaient fort.
Humbold serait allé vous voir au Val-Richer, s’il n'avait eu M. Arago pour compagnon de voyage. Alava a bavardé sans que personne ne l’écoute. Villers me plaît parfaitement, mais il part après demain. Le soleil est parti, & je sens que la Terrasse vaudra mieux que ceci. J’y serai surement la semaine prochaine. Lady Holland en est très pressée, parce que ni elle, ni son mari ne peuvent monter mon escalier ici. Ils ont été à Versailles & ils en sont revenus ravis. Mais ils avaient bien autant, d'injures à dire sur l'Auberge où on leur a donné deux fois de suite la même nappe à dîner, que d'éloges à faire des galeries. Il est bien vrai que pour des Anglais les habitudes ici sont intolérables. Le petit Suisse part la semaine prochaine et j’en suis fâchée. Adieu. Adieu, comme vous me le dites. Adieu

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°154 Lundi soir 8 Oct. 8 heures 1/2

Connaissez-vous quelqu’un qui connaisse Mad. de Pontalba ? Le Duc de Palmella la voit-il ? Je voudrais simplement qu’on lui dit qu’elle aura si elle veut le château et la terre de Rosny pour quatre millions, qu’il y a 120, 000 livres de rente bien assurés, en bois, et que le propriétaire actuel. M. Labbey, est un galant homme avec qui on peut traiter en toute confiance. Il est normand et de mes amis. Je serais bien aise de lui rendre le petit service que ces paroles là revinssent à Mad. de Pontalba. Si vous avez quelqu’un sous la main, vous serez bien aimable d’y penser.
Mad. de Talleyrand est donc aussi revenue à Paris. Où en est son procès ? Le Duc de Valencay est très bon pour en faire les honneurs à Marie ! Il me revient qu’un ou deux mariages ont encore manqué pour Pauline. Mad. d’Haussonville est venue de Florence à Genève sachant le danger de sa mère, mais rien de plus. C’est à Genève seulement quelle a appris son malheur. Elle a les nerfs très douloureusement affectés. Le petit Paul de Broglie a été un peu malade, d’un fort rhume. Le Duc aussi a eu de la fièvre et un mal de gorge auquel on a fait quelque attention. Il est bien physiquement. Je suis rentré dans mon cabinet pour être avec vous. J’avais besoin de vous. Mais cette façon d’être avec vous me contente si peu que je vous quitte. Il est huit heures et demie. A cette heure-là, j’irai à la Terrasse. Cela vaudra infiniment mieux.

10 heures
Je reviens de chez ma mère. Je veux vous dire adieu avant de me coucher. Êtes-vous longtemps à vous coucher ? Quand j’ai le cœur bien disposé, quand mes pensées me plaisent je suis fort longtemps ; je m’assois devant mon feu, je me promène dans ma Chambre ; j’y jouis d’être seul, bien seul, distrait par rien. Quand je ne me plais pas, je suis déshabillé et couché en cinq minutes. Au fait, c’est une vie beaucoup plus saine de se coucher et de se lever de bonne heure. Je crois aux harmonies naturelles. Certainement la nuit a été faite pour dormir. Oui, vous jouiriez beaucoup de la campagne. Vous êtes faites pour jouir de tout, mais surtout de ce qui est simple et grand à la fois. Il n’y a guère que deux choses où ces deux mérites-là se réunissent, la belle nature, et une belle âme. Adieu. Je vais dire bonsoir à M. Saint et me coucher. Adieu.

Mardi, 9 h. 1/2
Oui sans doute de 10 heures à 3 c’est trop peu. N’avez-vous jamais essayé de boire le soir en vous couchant quelque chose de calmant ? Je n’ai jamais vu personne qu’il fût plus difficile de faire un peu sortir de ses habitudes. Ce que vous n’avez pas fait autrefois vous semble impossible, presque étrange. Vous dormiez autrefois. Vos nouvelles du Duc de Broglie sont d’accord avec les miennes. Pauvre homme ! Mais M. Decazes aime les commérages enflés. C’est de son cabinet qu’il ne sort pas. L’arrivée de sa fille lui sera bonne. Il l’attendait avec une grande anxiété. Je suis curieux de la visite de Matonchewitz. Je ne me doutais pas qu’il fût, si près quand je vous parlais hier de lui. Puisque le Pacha d’Egypte s’est soumis, il n’aura à vous parler que de vos propres affaires. Votre diplomatie de second rang me parait bien voyageante, comme votre Empereur. Adieu. Je m’impatiente beaucoup. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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156. Paris, dimanche 7 octobre 1838. Champs Elysées

Comment cette année encore. je n’ai pas su quel était le jour anniversaire de votre naissance ? Et cependant ce jour-là à ce que vous dites je vous aimais mieux & je vous le disais ! Je me sais gré au moins de cet instinct là, mais je devais le savoir et je ne le savais pas. C'est bien maladroit, c’est bien mal.
J’ai couché ici encore cette nuit, mais tout a passé à la Terrasse et moi-même je vais y porter cette lettre. Je me suis sentie si malade hier qu’après être rentrée de chez Mad. Apony je me suis couchée. Il y avait beaucoup de monde, un bal en règle. Et je ne puis plus supporter la musique d'un bal surtout quand il y a des enfants. J’y ai mené le petit Coke que j’ai laissé à d’autres. Pahlen était de meilleure humeur. Il croyait avoir trouvé une maison.
Marie m’est revenue hier au soir, engraissée & avec une fort bonne mine, et fort belle humeur. La Déclaration de Lady Granville arrivera dans un ou deux jours.
Je suis triste, triste de rentrer à la Terrasse. Je ne sais pourquoi. C'est reprendre l’hiver sans avoir joui de l’été. Car le passer comme je l'ai fait, c’est n'en avoir pas du tout. Et moi qui aime tant le beau temps, la campagne. Il fait gris et froid ; je n’ai pas dormi, j'ai reçu éveillée. Je suis en mauvaise disposition, en disposition de mauvais pressentiments. Il me semble si facile de mourir.
On me disait hier que Madame d’Haussonville était arrivée. Personne n’a vu M. de Broglie que M. Rossi. Lord Granville ne savait même pas qu'il fut en ville. Madame de Talleyrand a tout-à-fait captivé ma nièce. Elle a été à Valençay aussi ; le petit duc y fait les honneurs à merveille. On a trouvé le petit amant Lecouteux à la dernière couchée en revenant à Paris.
Adieu. Je suis souffrante et maussade. Je me porterai très bien le 1er Novembre. Adieu. Adieu, vos lettres iront me trouver à la Terrasse. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°156 Mercredi soir 10 Oct. 9 heures

Ce que vous me dîtes d’un commencement d’agitation politique à propos de l’Orient, entre Pétersbourg, Londres et Paris ne m’étonne pas. Je ne sais rien ; ce qu’on nous dit, ce qui paraît est plutôt pacifique. Mais je sens quelque chose dans l’air, quelque chose de nouveau et j’en crois souvent plutôt mon instinct que ma réflexion. Probablement ce nouveau-là, n’aboutira à rien comme tout aujourd’hui. Pourtant ce sera un pas. On avance en se traînant. Vous avez bien raison, écrire est un misérable moyen de conversation. J’espère à l’autre. Mais ce ne sera pas de l’Orient que nous parlerons d’abord.
J’aurais voulu voir le lit de justice chez Pozzo. Non que je ne sois accoutumé à ces façons-là de notre Chancelier. Je les lui ai toujours vues. Il a toujours manqué de tact et de vraie élégance. Comme bien des gens aujourd’hui, il supplée en fait d’habilité et d’esprit, à la qualité par la quantité. Il n’a rien de rare, mais, il a beaucoup de ce qui sert tous les jours. Il ne faut pas être lui, mais il est très bon de l’avoir pour soi. A propos, savez-vous que l’hiver dernier, il était jaloux de M. Piscatory auprès de Mad. de Boigne ? Je ne sais si cela recommencera cet hiver.

