Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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17. Rochester mardi 1er août 1837
7 h. du soir.

J’ai quitté Londres à 4 heures. J’ai passé ma matinée en adieux, en pleurs. Une pluie battante m’a accompagnée jusqu’ici, & je m’y arrête par pitié pour mes yeux & un peu pour moi-même. Voici du repos. Au fond je n’en ai pas eu à Londres. J’ai été la proie de mes amis et je trouve véritablement que j’en ai trop. Le ménage Sutherland et tout ce qui y tient m’a paru bien ému de mon départ. Quand un Anglais a la larme à l’œil c’est bien quelque chose. J’ai fini ma journée hier avec lord Melbourne. Notre entretien de la veille lui était bien resté dans l’esprit & ne sera pas perdu. Il est venu dîner avec nous et resté jusqu’à minuit, couché littéralement couché à côté de moi alternativement du plus grand sérieux et de la plus grande bouffonnerie. Il vous faudrait bien du temps pour vous accoutumer à lui.
Comprenez-vous le sentiment de joie avec lequel je me suis placée dans cette voiture que j’aime tant ? Concevez-vous tout ce qu’il y a de passé & tout ce qu’il y a d’avenir dans ce sentiment ? Eh bien rien de plus simple que de croire qu’elle me mène vers ce qui est devenue ma vie, mon bonheur, car enfin c’est pour cela que j’abandonne tout mon voyage l’Angleterre et cependant je tremble, il me semble que ce bonheur Je ne l’attendrai pas, tant il me parait immense. Je ne sais ce que vous allez décider. Si vous voulez que j’aille à Dieppe j’y irai plus loin non, car on le saurait mais voudrez-vous venir à Dieppe ?
Je ne vous demande rien, il me parait que je serai très patiente, qu’une fois en France avec notre correspondance réglée je saurai attendre cependant ce qui me semble essentiel c’est de vous voir avant ma rencontre avec mon mari, celle-là aura lieu à la fin de septembre. Vous aviserez.

Douvres vendredi 4 août. Il n’y a pas eu moyen de vous dire un mot ces deux derniers jours, avant hier à Brodstairs, hier voyager de Brodstairs ici avec lady Cowper. Elle ne m’a pas quittée. & la voilà encore attendant que je me décide à partir ou à rester. La mer est mauvaise. Le vent est fort. J’ai peur du mal de mer. Je ne sais si j’aurai le courage de passer. Je n’ai pas eu de lettre ce matin. Il m’en vendra peut être une demain. C’est une étrange passion que j’ai pour ces lettres ! Je n’aime de mieux qu’elles que celui qui les écrit ; & quoique je m’en rapproche en partant, il y a quelque chose qui me retient encore dans le pays où se trouve sans doute une lettre. Elle sera arrivée à mon fils hier au soir tard, il ne peut me l’envoyer que par la poste de ce soir.

Boulogne, samedi 5. On m’a persuadée de m’embarquer hier. Le temps s’annonçait beau, on me le disait au mieux, quoique je visse bien des vilains montons blancs qui me rendent si malade. Sir Robert Adair qui passait aussi est venu me décider à peine à bord j’ai été saisie du mal plus fort que je ne l’ai jamais eu ; pendant quatre heures je suis restée alternativement évanouie et souffrante de cet horrible mal, dans les bras du seul homme à bord qui ne fut pas malade.
On m’a tenue sur le pont exposé à un vent très fort et un soleil ardent ; en conséquence de quoi j’ai un coup de soleil à la tête qui est une fort vilaine chose. C’est dans cet état que je suis arrivée à Boulogne on a de suite cherché un médecin, car pendant deux heures dans l’auberge déjà je n’avais pas recouvré la force de parler. Le médecin m’a fait mettre au lit. J’y suis restée douze heures.
Je suis mieux mais très faible. Imaginez comme j’ai dû l’être. On me dit en arrivant qu’il y a des lettres à la porte et je n’ai pas pu donner l’ordre de les chercher ! Enfin, enfin, j’ai pu trouver quelques lignes pour le réclamer. Il y en avait trois de Paris ; si mes correspondants avaient pu voir la classification que j’en ai faite il y en aurait eu un au moins bien blessé.
Monsieur quoique le mot ne vous aille pas je suis forcée de vous dire que vous êtes un étourdi. Il n’y a pas de N° à votre lettre. Cela me dérange & me déroute. J’ai sauté du N° 11 duplicata à cette petite lettre sans chiffre. Le véritable N°11 n’est pas encore entre mes mains ce qui fait que je n’ai pour toute nourriture depuis huit jours que deux mots un peu froids. Non, ils ne le sont pas. Je devine, je sens tout ce que vous ne dites pas, mais j’aime mieux croire à mes sens qu’à mon imagination. Je veux entendre voir, lire, enfin Monsieur, je suis affamée. J’ai relu vingt fois la lettre de Caen.
Ne venez pas me trouver à Paris encore. J’ai besoin de me remettre, & si je vous vois ce n’est pas le moyen. Laissez-moi me reposer, il me semble qu’en réglant bien notre correspondance je pourrai me calmer. Vous adresserez vos lettres à l’hôtel Bristol place Vendôme, c’est là que j’irai descendre car la rue Rivoli n’est pas tenable en été, il y fait trop chaud. Je n’y rentrerai qu’au 1er septembre.
Monsieur, je suis donc en France votre patrie ma... Ah mon Dieu quel mot j’allais tracer. Vous me l’avez dit un jour Monsieur vous aviez alors déjà la certitude que j’adopterais tout ce qui vous appartient. Vous avez vu le fond de mon cœur avant que je n’ai su y regarder moi-même. Vous voyez tout trop vite. Il ne me reste rien à vous apprendre. Et cependant que de choses à vous dire tout, tout ce qui traverse ma pensée !
Le duc de Saxe Meinengen est venu m’interrompre, il demeure dans l’appartement à côté du mien. C’est un très bel allemand, & bien lourd d’esprit. Je le connais d’Angleterre, il est près de la reine veuve. Il me conte ses chagrins en conséquence de la proclamation du Roi de Hanovre, qu’est-ce que cela me fait ? Je passerai ici toute la journée encore, demain si je suis mieux j’irai coucher à Abbeville.

Lundi à Beauvais. Vous voyez que je me ménage. J’en ai extrêmement besoin. Je trouverai des lettres à Paris, mais encore une fois n’y venez pas. Mandez moi quand, à quelle époque ce voyage vous conviendrait le mieux. Ecrivez-moi beaucoup, beaucoup. Vous saurez à peu près tous les jours comment je suis. En attendant ne vous inquiétez pas il n’y a rien de grave. C’est des mots abominablement dérangés. Apprenez-moi à être calme, & ma santé me reviendra. Adieu. Adieu. Il me semble que je respire plus librement en vous disant ce mot de Boulogne, il est bien tard cependant Adieu Monsieur, écrivez-moi.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°18 Mardi 8 3 heures

Vous arrivez aujourd’hui à Paris. Peut-être y êtes vous déjà, car de Beauvais à Paris il n’y a que huit postes et demie. Vous y devez trouver je ne sais combien de lettres, les N°11, 12, 13 d’ici, 15 de Caen et 16 d’ici. J’ai reçu ce matin votre dernier mot de Boulogne, N°18.
Je ne vous réponds pas sur le sujet dont vous me parlez. Nous en causerons en pleine liberté. Il n’y a pas un de vos sentiments que je ne comprenne et qui ne me plaise dans le sens le plus intime et le plus sérieux de ce mot, si souvent profané. Gardez-les tous dearest ; ce sont des notes justes, l’harmonie s’y mettra. Que seulement le calme physique vous revienne. Je suis sûr que si vous vous portiez bien vous ne seriez pas en proie à ces troubles dont vous vous plaignez. Vous avez le jugement si droit l’esprit si haut et si fin que certainement, quand l’état de vos nerfs n’y fait pas obstacle vous savez voir toutes choses, choses et personnes, comme elles sont, mettre chacune à sa place, en vous-même comme au dehors, choisir décidément ce qui est vrai, juste, ce qui vous convient, et accepter, dans votre choix, les inconvénients, les difficultés, les peines même la part de mal enfin, inséparables de toute résolution. comme de toute situation humaine. Vous voulez que je vous apprenne à être calme. Je ne sais pas un si beau secret. Mais si j’ai un peu de calme, c’est que pour mes sentiments aussi bien que pour mes actions, dans ma vie intérieure comme dans ma vie extérieure, j’ai assez de prévoyance et peu d’irrésolution. Quand quelque chose commence en moi ou autour de moi, j’en vois promptement et d’un coup d’œil assez libre toutes les faces, toutes les conséquences. Si j’accepte, j’accepte sans hésitation sans retour le bien et le mal, la joie et la peine, l’avantage et l’embarras, le mérite et le tort même, s’il y en a. Et dans la suite, à mesure que les choses se développent et portent leurs fruits, bons ou mauvais, je ne suis pas plus incertain qu’au début. Je ne connais guère le regret ni le repentir. Je veux ce que j’ai voulu ; je me tiens à ce que j’ai fait. Je n’ai point la prétention que ma vie soit sans souffrances et ma conduite sans fautes. Je porte le poids des unes et la responsabilité des autres sans m’en plaindre, sans en déplacer les causes, car ces causes, je les ai en général connues et voulues. En général, dans chacun de mes sentiments, de mes actes, je pressens leur avenir et j’y consens. Et s’il m’arrive, comme il m’arrive en effet de n’avoir pas tout prévu, je ne m’en prends qu’à mon insuffisance et j’y consens encore ; car à tout prendre, en fait d’intelligence et de sagacité, je n’ai point droit de me plaindre de la part que Dieu m’a faite. En tout, je suis soumis, Madame, soumis aux imperfections de la condition humaine à mes propres imperfections aux volontés de Dieu, à mes propres volontés. Je ne me révolte point; je ne me tracasse point ; je ne délibère point à chaque minute, je ne tâtonne point à choque pas. Je veux surtout de l’unité dans mon âme et dans ma vie, et pourvu que l’ensemble me convienne, je ne marchande pas sur les détails. Quelle est, dans cette disposition la part de mon naturel et celle de ma volonté ? Je l’ignore ; mais si j’ai quelque sérénité, voilà à quoi elle tient.
Vous êtes femme, dearest, et par conséquent, un peu plus mobile, un peu plus accessible que moi à l’empire des impressions du moment. Mais vous avez beaucoup d’esprit, de raison, de courage, de dédain. Vous allez naturellement à tout ce qui est grand, simple. Soyez sûre qu’avec un peu de santé et d’habitude, il vous viendrait... laissez-moi dire il vous viendra du calme. J’ai du bien à vous faire, comme du bonheur, à vous donner. Vous me dîtes que je vous ai aidée à supporter vos peines. Je vous aiderai à vous affranchir de ces troubles intérieurs, de ces incertitudes de ces luttes répétées où l’âme se lasse et perd sa force la force dont elle a besoin, et pour résister, et pour jouir. Que je serais heureux de voir la sérénité se répandre sur votre noble physionomie, et de goûter le charme infini de votre affection. sans crainte qu’elle vous fasse mal !
Je voulais vous parler des élections anglaises qui prennent, ce me semble, un tour bien conservateur. Mais je n’y ai plus pensé. A demain les affaires. Adieu. Vous ne vous figurez pas ou plutôt vous vous figurez bien avec quelle impatiente j’attends votre première lettre de Paris. G.

Mercredi 10h.
Je reçois à présent même votre N°19 de Paris. Au nom de Dieu, calmez-vous, soignez vous. Que la fatigue du voyage, de l’absence, de la mer disparaisse. Je me charge du reste. J’attends votre réponse à ma proposition pour la semaine prochaine. Les N°12 et 18 vous ont été adressés à Londres. Le N°15 à Boulogne, porte restante- il était écrit de Caen. Le N°17 vous a été adressé à l’hôtel Bristol.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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22. Jeudi 10 août.
3 heures

De même que je ne suis pas un moment sans penser à vous, je ne puis plus être une heure sans vous écrire. Ma lettre est partie. J’en recommence une autre. Savez-vous ce qui m’est arrivé ce matin ? Ne recevant pas de lettres, il m’a passé une idée folle par la tête. J’ai cru que vous arriviez, que malgré ce que je vous avais dit et peut être pour cela même, vous viendriez, & voilà que mon cœur battait avec violence chaque fois qu’on ouvrait la porte du salon. Ce moment d’angoisse est passé. Il a duré de 1 à deux heures. Je vous le dis parce que je n’ai pas une autre nouvelle à vous conter. A présent que c’est passé je vais compter les heures jusqu’à vendredi. Il y en a 168 encore. Que c’est long !
Il ne vous arrivera pas d’accident n’est-ce pas ? Vous prendrez bien soin de vous. Vos enfants ne tomberont pas malades, votre mère ? Ah mon Dieu que de choses possibles qui pourraient vous empêcher de venir ! Je vous conjure encore de m’écrire tous les jours. N’en manquez pas un ; si vous ne voulez pas que je sois plus malade encore.

Vendredi 11. 8 heures
J’aurai une lettre j’espère mais en attendant que sont devenues toutes les autres ? J’ai reçu mes paquets de Londres. Rien ne m’est revenu de vous. Comme tout cela a été mal arrangé. & comme j’ai eu raison de revenir ici à moins que vous me laissiez sans m’écrire. J’ai pu dîner hier à l’Ambassade d’Angleterre. Lady Granville m’a répété par cœur chaque mot de votre lettre, elle le sait mieux que moi. Elle en a la tête remplie. Mais Monsieur, elle a raison. Je vous montrerai cette lettre. Il y a des idées sublimes et quel langage ! J’ai rencontré hier quelques personnes. qui m’ont parlé de votre discours à Caen avec une grande admiration. & moi qui ne savais pas du tout que vous en eussiez fait un. Je n’ai pas là les journaux. J’étais trop souffrante pour cela. Vous ne m’en avez pas dit un mot, où bien vous m’en aurez parlé dans l’une de ces lettres qui me manquent L’un de mes nouvellistes hier m’a dit qu’il me l’enverrait ce matin.

9 h. 1/2 Le N°18 est entre mes mains. Que vous êtes grand, que vous êtes noble. Que je suis petite à côté de vous ! Monsieur, je l’ai bien pressenti. Vous ne me trouvez pas digne de vous. Vous me dites poliment que c’est mes nerfs qui me font extravaguer. Mais si ce n’était pas mes nerfs si j’étais comme cela ? Vous me laisseriez Vous m’abandonneriez ? Pardonnez-moi Monsieur, pardonnez- moi tout. Je ferai je penserai tout ce que vous voudrez. J’essayerai tout pour vous plaire. Mais laissez moi vous parler sans cesse ; vous dire tout ce qui remplit mon cœur, ma tête. C’est vous, vous. Rien que vous. J’ai tort mille fois tort de vous le redire ainsi sans répit. J’essaye de me contraindre, je n’y réussis pas. Je quitte ma lettre, j’y reviens. Ah mon Dieu que je suis loin d’être comme vous voudriez que je fusse. Mais j’y arriverai.
Je crois que je suis mieux ce matin. Mon médecin n’est pas encore venu me le dire, mais je vous le dis. Je crois que c’est votre lettre qui m’a fait du bien. Vous voyez bien qu’il me faut une lettre tous les jours, tous les jours jusqu’à vendredi Il n’y a plus que 6 jours pleins jusque là. Je ne serai j’espère ni dans mon lit couchée. Je serais sur mes deux jambes mais vous me trouverez changé. Ne me le reprochez pas. Demandez en raison à la poste à St Ouen. Tout le mal vient des 10 jours passés sans lettres. Ah quel mal ils m’ont fait !
Je vais essayer de vous parler d’autre chose. Les élections d’Angleterre ont été à merveilles jusqu’ici. Mieux, beaucoup mieux que ne l’avaient espéré les Tories. J’espère qu’ils n’y puiseront pas trop d’assurance, j’espère que Peel et Wellington resteront dans les dispositions dans les quelles je les ai laissés. C’est à dire qu’ils offriront à lord Melbourne un appuis cordial, désintéressé pour le moment en se réservant de s’associer plus tard à son gouvernement, & que lord Melbourne acceptera ce marché à la condition de concerter avec eux les mesures principales. Il y était disposé quand je l’ai quitté. Il a quelques collègue fougueux qui ne voudront pas de cet arrangement mais il m’a presque donné le droit de croire qu’il se rappellera les conseils que j’ai osé lui donner, et qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux que je trouve aujourd’hui dans votre lettre.
Je lui ai fait son portrait tel que vous voulez bien faire le mien, & puis mes nerfs, c’étaient ses radicaux, et je le conjurai de s’en guérir. Je raisonne très bien Monsieur quand il ne s’agit ni de vous ni de moi. Aujourd’hui je suis démoralisée sur ce chapitre mais vous viendrez me remettre sur le bon chemin. Je viens de prendre l’air un moment. Il est doux & charmant comme vos bois doivent être délicieux. Comme cet air là me ferait du bien !
Adieu monsieur, adieu, n’est-ce pas je vais mieux aujourd’hui ? Midi

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°22 Samedi 12. 2 heures

Savez-vous qu’elle joie vous me donnez quand vous me dîtes que mes lettres vous font un peu de bien ? Je vous ai constamment devant les yeux, souffrante, abattue, agitée. Je voudrais être constamment là, verser à chaque minute du baume dans votre âme, dans vos nerfs. Ils m’embarrassent vos nerfs. J’ai envie de leur en vouloir, et je ne peux pas. Vous leur devez peut-être cette susceptibilité, cette rapidité, cette finesse d’impressions qui s’allient si bien à l’élévation de votre esprit, au sérieux de votre air, de toute votre manière. Guérissez vos nerfs, Madame, mais restez comme vous êtes. N’y changez rien, je vous en conjure. Je ne veux supprimer en vous que la souffrance. Je ne vous donnerais plus de conseils, s’ils devaient vous induire à changer en vous quelque chose.
Quand je vous ai vue pour la première fois, vous m’avez frappé comme une personne nouvelle pour moi, et pourtant sur le champ comprise, parfaitement comprise. Ce qui s’est tout à coup rêvée à moi, c’est la grandeur de votre nature. Avec votre accent si ému, votre regard si triste, vous conserviez si évidemment toute la liberté, toute la fierté de votre pensée. Vous aviez l’air de regarder d’en haut, de toiser pour ainsi dire, les idées les personnes, à mesure qu’elles passaient devant vous. Il y avait dans votre physionomie, dans votre maintien dans votre langage tant de dignité, d’indépendance, et en même temps un tel besoin. D’être soulagée soutenue ! Pendant le dîner, je ne sais ce que je vous disais, vous vous êtes penchée une ou deux fois vers moi, comme entrevoyant et venant chercher dans mes paroles quelque chose qui vous était doux ; et à l’instant même, vous vous êtes relevée et détournée, comme vous repliant sur vous-même et doutant qu’il pût vous venir du dehors, d’un inconnu, quelque distraction. Je crois vous avoir déjà dit qu’il m’était resté de ce premier jour, une impression profonde. Et elle était juste ; ce que je connais en vous aujourd’hui, je l’ai entrevu ce jour là une grande âme qui ne peut vivre seule. Je ne sache rien de comparable à ce double attrait.

5. h. 1/2 Je viens de lire mes journaux. Je trouve le discours de Sir Robert Peel, un peu trop empreint, vers la fin, des habitudes d’opposition. Il reproche bien amèrement aux Ministres, l’emploi qu’ils ont fait du nom de la Reine. Faut-il appliquer le mot impudeur à des hommes dont on est si près de se rapprocher ? Peut-être les mœurs anglaises sont-elles en ce genre moins susceptibles que les nôtres. Du reste le discours est excellent et très frappant. Nous verrons à l’œuvre la Sagesse des deux côtés. Je suis charmé que vous ayez si bien fomenté, celle de Lord Melbourne. Si les conservateurs de France ont autant de persévérance et de zèle que ceux d’Angleterre, la dissolution, nous sera très bonne. Je ne crains, pour eux, que le découragement et le laisser aller. La grande infériorité dès honnêtes gens c’est qu’ils ne savent pas se lever aussi matin que les brouillons. S’ils avaient comme ceux-ci, le Diable au corps, ils gagneraient toutes les batailles.
Dans le n° 15, je crois, je vous avais dit un mot de mon meeting de Caen ; un seul mot, pour vous dire que cela ne valait pas la peine d’en écrire. J’espère que ce N° vous reviendra enfin, et aussi les N°12 et 13 qui sont partis de Lisieux pour Londres le 29 juillet et le 1er août. Vous devriez les avoir depuis longtemps. Dimanche 7 h 1/2 J’ai été interrompu hier par toutes sortes de visites, d’abord je ne sais combien de voisins qui se sont abattus chez moi comme une volée de pigeons, puis le Duc Decazes qui va à Bordeaux, et s’est détourné de 20 ou 30 lieues pour venir me dire pas grand chose.
Ce matin toute ma vallée est enveloppée d’un immense brouillard qui va, vient, monté, descend. Il essaie de se défendre contre le soleil que j’entrevois à l’horizon, en face de moi. Ce n’est encore qu’un point rougeâtre à chaque instant surmonté, voilé par le brouillard. Mais ce point, c’est la chaleur, c’est la lumière. Le brouillard sera vaincu, dispersé, chassé. Dans quelques heures mon ciel sera pur, ma vallée brillante. Plût à Dieu que ce fût toujours là l’image de la vie !

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°24 Lundi 14, 4 heures.

