Votre recherche dans le corpus : 431 résultats dans 5770 notices du site.Collection : 1854 (1er janvier-21 décembre) : Dorothée, une princesse russe, persona non grata à Paris (1850-1857 : Une nouvelle posture publique établie, académies et salons)
136. Val Richer, Samedi 12 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Que de raisonnements et de questions à faire sur ces dix lignes du Moniteur ! En même temps que vous évacuez complètement les Principautés, l’Autriche se déclare d'accord avec la France et l'Angleterre sur les autres garanties à exiger de vous pour le rétablissement durable de la paix générale, et elle s’engage à ne traiter avec vous que si elle obtient de vous ces garanties. S'est-on effectivement mis d'accord sur ce qu’on vous demandera ? Est-on bien décidé, partout, à s'en contenter si vous y consentez ? L’Autriche a-t-elle de bonnes raisons de croire que vous y consentirez ? Si elle en a, c’est très bien. Mais, si vous ne consentez pas, la voilà liée jusqu'au bout avec la France et l’Angleterre. Par conséquent obligée de vous faire la guerre, comme la France et l'Angleterre, pour vous forcer à consentir. N’y a-t-il, dans tout cela, de votre part, qu’un artifice militaire et diplomatique ? Vous évacuez les Principautés. L’Autriche les occupe pour la Porte. La France et l'Angleterre n’y peuvent plus entrer. Voilà toutes vos forces disponibles ; vous pouvez les concentrer en Bessarabie, en Crimée, en Finlande, sur les seuls points où les forces Anglo-françaises puissent désormais, vous attaquer. C'est un affreux humbug que vos 8 à 900 000 hommes. Vous avez grand peine à armer et à entretenir 2 à 300 000 hommes effectifs. L’Autriche, en occupant les Principautés vous dispense d'en avoir davantage. Il faut rabâcher encore et dire que tout est encore bien obscur et bien incertain. Pourtant il y a un peu de nouveau, et plutôt bon que mauvais.
J’ai eu hier des nouvelles d’Angleterre, par un homme très intelligent, qui y vit habituellement et qui en arrive. Toujours même ardeur ; même parti pris de ne pas en finir sans de vrais résultats. Beaucoup d'humeur contre l’inaction des forces de terre et de mer. Les querelles de Napier avec quelques uns de ses capitaines font grand bruit. Très bonne récolte ; prospérité toujours croissante. Ici aussi, la récolte est bonne ; nous n'aurons nul besoin des grains d'Odessa.
Pauvre Roi de Saxe. Je ne me souviens d'aucun autre exemple d’un Roi mort d’un coup de pied de cheval. Il était sensé et aimé ; deux conditions devenues rares.
Onze heures
Je ne me souviens pas d'avoir jamais été deux jours sans vous écrire. C'est quelque bévue de la poste. Je vais lire les notes russes et françaises que publie le Moniteur. Elles ne mènent guère à la paix, ce me semble. Il est vrai qu'elles sont vieilles. Adieu, Adieu. G.
115. Schlangenbad, Mardi 15 août 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Hélène m’a quittée ce matin. c‘est un grand chagrin. Elle va à Ostende, il est très probable que j’irai l’y trouver quand je quitterai ceci. Je n’y pense pas encore. Dans tous les cas j’ai encore 10 bains à prendre.
Les Woronsow sont arrivés. Le prince est bien vieilli. Il parle beaucoup d’Asie. Cela ne m’amuse pas. Il dit que la pour batterie les Turcs partout. J’accepte mais j’aimerais mieux l’Europe. Il croit qu’on peut prendre Sébastopol du côté de la terre, mais il faudrait y employer beaucoup de monde. Il ne sait pas bien combien nous avons de troupes en Crimée. Nicolas Pahlen vient d’arriver aussi. Celui-là me plait, car je puis tout lui dire, nous pensons de même. Constantin m’écrit toujours des lettres enthousiastes, triomphantes. Comprenez-vous ? – C’est trop fort. On relève beaucoup chez nous la différence de conduite des Français avec les Anglais. Vous faites la guerre courtoise. Les Anglais comme des [ ?]. Tout le monde chez nous veut une guerre des 10 ans. Vous ne nous ruinerez pas, et on croit que vous serez envoyé bien plutôt que nous. Voilà ma lettre de Peterhof.
L’idée de limiter nos forces dans la mer noire parait Woronsow absolument inacceptable. Jamais nous n’y consentirons. Toute ma journée a été prise par les partants et les arrivants. Je vous dis adieu, bien tard, au moment de la poste.
Mots-clés : France (1852-1870, Second Empire)
137. Val Richer, Lundi 14 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai lu la dépêche du Comte Nesselrode au Prince Gortschakoff avec un sentiment pénible. Si embarrassée et si vide ! Embarrassée, comme d’un homme qui voudrait bien conserver sa position et qui pourtant ne parle plus très haut, n'ayant plus dans sa force la même confiance ; vide et vague, comme d’un homme qui ne veut pas ou ne peut pas aller droit au but et ouvrir telle ment les portes de la paix. Votre Empereur a l’air de sentir qu’il n’a pas eu de succès et qu’il a affaire à plus fort que lui ; et en même temps, il ne peut encore prendre sur lui de se conduire d'après ce sentiment. Plus beaucoup de fierté et encore beaucoup d'obstination. Vous voyez que pour moi, je parle sans détours.
Je suis bien aise que de l'autre côté on ait indiqué avec précision sur quelles bases on serait disposé à traiter. La dépêche de M. Drouyn de Lhuys est d'accord avec le langage des Ministres Anglais. Il y a là des conditions bien difficiles ; mais enfin on les connaît ; on s’y accoutumera peu à peu.
De tout cela, et quoiqu’il arrive à présent, la guerre continuée ou la paix, il restera une situation complètement changée, une autre Europe, un autre avenir. J’ai beau mettre mon esprit, en liberté ; je ne mesure pas encore tout ce qu’il y a de nouveau dans les conséquences de ceci.
Le Grand duc Constantin l'a échappé belle. On dit que la mort du Prince Galitzini a fait beaucoup de peine dans la famille Impériale. Etait-ce un jeune homme ? Qu'était- il au Prince Galitzini de votre salon, le mari de la rose du Bengale ?
Le discours de Lord Clauricard lui fait peu d’honneur. Ce n'est pas un discours anglais. Opposition de journaliste mécontent par suite de mécomptes, non d’un adversaire politique. J’ai trouvé, la réponse de Lord Clarendon très bonne, plus développée, plus nourrie de faits plus précise qu’il ne lui arrive ordinairement. C'est vraiment de la politique.
Pauvre Reine Christine être jugée et rendre l'argent ! Il y a des excès de scandale que notre temps ne supporte pas. Elle a beaucoup d’esprit mais trop de mépris. Les Cortés finiront par lui permettre de sortir d’Espagne. J’ai peine à croire à l'abdication de la Reine Isabelle. Si elle en venait là laissant sa fille enfant sur le trône avec Espartero pour régent, comme elle a été laissée elle-même par sa mère, il y a dix huit ans ce serait un singulier triomphe de la Monarchie.
Midi
Voilà le discours de la Reine d’Angleterre, bien vert à votre égard, et bien tendre pour la Turquie. Adieu, Adieu. G.
116. Schlangenbad, Jeudi 17 août 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je trouve comme vous le discours de Lord Clarendon très bien, statesman like. Vous me l'avez fait lire car je l’avais overlooked. Je ne sais pas de nouvelles de la seule chose qui m'intéresse. Je crois que nous allons rester comme cela sans résultats, autres, que l’occupation d’Aland ; peut être de la Crimée. Woronsow pense que c'est possible si nous n'y avons pas de forces suffisantes, et il ignore cela tout à fait. Mais je suppose que cela s’accomplisse je douterai encore de la paix et plus que jamais. Il me parait évident que l’Autriche ne nous fera pas la guerre. (Les derniers mots de Lord John l’indiquent ce me semble) et ne la faisant pas, elle n'a rien de mieux à faire que de travailler à la paix. Mais l’obstination russe, comment s’arranger avec elle ?
J’ai eu une lettre de Fould. Il partait pour Barrit. Il me dit que l'impératrice se trouve très bien des bains. de mer.
4 heures
Je viens de recevoir une lettre de très bonne source. On nous croit décidés à arriver à la paix notre retraite du Principautés le prouve. La Prusse n’entrera pas dans les nouveaux engagements que vont contracter les très autres grandes puissances. La guerre sera de votre côté poursuivie avec vigueur des négociations pourront être entamées en Novembre, on doute que ce puisse être avant.
Les révolutionnaires se remuent partout. On m’expulse de Bruxelles. On y tramait des complots contre l’Empereur. Une lettre d'un espartériste Maderado dit : le seul résultat de la Révolution sera la disparition des Bourbons. Adieu. Adieu.
138. Val Richer, Mardi 15 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vous ai à peine dit un mot hier du discours de la Reine d’Angleterre. Outre les paroles sévères pour vous il est très significatif : " Réprimer efficacement l’esprit ambitieux et agressif de la Russie. Assurer la tranquillité à venir de l'Europe. " Et au même moment, la publication au Moniteur de la dépêche de Drouyn de Lhuys à Bourqueney, et Lord John y renvoyant M. Hume. C'est la guerre tant que vous n'accepterez pas la paix à ces conditions là. La question n’avait pas encore été ainsi posée dans toute sa grandeur ni avec tant de précision et de clarté. Et maintenant, il est très naturel que les gouvernements alliés la posent ainsi, car c'est ainsi qu’elle se pose dans l’esprit de leurs peuples et de toute l'Europe. Tout le monde croit ce qu’on vous demande nécessaire pour assurer la tranquillité à venir de l'Europe, et personne n'est disposé à se contenter à moins. Effectivement personne en Angleterre, où l'opinion publique s'échauffe au lieu de se refroidir. En France le public ne serait pas si exigeant ; il est sans goût pour la guerre et sans parti pris sur les conditions de la paix mais l'Empereur Napoléon est bien décidé à ne pas se séparer de l'Angleterre, et le public Français l'en approuve, et le suivra dans cette voie aussi loin qu’il voudra aller. Si vous faites entrer dans les chances de votre jeu la désunion possible de la France et de l'Angleterre, vous y serez trompés comme vous l’avez déjà été. Le gouvernement du Roi Louis Philippe avait pour politique la paix et l'Alliance Anglaise ; celle de l'Empereur Napoléon, c’est l'alliance Anglaise et la paix ou la guerre, selon le temps et le besoin. Si vous ne prenez pas cela comme un fait certain et la base de vos opérations diplomatiques, Dieu sait jusqu’où vous pourrez être conduits, c’est-à-dire poussés.
Car à ce fait là, s'en ajoute, en ce moment un autre aussi grave ; l'Allemagne reprend son indépendance. Depuis 1815 vous dominiez l'Allemagne ; la politique Allemande était la vôtre. Cela n'est plus ; il y aura, il y a déjà une politique Allemande qui sera avec vous ou contre vous selon les intérêts Allemands, et les intérêts d’ordre Européen. Quant à présent, l'alliance Anglo-franco Autrichienne, qui vous avait tant déplu en 1815, est en train de se refaire et déjà à peu près refaite. Je ne sais quel espoir vous pouvez avoir de l’entraver encore ou de la dissoudre ; mais vous y avez si peu réussi depuis un an que vous ne pouvez guère compter sur un meilleur succès.
Vous aviez à votre arc, pour la question d'Orient (je ne pense qu'à celle-là) deux cordes excellentes, votre prépondérance en Allemagne, et la perspective de votre pas cela comme un fait certain et entente possible avec l’Angleterre pour le partage de l'Empire Ottoman. Vous les avez perdues toutes les deux. L’Angleterre, sur cette question s'est mise contre vous avec la France, et l'Allemagne vous a échappé. Il ne sert de rien ou plutôt il n’y a rien de plus nuisible que de ne pas voir les faits comme ils sont. C'est ainsi qu’on se perd. L'Empereur Napoléon 1er s'est perdu pour n'avoir pas voulu voir que toute l’Europe se coalisait contre lui, et qu’il ne pouvait ni lui résister, ni la diviser.
Ce n'est pas le Protectorat Autrichien que propose Drouyn de Lhuys pour les principautés Danubiennes, c’est le Protectorat Européen.
Vous ne pouvez pas contester la libre navigation des Bouches du Danube. Sur la nature et les limites du Protectorat religieux à exercer en Turquie en faveur des Chrétiens, il y a à discuter et on peut s'entendre. Je ne vois pas pourquoi vous n'accepteriez pas le Protectorat, en commun, Chrétien et Européen. Vous y perdriez certainement quelque chose, en réalité et beaucoup en apparence ; je comprends que vous préfériez le Protectorat spécial, Russe et Grec. Mais vous n'en êtes pas à choisir tout ce que vous préférez ; et, dans le Protectorat en commun il vous restera toujours la grosse part, car les chrétiens grecs sont les protégés les plus nombreux et vous êtes le Protecteur grec, et le plus voisin. Il y là aussi des faits qui sont à votre profit, et que personne ne peut changer.
Reste la limitation de votre puissance dans la mer Noire. Ceci est, pour vous, le point douloureux et, pour l'Europe, le point difficile. Je ne sais pas qu’elle solution on peut trouver. Mais on peut la chercher en Congrès.
Si on prétend résoudre toutes les questions en principe du moins avant de les discuter en congrès, il n’y aura ni congrès, ni paix. Il suffit que sur quelques unes, il y ait des bases sous entendues, et que sur les autres la discussion soit admise.
