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128. Val Richer, Dimanche 30 juillet 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne puis croire que l’amiral Berkeley soit assez sot pour avoir produit les lettres qu’il a produites à la Chambre des Communes sans que le Cabinet en ait été d’avis. On a probablement, voulu expliquer par là l’inaction d’une si grande flotte. Cela explique en effet l’inaction, mais non pas l'imprévoyance. On aurait dû savoir cela plutôt. Ce serait payer bien cher la découverte qu’une place est imprenable s’il fallait chaque fois équiper et envoyer sous ses murs l'armée nécessaire pour la prendre. En tout cas, ceci ne me donne aucune espérance pacifique. On vous bloquera jusqu'à ce qu’on aie trouvé par où vous êtes vulnérables. L'occupation de l'île de Gothland par nos troupes si elle est réelle est un fait bien grave. La Suède entre donc dans l'alliance. Cela donne aux alliés des ports dans la Baltique, où ils peuvent hiverner, et se trouver prêts dès que la mer sera libre. C'est la principale difficulté de la guerre dans le Nord supprimée pour eux. Je le pense comme vous, toute la politique de l’Europe est changée, toutes les situations, toutes les alliances. Le premier qui démêlera, les conséquences de cette révolution, et qui entrera hardiment dans les voies de l'avenir qu'elle prépare, sera pour un long temps, le maître de l’Europe. Nous n'épuiserions pas ce sujet en huit jours, si nous causions.
Avez-vous remarqué l'article sur les Finances russes qu'a répété le Moniteur d'avant hier vendredi. Je ne connais pas assez bien les faits pour apprécier la valeur de ses assertions ; mais soyez sûre qu’il fera de l'effet. On croira à votre banque route si la guerre se prolonge. Et on fera tout ce qu’il faudra pour vous empêcher de trouver de l'argent hors de chez vous, ce qui ne sera pas difficile si on croit vos finances embarrassés à ce point. Le discours de Lord Palmerston sur le bill de Lord Dudley Stuart, et la faveur avec laquelle il a été reçu, sont très significatifs.
Aberdeen a une joie de famille. Son dernier fils Arthur, qui voulait le faire Clergyman y renonce et entre dans la chambre des communes. Le père le désirait beaucoup. C’est un très honnête et spirituel jeune homme. Je l’ai vu un moment cet été à Paris, où il a passé en accompagnant à Bordeaux une vieille amie de son prre. Je l’ai trouvé très au courant de toutes choses, et très sensé sur toutes choses.
Que dites-vous du mariage de Lord Harry vane. Je n’avais pas remarqué la mort, très peu remarquable, de Lord Dalmeny. Je me rappelle, très bien Lady Dalmeny, vraie beauté de Keepsake. C'est la soeur de Lord Mahon, si je ne me trompe, Midi. J'adresse toujours mes lettres à Schlangenbad. Adieu, Adieu. G.
129. Paris, Samedi 8 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
J'ai relu votre lettre de ce matin cinq fois déjà, décidément je ne l’aime pas. Il y a une phrase surtout qui me déplaît parfaitement. Elle est d'une froideur qui me fait mal, c’est vers la fin de la lettre et il me semble que j'ai bien envie de pleurer.
Je vous ai laissé un moment je vous reprends, je ne veux plus vous parler de votre lettre. Savez-vous à quoi je pense maintenant ? Ma lettre, cette lettre de mercredi, il y avait de dures paroles peut-être mais un grand fond d’amour au dessous de cela, la vôtre, les paroles sont douces, mais il y a de la glace à la fin. Enfin je n'en veux plus parler et j'en parle et je pleure. & je crois que je deviens folle aussi comme Marie. Ah mon Dieu que j’ai de peines, et de tout genre ! Mon fils me quitte aujourd’hui, cela me chagrine.