Ceci est mon dernier mot. Vous l’aurez jeudi. Vendredi, j’apporterai moi-même ma lettre. Que celle de ce matin, m'a fait plaisir ! Elle est calme, gaie. Certainement vous êtes mieux. Savez-vous ce qui me trouble avec vous, quant à votre santé ? Vous avez besoin, je crois, d’en être distraite, de porter votre imagination ailleurs. J’hésite donc à vous en parler. Et pourtant ! Et puis à part la contrainte, il y a, dans cette réticence, dans le soin de détourner vos pensées en retenant les miennes, un arrangement une petite supercherie qui me déplaît.
J’ai besoin de laisser librement, aller près de vous mon esprit, mon cœur, ma parole, ma vie. Il m’en coûterait infiniment de vous tromper tant soit peu, même pour vous servir. Je le ferais cependant si votre santé y était intéressée. Qu’elle ne le soit pas Madame; que je puisse vous parler de tout, vous tout montrer, vous tout dire ! Nous nous sommes en effet écrit très peu de nouvelles. Nous les avons peut-être réservées pour le moment où nous serons ensemble.
Y a-t-il des nouvelles aujourd’hui du reste ? Toutes choses sont si prévues qu’on n’en parle plus quand elles arrivent. Savez-vous ce que c’est que l’escompte en fait d’argent ? On escompte tous les événements. Tout se passe tout se fait d’avance. Les élections anglaises finissent à peine. Leurs résultats n’ont pas encore commencé. On n’y pense déjà plus. Les nôtres se préparent. On en a déjà tant parlé, on en parlera tant d’ici à quelques jours, qu’on y arrivera blasé, épuisé. C’est une vraie maladie que ce long bavardage préalable, et une maladie sans remède, car elle est dans nos institutions, dans nos mœurs. Que deviendraient des jeunes gens qui disserteraient, bavarderaient, rêvasseraient, écrivailleraient sur l’amour bien avant de l’éprouver avant de voir une femme ? J’aime que la pensée et l’action, le dire et le faire se suivent de plus près et se lient plus intimement. Je suis sûr que l’un et l’autre s’en trouvent mieux.

Mardi 9 heures
Je me suis levé tard ce matin, et voilà l’homme de la poste qui arrive plutôt. Il faut que je lui donne ma lettre ! J’ai moins de regret qu’elle soit courte. J’y supplierai vendredi. Je lis en courant votre n°25. N’ayez plus de chagrin de mon chagrin. Il est passé puisque vous me rassurez, puisque d’ici déjà je vous vois mieux. Vendredi! Point d’adieu. G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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26. Mardi le 15 août 8 heures

Je vous dirai bien tous les jours tout ce que je fais mais il m’est impossible de vous dire une fois pour toutes ce que je fais tous les jours. Il n’y a de fixe que mes prières en me levant et vous après mes prières, et mon déjeuner après vous. Tout le reste est au service d mes nerfs qui ont toutes les fantaisies du monde. Il n’en était pas de même il y a deux mois. Mon temps était passablement réglé. Aujourd’hui rien ne l’est. Jugez que je suis incapable de prendre un livre, que les journaux même qui m’ont occupée toute ma vie je les regarde à peine & jamais je n’achève un article. Je ne peux pas rester en place. C’est une agitation abominable, je ne suis calme qu’en calèche. Mais je vais mieux déjà je vous le répète et j’ai raison de vous le répéter. Si je pouvais dormir tout serait bien, mais je n’ai pas deux heures de nuit de sommeil, & l’ensemble de ma nuit ne m’en donne pas cinq. Voilà où j’en suis depuis ma seconde semaine de Londres. Le médecin me trouve mieux, & me dit que cela ira bien que dans quelques semaines all with be right again.
Mais voyons, il vous faut ma journée d’hier. Je fus m’asseoir aux Tuileries après ma seconde toilette qui est la longue et qui vient après mon déjeuner. Marie s’ennuie car je ne reçois personne et elle ne me dit rien. Je la prierai de me parler de me dire des bêtises, tout ce qu’elle veut pourvu qu’elle parle, pourvu qu’on ne me laisse pas penser ; car il y a des moments où il faut me tirer de mes plus doux rêves, ils me font trop de mal et tout mon corps tressaille comme lorsque je me livre à mes plus douloureux souvenirs. Voilà ce qui est mauvais pour moi, bien mauvais.
Il faut que je vois du monde, à deux heures j’allai prendre lady Granville pour une tournée de visites d’abord, et puis une promenade. Elle a prodigieusement, d’esprit. L’esprit très observateur, très bouffon. Il n’y a pas de société qui m’amuse plus que la sienne. Nos visites allèrent à merveille, nous ne trouvâmes personne. M. de Valençay m’avait écrit pour me demander de le recevoir avant son départ pour Valençay. Je le vis un moment avant dîner ; je ne vis personne que lui. Je défends encore ma porte le soir & nous allâmes à 8 h. au bois de Boulogne où je marchai avec Marie un peu dans les ténèbres, mais cela me fit du bien. A 10 h. je rentrai pour me coucher voyez la sotte journée.
J’ai beaucoup écrit hier cependant, cela me fatigue & m’ennuie. J’ai trop de friends par le monde. Savez-vous quelles sont les lettres qui me coûtent le plus maintenant ? C’est celles à M. de Lieven. Nous nous écrivons tous les jours un vrai journal. Je ne sais plus le remplir. A propos c’est dans peu de jours que je recevrai la réponse à mes propositions de rencontre en France et à ma déclaration que je n’en peux pas sortir. Vous serez auprès de moi lorsque je recevrai sa lettre et c’est ce qu’il me faut car le cœur me bat bien fort lorsque j’y pense.
Voici votre N°22. Quelle douce chose, que l’habitude, et de prévoir et d’avoir du bonheur, tous les jours à 9 h. 1/4 ! Voilà ce qui calme mes nerfs. Vos lettres me font tant de bien, je vous en remercie quel charme dans votre style, après m’avoir élevée bien haut comme vous me ramenez doucement simplement sur la terre. Vous me faites vivre alternativement dans les cieux, & auprès de vos cygnes. Que j’aimerais leur société. J’ai toujours aimé les cygnes. Ils ont l’air si nobles, si fiers. Vous m’apprenez qu’ils appartiennent au Nord. Il me semble que vous m’apprendrez bien des choses.
Monsieur quel plaisir, quel plaisir de penser à l’avenir, à notre avenir. Vous m’aiderez à l’arranger. Je n’ai pas été aussi contente que vous du discours de Sir R. Peel ! Quel mauvais goût que cette comparaison de la reine avec Marie-Antoinette. A propos une lettre ministérielle de Londres me disent que les Whigs auront cependant une majorité de 40 à la Chambre basse. Mes lettres Torys me manquent dans huit jours les chiffres seront bien exactement connus. On me fait faire une observation assez curieuse, c’est que la reforme a relevé le conservatisme, & que chaque parlement depuis le bill est devenu meilleur. Le bien est résulté du mal. et mon Dieu n’est-ce pas en toutes choses dans la vie ? Que de choses j’ai à vous dire Monsieur, j’oublierai tout quand vous serez là. Cela me fâche. Je voudrais vous dire tout, tout ce qui me traverse la tête aujourd’hui. Que de fois dans ma vie j’ai senti ce besoin de tout dire sans jamais trouver où le satisfaire ! Jamais je n’ai rencontré le bonheur que vous m’offrez. Cela vous fait plaisir Monsieur n’est-ce pas ? Comment je n’ai plus que demain à vous écrire ? Demain le 16. Voyez vous j’étouffe quand je pense au 18 et cependant je suis dans un ravisse ment, une joie. Rien ne peut arriver d’ici à vendredi n’est-ce pas ?
Adieu Monsieur, il est midi, je vais prendre l’air. Je vais vous accompagner auprès de l’étang. Savez-vous que j’ai beaucoup de goût pour l’arrangement d’un jardin, & savez-vous encore que si j’étais auprès de vous je ne penserais pas à votre jardin. Allons, je vois bien qu’il est temps que je vous quitte.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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27. Paris, mercredi 16 août
8 heures

Il a plu hier tout le jour, ce qui a fait que j’ai bien avancé mes lettres. J’ai encore le duc de Noailles & M. Ellice sur le cœur et un peu M. Thiers, & puis j’aurai fini. Une fois dans le courant de ma dépense, cela va sans fatigue, mais les dettes, c’est là ce qui est odieux.
A propos de Thiers, le médecin qu’il avait fait venir à Florence a déclaré qu’un jour de plus tuait se femme, il la ramène donc très mal aux Pyrénées, et lui même viendra regarder Paris. Je fus au bois de Boulogne de quatre à six. Je dînai à l’ambassade d’Angleterre. Je n’y rencontrai que M. Molé. Lord Granville ne dit rien ; lady Granville, parle à peine. M. Aston se tait par respect & un peu par autre chose ; M. Molé n’avait pas l’air en train, et moi, je l’étais un peu, voilà mon dîner. Je vous épargne et vous réserve quelques propos tenus avant et après le dîner ; à 10 heures je rentrais pour un coucher.
Voici donc ma dernière lettre Monsieur, qu’est-ce que je ferai demain ! Demain, j’essaierai de me distraire beaucoup pour ne pas trop penser à après demain. 9 heures. Voici le 23 & le 24 qu’on me remet en même temps. Par quelles merveille ai-je donc aujourd’hui déjà votre lettre d’hier. Cela fait que je n’aurai rien demain. Il me sied bien de me plaindre. Je suis riche aujourd’hui. Je peux bien vivre. sur cela quarante huit heures. & puis Vendredi, vendredi ! Monsieur je crois que vous avez raison. Il n’y a pas moyen de parler, je ne trouve pas une parole. Je ne veux pas vous parler de vendredi, mais j’aurais des volumes à écrire en réponse au N° 23. Comme tout ce que vous me dites est vrai, comme vous me devinez ! Il est bien vrai que je vous dis beaucoup beaucoup, & que ce n’est pas là encore tout ce que je suis. Il y a donc un être sur la terre qui comprend mon cœur.
Quelle félicité ! Dieu m’a bien châtiée, mais comme il me console. Que sa bonté est infinie ! avec quelle ferveur je l’ai invoqué depuis mes malheurs, comme je lui demandais ardemment tous les jours sans cesse, d’adoucir me douleurs où de me rappeler à lui ! Oui Monsieur la prière est efficace. Dieu m’a écouté. Il a eu pitié de mes misères. Il me comble. Dieu est grand. Monsieur invoquons le ensemble. Il nous bénira. Moi aussi, je pleure, mais ce sont des larmes bien douces. midi Je ferme ma lettre.
Adieu. Adieu. et puis plus d’adieu. Le Roi devait revenir cette nuit à St Cloud où il va rester.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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30. Dimanche 6 heures le 27 août

Je vous écris de notre cabinet vous ne savez pas, vous savez ce que c’est que les souvenirs qui s’attachent aux plus petites choses. Ainsi quelle que part que mon oeil porte je vous vois, devant moi à côté partout. Et dimanche prochain vous y serez bien réellement et mon cœur s’élance avec une joie inexprimable vers l’image de ce bonheur.
J’ai marché bien avec plaisir aux Tuileries de midi à une heure. Il faisait frais, j’avais des forces. J’ai eu un long tête-à-tête plus tard avec le comte Médem. Il a de l’esprit et il est de mes amis. Demain il envoie mes lettres. Palmella lui a succédé. Je l’ai pris avec moi et Marie en calèche j’en reviens. Nous avons causé il m’a distrait. M. Molé est venu me voir pendant que j’étais sortie. Il me semble qu’il est impossible de raconter sa vie avec plus de scrupule que je ne vous raconte la mienne.
Je viens de faire une découverte ; nos noms respectifs ont chacun le même nombre de lettres. Essayez. Noms de baptême, tout. Eh bien cela me charme. Quelle bêtise !

Lundi 9 1/2
Quel doux réveil ! Ma nuit a été mauvaise ; vers le matin je me suis endormie à 8 h. 1/2 j’ai sonné, & en entrant ma femme de chambre me remet une lettre. Je ne fus plus pressée de me lever. Mon Dieu que je fus heureuse ; je vous raconterai cela. Je fis mieux que lady Russell et les battements de mon cœur répondirent vite à ces douces paroles. Ils y répondirent avant même de les connaître. Que vous êtes ingénieux à trouver à faire, tout ce qui peu me plaire. Vous aviez raison un jour de défier mon cœur de femme. Je m’humilie devant cette seconde lettre de Lisieux. Monsieur, que je vous en remercie ! Comme je m’arrête à chaque phrase, à chaque mot, quelle douceur vos paroles répandent autour de moi, Ah que je suis heureuse !
Je vous ai laissé hier à 6 heures & vous voulez savoir ce que j’ai fait depuis. J’ai été au bois de Boulogne seule avec Marie. Nous marchons, et en vérité beaucoup. Cela me prouve que mes forces me reviennent. Le plaisir que j’y trouve c’est de pouvoir vous le redire. La soirée hier était fraîche cela me convient mieux que la chaleur. En rentrant je me suis mise au piano, j’ai trouvé beaucoup de Rossini dans ma tête. Il m’a semblé que cela vous conviendrait.
A propos vous ai-je dit que jamais je ne lis le soir ? Depuis deux ans & demi, j’ai tant pleuré, tant pleuré que ma vue est abimée. Je la ménage aux lumières cela fait que l’hiver les ressourcent me manquent beaucoup. Elles ne me manqueront plus l’hiver prochain, n’est ce pas ? Pozzo est venu de bonne heure ; et puis les Durazzo, le comte Nicolas Pahlen arrivés dans la journée de Londres, ce pauvre Thorn. Voilà tout Pozzo est retournée à la Révolution de 89, & m’y a tenu jusque passé onze heures. Il m’a dit des horreurs d’une Révolution à venir, possible. Mon sanz s’est glacée. J’ai souvent entendu raisonner sur cela, j’y restais froide.
Aujourd’hui ! Ah aujourd’hui !! Monsieur, je viens d’envoyer ma lettre à mon mari. Après avoir donné toute satisfection à ma fierté offensée je n’ai pas pu m’empêcher, avant de la fermer, de laisser cours à un peu de tendresse. Il m’a semblé si dur pour moi comme pour lui, après tant d’années d’union de ne lui envoyer qu’une lettre bien froide. Il y a deux jours que je n’ai relu la sienne. Je ne veux plus la voir. Ce que je vous dis là, ce que je fais c’est de la faiblesse. Vous me voulez telle que je suis ; et bien vous me voyez Monsieur. Je n’ai pas besoin de vous dire que je me tiens dans mon salon le soir.
Demain vous reverrez vos enfants. Quand vous embrasserez votre fille aînée tâchez de vous souvenir de moi, car je l’embrasse de tout mon cœur. Adieu Monsieur. Ce mot qui marque si péniblement l’absence comme il est devenu pour nous le signe charmant de la présence, on du moins de la plus douce illusion. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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36. Mercredi 6 7bre 9 h 1/2

Pas de lettres ? J’étais bien préparée à n’en recevoir qu’une petite, mais je ne l’étais pas à rien du tout . Et bien voilà les plaisir de l’absence. et vous croyez que je pourrai me séparer de vous. Tout ce que je puis-vous promettre aujourd’hui c’est de n’être pas inquiète, mais un peu curieuse, et pas contre vous. Je m’en prends à tout le monde. hors vous.
Ma journée hier a été plus triste encore que je ne pensais. Une pluie à verse, des torrents qui ont rendu toute promenade impraticable. J’essayai la voiture fermée & je fis visite à Mad. Durazzo que Je n’avais pas encore été voir depuis mon retour d’Angleterre. Je la trouvai & cela ne m’amusa pas trop. Un mauvais taudis bien humide, bien triste, et au bout de cinq minutes on a fini avec elle.
J’ai lu jusqu’au dîner, & puis je ne sais plus lire. J’ai arpenté mon salon en long en large, voilà ma promenade, et le soir l’Ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, & un Russe ignoré de vous. Le comte Pahlen était à St Cloud.
Vous voyez que mes distractions n’ont pas été grandes. J’errais dans le château de Compiègne que je n’ai jamais vu. Je me figurais un peu Windsor ses magnificences, son élégance. Ce Roi venant arranger le matin mon appartement, s’y placer fleurs que j’aimais, & recommandant au service de mon appartement de me dire, lorsque mon mari ne l’entendrait pas, que c’était lui qui avait fait tout cela, et puis cette belle galerie que je traversais pour me rendre dans le salon du Roi, et où il avait toujours soin de se tenir sur mon passage pour me dire le bonjour familier avant le bonjour officiel et puis ces petits mots galants à table, ces recherches de tout genre. Après le dîner une musique admirable, tous les airs que j’aimais, ce Roi (c’est de George IV que je parle) spirituel, aimable cherchant à me plaire, à m’amuser.
Savez vous pourquoi je vous dis tout cela ? pour que vous sachiez, que si hier toutes ces séductions se fussent rencontrées sur mon chemin, ma pensée toute entière eut été à vous, auprès de vous. Et que si Mad. la duchesse d’Orléans a arrangé les fleurs de votre chambre à coucher je ne vous en crois pas moins obligé de souper à l a Terrasse, et toujours & sans cesse.

1 heures. Ah, voici la lettre. Ainsi donc elle met plus longtemps à venir attendu que vous êtes plus près. Cela n’est pas fort logique, mais que c’est charmant d’avoir une lettre, la tenir et comme je la tiens ! Je ne sais pas trop si je dois vous envoyer celle-ci, vous me faites presque une promesse qui m’en dispenserait ; Mais comme cela ne semble pas absolument sûr, et que vous êtes capable d’aimer, de désirer des lettres comme je les désire, comme je les aime je vous envoie celle-ci Monsieur, & je la charge de tout ce que me portait la vôtre. Je rentre d’une longue promenade aux Tuileries, je m’y suis promenée avec M. de Mëchlinen et un gros rhume que vous m’avez laissé. J’aime mieux mon rhume. Je l’aime même beaucoup. M. de Mëchlinen à force de m’ennuyer est parvenu à me faire rire. Et maintenant me voilà très parfaitement heureuse jusqu’au moment où je le serai trop. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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38. Paris, vendredi 16 septembre 9 heures

Vous avez si bien raisonné sur la pauvreté de nos ressources, vous m’aviez si bien démontré la misère d’une lettre que j’ai presque lu sans plaisir celle qui est venu me trouver ce matin dans mon lit, & j’ai béni notre bonne invention qui nous vaut à moi du moins, un instant de transport & de bonheur. Voyez monsieur, ne raisonnez pas tant, ne me montrez pas ces tristes réalités. Quoi ? Vous créez la peine & vous prenez encore à tâche de me la bien définir, bien expliquer, de me montrer qu’il ne me reste pas un pauvre petit plaisir ! Savez-vous ce qui eut mieux valu ? C’était de me dire à quoi vous avez employé cette longue nuit ; si vous avez dormi, veillé, rêvé. Si vous avez eu froid ou chaud. Vous avez cent fois plus d’esprit que moi et dans ces cas-là je ne vous l’envoie pas, j’aime mieux ma bêtise.
Moi Monsieur, je ne disserte pas. Je pleure, oui je pleure ; cela me fait du bien, et puis je pense que j’aime à vous le dire, à vous rappeler nos jours, à les espérer encore, à vous raconter tous les petits incidents des moments passés sans vous, à vivre encore avec vous de cette manière. Est-ce que je vous fais de la peine Monsieur ? M’aimerez-vous moins si je vous ressemble si peu. Mais non, cela n’est pas possible. Tout ce que je pense vous le pensez. Je suis heureuse de le croire, d’en être sûre. Et bien je suis sûre que vous lisez tout ceci avec plaisir ; je voudrais égayer votre cœur, en lui donner que de la joie, je suis si bien que c’est là tout mon vœu, Il me semble presque que c’est mon devoir. Vous me donnez tant de bonheur, je voudrais embellir votre vie. Je le fais n’est-ce pas ? Vous êtes content de moi. Monsieur, comment suis-je arrivée à vous dire tout cela ? Je ne le sais plus ce que je sais c’est que je vous aime, je vous aime ! Et je m’occupe du 25, & jusque là je veux que vous me disiez tout ce que vous faites. J’aime les détails, j’aime à vivre avec vous dans votre intérieur.
Voyons ma journée hier. J’ai marché avant mon lunchon sous les arcades ; à 2 heures j’ai vu le comte Frédéric Pahlen frère de l’ambassadeur après lui, le prince Paul de Wirtemberg, qui est plein d’espoir que le mariage ne se fera pas. Après encore la petite princesse, que j’ai ramenée chez elle. Le bois de Boulogne ensuite, notre allée et d’autres où j’ai marché.
En revenant je suis allée chercher un piano. J’ai lu avant mon dîner ; je me suis reposée après, et j’ai passé ma soirée entre la petite princesse & mon ambassadeur. Nous avons dit des bêtises. Je me suis levée pour aller chercher La lune à dix-heures. Elle n’y était pas. Il y avait de vilains nuages noirs entre vous et moi. J’ai repris tristement ma place ; à onze heures 1/2 je me suis couchée. J’ai pris la lettre sans N° avec moi, j’ai bien dormi, et le voici il me semble qu’il est impossible de vous ennuyer plus complètement que je ne le fais. Aujourd’hui sera comme hier et vous le saurez encore.
J’ai eu une longue lettre de lady Cowper. Jamais il n’a été question de M. Stöckmar. Il est parfaitement décidé que la Reine n’aura pas de private secretary, et jamais ce n’eut pu être un étranger. Elle expédie les affaires avec ses Ministres. dans toute communication écrite avec eux, c’est elle seule qui ouvre & ferme, les boites, et dans les affaires moins secrètes elle se fait aider par son private purse; espèce de secrétaire subalterne, & Miss Davis une de ses filles d’honneur. L’arrivée de Léopold a fait du bien dans le ménage. La Duchesse de Kent porte un visage moins sombre ; il lui a démontré l’inutilité de sa mauvaise humeur. La petite reine est fort gaie, fort contente, & en fort grande amitié avec sa tante la reine des Belges.
1 heure. Je rentre d’une longue promenade à pied. Il fait horriblement, sale mais il me faut de l’exercice. Il me semble que la guerre civile est terminée en Portugal, & très pitoyablement pour les Chartistes. Adieu Monsieur si vous me dites encore que les mots sont des bêtises & que les mots écrits sont plus bêtes encore ? Savez-vous comment je vous répondrai ? par une lettre de quatre pages où il y aura adieu adieu & rien que cela bien serré, oui bien serré bien long.
Adieu car je vous dis trop de bêtises, adieu donc. J’avais déjà fermé ma lettre, apposé le sceau. J’ai voulu relire la lettre que vous m’avez remise de la main à la main. Ah quelle lettre ; qu’elle me fait frémir de joie. Il ne faut pas, que je la lise trop souvent, mais j’y reviendrai, une fois le jour, c’est permis, c’est possible. Je n’y manquerai pas jusqu’au 25. Ne dites pas que les paroles c’est peu de chose. Ces paroles sont tout. Que je les aime ! Monsieur vous voyez bien que d’adieu en adieu, il faudra bien que vous arriviez jusqu’à celui-ci. Adieu