Quel monologue ! Je me suis figuré que nous causions. Je ne vous écrirai pas demain. Je vais passer la journée à Trouville ; un dîner qu’il n’y a pas eu moyen de refuser. Adieu. Adieu. G.
Pauvre Lord Jocelyn ! il me semble que c’était un bon ménage.
Onze heures
Voilà votre 113. Je suis charmé qu’il vous arrive tant de société à Schlangenbad.
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117. Schlangenbad, Vendredi 18 août 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il ne faut pas qu'on vienne me parler de la guerre ou la paix aujourd’hui. Je ne pense qu'à Trouville à la visite que vous y avez fait. Je m'étais levée bien portante, je reçois votre lettre, j’ai pris une crampe à l’estomac et on me défend le bain pour aujourd’hui. Vous voyez que je suis incorrigible, me voilà démoralisée pour bien des jours. Je vous prie d'avoir pitié de moi.
Votre lettre du reste est superbe elle ira plus loin. La vérité elle est si rare !
Greville m'écrit une lettre sensée pour me dire qu'en Angleterre on est fou. Je le vois bien. Mon projet de congrès est un peu précoce. Il faut d’abord avoir été battu ou bien qu'il soit démontré qu'on ne peut pas nous battre. Je vous ai dit en attendant que la Prusse cesse de faire ménage comme avec la conférence. Je n’aurai donc pas de lettre de vous demain. L'un des bénéfices de votre malencontreux dîner. Vous serez donc resté coucher à Trouville ! N’y retournez pas au moins, je vous en prie. Je ne pense qu’à cela tout le jour. Je ne ferme ma lettre que le soir. La Princesse Charles de Prusse est partie ce matin, elle a encore passé une heure chez moi avant de monter en voiture. Ah mon dieu. Que j’aurais à vous faire rire si j’étais en train de rire. Woronsow est décidé à ne pas parler de la guerre ou de la paix, je trouve bien le moyen de le faire manquer à cette résolution. Nicolas Pahlen m’amuse il m’enrage. Car il y a un sujet sur lequel nous sommes en désaccord complet. Et comme je ne veux pas une brouille avec lui, j'évite.
Montebello me promet toujours de venir et moi je ne crois pas du tout. Je ne sais si je placerai un adieu dans cette lettre. Je sais seulement que je me sens malade.
118. Schlangenbad, Dimanche 20 août 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas de lettre hier vous m'en aviez prévenue, mais pas de lettre aujourd’hui, pourquoi ? Dînez-vous encore à Trouville. et faut-il pour cela que je jeune ? Je m'afflige et je m’inquiète.
Je n’avais pas besoin de cela de plus. Je ne sais absolument rien. Le télégraphe dit que Bomarsund est pris, aussi que 2000 prisonniers en sus. Je pense que de ce côté-là est tout ce qu'on fera cette année. Il faut attendre maintenant Sébastapol. Le Prince Woronsow n’est pas intéressant. du tout, il ne veut pas entendre parler d’affaires. Je le taquine mais cela le rend malade, il faut y renoncer. Sa femme est une bonne personne pas jolie, mais bon air.
Nicolas Pahlen est allé voir Bacourt à Heidelberg, je suis très à court de conversation. Un Prince & Princesse Solens, braves gens qui ont envie d’avoir de l’esprit, et qui ont des boutons sur le visage. Cerini est parfaitement bête. C'est sûr, et c’est même curieux. Ah Marion ! Adieu, je ne vous écris aujourd’hui que pour me plaindre. Aurai-je une lettre demain matin ?
119. Schlangenbad, Lundi 21 août 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas de lettre encore, je suis dans la dernière inquiétude. Ah quelle fatale idée que cette course à Trouville. Je suspens mes bains. Je ne suis plus bonne à rien qu’à mourir d’inquiétude Que vous est-il arrivé ? Mon Dieu. Adieu.
142. Val Richer, Lundi 21 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Mon premier mouvement hier, en recevant votre lettre a été de me fâcher sans colère, presque en souriant ; le second, de m'étonner. Vous me connaissez bien peu. Et je ne vous connais peut-être pas mieux. Que l’intimité complète et parfaite, rien de caché ni d’ignoré, est difficile en ce monde. Il y a bien des raisons, et bien grandes, pour qu’elle existe entre nous ; et pourtant, il y manque beaucoup. C'est grand dommage. Il n’y a rien de si charmant que de tout savoir l’un de l'autre, et de se croire toujours. Plus je vais, plus j'ai besoin de vérité. La réticence, le silence, l'obscurité m'incommodent et me choquent. C'est par probité que je vous ai dit ma visite à Trouville. Ne m'en punissez pas en ayant mal à l'estomac.
Pourquoi ne nous donne-t-on pas le dernier protocole qui a dû être signé à Vienne après votre dernière réponse ? On affirme cependant que l’Autriche est parfai tement d'accord avec nous sur les quatre conditions énoncées dans la dépêche de Drouyn de Lhuys, et même qu’en vous les communiquant elle vous a dit que, si vous n'y consentiez pas on demanderait probablement davantage plus tard. C'est du reste pure curiosité de ma part. Quels que soient les protocoles, je suis convaincu que l’Autriche veut, par dessus tout, le rétablissement de la paix, que toutes ses démarches, toute son intimité avec nous ont pour but essentiel de lui donner plus de moyens d’y arriver, et que tout en tirant parti, contre vous et pour elle même, de la situation actuelle, elle ne poussera jamais contre vous, la botte à fond, à moins que vous ne l'y forciez absolument par je ne sais quelles nouvelles fautes que je ne prévois pas. Je crois que sous leurs apparences de dissidence, le Roi de Prusse et l'Empereur d’Autriche se concertent toujours dans ce sens. Ils seront charmés l’un et l'autre de vous voir diminués ; ils n’ont nulle envie de vous voir radicalement battus, et de se brouiller avec vous en y contribuant. On dit que le général de Caedel, envoyé par le Roi de Prusse pour assister aux manoeuvres du camp de Boulogne, a mission de faire à l'Empereur Napoléon toutes les protestations et toutes les caresses imaginables.
Onze heures
Le Courrier ne m’apporte rien, et je vous dis Adieu, Adieu. G. leurs apparences de dissidence, le Roi de Prusse et l'Empereur d’Autriche se concertent toujours dans ce sens. Ils seront charmés l’un et l'autre de vous voir diminués ; ils n’ont nulle envie de vous voir radicalement.
120. Schlangenbad, Lundi 21 août 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai passé par toutes les angoisses. Voici deux lettres. j'ai d'abord remercié Dieu. Je l’avais tant invoqué. Pour vu que vous soyez en vie j’aurai bien joui que vous me conserviez votre affection. Mon Dieu que j’ai souffert !
J’allais écrire par télégraphe, mais à qui, où ? Vous n’avez pas de ligne le télégraphique, & fois mes amis sont absents de Paris. Ah quelle angoisse, j’ai éprouvée. Je vous en prie n’aller plus à Trouville. Soignez-vous.
Mardi 22. J’ai dormi vous êtes vivant. Si vous savez tout ce qui se logeait dans ma tête. Un accident de voiture, le roi de Saxe une indigestion, le choléra, sans compter la Duchesse de Galliera. J’ai bien souffert et je ne suis pas remise encore de cette secousse. Ne m'en donnez plus. J’étais folle. Ma joie en voyant vos lettres était aussi extravagante que mes inquiétudes. J’ai fait des largesses à Emilie, à tout ce que je rencontrais, j’avais besoin de donner de la joie à d’autres. Finissons parlons d’autre chose. Voilà Bomarsund pris. Je vous ai toujours dit qu’Aland serait la première victime. Peut être sera-t-elle la seule de ce côté. C'est une position très avantageuse. Nous n’avions pas de quoi la défendre. 2 contre 11, cela ne va pas.
On dit que l'expédition sur la Crimée est ajournée à cause des chaleurs. Mais on savait bien d’avance qu'il fait chaud en été. Les journaux allemands parlent de mésintelligences diplomatiques en Orient.
La Prusse décidément nous reste. L'Autriche ne se battra pas contre nous. Il y a encore des échanges de dépêches et la conférence de Vienne ne se réunit pas encore. Attendons, c’est un plaisir que nous nous donnons depuis assez de temps. Je n’ai donné à personne le droit de dire que je reviendrai bientôt à Paris. Le droit ardent, il y est, Dieu le sait, mais voilà tout.
Si le prince Worosow se tait et surtout se bouche les oreilles, sa femme les ouvre et jase. Elle est assez cosaque aussi, mais avec tant de douceur et de gentillesse qu’on ne peut jamais disputer. Elle me plait et elle mériterait d’avoir l’esprit plus éclairé sur ce qui se passe. Je ne me mêle pas de faire son éducation. Adieu, adieu.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Angoisse, Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Diplomatie, Femme (diplomatie), Femme (éducation), Femme (portrait), Femme (santé), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Autriche), Politique (Prusse), Politique (Russie), Portrait, Salon, Santé (François)
121. Schlangenbad, Jeudi 24 août 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Encore deux bonnes lettres aujourd’hui. Pourquoi me viennent elles par paires ? C’est ce que je ne comprends pas. J’espère que vous m’aurez pardonné d’être malade, car je le suis encore. Une grande agitation morale ramène mon ancien mal, & il faut du temps pour me remettre. je me remettrai, mais je n’ai pas encore osé reprendre les bains. J’étais si bien avant ce maudit diner. Enfin n'en parlons plus. Vous me dites, d’excellentes choses sur la nécessité de s’arranger. Je les fais passer plus loin, je crois toujours que cela a son utilité. Cela ne va pas tout [?], mais presque. Il est évident que le choléra vous a fait perdre beaucoup de monde. Les journaux Anglais disent 7000 hommes. Ce serait énorme.
Bomarsund peut cependant décider la Suède. Sous ce point de vue la capture serait importante.
4 heures
Voici une troisième lettre de Mardi 22. Le surlendemain nouvelles de Vienne. Cela ne m’est jamais arrivé. Quelle belle journée. Que vous êtes doux & bon pour moi. Quelle dommage que je vous sois si inférieure en raison. Comme je me porterais mieux, et comme je vous plairais davantage !
Comme l'absence est rude, sur de choses intimes j’aimerais à vous dire, tout juste sur ma déraison. J’ai la confiance que cela vous toucherait et que vous me pardonneriez tous mes pêchés passés et futurs. Je n'ai rien de Russie du tout. On me dit par voie indirecte, qu'à Pétersbourg on se tenait préparé également à la paix, ou à la guerre, on attendait les nouvelles de Vienne.
Il fait bien froid ici. 7 degrés la nuit et bien peu de plus le jour. Adieu. Adieu.
Voilà Morny arrivé, j’en suis charmé. Mais je n’ai pas de quoi l’amuser.
122. Schlangenbad, Vendredi 25 août 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pourquoi dites-vous la réticence, le silence, l’obscurité me choquent ? Cela ne peut pas s’adresser à moi, je dis trop, je montre trop tout ce que je pense. Quand vous dites il faut se croire toujours cela me plait. J'analyse votre dernière lettre. Morny ne m’a pas apporté de nouvelles. Je ne l’ai pas vu seul encore. Je ne sais combien de jours il compte rester ici. Il est enchanté de sa cure à Ems. Il est engraissé et a une mine parfaite.
En lisant les dépêches Anglaises je trouve vraiment qu'on pourrait bien se parler et je ne suis pas sans espérer que d’autres trouveront cela aussi. Qu’en pensez-vous ?
Le 26. Le choléra paraît avoir été terrible dans votre armée. On mande de Paris à Morny qu’on est plus que jamais content de l’Autriche.
Grande difficulté de se loger à Bruxelles et hausse de tous les prix de logement & & Je ne sais comment je vais faire pour me caser. A Bellevue pas de place. Ah quelle misère et cela quand je pense à mon charmant appartement à Paris ! On me refuse net à Bellevue.
Je n’ai point de lettres aujourd’hui de nulle part. Pour vous cela ne m'inquiète pas, il m’en viendra j’espère demain. Adieu. Adieu.
144. Val Richer, Jeudi 24 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n’ai pas eu de lettre hier. J'espère bien que vous n'avez pas été plus souffrante ; mais j’ai besoin de le savoir. Que d’espace entre l'espérance et la foi !
Je suis frappé de la parfaite similitude des récits sommaires de la prise de Bomarsund dans les Débats et dans l'Assemblée. nationale. Cela indique un article venu du gouvernement. S'il en est ainsi, on a eu tort de faire ressortir comme le fait cet article la promptitude et l’énergie supérieures des Chasseurs de Vincennes qui se sont introduits dans la grande tour et l’ont emportée quand les Anglais n'avaient pas encore eu le temps d’armer la batterie confiée à leurs soins.
La jalousie ne serait pas difficile à exciter entre les deux nations. La politique n'en serait pas changée ; les deux gouvernements sont évidemment très décidés, à rester unis. Ce ne serait que des embarras de plus. J’ai des détails assez intéressants sur l'Italie, Naples, Rome, Florence, Turin, par un homme d’esprit qui en arrive. La politique de l’Autriche, et son intimité avec la France et l'Angleterre ont causé là un immense mécompte. On s'était bien promis la brouillerie et alors une explosion anti-Autrichienne plus vive et mieux soutenue du dehors que les précédentes. Il y faut renoncer ; on commence vraiment à le croire. Les Mazziniens sont très découragés. Le Roi de Naples est très Russe dans l’âme, mais n'a peur que des Anglais et fera tout ce qu’il faudra pour amadouer Gladestone. Rome est toujours à la veille d’une crise, et le sort du Pape de plus en plus attaché à la présence des troupes Françaises. Le Piémont va. La visite du Roi à Gênes envahie par le cholera a été d’un bon effet. On l’a seulement trouvé peu magnifique. Son père, en pareille occurrence avait donné aux hopitaux de Gênes 50 000 francs. Il n'en a donné que 10 000. Les rois constitutionnels sont pauvres. Il n’y a pas grand mal.