La Duchesse de Talleyrand est venue me voir hier matin. Elle vient plaider contre son mari, et même commencer peut-être le procès. Elle se dit très calme mais elle avait de temps en temps l’air un peu féroce. Fort belle cependant, car la férocité va bien à ses traits. Elle m’a conté mille choses curieuses sur mon empereur & sa femme. On a pour lui, à ce qu’elle dit, et pour les Russes en général, la plus grande haine en Allemagne. On se courbe devant lui, mais on le déteste. En Bavière une peur effroyable qu’il ne veuille y marier sa fille. Enfin c’est curieux, et par dessus cela des bêtises ah !! Les Appony sont venus aussi hier matin. Il parait que vraiment l'Empereur veut du Prince Leuchtemberg pour l'un de ses gendres. Si cela est, on en rira bien ici. Décidément les hôtels d’ambassade respectifs cesseront entre Paris et Pétersbourg. Pahlen va en acheter un pour le compte de l'Empereur. Il voulait acheter à la couronne celui où il est, vous ne le voulez pas. Le Roi est mécontent de cette affaire. Il croit et il a raison de le croire, que ce sera regardé & commenté comme une mesure politique. J’ai dîné comme de coutume avec mon fils et Marie, le temps était affreux je n’ai pas pu sortir le matin. Le soir, j'ai été faire une courte visite à Mad. de Talleyrand, & à Mad. de Castellane que j’ai trouvée seule. Elle paraissait croire qui Louis Bonaparte sortira de Suisse & cette affaire ne donne plus de souci selon les apparences. Thiers a vu M. de Metternich très longuement. On les dit ravis l’un de l’autre. Cela devait être. Des gens d’esprit se séparent toujours satisfaits l'un de l’autre. M. de Metternich est coquet comme une femme. Il aura emporté Thiers, & l'esprit, la vivacité, la franchise, de celui-ci auront plu à M. de Metternich, beaucoup. L'entretien a duré trois heures. Metternich a été chez Thiers. Je suis au bout de mes commérages d’hier. J'ai eu une lettre de Lady Granville, charmante, sur tout parce qu’elle s’annonce pour Mercredi. Le grand Duc est à Weymar depuis hier. Il sera à Baden le 17, pour y rester quinze jours. Adieu, je suis extrêmement triste & par vous. Ah que nous allons mal quand nous somme séparés. Si je vous montrais cette mauvaise phrase, vous auriez froid aussi. Adieu.
129. Schlangenbad, Vendredi 8 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je quitte ceci Mardi le 12. Ce n’est qu’à Cologne que j’apprendrai si je vais droit à Bruxelles ou Ostende. C’est selon où se trouve Hélène. Adressez vos lettres à Bruxelles. Voilà qui nous rapproche. C’est de la pure imagination mais il me semble que je vais vous voir. Il fait déjà très froid ici. La Princesse Crasalcoviz y reste jusqu'à mon départ. Morny partira avant moi et puis il ne restera plus personne.
Regardez un peu vers les Etats-Unis. Il me semble qu'il se prépare là des choses qui peuvent donner une tournure nouvelle aux affaires de ce côté-ci. Les journaux sont assez intéressants. Le journal. de Francfort a des correspondances curieuses et très officielles. Il est au service, de plus d’un gouvernement Adieu. Adieu.
Tout ce que vous dites de là . situation est parfaitement la vérité. Chez nous on ne l'écoute pas, on n'écoute plus que l'orgueil. On a peut être raison.
129. Val-Richer, Jeudi 13 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je prends mon courage à deux main ce matin pour nous dire à tous les deux que je ne puis aller à Paris ce mois-ci. Je ne pense pas à autre chose depuis quinze jours. Il n’y a pas moyen. Ma mère et mes enfants ne comprendraient pas pourquoi je les quitte. Je les ai beaucoup quittés cet été, pour Paris, pour Caen. Ils ont besoin de moi. Ils s’étonneraient et s’affligeraient. Je ne veux pas les affliger sans dire pourquoi.
Je suis dans le feu des visites. M. Duvergier de Hauranne sera ici samedi. J’attends, M. Rassi tous les jours. La Duchesse de Broglie qui devait venir aujourd’hui est dans son lit avec un peu de fièvre de rhume. Son mari viendra sans elle la semaine prochaine. Elle viendra à la fin du mois. Le Préfet du département et sa femme doivent venir aussi. Ma maison n’est pas assez grande pour recevoir beaucoup de monde à la fois. Il faut que je les distribue dans le temps ne pouvant les réunir dans l’espace. Comment dire à toutes les personnes que je ne puis pas les recevoir parce que je m’en vais ?