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°49 Jeudi 28, 6 heures

Je suis rentré tard hier. J’étais fatigué. Je me suis couché. Aujourd’hui, je me lève de bonne heure avant le soleil. Le 6 octobre, je ferai le contraire. J’aurai couru toute la nuit. Je me coucherai en arrivant à Paris au moment où le soleil se lèvera. Peu m’importe qu’il y ait un soleil au ciel ce jour-là. Je sais où trouver le mien. Je n’y veux pas trop penser. C’est encore si loin. De demain, vendredi, en huit jours. Y aura-t-il ce jour-là, ou le lendemain un dîner chez Pozzo, ou je ne sais quoi qui vous autorise, à fermer votre porte le soir ? Le lendemain vaudrait mieux peut-être. La dissolution sera au Moniteur le 4. Les élections commenceront le 4 novembre. Je crois mon renseignement positif.
Que de lettres j’écrirai d’ici-là ! On y tient beaucoup. Déjà, il m’arrive des plaintes de ce que je n’écris pas assez. On manque de conseils, d’informations. On veut pouvoir lire à ses amis des passages de mes lettres. J’admire infiniment le proverbe italien : lutto’l mondo e come la nostra famiglia. Il faut vos lettres à Lady Granville pour s’amuser et amuser son mari. Il faut les miennes à mes amis politiques... aussi pour s’amuser eux et leurs amis ; car c’est bien plus de l’amusement, un peu de mouvement moral qu’ils y cherchent, qu’une utilité immédiate et positive. Je leur donnerai satisfaction. Je vais écrire, écrire écrire.
Comment ? Ce pauvre M. de Hügel est fou ? Cela ne m’étonne pas. Il avait depuis quelque temps quelque chose de mystérieux et d’excessivement subtil qui m’étonnait quelques fois. Je l’attribuais à la nature de son esprit. Les Allemands ont de cela. Ils arrivent à la finesse par la subtilité et à la discrétion politique par le mystère. Qui M. de Metternich, enverra-t-il ici à sa place, en l’absence de l’Ambassadeur ? Car je ne suppose pas que les chargés d’affaires aient le privilège des Rois. Ils ne peuvent pas être fous.
Je suis charmé que les Granville soient revenus. C’est une intimité que je vous aime. Quand ils ne seront plus si effarouchés de mes rivalités politiques, j’essaierai d’y entrer un peu.
Que vous revient-il de Londres ? Je ne suppose pas qu’il se passe rien de significatif à la petite session de Novembre. Elle n’aura, je crois, que la liste civile pour objet. Les radicaux me paraissent bien modestes, bien décidés, à accepter qu’on ne leur donne rien pour éviter l’alliance des Whigs et des conservateurs. Mais la nullité et l’inaction ne sont pas, quoiqu’on en dise des éléments de durée.
De quoi je vous parle là ? Il semble que moi aussi, je veux épuiser mes petites nouvelles. J’accueille très bien les vôtres ; mais laissez-les toutes pour me dire, pour me redire toujours comment aime une femme. Le 6 octobre, dearest, dans notre cabinet, je vous dirai, et je suis sûr que vous me croirez, je vous dirai à quel point je vous comprends ? Je vous dirai quelle vie eût été pour moi aussi douce, aussi pleine que pour vous. Je ne veux pas l’écrire. Il y a des choses que je n’aime pas à écrire. Elles sont intimes à ce point qu’il me déplaît de les voir exposées au grand air, exposées à tomber je ne sais sous qu’ils yeux, à provoquer je ne sais quel sourire. Même très sûr que cela n’arrivera pas, l’idée seule de la possibilité me choque et m’arrête. Mais quand je vous aurai dit à quel point je vous comprends vous conviendrez avec moi que femme ou homme, quand on aime, on veut que ce qu’on aime se déploie dans toute sa beauté, s’élève aussi haut qu’il se peut élever. L’amour se passe de tout et prétend à tout. Il se suffit parfaitement à lui-même, et rien ne suffit à son ambition. Je suis sûr que vous pensez, que vous sentez comme moi. Mais encore une fois, je ne veux pas écrire tout ce que j’ai dans le cœur.
J’attends votre lettre de ce matin avec une douce sécurité. Elle répondra à celle où je vous donnais une date. Mais gardez-vous bien de jamais me taire aucune de vos impatiences, de vos injustices. J’ai droit à tout, et je veux tout avoir le worse comme le better. En attendant, je vais écrire à droite & à gauche. Je vous quitte pour je ne sais qui & je ne sais combien.

11 heures
Le courrier m’arrive au milieu de quatre visiteurs. Je viens pourtant de parcourir le N° 50. Que de doutes et tristes choses ! Oui, dearest, comptez sur toujours. Adieu et toujours. Il faudra bien que nous venions à bout de cette situation. Soyez tranquille. Je veillerai sur moi jusqu’au 6. Adieu, adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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59. Samedi 14 octobre 1837 9. heures

J’ai fait hier le bois de Boulogne comme une pénitence, car le temps était laid, vous aviez emporté le soleil. J’ai fait ensuite Madame de Flahaut un peu comme cela aussi, & puis je suis allée me rafraîchir l’esprit chez lady Granville. Après mon dîner j’ai fait quelques copies mais qui m’ont fatigué les yeux. à 8 h 1/2 M. Molé est venu jusqu’à 10 heures nous sommes restés seuls. Je lui ai proposé l’éclipse à l’heure où je devais m’y trouver. Il est venu, successivement quelques personnes M. de Brignoles, M. de St Simon, M. Sneyd. J’allais et je venais. Je craignais de manquer le véritable moment, & cependant il était impossible de rester plantée sur le balcon en permanence. J’ai été vous chercher bien haut bien haut. Je vous ai trouvé, je vous trouve partout. L’éclipse a été parfaitement visible, pas une image. J’espère qu’il en était de même chez vous.
M. Molé m’a demandé si vous étiez parti. J’ai dit que je le croyais. Il est resté tard, jusqu’à onze heures, fort causant, fort racontant, tout mon autre monde était au grand opéra. Je n’ai par trouvé de N° à votre lettre ce matin, c’est 55 que je viens d’y placer. Voilà donc un grand jour d’écoulé ! Si les autres sont aussi longs qu’hier il me semble que nous n’arriverons jamais au 31. Je viens d’additionner les jours que nous avons passés ensemble depuis le 15 juin. Cela fait juste 40 ainsi le tiers. Mes lettres ne partiront que lundi je ne puis pas achever avant. Il n’y a rien qui presse. Les dramatic personnae ne se trouveront réunies qu’à la fin de ce mois à Moscou. Je ne sais si je ferais bien ou mal d’envoyer à mon mari copie de ma lettre à Orloff qu’en pensez-vous ?
J’ai envie de me distraire, & de vous dire que la bagarre à Lisbonne est vraiment très risible. Quel rôle pour l’Angleterre ? Ce royaume dont l’Europe entière lui abandonnait tacitement la domination, cette domination établie exercée à la satisfaction de tous depuis tant de temps, tout cela lui échappe. Elle est honnie, insultée là où elle régnait si paisiblement. Que de fautes il a fallu commettre pour cela ! C’est un homme, un seul homme, un dandy qui a fait cela. L’Angleterre tenait le Portugal parce que le Portugal était gouverné par les grands, et que les grands étaient dévoués au gouvernement anglais. Depuis que les petits ont chassé les grands ils sont devenus ingouvernables. Que va faire Lord Howard de Walden ?
Midi. Après ma longue toilette, pendant quelques moments de laquelle il faut me séparer de la lettre, je l’ai relue avant de la replacer dans sa demeure. Je l’ai relue avec le même plaisir qu’hier, avec le même ravissement. Il en sera de même tous les jours, tous les jours je vous le promets. Quel trésor vous m’avez donné là ! Il me vient quelques craintes pour les lettres qui pourraient m’être remise de la main à la main. Si c’est un maladroit ce pourrait être pire que les lettres par la poste, et j’ai l’imagination frappée sur l’arrivée de mon mari. Vous verrez qu’il viendra et avant vous. Je voudrais bien me tromper. Adieu. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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73. Paris, Samedi 28 octobre 1837, 9 heures 1/2.

Tout hier s’est passé sans Génie, sans Grouchy. Et comme ce mot que je n’ai pas m’eût fait du bien ! comme je l’attendais, comme j’ai essayé de deviner ce que contient cette petite lettre ! Je me suis adressée de si douces épithètes. Couchée sur mon canapé vert, je me suis retournée sur la glace et je me suis dit des choses charmantes, et j’ai vu que l’illusion commençait à devenir très vive, à l’animation de mes yeux. Sont-ils comme cela quand je vous regarde ? Ils m’ont plu hier à moi.
Je suis toujours souffrante comme à Abbeville, plus que cela même. J’en suis très affaiblie. Je ne marche pas même dans la chambre. Je reste couchée, couchée très horizontalement. J’espère être debout mardi.
Hier matin j’ai vu les Flahaut très longtemps, et puis lady Granville qui est restée chez moi jusqu’au moment de mon dîner. Le soir il m’est venu cette petite Mad. Graham, la plus sotte femme du monde, qu’on tolère pour Pozzo. Est-il possible qu’il aille s’accrocher à cela ? La petite princesse, l’ambassadeur de Sardaigne qui m’a enfin demandé de vos nouvelles , car il ne vous a pas nommé jusqu’ici. Il a sur le cœur la visite que vous ne lui avait pas faite. M. de Simon, Pozzo que j’ai fort réjoui en lui montrant une lettre de lord Grey qui annonce positivement, un changement d’administration, ou une modification dans le ministère actuel, c’est-à-dire l’entrée de lord Durham. Moi je n’attache pas aux paroles de lord Grey qui annonce positive ment le changement d’administration, ou une modification dans le ministère actuel, c-a-d de l’entrée de lord Durham moi, je n’attache pas aux paroles de lord Grey la même valeur que Pozzo veut y mettre.
En général n’avez-vous pas trouvé qu’on rabat toujours un peu de l’opinion qu’on a des gens dès qu’on vit familièrement avec eux ? Cette règle a ses exceptions. comme toutes les règles, & je sais bien que j’en ai rencontré une ou c’est l’inverse. Il me semble que vous allez dire la même chose.
Pour en revenir à lord Grey, c’est une grande réputation, et au fond un petit homme, vous pouvez compter que ce que je vous dis là est vrai. Savez-vous bien qu’on pense à Berryer. On le trouve abattu, mécontent, ce qui est vrai, je lui ai trouvé cet air là aussi. Si on pouvait le gagner, quelle conquête. Voilà le Rubini trouvé y voyez vous la moindre vraisemblance ? Je vous assure que moi je crois qu’on y songe.
11 1/2 J’écoute, j’épie. M. Génie ne vient pas. Qu’est devenue la lettre ? Où la trouver ? Paris est bien grand. Dans votre lettre de ce matin vous me l’annonciez pour hier bien soir. J’en deviens fort inquiète, ce qui est une manière convenable de vous dire que j’en suis avide, affamée, oui affamée. Ah mardi nous n’aurons plus besoin de rien, & de personne. Mardi viendra-t-il jamais ? Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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74. Dimanche 29 octobre
9. heures

Ah ma dernière lettre ! Quel plaisir car tout ce que cela annonce !Je viens de recevoir la vôtre, et enfin enfin,j’ai reçu hier à 6 heures celle que M. de Grouchy m’avait apportée. Je vais la relire encore et encore elle est bonne, elle est charmante, mais elle n’efface pas la première. Je vivrais cent ans que je ne pourrais pas oublier la sensation que m’a causée la première. Et cette émotion se renouvelle chaque fois que je relis, & je le fais tous les jours. Mais après vous avoir vu. Je n’y reviendrai plus. Cela devient votre affaire vous vous chargerez de remplacer les lettres. Il vient de me prendre un remords. J’ai reçu la seconde lettre. Elle m’a fait un autre plaisir, un plaisir plus doux, plus tranquille, pas si vif, pas si animé que la première, il l’était trop. Je viendrai me calmer auprès de la seconde, et cependant il y a bien des ressemblances, avec la première, mais il y a quelque chose, je ne sais quoi, qui me fait y jouir de vos paroles avec plus de liberté d’esprit & de conscience. Je me brûle à la première, je me chauffe à l’autre. Que de bêtise je voudrais ! Je voudrais me passer le temps. Il y a encore presque 60 heures d’attente, elles me paraîtront plus longues que les trois semaines ensemble.
Hier on m’a conseillé la calèche et au pas. Je me suis donc fait traîner un peu, très peu, cela ne m’a pas fait de mal, mais il a fallu me faire porter pour remonter mon escalier.
Rubini a reparu hier à l’opéra tout le monde y était, moins mon Ambassadeur, Lady Granville & M. Sneyd qui ont passé la soirée chez moi. Elle ne m’a quittée que très tard. Avez-vous lu dans le National du 21 un portrait de M. Thiers ? Il y a des choses très spirituelles.
A propos j’allais oublier de vous remercier de Monk, que M. Génie m’a apporté hier. Je vais le lire La dernière lettre de M. O’Connel à lord Cloncerry va, je crois, décider le divorce des Ministres avec le grand agitateur. Je suis fort disposer à croire qu’on acceptera le soutien des Torries modérés. Peel va venir passer quelques jours à Paris à ce qu’on me dit
Midi. Je me sens mieux aujourd’hui décidément mieux. Mais je ne serai pas encore tout-à-fait bien mardi & vous me trouverez faible. Au fond depuis quatre mois, il ne m’est pas arrivé de passer huit jours entiers tranquilles, ou bien portante. Lorsque ma santé commence à se remettre il m’arrive une bombe qui m’abat. Entre les lettres qui m’arrivaient de l’Occident et celles quelques fois qui ne m’arrivaient pas de l’Occident, j’ai eu toujours du chagrin, de l’inquiétude, et je ne compte décidément m’arranger avec ma santé que depuis le 31 octobre. Il a l’air d’être bien près, mais qu’il me semble loin !
Adieu. Que voulez-vous que je vous dise , Je ne sais pas plus parler que vous. Je retrouverai la parole le 1er novembre peut-être. La vieille sûrement pas. Adieu. Adieu. Toute notre vie, n’est-ce pas ? Adieu !

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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100. Paris lundi 23 juillet 1838

Vous m’avez écrit une aimable et bonne lettre. Nous allons redevenir plus aimables tous les deux, je me sens en disposition de M. Génie vient de me cela tout à fait. faire visite. Il part vendredi pour aller vous trouver si j’ai quelque chose je le lui donnerai. M. Lorain est venu hier sans me trouver, je viens de lui mander les heures où je suis chez moi. J’ai fait ma matinée hier à Longchamp. Ellice a imaginé d’y venir à pied depuis l’hôtel Bristol. Il est arrivé affamé & exténué. Je l’ai ramené chez lui. Le soir j’ai eu mon monde d’habitude et de plus M. Villers que revient de Madrid. Il a bien mauvais visage. Il a beaucoup parlé Espagne pour l’édification de Médem. Cela ne m’intéresse plus du tout.
Alava est nouveau ambassadeur à Londres ; nous le verrons à Paris ce qui me fait plaisir ce qui m’a frappé dans M. Villers est un peu de mauvais ton. Cinq ans de Madrid, & de Madrid en révolution, peuvent bien donner cela. La Reine de Hanovre me mande l’arrivée du grand duc le 18. si faible qu’il ne peut pas marcher seul. Le Roi de Danemark l’avait logé dans un Château qui n’a pas été habité depuis 40 ans. Il y avait bien de quoi prendre la fièvre. Elle ne me dit rien sur les mouvements ultérieurs. Je vais répondre aux questions de votre lettre. Le Hügel de Mühlinen n’est ni le diplomate, ni le voyageur. C’était son attaché ici. Au sur plus ils ne se sont pas battus. Mais Mühlinen est presque fou. Il a menacé le roi de Würtemberg de publier sa correspondance particulière avec lui s’il n’augmentait sa paie. & je crois. que le Roi a fléchi. Sa femme veut se séparer de lui M. Ellice dit qu’il est venu à Paris pour moi, mais on dit qu’il y est venu pour autre chose, qu’il ne veut pas se trouver à Londres si on discute à la Chambre basse l’affaire de Lord Durham. Il est trop lié avec lui pour voter contre, & il lui serait impossible de voter pour quant à ses affections ministérielles. Il est pour Melbourne sans plus, & un peu contre tous les autres. Il veut que Spring Rice, Glenely et Powlett Tompson sortait et qu’on les remplace par Lord Morpeth, Francis Baring & & il voudrait bien aussi chasser Lord Palmerston, mais cela serait plus difficile.
Pourquoi êtes vous toujours enrhumé ? le changement d’air va vous faire du bien. Je m’arrange beaucoup mieux du l’air frais que de la chaleur, mais je n’ai encore à me vanter de rien, et vos glorieuses journées vont m’enlever le peu de sommeil que je prends. On me fait un bruit épouvantable déjà. Je pense quelques fois qu’il n’est pas convenable que je reste ici pendant ces vilaines journées. Mais quelles bonnes journées tout de suite après ! Adieu, adieu en dépit de votre rhume.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°100. Vendredi 27 6 h 1/2

Ce n’est pas pour vous que je me lève de si bonne heure, mais je ne puis me refuser le plaisir de commencer par vous. J’attends demain M. Génie et M. Dumon. Ils me prendront un peu de temps, et je veux achever aujourd’hui quelques pages que j’ai promises à la Revue française. Je ne devrais pas promettre, car je tiens.
Cette semaine a marché bien lentement. Enfin la voilà qui s’en va. Dans trois jours, je me mettrai matériellement en route. Il pleuvait à seaux hier au soir ; ce matin, il fait beau. Peu m’importe pour mon voyage ; mais, pour mon séjour, je veux un beau temps frais, un temps qui vous plaise. Quand nous nous promènerons le soir, j’aurai besoin d’un peu de précaution, pas trop tard ou la calèche à demi fermée. Je sens très vite le serein. à la vérité le serein de Paris ne ressemble pas à celui de Normandie. Je suis bien aise que les Brignole et le duc de Palmella vous reviennent de Londres. Le dernier me paraît d’une société agréable et douce, quoiqu’un peu traînante, comme dit Voltaire de la prose de Fénelon. Ils vous raconteront tout, et vous me le redirez. J’aime beaucoup mieux avoir cela de la seconde main quand c’est la vôtre. Le plaisir que vous y prenez fait plus de la moitié du mien. Vous avez tort de vous obstiner sur la Belgique, car vous céderez. Si vous ne voulez qu’avoir un bon procédé pour le Roi de Hollande, à la bonne heure ; mais comptez que trois mois plutôt ou plus tard, l’affaire s’arrangera. En renonçant à toute prétention territoriale la Belgique à de bonnes raisons quant à la dette ; et ce qui vaut mieux que les raisons, peu lui importe d’attendre. Elle a le provisoire, et le temps ajoute à la bonté de ses raisons. Puis elle fera quelque offre raisonnable, quelque grosse somme payée tout de suite qui videra le différend. Du reste, l’Empereur ne me paraît guère vouloir autre chose que garder sa position et satisfaire son humeur. Il n’y a rien là de bien gênant pour personne. Je vous quitte pour travailler.