Jeudi 7 heures
Vous tenez un véritable congrès, Matonchavitz, Alexandre, des arrivants de Naples, de Londres, de Pétersbourg. Quand les fabricants de commérages sur vos grandes intrigues sauront tout cela, ils se croiront bien sûrs de leur fait. Moi, je passe mon temps à intriguer avec Marius, Sylla et César. Et nous nous amusons parfaitement mes enfants, et moi, de l’esprit et des actions de ces intrigants-là. On peut vraiment mettre les plus grandes choses et les plus grands hommes à la portée d’enfants intelligents et accoutumés à entendre parler de tout. M. de Broglie me mande qu’il sera obligé de venir à Broglie du 20 au 25 de ce mois, pour affaires, et qu’il viendra passer 29 heures ici. Il ne voit en effet personne. Mais sa lettre ne porte aucun caractère d’abattement qui est la disposition que je craindrais le plus pour lui. Il ne doit rester à Broglie que trois ou quatre jours. Que les impressions sont diverses ! Il m’a paru pressé de quitter Broglie, et effrayé d’y revenir. J’aurais voulu rester toujours aux mêmes lieux, entouré des mêmes objets, menant la même vie. C’est le changement qui me navre et me révolte après la mort.
Ma mère était un peu souffrante hier, toujours de cette même disposition au mal de tête et au vertige. Je lui ai fait faire une longue promenade dans ces bois, sous ce soleil dont je vous parlais le matin. Elle s’en est bien trouvée. Elle a une merveilleuse disposition à se distraire et à se reposer des émotions fortes par les plaisirs simples. Je fais planter des arbres ; elle regarde, elle conseille ; et cet intérêt qu’elle y prend lui fait plus de bien que toutes les tisanes du monde.
Lady Granville a t-elle fait sa déclaration à Marie. Vous savez que j’en suis curieux. Je ne doute guère de la soumission au premier moment. C’est l’exécution qu’il faut voir. Vous arrive-t-il comme à moi ? Il y a deux époques où je ne me plais guère à vous écrire, et suis en un moment au bout de ce que j’ai à vous dire; c’est quand je viens de vous quitter, et quand j’approche de vous revoir. Entre deux je me résigne, je m’établis. Mais les premiers et les derniers temps sont durs.

10 heures 1/4
Vous aimez les petits mots. J’en ai le cœur plein. Je ne peux pas, vous les envoyer tous. Je vous les apporterai. Adieu, Adieu Moi, j’aime la visite de Mad. de Talleyrand. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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157. Paris lundi le 8 octobre 1838, La Terrasse

Je n’ai vu hier que Palmella et Fagel. J'ai fermé ma porte à tous les autres & le soir on a fait comme on a pu, mais vraiment je me suis sentie trop malade pour recevoir. Je me suis couchée à 9 heures. J'ai un peu mieux dormi et je verrai à me conduire mieux. Je viens de recevoir une lettre très ministérielle de Matonchewitz, qui me laisse croire qu'il viendra me voir secrètement à Paris ou dans les environs, ce qui me fera un grand plaisir. C’est mon premier confident, et privy counciler ; à lui est due ma première révolte. Lui même s’est mal trouvé de ce système. Il a fait une reculade, j'espère ne jamais en faire.
Il fait très froid, très désagréable et les arbres du Tuileries sont de toutes les couleurs hors la vraie. On dit beaucoup que M. de Broglie est dans un désespoir qui rend toute idée d’affaire impossible. M. Decazes raconte qu’il ne quitte pas la Chambre de sa femme, qu’il y conserve le lit ou elle couchait à côté du sien. Enfin pour le moment on assure qu’il n’a pas une autre pensée. Je suis persuadée qu'avant la fin de l’année il en aura bien d’autres, et je trouve très bien et nécessaire qu’un homme se voue plus que jamais à la vie publique lorsque la vie privée à été détruite. Voilà ce que fait qu’un homme vit encore et doit vivre après avoir essuyé les plus grands malheurs et que pour une femme, c'est fort inutile.
J'ai fait des courses ce matin, je m’arrange c’est-à-dire que je me fatigue. Vous me demandez des nouvelles de mon sommeil dans le moment où j’ai un très mauvais compte à vous en rendre. Je m’endors à 10 h. Je me réveille à 3 et tout est fini. C’est trop peu.
Adieu, mon petit cabinet me plait ; je vous y retrouve, partout. Vous y pensez n’est-ce pas ? Adieu. Adieu. Je ne sais ce que j’ai fait de mon papier, je ne retrouve pas mes enveloppes et Félix a trop couru pour que je l'envoie en chercher. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°157 Vendredi 12, 7 heures

J’ai fait comme vous. Je me suis couché hier à 9 heures et demie. J’avais beaucoup travaillé dans mon Cabinet et beaucoup couru dans mes champs ; deux choses que je puis très bien faire séparément mais pas bien ensemble. J’ai toujours éprouvé cela ; de l’activité d’esprit ou de corps, tant qu’on voudra ; mais l’une ou l’autre. Dans mes moments de grande préoccupation morale une course à pied d’une demi heure me fatiguait.
Vous verrez que Mad. de Talleyrand viendra chez vous cet hiver chercher des nouvelles. Je ne lui vois que M. Royer-Collard qui puisse lui en apporter un peu. Encore est-il lui-même fort en dehors de tout. Mais il vit à la Chambre et il voit quelque fois les Ministres. Je trouve ce que vous me dîtes à propos de sa visite fort naturel. Vous réagissez, et elle non. Elle a l’air embarrassé et vous non. Cela est dans l’ordre.
L’article des Débats d’hier sur l’Angleterre, l’Inde et la Russie est curieux. Est-ce qu’il y a vraiment chez vous quelque projet semblable ? Je ne dis pas projet lointain. général, politique d’ensemble; rien de plus simple, mais projet prochain, actuel. Ce serait étrange. Du reste cela s’est vu : beaucoup de prudence, de timidité même pour ce qu’on a sous la main à sa porte ; et des intentions, des combinaisons, même des préparatifs gigantesques pour ce qui est loin, bien loin. On satisfait ainsi, à la fois son imagination et sa raison. Et l’imagination se passe d’apparences et de paroles. à la bonne heure.
Lisez vous quelques fois le petit journal de Thiers, le Nouvelliste? Il est bien vif contre le Cabinet. Thiers n’a plus tout le Constitutionnel. M. Molé s’y est glissé ; non pas de manière à l’ôter à d’autres, mais pour y avoir; un petit coin à lui. C’est sa façon de procéder. Il n’en est pas d’un journal comme d’un cœur ; on n’est pas obligé à tout ou rien. Je vous quitte pour aller voir si on plante mes arbres. Vous ne savez pas et vous ne saurez jamais ce que c’est que de surveiller des ouvriers. Mais pardonnez moi de vous trouver, quant à la température, un peu inconséquente. Vous me dites, page 1, Il fait très froid. et page 2, Comment, vous avez du feu dans votre chambre ! Cela me paraît incroyable. Quand Dieu fait très froid, moi, je fais du feu. Vous êtes à ce qu’il me semble, beaucoup plus résignée.

9 heures
Mes plantations se font bien. Je me prête, je crois, de très bonne grâce aux affaires et aux plaisirs de la Campagne. Et j’en jouirais très vivement si je les partageais. Mais je ne les partage pas. Aussi ne fais-je que m’y prêter. Voilà le facteur et une bonne lettre. N’oubliez rien, je vous prie de ce que vous avez eu une fois et un moment le projet de me dire. C’est là le mal cruel de l’absence entre tant d’autres ; on perd une infinité de choses, qui étaient bonnes, charmantes, mais qui passent avant qu’on se retrouve. Même quand je vous aurai retrouvée j’aurai beaucoup, beaucoup à regretter. N’oubliez donc pas. Je ne sais ce que feront mes amis, rien de déplacé j’espère. Pour moi, je n’irai certainement pas ailleurs que la où j’ai toujours été, depuis huit ans entr’autres. Je suis plus que jamais convaincu que c’est d’idées et de pratiques gouvernementales que la France a besoin. Et ce qui me fâche c’est qu’on l’en éloigne au lieu de l’y conduire. Si je me plains, ce sera de ce qu’on pousse ce pays-ci vers M. Odilon Barrot. Adieu. Adieu. Que c’est long ? G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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158. Paris mardi 9 octobre 1838