Et puis voici ma dernière raison, la plus faible mais que je vous dis pour vous tout dire. Je travaille. On m’offre beaucoup d’argent de cette histoire de France que je raconte à mes enfants. Je l’écris. Je voudrai rapporter à Paris un manuscrit déjà un peu long. J’ai besoin d’argent. Celui-là me convient. Je vous ai tout dit excepté mon chagrin. Et mon chagrin, je ne sais pas vous le dire, si j’étais sûr que vous ne croirez pas le vôtre plus grand que le mien, que vous ne serez pas méfiante, injuste ! Mais je n’en suis pas sûr. J’ai le cœur malade. Cela passera ! Cela passera quand nous serons rétablis l’un près de l’autre, quand nous nous serons tout dit quand la parfaite confiance ne sera plus un besoin, mais une habitude. L’hiver, l’hiver.
J’ai touché hier en vous écrivant, mais à peine, mais comme on touche quand on a peur à ma tristesse et à sa vraie cause. Notre affection est intime, bien intime ; mais le lien qui nous unit est bien faible, bien léger. Il y a, entre notre vraie relation, et notre relation apparente autre nos cœurs et notre situation, un contraste, une distance, un abyme qui font trembler. Et qui rendent tant de choses impossibles! Il faut du temps, beaucoup de temps. Le temps peut beaucoup sur ce mal là. Quand bien du temps, aura passé sur nous, il nous aura si complètement révéler, si clairement prouvés l’un à l’autre, que toute méfiance, toute agitation disparaîtra, comme toute obscurité. Le mal de la privation pourra exister, non celui du doute. Et puis le temps rend l’intimité naturelle, et toutes ses preuves extérieure. Le lien le plus faible, selon le monde devient fort quand il a duré, aussi selon le monde. Un jour viendra où le monde, tout le monde, dans ma maison comme dans votre salon trouvera tout simple que nous soyons nécessaires l’un à l’autre, que nous ne puissions nous passer de la société l’un de l’autre. On ne nous connaîtra pas mieux mais on nous acceptera sans nous connaitre. Que les gens qui le trouveront tout simple alors, seraient étonnés aujourd’hui, s’ils voyaient dans le fond de mon âme, s’ils y voyaient ce que vous êtes pour moi, et mon plaisir près de vous, et mon vide, loin de vous, et ma préoccupation de vous, et de quelle importance est pour moi tout ce qui va à vous et tout ce qui en vient ! Ah, croyons, croyons bien du moins l’un ou l’autre, dearest ; quand nous sommes séparés, la foi seule peut nous sauver. Je ne vous parle pas d’autre chose aujourd’hui. Je n’ai cœur à rien.
9 h. 1/2
Je n’ajoute rien. Adieu. Il y a une tendresse de la tristesse. Mais j’aime mieux l’autre. Adieu. G.
129. Val Richer, Lundi 31 juillet 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je trouve le bulletin du Prince Gortchakoff sur la bataille de Giurgiu, très modéré et convenable, sans forfanterie insolente et vulgaire. Il parle des Turcs avec estime et en homme qui a éprouvé qu’il n'en fallait pas parler légèrement. Omer Pacha se fait certainement beaucoup d’honneur. Il serait plaisant que le résultat de tout ceci fût de relever réellement, sinon pour toujours, du moins pour cinquante ans l'Empire Turc. Tout est possible, surtout l'imprévu.
Les Anglais paient bien vivement de leur personne dans les débuts de cette guerre. Voilà quatre ou cinq officiers d’un nom commun tués à Sulina et à Silistrie, Parker, Butler & Ces morts sont racontées, dans les lettres des chefs avec une simplicité grave et émue qui fait honneur aux morts et aux vivants. Un pays Chrétien, aristocratique et libre, c’est ce que l’histoire du monde, jusqu'ici, a offert de plus beau.
Les affaires d’Espagne tournent selon mon attente. Espartero sera premier Ministre comme il a été régent, au nom de la Reine Isabelle, et il gouvernera l’Espagne jusqu'à ce qu'à force de mal gouverner, il ramène au pouvoir Narvaez où son pareil. La France et l'Angleterre feront très bien de ne point s'en mêler et je ne crois pas que rien les y oblige.
Je vois que le général Aurep est à la tête de trois corps à Frateschi. Nous aurons encore là, au premier jour, une grande bataille, où comme vous dites, personne ne sera battu.