9 h. 1/2
Je vous reviens pour rire avec vous de la bêtise des journaux anglais. Est-ce qu’il y en a vraiment un qui ait pris cela au sérieux ? Voilà un beau thème d’éloquence pour le Maréchal Soult. Si vous êtes content de Lord Palmerston, j’ai tort au commencement de cette page. En tout cas ne soyez pas malade. J’y tiens beaucoup plus qu’à la dette belge. J’irai y veiller mardi. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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101. Paris Mardi 24 juillet 1838

Quel bonheur quand il n’y aura plus de lettre à écrire ! Voilà une exclamation d’amour et de paresse. Faites les proportions. Ma nuit a été si mauvaise que j’ai dormi jusqu’à dix heures dans le matinée. Il faisait frais cependant, presque froid en vérité. Ma journée hier a été tellement rien du tout que je n’ai pas de compte à vous en rendre. Je n’ai vu personne que Madame Durazzo et Madame Pozzo. A propros le vieux Pozzo est retenu à Londres parler conférences. Il n’a plus de calcul car Dieu sait comme elles iront. On ne s’arrange pas pour le partage de la dette.
Lady Cowper m’a écrit une amusante lettre toute remplie de petites choses. Entre autres, le duc de Sussex qui est un sot comme vous allez voir a donné à dîner au Maréchal Soult en invitant aussi Sébastiani & Flahaut & en portant la santé du Maréchal il a raconté l’histoire de la candidature pour l’ambassade. Lady Cowper ajoute que Flahaut a fait bonne contenance mais que si Marguerite y avait été, on est sûr qu’elle lui aurait jeté un plat au visage. La Reine à son dîner diplomatique a pris le bras de son oncle, de Coburg, ce que les Ambassadeurs ont été obligés de subir ; mais en revanche ils ont pris le pas sur son frère de Linauge, ce qui a déplu à la Reine. Le bruit court à Londres que le grand duc n’y ira pas cette année. J’ai prié la Reine de Hanovre et mon frère de m’apprendre enfin ce qui va devenir mon mari, car toujours encore je n’ai pas un mot de lui.
Savez-vous que je vis exactement comme je ferais à la campagne ? Comme cela me déplairait fort à la campagne, & comme cela me plait parfaitement ici. De l’air, beaucoup d’air, des heures fort bourgeoises, de la solitude ; mais comme elle est volontaire, voilà la différence. Et puis deux fois la semaine du monde, pour me bien prouver que je fais bien de ne pas le recevoir tous les jours, car il ne m’amuse point du tout. Le Pape a de l’Esprit. Comme il y en a peu dans le monde ! Adieu. Mardi prochain à cette heure-ci midi & demi que d’adieux !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°104. Du Val Richer, Dimanche 19 7 h. 1/2

Ceci doit être 104, en numérotant ma lettre d’hier. Dites-moi si j’ai raison. Je ne vous ai pas regardée jeudi dernier parce que si j’avais tourné les yeux, je serais retourné sur mes pas. Même quand je dois vous revoir, le soir c’est un acte de vertu de vous quitter, accompli à grand peine. J’ai pris ma revanche quatre heures après. Vous aussi, vous ne vous êtes pas retournée quand je vous regardais encore. Je vous ai suivie jusqu’au bout de la terrasse. Vous n’avez pas d’idée comme votre démarche me plaît. J’ai bien pensé que vous n’étiez pas seule. Savez-vous que je deviendrai fier de cette jalousie que j’inspire plus elle sera folle, plus elle me fera honneur. De près, c’est ennuyeux. De loin, c’est glorieux. Donnez m’en quelque fois des nouvelles. Le difficile, c’est d’en parler sérieusement. Je suis bien ici, mieux que partout ailleurs, sans vous. J’ai de la liberté et de la paix. Est-ce que je vieillis ? Je jouis beaucoup de la paix, de la paix dans ma pensée, dans ma maison, dans l’air. Le soleil brille sur mon repos. Mes enfants sont gais.
Pourquoi m’êtes-vous devenue nécessaire ? Vous ai-je dit que mon service de poste venait de recevoir un grand perfectionnement ? Mon facteur m’arrivera une heure plutôt et retournera toujours à Lisieux avant le départ du courrier pour Paris. En sorte que vous aurez toujours ma lettre de la veille. M. Conté a arrangé cela, pour moi. Je lui en tiendrai compte quelque jour. L’allocation du Roi sur le parfait accord de sa famille, et de son ministère, est avidemment une réponse au déjeuner de M. le duc d’Orléans chez M. Foule et à mon dîner chez M. le duc d’Orléans. Je n’en reste pas moins convaincu que M. le duc d’Orléans n’a fait cela que d’accord avec le Roi. La part de la comédie est grande, en ce monde. Je trouve le discours de Lord John excellent, un vrai discours de gouvernement, acceptant la responsabilité sans dissimuler le tort, jugeant et agissant d’ensemble et non en détail. C’est le détail qui perd les hommes et les affaires. Lord John a fait de grands progrès. En tout, je trouve la conduite et la situation des Whigs, c’est à dire de Lord Melbourne et de Lord John, meilleures que je n’attendais. Lord Aberdeen se flatte. La clef de l’avenir ministériel est toujours en Irlande. Les Torys ont tort de prolonger indéfiniment les questions irlandaises. Le Gouvernement Tory de l’Irlande est impossible. Les hommes même simples spectateurs ne supportent plus ce degré d’iniquité et de violence. Je regrette la lettre de Lady Clauricard, et celle de Lady Granville, et même celle de Mad. de Flahaut. Si elle a envie de revenir cet hiver, elle reviendra. La mauvaise humeur est une puissance terrible.

9 h. 1/2
Voilà mon facteur et mon N°108. A ce soir. Je trouve ici en arrivant je ne sais combien de petites affaires à régler. Quatre ou cinq personnes sont là qui m’attendent. Nous reprendrons ce soir notre conversation. Car je veux retrouver dans nos lettres notre conversation. Je veux vous dire tout ce qui me traverse l’esprit, tout ... excepté ce qui est tout. à la vérité ceci ne me traverse pas l’esprit. Adieu. Comment voulez-vous qu’on trouve un ventriloque, un homme qui parle là où il n’est pas ? Aussi, qui a jamais cherché un ventriloque ? Je vais pourtant écrire encore pour essayer de trouver le vôtre. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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105 Paris Samedi le 28 juillet 1838

Je vous remercie de votre bonne lettre nous n’avons plus en tête vous et moi que le 31. Il est si près et ce sera si joli qu’il me semble qu’il ne viendra jamais. N’y aura-t-il pas une émeute demain ? Ne serai je pas tuée ? Voilà qui est possible. Mon fils Alexandre n’a pas renoncé à ces projets de mariage. Il attendra 6 mois comme je lui ai dit de le faire, et puis je crains qu’il n’attendra plus. J’ai parlé de la religion des enfants comme une condition de rigueur, c.a.d. les fils luthériens, et je crois que cela fera la grande difficulté. Sa lettre est une bonne lettre et me touche. M. Ellice et le petit Howard sont venus un voir à Longchamp hier matin. J’ai ramené Ellice qui était venu à pied.
Le soir j’ai fait visite à Madame j ai trouvé M. de la Rovère de Steakelberg un très drôle homme. Quelle idée d’aller épouser Melle de Steakelberg. Ellice m’a lue des lettres de Londres selon lesquelles vraiment le parti libéral (Whigs libéraux) veut absolument une modification dans le ministère. Le Cabinet est fort divisé. Minto et Melbourne, à la Chambre haute, Horwich & John Russell à la Chambre basse se donnent des démentis en pleine séance. Cela a une étrange mine, et ne peut pas durer ainsi. Votre gouvernement ne veut mettre la main à la question Belge que pour la résoudre. Ainsi plus de protocole qui ne soit le dernier. Nous verrons.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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106. Paris, Dimanche 29 juillet 1838

Vos fêtes dérangent tout. Ma lettre est venue à la poste trop tard hier. Aujourd’hui je vous l’envoie en me levant ce qui fait que je vous écris bien vite. Après demain nous nous verrons je n’ai donc rien à vous dire que ma joie, ma vive joie. Ellice est venu à pied encore me trouver hier à Longchamp. Il arrivait armée d’un formidable Vines qui renferme une lettre de M. Urgethart à Lord Palmerston dans cette lettre le ministre des Affaires étrangères est accusé de complicité dans la publication du Portfolio cette affaire va être grave pour Lord Palmerston. Ellice espère & croit qu’elle lui coutera sa place ; nous verrons. J’ai été hier soir à Auteuil. Il y avait assez de monde, mais pas de conversation. Je voudrais voir cette journée finie. Ce sera un bruit effroyable. Je m’en vais à Longchamp à midi, pour autant de temps que possible, mais il faudra bien finir par revenir. Adieu. Adieu.
Mardi à 4 h. du matin vous passerez devant mes fenêtres. Et j’aurai la bêtise de dormir ! à midi & demi je serai bien éveillée, bien impatiente, bien heureuse. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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107. Paris, le 17 août 1838 10 heures.

J’ai cru à mon réveil ce matin avoir dormi deux jours en voyant arriver votre lettre. Je vous remercie de ce petit mot. J’étais bien triste hier au moment où vous m’avez quittée. Je vous ai regardé encore dans la glace du premier salon vous ne me regardiez plus. Cela m’est resté sur le cœur et je me suis décidée à vous voir encore un instant. C’est ce qui m’a fait rentrer de bonne heure & me tenir sur ma terrasse. Cela m’a réussi. Je ne vous ai pas salué, Marie était près de là. Mais j’ai fait mieux que cela et vous aussi. Je me suis sentie allégée.
Vous n’étiez pas sorti de ma chambre depuis dix minutes lorsque Lord Clauricarde y est entré. Comme il avait beaucoup à dire & beaucoup à apprendre, je l’ai mené à Longchamp en laissant Marie à la maison. Il est venu littéralement chercher ses instructions auprès de moi, & sa femme m’écrit même que cela met Lord Palmerston un peu de mauvaise humeur. Elle m’écrit une fort longue lettre, plus intéressante et meilleure que de coutume, et fort intime c’est trop long à vous redire. Il repart après demain. J’ai même lettre fort amusante de Lady Granville et une de Mad. de Flahaut dans laquelle il est évident qu’elle veut revenir à Paris, et que c’est son mari qui ne le veut pas. Je serai pour la femme. Berryer est venu hier au soir, fort désappointé de ne plus vous trouver ; disant beaucoup ce que je disais. Mon discours hier matin, vous en souvenez-vous ? Qu’il n’y aurait pas de N°2.
Médem, Aston, Clauricade, les Brignole, Tcham, Kotchoubey c’est trop long à vous les nommer tous. Mon salon ordinaire. Médem venait du château. Le Roi était soucieux au sujet de l’affaire Belge. Nous ne nous arrangerons pas. Il disait beaucoup aussi qu’on tenait de mauvais propos sur une prétendue mésintelligence entre lui et son fils, entre lui et son ministère. Que tout cela était faux, que jamais il n’y avait eu meilleur accord dans le gouvernement, & que quant à la famille, il n’y en avait pas de plus unie. Le duc d’Orléans contre son ordinaire, était dans le salon du roi. Vous lirez le discours de Lord John au sujet de Lord Durham. Il me paraît excellent. Lisez aussi Lord Brougham sur l’alliance française et les applaudissements de la chambre. Il me semble que pour 20 heures de séparation voilà déjà assez de choses. A propos Marie est venu me dire ce matin que pour la première fois depuis 15 jours elle avait très bien dormi cette nuit. Elle a en effet très bonne mine. C’est trop ridicule.

11 heures
Je viens d’écrire mes deux lettres à mon mari & à mon frère. Elles sont bien. Le grand Duc restera à Lens quatre semaines à ce que prétend Médem. Adieu. Adieu. J’ai encore de grosses lettres à faire pour l’Angleterre. Je suis lasse mais je veux avoir fait cela. Adieu. Je veux faire beaucoup de choses aujourd’hui pour essayer de me distraire. Ah que ce sera long ! que c’est long déjà !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°109. Jeudi 23, 7 heures

Je voudrais bien voir vos instructions à Lady Clauricard. Est- ce que vous n’en gardez pas une copie ? Dites lui de vous en renvoyer une. C’est bien le moins qu’elle vous doive. Marie ne pourrait-elle pas en faire une ? Si j’étais là, je vous offrirais encore mon copiste, malgré sa bêtise. Soyez sûre qu’au besoin je vous parlerais de mes ennuis intérieurs aussi simplement que vous m’en parlez. Oui croyez hardiment que vous valez Lady Cowper pour moi. Mais malgré la tranquillité du moment je crains aussi toujours des ennuis pour vous-même. Vous m’avez fait connaitre des gens et des façons d’agir que je ne soupçonnais pas. Avec l’Empereur Nicolas et M. de Lieven, tout est possible. Aujourd’hui ne garantit point demain. Un grand géologue français, M. Elie de Beaumont vient de m’envoyer sont voyage à l’Etna. Je lisais cela hier soir. Il s’est promené je ne sais combien de temps, sur une croûte de terre assez mince, au dessous de laquelle sans rien voir, il entendait gronder et bouillonner des flammes, des eaux, des laves des pierres ; le sol pouvait à tout moment éclater sous ses pieds. Vos barbares sont ainsi faits. Il n’y a point de sûreté. Faites vos affaires vous-même. Assurez, ménagez vos moyens d’indépendance. J’y pense plus souvent que je ne vous le dis. Je suis plus tranquille sur l’Angleterre que sur vous. Non que tous les éléments d’explosion n’y soient. Entre la folie de M. Curran et celle de Lord Londonderry, il y en a plus qu’il n’en faut pour mettre le feu à un grand pays. Mais de l’un à l’autre de ces fous, la distance est longue, & remplie d’une foule de sages, très intelligents, et très résolus qui ne permettront pas aux deux petits bataillons de fous d’en venir aux mains. Voilà le résultat d’un bon et long gouvernement libre ; il n’empêche pas le mal ; il le provoque même et le développe ; mais il provoque, et crée un même temps une masse de bien, forte et compacte, qui pèse beaucoup plus dans la balance. Et puis, je vois dans tout cela bien des folies, et des colères simulées, celles de M. O’Connell et de Lord Lyndhurst par exemple. Si le péril devenait pressant, si les paroles entraînaient des actes, leur emportement radical et tory tomberait, je crois, bien vite.
Qu’est-ce que c’est donc que cette capture d’un Schooner anglais dans la mer noire ? Nous finirons par payer en Europe les frais de la rivalité anglaise et russe, en Asie. Car c’est de l’Asie au fond que la Russie, et l’Angleterre sont préoccupées. Du reste, je le veux bien. J’ai envie de voir rentrer l’Asie dans la circulation des événements. Il faut que l’Europe remue et régénère le monde entier. Ne seriez-vous pas curieuse de savoir où en seront les choses, dans 500 ans ? Je vois dans le Constitutionnel qu’il a été question d’un mariage entre le fils du Roi Ernest et une fille de l’Empereur Nicolas. Je n’y puis croire. Et puis le Constitutionnel ignore évidemment que le jeune duc de Cumberland est aveugle. Vous voyez que je lis bien mes journaux.

10 heures
Je n’ai point de nouvelles à vous envoyer. Mais en revanche, je ne vous en demande point. C’est vous que je veux, non pas vos nouvelles. Du reste dans la disette générale, vous glanez à merveille. Vous verrez Pahlen aujourd’hui. Il fournira à quelques heures. Mais vous serez obligée d’employer la méthode socratique. Il ne parle pas tout seul. Plus d’étourderie, je vous prie malgré mon prétendu contentement. J’aime mieux qu’elle soit de Pépin que de vous. Adieu. Tous ces revenants de Londres ont été bien vite usés, à ce qu’il me paraît. Vous avez raison. Pour vous, et malgré votre amour pour Londres, ils ne valent pas plus que cela. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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111 Paris lundi 21 août 1838

Vous aurez bien vu ce matin que je n’ai pas manqué un jour de vous écrire. J’espère que vous avez reçu deux lettres à la fois. Il était tard en effet quand j’avais oublié. J’ai remis ma lettre, le dimanche. Vos émois intérieurs me font bien de la peine, et je ne sais comment m’y prendre pour vous le dire mieux que cela. Lorsque je me suis trouvée menacée d’un grand embarras, tout le monde s’est offert à m’en tirer ; et je vous assure que si les menaces avaient été effectuées, je n’aurais pas balancé à en écrire à Lady Cowper. Est-ce que je ne vaux pas Lady Cowper pour vous ? Je voudrais une réponse toute simple à ceci, car cela me parait la chose du monde la plus simple.
Le Duc de Devonshire est venu me prendre bonne partie de la matinée hier. Et il est si sourd que je suis sortie parfaitement fatiguée de ce tête à tête. Il ne m’a rien dit de nouveau, mais dans sa qualité de Whig et de patron des gouvernants actuels j’ai été frappée de l’entendre parler avec beaucoup de dégout de la persistance de Lord Melbourne de conserver le pouvoir à des conditions se humiliantes. On est très curieux en Angleterre d savoir ce que va faire lord Durham. Les ministres espérant beaucoup qu’il restera au Canada. Le Duc de Devonshire repart demain pour courir après sa sœur. J’ai dîné hier chez Palmella comme je vous l’ai dit. Lord Alvanley m’a fait rire, & Palmella ne m’a pas ennuyée. J’en suis sortie à 9 1/2 et j’ai été encore me promener sur la route du Val Richer.
J’écris une longue instruction pour Lady Clauricarde. J’aurais bien aimé trouver une Mad. de Lieven il y a 25 ans lorsque je suis allée en Angleterre. Il a fallu que je trouve tout, toute seule. Pour en revenir à Lady Clauricarde. Vous ne sauriez concevoir comme cela est complet j’en suis étonnée moi-même et très fatiguée. Il me semble que je n’ai rien à vous dire de nouveau. Je n’ai reçu de lettres de personne. M. Molé l’autre jour parlait bien mal de la situation de l’Angletere je crois qu’il se trompe, les radicaux y sont faibles en dépits de toutes les sottises qui se disent & s’impriment. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°114. Caen, Mardi 22. 8 heures 1/2

Non, je ne suis pas mécontent. Non, vous ne me fatiguez, vous ne me fatiguez jamais. Mon affection n’est pas à la merci de ces vicissitudes de l’âme. Et puis, je trouve votre tristesse si naturelle. Certainement, vous avez trop perdue vous êtes bien seule, seule par ce qui vous reste comme par ce qui vous a été enlevé. Vous ne savez pas tout, ce que je ressens pour vous de tendre compassion, combien votre isolement m’occupe et me pèse. Je voudrais voir auprès de vous les fils que vous avez encore, vous voir avec eux un home. Avez-vous des nouvelles d’Alexandre ? Mais ne craignez jamais, quand cela vous soulagera, de me montrer votre tristesse. Vous m’avez blessé quelques fois dans notre vie. Je crois que vous ne me blesserez plus. Merci de vos détails. Ces couches font un grand effet dans le pays. J’ai vu plus d’une fois ces effets là. Ils ne suffisent pas aux gouvernements, et ne les dispensent de rien. Mais ils rendent la bonne conduite plus facile et plus profitable à ceux qui savent se bien conduire. Nous avons aujourd’hui, une course spéciale, instituée hier en l’honneur du Comte de Paris.
Le soleil est magnifique. Décidément il m’accompagne. J’ai eu hier avec mes Antiquaires, une soirée brillante. 1500 personnes étaient entrées dans une salle qui en contient 1200. On a cassé des carreaux de vitre pour entendre du dehors. Ce que j’ai dit a été bien reçu. La gauche, même la plus vive, avait évidemment pris son parti d’être bien pour moi. Je connais ces alternatives là.
Je regrette que Pahlen ne vous ait rien apporté de plus. J’avais espéré d’un peu meilleures paroles. J’ai tort de dire que j’avais espéré. Mon instinct espérait, ma raison non. Quel monde que le vôtre ! Point d’âme dans les uns, point d’esprit dans les autres. Ceux qui vous ont aimée autre fois ne s’en souviennent pas plus que s’ils ne vous avaient jamais connue. Ceux qui vous aiment ne savent pas vous servir. L’occident a bien ses défauts, et je les lui ai dits souvent ; mais votre Orient ! Je plains le soleil de le trouver le premier sur son chemin. Adieu.
J’ai ma toilette à faire, des visites à recevoir la course à voir. Je vais dîner à la campagne. Je mène ici une vie très active. Je suis fâchée d’abréger mes lettres surtout quand les vôtres sont tristes. Qu’il y ait au moins dans votre cœur un coin tranquille et doux, et point solitaire. Adieu. Adieu. Mon mal de dents est à peu près parti. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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115. Paris, le 25 août. Samedi

Vous me dites toujours des choses qui me plaisent, et votre manière de m'indiquer mes défauts est la flatterie la plus agréable du monde. Vous avez raison dans tout ce que vous pensez de moi. Je ne vois pas beaucoup d'espoir de me corriger. Il me faudrait un peu de bonheur, un peu de stabilité d’établissement. Quand j'avais tout cela j’étais beaucoup plus susceptible d'occupation sérieuse, soutenue. Aujourd’hui je ne me sens plus capable de rien, plus de gout pour rien. J’ai été vraiment malade hier. J’ai voulu braver ce malaise, j’ai été à Longchamp. J'ai marché. Le soir j’ai été faire quelques visites et enfin arrivée à la porte de la marquise Durazzo, je me suis tout-à-fait trouvée mal. On m’a porté chez elle. J’ai eu presque un évanouisse ment. Je suis revenue à l’aide de cela. Je suis un peu mieux ce matin, mais pas bien encore. J'ai beaucoup maigri ces jours derniers. Cela va et vient avec une rapidité extraordinaire. Votre mal de dent me fait beaucoup souffrir, car c’est une horreur. Je suis tourmentée d'une dent aussi, & je vais courir ce matin chez mon dentiste, je l'ai manqué hier. Prenez garde à tout ce que vous allez faire ; des courses, des banquets au milieu d'une rage de dent, c’est affreux.
J’étais à Longchamp hier & javais chez moi M. & Mme Appony lorsque Henri Greville est venue au galop m' annoncer la venue du Comte de Paris, car le canon ne nous arrive pas à Longchamp. Appony est bien vite parti et il est arrivé un peu tard pour la convocation du corps diplomatique. La maréchale Loban a montré l’enfant aux deux mondes rassemblés. On dit qu'il a l’air fort et sain. Il dormait. La Reine avait l'air comblée de bonheur, le duc d’Orléans aussi. Je vous conte ce que disait le ministre du Portugal hier au soir chez Palmella, où je fus faire visite aussi. J'ai oublié de vous dire hier que j’ai reçu une longue lettre & M. Ellice. Je l'ai envoyée à Lady Granville. Cette lettre est intéressante mais il n’y a rien de nouveau. Le ministère très affaibli par les discussions sur le Canada. Lord Durham et son conseil des écoliers en loi ; son ordonnance n'était pas soutenable. Cependant les autres actes de son administration sont excellents. S’il se fâche et il est très populaire. qu'il revienne, le ministère est infailliblement renversé. On espère qu'il restera, mais on sera fort inquiet jus qu'à ce qu'on l’apprenne. Voilà à peu près la longue lettre. Melbourne & John Russell très amis, le reste incapable.