Matonhewitz est arrivé. Vous ne sauriez concevoir le plaisir que cela me fait et comme je l'ai reçue avec joie. Je le garde ici une huitaine de jours. Nous n’avons pas causé encore. Il est arrivé au moment où je faisais ma toilette pour aller dîner chez les petits Pozzo. Ils ont ouvert leur maison hier. C’est beau très magnifique, et très peu confortable. M. Mole & le chancelier y étaient. On racontait hier que les Christinos ont été parfaitement. battus. Leur général tué, 2000 prisonniers, enfin une grosse affaire. Le Moniteur n'en dit rien cependant. Les Holland sont toujours les héros de tous les dîners, lui était mon voisin à table. Son humeur est charmante, la plus aimable du monde. Quand on rencontre une gaieté naturelle avec beaucoup d’esprit, & beaucoup de connaissances, cela me parait la chose du monde la plus charmante. Et il me semble alors que moi aussi j'ai été gai, j’ai su rire et puis je ne sais plus rien. Ah, votre chancelier est un drôle d’homme. Il a voltigé hier pour arrivé au sommet du lit de Pozzo. C'est vraiment un tour de force que d'aller se coucher sur ce lit là aussi cela ne lui a-t-il pas réussi. Lord Holland a appelé cela un lit de justice. M. Molé a été parfaitement aimable.
Mon fils m’est revenu de Londres, l’Angleterre l’a engraissé. Il va rester huit jours avec moi. Il me dit que nos relations avec l'Angleterre prennent une tournure très grave. La Prusse, la Turquie, tout cela est bien embrouillé. savez-vous que les Anglais ont mis la main sur la flotte Turque. Il y a du mystère sous tout cela, je ne sais comment cela se débrouillera. La conférence ne va pas encore. Je vous écris en même temps que je parle a mon fils.
Je n’ai pas dormi de toute la nuit , tout cela fait que je ne sais ce que je vous dis. Pardonnez-moi mon mauvais h ce que vous me dites sur mon frère & mon mari est parfaitement vrai. Je crois aussi que c’est Médem, avec ses déclarations tranchantes qui aura fâché mon frère et que c'est là la cause de son silence. Adieu, je vous écris à tort & à travers aujourd’hui on reste autour de moi ce qui m’ôte toutes mes facultés. Adieu. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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159. Paris mercredi 10 octobre 1838

Je vais m'occuper de suite de madame de Pontalba. Je n’ai vu hier que Madame de Talleyrand qui m’a fait une très longue visite. Il me parait qu’elle a du temps à perdre et des nouvelles à apprendre. C’est un grand changement. Deux fois hier elle vous a nommé, et savez- vous ce qui m’est arrivé. Il m’est arrivé de rougir comme on dit jusqu’aux oreilles, mais c’était si fort que ce disait être presque de l'embarras pour elle aussi. Quelle sotte habitude et comme je dois lui paraître étrange. Assurément elle ne comprend pas cela. Je me suis promenée avec mon fils, il faisait très froid. Le soir j’ai causé avec lui, je me suis couchée de bonne heure. encore une mauvaise nuit. J'aime le dernier mot de votre lettre. " je m’impatiente beaucoup." Soyez sûr que ce sont ces petits mots là que j’aime le mieux. Je vais vite les chercher. Vous me parlez de feu, comment vous en avez dans votre chambre ? Cela me parait incroyable.

2 heures
J’ai été interrompue par Matonchewitz, plus tard par Alava. Voici l'heure de ma promenade et de la poste. Je vous quitte et je vous dis adieu with all my heart. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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160. Paris le 11 octobre 1838

Vraiment mon temps est tellement pris par mon fils, par Matonchewitz, par des visites, que je ne parviens pas à vous écrire comme je le voudrais comme j’en éprouve le besoin. Comprenez-vous que je vous aime, que je vous aime beaucoup, que je voudrais causer avec vous sans cesse, sur toute chose, que je m’impatiente contre tout le monde qui me prend mon temps. Matonchewitz repart je crois ce soir. Nous ne nous serons pas dit la vingtième partie de ce que nous avons à nous dire comme un homme d’esprit, & un galant homme est une affaire rare à rencontrer ! J’aime Matonchewitz extrêmement.
Quand je vous reverrai j'aurais bien des choses à vous dire, si le temps qui doit s'écouler encore d'ici là n’efface pas bien des choses de ma tête. Car c’est étonnant comme ce qui semble d'un si vif intérêt dans le moment est diminué au bout de huit jours. J’ai dit hier à un habitué que je les recevrais tous les soirs. Ils sont venus, la portière les a renvoyés, moi je les attendais. Enfin j’apprends qu'on a chassé tout le monde. Il n’est venu plus tard qu’Alava, qui s'avise de se trouver mal. Je l’ai livré à Marie et je suis allé me coucher.
Je ne me porte pas bien. Le sang à la tête, très froid aux genoux. Il faudrait marcher et je n’en ai pas la force. Venez me donner le bras. Pas de nouvelles de mon mari. pas de nouvelles en général, mais un horizon très bien partout. Ici cependant on est content. Votre lettre ce matin est fort bonne à lire. Que de fous dans le monde ! Mais il me semble qu'il n'y a des fous que dans les temps de paix et de calme. Je crois donc qu'ils sont un bon signe. On dit dans le monde que vos amis sont très enragés & qu'ils menacent de s’allier à Odillon Barrot s'ils ne trouvent pas meilleure compagnie.
Je suis fort aise que vous ne fassiez pas de dîner public, & de speech politique. Je trouve toujours qu'on doit ménager ces paroles pour le moment de l'action. les professions de foi, les prédictions, tout cela est du stuff quand ce n'est pas à propos, et je ne verrais aucun à propos à cela dans ce moment. Il me semble que j'aurai bien des belles choses à vous dire sur ce chapitre quand nous nous verrons. Adieu, car je crains encore les interruptions. Adieu. Adieu, toujours de même.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°160 Dimanche, soir 14 oct. 9 heures

160 est un gros chiffre. Je l’écris avec un sentiment très partagé. Nous nous connaissons déjà depuis longtemps et nous avons été longtemps séparés. Où en serions nous si nous ne nous étions pas quittés un moment ? Bien plus avant que nous ne sommes si je ne me trompe. Le temps seul nous a manqué et nous manquera. Je suis convaincu que nous ne nous connaissons que très imparfaitement. C’est triste. Nous aurons souvent très souvent passé l’un à côté de l’autre, pas grand chose de plus. Nous valons l’un pour l’autre plus que cela beaucoup plus. Il y aura beaucoup à regretter entre nous. Faites-moi le plaisir de me dire, si mes lettres vous arrivent de meilleure heure à la Terrasse qu’aux Champs Elysées.
Si j’étais le Roi, je voudrais bien que le Prince royal de Bavière fût en effet trop laid. Du reste, je sais gré à votre grande Duchesse de l’avoir trouvé laid, s’il l’est réellement et de l’avoir dit. Il n’est pas besoin d’être une grande Duchesse pour se marier comme une sotte. Je serais charmée d’en savoir une qui s’y montrât plus difficile, et plus sensée. Cela ferait aussi honneur à son père.

Lundi 15, 7 heures
J’ai été interrompu hier soir par un petit accident arrivé à Henriette près de se coucher. Elle est tombée en courant dans la galerie et s’est fait mal au menton ; rien du tout, une simple écorchure. Mais le sang coulait ; mon bon Guillaume était au désespoir, et le désespoir le plus tendre, le plus caressant qui se puisse imaginer. J’ai là trois petites créatures qui auront grand besoin de force d’âme et de raison, car elles auront beaucoup d’émotion à porter. L’embarras est grand ; il faut tantôt développer, tantôt contenir ; aujourd’hui on désire, demain on craint la grande activité de l’esprit et du cœur. Je ne puis souffrir les natures obtuses, apathiques ; et les mérites contrariés coûtent si cher ou exigent tant ! C’est un effort bien difficile, et qu’il faut recommencer tous les jours, que d’accepter ce mélange si profond, si inséparable du bien et du mal, en nous-mêmes et dans notre destinée. Parlons de ce qui vous regarde.
Il faudra bien que nous trouvions moyen d’arranger votre soirée comme votre santé, même capricieuse, le voudra. Je regretterais que vous ne pussiez pas conserver l’habitude de rester chez vous tous les soirs, habituellement du moins. Rien ne convient mieux aux hommes et ne les attire davantage que la certitude de trouver toujours. Mais ne pourriez-vous, toutes les fois qu’à six heures, vous aurez envie d’aller vous coucher, le dire tout simplement et renvoyer ceux qui seront- là ? c’est un petit parti à prendre, je le sais et vous n’aimez pas à prendre un parti. Cependant cela vaudrait mieux je crois, que toute autre méthode. Si vous disposiez de vos heures de sommeil, je vous dirais de les placer le matin et de vous lever plus tard. Mais on ne dispose pas de soi, ni de nuit, ni de jour.