Midi
Je ne comprends pas le retard de mes lettres. Je suis parfaitement exact. Jamais deux jours sans vous écrire. Pour mon plaisir autant que pour le vôtre. C'est bien le moins que nous ayons cette ombre de plaisir. Je me plaindrai à la poste française ; mais c’est peut-être la poste Allemande. Je viens de parcourir mes journaux. Les Anglais sont d'habiles gens ; ils vantent de très bonne grace les Français devant Boncarnaud. Ce qui est plus important, c’est la réponse du Prince Gortschakoff aux quatre propositions Anglo-françaises ; on peut les prendre pour base de négociation. Dieu veuille que ce soit vrai. Adieu, Adieu. Vous aurez certainement eu deux lettres le lendemain. Adieu. G.
145. Val Richer, Vendredi 25 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je comprends que le Prince Woronzow n’ait pas goût à entendre parler aujourd’hui d’affaires. La Crimée et le Caucase ont été les affaires de sa vie. Le triste état où elles sont l’une et l’autre doit l’attrister. On m’écrit de Londres que, malgré tout ce qui se dit, on ne croit pas, cette année, à une grande attaque sur Sébastopol ; les chaleurs d’août et le choléra retardent encore ; il finira par être trop tard. Moi, j’y crois ; le choléra a fait en effet assez de ravage dans nos armées à Gallipoli et à Varna ; mais, d’après ce qui me revient de tous côtés, il ne les a pas du tout démoralisées ; généraux, officiers et soldats, de terre et de mer, ont tous grande envie de faire quelque chose. [Bomavi] les excitera encore. Il est évident que, si on vous laisse du temps, on vous trouvera plus forts sur la défensive. La mer Noire est praticable bien plus tard que la Baltique. Je serais étonné si le mois de septembre se passait sans que vous fussiez, là, sérieusement attaqués.
Vous aurez certainement lu, dans les Débats les deux articles de St Marc Girardin sur le traité de Belgrade et sur les vicissitudes de la situation et de l'influence de l’Autriche et de la Russie dans l'Europe orientale. Ils en valent la peine. St Marc s’entend très bien à mettre l’histoire en rapport avec la politique actuelle. Il a de plus, sur les affaires d'Orient, des idées arrêtées et justes sans passion ni préjugé contre personne. Il ne vous aime pas, mais il ne vous méconnaît et ne vous déteste pas. Voilà mon médecin de Lisieux qui arrive. Mon fils en passant 24 heures à Paris. à son retour d’un petit voyage en Bretagne a fait une chute dans l'escalier, et m'est arrivé ici avec un effort qui a exigé quelques remèdes, et qui le retiendra pour huit ou dix jours dans son lit. Il n’y a rien de sérieux ; mais c’est un grand ennui pour lui et pour moi au moment où j'ai des visiteurs. Le médecin trouve Guillaume bien, mais prescrit toujours le repos absolu.
Midi
Je suis désolé de votre inquiétude. La poste marche stupidement. Je vous écris très exactement. Je me porte très bien. Je pense sans cesse à vous et je vous aime de tout mon cœur. Il n’y a de mal entre nous, que l'absence. Mais c'est beaucoup trop. Adieu, Adieu. G.
147. Val Richer, Dimanche 27 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis frappé d’un article du Morning Post sur ce thème : " L'Empereur Nicolas a pris une attitude purement défensive. et se présente à ses peuples comme le défenseur d’une nationalité attaquée. " Je comprendrais cette attitude et son efficacité s’il y avait, dans ce qui se passe, la moindre attaque, la moindre atteinte, la moindre velléité d'attaque ou d’atteinte contre la nationalité russe. On pouvait dire cela à la France en 1793, et lui persuader, aisément que les étrangers en voulaient à son indépendance nationale ; mais comment faire accroire telle chose aujourd’hui à la nation Russe ? Sa religion n’est pas plus menacée que son gouvernement. Ceci est une guerre purement politique, diplomatique, une guerre de savants qui s'inquiètent de l’équilibre et de l'avenir Européen.
Je ne connais pas l’intérieur de la Russie ; je ne sais pas jusqu’où peut aller chez vous la crédulité populaire ; mais, sauf la question d'amour propre, j’ai peine à croire que votre Empereur parvienne à s'enlever, à cette occasion les passions nationales. Il n’y a vraiment pas de quoi ; et s’il comptait sur ce ressort, je suis dans mon ignorance, porté à croire qu’il se tromperait comme il s'est trompé quand il a compté sur la désunion de la France et de l'Angleterre. C'est le péril des souverains absolus de croire trop aisément que tout le monde croira ce qu’ils ont eux-mêmes envie et besoin de croire. Ils abusent du mensonge à ce point qu’ils finissent par ne plus tromper qu'eux-mêmes.
Quelle bonne fortune mon facteur arrive à 9 heures et m’apporte votre numéro 121. Portez-vous bien, je vous en prie. J’aurais envoyé le dîner à tous les ... Si j’avais pu penser qu’il vous fit mal. Portez-vous bien, sans me condamner tout-à-fait à être par trop impoli.
Je ne comprends pas ce que va faire le général Létang que l'Empereur envoye en mission auprès du Général Autrichien qui va commander en Valachie.
Remarquez, dans le Moniteur d’hier samedi 26, un article sur la Bessarabie et sur le vœu de sa population à votre égard. Les Grecs payeront cher l’incendie de Varna. Adieu, Adieu. Le facteur me presse. Aussi bien je n’ai rien de plus à vous dire, sinon Adieu.
146. Val Richer, Samedi 26 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n’ai pas la plus petite nouvelle. Les journaux vivent encore sur Bomarsund. Il paraît que les fortifications de granit ne résistent pas à notre grosse artillerie, et qu’une fois entamées, elles tombent même plus promptement que d'autres et plus dangereusement pour leurs défenseurs. Au moment même où cette expérience se faisait dans la Baltique, l’inventeur du monstrueux canon qui fait de tels ravages, le général Paixhans mourait du Choléra près de Metz. On dit que son invention mourra aussi bientôt, détrônée par d'autres machines qui porteront la mort plus vite encore et plus loin. Jamais l’esprit de l'homme n’a exploité et dominé la matière avec plus d'empire. Si c'était là toute la civilisation, notre temps n'aurait point de rival.
Je ne vous reparle pas de mon chagrin à propos de votre inquiétude. C’est déjà un grand ennui de s'écrire sur des faits qui seront oubliés, ou à peu près, quand la lettre arrivera. C'est bien pis pour des sentiments personnels et intimes. Je m'indignais hier, en lisant votre lettre, de n'avoir rien su de votre chagrin au moment où vous le sentiez, et de ne vous avoir pas crié sur le champ : " Je me porte bien."
Onze heures
Mon facteur ne m’apporte qu’une lettre de Duchâtel qui est au fond de la Saintonge. Il finit en me disant : " Avez-vous de bonnes nouvelles de Madame de Lieven ? Que fait-elle ? Revient-elle cet automne à Paris ? Vous serez bien aimable de me rappeler à son souvenir. Je nose pas lui écrire, n'ayant à lui dire rien qui vaille ; mais je serais bien heureux de la pensée de la revoir cet hiver. " Je ne vous répète pas ce qu’il me dit de la politique, c’est trop dur pour vos oreilles quasi-Impériales. Voici la phrase la plus douce : " Je m'imagine que les Russes ne sauront pas mieux défendre Sébastopol. Leur guerre n'est pas mieux conduite que leur diplomatie." Je ne vois rien dans les journaux. Adieu. Adieu. G.
123. Schlangenbad, Lundi 28 août 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
L'année dernière à cette époque, j’étais déjà en route pour rentrer à Paris. Je revenais par la route de Strasbourg et je me souviens de mon exclamation de joie en apercevant le premier Soldat Français. Quand reverrai-je cette France que j’aime tant ! Les larmes me viennent aux yeux vingt fois le jour.
J’espère que vous m’avez pardonné d’avoir été malade, d’avoir tant souffert pour rien du tout. Je vous prie, je vous prie, soyez miséricordieux.
Je n’ai pas de lettre, pas de nouvelles. Ce que je glane dans les journaux me parait peu encourageant pour la paix. maudite guerre.
Je passe mes soirées seule avec Morny et Cerini. Nous faisons de la musique. Il chante à ravir. Je vois dans la journée quelques orientaux (Worosow) et la tribu Pembroke. Ils n’aiment pas les rencontres du soir.
6 heures
Je crois savoir que l’expédition à Sébastopol ne se fera pas et que l’Empereur [priant] en conséquence à son cousin le prince Napoléon de revenir à Paris. Lui-même retournera à Bordeaux le 15 7bre pour chercher l’Impératrice.
[Cambest] fait avec 25 m hommes une expédition je ne sais où. L’Empereur d'Autriche a dit il y a huit jours au duc de Nassau qu’il ne pensait pas du tout à la guerre avec la Russie. On dit que M. Bach est tout puissant sur l’esprit de son maître, entre lui & Bual ils gouvernent l’Autriche. Le petit prince Nicolas de Nassau est venu me faire une visite aujourd’hui. Il a beaucoup plu à Morny et cela a été réciproque. Il est très impérialiste.
J’ai recommencé à me baigner hier, & je crois que Je me remets un peu de mon mauvais moment. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Diplomatie, Femme (diplomatie), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Autriche), Politique (Russie), Réseau social et politique, Salon, Santé (Dorothée), Tristesse
124. Schlangenbad, Mercredi 30 août 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
J'ai eu avant hier la visite du prince Nicolas de Nassau hier celle du Prince Emile de Hesse, il est resté dîner avec moi, mon tête à tête a été gâté un peu par l’arrivée de Lady Allice Peel. Le soir, Brockhausen a fait son apparition. Il me quitte de nouveau ce matin. Voilà bien des dissipations et des distractions agréables pour Schlangenbad.
Nicolas de Nassau, charmant, fort année en politique, très Français. Le prince Emile très sensé, impartial, reconnaissant les fautes d'un côté l'habilité de l’autre. Assurant sur serment que l’Empereur Nicolas veut la paix ; seulement il ne faut pas qu'on la lui rende trop difficile, (il est très bien placé pour tout savoir.)
L'Autriche est très sincère ; elle ne nous aime pas et vous pouvez compter sur elle dans cette affaire. Bual et Bach nos ennemis personnels comme Redcliffe vraiment nous avons été bien maladroits en gros et en détail.
Les gouvernements allemands presque tous bienveillants pour la Russie. Les peuples tous contre elle. On agit de différents côtés puissants pour amener un congrès. Si rien de trop gros n’avait lieu bientôt cela se pourrait mais un gros échec n'importe porte à quel côté empêcherait tout.
Je ne sais que penser de l’expédition en Crimée ce que je vous ai mandé avant hier me venait d’excellentes sources, & cependant les journaux ont l'air bien affirmatifs dans le sens contraire. Jamais on ne décidera le roi de Prusse à nous faire la guerre. On dit que votre Ministre à Berlin a dit que si la Prusse ne nous la ferait pas, la France la lui ferait à elle. Je serais étonnée d'un si gros propos. Je suis interrompue, adieu. Adieu.
148. Val Richer, Mardi 29 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez qu’une courte lettre ; je me suis couché hier et je me lève ce matin avec une forte migraine. Ce n'est rien du tout, et il n'y paraîtra pas demain ; mais au moment du mal, je suis incapable de quoique ce soit ; il me faut 24 heures de diète, de repos absolu et de sommeil pour me retrouver.
Si j'étais votre Empereur, je serais médiocrement content de ce que vient d'écrire M. de Ficquelmont sur la question d'Orient. Si j'étais l'Empereur d’Autriche, j'en serais tout-à-fait mécontent. A quoi bon inspirer à Londres et à Paris des méfiances en disant à la Russie : " Donnez satisfaction à l’Autriche, et vous serez hors de peine " ? L’Autriche peut très bien et très heureusement jouer le rôle de Puissance médiatrice et pacifique, mais à condition de prendre, en main l’intérêt européen et de ne pas paraître exclusivement préoccupé de son propre intérêt. M. de Ficquelmont ne me paraît pas un adroit ami.
J’ai renoncé à comprendre vos opérations militaires ; mais je viens de lire les instructions de votre Empereur au commandant des îles d’Aland, et je m'étonne que mettant à ces îles tant d'importance, vous n’y ayez pas envoyé plus de 2 ou 3000 hommes pour les défendre. Vous deviez bien prévoir que, si elles étaient attaquées, elles le seraient par plus de 2 ou 3000 hommes. Partout, vous avez l’air de manquer de soldats.
Voilà le 122, et je vous dis adieu. Je ne suis bon à rien de plus. Adieu. G.
149. Val Richer, Mercredi 30 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ma migraine est passée. Le temps est magnifique. Le Baromètre est au beau fixe. Pourquoi ne pouvons-nous pas nous promener ensemble en calèche, en causant, comme au bois de la Cambre ? Il faisait bien beau aussi ces jours-là.