Vous faites bien de rester à Ems tant que vous y avez quelqu’un dont la conversation vous plaît. Quelle est donc la maladie de Morny et comment fait Oliffe pour abandonner ses maisons, et ses baigneurs de Trouville, du reste, le monde commence seulement à y arriver. Le Prince Murat qui a acheté le château y donne des fêtes à la population, des spectacles, des bals. Cela console médiocrement les familles, dont les chefs et les enfants ont été pris pour les flottes. Dans ce seul bourg de Trouville, on a pris 175 marins.
Midi
Rien de nouveau. Adieu, adieu. Il fait moins chaud, quoique beau. En jouissez-vous ? Adieu. G.
130. Paris, Dimanche 9 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Votre lettre ce matin me fait un peu oublier celle d’hier. Je suis en meilleure humeur et j’ai hâté à vous le dire. Mon fils est parti. Marie s’est tout de suite remise, comme lorsque vous êtes parti. Ses variations sont si subtiles, si étranges, toute sa manière est si singulière qu'il faut absolument finir cela. Comme préface, je m'en vais l'envoyer à Rochecotte avec Mad. de Talleyrand, qui me l'a beaucoup demandé. Pauline en est transportée de joie, & Marie après m’avoir déclaré hier qu'elle détestait Mad. de Talleyrand et qu’elle n’irait chez elle pour rien dans le monde, vient de me supplier ce matin de l’y laisser aller. Ce sera une absence de 15 jours au moins. Je m’en vais donc rester parfaitement seule et ce sera pour moi abominable.
Hier j’ai eu en entretien de deux heures avec Médem, il part aujourd’hui pour Berlin & de là pour la Russie. Il verra tout le monde dans huit jours. Je lui a demandé ce qu’il dirait de moi. J’ai été parfaitement contente de la réponse. S’il tient parole, j'aurai eu pour la première fois un avocat homme d’esprit. Et je crois qu’il fera comme il m’a dit. Il m’a retenue fort longtemps, je n'ai plus attrapé qu’un bout de promenade avant mon dîné. Le soir j’ai été à Auteuil et je n'en ai rien rapporté. Une peu de causerie avec Pahlen à Armin. Fagel était attendu hier. Marguerite m'écrit une longue lettre remplie d’amitié. La question de l'hiver n’est pas décidée encore. Elle a bien envie de revenir à Paris, mais M. de Flahaut fait des chutes d’eau, une espèce de Niagara qui l’occupe beaucoup. Mon frère & mon mari et l’Empereur se sont trouvés réunis à Weimar avant hier. Certainement il y est question de moi, on y reste jusqu'au 11 ou 12, et de là je recevrai au moins une lettre de mon frère qui m’arrivera à la fin de la semaine. Adieu, que j'aimerais un adieu de plus près ! Je n'ai rien d’agréable à vous dire sur ma santé et ma mine. C’est pourquoi je ne vous en parle pas Adieu. Adieu.
Mots-clés : Diplomatie, Réseau social et politique, Vie familiale (Dorothée)
130. Schlangenbad, Dimanche 10 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je suis profondément triste. Le langage s'envenime, et voilà Sébastopol qui sera une bien sérieuse affaire de quelque façon qu’elle tourne personne ne voudra avaler un revers.
Que vais-je devenir au milieu de violences que je prévois ?
Je pars demain pour Biberich où je couche. Mardi à Cologne. Mercredi à Bruxelles. Là je déciderai si j’irai encore trouver Hélène à Ostende. Je pense que oui mais vous adresserez toujours à Bruxelles. J’ai vu la duchesse de Nassau chez elle et chez moi. Le duc aussi. Celui-ci très russe. Il a vu l’Empereur d’Autriche dernièrement qui lui a semblé bien pacifique. Il affirme que l’armée autrichienne toute entière voit la guerre avec la Russie avec la plus grande répugnance. L'armée les grands, tout le monde est pour nous. Bach & Bual, contre. Il est bien douteux que l’Empereur se décide à se battre contre nous. Les journaux allemands surs paraissent donner raison à cette opinion là.
Morny part demain aussi. Il retourne à Paris par Strasbourg. Schlangenbad est fini, il n’y reste plus un chat que Crasalcoviz qui ressemble bien plus à un tigre. Adieu. Adieu.