10 h.
Il est parfaitement sûr que si cela se pouvait, je vous écrirais plus d’une fois par jour. Je voudrais remplir votre temps, votre cœur, les remplir de moi, de moi seul. J’en dirais trop. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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161. Paris, vendredi 12 octobre 1838

Je ne dors pas, c'est une mauvaise habitude. Pour que je dorme il faudrait que je puisse me coucher tous les jours à 10 heures et je ne sais comment m’arranger pour cela. Hier j’ai eu assez de monde. Mais pas de quoi accuser les Holland qui sont venus s’établir chez moi. Lui est un homme vraiment charmant quel dommage que vous ne les voyez peu ! Ils en sont très contrariés, ils partent. le 25. Matonchewitz passe encore huit jours ici. Plus je cause avec lui et plus je l’aime, nous parlons beaucoup de vous. Je lui ai fait lire votre lettre hier. Il en a été bien frappé. J’ai vu à l’impression qu’il en a reçue que moi je suis bien accoutumée à votre supériorité. Je jouis beaucoup de l’effet qu’elle produit sur les autres. C’est charmant d'être fière de ce qu'on aime.

2 heures
Je crois qu’il me faudra prendre le parti de vous écrire la nuit. Le matin. je suis interrompue, sans cesse. Matonchewitz est venu à 11 1/2 & ne me quitte que dans cet instant, et nous avons tant et tant à nous dire que je ne veux pas abréger ses visites. Vous me pardonnez n’est-ce pas ? On dit que l'Angleterre se joint à nous autres sur la question Belge. Ce serait drôle. Du reste point de nouvelles. Adieu. Adieu. bien vite & bien tendrement.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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163 Paris, le 14 octobre Dimanche

J'ai mal dormi ; je me suis levée très tard. J’attends Matonchewitz tout à l'heure, & je n’ai pas encore fait ma grande toilette. Voyez comme tout cela est enrageant. Et puis dimanche par dessus le marché ! Hier il a fait si froid que j'ai du prendre la voiture fermée. J'ai été à Auteuil où j’ai trouvé beaucoup trop de monde je n’y suis restée que cinq minutes. J'ai dîné chez la D. de Talleyrand avec Alava de là j’ai été de bonne heure chez Lady Holland. M. Molé y dînait. Mad. de Castellane y est venue après, et tout mon monde.
M. Molé a envoyé l’ordre que le corps d'observation reste sur la frontière, attendu que Louis Bonaparte n’a pas quitté encore son château. C’et décidément en Angleterre qu'il doit se rendre & de là aux Etats-Unis/ M. Molé n’avait pas l'air de bien bonne humeur. Il est parti aussi tôt que Mad. de Castellane est entrée.
Le Roi ne rentre en ville que mardi ce jour là aussi on attend Léopold. La conférence ira à ce qu’on croit & dans notre sens, parce que l'Angleterre se joint à nous. a propos Lord Palmerston a proposé d’établir à Londres une conférence pour régler les Affaires de l’Orient Nous avons décliné péremptoirement. Ce sont nos affaires. Demain sera vraiment la moitié du mois d'octobre !
Adieu. Cette semaine sera bien remplie pour moi. Mon fils, Matonchewitz, les Sutherland. Tout cela me quitte avant vendredi. Les derniers arrivent ce soir ! Ils me prendront beaucoup de mon temps aussi. Je voudrais partager toutes ces ressources, tous ces plaisirs, et tout cela vient à la fois ! Ecrivez-moi ; il est bien vrai que j'ai de vous une lettre tous les jours, mais cela ne me parait pas assez. Adieu. Adieu. Je suis bien casée & j'aime bien notre cabinet. Adieu encore.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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165. Paris mardi 16 octobre 8 h.

Il y a longtemps que je ne vous ai écrit de si bonne heure. Ma nuit a été. mauvaise. Le 16 octobre est une date qui me rappelle tant de bonheurs passés ! Ne me répondez pas à ceci ; ne m'en parlez pas. Je ne sais pas encore, je ne saurai jamais peut être parler de ces choses-là. Elles me sont trop avant dans le cœur. J'ai vu chez moi hier matin un petit ministre étranger à Londres. Je le traitais un peu comme une petite espèce lorsque j’y étais, et j’ai éte touchée de voir le bon souvenir qu'il conserve de ce temps. Cette diplomatie ne se console pas encore de nous avoir perdus. votre lettre m'arrive dans cet instant. C’est à peu près comme aux Champs- Elysées, peut-être un quart d’heure de différence, c.a.d. de ceci plutôt.
J’ai passé ma soirée chez Lady Granville avec les Sutherland. J’ai été fort émue en les revoyant. Le temps que j’ai passé chez eux il y a un an, un été si rempli de sensations douces & pénibles. La Duchesse est engraissée c’est trop. Le mari est comme il était. Je l'aime bien. Ils ne restent ici que trois jours. Les nouvelles de Madrid parlent d'une grande fermentation dans cette ville. On s’attend à un mouvement. Frias est brave & décidé à rester ministre. Il me semble que cette résolution aide assez à le demande. On est inquiet de Villers. Il pourrait bien tomber, entre les mains de Cabrera.
Vous avez des enfants charmants, vous êtes bien heureux, & vous le méritez. Je vous écris fort à bâtons rompus. Mon fils est dans ma chambre. La Duchesse de Sutherland m’a de suite demandé de vos nouvelles. Elle est fâchée de ne pas vous trouver ici. Je relis toutes vos lettres depuis le commencement. Il y en a quelques unes que je montre à Matonchewitz. Il en est extrêmement digne. Je m'occupe de vous beaucoup, à peu près toujours. Le temps approche, c'est de la joie pour mon triste cœur, car il est bien triste ! Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°168 Mardi 23 Octobre, 8 heures et demie

Je me lève tard. J’ai mal dormi ; pour moi du moins ; pour vous, ce serait probablement une bonne nuit. Vos nuits dépendent de vos jours ; votre santé de votre âme. J’y pense continuellement. Il y a de l’irrémédiable. du moins pour nous ; nous n’y pouvons rien actuellement directement. Les circonstances peuvent amener, là où se décide ce qui vous touche, des raisons de changement qui amèneraient à leur tour le changement. Nous ne les prévoyons pas aujourd’hui ; mais elles peuvent venir. Je le crois unforgiving, implacable, mais non contre son propre intérêt, son moindre intérêt bien clair. Mais il n’y faut pas compter, j’en conviens ; il faut s’arranger comme si cela ne se pouvait pas. Ce que je voudrais pouvoir vous dire, c’est de combien d’affection et de soin j’entourerai, votre solitaire établissement. Je sais tout ce qui vous manque tout ce qui manque à votre cœur, à votre journée. Je sais ce qui m’empêche souvent moi-même de faire tout ce que je voudrais. Mais je veux tant que je ferai beaucoup beaucoup. Je me sens inépuisable pour vous. En fait de monde chez vous, hors de chez vous, en fait de passe-temps vous en aurez à peu près tant que vous voudrez. Votre salon est formé, à présent ; les habitudes sont prises ; la conversation, le petit mouvement social qui vous plaisent ne vous manqueront pas. Voilà pour la surface, au fond dearest, nous comblerons ensemble les vides, nous soignerons ensembles les plaies. Je vous aime tendrement. Le temps, l’absence, la connaissance plus complète de votre caractère, de votre esprit de vous toute entière, tout cela fait que je vous aime toujours autant, plutôt davantage. Vous savez que mes paroles n’exagèrent jamais mes sentiments. Vous savez que je suis doux à vivre. Je le serai pour vous, avec vous, plus que vous ne savez. Il y a bien du vide, bien de l’amertume dans votre situation ; j’y mettrai beaucoup de baume, beaucoup de tendresse. Vous vous souvenez de mon défi, dans nos premiers temps. Vous me direz un jour, si j’avais raison.
J’ai gardé hier mes hôtes jusqu’à cinq heures. Aujourd’hui, je vais dîner à Lisieux, demain aussi. Je mets les morceaux en quatre. Le retour de Lord Durham sera un avènement à Londres. Je ne sais qu’elle position il s’y refera ; mais je comprends que celle de Québec ne lui convienne pas. Revient-il cependant sans attendre son successeur, sans donner à son gouvernement le temps de pourvoir aux affaires du Canada ? Ce serait une boutade d’enfant gâté. Il y est sujet. Les Granville en sont-ils inquiets ? Je crois assez à leur jugement sur la situation, et les chances de leur cabinet. Ils sont éclairés, par une passion, leur désir de rester à Paris. Je la partage pour eux, quoique, non à cause d’eux.