Je suis choqué qu’on ne puisse pas vous recevoir à Bellevue. L’appartement de Kisseleff vous convenait. Très joli salon. N’y a-t-il rien de vacant à l'hôtel où logeait Brunow, hôtel de l'Europe, je crois ?
Certainement, il y a de quoi se parler entre les belligérants. Dés que ces quatre propositions ont été exprimées dans les dépêches de Drouyn de Lhuys et dans les discours de Lord John et de Lord Clarendon, je vous ai dit avec détail ce que j'en pensais. Je persiste. Vous avez déjà exécuté la première, l'évacuation des Provinces. Vous ne pouvez pas contester sérieusement la seconde, la pleine liberté des bouches du Danube, avec ses garanties. La troisième est une question pendante en ce moment, question de guerre. Mais de quelque façon qu’elle soit résolue, vous n'avez à choisir qu’entre la réduction de votre établissement de Sébastopol ou la création d’un établisse ment anglais semblable dans la mer Noire, sur je ne sais quel point de la côte d’Asie. Nous avons créé Cherbourg de toutes pièces dans la Manche ; les Anglais viennent de créer Aden, dans la mer rouge ; ils créeront l’équivalent dans la mer noire, si votre Sébastopol reste ce qu’il est. C'est à vous de voir laquelle des deux solutions vous convient le mieux. Et quant à la difficulté entre la France et l’Angleterre, soyez sûre qu'elles s’arrangeront plus aisément entre elles que pas une d'elles avec vous.
La question de la protection des Chrétiens reste matière de négociation et de congrès. Le Times, le proclamait lui-même hier. Voici une contradiction qui me frappe. Votre Empereur dit, dans un ordre du jour à la garnison d'Odessa : " Pour protéger les Principautés contre une invasion des Turcs, l’ancien allié de S. M. l'Empereur s’est engagé à les occuper en attendant. Les Turcs entrent et s'établissent dans les Principautés, en même temps que les Autrichiens. Il y en a déjà 70 000, dit-on, sur la rive gauche du Danube. Si vous avez compté que l'occupation autrichienne ferait des Principautés une sorte de territoire neutre dont les Turcs ne se serviraient plus pour vous faire la guerre, évidemment vous vous êtes trouvés.
Autre remarque. Je lis dans le même ordre du jour : " Si M. l'Empereur a ordonné, dans sa Haute sagesse, aux troupes qui étaient entrées en Moldavie et en Valachie de se retirer de ces provinces, et de se tourner du côté où le danger est le plus grand. " Vous n'aviez donc pas de quoi vous défendre en Crimée et vous le proclamez vous-mêmes grand défaut de prévoyance, ou grand défaut de force ; peut-être l’un et l'autre. C'est ce que disent les lecteurs. On ne lit pas en Russie, j'en conviens ; mais on lit en Europe, même là où il n’y a point de liberté de la presse, et l'opinion de l'Europe sur votre habilité ou sur votre force ne saurait vous être indifférente.
7 heures
La poste ne me donne rien à vous dire. Adieu, Adieu. G.
150. Val RIcher, Jeudi 31 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il y a des raisons si mauvaises, qu’un gouvernement sérieux ne devrait jamais les employer, par respect pour lui-même et aussi parce qu'elles nuisent au lieu de servir. J’avais hier chez moi deux grands manufacturiers, et un magistrat du pays, gens sensés, très pacifiques, et portant aux Turcs, aux Chrétiens d'Orient, et même à l’équilibre Européen, un médiocre intérêt. Je les ai trouvés, très choqués, de cette phrase du Journal de St Pétersbourg répétée par tous nos journaux aujourd’hui que nos armées sont rentrées sur notre territoire, le gouvernement autrichien libre de toute préoccupation se trouve sans doute en mesure de faire respecter, par les alliés du sultan, les principes d'indépendance de la Turquie et d’intégrité de l'Empire Ottoman posés par les conférences de Vienne. Ainsi disaient-ils, être entrés en Turquie à la demande du sultan et pour le défendre, ou malgré lui, et pour l’envahir, c’est la même chose, et les alliés doivent se retirer comme les ennemis. C’est trop. Je ne vous redis pas l’épithète ; mais vous n'avez pas d’idée du tort que ce ridicule raisonnement faisait, dans leur esprit, à votre Empereur et à sa politique.
Voilà Baraguey d'Hilliers maréchal. Il avait gagné ce bâton le jour où il a pris le commandement de l'armée de Paris à la place du général Changarnier destitué. Du reste c’est un bon et brave officier, qui a fait depuis longtemps ses preuves et qui a de l'action sur les troupes. L'Empereur a raison de récompenser largement et promptement ceux qui le servent bien.
J’ai bien envie de croire avec vous que d'autres que vous sont disposés à trouver qu’il y a, dans les propositions anglo-françaises, de quoi se parler. Quand on est décidé à se parler, on est près de s'entendre. Mais les journaux de Dresse et de Francfort me dérangent en disant que votre gouvernement n’est pas du tout dans cette disposition et que sa réponse négative va arriver.
Midi.
Pas de lettre aujourd’hui. C'est dommage. Je l’attendais. Adieu, Adieu. G.
151. Val Richer, Samedi 2 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voilà la Reine Christine hors de Madrid, et la tentative de sédition populaire a été facilement réprimée. Si Espartero et O’donnell veulent se servir de l’armée qui leur est revenue, ils auront sans peine raison de la révolution dans les rues. C’est dans les prochaines Cortés qu’elle sera puissante et redoutable, et que l’armée ne servira de rien pour la réprimer. Les théories radicales sont encore maîtresses des esprits en Espagne. Ce qui y reste d’esprit monarchique, et d’esprit militaire suffira t-il pour lutter ? Je suis frappé de Narvaez demandant ses passeports et s'en allant ; il faut qu’il croie, pas seulement qu’il y a beaucoup à risquer, mais qu’il n’y a, pour lui, rien à faire en restant.
J’ai passé hier une heure à lire attentivement tous ces rapports sur l'affaire de Bomarsund. La destruction complète des fortifications prouve qu’on n'a aucun projet d'hivernage dans la Baltique. Je ne comprends pas pourquoi on l’a si promptement proclamé En ce cas, le principal résultat de la prise d’Aland sera de prouver que les murs de granit ne résistent pas à nos boulets. Je crois que l'Empereur d’Autriche ne veut réellement pas, comme il l'a dit au Prince de Nassau, aller jusqu'à vous faire la guerre. Mais si la lutte se prolonge, il ne pourra pas en rester là. Pour être dispensé d'aller plus loin, il faut que la question s’arrange l'hiver prochain. Je serais un peu curieux de savoir quel effet font à Pétersbourg vos succès en Asie, et si votre Empereur et votre public les prennent comme une consolation de vos échecs en Europe. En France, personne n’y fait la moindre attention. On dit qu’en Angleterre on y regarde davantage, et qu’on prend contre vous du côté de l'Afghanistan, des précautions sérieuses.
Midi
Je crois à l'expédition de Crimée. Evidemment, on veut faire, on fait probablement, à cette heure une expédition, et je n'en vois de ce côté aucune autre qui puisse exiger les préparatifs qu’on fait depuis un mois. Adieu, Adieu. G.
125. Schlangenbad, Vendredi 1er septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai eu une mauvaise lettre de Constantin on connaissait le 20 août à Peterhof les conditions des alliés, et on déclare la paix impossible sur ces bases, ainsi guerre à outrance c’est le style de Constantin, je ne prends pas cela tout à fait à la lettre, cependant cela n’annonce pas de bonnes disposition. Nous avons remporté de vraies victoires en Asie, vous savez que cela me touche peu. On savait Bomarsound, on y attache peu de valeur, style de Constantin. Je suis très curieuse d’apprendre ce que vous allez faire en Crimée et si vous y allez.
J’ai vu les Shafterbury. Ils sont prés d’ici à Schlangenbad. Il dit qu’en Angleterre on souhaite la paix mais une bonne paix. La popularité de Lord Palmerston a un peu baissé. Il a trop promis & trop peu tenu comme ministre de l’Intérieur. Le ministère actuel tiendra aussi longtemps que durera la guerre. Une fois la paix faite il touchera ; mais alors il n’a pas intérêt à la faire ? J’espère que votre prochaine lettre m’annoncera la déroute de votre migraine. Nous avons eu quelques belles journées. Voilà le temps froid revenu. Ceci va devenir intenable bientôt. JE tiens encore tant qu’il y a un peu de société. Morny est inépuisable. Adieu. Adieu. J’ai vu aussi le frère de Duchâtel qui m’a beaucoup demandé de vos nouvelles. Adieu.
126. Schlangenbad, Dimanche 3 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Charles G. me mande ceci. " We are mating with anxiety for the news of the army aving landed in the Crima which was to have taken The place on the 20 th. accounts of the sidense in both armies have been frightful. I hear non that the french, troop (who have lost many thousand men are completely dismoralized and abhor the War, for which they never had any fancy. Nothing can be more deplorable than the state of things en Spain, but the last et account Look rather better ; queen Christina got away with a whole skin, and this appear to have mustered up courage to pact down [?] of the club & revolutionary journals, but Clarendon thinks Espartero with not last long. We have no treaty with Spain wich obliges us to interfere, and England & France are both agree not to burn their fingers by any wedding with Spain but to let them manage or miscarriage their own affairs as best they way. I hop the Emp. of the french will be so wise as to adhere to this policy, and you may be sure we shall, people here will never believe that Austria is taking part against Russia till a battle has been fought between the two armies. You do not care about America, but we are very ne at the conduit of that gt and live in dread of some event which may embroil us with them "
Cette dernière partie de la lettre a de l’importance. Il me parait certain que nous repoussons les quatre propositions. Je ne m’aviserai plus d'espérer, ni surtout de le dire. Je vois assez les Woronzow et toute la tribu, mais la soirée se passe toujours à 3 avec Morny. Les ministres Belges n'ont pas vu de bon œil la visite de leur roi à l’Empereur, ils trouvaient que c’était sortir du caractère de neutralité d’aller au milieu d'une armée destinée à combattre peut être une autre puissance. C'était un peu pédant cependant ils avaient raison rigoureuse ment. On a tourné la difficulté en choisissant Calais.
Le prince Albert sera à Boulogne le 6. Je crois vous l’avoir dit déjà. Greville me mande que le général l'Espinasse s’est tué. C'est faux puisque le voilà de retour à Paris, mais il est très vrai qu'on l’accuse d’avoir aventuré une partie de l’armée dans un pays pestiféré, et d’avoir sans profit aucun sacrifice la vie de quelques milliers d’hommes. Nos victoires en Asie sont bien attestées, c’est un rude coup pour les Turcs, et on dit qu'ils auraient bien envie de la paix, mais vous ne leur permettez plus de la faire.
4 heures
J'ai reçu une lettre de bon lieu que me dit que la troupe est assez mécontente de son inaction, & qu’elle va marcher avec répugnance C'est hier le 2 qui l’expédition devait partir. On ne sait pas du tout ce que nous avons là de troupes. On varie de 40 000 à 150 000. (Worosow pense toujours que c’est plutôt le premier chiffre) On est frappé de l'éloge que fait le bulletin russe de la bravoure des Turcs. On dit que ceux-ci ont bien mon de la paix. M. de Bruk. Le ministre d'Autriche à Const. tient à son gouvernement un langage, assez sinistre. Je vous redis la phrase sans me l’expliquer. Dans le courant d'octobre on s’attend à un armistice de fait, ou de droit. Je n’ai point de commentaires à ajouter, je ne sais rien de plus. Constantin m'écrira sans doute demain ou après demain, mais ce qu'il me mandait de Peterhof me prépare à du mauvais. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Circulation épistolaire, Correspondance, Diplomatie, France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Angleterre), Politique (Espagne), Politique (France), Politique (Russie), Politique (Turquie), Réseau social et politique, Salon
153. Val Richer, Lundi 4 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Les journaux, comme votre lettre m’apportent le refus de votre Empereur. Je m’y attendais, et j’ai beau m'attrister, je n’ai rien à dire. Les trois premières conditions étaient acceptables, discutables du moins mais la quatrième, l'abdication dans la mer noire, il faut y être absolument contraint. Vous y serez contraints ; les Alliés, sont plus forts que vous, et plus habiles. Ils seront aussi obstinés. Je ne crois pas à leurs divisions. L’Autriche sera tout-à-fait entrainée, et entrainera l'Allemagne. De ceux là, même sur qui vous comptez le plus, une immobilité qui se défendra soigneusement du moindre acte et du moindre air de bienveillance, c’est là tout ce que vous pouvez attendre. Je ne sais ce qui va arriver des plans d'expédition en Crimée, mais s'ils ne s'exécutent pas cette année ce sera pour l'an prochain. L’Angleterre détruira Sébastopol et si elle ne peut pas le détruire, elle fondera dans la Mer noire un Sébastopol anglais qui couvrira, contre vous, Constantinople et vous coupera la route de l’Asie. Si j'étais anglais, j’aimerais bien mieux cela que la destruction de votre Sébastopol à vous.
Je ne crois pas que l'Empereur Napoléon, se lasse bientôt de la guerre. Elle le sert plus qu’elle ne l’embarrasse. L’amitié anglaise lui vaut plus que ne lui coûte votre inimitié. Il la gardera à tout prix. Et s’il témoignait quelque ennui, s’il lui fallait quelque dédommagement, tenez pour certain que le cabinet anglais le lui laisserait prendre, ou il voudrait, le Prince Murat à Naples, Tunis, les Baléares, que sais-je ? L’Angleterre consentira à tout plutôt que de perdre l’appui de la France dans la lutte où elle est engagée contre vous.