1 heure.
J’ai fait prier M. Génie de passer chez moi ce matin. Il est venu, et il m'a promis tout ce qu'il me fallait. J’ai fait visite à mon dentiste, il est aux eaux. J'ai été chercher un français. Ah comme il est français. Rappelez moi de vous raconter notre dialogue. Vous en rirez. Il fait froid, il fait laid. Soignez-vous, écrivez-moi. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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127 mardi 11 sept. 7 heures 1/2

Certainement l’état de Marie n’est pas naturel. Regardez-y bien et prenez les arrangements, convenables. Je suis préoccupé pour vous de cet ennui nouveau, qui peut- être aussi un trouble. Il est bon qu’elle vous quitte pour quelque temps. La Duchesse de Talleyrand est assez propre, avec son air féroce, à lui imposer une contrainte sanitaire. J’attends impatiemment le résultat de vos délibérations avec Lady Granville. J’ai bien envie d’être jaloux d’elle. Quoique jaloux, je suis charmé de son retour. Elle vous est aussi utile qu’agréable, de bon conseil et de doux passe-temps. Nous avons raison de tenir au Cabinet Whig. Du reste, j’espère qu’il tiendra. Avez-vous lu sur son compte et sur la dernière session du Parlement, un article assez intéressant de M. Duvergier de Hauranne dans la Revue française qui vient de paraître ? Qui dit-on des démentis de M. Molé au général Bugrand ? L’opposition a bien peu d’esprit. C’est la légèreté de M. Molé qu’il faudrait poursuivre. Evidemment, il a dit au général Bugrand ce que celui-ci a répété. Ce n’est que cela ; mais c’est bien quelque chose. Evidemment l’affaire suisse va tomber dans l’eau. La suisse prend son temps pour faire une platitude. On a fait de tous temps des platitudes, mais autrefois, elles n’étaient pas précédées de ces éclats publics de ces fanfaronnades qui sans les empêcher aujourd’hui, les rendent parfaitement ridicules. A la vérité, il n’y a plus de ridicule ; nous en avons perdu la liberté et presque le sentiment. Depuis que le genre humain tout entier est en scène, on n’ose plus se moquer de personne.
Vous vous seriez moquée de moi hier si vous aviez eu avec quelle prolixité, quelle gravité je discutais avec les autorités de St Ouen, la question d’un bout de chemin vicinal que je veux échanger contre un autre. Vous vous sentez un peu jalouse du Val Richer. Vous avez bien tort. Je fais de mon mieux pour prendre intérêt à tout cela. J’y donne du temps, de l’attention. Je m’occupe sérieusement d’une plantation, d’un vase, d’un meuble d’une gravure. Je n’y ai point mauvaise grâce, je vous assure, et les assistants me savent, je crois, très bon gré de mon empressement et de mon plaisir.
Mais au fait tout cela est parfaitement superficiel tout cela ne m’occupe, ni ne m’amuse ; mon temps est plein mais rien que mon temps ; et quand je rentre dans mon Cabinet, je ne retrouve dans ma pensée à peu près rien de ce qui a rempli ma journée. Je ne puis me soucier vraiment et m’occuper sérieusement que de trois choses, les gens que j’aime, les affaires publiques, et les questions religieuses. Je comprends qu’on se donne tout entier à une personne, à la politique, ou à Dieu. Le reste n’en vaut pas la peine.
Je suis bien aise que vous ayez causé à fond avec Médem. Il faut qu’une fois au moins un homme d’esprit dise votre position ici et comment vous vivez. Si de l’autre côté, il y avait aussi un vrai homme d’esprit, rien de tout ce qui vous arrive, n’arriverait. Vous avez bien raison. Toutes les fois que deux hommes d’esprit se voient, ils se séparent contents l’un de l’autre. M. de Metternich et Thiers ont dû s’amuser beaucoup. Thiers fait profession d’être absorbé dans l’histoire de Florence.

10 heures
La phrase me déplaît aussi. Merci de me la pardonner. Un seul mot pourtant, pour excuser. Je ne veux, je ne puis penser à moi, à mon bonheur, à mon plaisir et y subordonner toutes choses, que si je suis pour vous tout ce que je veux être. A cette seule condition, je vous garde à tout prix. Si cela n’était pas, je ne penserais plus qu’à vous, aux intérêts et aux convenances de votre avenir, de votre avenir à vous seule. Voilà mon sentiment quand j’ai écrit cette phrase. Pardonnez-la moi encore ; mais ne dites pas qu’il y a de la glace dessous. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°145  Dimanche 30 septembre  7 heures

Je reviens à M. de Pahlen. Ce qu’il vous à dit me paraît singulier à force d’être absurde. Que de tels propos fussent tenus en hiver, quand il m’arrive de rencontrer quelques fois chez vous Thiers le matin ; Berryer le soir, je le concevrais ; il ne faut pas aux commérages un meilleur prétexte. Mais à présent en l’absence de tout prétexte une correspondance quand vous n’avez pas écrit du tout, cela ne peut venir que de très loin, comme vous dîtes ou de très bas. Ce ne peut être qu’un retentissement des rencontres de l’hiver dernier, qui revient du bout du monde, ou un propos d’antichambre. Il est impossible que le Ministère quelque susceptible, quelque ombrageux que je le sache, quelque goût que je lui connaisse pour les rapports et les tracasseries de polices soit pour quelque chose là dedans. M. Molé vous aura, je n’en doute pas, édifiée de ce côté. Reste la supposition lointaine. Nous verrons. Il n’y a pas moyen de la vérifier sur le champ. Cependant elle me paraît bien invraisemblable. Je persiste à croire à des bavardages subalternes qui auront étouffé votre Ambassadeur. En tout cas, je lui sais gré de vous avoir avertie.
Je vous renvoie la lettre de Lord Aberdeen. Celle de Lady Clanricard est intéressante. J’en ai reçu une qui l’est assez ; de M. de Barante, d’Odessas, pleine de la Grèce et de la Turquie. Athènes et Constantinople. Deux choses surtout l’ont frappé. Colocotroni et Nicitas, les noms qui ont retenti héroïquement en Europe s’épuisant en intrigues et en humilités pour un traitement de 1500 fr. ; les Turcs qui ne sont plus Turcs ne disent plus Chiens de Chrétiens, confessent à tout propos leur infériorité et s’efforcent de nous imiter sans espérer d’y réussir. Il me dit en finissant : " Si les grandes puissances le veulent, s’il s’établissait quelque concert dans le patronage qu’elles exercent, le rajeunissement d’Eson ne serait pas impossible. La Turquie se transformerait peu à peu en un état subalterne qui prospérerait plus ou moins. Il se placerait au même rang que la Moldavie le Valachie ou la Grêce. Mais si la bonne volonté de chaque Cabinet demeure isolée et méfiante, le cadavre de l’Empire Ottoman tout en demeurant debout avancera chaque jour dans sa dissolution, et au premier incident il tombera en poudre. Le premier soin à prendre serait de faire cesser cet état provisoire et menaçant d’hostilité entre l’Egypte et Constantinople. Autrement nulle sécurité, nul progrès dans l’Orient. Je ne réponds pas qu’une telle résolution, soit possible à décider et à exécuter ; mais il m’a paru quelle était nécessaire. "
Je vous enverrais la lettre même, si elle n’était pas très longue et écrite si fin que vos pauvres yeux se perdraient à la lire. Vous avez la substance. Lord Aberdeen attache trop d’importance au Mexique et à la côte d’Afrique. C’est un reste de la vieille politique Torry, que cette disposition hargneuse à notre égard sur les petites choses, ne pouvant et ne voulant rien autre que les Whigs sur les grandes. Grandes et petites choses se tiennent. On se fait petit soi-même à retenir les secondes quand on abandonne les premières. Lord Aberdeen devrait porter dans sa politique extérieure, sa nouvelle disposition dont il vous parle pour ses relations privées. Party violence convient encore, moins aujourd’hui au dehors qu’au dedans, et national animosity doit être entirely subdued aussi bien que personal animosity. Du reste la simplicité tranquille et haute de son ton et de son caractère me plaît toujours beaucoup.

10 h.
Non je ne veux pas vous refaire ; n’on, je ne vous reproche pas votre franchise ; bien au contraire, je vous en aime. Et vous voyez bien que votre impression ne peut me déplaire puisque je l’ai eue avant vous, puisque c’est moi qui l’ai suscitée en vous. Mais vous ne connaissez pas ce pays-ci. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un village tout catholique, et les habitudes qui en résultent dans la famille Protestante la plus pieuse. A demain les détails, car je veux vous répondre avec détail. Je ne veux pas qu’il vous reste sur le cœur autre chose, qu’un regret. Adieu Adieu. Je suis fort aise de votre conversation avec M. Molé. Cela empêchera toujours quelque chose. Adieu. Calmez-vous au moins sur les loups. Un long adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°76 Lundi soir 2 Juillet, 9 h.

Je suis très touché des détails de ce couronnement. J’aime la piété. J’aime l’antiquité. J’aime l’enthousiasme et l’affection populaire. Je voudrais savoir ce qu’il y a de vrai et de solide dans toutes ces démonstrations. Non que je ne sache que la légèreté et l’inconstance sont de tous les temps, et n’excluent point la sincérité. Mais au moins faut-il qu’au moment où ils éclatent, les sentiments soient sérieux et sincères, que ce peuple assiste avec foi à ces cérémonies religieuses, avec respect à ces anciens usages, qu’il aime vraiment sa Reine en criant. Dieu sauve la Reine ! Qu’en pensez-vous ? Je ne demande pas mieux que d’y croire. J’y crois même. Je trouve que tout cela a l’air vrai. Dites-moi que j’en puis être sûr. Vous me ferez un grand plaisir. C’est un terrible problème que de savoir si la foi, le respect et l’amour se peuvent concilier avec une discussion continuelle, & une liberté immense. C’est le problème de notre temps. Si la solution est bonne, ce sera un honneur infini pour l’humanité. Je l’espère toujours.
Comment donc le Maréchal Soult a-t-il fait pour être le second dans le cortège? Ou bien le Journal des Débats a-t-il effrontément menti ? Je l’en soupçonne un peu, quoique ce fût bien fort. Et ces acclamations, du peuple anglais pour le Maréchal, et pour lui seul, sont-elles vraies aussi ? Est-il vrai du moins que tous les journaux anglais le disent ? Levez tous mes doutes, je vous prie. Vous m’avez donné la passion de l’exactitude. Il faut satisfaire, les passions qu’on donne. Sachez bien seulement que je ne mets de prix à toutes mes questions que parce que je vous les adresse et parce que les réponses me viendront de vous. A cause de cela, vous seriez peut-être tentée de croire que je n’écris qu’à vous. Détrompez-vous. J’ai écrit ce matin à vingt-quatre personnes ; oui, 24. J’ai apporté ici tout mon paquet de lettres non répondues. Il y en a 39 de gens qui m’ont envoyé leurs ouvrages. Il faut bien répondre et répondre avec quelque intelligence, avec un certain air d’avoir lu. J’ai fait 24 fois ce mensonge là aujourd’hui.

Mardi 3 6 h. 1/2.
Je sors de mon lit. Il y avait autrefois, dans cette maison neuf moines qui n’en sortaient pas avant 10 heures. Il y a 600 ans, il y en avait je ne sais combien qui en sortaient à 4 heures du matin. Ceux-là priaient, labouraient, défrichaient, étudiaient. Ils étaient le type de la vie austère et laborieuse. Et le peuple le croyait; et il avait raison de le croire. Naguère, il y a cinquante ans, leurs successeurs étaient le type de la vie oisive, paresseuse licencieuse. Et le peuple le croyait aussi, et il avait raison, quoiqu’il le crût plus que cela n’était. Ainsi va le monde. Mais ce prodigieux contraste des choses, sous les mêmes noms, dans les mêmes lieux, et frappe l’imagination quand elle s’y arrête. Je viens de me promener un quart d’heure. Je regardais cette vallée qui est-ce qu’elle était il y a 600 ans couverte des mêmes bois, éclairée du même soleil, arrosée des mêmes eaux ; puis cette maison, la même aussi au fond, quoique plusieurs fois reconstruite. Les hommes seuls ont changé. Les moines licencieux ont succédé aux moines austères, et moi je succède aux moines licencieux. D’où vient notre plaisir à contempler ce cours des choses humaines, les vies si diverses et toutes si rapides, que le temps remporte toutes également, comme le courant de ma source emporte les feuilles de toute sorte qui y tombent. Homère a pensé et dit tout cela il y a 2700 ans, c’est lui qui compare les générations des hommes aux générations des feuilles. Et moi, je prends le même plaisir à le penser et à le dire comme lui. Mais je vous le redis. C’est là mon vrai plaisir, et celui-là Homère ne l’a pas eu.

10 h.
Voilà, la réponse à mes questions anglaises. J’y comptais presque. Nous pensons, ensemble même à 46 lieues. Que c’est loin pourtant ! Et ces lettres qui vous arrivent ou que vous écrivez sans que je les voie! Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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78. Paris, dimanche 1er Juillet 1838

Voici un mois qui ne nous a pas appartenu l’année dernière. Sera-t-il à nous davantage cette année-ci ? J’ai pour lui de mauvais pressentiments.
Je viens de recevoir votre lettre que nous sommes loin ! Comment ce n’est qu’une réponse à ma lettre de jeudi ? Je voudrais un peu plus de civilisation à la France, et ce n’est pas à vous seul que je parle mal d’elle. Hier j'ai blessé M. Molé qui demandait à Lady Granville une cuvette pour y placer des roses coupées très court. Elle n'a jamais pu comprendre ce que c’était qu’une cuvette et elle apportait l'une après l’autre tous les grands bassins de la maison. Enfin j’ai expliqué à chacun d'eux que les Anglais se lavaient les mains jusqu’au poignet, & les français le bout des doigts. M. Molé s’est récrié, et puis il a fini par convenir que les grands bols étaient de toute fraîche date. C’était M. de Decazes qui avait apporté toutes les roses du Luxembourg. Ces deux messieurs Monsieur Maréchal et Tcham, voilà tout le dîner. En sortant de table, M. Molé a pris place sur le petit tabouret et nous avons causé seuls pendant une heure, de tout. Il ne veut pas attacher une grande valeur aux rentes de M. H Vernet. Il dit qu'il y a quelque petits amélioration, mais rien de marquant. Le voyage de Stockolm lui paraît de la folie. Je lui trouve l’air préoccupé, pas de très bonne humeur. Il ne quittera pas Paris : les conférences pour la Belgique le retienne. Il est venu des lettres de Londres. Le couronnement a été superbe, touchant. Il me semble que vos journaux aussi en parlent bien. Je pense beaucoup à Londres. Mais je pense encore plus au Val-Richer. Et puis je pense à moi, si seule, si triste. Je vous remercie d’être triste aussi et de me le dire, cela ne me fait pas de mal. Cela me fait du bien, j’aime votre chagrin. Quel horrible égoïsme !
Je ne vous parlerai plus de mes nuits jusqu'à ce que j'ai à vous les annoncer bonnes. J’ai été à Longchamp, & à Auteuil hier matin. J’avais de l’air tant que je peux, cela m endort de rien. Il faut que ma lettre soit à la poste de bonne heure. Adieu, les choses sont bien mal arrangées dans ce monde, je pousse un gros soupir, il ne me soulage pas. Je sais bien ce qui me soulagerait. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°78 Mercredi 4, 9 heures

En effet la colère de Marguerite doit avoir été grande. Il n’y aurait certainement pas eu de bravos pour son mari. Je n’ai nul goût pour le Maréchal, mais je suis bien aise, pour l’Angleterre et pour la France qu’il ait été ainsi accueilli. Je trouve cela un vrai procédé de gentleman ; procédé d’autant meilleur que celui de Croker était plus grossier et subalterne. Les fanfaronnades du Maréchal méritaient la leçon de Croker ; mais, en pareil cas, il y a aussi peu d’honneur à se charger de la leçon qu’à la méditer. La vraie supériorité se montre bien mieux à dédaigner la rivalité et à rendre justice même libérale, à la renommée de son rival. Je voudrais être sûr qu’à pareille épreuve, mon pays se conduirait aussi noblement. Je n’oserais y compter.
Le Duc de Broglie va passer à Paris la journée du lundi 9 ; pour le jugement de la Chambre des Pairs. Il n’a pas voulu prendre part à la question de compétence ; mais la compétence admise, il prendra part au jugement. Il ne veut pas donner à M. Molé un prétexte de dire que lui aussi, il s’est retiré d’un procès. Il a raison. Je lui envie bien cette journée là. C’est du bon bien perdu. Il reviendra à Broglie, le 10, et j’irai le 11 pour y passer 24 heures. Rien ne sera dérangé dans notre correspondance.
Est-ce que Lord et Lady Granville partent décidément le 12 ? J’espère toujours quelque dérangement dans ce voyage. Je comprends qu’on soit préoccupé à Neuilly de l’Affaire d’Egypte. Mais je persiste à penser que même si elle éclate elle avortera ; c’est-à-dire que tout le monde s’entendra pour l’étouffer. Nous protégerons tous à qui mieux mieux la Porte contre cet usurpateur. Et si par hasard l’Angleterre soutenait le Pacha, ce que je ne crois pas du tout cela n’aurait d’autre effet que de resserrer encore notre intimité avec l’Autriche. Nous formerions avec elle un tiers parti qui tiendrait la balance, qui le voudrait du moins et qui y réussirait quelque temps. Il n’y a aujourd’hui que des velléités d’événements qui ne servent qu’à la conversation.
Aujourd’hui, à 3 heures, nous avons eu un assez gros orage. Il marchait rapidement sur la route de Paris. J’ai eu bien envie de le charger d’une commission, qui n’eût pas été un coup de tonnerre. Vous avez, me dîtes-vous, de notre séparation, autant d’humeur que de chagrin. Est-ce qu’on a de l’humeur sans en avoir contre quelqu’un ? Si cela se peut, j’accepte votre humeur comme votre chagrin, car moi aussi je suis horriblement égoïste. Mais si cela ne se pouvait pas contre qui votre humeur ?

10 heures 1/2
Ce ne sont pas mes carpes que je vous envoie, c’est moi-même c’est-à-dire, mon temps et ce qui d’y place comme Mad. de Sévigné envoyait ses soins à sa fille. Je suppose que vous êtes bien aise de tout savoir, petit ou grand. Si j’ai tort, dites. le moi. Adieu Mon facteur est arrivé aujourd’hui une demi-heure plus tard. Je l’ai grondé. Il a paru étonné de la vivacité de mon impatience. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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79. Paris le 2 juillet. Lundi.

Je vous remercie de votre lettre, de vos conseils, ils sont bons, je les suivrai & dès aujourd’hui. Je suis un peu indignée, ce qui fait que je crains le ton de ma lettre, mais il faut la faire Je n’ai pas encore ouvert le paquet de livres. La petite fille me touche, nous verrons si elle me plaira cela n’est pas aussi sûr parce que comme vous le dites ce n’est pas facile. En fait de lecture depuis que vous m'avez quittée, j'ai lu les Mémoires de Knighton deux gros volumes, remplis de niaiseries, mais où je croyais toujours trouver mieux que cela ; (c’est mon temps) et il n'y a que deux ou trois lettres de George quatre qui m’ont intéressée et cela encore parce qu'elles prouvent des faiblesses de caractère incroyables, mais je l'y retrouve. Les journaux français anglais. je les dévore, les détails de ce couronnement, où je me retrouve encore m’intéressent ridiculement, et puis j’ai lu l’article de Croker sur le Maréchal Soult Il a eu en effet singulier; celui de faire applaudir Le maréchal non seulement dans les rues, mais dans l'abbaye, oui dans l'abbaye, c’est trop, car là il n'y a pas de mots, rien que les hautes classes. Vous jugez comme il en est enflé. Les lettres que j’ai reçues, celles que j'ai lues sont remplies de détails intéressants. La Reine a été vraiment étonnante. Mon fils aussi me mande qu’il n'a rien vu de plus gracieux, de plus digne ; de plus charmant que toute sa tenue, tous ses mouvements, toutes ses inspirations pendant les cinq heures entières qu’elle est restée en scène dans l’église.
La Reine n’est pas contente du duc de Nemours. Il est entré dans sa loge à l'opéra pour lui faire visite. Elle a trouvé cela très familier, et elle a raison. Nous nous sommes communiquées nos lettre & nouvelles hier matin Lady Granville & moi. Nous étions un peu émues l’une & l’autre. Le froid Lord Granville l’était bien aussi. On dit que Melbourne a pleuré comme un enfant à l'église. Le Duc de Wellington aussi. On cite ceux-là, il y aura eu bien d’autres larmes. La reine en a versé un peu pendant le sermon. Elle a été abîmée de fatigue.
J'ai reçu hier au soir. Tout ce qui reste ici est venu. Lord Granville revenait de Neuilly. Il me dit qu'on y est inquiet de l'Egypte. L’affaire devient grave. Je vous ai quitté pour écrire à mon mari, cette lettre m’a été odieuse à écrire. Je l’ai adressée à la reine de H. pour qu’elle la lui remette. J'écrirai à mon frère par un courrier. Me voilà fatiguée, & les nerfs un peu agacés. Je vous quitte. Il me semble que je sais aussi peu vous écrire que vous parler. Je ne puis pas traiter le sujet de notre séparation. Elle m’est insoutenable. J'en ai de l'humeur autant que du chagrin. Il me faut du temps, du temps pour m’accoutumer à cette horreur. Est-ce qu’on s'habitue à cela. Adieu. Le temps est tourd, et je suis si triste !