10 heures
Je suis fâché que votre fils vous quitte avant que j’arrive. J’avais espéré qu’il vous resterait encore quelques jours ! Je suis charmé que vous en soyez contente. Ses qualités qu’il a valent mieux plus on en jouit. Je reçois une lettre de M. de Broglie qui me dit qu’en effet il ne vient pas à Broglie. Cela me met à l’aise. Je craignais toujours qu’il ne vint au moment où je veux partir. Il est bien triste, mais il reprend ses occupations intérieures. Il est très content de son fils. Adieu. Je serais en effet très bien aux Tuileries. J’y serai. Adieu. Adieu. Bien tendrement adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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169. Paris, samedi 20 octobre 1838

J’ai pris beaucoup de bois de Boulogne hier, je me suis fatiguée dans l’espoir que cela me profiterait pour la nuit. J'ai été faire visite à la Duchesse de Talleyrand. Je ne puis pas vous dire combien elle & tout son établissement me paraissent unconfortable and unsatisfactory. Je ne sais à quoi cela tient. Elle a un air flottant, indécis, elle flatte tout le monde à droite, à gauche. Et par dessus toute cette incertitude, elle veut se donner de l'aplomb, & répète à tout instant qu’elle est une grande dame. Assurément elle devrait l’être, mais en vérité je ne trouve pas qu’elle en ait l'air, elle n’a pas assez de calme pour cela.
Le soir j’ai été dire adieu à la duchesse de Sutherland chez Lady Granville. J'y ai laissé Marie et je suis revenue me coucher à 10 heures ; cela m’a fait dormir un peu, pas beaucoup. Très décidément on dit Potsdam & je croirais, que cela dérive d’un juron. Il faut le demander à Humbold. Je suis comme Thiers, j'aime la géographie. Le Duc de Noailles est ici, je ne l’ai pas vu encore. Son père était mourant, et il est mort en effet avant-hier. Ce sera pour lui un deuil et pas autre chose. M. de Barante est arrivé à Pétersbourg. Les affaires en Espagne sont au plus mal pour les Christinos, du moins c'est le ministre de Christine qui le dit !
Il fait doux et charmant aujourd’hui. je devrais me porter bien, & je me porte très mal. Il me semble que jamais mes nerfs n’ont été plus malades. Tout m’agite, tout m'irrite. Je sais bien qu’il n’y a pas de remède, car le mal me vient de gens incurables. Adieu. Adieu. Racontez-moi toujours que vous emballez, que vous envoyez. Il faudra bien finir par vous emballer vous même. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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171. Paris lundi 22 octobre 1838

J’ai fait hier ma dernière grande promenade au bois de Boulogne avec mon fils. Il me quitte aujourd’hui. Il n’est pas homme d'esprit, mais il est si doux, si bon, si affectueux pour moi et il a tant de bon sens que c’est vraiment une bien douce société pour moi. Il retourne à Naples. Il me promet de revenir me trouver l’été prochain, que sera l’été prochain pour moi ?
J'ai eu beaucoup de monde hier au soir ; je n'avais de fixe que les Holland & Berryer, c’était une affaire commune ; les autres entrent quand ils voient les lampes. On s’est écouté vers les onze heures, & alors a commencé la véritable causerie avec Granville du plus. Il me parait que Berryer et Lord Holland ont été réciproquement frappés l’un de l’autre. Berryer compte sur une session importante ; dont vous & M. Odillon Barrot serez les principales figures. Il trouve Thiers fort effacé dans la chambre, et votre parti fort grandi par la presse. Il est impatient de vous revoir. En attendant il fait à ce qu’il dit le paysan.
Les Holland partent samedi, ils ne peuvent pas vous attendre. Cette affaire du Canada va amener des délibérations du Conseil, & peut être, une convocation du parlement. Cependant, ils ont confiance dans le général Colburne qui garde son commandement, & qu’on dit un homme de guerre & un homme de tête, supérieur. Lady Burgharsh est venue aussi hier au soir. Elle est bien changée. La pauvre femme a perdu il y a deux ans un enfant, une fille de 16 ans, charmante. Mon ambassadeur parle à tout le monde de ses embarras de maison. C'est un peu ennuyeux & on commence à en rire, mais lui en maigrit. Les Appony passeront le 8 Novembre dans leur maison, ils sont enchantés. La Duchesse de Talleyand a donné hier à dîner à M. Molé & Mme de Castellane. Si elle ne les nourrit pas mieux que moi ils seront un peu étonnés. Adieu.
Le temps est ravissant. Je vais m’établir aux Tuileries. Si vous y veniez avec moi, quelle jolie causerie nous aurions dans ce bon air qui est si gai aujourd’hui. Moi, je ne le suis pas. Adieu, adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°171 Vendredi 26 oct. 7 heures

Quoique vous me disiez que votre fils n’a pas encore quitté son lit je me tiens pour assuré que son indisposition n’est rien. Ne le laissez pas répartir pour Naples sans qu’il soit tout à fait remis. Je ne suppose pas que vous ayez à Naples des affaires qui exigent instamment sa présence. Quand je serai près de vous, je vous désirerai toujours les personnes que vous aimez et qui vous sont bonnes, mais de loin, ce désir va jusqu’à l’inquiétude, et j’ai de la reconnaissance pour votre fils, comme s’il sentait pour moi. Il me paraît qu’on est fort préoccupé de la crainte que nous ne fassions de l’opposition. Cela me revient de tous les côtés et le langage du Journal des Débats me confirme ce qui me revient. Non seulement, on ne veut pas que nous parlions contre l’opposition, mais on nous prédit toutes sorte de malheurs, si nous restons muets. On veut que nous parlions... pour le Ministère apparemment. On voudrait bien avoir des bravi d’éloquence comme au moyen âge on en avait d’épée. En attendant, on chante les hymnes en l’honneur de M. Molé. Mais l’hiver arrive ; et quand il est là, il ne sert pas à grand chose d’avoir chanté, tout l’été. Vous avez bien raison de vous étonner des illusions de M. de Flahaut. Quand il était auprès du Duc d’Orléans, il ferait un peu ses affaires lui-même, et il y avait quelque raison de le ménager. Mais aujourd’hui, qu’a-t-on à espérer ou à craindre de lui ? Et quant au salon de Mad. de Flahaut, on n’est pas assez sûr qu’il fût bon pour désirer réellement qu’il soit ouvert. On ne fera rien pour eux ; et ils font bien de ne pas revenir. Il y a dans les cours, (puisque cour y a) un genre d’hypocrisie qui m’a toujours été insupportable ; c’est la prétention, quand l’occasion s’en présente, à être traité comme s’il y avait de l’affection, quoiqu’on n’y croie point et qu’on n’en ressente point soi-même. On parle d’ingratitude, de froideur, de sécheresse. Les Rois n’aiment qu’eux- mêmes et leur famille. C’est une de leurs grandes infériorités. Mais, pour peu qu’on ait vécu auprès d’eux, cela est si clair ! Savez-vous qu’elle est la situation admirable, qui fait d’un homme tout ce qu’il peut être ? C’est celle d’un Roi légitime qui a été obligé de reconquérir son royaume qui s’assied sur le trône par son droit, et y est monté par son fait, qui est né pour la vie royale et à mené la vie humaine. Gustave Wasa et Henri 4. Ceux-là ont aimé et ont été aimés.
Le Duc de Broglie m’écrit que sa santé est bonne et qu’il va tous les jours, à midi, faire le tour des grandes allées désertes du Champ de Mars. Il a l’air de m’attendre, impatiemment. On me dit d’ailleurs de sa fille : " Mad. d’Haussonville s’apaise un peu. Mais ce pauvre jeune esprit reste sans mouvement, et le moindre effort pour le ranimer lui cause une impression douloureuse. Elle ne sait que trop tout ce qu’elle a perdu. " Je suis bien aise qu’elle le sache, et Je désire pour elle qu’elle le sache toujours. Avec une longue vie devant soi, il n’y a rien de plus salutaire qu’un souvenir respecté et chéri. La voix des morts n’offense jamais et on accepte d’eux des vérités qu’on ne supporterait pas d’une bouche vivante. Sans savoir ce qu’ils sont, on les croit, on les sait parfaitement désintéressés et sincères.