Je trouve de bon goût votre destruction spontanée des forts de Hanigo à la barbe des vainqueurs de Bomarsund. Vous n'auriez pas sauvé les murailles vous épargnez la vie des hommes ; et surtout vous vous épargnez le spectacle d’une défense courte et assez faible soit faute de nombre, soit faute d'obstination. Je ne sais ce que valent vos victoires d’Asie ; mais en tout cas, vous donnez bien largement le St André, plus largement encore que l'Empereur Napoléon le bâton de Maréchal et le grand cordon de la légion d’honneur. Ce que vous ont dit les Shaftesbury de Lord Palmerston est d'accord avec ce qui m'en revient aussi d'Angleterre. Décidément il est vieux et devint-il premier ministre, ce qui n'est pas probable, ce ne serait pas un ministre de guerre bien énergique, ni bien puissant. Aberdeen continuera jusqu'au bout à faire la guerre par force.
Adieu jusqu'à demain, car je vous écris tard dans la matinée. Nous avons un temps de plus en plus beau depuis six semaines.
Mardi 5
Je n’ai rien aujourd’hui que la confirmation des mauvaises nouvelles d’hier. En voilà pour longtemps, car on est bien engagé de part et d'autre. Il faut de gros événements pour faire sortir les alliés de leurs exigences, ou vous de vos refus. Adieu, Adieu. G.
152. Val Richer, Dimanche 3 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si les feuilles d'Havas d’hier disent vrai, on a eu de Vienne la nouvelle officielle que l'expédition contre la Crimée était en cours d'exécution, et le Maréchal Arnaud a dû partir hier même, pour en prendre le commandement. Cette dernière assertion m'inspire du doute ; je sais qu’il y a eu entre Paris et Londres, assez d’embarras et presque de débats sur la question du commandement en chef des forces ; le maréchal St Arnaud y prétendait, et à cause du nombre de son armée et à cause de sa propre qualité. Les Anglais s’y sont positivement refusés. Peut-être seront-ils plus faciles pour une expédition spéciale et limitée où l’unité du commandement est à peu près, nécessaire. Nous verrons. Le oui ou non de l'expédition doit être décidé à l'heure qu’il est à si elle a lieu, nous en sauront bientôt le résultat.
Il paraît que le choléra s'en va tout à fait. J’ai lu avec plaisir, dans le Moniteur la lettre du gouverneur Turc de Gallipoli au commandant Français pour le remercier du courage, et du dévouement que tous les officiers médecins et employés de l’armée ont mis au service de tout le monde ; Turcs et Chrétiens, Montebello, doit être depuis hier à St Adresse. pauvres et riches. En France, on a très justement destitué les administrateurs de toute espèce et de tout grade qui ont quitté leur ville au moment du fléau. Et le nombre n'en a pas été grand.
Onze heures
La réaction d’ordre commencé à Madrid. Le départ de la Reine Christine, la réunion des capitalistes pour avoir de l'argent et la fermeture du club le plus fougueux sont de circonstances décisives, pour le moment. Au dehors, personne évidemment ne s'en mêlera et n'aura besoin de s'en mêler. On me dit qu'au milieu de tout ce bruit, l'Infante reste très populaire, et qu’on sait à ce ménage, beaucoup de gré de sa complète immobilité. J’ai des nouvelles de Claremont. La famille royale un moment réunie, le 26 Août dans la chapelle de Weybridge, s'est redispersée. aussitôt après. Ils reprendront tous leurs questions d’hiver à la fin de ce mois. La Reine est retournée à Torquay pour trois semaines, avec le Duc de Nemours et ses enfants. On me dit que l'hiver sera difficile à passer pour elle à Claremont ; sa déplaisance pour cette résidence augmente chaque jour, et on ne sait comment on pourra continuer de l’y faire vivre. Il m’écrit pour me demander quand je veux qu’il vienne me voir, et où il faut vous écrire maintenant. Je tâcherai de vous l'envoyer ; mais n'y comptez pas. Je n’entrevois rien dans mes journaux. Adieu donc et adieu.
154. Val Richer, Mercredi 6 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Tout ce que je vois dans les journaux m'indique que votre Empereur s'est tenu pour offensé des propositions. Je le comprends. Mais alors, comme il doit se trouver imprévoyant et mal au courant de l'Europe, et non seulement de l'Europe, mais de sa propre situation dans ses propres Etats ! A coup sûr, il se croyait en mesure de faire un bien autre déploiement de force et de puissance ; s’il avait prévu qu’en un an il ne parviendrait pas à mettre 300 000 hommes, en ligne, qu’il ne prendrait pas Silistrie et ne défendrait pas Bonard, et qu’il évacuerait les Principautés devant l’armée d’Omer Pacha et les notes de l’Autriche, il n'aurait certainement pas commencé. Il s'est trompé sur lui-même autant que sur les autres, et autant que les autres se trompaient sur lui. Le danger pour les autres à présent, c’est d'avoir trop de confiance dans leur découverte que vous n'êtes pas à beaucoup près, aussi forts qu’ils le croyaient ; ils vous croiront moins forts que vous n'êtes réellement, et ils exigeront de vous plus qu’ils ne pourront obtenir. Je m'effraye de penser à quelle extrémité il faudra qu’on vous réduise pour que vous accordiez ce qu’on vous demande. Si l'expédition de Crimée réussit, si on vous prend Sébastopol, on deviendra probablement encore plus exigeants, et vous plus récalcitrants. Je me tiens en garde contre le penchant des simples spectateurs à une sévérité facile ; mais en vérité je ne crois pas qu’il y ait jamais plus d'imprévoyance et de légèreté, ni une plus énorme question ainsi engagée, sans nécessité réelle et uniquement de faute en faute. J'en reviens à ma conjecture. C’est Dieu qui veut que l'Europe change Je suis frappé de cette phrase : " Le Maréchal St Arnaud va tenir à Constantinople ou à Varna, un conseil de guerre pour délibérer sur la question de savoir si l'état sanitaire de l’armée permet l'expédition de Crimée. " Cela me semble indiquer qu’elle n'aura pas lieu.
En attendant, on prépare à Boulogne. une nouvelle armée qui puisse partir quand on voudra pour se trouver en ligne, le printemps prochain. C'est le sens du camp. C’est à Boulogne que le maréchal Soult forma l’armée que l'Empereur Napoléon prit là, pour aller gagner la bataille d’Austerlitz, L’intimité est grande entre la maison Bonaparte et la maison de Cobourg. Le Roi Léopold ne va pas à Boulogne, un peu faute d'envie, un peu pour que le Prince Albert y puisse être premier personnage. Qu'y fera-t-on du Roi de Portugal ?
Midi
Merci de votre N°126, long et intéressant. L'expédition de Crimée paraît bien certaine. Adieu et Adieu. G.
127. Schlangenbad, Mardi 5 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il me parait clair que nous n’avons pas accepté, mais le refus est-il absolu, ou bien voulons-nous seulement traîner ? J’attends. Voilà ce que j’ignore.
Toujours une lettre de Constantin. Les nouvelles de Paris et de Londres sont bien tristes sur les pertes que le choléra a fait éprouver avec armes. Ceux qui n'en sont pas morts sont fort démoralisés, et l'on est mécontent du chef. Il est mort 3000 h. de la seule division de Canrobert. En tout, on estime la perte dans les deux armées alliées à 15 m.
Le gl l'Espinasse est venu excuser expliquer les mouvements ou plutôt l’inaction. On dit de lui qu'il est fou. Grande incertitude si l’expédition se fera ou non. Cela dépend des amiraux. C’est vraiment bien triste de penser à tant de victimes de cette malheureuse guerre. Les Woronsow partent demain. Les derniers jours ont été très tendres. Ils auraient pu l’être plutôt. Je trouve qu'on ne m'apprécie pas assez, quand on commence, & lorsque cela arrive c’est trop. Je les regretterai ; pas beaucoup. Je ne m'ennuie pas énormement. Il me semble que je partirai le 12. Mais je n'en suis pas sûre encore. Vos saurez cela à temps. Adieu. Adieu.
128. Schlangenbad, Jeudi 7 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
C. Gr. me dit que l’armée française est tout-à-fait. démoralisée, et diminuée d'un cinquième c’est ce que mande Cowley sur les rapports de St Arnaud. Cependant il voulait faire l’expédition ; mais l’étonnement est grand de ne point parvenir à connaître l’état de nos forces, il ne se rencontre pas un traitre. On dit 150 m.
Cela parait très exagéré, je vous ai dit que Woronzow n’estime pas que nous en Crimée puissions avoir plus de 50 m au surplus. Il ne se disait pas informé. Notre refus des propositions appuyées par l'Autriche laisse celle-ci sans prétexte de procrastinations, cependant on ne croit pas qu’elle nous déclare la guerre, mais on pense qu’elle avancera lente ment à mesure que nous reculerons jusqu’à notre frontière. Elle occupera paisiblement les principautés et se croisera les bras.
La paix paraît plus éloignée que jamais.
Tout cela est un curieux spectacle. Si la guerre a été peu glorieuse pour nous jusqu'ici, elle n'a pas beaucoup réhaussé les puissances alliées. Il semble qu'on soit respectivement frappé d'impuissance, à moins que la Crimée n'en fasse, exception, ceci aura été une pauvre campagne. La durée nous est plus favorable qu’à vous. Nous sommes au centre de nos ressources. Vous êtes éloignés des vôtres. Ce que vous n’avez pas pu attaquer cette année-ci vous le pourrez bien moins l’année prochaine car nous aurons employé le répit à nous renforcer. Vraiment de part & d’autre ce qu'il y a de mieux à faire c’est de s’arranger. Comment faire passer ces vérités dans les têtes qui gouvernement, ou dans plutôt celles que ne gouvernent pas les Anglais. Les Cabarets et les journalistes là. Le journal de Francfort dit que la Reine Christine est atteinte d'aliénation cérébrale. La princesse [Crasalcoviz] vient d’arriver ici. Folle aussi. Elle ne veut pas voir Morny, en ce cas elle ne viendra pas me voir car il y est sans cesse. Demain je vous manderai le jour de mon départ. Adieu. Adieu.
129. Schlangenbad, Vendredi 8 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je quitte ceci Mardi le 12. Ce n’est qu’à Cologne que j’apprendrai si je vais droit à Bruxelles ou Ostende. C’est selon où se trouve Hélène. Adressez vos lettres à Bruxelles. Voilà qui nous rapproche. C’est de la pure imagination mais il me semble que je vais vous voir. Il fait déjà très froid ici. La Princesse Crasalcoviz y reste jusqu'à mon départ. Morny partira avant moi et puis il ne restera plus personne.
Regardez un peu vers les Etats-Unis. Il me semble qu'il se prépare là des choses qui peuvent donner une tournure nouvelle aux affaires de ce côté-ci. Les journaux sont assez intéressants. Le journal. de Francfort a des correspondances curieuses et très officielles. Il est au service, de plus d’un gouvernement Adieu. Adieu.
Tout ce que vous dites de là . situation est parfaitement la vérité. Chez nous on ne l'écoute pas, on n'écoute plus que l'orgueil. On a peut être raison.
155. Val Richer, Vendredi 8 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Nous sommes en suspens, attendant des nouvelles de l'expédition de Crimée. Il est arrivé hier, dans ma maison, une lettre d’un petit soldat du 21e de ligne de Varna, du 20 août. Ils s'attendent tous les matins à être embarqués, mais on ne leur dit pas du tout où ils vont. La lettre est gaie et entrain ; point de découragement ni de peur du choléra. Il en parle en passant, et comme du passé.
Tout ce qui vient des Principautés, indique que les Turcs vont tâcher de passer le Pruth et de vous poursuivre en Bessarabie. Il y aura certainement là aussi quelque mouvent Anglo-Français. On continuera de vous obliger à disséminer vos moyens de défense. La proclamation de l'Empereur au camp de Boulogne donne à croire qu’une partie de ces troupes-là ne tarderont pas à entrer aussi en campagne et comme il sera trop tard pour la Baltique, elles iront sans doute renforcer l’armée d'Orient qui prendra, où elle est ses quartiers d’hiver, si rien n'est fini cet hiver, comme j'en ai bien peur.
Je ne trouve pas heureux le mot de l'Empereur Napoléon au Roi des Belges : " Je suis quelque peu en cérémonie avec vous ", ni la réponse du Roi : " Je suis heureux d'avoir l'occasion de faire avec vous bonne connaissance de part et d'autre, le sentiment qui perce dans les paroles est très naturel ; mais l'expression en aurait pu être mieux tournée. Du reste le rigorisme des ministres Belges me semble excessif ; on ne viole pas la neutralité en faisant une visite à un voisin qui vient sur votre frontière. Je suppose que M. de Brouckère a déjà repris sa démission. Jusqu'ici ma première impression sur les événements d’Espagne se vérifient assez ils s’apaisent plus qu’ils ne s'enveniment. L’armée a fait la révolution, mais elle n’est pas du tout révolutionnaire. Nous n'avons pas assez peur des révolutions avant, et trop peur pendant.