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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80. Paris, Mardi 3 Juillet 1838 9 h.

Ma matinée s’est passée hier à Longchamp. Le soir j'ai été faire une visite à Boulogne, et avant 10 heures j’étais à ma toilette pour me mettre dans mon lit. Je ne sais rien , je n'ai rien à vous conter, et je n’ai pas encore votre lettre. Je reviens sur des vieilleries. M. Molé m’a dit qu'à vous la rétractation de M. de Talleyrand n'a pas fait le moindre effet, d’ailleurs on n’a pas trouvé que les termes de cette pièce fussent assez humbles ni assez forte.
On calcule que le jour du couronnement le prix des places payées s’est élevé à 200 m £ c'est-à-dire cinq millions de francs. Cinq cent mille âmes de plus dans la ville, & au moins un million de spectateurs. Je ne puis par digérer encore les applaudissements au Maréchal à l'abbaye. Sébastiani en fait un rapport pompeux qui veut dire qu'il a eu raison de s'opposer à la nomination de Flahaut. Imaginez Marguerite et sa fureur lorsqu’elle a entendu les bravos ! Quand au Maréchal il en reviendra plus glorieux que s'il avait gagné la bataille de Toulouse.
Est-il donc vrai que ce soir il y a huit jours nous étions encore ensemble ? Que vous me donniez le bras sur le trottoir. Ah mon Dieu. Il me paraît qu’il y a quatre mois ; & que vous devez revenir ce soir, si vous voulez tenir votre promesse. " que le jour me dure " & & Je sais très bien cette chanson. Voici votre lettre. Cela me parait si peu de chose. Comprenez-vous bien que ce n’est pas une grossièreté que je vous dis là. Dans quelque temps je trouverai peut être que c’est beaucoup. Aujourd’hui encore cela m'est impossible.
J’ai écrit un peu à tout le monde en Angleterre. J'ai bien plus de temps ici. Je n’attends personne à midi 1/2 Je n’attends personne jamais. Adieu, Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Paris, Jeudi le 5 juillet 1838, 82./ Il n'y a plus qu’une question non répondue au sujet du courronnement. Le M. Soult n’était pas le second des premiers, mais le second des derniers. Dans les cérémonies c’est les plus jeunes qui commencent, ainsi son carosse était après celui du Turc, si je ne me trompe, qui était arrivé à Londres après lui. Vous voyez que je viens de lire votre lettre. A l’Abbaye dans la tribune. Le maréchal était placé sur le second gradin. Il y avait ou lt front serte les quatre amb. ordinaires, & l'Autriche, et les Pays-Bas extraordinaires. J’ai passé toute la matine hier à Longchamp c'est délicieux, toute l'Angleterre vieille moyenne et jeune y était réunie. Je ne suis rentrée qu'à 6 h. 1/2. Après, encore la colèche jusqu’à 9 heures. Puis une petite visite à la petite princesse et mon lit à 10 h. C'est une vie de campaqne tout à fait. Je voudrais m'en trouver bien et il n'y parait pas. J’ai eu ce matin une lettre de la Reine de Hanovre, rien d’extraordinaire, si non que l’un de mes pêchés est d’avoir vécu dans l’intimité de M. de Talleyrand. Ainsi le jour où l'on a appris sa mort à Berlin l’Impé ratrice a dit en plein cercle. " Voilà l’ami de Mad. de L. mort. " La Reine a protesté contre l'ami. Tout cela sont des petits détails sans importance, mais l’humeur est grande. Le prince impérial à l’ordre de chercher une femme. Il en avait trouvé une à Berlin qui lui plaisait. Le fille du g. D. de Muk. Strelitz. Mais l’Empereur ne l’a pas trouvé assez grande et elle a été discessed. C’est comme on choisit les reines. Aujourd’hui jour de courrier d'Angleterre c.a.d. celui où il arrive. J'en suis toujours avide. Vous saurez ce que je saurai. Je vais dîner chez Lady Granville. Et dans ce moment midi je vas m’asseoir dans mon jardin. Vous aimeriez peut être à y venir avec moi ? Adieu vous êtes bien loin, horriblement loin.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°84 Mercredi 11 6 h 1/2

J’ai passé hier un sotte journée à demi hébété. J’avais quelques uns de mes voisins à dîner. S’ils m’ont trouvé aimable, ils sont bien bons. Je crois qu’ils mont trouvé aimable. Je suis mieux ce matin. J’ai peu dormi, mais peu éternué. Je partirai pour Broglie, vers 1 heures, quand le facteur sera arrivé. Le facteur, c’est l’événement de ma journée. Il faut un événement à chaque journée. A Paris j’en ai deux, midi et demie et huit heure, & demie. Au Val-Richer, il n’y en a qu’un et qui ne vaut pas le moindre des deux de Paris. Il est pourtant bien impatiemment attendu même quand il apporte du chagrin et un peu d’humeur. La vivacité du chagrin me console un peu de l’injustice, de l’humeur. J’ai tort ; je me fais plus mauvais que je ne suis ; si je croyais à une humeur vraie, même injuste, je n’en serais pas si aisément consolé. Et je n’aurais point de repos que je ne l’eusse dissipée. Il y a des cœurs et des regards, entre lesquels ne doit jamais s’élever le moindre nuage.
Je vous désire tout-à-fait l’entresol de l’hôtel Talleyrand. Il vous plaît et il me semble que vous y serez bien. Vous aurez l’amusement de vous y arranger. Prenez garde seulement à ne pas vous plonger là dans un Océan de poussière et de bruit. Il se pourrait qu’après vous avoir loué l’entresol on bouleversât le reste de l’hôtel qu’on fît abattre bâtir tout près de vous sur la rue St Florentin, & alors vous seriez très mal. Avant de rien conclure assurez-vous bien des projets des acquéreurs. Vous êtes difficile, presque aussi difficile avec le monde matériel qu’avec le monde moral. Ne vous engagez pas facilement dans une situation inconnue.
Je ne sais pas les raisons de la confiance de Lord Aberdeen. Mais en tout, il me paraît un peu confiant, du moins dans ce qu’il dit. Je suis bien aise de trouver l’occasion de renvoyer ce reproche à un Anglais. Il me semble de plus en plus que les Torys n’auront de chances sérieuses que lorsque les questions d’Irlande seront à peu près vidées. D’ici là, ils ne gouverneraient pas sans guerre civile, ou à peu près en Irlande ; et l’Angleterre me parait décidée à ne plus vouloir de la guerre civile & de ses violences en Irlande. Elle le lui doit en vérité pour tout le mal qu’elle lui a fait si longtemps. Je ne connais par M. O’Connell, et ce n’ai nul goût pour son langage ; mais je m’intéresse à sa cause. Il ne me revient rien de nos affaires à nous, & je crois qu’il n’y a rien. Le Duc de Broglie me dira aujourd’hui tout ce qu’il peut y avoir. L’accident de Mad. la Duchesse d’Orléans n’est rien du tout. Est-ce que la petite Mad. Pozzo se serait dit grosse pour revenir plutôt à Paris ? On dit qu’elle s’ennuie effroyablement à Londres.
Je ne m’étonne pas de la sécurité de Kielmansegge ; mais j’ai quelque envie d’en sourire. Il est de ceux qui ne prévoient jamais les fautes et les échecs de leur maître ; ce qui n’empêche rien. Si l’affaire va à la Diète, et si la Diète condamne le roi de Hanovre, jamais condamnation de Roi n’aura fait faire à la cause Constitutionnelle, comme nous disons ; un si grand pas. Est-ce que le Roi Ernest ne s’en doutera pas d’avance ? Du reste je juge tout cela de loin, et peut-être à tort et à travers. Je suis fort revenu de la prétention de juger de loin. Il faut bien pourtant. Quoiqu’il arrive, je porterai toujours à cette bonne Reine de Hanovre, un véritable intérêt et j’espère bien qu’elle aura toujours autant de beaux manteaux dorés qu’elle voudra.

10 heures
Je pars pour Broglie avec votre n° 87. Comme on ne m’a rien fait dire je suppose que le duc y arrivera aussi ce matin. Dans tous les cas, je n’y passerai que 24 heures et je serai ici après-demain. Point de dérangement dans nos lettres. Adieu, Adieu. Oui quinze jours. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°94. Du Val-Richer Vendredi 20. 8 heures

Je vous prends en inexactitude. Votre lettre d’hier est 96. Elle ne doit être que 95. L’erreur me convient car je pourrais bien en avoir commis quelqu’une dans ma vie vagabonde. J’avais oublié le petit papier sur lequel je note mes numéros. Dites-moi si je suis dans l’ordre 96. J’ai écrit sur le champ pour votre précepteur. Je crains que le jeune homme auquel j’ai pensé ne soit placé ou parti. Ill conviendrait parfaitement. Dans la prévoyance qu’il ne pourrait pas, je m’adresse au précepteur de mon fils, que j’ai mis à la tête d’un des plus grands collèges de Paris, et je le charge de chercher en toute hâte. S’il trouve, il enverra, le jeune homme trouvé chez M. Ellice, & il ira en même temps vous dire qui il a trouvé. J’ai pleine confiance dans son zèle et dans son jugement. Cependant je ne réponds de la main de personne comme de la mienne. Je voudrais bien faire ce qui vous fait plaisir.
Je suis bien aise d’être revenu ici. Tous ces dîners commençaient à me fatiguer, physiquement et moralement. J’en ai encore un lundi à Lisieux mais un petit dîner. Parmi tous ses mérites, mon voyage à Paris aura celui de couper cours à cette vogue de réunions et d’invitations. Je les voyais pleuvoir. On sera forcé de s’interrompre, & après on n’y pensera plus. La modification Tory du Cabinet anglais, me paraît toujours bien. Le renversement complet me semble pas possible, et pour la transaction, je ne la comprends guère avant que les questions d’Irlande soient vidées. Du reste, M. Ellice en sait plus que moi. Je ne crois pas tout ce que disent les gens qui savent ; mais je n’ai pas la prétention de savoir mieux qu’eux. M. de Stackelberg ne m’étonne pas du tout. Il y a certainement un tel intermédiaire, & je lui ai trouvé deux ou trois fois le ton d’un homme, qui n’est pas étranger à toute importance pratique. Si cela est, il n’a pas encore fait une bonne campagne cette année. Je ne sais si les affaires d’Isabelle avancent ; mais celles de Don Carlos reculent évidemment.
Faites votre course à Versailles, la semaine prochaine. Je ne pourrais probablement pas la faire avec vous. Le jury me retiendra souvent toute la matinée. Mais nous aurons toujours la soirée. Je suis bien aise que M. Molé soit venu vous voir. Je m’en fie à vous pour le faire revenir. Vous êtes habile pour plaire. Il me semble que voilà votre Grand Duc guéri. Les journaux le remettent en voyage. Je le plains d’avoir peur de son père. Ce qu’on vous dit de l’Empereur m’est revenu encore de plusieurs côtés. La prédiction du duc de Mortemart se vérifiera. Si votre Impératrice mourrait l’agitation serait grande parmi les Princesses à marier. L’Empereur chercherait-il bientôt.

10 heures
Voilà le vrai n° 96. Vous vous êtes corrigée, vous-même. Il est charmant ce N° là, charmant par votre joie. C’est le sort qui m’a mis du jury. Je suis sur la liste générale comme tous les électeurs. On en tire au sort un certain nombre. Le sort vient de me désigner. Il est plein d’intelligence. Soyez tranquille ; une fois à Paris, je ne vous parlerai pas de constitution. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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95. Paris, le 18 juillet 1838

Ah qu’il me faudra une bonne lettre demain pour me faire oublier la mauvaise lettre de ce matin ! Quand on n’a qu’une lettre pour le plaisir de toute une journée convenez que la taille de la vôtre est tout à fait J’attendrai donc. inconvenante Hier j’ai eu matin longue visite de M. Molé. Après quoi j’ai mené à Auteuil M. Ellice que j’avais enfermé avec Marie pendant mon tête à tête avec le président du conseil. Ellice n’a pas cessé de parler un seul instant pendant une promenade de deux heures. A propos & pour expédier tout de suite le plus pressé, pouvez-vous me faire une grande grâce ? Mais il me le faut tout de suite, ou que vous me disiez tout de suite que vous ne le pouvez pas. Pouvez-vous me procurer un homme de 20 à 30 ans pas plus, qui soit en même temps instituteur & même (tutor and companion) d’un garçon de 15 ans. Qui ne sache pas un mot d’Anglais, qui enseigne à cet enfant, la langue française à l’entretienne d’histoire, qui ne le quitte pas un instant, qui fasse au besoin avec lui quelques courses aux environs de Paris ? Enfin un homme actif, gai & sûr. Cette tutelle ne doit durer que quatre mois, peut être un peu plus. Le petit garçon Lord Coke fils du Earl of Leicester sera établie aux environs de Paris dans une famille française, tout cela est déjà réglé, il ne manque donc que ce précepteur. Nous ne le voulons pas pédant, pas trop doctrinaire. Le but du séjour de cet enfant ici est tout simplement d’apprendre bien le français et de savoir quelque chose de plus que faire des latin verses. Si M. l’instituteur peut par dessus le marché l’entretenir dans l’habitude du Latin il n’y aurait mais cela n’est pas essentiel pas de mal, l’essentiel est le français, la surveillance et l’entrain. Si vous connaissez une espèce qui répond à ces exigence. Ayez la bonté de lui écrire pour qu’il se rende de suite à l’hôtel Bristol place Vendôme chez M. Ellice de votre part. La question pécuniaire sera largement réglée, le jeune homme est héritier d’une fortune de 50 m £ de rente ! Vous savez ce que vent dire £ ? Des guinées. Vous me ferez un grand grand plaisir. Mandez-moi aussi l’adresse du précepteur. Je me suis chargée de cette affaire croyant que par vous tout se pouvait
Il m’est impossible de vous redire tout ce que m’a dit Ellice. C’est trop. Le plus important, est le remaniement positif, selon lui, du ministère, dans quel sens ? C’est ce qui restera à voir vraisemblablement plus Torry que Whig. Il déteste Palmerston et dit que Lord Melbourne le déteste aussi. M. Molé ne l’aime pas trop. M. Molé m’a conté bien des choses qui m’intéressent. Une conspiration avortée à Varsovie. Défaites de nos troupes dans l’Abazie. L’Empereur, d’une activité qu’ on qualifie étrangement. Et puis une drôle de chose, M. de Stackelberg intermetteur des secours aux Carlistes d’Espagne. Cela quoique il l’affirme, je ne puis pas le croire. Il a l’air d’en être bien sûr. Nous avons causé de tout. Il n’a pas d’inquiétude pour l’Orient du moins pas pour le moment. Il est content de l’Angleterre sur ce point. il me semble que je vous ai redit en gros, tout ce que je sais. Je m’en vais dîner aujourd’hui à Auteuil, je médite une fuite à Varsailles avec Ellice & Aston. Ce sera dans la semaine prochaine. pour y passer trois jours. Le Maréchal sera ici je crois le 25. Le duc de Nemours demain.
Adieu. Je voudrais bien vous faire comprendre combien vous me manquez. Combien j’ai des moments de tristesse de mélancolie affreuse, mais il ne faut pas trop vous le dire. Adieu. Adieu.
J’ai eu une lettre encore de la Duchesse de Talleyrand. Elle est insatiable. Elle veut des nouvelles et m’en donne de son côté de tout à fait saugrenues, sa meilleure source est M. Jennison. Imaginez. Quelle chute !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°95. Vendredi soir 20. 9 heures

Je ne commençais jamais à vous écrire qu’avec un sentiment triste. Il diminuait en vous écrivant ; mais au premier moment, je sentais si amèrement la séparation ! Aujourd’hui, j’ai le cœur joyeux. Et je l’aurai plus joyeux à chaque lettre. Je suis en voyage. Je marche vers vous. La malle poste a fait, dans son itinéraire, un changement qui me plaît fort. Elle partait de Lisieux à 2 heures et s’arrêtait une heure en route à Evreux. Cette heure là m’était insupportable. Maintenant elle part à 4 heures et ne s’arrête plus du tout. Une fois monté en voiture le 30, je n’en descendrai que le 31, dix minutes après avoir passé sous vos fenêtres, dans les Champs Elysées. J’aime que vous soyez toujours sur mon chemin. Il fait beau ; mais le chaud n’est pas revenu. Je ne veux pas qu’il revienne. Je ne veux pas que vous vous pâmiez de fatigue pendant que je serai à Paris. Vous est-il resté de cette chaleur encore un peu plus de faiblesse ? J’espère que non.
Avez-vous recommencé à manger ? Si vous saviez quels appétits je vois en Normandie ! C’est grand dommage que je ne dîne pas avec vous. Je suis sûr que je vous ferais manger le double. Le Ministère anglais a raison de ne pas vouloir que Lord Durham étale à Quebec ses bijoux. On est trop heureux d’avoir de pareils préjugés populaires à ménager. Mais convenez qu’il n’y a qu’heur et malheur. Je ne sais ce qu’a été le procès de ce M. Turton ; mais je doute qu’il ait pu être plus scandaleux que celui de Lord Melbourne contre M. Norton. Et Lord Melbourne chassera M. Turton à cause de son procès. A la vérité Lord Melbourne a gagné le sien. A propos, quel est le Hügel qui s’est battu à Stuttgart avec Mühlinen ? Est-ce le diplomate ou le voyageur ? Voici la filiation de mon à propos. Un procès scandaleux ; un scandale sans procès ; Lady Elizabeth Harcourt ; Hügel, le voyageur Adieu pour ce soir. Je vais me coucher. Je suis encore enrhumé du cerveau. C’est un grand ennui. Adieu pourtant.

Samedi 7 h. 1/2
Pourquoi M. Ellice vient-il à Paris en ce moment où il n’y a personne ? Je ne lui vois aucune raison d’amusement, de société. Y en a-t-il quelqu’une d’affaire ? Tient-il plutôt à telle ou telle partie du Cabinet qu’à telle autre ? Je ne sais pourquoi je vous fais ces questions. Je ne veux plus vous faire de questions ! Dans dix jours, vos réponses me viendront bien plus agréablement. Oui, dans dix jours. Que nous sommes de chétives créatures, à la merci de nos impressions. Ces dix jours ne me paraissent rien du tout. Et pourtant Dieu sait si je les vois s’écouler impatiemment. Mais il y a une impatience joyeuse qui abrège le temps. C’est la mienne aujourd’hui. En conscience, vous ne pouvez exiger d’Appony qu’il aime les Russes. L’Autriche me paraît dans cette désagréable position d’être essentiellement gouvernée dans sa politique par la crainte, crainte russe, crainte française, crainte pour l’Orient, crainte pour l’Italie ; en Allemagne même, un peu de crainte Prussienne. Le mouvement ascendant n’est pas de son côté. Mais que tout est lent pour les grandes choses ! Depuis le 17e siècle, l’Autriche décline. Elle en a pour longtemps à décliner de la sorte.