10 heures
Seulement adieu. Je reçois trois ou quatre lettres auxquelles il faut que je réponde sur le champ. Adieu. Il n’y a plus qu’une semaine entière entre nous. C’est encore bien long. Mais enfin, ce n’est plus que cela. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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172. Paris mardi le 25 octobre 1838

Vous m'écrivez de bonnes, d'aimables lettres ; des paroles bien douces & tendres. Oui, je veux que vous me rendrez un peu de santé, essayez-le je vous en prie. Jusqu’ici vous n'y avez pas réussi par ce que vous n'y avez pas tâché. Vous êtes trop grave pour moi, vous entrez trop dans mes peines, vous ne les combattez jamais, vous ne me montrez pas le moyen de distraire mon esprit je suis avec vous plus triste qu’avec d’autres. Donnez-moi du courage, de la gaieté s'il est possible. Je vous dis cela aujourd’hui au moment où je suis le plus triste du monde, les nerfs dans un état horrible. Irritée, irritable, tremblante quand on sonne, quand on me demande quoi que ce soit, enfin de la plus détestable compagnie.
Au moment où mon fils allait partir hier, il a été saisi d'une fièvre si violente qu'il a été obligé de se mettre au lit. Il y est encore. Le médecin espère que ce ne sera rien, mais moi je m’agite, je m’in quiète ; & dans cet état non seulement je ne suis bonne à rien mais j'impatiente & j'ennuie tout ce qui m’entoure à commencer par mon fils. Voilà mon mauvais caractère ou plutôt mes mauvais nerfs. Je voudrais finir, finir tout le monde, mais surtout me fuir moi.
Non, l’Amérique ne m’intéresse pas du tout. A dire vrai je ne me suis jamais intéressée qu'aux monarchies. Je veux quelque chose qui m’éblouisse ; de l'éclat, de la pompe, de la grandeur. Une république, cela ne me plait pas du tout. Je n’ai rien à vous conter d’hier. J’ai été un moment le soir chez Lady Granville, il y avait du monde, mais tout le monde m'a déplu, ce qui veut dire que de mon côté j’ai été fort peu aimable. Je suis partie au bout d’une demi-heure.
J'ai eu une lettre du Duc de Devonshire de Côme du 15, il venait de dîner entre mon mari, & mon grand duc. Il me dit qu’on reste à Côme un mois, & puis Rome pour l'hiver & Londres au mois de mai. Mon mari ne me dit jamais cela, il ne me dira jamais plus rien. Décidément la correspondance ne reprendra jamais. Et vous avez beau dire, je ne prendrai jamais mon parti des gens incurables. Cela ne m'est pas donné. Je croirai toujours à quelques curieux que je n’atteindrai jamais. Adieu. Adieu. Je vous attends avec bien de l’impatience. Adieu

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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173. Paris le 26 octobre 1838

Je vous remercie tous les jours, toujours de tout ce que vous me dites de tendre, d’affectueux. Cela me fait du bien. J'ai bien besoin de vous, j’ai été trop longtemps seule. Mon fils n’a pas quitté son lit, & je ne suis pas beaucoup auprès de lui. Cela me rend nervous au possible parce que je sens mon insuffisance. J’ai ce caractère trop inquiet, cela doit impatienter les autres.
Je me suis promenée le matin avec Marie ; à propos, elle est à merveille de santé, d'humeur, de beauté. Avant dîner, j’ai fait visite aux Holland ; j’ai trouvé Milady se faisant frotter les jambes & causant avec M. Berryer. Ensuite elle a passé à sa toilette et m’a proposé un tête à tête avec son mari. J’ai trouvé, ce que je trouverais en Angleterre c’est qu’il est l’homme le moins propre à une vraie conversation d’affaires, c’est de la politique personnelle et non pas de grands intérêts. Ce soir Marie est allée au spectacle avec les Carlisle, je suis restée avec Armin, Humbold et M. Mossion. J'ai renvoyé un peu brutalement celui-ci, pour causer avec les autres.
La fièvre jaune s’est déclarée à bord d’un bâtiment de votre flotte au Mexique. On est inquiet du prince de Joinville. Il parait hors de doute que Lord Durham reviendra sans attendre. Sa démission et peut être même sans la demander. Lord Grey m’a écrit sans connaître encore la résolution de son gendre mais il la pressent, & je ne pense pas qu'il en soit très mécontent. Il trouve qu’il a été indignement abandonné par les Ministres. Madame de Flahaut m'écrit aussi. Décidément ils ne reviennent pas. Elle se plaint amèrement de M. Molé. M. de Flahaut s'attendait à l’offre de l'ambassade à Naples, ou en Suisse ou à Turin enfin quelque chose. Je suis étonnée qu'il se soit fait de ces illusions là.
Je ne sais de quelle couleur est M. de Mossion. Il revient de Suisse où il a passé l'été. Il trouve que la France a joué un pitoyable rôle dans l’affaire de Louis Bonaparte, et la Suisse un très beau. J'ai M. Fossin et tout mon écrin à côté de moi au moment où je vous écris. Je fais faire à tout événement l’estimation de mes diamants. On ne sait pas...! Il pleut à verse. J’aurai les arcades pour ressources, et des visites ensuite. Adieu. Adieu comme vous très tendrement.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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174. Paris le 25 octobre 1838

Moi aussi je ne vous écrirai qu'un petit mot aujourd’hui. J’ai été fort tracassée toute la matinée par de petites affaires je suis lasser, & cependant il me faut de l'air. Je m’en vais le prendre et puis faire des visites Anglaises à des partants. Hier au soir j’ai été un moment chez Madame Graham où j'ai vu le commencement d'un véritable rout plus communément appelé drum en Angleterre. De là j’ai été rendre les 6 visites que m’avait faites Madame de Castellane. J'y ai trouvé M. Salvandy, je n’ai rien appris de lui, sinon qu’il est très piqué de ce que Lord Holland ne lui a pas rendu sa visite.
Rien d'Angleterre, on ne saura des nouvelles aujourd’hui. Mon fils va mieux ; moi non, je n’ai pas vu mon ambassadeur depuis plusieurs jours. Je ne sais ce qu’il est devenu.
Adieu. Adieu. Voyez comme je disais vrai en commençant cette lettre. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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175. Paris vendredi le 26 octobre 1838

Je vous ferai mon journal comme de coutume, mais je ne répondrai pas à votre lettre, car je sens qu’une réponse pourrait vous déplaire ; et que de mon côté, je ne dirais jamais assez tout ce qu'il y a dans mon cœur. Je me permettrai un mot cependant, c’est que je n'ai jamais douté que vous me ménagiez une nouvelle surprise.
Après ma promenade ordinaire, j'ai été hier faire visite à M. de Broglie. Je l’ai trouvé un peu maigri et l’air grave et triste mais pas changé comme on me l’avait dit. Nous n’avons pas parlé de sa femme, je ne sais pas parler, mais j'ai senti des larmes dans mes yeux. Il m’a dit qu’il n’avait jamais songé à faire une visite en Normandie ni à bouger de Paris. Où aviez-vous pris qu'il y irait ? Un homme seul me parait une chose bien triste, sans doute je me trompe et un homme doit savoir mieux que nous employer son temps mais son home a un air d’inconfort qui ajoute ce me semble au chagrin.
J’ai eu hier une longue visite des Appony. Ils sont gais, et joyeux d’entrer dans une belle maison toute fraîche. Sûrement cela fait beaucoup à l'humeur, car ce sont des jouissances de tous les instants. Il n’y pas de nouvelles, on espère et on croit toujours que l’affaire Belge s'arrange, mais cependant on n’a pas encore le dernier mot des deux parties intéressées sur l’affaire de la dette.
Lady Carlisle est venue me dire adieu elle part aujourd'hui. C'est une bonne femme et qui est très accoutumé à m’aimer. Le soir j’ai eu du monde. Une querelle entre mon Ambassadeur et M. de Mossion sur l’affaire Suisse. C’est rare que M. de Pahlen discute, mais il a M. Mossion en horreur. George Harcourt et de retour, il est venu. J’aime beaucoup ses manières. J'aime beaucoup les bonnes manières. Le temps est à la pluie, froid et triste, & moi je ne suis pas gaie. Il m’est impossible de vous dire adieu.
Le gouvernement fait des conquêtes. Messieurs de Hautpoul, le marquis d’Oudinot et d’Aligre sont ralliés à la cour.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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176. Paris samedi le 31 octobre 1838