Il serait bizarre que la Reine Christine devint folle en se sauvant. Je ne l'aurais jamais crue destinée à cet accident-là. Elle a l’esprit ferme et froid. Elle aura eu grand peur pour son mari, pour ses enfants, et pour son argent. Greville a raison ; s’il arrivait quelque chose entre l'Angleterre et les Etats-Unis, ce serait grave. Mais je n'y crois pas. Je ne vois pas d’où viendrait la querelle. Des incidents comme celui de Grey Town n’y suffisant pas malgré l'orgueil Anglais et la brutalité américaine, ils s’arrangeront toujours. Au-dessus des passions et des vices, des deux pays, le bon sens surnage. Reste Cuba. Les Anglais ne feront pas la guerre pour Cuba, malgré leur déplaisir.
Midi.
Si vous partez le 12, je ne vous écrirai plus qu'une fois à Schlangenbad. Les correspondances des journaux sur le choléra en Orient sont encore plus tristes que votre lettre. Lisez dans les Débats d'aujourd’hui vendredi, à l'article littéraire Variété, une petite pièce de vers qui commence ainsi : Ainsi passez, passez Monarques débonnaires, doux pasteurs de l'humanité ! C'est vrai. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Diplomatie, Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Angleterre), Politique (Belgique), Politique (Espagne), Politique (Etats-Unis), Politique (France), Politique (Turquie)
130. Schlangenbad, Dimanche 10 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je suis profondément triste. Le langage s'envenime, et voilà Sébastopol qui sera une bien sérieuse affaire de quelque façon qu’elle tourne personne ne voudra avaler un revers.
Que vais-je devenir au milieu de violences que je prévois ?
Je pars demain pour Biberich où je couche. Mardi à Cologne. Mercredi à Bruxelles. Là je déciderai si j’irai encore trouver Hélène à Ostende. Je pense que oui mais vous adresserez toujours à Bruxelles. J’ai vu la duchesse de Nassau chez elle et chez moi. Le duc aussi. Celui-ci très russe. Il a vu l’Empereur d’Autriche dernièrement qui lui a semblé bien pacifique. Il affirme que l’armée autrichienne toute entière voit la guerre avec la Russie avec la plus grande répugnance. L'armée les grands, tout le monde est pour nous. Bach & Bual, contre. Il est bien douteux que l’Empereur se décide à se battre contre nous. Les journaux allemands surs paraissent donner raison à cette opinion là.
Morny part demain aussi. Il retourne à Paris par Strasbourg. Schlangenbad est fini, il n’y reste plus un chat que Crasalcoviz qui ressemble bien plus à un tigre. Adieu. Adieu.
131. Biberich, Mardi 12 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Un mot d'ici où je suis venu coucher hier soir. J'y trouve les Shaftesburg. Nous nous embarquons ensemble. Si Constantin n’est pas à Cologne, ou s'il n'y reste que ce soir je continuerai ma route avec eux jusqu'à Bruxelles. Quel moment. Ce Sébastopol ! Vous voyez que l’Autriche est bien décidée à la neutralité. Je vous ai toujours dit que Je doutais qu’elle put jamais nous faire la guerre. La Suède aussi se tient en prudence. J’apprendrai des nouvelles à Bruxelles. Adieu. Adieu & Adieu.
157. Val RIcher, Dimanche 10 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis, et de tout temps de votre avis, c’est une mauvaise affaire pour tout le monde, entreprise, sans nécessité pour personne, et qui en se prolongeant rendra, à tout le monde, des embarras de plus en plus graves, sans amener, au profit de personne, aucune grande et satisfaisante solution. Voilà certes, pour tout le monde toutes les raisons possibles de s’arranger. Mais je doute que, ni de l’une, ni de l'autre part, on ait assez de prévoyance, et de résolution pour prendre bientôt son parti. On ne se soumettra qu'à l'expérience accomplie dans toute la rudesse de ses leçons.
Je crois aussi que le temps est pour vous. Parce que vous êtes chez vous, comme vous dites, et par d'autres raisons encore. Mais ne vous faites pas d'illusion ; si les efforts de cette année n'aboutissent à rien, et si on ne s’arrange pas cet hiver, on fera l’année prochaine des efforts doubles, triples ce qu’il faudra pour compenser vos nouveaux préparatifs. Londres est essentiellement persévérant ; Paris ne se séparera pas de Londres et ni à Paris, ni à Londres, l'argent et les hommes ne manqueront. La proclamation du Maréchal St Arnaud n’a point l’air d’un général démoralisé à une armée démoralisée. C'est donc le Maréchal, qui commande en chef l'expédition, et Lord Raglan reste à la tête des troupes qui n’y vont pas. Probablement à l'heure qu’il est le canon gronde, autour de Sébastopol. Il est évident que vos victoires en Asie sont réelles, et que les Turcs s’y sont mal battus. C'est ce qui arrivera partout où ils ne seront pas sous les yeux des Européens, et mêler de beaucoup d’officiers Européens.
Savez-vous que le Duc de Noailles a été assez gravement malade d’une inflammation d'estomac avec toute sa famille ? Il a quitté Maintenon que le choléra ravageait, et ils sont allés chercher un abri au Marais, chez Mad. de la Ferté. Ils reviendront à Maintenon dés que le ravage aura cessé. Ils y sont peut-être revenus ces jours-ci, car le choléra est en grand déclin, partout.
Rainulphe d'Osmond, le neveu manchot de Mad. de Boigne, épouse, Mlle. de Maleyssie. C'est un mariage d'inclination née sur la plage de Trouville.
Onze heures
e vous adresse donc cette lettre à Bruxelles, poste restante. Moi aussi, je vous aime mieux là et je vous crois plus près. C'est plus près en effet et plus facile. Adieu, Adieu. Il n’y a certes, sujet à orgueil pour personne.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Conditions matérielles de la correspondance, Femme (mariage), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Mariage, Politique (Angleterre), Politique (France), Politique (Russie), Politique (Turquie), Relation François-Dorothée (Politique), Réseau social et politique
158. Val Richer, Mercredi 13 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voilà la première fois depuis un mois, que je me lève, sans le soleil. Je voudrais qu’il vous accompagnât à Ostende et à Bruxelles. Je jouis du beau temps autant pour vous que pour moi. La séparation n'ôte rien aux petites préoccupations de l'affection. Il me paraît qu’on a beaucoup d'humeur à Paris des dernières résolutions de l’Autriche. On comptait sur une alliance active, et on l’avait beaucoup dit. Tellement que presque tout le corps diplomatique y croyait. Confiance un peu puérile. L’Autriche a fait et fera tout ce qu’elle pourra pour vous diminuer, sauf de vous combattre. Elle appuiera les tendances de la politique des Alliés sans s'associer aux actes de leur guerre. Ce qu’elle ferait si elle était poussée dans ses derniers retranchements, si on lui faisait craindre sérieusement le soulèvement de l'Italie, je ne le sais pas ; mais elle n’en est pas là. Tant que la Révolution ne sera pas sur ses épaules, elle gardera son attitude de médiateur expectant. Elle en profitera pour gagner du terrain sur vous pendant la guerre, et vous en profiterez un jour, et l'Europe entière en profitera pour le rétablissement de la paix.
Je ne crois pas plus à une désunion sérieuse entre l’Autriche et la Prusse qu'à la guerre de l’Autriche contre vous. Le bruit a couru un moment à Paris que par suite des dernières résolutions de son Empereur, le comte de Bual se retirait. Le bruit a été démenti.
Tout le monde attend très impatiemment des nouvelles de l'expédition de Crimée. Le retour du Général Espinasse et ce qu’on dit de ce qu’il dit me déplaît. Je crains que l'imprévoyance, et la présomption ne soient pas d’un seul côté. C’est un sentiment très pénible que de n'avoir pas confiance dans la capacité du gouvernement de son pays.
Je crois que la visite du Roi Léopold n'aura pas été inutile à l'Empereur Napoléon. Il lui aura dit beaucoup de choses que celui-ci ne savait pas, et qui doivent le conduire à penser qu'autant au moins que personne, il a besoin de la paix.
Les nouvelles d’Espagne sont bonnes et mauvaises. Bonne en ce sens qu'à Madrid la réaction d’ordre a repris le dessus, et que, grâce au général O'donnel et à ses troupes, le gouvernement est le maître. Mauvaises dans la plupart des Provinces où l’anarchie est complète. C'est l'état normal de l’Espagne, et il peut durer longtemps, car il dure depuis longtemps.
La Reine Christine n’est point folle. Elle a au contraire, presque seule dans sa maison, conservé la sérénité de sa tête, et dans sa route, elle a parlé politique à ceux qu’elle rencontrait officiers ou Alcades, leur donnant à tous de bons conseils.
Midi
Adieu, adieu. Vous arrivez aujourd’hui à Bruxelles.
159. Val Richer, Jeudi 14 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
On attend à Brest et à Cherbourg l’amiral Parseval et sa flotte. Dans l'opinion de nos marins, sur Charles Napier ne sort pas bien de cette campagne. On l'a trouvé bien timide et ne se préoccupant que d’éviter la responsabilité. On dit aussi que pour prendre Bomarsund, l'envoi d’un futur Maréchal, et de 10 000 hommes de troupes n'était pas nécessaire, et que l’amiral Parseval l’avait dit d'avance, offrant de prendre l'île et le fort avec les seuls marins et les canons de ses vaisseaux. Quand Baraguey d’Hilliers est arrivé là, il paraît qu’il a un peu négligé Parseval et qu’il est allé voir Napier et s'entendre avec lui sur l'opération, sans faire en même temps visite à l’amiral Français. Parseval qui est fier, froid et très gentleman, a trouvé cela mauvais, et est allé sur le champ se plaindre à Baraguey d’Hilliers du procédé, ajoutant que, si on ne lui faisait pas la place et la part auxquelles, il avait droit, il attaquerait, lui seul Bonarsund dans deux heures, et qu'avant la fin du jour il serait maître de la place. Tout s'est raccommodé. Voilà les bruits de nos ports. On dit aussi qu’au moment du départ de nos troupes pour la Baltique, quand Baraguey d’Hilliers a vu qu’on lui donnait pour chef du Génie, le général Nielle, officier très distingué et considérable dans son armée, il a craint de voir se renouveler à ses dépens, l’histoire du Général Oudinot et du général, aujourd’hui Maréchal Vaillant, au siège de Rome. Il s'en est expliqué nettement et est parti rassuré.
En Orient, le général Canrobert est très populaire dans l’armée. En apprenant le mauvais état de sa division mal engagée par le général Espinasse dans la Dobrutscha, il s’y est rendu sur le champ et a pris, ses mesures pour ramener la division malades et valides avec une promptitude, une intelligence, et une vigueur dont les troupes lui ont su beaucoup de gré.
Montebello m'est arrivé hier. Son fils lui revient ces jours-ci de la Baltique. Il est très impatient de le voir arriver. Il y a un peu de choléra sur son vaisseau, qui est celui de l’amiral, l'Inflexible. Ils ont perdu six hommes en deux jours. Son second fils va entrer à St Cyr. Il dit qu’il ira vous voir à Bruxelles. Il ne m’a apporté aucune nouvelle, des détails sur les succès de l'Impératrice à la cour et dans sa maison ; on la trouve bonne, généreuse attentive, spirituelle. Montebello dit que sa belle-sœur est tout-à-fait sous le charme. Pas la moindre disposition de l'Empereur à se mêler des affaires d’Espagne. L'Impératrice l'en détournerait au lieu de l’y pousser. Il ira la chercher à Bordeaux, et la ramènera au camp de Boulogne.
Onze heures
Le Morning Chronicle a bien raison de démentir, les toast attribués à l'Empereur et au Prince Albert. J’avais peine à y croire. Adieu, Adieu. G.
132. Bruxelles, Jeudi 14 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Enfin me revoilà près de Paris C’est le seul sentiment joyeux qui accompagne ma rentrée de Bruxelles. J’ai fait tout le voyage avec les Shaftesburg et le Marquis d'Areglis. Tous charmants. Je trouve ici Mad. Kalergis, très curieuse à écouter, d’autant plus que mon rendez-vous à Cologne avec mon neveu a marqué au moment de partir il reçoit la nouvelle que le roi de Prusse revient le 11 à Berlin de Pulbus. Impossible de s'absenter. Le roi est malade d'une tumeur à la jambe, causée par une chute, et il revient pour le soigner. Je n’ai encore vu personne de ce pays-ci, mais je trouve les journaux. Evidement l'Empereur ira en Angleterre, ce sera au retour du voyage de La Reine en Ecosse. Il sera reçu là avec enthousiasme. J'ai recueilli ces derniers jours bien des renseignements curieux. Par exemple le prince Albert déteste, mon Empereur. Dépit personnel. C'est étonnant que depuis mon empereur a blessé.
Kalergis raconte beaucoup de choses. Des résolutions soudaines violentes, des défaillances. Un grand décousu. Dirigeant tout jusqu’au moindre détail les opérations qui s’excitent au loin. Pas d’idée de fléchir. Jamais nous ne consentirons à la destruction des traités anciens. La seule chose à concéder serait la liberté de la mer noire. Rien au delà.
L’Empereur très triste, très sérieux. Nesselrode obligé d'obéir, pas très découragé. Orloff n’ayant fait et dit que des bêtises à Vienne. Confiance que l’Allemagne unie empêchera la guerre générale.
D’un autre côté j’entends dire que la conduite de l’Autriche la rendra inévitable, & que vous ne serez pas fâchés de la porter sur le Rhin. Enfin, le présente est détestable et l’avenir est pire.
Je vais me reposer si je puis aux milieu de l’agitation d’esprit où je vis. Que sera Sébastopol ? Le Moniteur a bien fait de tempérer. Le langage de St Arnaud. Le public doit être autrement traité que le soldat. Je regrette que votre Empereur dise des choses dures au mien. Adieu. Adieu.