10 h.
J’ai tort. C’est vrai. Vous avez eu bien des représentants constitutionnels à faire danser. Et Léopold a tort aussi, et bien plus tort de ne pas revenir vous voir. Je suis charmé que M. Ellice reste jusqu’à mon arrivée. Il m’enseignera notre Ministère, comme M. Croker notre révolution. Adieu. Nous irons prendre de l’air ensemble à Longchamp.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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185 Paris, le 28 février jeudi 1839

Votre lettre m’a réjoui le cœur ce matin, je vous en remercie. Vous saurez que le duc de Wellington a eu une paralysie à ma façon, un rhumatisme dans les épaules, pas autre chose. Il se porte bien. J’ai vu chez moi hier matin, mon ambassadeur, M. de Montrond, et Lady William Bentinck. La bonne femme ! Je pleurais. lorsqu'elle est entrée, car je pleure souvent. Cela l’a fort touchée. Elle m’a fait toutes les propositions imaginables. Elle voulait m’envoyer un espagnol un homme qu’elle aime beaucoup, un excellent homme à ce qu’elle dit qui viendrait chez moi tous les jours pour me distraire ! Et puis elle m’a demandé si elle pourrait m’envoyer des oiseaux, elle dit que les oiseaux distraient. Enfin elle m’a envoyé des gravures, et puis elle veut que j'aille dîner demain seule avec elle et son mari. Comprenez-vous qu’on puisse rire et s’attendrir tout à la fois ? Il y avait tant de bon cœur et tant de bêtise dans tout cela que je ne savais comment m'arranger entre mes larmes et un peu d’envie de me moquer d’elle la reconnaissance l’a emportée, et je range Lady Wlliam dans la catégorie des plus excellentes femmes, que j'aie jamais rencontrée.
Je n’ai trouvé chez Mad. de Talleyrand à dîner que M. de Montrond. Elle est inquiète de ce que le consentement de son mari au mariage de Pauline tarde tant. Palhen en est maigrie.
Le soir j'ai vu chez moi Messieurs d’Armin, de Pahlen, et de Noailles et M. Molé ; qui est fort bien touché. Il avait sa plus douce mine, et de la bonne humeur. Il attend, comme tout le monde attend. Mercredi si le temps est clair, il saura tout. Il m’a confirmé ce que je vous disais d’Espagne. Maroto est mis hors de la loi déclaré traître. Vous voyez dans les journaux à quel point on s'émeut en Angleterre pour l’affaire du pilote. Lisez la discussion à la Chambre basse. Adieu votre lettre est charmante et bonne. Mais je n’aime pas les lettres. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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194 Baden Samedi 8 juin 1839 à 3 heures

J'ai été bien fatiguée toute la matinée j’ai écrit au grand Duc, à Orloff, à mon frère, à mon fils Alexandre. J'ai envoyé copie à mon frère de la lettre du grand Duc et de ma réponse. Tout cela est beaucoup après une mauvaise nuit et par un temps bien chaud. J’ai vu longuement mon médecin. Il veut pour moi du lait d'ânesse, des bains de son, de l’air toujours de l'air, du calme dans ma vie, point de peines ! Point d'agitations ! Il veut que je dorme et avec tout cela il me répond de m'engraisser. Oui mais comment, excepté le lait et le bain, comment avoir tout cela ? Il m’a trouvé extrêmement changée et maigrie il y a longtemps que cela me frappe.
Je ne vois Mad. de Talleyrand qu’une demi-heure par jour, voilà tout, et puis je ne vois personne que Marie qui vient se promener avec moi le soir. Voilà mes dissipations de Baden. Mais le lieu est charmant, le temps superbe. Je ne me plaindrai pas, mais je suis bien seule.

Dimanche 9. à 8 heures du matin.
J'ai reçu hier au soir votre N°191. Je suis avide et heureuse de vos lettres, mettez-vous bien en tête qu’il ne se passe pas de minute où je ne pense à vous. J'ai des nouvelles de mon fils Alexandre. Il est arrivé à Pétersbourg le 22. Mon frère est tout de suite accouru chez mon fils, et les à reçus avec la plus grande tendresse. Alexandre a l’air fort content. Je n’ai rien de mon frère.
Une longue lettre d’Ellice qui ne pense pas que le ministère anglais tienne longtemps. Il croit que Lord Howick fera la brèche. Il est question de dissolution. J'ai presque bien dormi cette nuit.
J’ai commencé ce matin le lait d’ânesse. Je reviens de mon bain qui m’a plu. J'ai marché, j'ai déjeuné et il n’est que huit heures. Hier au soir je me suis fait miner au vieux château. On monte pendant une heure. C’est beau, c’est superbe. Des points de vue admirables des ombrages charmants, venez donc voir cela. Je défie que vous ayez rien vu de comparable. J’étais seule, toujours seule, ah ! que c’est triste ! midi. Je reviens de l'église. J'ai entendu mon excellent sermon, qui m’a bien émue. Vous ne savez pas comme j'ai l’âme tendre et triste. Je vous envoie copie de ma lettre au grand Duc. Dites-moi si elle est bien. Adieu, Adieu, que d'adieux à 120 lieux de distance. Ah que j'aimerai à repasser le Rhin ! Si on s’avisait de me le défendre, qu’est-ce que je ferais ? Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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194 Du Val Richer Lundi 10 juin 1839 4 heures

J’espère que vous avez à Baden un climat moins variable que le mien. Je ne puis garder le soleil deux jours de suite. Je n’aime pas cela. J’aime l’égalité et la durée. Plus ce qui me plaît dure, et dure toujours le même, plus j'en jouis. Je n’ai jamais compris ce que c'était que de se blaser. Il m'est arrivé (et même bien rarement) de reconnaitre que je m'étais trompé, que j’avais eu tort de prendre plaisir à quelque chose ou à quelqu'un ; mais m'en lasser à cause du temps seul, non. Bien loin d'user pour moi ce que j'aime, le temps m’est trop court pour en jouir, selon mon cœur. L’éternité seule y suffirait. Vous êtes-vous jamais figurée ce que serait le bonheur avec la perspective de l'éternité ? Il n'y a d'éternel que mon rhume de cerveau. Ceci, par exemple, je m'en ennuie. Depuis quelques jours, je ne vois rien qu’à travers un nuage, ma vallée, mes enfants, mes idées, sauf une qui est toujours claire et vive. A force d'éternuements de brouillards, de larmes, je me suis endormi hier sur mon canapé en lisant l'Orient. Car décidément je regarde beaucoup à l'Orient. J’en saurai très long sur ces affaires-là. C’est bien dommage que nous ne puissions pas en causer encore avant que j'en parle. Evidemment les évènements ne marchent pas vite, là, et les efforts de l’Europe pour les ajourner arriveront à temps. D'après ce qui me revient, pour peu que l'affaire fût bien conduite, l’hérédité de Méhémet-Ali sortirait de cette crise, et le statu quo, dont on parle toujours après un changement, recommencerait pour un temps.
8 heures et demie
Je viens de faire placer mes orangers. On peut prendre beaucoup d’intérêt à ce qu’on fait par cela seul qu'on le fait. Mais, c’est seulement pendant. qu'on le fait. J’ai planté un monde de fleurs. Dans six semaines le Val Richer sera un bouquet. Que vous revient-il de Londres? Le Cabinet me semble dans une situation de plus en plus précaire Lord Melbourne et Lord John ont l’air d’honnêtes gens à bout de voie, qui ont de l'humeur contre tout le monde, contre qui tout le monde a de l'humeur, et qui ne voulant par aller plus loin, ne peuvent plus aller du tout. On ne me mande rien de Paris, sinon que les grands projets historiques de Thiers, ne sont pas si sérieux qu’on l'affiche, et que tout cet étalage de 500 000 fr. a surtout pour but de rassurer des créanciers, et de les engager à prendre patience. A défaut du Ministère, on leur montre en perspective l'histoire de l'Empire. La Chambre des Pairs s’est bien échauffée sur la Légion d’honneur. Le Ministère y a repris ses avantages. Décidément M. Villemain est l'homme résolu et agissant aussi bien qu'éloquent du Cabinet. Il est toujours question du voyage du Roi à Bordeaux. M. Dufaure l'accompagnerait. Le Roi prend tout à fait possession de M. Dufaure. Il ( je veux dire M. Dufaure) avait aussi votre faveur, Madame ; mais je doute qu'il la conservât de près. Il n’a d’esprit et de talent qu'à la tribune.
Mardi 9 h. J’attends le courrier ce matin avec un surcroit d'impatience. Je n’ai pas eu de lettre depuis deux jours. Enfin celle-ci ouvrira une ère régulière. C’est bien le moins qu’elle soit régulière. Vote embonpoint et vos lettres, je veux ces deux choses-là de votre absence.
1 heure Voilà enfin votre N°193. Encore un nouveau retard de la malle poste. Je suis désolé d'avoir dit qu'il ne fallait pas destituer M. Conte. A demain ma réponse. Il faut que je donne tout de suite ceci. Je suis charmé de vous savoir arrivée bien logée. Adieu. Adieu. Mille et un.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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200 Baden le 20 juin 1839 jeudi 6 1/2 du matin.

Je n’ai vu personne hier, ni Mad. de Talleyrand ni Mad. de Nesselrode ma seule récréation a été une promenade le soir avec Mad. Wellesley. Vous voyez que c’est trop peu pour moi et que la journée est bien longue ! Et il y a encore au moins deux grands mois à passer de la sorte. Mon fils Alexandre me doit bien des lettres. La Dernière était du 23 mai. c’est long.

Vendredi 21 à 11 heures
Voilà tout ce que j'avais pu vous dire hier, j’étais fatiguée, triste, découragée, et dans l’angoisse d'une lettre de mon fils Alexandre venus à 5 h. et que mon médecin m'avait prié de ne pas ouvrir. afin de ne pas déranger ma nuit je l'ai donc envoyée à Mad. de Talleyrand et je ne l’ai ouverte que ce matin. Elle ne renferme rien absolument. Il est à la campagne chez ma sœur, il va tous les matins en ville pour les affaires voilà tout ce qu'il me dit. Et au fait je suis charmée qu'il ne me parle pas affaires. Ce n’est pas par lui que j'en apprendrai rien, cela doit en venir de mon frère pourvu que cela vienne bientôt ! Je suis surprise du complet silence de Matonchewitz. Je ne veux pas vous parler de ma santé jusqu'à ce que j’ai quelque chose de bon à vous en dire. Jusqu'à présent je suis comme j’étais.

3 heures 1/2
La comtesse Nesselrode est venue m’interrompre. Elle est certainement très bien disposée, elle écrit à son mari, j'ai bien insisté sur ce que je préfère la carrière de mon fils à mes propres intérêts ; ainsi je ne veux pas qu’on dise rien qui puisse lui nuire, en même temps je ne veux pas qu'on puisse me croire des torts envers lui. Tout cela est bien délicat, tout cela est difficile à ménager, c'est une mauvaise situation, et tous les jours cela m’afflige davantage Notre Ambassadeur Pahlen. m'écrit pour me dire qu'il quitte Paris aujourd'hui même. Il sera à Pétersbourg le 2 de juillet et me demande ce qu'il peut faire pour moi. Je lui écrirai pour le prier de me défendre s'il entend dire qu’on m'attaque, je ne veux pas autre chose. Mad. de Talleyrand prétend qu'aujourd’hui tout à l’air de se placer mieux pour moi et elle croit que de tout cela ressortira un bon dénouement. Moi je ne crois encore à rien de bon je suis si accoutumée au mauvais.
Lady Cowper me mande que son frère est bien fatigué, bien tracassé, que les Torys sont très violents que s'il y avait un changement elle et lord Melbourne viendraient, tout de suite de ce côté-ci. Le chevalier Courrey quitte l'Angleterre. C’est le grand événement de Londres. Peut être cela ramènera-t-il la paix entre la mère et la fille ? Lady Cowper est très désappointée de ce que je n’aille pas en Angleterre, elle m’attend en automne. Elle me reparle d’Orloff, de ses promesses. Elle me fait des messages d’amitié de Palmerston, voilà la lettre. J'aurais dû vous l’envoyer ce matin, et vous aurez dû me la rapporter à midi 1/2 ! Ah le bon temps passé !
Puisque vous allez avoir du loisir voyez un peu si vous ne pourriez pas me trouver une maison. Ne soyez pas trop exclusif pour le Fbg St. Honoré. Au fond les bonnes maisons ne sont que de l’autre côté. Vous savez qu'il me faut le soleil avant toutes choses. Non pas, pas avant vous; mais après vous. Adieu. Adieux, je suis impatiente de vos lettres de Paris que pensez-vous de la situation, éclairez- moi, racontez-moi. Adieu. Adieu.

6 h. Voici votre lettre de Paris, & il faut que la même partie. Je vous remercie tendrement, bien tendrement. Ecrivez, Ecrivez. Vous êtes dans votre maison je suppose ?

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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201 Paris lundi 24 Juin 1839 8 heures

J’ai dîné hier avec Lady Jersey. Le Duc de Broglie dit qu'elle est toujours belle. Elle parle toujours beaucoup avec la confiance d’une jeune femme, d’une jolie femme, d’une grande dame et d’une bonne personne. Elle a été très bonne pour moi et sa bonté a fini par me demander de signer mon nom sur son album, qu’elle avait évidemment apporté pour cela. Elle m’a paru un peu piquée que vous ne l’eussiez pas attendue à Paris. Elle repart jeudi pour l'Angleterre. Elle y trouvera à sa grande joie, le Cabinet, bien malade. Se retirera-t-il encore une fois pour une majorité de 5 ? Il a eu tort de rentrer. Du reste ce qui me revient est d'accord avec Lady Cowper. Les Tories sont violents, & inquiètent leurs chefs modérés ; si le duc de Wellington, par l’âge, par la santé, se trouvait hors d'état de prendre aux affaires une part active, ni Peel, ni Lord Aberdeen n'auraient assez d'autorité pour contenir et gouverner le parti. Et ses fautes rendraient bientôt le pouvoir à ses adversaires. Si vous étiez ici, vous verriez un Cabinet bien aussi chancelant en apparence, quoi qu’il le soit bien moins au fond. Vous entendriez dire tout le jour que M. Molé se rapproche de M. Thiers, et aussi de moi, et moi de M. Thiers que M. Cousin part pour Plombières avec M. Molé ; que l'autre jour, de la voix et du geste, j'ai approuvé M. de Salvandy à la tribune. Je n’ai jamais vu tant de commérages. Il n’y a rien, rien du tout, et le Cabinet tiendra jusqu'à des événements.

5 heures
Je reviens de la Chambre et j'en rapporte peut-être des évènements. Deux dépêches télégraphiques disent que les Turcs ont envahis quinze villages égyptiens qu’Ibrahim s'est mis en mouvement avec 25 000 hommes pour les reprendre ; que la flotte Turque est dans le Bosphore, occupée à embarquer 7000 hommes de débarquement ; que le Sultan est très malade &. On attend cette nuit les dépêches écrites qui donneront des détails. En tout cas, lisez attentivement le rapport que M. Jouffroy vient de lire à la Chambre. C’est un morceau remarquable par la netteté et la mesure, au fond et dans la forme. Le langage est excellent. Il a été accueilli avec grande faveur. Il est très douteux qu’il y ait un débat.
Votre N°200 vaut mieux à la fin qu'au commencement. Quand je vois, pour tout un jour, quelques lignes, écrites comme on se traine quand on ne peut plus marcher, mon cœur se serre pour vous. Du reste, j'ai la même impression que Madame de Talleyrand. Je pressens un meilleur tour de vos affaires. A la vérité il faut bien qu'à force de descendre le moment de rencontre arrive. J'emploierai mon loisir à vous chercher une maison. Et si je trouvais de l'autre côté de l'eau quelque chose qui vous convient vraiment je n'hésiterais pas ; au risque d’y perdre, et par conséquent de vous y faire perdre quelque chose. Mais n’arrêtez aucun projet donc aucune maison avant les arrangements de Pétersbourg. Il faut savoir ce que vous aurez.

Mardi 8 heures
J’ai été hier soir faire ma cour à Neuilly. J’ai trouvé le Roi en bonne humeur, et comptant que les affaires d'Orient s’arrangeront de concert entre vous nous, et tout le monde. Il m'a gardé longtemps, et m’a paru penser qu’il avait aujourd’hui du pouvoir presque ultra petita. Il me semble que cela ne va pas au delà de votre latin. De Neuilly, j’ai été chez Lady Granville. Elle part, dans une quinzaine de jours pour les eaux de Kitsingen (dis-je bien ? ) près de Würtsbourg, où elle ne trouvera personne et c’est ce qu’elle cherche. Je suis allé hier chez votre Ambassadeur. Il était parti. Adieu. Voilà des visites. Quoique vous ne me disiez rien de bon sur votre santé, j'ai à son sujet, le même pressentiment que sur vos affaires. Et je crois entrevoir que vous même l’avez un peu. Ainsi soit-il ! God bless you ! Adieu Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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202 Paris. Mercredi 26 Juin 1839 8 heures

Je sors d’une nuit détestable. Je ne sais si je dois m'en prendre à l'orage qui a été violent. Mais je viens de passer quelques heures dans un mal aise et des rêves affreux. J’avais mes trois enfants près de moi, au milieu d'un déluge. L'eau montait, les soulevait de terre. Elle m'en a emporté un, puis deux. Je retenais ma fille Henriette de toute ma force. Elle me conjurait de la lâcher et de me sauver à la nage. J’ai souffert le supplice d'Ugolin. Je me suis réveillé couvert de sueur, criant, pleurant. Je revois encore. Mes mains se sont jointes avec désespoir. J’ai prié, j’ai supplié les trois Anges que j’ai depuis longtemps au Ciel, ou de me rendre ceux qui venaient de les rejoindre, ou de me prendre avec eux. Il y a une des heure que je suis levé. Je suis dans mon cabinet. Je vous écris. Je souffre, je tremble encore. J’attends une lettre de mes enfants. Je l’aurai certainement. En attendant, je ne puis reprendre mon empire sur mon imagination sur mes nerfs. Quelle nuit ! Quelle horreur que la douleur dont le rêve est une telle torture ! Pardon de vous parler de la mienne. Mais vraiment, je souffre encore beaucoup. Je suis très ébranlé. J’attends mes lettres avec angoisse. Il me semble que je me rassure en vous parlant.

10 heures
Voilà une lettre de Pauline et de ma mère. Dieu soit loué ! Il n’y en a point de noyé. J’étais vraiment fou il y a deux heures, je ne voyais rien que ma pièce d'eau. Mes enfants tombés dans ma pièce d’eau. Il faut que je parle d'autre chose, car je retomberais. Que nous sommes de faibles créatures ! Et avec une telle faiblesse, toujours à la porte de tels dangers, de telles douleurs ! Une étourderie, un faux pas, une minute de négligence d’une bonne, rien, vraiment rien, entre nous et le supplice ! Et nous marchons, nous vivons nous dormons au bord de ces abymes ! Ah, nous sommes aussi légers que faibles. Nous oublions tout, les maux passés, les maux possibles, les maux qui sont là peut-être là tout près ! Que nous sommes dignes de pitié ! Et quelle pitié que ce que nous sommes ! Il faut que je vous quitte encore. Je ne puis m’arracher à mon impression de cette nuit. J’aime pourtant bien votre grand papier, car j'ai aussi votre N°201.

Jeudi 27 7 h et demie
Les débats de la Chambre s’animent un peu. Le Cabinet avait eu avant-hier sur l'affaire du Mexique, une pitoyable séance. Les hésitations et les contradictions du Maréchal et de son avocat le Garde de sceaux, avaient soulevé le cœur. Hier sur l’Espagne, M. Passy et M. Dufaure est assez bien parlé. Je doute que le Roi soit content de ce qu’ils ont dit surtout M. Dufaure ; mais ils ont réussi. Pour qui les deux séances ont été bien mauvaises, c’est M. Molé. Défendre dans l'une par M. de Salvandy, sans le moindre effet, et dans l'autre, attaquant le cabinet actuel par M. de Chasseloup qui est resté seul, absolument seul. Tout le monde en a été frappé ! Demain ou après-demain, le débat sur l'Orient. Vous voyez les nouvelles. Les gens qui connaissent le pays ne croient pas que le Pacha dirige son effort sur Constantinople ; ce qui mettrait ses amis d'Europe dans l’embarras et les empêcherait de lui donner l'appui dont il a besoin. La guerre une fois engagée et s’il bat les Turcs, il marchera plutôt de l'Ossoff à l'Elbe que du Sud au Nord et vers Bagdad que vers Constantinople. Conquérir l'hérédité, c’est son grand but. Il y subordonnera toute sa conduite. Nos instructions partent pour notre flotte en Orient, analogues à celles de l'Angleterre.
Le procès commence aujourd’hui. Pendant son cours, le gouvernement s'attend à quelque nouvelle attaque. Ces gens-là l’annoncent très haut. Ce sont des sectaires de plus en plus isolés, et qui redoublent de rage à mesure que leur nombre diminue. Dans leurs réunions du matin et du soir ils mettent en avant les projets les plus frénétiques, l'incendie, l'assassinat. On est fort sur ses gardes. On a fait venir deux régiments de plus. Je doute fort d’un nouveau coup. Les Chefs des accusés refusent absolument de parler. Avant-hier le Chancelier pressait Martin. Bernard de questions. Celui-ci a dit au greffier : " Ne pourriez-vous pas faire taire ce grand Monsieur qui m’ennuie ? " Il faut que je vous quitte. J'ai ma toilette à faire Je vais déjeuner au Luxembourg avec Lady Jersey. Nous ne nous quittons pas. Elle a voulu entendre la lecture du Chapitre des Mémoires de Mad. de Rémusat qui raconte la mort du Duc d'Enghien. M. de Rémusat l'a lu hier au soir chez Mad. Anisson. Elle part demain pour Londres. L'autre jour à dîner chez Madame Brignole, la Princesse de Ligne était là aussi. Madame Brignole ne savait trop à qui donner le pas. Elle a imaginé d'aller confier son embarras à Lady Jersey elle-même qui lui a répondu. " Il n'y a rien de plus simple. Je suis femme d’un lord d’Angleterre. Vous ne pouvez pas hésiter. " Je suis de son avis. L’aristocratie passe avant la noblesse. Adieu. Adieu. Votre grand papier a son mérite mais il est traitre comme le petit du reste. Vous n’écrivez pas sur le verso. On n'a que la moitié de ce qu’on attend. Adieu encore.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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203 Baden le 26 juin, 1839 5 heures après midi.