Adieu. Je commence aujourd'hui comme je n’ai pas voulu finir hier. J'étais en bien méchante humeur hier. Je le suis encore un peu aujourd’hui et cela me restera jusqu’à votre arrivée simplement, parce que je ne puis pas vous écrire toutes mes mauvaises pensées. Une fois celles là dites, mon cœur sera soulagé. Mais mon refrain restera toujours. L’année 38 ressemble bien jusqu'à 37 !
Il y a de drôles de passage dans votre lettre ce matin. Ils ne promettent pas un grand appui de votre part au gouvernement ! M. Molé est fort tranquille à ce qu'on dit. La Duchesse de Würtemberg va partir tout de suite pour Gènes où elle passera l'hiver. Elle est dans un état déplorable ! C’est un mélange de poitrine & d’intestins délabrés.
Le Roi est allé voir Mademoiselle Rachel hier. Je vous ai dit je crois, qu’au dire de Mad. de Talleyrand elle est fort médiocre. Lord Holland est venu me faire une longue visite hier matin. Nous avons parlé de toutes les affaires. Il est timide en politique. Il a bien plus de courage quand il est dans l'opposition. Il a été tendre et aimable pour moi et presque tendre en me disant adieu.
J’ai fait une tournée de visites avec Lady Granville. Fagel est venu me voir un moment avant ma toilette. Il a fort mauvaise opinion des affaires de son pays. J’ai dîné chez la Duchesse de Talleyrand avec le duc de Noailles, qui a l’air fort gai. Il reste à Paris ; on y revient. Le soir j’ai été passer une demi- heure chez Lady Granville. Il y avait une nuée d'Anglais dont je ne connaissais pas un. Lady Holland avait encore hier un petit rendez-vous avec M. Molé qui l’a singulièrement soignée. Il a bien fait & fort réussi. Ils partent ce matin et arriveront dans huit jours à Boulogne ! Je viens de faire une promenade aux Tuileries avec Lord Coke. Il me donnait le bras. Cela m’a fait du mal !
Adieu, le temps me paraît bien long !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°176 Lisieux, Mercredi 31, 7 heures et demie

J’ai amené hier mes enfants dîner ici. C’était un grand divertissement. Je vais les ramener à leur grand mère dont ils sont toute la vie. Elle est mieux. Le temps devient froid, ce qui lui vaut mieux que l’humidité continuelle. Vous avez beau dire. Nous partons lundi 5. Je vous verrai mardi 6 à 6 heures et demie. Et puisque vous ne voulez pas de mon espérance que nous serons heureux, j'accepte votre certitude. Je gagne au change. Plus de paroles, plus de discussion. De loin, c’est impossible. Je le sais comme vous. Et comment se taire quand on a tant à dire ? Vous avez l’esprit, et le cœur bien actifs, bien des choses s’y passent en une heure, en deux mois et demi. Mais soyez sûre qu’il s'en passe tout autant chez moi. Je vous défie toujours. Dans longtemps, bien longtemps d'ici, quand nous serons vieux vous me direz si j'ai gagné mon défi.
Je connais beaucoup George d'Harcourt. Je ne comprenais guère votre goût pour les bonnes manières de M. Harcourt qui n'en a ni de bonnes, ni de mauvaises et que j’avais trouvé très ennuyeux. George est en effet de manières fort agréables, spirituel sans bruit. Je n’aime pas le bruit.
Non certainement il n'est pas besoin d'être anglais pour être choqué d’une soirée de mariage au Gymnase. C'est le mal de ce pays-ci qu’on veut toujours s'amuser, et qu’on s'amuse de très petits plaisirs. Comme je vois beaucoup de Puritains, je passe ma vie à défendre l'amusement ; mais je vous livre celui-là. Et comme il faut finir par une injure, je vous dirai que la passion du petit amusement possède surtout à Paris, les étrangers. Ils se figurent qu’ils y viennent pour cela. Le Gymnase fait partie du tout.
Vous trouverez bien quelque chose de moi, dans la Revue française, mais rien sur Mad. de Broglie, son mari est occupé à rassembler quelques morceaux qu’elle a publiés. Il veut y joindre des fragments de manuscrits, et il m’a demandé de mettre en tête de ce volume une notice. Je garde pour cette notice ce que je voulais dire d’elle. Ne parlez pas de ce projet de volume. J'étais fort tranquille sur votre discrétion. C’est une de vos petites et charmantes vertus. Mais je tenais à rétablir les faits. Il y avait dans votre lettre un certain où aviez-vous pris plein de doute et d'humeur. Votre doute m'offense, votre humeur me chagrine. Prenez-en votre parti. Rien de vous ne m'est indifférent, & ce qui ne m'est pas indifférent m'est important.
Voilà le N°179 et on me dit que ma voiture est prête. Adieu. Me trouvez-vous fâché ? J’étais sûr que le billet de mon Henriette vous irait au cœur. Certainement, je le garde. Adieu, Adieu. Expliquez-moi comment il se peut que je trouve le temps à la fois lent et rapide d’ici à lundi. Chaque heure qui s’en va est un gain immense. Pourtant il y en a encore beaucoup à gagner. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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178. Paris lundi 29 octobre 1838

Vraiment vous êtes étrange ! Selon votre lettre, il faudrait encore que je vous remercie de venir huit jours plus tard que vous ne m'aviez solennellement promis, et cela parce que il pouvait se faire que vous ne fussiez venu que 6 semaines après ? à ce compte surement je puis me promener de remerciements en remerciements et passer ma vie sans vous voir. J’aime la foi dans les promesses. Vous ne devez pas m'en faire, ou ne pas les rompre. Celles que vous me faisiez l’année dernière vous les teniez. Cette année ci tout a été de travers et sans le jury. Depuis juin jusqu’en novembre, je ne vous aurais pas vu une fois. et vous verrai je en novembre ? Croyez-vous que j’y crois. Il se peut que je vous dise là une chose dure, mais si vous y pensez bien vous trouverez que je n’ai pas tort. Seulement ce qui vous arrive à vous, c’est de croire que vous avez toujours raison surtout de loin ; ce qui vous arrive encore c’est de ne pas savoir combien je vous aime ! Vous voyez bien, je ne voulais pas entrer en discussion sur ce retard. Et me voilà engouffrée dans des explications sans fin et qui ne mènent à rien, car rien ne mène quand on est loin. Il faut être ensemble. Et voyez encore la différence entre vous et moi. Je vous ai dit, je vous répète. Quand nous nous serons tout dit, nous serons bien heureux. Vous modifiez cela, & vous m'écrivez aujourd'hui j'espère que nous serons heureux. C'est un bien vilain mot que vous avez tracé là Monsieur, et je suis bien aise d'avoir mis Monsieur pour vous le reprocher.
Voilà votre mère souffrante, si elle le devenait davantage n'aurez-vous pas à vous reprocher de ne pas être à Paris avec elle. Je vous prie de m'en parler tous les jours. M. Verny a fait hier un excellent discours, qui m’a fait du bien. Je mènerai Lady Granville à l’église un jour pour l'entendre. Le temps a été affreux. J’ai fait des visites entre autres à Mad. de Stackelberg. Elle avait marié sa fille la veille ; savez-vous ce qu'ils ont fait après la cérémonie ? Les mariés & toute la famille ! Ils sont allés au gymnase voir de méchantes pièces. Sans être Anglais, il me semble qu'on peut être choqué de cela.
J’ai vu beaucoup de monde hier au soir. On est resté dans la mauvaise habitude de l'été, dont je voudrais bien désaccoutumer mes amis, c’est de faire foule le dimanche & le jeudi. je n' y ai aucun plaisir, il n'y a pas de causerie possible. La princesse Schwaremberg qui était chez moi entre autres, est certainement extrêmement jolie ; elle a frappé tout le monde. Avec cela elle est animée, spirituelle. Savez-vous que la petite princesse était de mauvaise humeur ! Car même mon ambassadeur lui a été infidèle. Le George d’Harcourt dont je vous ai parlé est le vôtre. Vous devez l'avoir vu souvent chez Madame de Broglie. C’est lui que je trouve bien, et non le sot mari de Lady Elisabeth qui est le plus ennuyeux personnage du monde.
Avez-vous fait attention à l’adresse des états généraux en Hollande ? Je ne crois pas qu’elle facilite la conclusion de l’affaire belge. Jamais ils ne se sont montrés plus dévoués et plus fiers. Je serai impatiente de la revue française.
A propos, je n’ai point dit à M. de. Broglie que c’était de vous que j’avais appris qu'on l'attendait en Normandie. Jamais je ne cite. C’est mon habitude et une très bonne habitude. Ce qui fait que je n'ai jamais fait un paquet. il n'y a que vous à qui je dise tout, cela va sans dire. La cour toute entière va à Fontainebleau pour conduire jusque là la duchesse de Würtemberg. On y passera quelques jours. J’ai vu hier Mad. la Duchesse d’Orléans à l’église. Elle est selon moi, parfaitement laide.
Adieu, répétez moi, que c’est bien mardi le 6 que je vous verrai afin que j’essaie de me réjouir. J'écris aujourd’hui à Toukowsky pour lui demander l'itinéraire. C’est hopeless de l’attendre de mon mari.
Adieu, adieu, adieu. Dites-moi de bonnes, de douces paroles. Je n’aime pas du tout votre dernière lettre. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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179. Paris mardi le 30 octobre 1838