P.S. Je me reprends. Les journaux demandes les discours.
Mots-clés : Diplomatie, Femme (diplomatie), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Allemagne), Politique (Angleterre), Politique (Prusse), Politique (Russie), Réseau social et politique, Salon, Victoria (1819-1901 ; reine de Grande-Bretagne), Voyage
133. Bruxelles, Samedi 16 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Hélène me quitte dans quelques jours pour s’en retourner en Russie. Mon fils l’accompagne. Van Praet va faire un voyage en Suisse et en Italie. Brokhausen est absent en congé. Creptovitch va partir pour un mois pour la chasse. Voyez l'isolement où je reste ? Jamais je n’ai été si découragée et si triste. Vraiment il ne vaut pas la peine de vivre dans ces conditions.
Mon logement provisoire est un tombeau, et il n'y a pas un coin dans aucune auberge. Je cherche une maison. On ne les loue que pour l’année. Je n'en veux pas, mon imagination répugne à un pareil engagement. Plaignez-moi beaucoup. Je suis bien à plaindre. Je ne connais ici personne. Cerini pour toute ressource. Et La mauvaise saison qui s'avance.
Le roi Léopold est revenu bien content de son entrevue avec votre Empereur. Elle a été utile pour tout le monde. Il a reçu une impression très favorable. de la manière tranquille et digne de l’Empereur. Il lui a trouvé beaucoup d’esprit, aucune passion dans l’affaire du moment, le désir de la paix. Beaucoup de franchise et de simplicité dans son langage. Enfin il a été parfaitement satisfait de cette entrevue et frappé de la personne.
2 heures.
Quelle fête 4 lettres à la fois ! Je m’inquiétais, je ne savais comment expliquer le silence. La poste était prévenue les journaux venaient. Mais point de lettre. J'envoie Galloni, et les voilà jusqu'au 159 inclus. Merci, merci, et Merci. A présent nous rentrons dans l'ordre. Adressez vos lettres à Bellevue. C'est là que je suis provisoirement. Le temps est encore beau que je regrette l’air vif des montagnes. Adieu. Adieu.
160. Val Richer, Vendredi 15 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si nous étions ensemble, nous ne parlerions que de l'expédition de Sébastopol. Nous ferions des conjectures, et nous attendrions. Il n’y a pas moyen de parler d'autre chose en s'écrivant, ni de s'écrire toutes les conjectures. Quel que soit le résultat, je le tiens, comme vous, pour triste en ce sens qu’il éloignera la paix. Personne n'acceptera un grand revers.
Les journaux disent que Lord Raglan s'est embarqué aussi. La question du commandement a donc été résolue selon le désir du Maréchal St Arnaud.
Je trouve le ton de votre dernière réponse aux communications de l’Autriche très convenable, modéré et triste. Pour les spectateurs les plus indifférents, tout l’aspect, de cette guerre est triste. Vous brûlez vos villes, ou bien en vous les brûle. Vous vous en allez des lieux qu’on vous prend et ceux qui vous les prennent n’y peuvent pas, rester et s'en vont aussi. Et succès ou revers rien n'avance à rien. Il y a, sous tout cela, un grand fonds d'absurdité et d'impossibilité.
Ce ne serait explicable que dans l'hypothèse d’une guerre à mort, comme celle de l'Europe en 1814 avec l'Empereur Napoléon. Mais l'hypothèse n’est pas admissible.
Samedi 10 heures
Votre lettre de Bruxelles m’arrive de bonne heure. Moi aussi, cela me plaît de vous savoir, j’ai presque dit de vous avoir plus près. Mais l'avenir ne me paraît pas meilleur qu'à vous. Vous levez de nouveau des soldats ; nous aussi. Si l'attaque sur Sébastopol ne décide rien, l’année prochaine sera terrible.
La liberté de la mer noire, toute seule ne signifie rien. Seulement une facilité pour la création d’un Sébastopol Anglais. C'est à mon sens, la pire chance pour vous.
Où êtes-vous logée à Bruxelles ? Bellevue, l’Europe, où enfin ? A part l’intérêt de l'adresse je tiens à le savoir. Je voudrais avoir vu le lieu où vous êtes. Adieu, Adieu. G.
Est-il vrai comme je le vois dans Galignani, que Kisseleff est revenu à Bruxelles ?
161. Val Richer, Dimanche 17 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Pourquoi Mad. Kalergi revient-elle à Bruxelles. Paris, cela se comprend ; on y vient pour son plaisir. Mais Bruxelles, il y faut la nécessité, ou des affaires. Quelles sont ses affaires ? Ce séjour là sera suspect. Pour votre repos, dans le lieu le plus rapproché de Paris, je ne voudrais pas qu’il s'y reformat une coterie Russe apparente et bruyante, c’est-à-dire dont on fit du bruit. Je ne crois pas que cela servit à rien pour la paix, et je ne suppose pas que votre Empereur compte sur les informations ou sur l'influence de Mad. Kalergis. De Bruxelles, personne n'influe sur Paris, et le Roi Léopold seul peut avoir quelque chance d'influer sur Londres.
Ce que vous me dites de l'état d’esprit de votre Empereur doit être vrai. Sa situation est difficile et mauvaise. La défensive va mal au pouvoir absolu, et à l'orgueil. Certainement il n’a pas l'art de plaire et de se faire des amis. Vos deux derniers souverains Catherine et Alexandre l'avaient et s'en sont très efficacement servis. Quand on est un peu venu nouveau, dans une grande et vieille société comme l'Europe, il faut être très fort ou très aimable, et les deux ensemble encore mieux.
Vous aurez surement remarqué l’article de St Marc Girardin dans les Débats d’hier, sur la nouvelle brochure de M. de Figuemont. Les esprits sont en travail partout en Europe pour se faire, à votre égard, des idées, des systèmes qui vous rejettent d'Europe en Asie. Votre Empereur, prenant le contrepied de ses prédécesseurs, a voulu être plus Russe qu'Européen. Il y a réussi, et l'Europe est en train de le pousser dans la même voie.
On me dit qu’à Paris le public est très vivement préoccupé de Sébastopol. La préoccupation est toujours mêlée de quelque inquiétude. En province, on n’y pense guère. On y penserait beaucoup si l'expédition ne réussissait pas. La tranquillité est profonde et la sécurité très courte. Mais on s'attend au succès.
Les articles du Times et ceux d'Havas indiquent qu'à Londres et à Paris, on ne veut pas prendre trop d'humeur de l’inertie actuelle de l’Autriche. On explique, on montre quels services, son attitude a déjà rendus ; on espère mieux si le mieux devient nécessaire. J’ai cru longtemps qu’on ne pourrait pas faire la guerre, une vraie guerre, sans qu’elle devint générale. Ce qui se passe depuis un an m'en fait douter un peu. C'est le mérite de l'Empereur Napoléon d'avoir trompé, jusqu'ici, les espérances des révolutionnaires. S'il se laissait aller à la guerre générale, il perdrait nécessairement ce mérite, car la guerre générale, c’est la guerre révolutionnaire. Maintenant l’Autriche a cette grande force qu’on ne peut pas lui faire la guerre sans se jeter dans la révolution.
Montebello m'a quitté, excellent homme. Il dit toujours qu’il ira vous voir à Bruxelles. Il a sa femme malade, et comme il dit, toutes les infortunes du père de famille qui a des enfants de tous les âges, une fille à marier, un fils dans la Baltique, un autre à examiner pour l'école de St. Cyr, deux au collège, et un qui sort de nourrice. Il est absorbé.
Adieu. Adieu. G.
162. Val Richer, Lundi 18 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne comprends pas comment ces quatre lettres ne vous sont arrivées qu'à la fois. Vous ne les aviez donc pas fait demander à la poste même, où je les avais adressées poste restante, ne sachant pas votre adresse à Bruxelles. Enfin, cela n’arrivera plus ; vous avez une adresse Je suis très contrarié de tous ces absents. Je m'était promis que vous trouveriez à Bruxelles une espèce de petit homme provisoire, en attendant le vrai. Est-ce que Van Praet est malade qu’il retourne en Italie ?
Il faut qu’on trouve à vous loger à Bellevue. Prendre une maison à Bruxelles, c’est trop fort. Quels sont donc les étrangers qui remplissent tous les hôtels ? N'aurez- vous pas au moins, parmi eux, passé les premiers moments, quelques ressources de société ? Au moins faut-il qu’ils vous amusent un peu s'ils vous délogent. Voilà le général Espinasse défendu par le Moniteur et retournant en Orient. Vous souvenez-vous que c’est lui qui a fermé, l'Assemblée législative le 2 Décembre ? L’Assemblée législative me rappelle Montalembert. Il était à Bruxelles, il n’y a pas longtemps à ce que m’a dit quelqu’un qui en venait, et qui y avait dîné avec Mérode. Ce serait là deux ressources.
Mardi
Lisez l’un à côté de l'autre, si vous ne l'avez déjà fait, les derniers articles du Times sur le Prince Albert au camp de Boulogne et l'article du Moniteur de Dimanche. C'est à qui mieux mieux. Il faut que, pour les deux pays, cette alliance soit bien, aujourd’hui, dans la nécessité des choses pour qu’elle surmonte ainsi, tous les souvenirs, toutes les répugnances du passé, et survive à toutes les révolutions. Votre Empereur est dans une politique de routine. La France et l’Angleterre, en sont sorties.
Il me paraît que vous aurez affaire aux Turcs en Bessarabie, en même temps qu'aux Français et aux Anglais en Crimée. Les mouvements d’Omer Pacha indiquent une campagne dans la Dobroudja et au delà du Pruth. Je suis frappé aussi de l'envoi de tous les réfugiés Polonais, Hongrois, Italiens, qui servaient sous Omer Pacha, à l’armée Turque d’Asie. On se prépare de tous côtés pour cet automne et pour le printemps prochain, à une générale et rude campagne.
Autre campagne, moins bruyante. Voilà une vacance nouvelle à l'Académie Française. Il y en a deux à l'Académie des Inscriptions, et Fortoul sera nommé cette fois. A l'Académie Française, nos trois réceptions se feront en Janvier. J’ai reçu hier une lettre de l'évêque d'Orléans qui est pressé. Berryer est prêt. Salvandy prépare ses trois discours. On annonce un hiver littérairement assez animé. Les souvenirs des Cent-jours de Villemain s'impriment, et paraîtront en novembre. Albert de Broglie publiera les deux premiers volumes d’une Histoire du Christianisme au 4e siècle, quand il (le Christianisme) est monté sur le trône avec Constantin.
Onze heures
Comme de raison, les journaux ne m’apportent rien, et je n'ai à vous dire qu'adieu et adieu. G.
Mots-clés : Académie (élections), Académie des inscriptions et belles-lettres, Académie française, Affaire d'Orient, Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Diplomatie, Diplomatie (France-Angleterre), Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), histoire, Littérature, Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (France), Politique (Russie), Politique (Turquie), Réseau académique, Réseau social et politique, Salon
134. Bruxelles, Lundi 18 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas de lettre hier. J’attendrai aujourd’hui. Je n'ai rien d’autres part non plus, & personne ici ne sait un mot de nouvelles. Le monde entier regarde Sébastopol et attend ce qui sortira de là. Je crois que nous ne sommes pas assez forts en Crimée.
Vous avez une grande supériorité de nombre. Ce sont donc les accidents sur lesquels nous avons à compter en notre faveur. Ce qui me frappe c’est la crainte qui excite en France & en Angleterre sur l’issue de cette expédition. Les plus sensés la trouvent extravagante. J’ai peur qu’elle ne le soit pas. Nous ne pourrons savoir des nouvelles que dans quelques jours d'ici. Quel moment curieux. Le roi Léopold part ce matin pour aller visiter sa villa sur le lac de Come. C’est agréable de pouvoir se donner ce loisir au temps qui court. Il reviendra à la mi octobre pour les chambres. Ses ministres ont retiré leur démission. Hélène et Paul me quittent à la fin de la semaine ; quelle perte !
Dans ce moment une lettre de Constantin. Je n’y trouve pas de gasconade sur Sébastopol. Bien mauvais signe pour nous. Evidemment nous n'y sommes pas forts. Le dernier mot est : « Si Sébastopol est, détruit, l’Empereur ne peut plus faire la paix de sitôt. » Toute sa lettre est triste. Voici la vôtre aussi qui n’est pas plus gaie mais plus agréable dans tous les sens. que vous voudrez donner à ce mot. Pauvre Constantin ! Je vous ai dit que je suis à Bellevue, mais ni chez Kisseleff ni chez moi. A propos il est ici, il est tout de suite venu, empressé et embarrassé. Je le mets à son aise, c’est fini, il sentira son tort longtemps cela me suffit.