J'ai beaucoup écrit ce matin, je me suis beaucoup promené, je ne vous ai rien dit jusqu’à ce moment et je ne vous dirai pas combien j’ai pensé à vous, vous savez comme on peut penser, toujours pensé à une même chose. Je pense à vous à Baden un peu plus encore que je n’y pense à Paris. C’est beaucoup.
Je suis sérieusement inquiète de ce qui peut arriver à Paris, dites-moi si vous l’êtes. Madame de Talleyrand était tellement persuadé en partant qu’il aurait de gros événements qu’elle n'y a rien laissé du tout. Hors ses combles, elle a tout fait venir à Baden. Moi tout au contraire, j'y ai quatre robes de deuil, et j’ai tout tout laissé à Paris. Pillera-t-on l’hôtel de la Terrasse ? Dites-moi cela, J'en serais très fâchée, cela me manque encore. J'ai écrit une longue lettre à mon frère aujourd'hui, je ne sais plus quoi mais c’était bien, que je voudrais voir mes affaire finies !
J'ai eu une lettre de Lady Cowper. Lady Flora Hastings est très mal . Si elle meurt ce sera une mauvaise affaire pour la Reine. Les Ministres espèrent arriver dans dix jours à la fin de la session. Lady Cowper n’admet pas de discussions dans le Cabinet. Lord Normanby ne pense pas à supplanter Lord Melbourne. Pozzo très faible et hors d’état même de partir. Lady Cowper, Mad. de Flahaut d’autres encore veulent venir à Baden. Je ne crois à rien de cela parce que cela me serait agréable, et je crois à de mauvais moments à Paris parce que j’en serais désolée. Voilà la foi que j'ai dans ma fortune !

Jeudi 27 à 8 h. du matin.
Le temps est beaucoup rafraîchi, il fait même froid et ma promenade hier au soir ne m'a fait aucun plaisir. Ah que les jours coulent lourdement ici ! Je n'en puis plus. Si je voyais mes bras s’arrondir selon votre volonté, je supporterais Baden gaiement peut-être. Mais sans bras, sans société, sans un moment de bon temps ou de plaisir dans la journée, c’est bien dur ! J’ai laissé le lait d'ânesse, il n'allait pas à mon estomac. Je continue les bains, et il me semble qu'ils m’affaiblissent. Ainsi, il y a décadence au lieu de progrès.

5 heures
Merci de votre N°201. Il m'arrive au moment où je suis obligée de remettre le mien. Je n’ai rien de nouveau à vous dire. Je me suis trouvé mal ce matin. Le Médecin trouve mon pouls très affaibli, on va changer en bains. Moi j'aimerais bien mieux ne rien faire. Je suis sûre que tout ceci va me tuer. Je me sens très souffrante. Adieu. Adieu. Pensez bien moi.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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206 Baden lundi 1er juillet 1849, à 2 heures

Le temps est vraiment atroce. 8 degrés seulement. Le médecin ordonne à tout le monde de discontinuer les bains. Il pleut des torrents, on ne peut pas bouger ; c'est affreux ceci par un temps pareil. J’attends votre lettre tantôt. C'est la seule chose que j’attends que je désire surtout à Baden.
Vous voyez qu'on ne se presse pas de m’informer de mes affaires. Je n'ai pas d’idée comment elles vont, si elles vont. Je pense qu’il n’y aura que les lettres de Mad. de Nesselrode à son mari qui les fera aller parce qu'elle aura écrit très énergiquement qu'il faut en tirer de l’incertitude où je languis depuis si longtemps. J'ai beau m'en plaindre moi-même cela me touche pas trop ; mais le témoignage d’un turc aura du poids. Voilà comme nous sommes faits ! Un nouvel incident nous donne de l'espoir ; nous croyons si aisément ; je devrais cependant être désabusée.

Mardi 2. à 8 heures du matin Je reçois dans ce moment trois lettres de Pétersbourg. L’une de mon frère ne me parlant que de fêtes- approuvant fort ma réponse au grand duc ! me disant que Paul s’occupe de mes affaires. Voilà tout. L’autre de mon fils Alexandre qui m'annonce prochainement des voyages dans leur terre de Courlande et de Russie, ce qui fait qu’il ne viendra pas me rejoindre à Baden. La troisième de Matonchewitz. Il venait de recevoir ma grande lettre. Il en est très surpris, très peiné, et affirme que s’il n’avait pas été instruit par moi de ces tristes affaires, jamais il ne les eut soupçonnées rien dans la conduite ou le langage de Paul en laissant plus à cette idée. Dans tout cela vous voyez que mes affaires d’intérêts n'ont pas fait un pas. Et il me parait assez probable que rien ne se fera avant le voyage de mes fils, c.-a.-d. que je suis renvoyée à l'automne ou l’hiver.
Après vous avoir parlé de ce qui me tracasse, j’en viens à ce qui me plait. Votre N° 203, dont je vous remercie beaucoup. Vous me dites un peu plus de détails sur vous c’est ce que j’aime. Quand je les recevrai tous les jours je serai contente.
J’ai vu les dépêches de Constantinople du 12 juin adressées à Vienne. Elles laissent fort peu d’espoir de conserver la paix. Le manifeste contre le Pacha d’Egypte devait paraître le lendemain. Le Sultan est très malade ; il est attaqué de la poitrine, il ne peut pas durer. La Hongrie donne du souci au Cabinet de Vienne. Il aura là bien de l'embarras.
Le temps est si laid qu'au lieu de promenade on est venu chez moi hier. J’y ai eu longtemps Mad. de Nesselrode Mad. de Talleyrand et le comte Maltzan Ministre de Prusse à Vienne. Il a un peu d'esprit, une préoccupation continuelle des affaires. Et il est très bien informé de tout ce qui ce passe malgré son absence de son poste. Cela me sera une ressource.

2 heures
Je viens de recevoir des lettres de Londres. Bulner m'annonce sa nomination à Paris. Il venait d'écrire à Paul une lettre qu’il croit bonne, il me rendra compte des résultat. Ellice m'écrit aussi ; l’un et l’autre disent que battus ou battant les Ministres resteront. Il n’est pas possible de songer à un changement. La Reine est devenue Whig enragé. Les Torys c.a.d. Wellington & Peel seraient désolés d'une crise, ainsi il y n’y a aucune apparence quelconque qu’elle arrive. Lady Flora Hastings est mourante. Cela fait un très mauvais effet.

5 heures
J’ai vu ce matin chez moi, Mesdames Nesselrode, Talleyran, Albufera, la Redote. J'ai marché par un bien vilain temps. Je viens de faire mon triste dîner toute seule. Voilà un sot bulletin. Adieu, Adieu, tout ce que vous me dites m'intéresse. Je suis avide de toutes les nouvelles et avide surtout de vous. Ne trouvez-vous pas qu’il y a bien bien longtemps que nous sommes séparés, que c’est bien triste ? Ah mon Dieu que c’est triste ! Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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219 Paris, mardi 16 Juillet 1839. Midi.

Je me suis levé tard. J'avais mal dormi. Cinq au six personnes m'attendaient. Je n’ai pas encore pu vous dire un mot. Soyez donc toujours, un peu mieux comme le N°215 me le promet. Comment voulez-vous que je ne m’inquiète pas de votre santé ? Lady Granville dit pourtant comme vous et ne veut pas que je m'en inquiète. Elle est bien plus préoccupée de votre solitude. Elle dit que, si vous ne lui aviez pas caché votre voyage, si elle ne l’avait pas appris quand vos paquets étaient faits, elle vous en aurait détournée ; que vous êtes allée chercher ce qui vous déplaît le plus de l’ennui, à travers ce qui vous convient le moins de la fatigue ; que vous auriez vécu ici depuis six semaines assez doucement et agréablement, que j’y suis, que bien des Anglais de votre connaissance y ont passé, que le Duc de Devonshire vient d'y arriver. Elle parle très bien sur vous. Ils sont encore ici pour quelque temps si tant est qu’ils puissent s'en éloigner.
La mort du Sultan hâtera peut-être la conclusion des affaires d'Orient sauf à les embrouiller plus tard. Nous l'avons apprise hier par une dépêche de M. de Bacourt. Soyez assez bonne pour le remercier des renseignements qu’il a bien voulu me transmettre. Je répondrai en conséquence.
On avait le cœur fort oppressé à Neuilly. A présent on y respire à l'aise. Cela fait deux familles contentes. Ailleurs, on grogne, dans les Chambres, dans la garde nationale, dans l’armée. Et à part, dans les coins, il y a des gens qui sourient. Barbès ne va point aux galères, comme je vous le disais. On le laissera au Mont Saint-Michel, belle et pittoresque prison, au milieu de la mer où l'on retient les condamnés à la déportation, en attendant qu’il y ait un lieu de déportation. Hier, plusieurs officiers de la garde nationale s’étaient réunis, parlant de donner leur démission. Il n'en sera rien.
J'ai vu Pozzo deux fois hier le matin chez lui, le soir chez Mad. Appony. Chez lui, nous avons très bien causé, lentement, sans bruit ; il ne faut pas que le vent souffle et que le feuillage tremble ; mais à la condition du calme et du silence autour de lui, le rossignol chante encore. Chez Mad. Appony, il avait dîné, il était fatigué ; on remuait dans le salon, la mémoire lui manquait comme la parole. On doit lui mettre aujourd'hui un vésicatoire et des ventouses. Je lui ai demandé qui était son médecin. Il m’a dit Lerminier qui est mort depuis trois ans. Au fond, il a la conscience de son état. " J’ai donné dix ans de ma vie, à l'Empereur en passant dix hivers en Angleterre. Je ne puis faire plus. Je ne sais comment l'Empereur me remplacera. Mais c’est assez." Voilà ce qu’il m'a dit hier matin. Lady Flora Hastings, vivante et morte, l'a peu frappé. Il croit la Reine plus whig qu’aucun Whig et plus hardie que les Whigs les plus hardis. Mais il espère qu'après tout, les Whigs mêmes lui donneront plus de bons que de mauvais conseils. Il est très content de Lord Melbourne.
Adieu. Je pars toujours après-demain. Le beau temps est décidément revenu. Quand mariez-vous Marie ? Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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218 Paris, dimanche soir 9 heures 14 juillet 1839

Vous vous couchez probablement. Que je voudrais vous envoyer le sommeil, ce sommeil qui fait qu’on se lève le lendemain rafraîchi et fortifié ! La chaleur est accablante ce soir. Encore quelque orage. Cet état de l’atmosphère, n'est-il pas pour quelque chose dans votre extrême malaise ? Tout le monde s'en ressent. On ne craint plus d’émeute pour ce soir. La commutation de peine de Barbès préoccupe beaucoup. On s’y attendait peu. C'est le Roi qui l'a voulue. Le Conseil n’était pas divisé quoiqu'il y ait des indécis. Je voudrais vous raconter quelque chose d’intéressant. Il n’y a rien.
Ce matin, au moment où je sortais pour aller voir Pozzo, le Ministre de l’intérieur est arrivé chez moi et m'a retenu. Je ne puis donc vous rien dire de cette pauvre Lady Flora Hastings. On est convaincu ici que le Cabinet Whig tiendra. Pozzo n’est pas atteint du même mal que vous. Il se tue à force de manger. Le soir après dîner, il a l’esprit bien moins libre que le matin, ses méprises sur les personnes sont continuelles et bien étranges. Il a pris l'autre jour le Maréchal Soult pour M. de Villète.

Lundi matin, 8 heures
Je retourne Jeudi au Val-Richer. Nous finissons à la Chambre ces jours-ci. Adressez-moi donc désormais vos lettres au Val-Richer. Et dites-moi ce que vous aimez le mieux pour notre correspondance tous les jours, où tous les deux jours. Je n'aurai pas au Val-Richer autant de Nouvelles qu'à Paris. Mais j’aime à vous écrire, et encore plus vos lettres. Pauvre ressource pourtant que des lettres ! Vous m’avez grondé une fois de dire cela, et de rabaisser ainsi votre seul plaisir. Et puis, vous avez été de mon avis. Je sais supporter ce qui ne me suffit pas, mais non m'y tromper. Sachez bien seulement, dearest, que pour apporter à vos souffrances quelque distraction, pour jeter un doux moment dans votre solitude, je vous écrirai tous les jours, deux fois par jour, tant que vous voudrez et qu’il se pourra. Et toujours avec un triste plaisir, car c’est bien triste de faire si peu pour qui on aime beaucoup.

Avez-vous vu deux volumes que le comte Appony vient de m'envoyer ? Cezriflan von Gontz c’est un recueil de ses pamphlets politiques. J'en ai parcouru quelques uns qui m’ont intéressé. C'est l’histoire que nous avons vue, et faite. Elle a assez grand air sur le papier. La sœur de Barbès est allée déclarer au Garde des sceaux que cette commutation ne lui convenait pas, et qu'il ne voulait pas des travaux forcés. On le fait partir ce matin. Je doute qu’on l’envoie droit aux galères. Il s’arrêtera dans quelque prison sur la route. Je suis de son avis. Il n'est pas fait pour les galères.

Midi
Votre mot 214 ne me déplaît pas. Il est assez ferme dans sa petite taille. Je n’avais jamais entendu parler de la racine de gingembre. Le monde que j'ai vu ce matin ne m’a rien appris. Je vous quitte pour aller faire ma toilette et de là à la Chambre. Adieu ! J’irai ce soir chez Madame Appony et chez Lady Granville. Mais on n'apprend pas grand chose là. Ils attendent plus qu’ils ne donnent. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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222 Baden Samedi 20 juillet 1839, 3 heures

Une bien mauvaise nuit. Une bien mauvaise matinée, un mal de tête nerveux abominable, voilà de beaux éléments pour une lettre ! Celle qui m’est venue de vous hier est fort intéressante, je vous en remercie. Vraiment ici à Baden on est étonné de l’affaire Barbés, elle est peut être oubliée à Paris. Mais il me semble que l’effet n'y a pas été bon non plus, car les journaux ministériels se taisent, et les autres ont des articles abominables.

Dimanche 21 5 heures
Vous voyez que j'ai été bien peu capable d'écriture. J'ai souffert de maux de tête horribles. Je suis un peu mieux dans ce moment-ci. On me dit que cela tient au temps qui est à l'orage. C'est des bêtises. J'ai mal parce que je suis malade. J’ai reçu votre dernière lettre de Paris. Dites-moi pourquoi vous n’êtes pas retourné à Neuilly avant votre départ. Je vous remercie beaucoup d’avoir procuré la course du courrier à M. de Castillon.
Je sais de Berlin que la conférence de Vienne n’est pas aussi sûre que le dit M. de Metternich. Il est bien actif dans ce moment. Moi je le suis aussi on du moins j'essaye de l'être, demain j'envoie un gros volume à mon frère. J'aurais voulu vous consulter sur tout. J'ai eu ce matin une longue visite de Sir John Courey, il m’a tout raconté. Savez-vous qui est au fond de tout cela ? Léopold. Depuis l’année 35 il a brouillé la mère et la fille afin de gouverner celle-ci. L'instrument est Letzech. Il n’a réussi qu'à brouiller, mais non à gouverner.
Voyez quel griffonnage, il m’en coûte un peu d'écrire. Et quelle pauvre lettre ! Vous la recevrez bien mal. Il me semble qu’elle n’est là que pour faire acte d'existence. Vous n'en voulez que tous les deux jours vous avez raison, mes lettres sont trop bêtes. J'en ai reçu de Lord Grey ce matin. Il est très anti ministériel et parle des Chartistes avec le plus grand dédain. Il m’invite beaucoup à venir à Hewish, s’il était plus près J’irais. Adieu. Adieu. Que de choses j’ai à vous dire, à vous demander. Ah que nous sommes loin, & que le temps est long encore. Adieu mille fois et bien tendrement.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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223 Baden le 22 Juillet lundi

Ah quel ennui que des lettres d’affaires surtout quand on les comprend aussi mal que moi. Je suis sûre que vous m'auriez bien mieux enseigné ce que j'avais à dire et à décider. Mais vous êtes trop loin, c’est trop volumineux et je n'ai eu la force ni les yeux pour des copies. Ces deux jours d'écriture m'ont abîmé la vue. Les orages se succèdent ici. Nous ne connaissons que cela. Personne n’arrive, et quelques personnes partent ainsi je vais perdre M. de Malzahen. Il est obligé par les ordres de Werther de retourner à Vienne pour prendre part à des conférences sur l'Orient qui n’auront pas lieu à ce que je crois à moins que ce ne soit strictement pour régler les affaires entre le Sultan et le Pacha, et le tout sans bruit, sans éclat.

Mardi 8 heures
Voici deux grands jours passés sans lettre. Cela m’attriste. J’espère qu'aujourd'hui j’en aurai M. Hummann est venu hier encore il quitte Baden demain. Je lui ai trouvé hier moins d’esprit. Il me faut beaucoup pour se soutenir auprès de moi. J'aime la société des gens qui me font faire de nouvelles découvertes mais je suis bientôt ennuyée quand toute la dépense s’est fait le premier jour. Et deux représentations de la même pièce c’est trop. Voilà ce qui fait que je suis si peu accusable, et que Baden m’est odieux. Je n’aime que la Terrasse à midi et demi ! c’est toujours nouveau, toujours charmant.

5 heures
J'ai eu une lettre de Mad. de Flahaut de Londres dans laquelle elle me mande que la Duchesse de Kent menace de quitter l'Angleterre. le Duc de Willegton s’emploie pour l’en empêcher, mais on doute qu'il réussisse. Je suppose que Conroy attend ici le dénouement. Mad. de Flahaut me dit aussi que Lady Cowper allait épouser Lord Palmerston. J’attends qu’elle me le dise elle-même.
Voici votre 222. Je ne sais si je vous ai dit en détail mes affaires, dans ce que j’ai écrit hier à mon frère j’ai accepté le projet de rente payée par mes fils sans hypothèques ; 21 000 francs. J'ai demandé qu'on m'envoie le tableau des capitaux et de l’époque où j’aurai à les toucher... De même où et par quelle main je toucherai le revenu des arendes, l’une pour 20 ans des 6000 fr ; l’autre pour 2 de 10 000. J’ai prié qu'on procède de suite au partage du mobilier. J'ai fait observer que la loi m'adjuge une part égale à celle de mes fils dans le mobilier en Courlande enfin je n’ai rien négligé en fait d’interrogations ou d’instructions, mais tout cela va tomber au milieu des fêtes, des départs, des manœuvres. Ce sera miracle si on y pense.
Je viens de voir deux diplomates le comte Buol qui est venu ici de Stuttgart pour passer quelque jours avec moi. Et M. Desbrown ministre d'Angleterre à La Haye. Il vient de Londres, il est plus Tory que Whig. Il croit que Peel va arriver ici. L'autre Buol a beaucoup d’Esprit, et d’indépendance dans l’esprit. Il me plaît beaucoup. Le Prince Emile de Hesse est arrivé ce matin, je ne l’ai pas vu encore. Je suis plus souffrante aujourd'hui que je ne l'avais été ces derniers jours. Le médecin me trouve le pouls bien nerveux. Je n’ai pas de raison à donner pour cela. Adieu. Adieu. Je suis impatiente de votre prochaine lettre, et ce sera toujours ainsi. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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238 Baden le 10 août Samedi 1 heure

Qu'il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Savez-vous bien que c'est là ce qui m’empêche de me bien porter. Il me semble que si vous étiez auprès de moi je serais bien, tout à fait bien. Que de fois je m'en suis saisie de ce besoin, ce désir d’aller où vous êtes, de causer avec vous, de vous dire tout. Ce n’est qu’avec vous que je sais parler, ce n’est que vous que j'aime à entendre. Je n'ai que tristesse, et ennui là où vous n'êtes pas. Vous me manquez bien plus que moi je ne puis vous manquer. Soyez bien sûr de cela. Les Anglais disent ici que Lady Cowper sera à Wisbade demain. Elle ne m'en a pas dit un mot. Si elle venait en effet cela changerait un peu mes plaies. Je ne retournerai pas à Paris avant de l'avoir vue. Et puis ensuite l'Angleterre ne m'irait plus du tout, car sans elle il y aurait bien de l’isolement pour moi.

5 heures Voici votre lettre. Je suis bien aise de voir que nous admirons Méhémet Ali ensemble et pour la même chose, je crois vous avoir parlé de sa note aux consuls. Aujourd’hui on dit ici que les flottes anglo-françaises ont demandé l’entrée dans les Dardanelles et que le Divan la leur a refusé. Dans tous les cas l’Orient devient une très grosse affaire et qui a un aspect imposant dans son ensemble et dans ses détails. On dirait que l’Europe a disparu ; tout est aujourd’hui à Alexandrie et Constantinople. Le temps est un peu beau aujourd'hui. Nous avons eu froid tous ces jours passés. Je me promène également par le beau et par le mauvais temps, parce que je m'ennuie. Ah, que je m’ennuie. Vous ai-je dit que je lis la Révolution par Thiers ? Je suis au 6ème volume. Et bien, cela m’enchante. Ai-je le goût mauvais ? Adieu, je n'ai pas de nouvelle à vous dire ? Je me lève toujours à 6 heures. Je reste dehors jusqu'à 8. J'y retourne de 10 à 11. J'y retourne encore de 2 à 4. (dans l’intervalle j'ai déjeuné et dormi. J'ai fait ma toilette, & &) Je dîne à 4 heures. Je ressors à 5 1/2. Et je ne rentre que pour me coucher à 9 heures. Je mène toujours quelqu'un avec moi en calèche. Marie et la petite Ellice. ma nièce. Mad Welesley. Aujourd'hui Madame de la Redorte. A 9 1/2 je suis dans mon lit. Mais je ne dors pas.
Adieu. Adieu. Avez-vous bien envie aussi de me revoir ? Adieu.
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