Rien de plus touchant que ce petit billet d’Henriette. Comme vous devez aimer cet enfant. Je vous renvoie le billet, vous le conserverez. Le temps a été charmant hier. J'ai marché un peu à différentes reprises mais je n’ai pas été au bois de Boulogne. C'est loin, & la voiture fermée m'ennuie horriblement.
J'ai dîné chez Lady Granville. Au milieu du dîner sont entrés quelques jeunes anglais qui se croyaient encore à Londres où il est élégant d'arriver trop tard. Vraiment leur tournure étaient incroyables, l’un surtout, Lord Castleragh qui a cependant beaucoup d'esprit mais il faut franchir des diamants, des turquoises des cheveux touchant sur ses épaules, des choses étonnantes, et un peu de folie dans ses propos. L’autre, Lord Jocelyn, je ne le connaissais pas du tout, mais comme je suis anglaise. Il s'est mis tout de suite à son aise avec moi et nous avons parlé bons principes, car toute cette jeunesse, est Tory.
Il parait qu'on ne se pressera pas à Londres de donner un successeur à Lord Durham. Je crois que Lord Glendy va quitter. Il sera sans doute remplacer par Lord Morpette ou M. Baring. On espère que le soutien si unanime que les états généraux accordent à leur roi disposera Léopold à modifier ses prétentions, car il comptait que les Hollandais se montreraient mécontents. Il serait donc possible encore que les chose s’arrangent. Les cinq puissances sont d’accord entre elles & n’attendent plus que les réponses de la Haye & de Bruxelles. Léopold va à Fontainebleau & delà il retournera chez lui. On ne pense pas cependant que la cession territoriale à la Hollande s'opère sans quelque petite tentative de combat.
Que vous êtes patient de relire mes lettres vous m’apprenez que je suis sagace, je ne savais plus du tout ce que je vous avais dit dans le temps sur Lord Durham. Pour moi c’est autre chose, je relis vos lettres comme plaisir, comme étude. Elles sont admirables. Vous serez vous fâchée de celle que je vous ai écrite hier. Je n'en sais rien, mais vous auriez tort, il faut absolument parler de ces choses-là, mais jamais les écrire, je ne devais pas le faire peut-être ; mais ce n’est pas moi qui ai fourni l'occasion Enfin c’est fini ou plutôt ce sera fini le 6.
Voici un beau soleil, il ne faut pas que je le manque. Je m’en vais marcher. 2 heures Je rentre très fatiguée, je ne me sens pas bien, j’ai dormi mal d'abord, et puis ensuite lourdement. Je suis ce qui disent les Anglais out of sorts. Je n'ai jamais su d'où venait cette expression. Je lis toujours Sully avec plaisir. Adieu. Adieu, pas de lettres, pas de nouvelles. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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180. Paris, le 31 octobre 1838

C'est aujourd'hui que je devais vous revoir. J’ai pensé à ce jour depuis le mois de juin ! Hier j’étais bien triste. Je suis restée seule depuis 4 1/2. J'aurais eu tant, tant à vous dire ! Le soir encore nous aurions recommencé. Enfin, il me faut prendre mon parti, comme de tant peines.
J’ai vu chez moi le soir la Duchesse de Talleyrand mon ambassadeur, & Lord Granville rien que cela. On va beaucoup à la Tragédie, & aux Italiens cette année. Tout le monde veut avoir vu Mademoiselle Rachel. Les opinions sont diverses. Mais je crois que vraiment ce n’est pas grand chose, et qu’elle est seulement meilleure, que tous les autres qui ne valent rien.
Ce que vous me dites aujourd’hui de notre situation politique est d'une grande vérité. Je voudrais bien faire voyager cela plus loin. C’est étrange que tandis que vous me parlez des progrès du protestantisme, moi j'en fais la même observation ; et c’est sur moi que je la fais. Et j'ai l'habitude de me prendre en beaucoup de choses comme exemple de la masse. Le juste milieu entre les gens d'esprit, & les gens qui n’en ont pas. Enfin la majorité.
J’ai eu ce matin une longue lettre de la Reine de Hanovre bonne & tendre comme toutes ses lettres. Mais rien de nouveau. Elle n’est pas aussi choquée que moi du mariage Lunchtemberg. On dit beaucoup en Russie que la petite fille de la grande Catherine épouse le petit fils de la maîtresse de Barras.
Je n'ai pas un mot de nouvelle à vous dire ! Je viens de faire une longue promenade aux Tuileries. Il fait froid ; mais un air pur, & du soleil tel quel. Adieu, je suis bien ennuyée de ces adieux là, nous en avons usé et abusé. J’attends le 6, ils vaudront mieux.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°180. Dimanche 4 Nov. 8 heures

Pour la dernière fois. N’appelez-vous pas l’éternité les huit mois que nous aurons devant nous ? Je le veux bien. Je vous ai écrit bien tristement hier. C’est que j'étais fort triste. Je tremble toujours en approchant du port. La vie a fait sur moi ce double effet ; je tremble bien plus au dedans ; j’ai l’air bien plus calme au dehors. Quand on est jeune l’agitation est dans les branches ; quand on n’est plus jeune, dans les racines.
Comment, votre banquier de Pétersbourg tarde à vous répondre ! C'est impossible. Je les flatte. Quelles gens en effet ! Rien n'est impossible de leur part. Savez-vous qu’il n’y a rien de plus difficile que de conserver, pour de telles gens un peu de justice dans l’esprit ? M. Soukowski sera un peu étonné que vous vous adressiez à lui pour avoir l'itinéraire. Car je ne suppose pas que l’entourage soit au courant de tout.
Le Mariage Castellane me parait tout simple ; ce qui veut dire que je suis de votre avis sur ce qu’il vous parait à vous.
Mes dernières journées sont très actives. Il m’arrive ce matin quatre ballots d’arbres et d'arbustes qu’on m’envoie du Jardin des Plantes, toutes sortes de choses belles et rares. Je marque les places où il faut planter tout cela. Mad. de Meulan restera quatre jours après moi pour faire faire les plantations. Il pleut horriblement la nuit ; le jour non ; on n’a d’eau que sous les pieds. Je vous quitte pour aller continuer mon travail commencé hier.

10 h. 1/4
Je rentre pour recevoir votre lettre. Je ne vous parle plus de rien. Je n’ai plus de chagrin de rien. Adieu, Adieu. Quel pauvre adieu ! G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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181. Paris, le 1er Novembre Jeudi

Ce vilain mois sera donc un joli mois ! Voyons. Je viens encore de recevoir une longue lettre du Roi de Hanovre. Une bonne lettre pleine de sens ; c’est dommage qu'il n'y ait que moi qui lui en trouve. On commence à dire et à croire que Lord Durham restera au Canada. L’affection pour lui s’y manifeste d’une manière si éclatante, que sa vanité sera prise. Ce sera drôle.
J’ai eu mon monde habituel hier au soir. Humbold est fort amusant pour moi, il nous déteste (la Russie) et il dit cela au quatrième mot. Or il m’a dit bien des mots ! Le Roi de Prusse serait blessé au vif. du mariage Lenchtemberg. En général, le beau-père et le gendre sont parfaite ment mal ensemble comme politique.
Je commence à m’inquiéter de ce que je n’ai pas de réponse de mon banquier à Pétersbourg. Le silence complet de mon frère est étrange aussi. Me prépare-t-on une nouvelle surprise ? Quelles gens !
Il pleut, il fait le temps le plus triste du monde, & je suis bien triste. Les troubles à Cologne sont quelque chose. Quelque chose de plus que ce qu’en disent les journaux. Je n'ai rien, rien du tout à vous mander. Je vous dis donc adieu de tout mon cœur.
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