Barrot est très empressé aussi, les autres diplomates sont absents. Bruxelles est un désert. Molé a été si malade. qu'il lui a fallu se transporter à Paris pour rester sous la main d'Andral. Aucun de ses enfants ni de ses amis, tout seul. Une lettre triste et bonne. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Armée, Circulation épistolaire, Conditions matérielles de la correspondance, Correspondance, Diplomatie, Diplomatie (Russie), Enfants (Benckendorff), Femme (diplomatie), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Belgique), Réseau social et politique, Salon, Tristesse
163. Val Richer, Mardi 19 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si j’avais été à Paris l'article des Débats sur M. de Meyendorff, serait autre. Je ne sais d’où ils ont reçu des renseignements ; mais outre les inexactitudes, l'article n’est pas utile, et il aurait pu l'être. Si quelque chose peut être utile dans une situation si avancée et avec votre Empereur. Du reste j’ai appris depuis longtemps que lorsqu’on veut être utile, il ne faut pas se trop inquiéter de savoir quand et comment on le sera, ni si on le sera certainement ; il faut dire, ou faire sans hésiter, ce qui a chance d'être utile et s'en remettre du sort de cette chance à ce que les incrédules appellent, les événements et les Chrétiens la providence de Dieu. " La providence de Dieu ne souffre pas qu’on l'enchaine ; elle veut que le succès demeure entre ses mains. Je trouve cette belle phrase dans un discours inconnu d’un galant homme inconnu, membre du Long Parlement dans la révolution d’Angleterre. Il s’appelait Sir Henry Rudyard.
Nos journaux évaluent aujourd’hui vos forces en Crimée, l’armée de rase campagne, à 35 000 hommes seulement ! Si vous cachez bien là votre jeu, vous avez raison ; mais si loin de le cacher vous n'exagérez, comme vous avez fait ailleurs, c’est de là bien mauvaise politique aujourd’hui. Dans l'état actuel des sociétés et des affaires, les grands gouvernements ont plus d’intérêt à être crus en général qu’ils n'en peuvent avoir à mentir tel jour en particulier.
Les arrivants de Paris, y compris Montebello parlent très mal du nouvel arrangement de la place Louis XV. Précisément devant vos fenêtres, au-dessous, et tout le long des deux terrasses des Tuileries, on a fait un passage des voitures, une rue. On dit que C’est très laid. Heureusement, cela ne vous en dégoûtera pas. J’ai beau faire, j’ai beau être triste ; je ne puis pas croire sérieusement que vous serez bien longtemps sans revenir là. Et pourtant toutes les perspectives sont bien mauvaises. Aucun moraliste, ni Montaigne, ni Pascal lui-même n’a assez dit tout ce qu’il y a de contradictions dans notre cœur ; tantôt nous nous précipitons follement dans nos craintes ; tantôt nous les repoussons absolument. Faibles âmes et pauvre sort.
Midi
Voilà le N°134. Vous avez tort de croire qu’on est très craintif, en France sur le résultat de l'expédition de Crimée. On s'en préoccupe ; mais en général, on croit au succès. C'est aussi mon instinct. En grande partie parce que je ne crois guères, ni à ce que vous dites, ni à ce que vous faites. Nous aurons un de ces jours des nouvelles du débarquement. Adieu, Adieu. G.
135. Bruxelles, Mercredi 20 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vos lettres font la seule joie de ma vie. J'en ai eu une excellente de Morny. Il quittait Paris pour aller passer quelques semaines à la campagne.
La respiration manque quand on songe à Sébastopol & on ne pense qu’à cela. Quelle boucherie cela va être ! L’ordre du jour de Menchikoff est le pendant de celui de St Arnaud, il n’y a pas à reculer. On ne se rendra pas. Cela fait frémir. Je persiste à penser que vous réussirez à moins que le ciel ne s’en mêle, c’est à dire les tempêtes. Et voilà l'équinoxe.
Je mène une pauvre vie ici, et dans quelques jours ce sera complet par le départ d'Hélène et de Paul. Van Praet habite la campagne, je ne le vois qu'un instant dans la journée, mais tout cela qui est cependant tant dans ma vie ne serait rien si je n’avais l’esprit bien agité. Je ne dors pas, j’ai perdu tout appétit. Je m'efforce de me tenir sur mes jambes, de vivre encore un peu de temps. Cela n’ira pas. La tête est trop tristement remplie et personne auprès de qui m'épancher et chercher conseil.
Un moment suprême s’approche pour moi. Dites-moi, si vous vous sentez le cœur de me faire un sacrifice. Vous allez faire des visites de 15 jours chez le duc de Broglie, vous faites des courses de Paris au Val Richer pour un jardinier. Ne pourrais-je pas être un peu le jardinier, un peu le duc de Broglie ?
Pour moi c’est un peu la vie ou la mort. Je ne sais pas prendre un parti et je suis force cependant de le faire. Je ne vais pas au devant des bombes, mais elles peuvent venir à moi. Il m'en est arrivée déjà une indirecte hier qui me bouleverse. Il faut bien du courage et j’en manque. C’est du très loin que je vous parle. Et bien, dites-moi, voulez-vous ? pouvez-vous ? quand pouvez-vous ?
J’ai été interrompue par la visite du G. D. de Weymar. Il ne passe ici que quelques heures. Même langage que tous les Princes en Allemagne. La paix, la paix. Votre Empereur. Blâme du mien. Pas de confiance dans le roi de Prusse. L'Empereur d'Autriche ne permet qu'à ses ministres de lui parler d’affaires. Bual & Bach, tous deux nos ennemis. Sébastopol agace les nerfs de tout le monde. Le temps est beau encore. Que me fait le beau temps. Adieu. Adieu, mon Dieu que je suis triste et flottante. Adieu.
163. Val Richer, Mardi 19 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
136. Bruxelles, Vendredi 22 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Ma dernière lettre vous a-t-elle contrarié, touché ? Je reste perplexe et la respiration me manque quand je pense au faible fil qui me tient encore en vie et en good sense. Car je crois quelque fois que ma tête, m’abandonnera. Certainement je n’y trouve pas la force nécessaire pour prendre un parti. Vous me dites bien à propos aujourd’hui aucun moraliste n’a assez dit ce qu'il y a de contradictions dans notre cœur. Tantôt nous nous précipitons follement dans nos craintes, tantôt nous les repoussons absolument. Un rien chez moii fait pencher la balance vers un côté, & puis je m'arrête effrayée. Ah que j'ai besoin de secours. Je vous remercie de critiquer l'article sur Meyendorff. L'auteur est bien léger, il traite les sujets qu'il ne comprend pas. Quel dommage ! L'occasion était si bonne pour de bonnes choses.
Brunnow et Kisseleff ne sont pas infames, surtout le premier. Je ne sais pourquoi cettedistinction. L'un et l'autre ont mal servi, mal renseigné. Dans ce moment on leur ordonne de faire les morts, on ne veut pas d'eux à Pétersbourg. Meyendorff, que le public accuse aussi, a conservé toute sa faveur personelle auprès de l'Empereur. Il a été nommé grand [?] de la cour, mais on le conserve sur les cadres de la diplomatie et certainement il reparaitra quand la Russi retrouvera sa place ne Europe. Quand cela sera-t-il ? Mad. Kalerdgis part dans quelques jours pour Paris où elle va passer l'hiver. Elle est très agréable et bonne à faire jaser. Au fond là à Pétersbourg comme de ce côté-ci on pense de même, on reconnait les fautes. L’auteur seul ne les reconnait pas.
Le drame de la Crimée peut traîner en longueur. Quelle angoisse. Adieu. Adieu, que me répondrez-vous ? Je crois que j’ai tort de douter, mais je suis si accoutumée aux revers. Ah que celui-ci serait dur. Adieu.
164. Val Richer, Mercredi 20 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
137. Bruxelles, Dimanche 24 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le cœur me bat bien fort en attendant votre réponse. De toutes les angoisses, celle qui peut me faire douter de votre affection est la plus intolérable. Je ne vous ai peut être pas assez dit l'urgence. Si je pouvais vous expliquer de loin ma situation mais c’est impossible. Il me faut un conseil, où le chercher ? Il n'y a que vous au monde pour me guider et me secourir. Tout ce que j’ai de raison et d’esprit ne me vient pas en aide. C'est la résolution qui me manque, il n'y a que vous qui puissiez me la donner. J'ai de curieux renseignements sur l’Autriche. Elle est bien pris d'une banqueroute. L'emprunt volontaire a été en effet un emprunt forcé. Si elle était entraînée à la guerre, ses finances dégringoleraient d'emblée jusque dans la cave. Elle ne peut donc pas la faire, elle ne veut pas la faire. Toute l'armée est contre, voir même le général Hesse qui la commande.
Politiquement, elle ne se soucie pas du tout de voir l'Angleterre prendre pied dans la mer noire ou seulement participer à la liberté de la navigation du Danube à son embouchure. Elle nous préfère bien aux Anglais.
Bual est absolument aux mains de Bourqueney. Lui et Bach sont vos seuls ennemis. Je suis frappée des deux Moniteurs de suite reproduisant une brochure la Prusse et la Russie. C’est bien fait.
L’Empereur Napoléon a fait à Cowley un éloge énorme du Prince Albert, frappé de son mérite, de son esprit & & Le Prince l’a invité au nom de la Reine de venir à Windsor avec l’Impératrice. Il a répondu qu’il espérait voir la reine à Paris. Tout ceci m’est mandé pas Greville. Voilà Lady Alice qui arrive pour m’interrompre. Adieu bien vite.
165. Val Richer, Samedi 23 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je comptais aller vous voir à mon retour à Paris, du 15 au 20 novembre, j’irai plus tôt ; mais je ne puis y aller que dans trois semaines du 12 au 15 octobre. J’ai invité ici quelques personnes du 25 sept au 2 octobre, et du 3 au 12. Je ne puis pas ne pas les recevoir. Je vous sacrifierai, comme vous dites le Duc de Broglie, chez qui je devais aller dans la dernière quinzaine d'Octobre. J’aurais bien envie de vous gronder pour votre appel au Duc de Broglie, et au jardinier, mais vous êtes trop loin et trop triste. Je vous gronderai de près. Je cherche à deviner quelles bombes peuvent vous atteindre ; je m'en figure deux ou trois une surtout qui me paraît inadmissible. Nous verrons. Soignez votre santé. Je puis espérer de vous donner un bon conseil, et un peu de courage ; mais hélas, votre santé passe mon pouvoir.
Voilà le débarquement accompli, sans résistance, et l’armée alliée en marche sur Sébastopol. Le prince Mentchikoff a probablement concentré là toutes ses forces n'en ayant pas assez pour lutter sur plusieurs points. Probablement aussi, la lutte sera acharnée sur ce point-là. Peut-être aussi sur la route, car il y a bien cinq ou six jours de marche d’Eupatoria à Sébastopol, et je présume que vous n'avez pas laissé les routes, s'il y en a en bon état. Que de destructions ! Il semble qu’on attaque à la fois, Sébastopol, Odessa et Anapa. Si le Prince Mentchikoff ne se fait pas tuer, il a tort.
Je ne puis vous parler que de Sébastopol ou de vous-même. Et sur les deux, il faut attendre. J’aurai mes lettres de bonne heure le matin.
10 heures.
Les journaux ne m’apportent que la confirmation officielle de la nouvelle d’hier. Nous ne saurons rien, je présume, d’ici à huit jours. Adieu. G. Adieu.
J'étais déjà bien impatient d'aller vous voir dans deux mois. Je le suis bien plus à présent. Adieu. G.
166. Val Richer, Dimanche 24 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si Sébastopol est pris et détruit les puissances occidentales demanderont de nouveau et catégoriquement à l’Autriche de prendre parti. Parviendra-t-elle à tenir son attitude de médiateur armé jusqu'au jour où sa médiation amènera la paix ? Cela se peut si la paix est prochaine. Ce sera impossible si la guerre se prolonge. Il y a, dans l'avenir un point bien noir. Je plains l’Autriche si on marche jusqu'à ce point-là. Elle aura à choisir entre l’Alliance occidentale et la guerre révolutionnaire. L'article du Times d’hier est bien dur et menaçant.
Je remarque aussi un article du Morning Chronicle qui annonce pour le printemps prochain, si la paix ne se fait pas dans l’hiver, une expédition de débarquement dans la Baltique aussi formidable que celle qui agit maintenant dans la Mer Noire. Votre Empereur n'a évidemment pas cru, et ne croit probablement pas encore à l'étendue des moyens d'action qu’on peut déployer contre lui. Parmi les éléments de force, vous êtes trop accoutumés à ne penser qu'au nombre ; il y en a deux autres, très puissants aujourd’hui, et qui vous manquent. L'argent et la rapidité. Vous êtes moins riches, et vous n'avez, pour vous mouvoir, ni la vapeur sur mer, ni les chemins de fer sur terre. Ces deux forces là vous enlèvent, en grande partie le bénéfice du temps qui naturellement serait pour vous.
Que de choses à nous dire bientôt. Le champ des commentaires et des réflexions est infini. Que peut-on en mettre sur une petite feuille de papier.
Il m’arrive un déluge de lettres pour la place vacante à l'Académie française. Je suis au treizième candidat. Je ne crois pas que vous en connaissiez un seul, excepté, M. de Marcellus qui n’est pas sans quelque chance. Je ne crois, pourtant pas que ce soit lui. M. et Mad. Lenormant, qui doivent venir passer quelque jours ici le 5 octobre appuient vivement M. Legouvé. Ils ont quelque influence dans l'Institut. Je n'ai d’engagement avec personne et je garderai ma liberté jusqu'au dernier moment. L'élection ne se fera pas avant le mois de décembre.
Onze heures
Certainement vous avez tort de douter. Vous serez tranquille demain. J'y pense avec joie. Encore bien plus au milieu d'Octobre. Adieu, Adieu. G.
Pas malade, je ne me préoccupe que de cela. Adieu. G.
Mots-clés : Académie (candidature), Académie (élections), Académie française, Chemin de fer, Conversation, Femme (santé), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Marine, Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Autriche), Politique (Russie), Relation François-Dorothée (Politique), Réseau académique, Santé (Dorothée)