130. Val-Richer, Vendredi 14 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Merci de votre Gazette. Je vous aime mieux vous que les nouvelles. Mais j’aime les nouvelles. Quand elles remplissent vos lettre, il me semble qu’elles ont rempli aussi votre temps. Je me trompe. Il faudrait des tas de nouvelles et des plus grandes, pour remplir le temps quand le cœur est triste ! Et encore ! Mais n’importe ; cela me semble ainsi, et ce semblant me plaît. Nous sommes si disposés à nous payer d’apparences. Ne tenez pourtant pas à votre projet de ne me parler que de nouvelles. Je veux savoir ce qui se passe ailleurs que dans le monde. Ne craignez pas les malentendus les mauvaises phrases. Entre nous, les réticences seraient bien pires. Il n’en faut point, même de loin.
A propos de nouvelles donnez-m’en du petit Lord Coke. Je m’intéresse à cet enfant. Il avait l’air si isolé avec une figure si ouverte et si gaie ! J’espère qu’il va bien. Le précepteur s’est-il animé un peu ? Si l’affaire du roi de Hanovre finit comme vous le dîtes, les Allemands diètes et peuples, baisseront beaucoup dans mon esprit. Ils n’auront que ce qu’ils méritent. Il ne faut pas vouloir, ce qu’on ne sait pas défendre. C’est sans doute l’influence de l’Autriche et de le Prusse qui a retourné la Diète, car elle était disposée à reconnaître sa compétence. Pour ce qui se fait en Espagne, Frias vaut Ofalie. Singulier temps que celui où les révolutions elles-mêmes sont apathiques, et vivent sans faire un pas. Que votre Empereur s’en aille d’Allemagne en emportant pour tout résultat, un Leuchtonberg pour gendre, peuples et Princes pourront adopter la même devise ; Much ade about nothing.
Je lève la tête en ce moment. Vous avez parfaitement raison. J’ai devant moi ce soleil froid, qui s’épuise à chasser du Ciel le brouillard, et n’a plus rien pour échauffer la terre. C’est du pur humbog. Pourtant je l’aime mieux que la pluie. J’assiste chaque jour à toute la vie du soleil. Je me couche et me lève de très bonne heure. Physiquement, je m’en trouve bien. Je voudrais vous envoyer un peu de mon sommeil.
Ce qui me fait grand plaisir à voir, c’est la santé de mes enfants. Ils sont à merveille, et d’un mouvement, d’un entrain d’esprit et de corps inimaginable. M. de Metternich n’a pas trouvé Thiers plus animé, que ne l’est ma petite Henriette. Je leur lis le soir l’histoire des croisades de Guillaume de Tyr. Nous venons de passer trois jours à assiéger, et à prendre Antioche. Au moment où nous y sommes entrés Henriette a jeté sa tapisserie, & ils se sont mis à courir et à sauter dans la Chambre avec des cris de joie, comme les Croisés eux-mêmes. Ce sera bien pis quand nous prendrons Jérusalem.
10 heures ¼
Le facteur arrive tard. Vous êtes bien triste. Il y a une chose que je ne vous pardonne pas, c’est de croire que vous ne me plaisez plus comme vous me plaisiez. Que de choses j’ai à vous dire ? Et je vous ai écrit hier que je n’irais pas à Paris ! Adieu. Ce soir, je vous écrirai longuement. J’ai là du monde. Prenez garde à Marie, je vous en conjure. Les folles qu’on ne croit pas folles me font trembler. Adieu. Adieu. J’ai le cœur plein !
130 Val Richer, Jeudi 3 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Combien y avait-il d’année que vous n'aviez vu votre grande Duchesse Marie de Weimar. Au moins vingt ans, ce me semble, car elle ne devait pas être à Pétersbourg quand vous en êtes partie. C'est dommage qu’elle soit si sourde. Vous auriez pris plaisir à causer avec elle. Cette visite a dû vous toucher, en même temps que vous fatiguer. La Princesse de Prusse habite donc toujours Coblentz.
Je ne doute pas que la Prusse ne finisse par suivre l’Autriche. Le poids de l'opinion nationale et de l’opinion Européenne, c’est trop pour le Roi de Prusse. Je plains votre Impératrice. Quelles immenses conséquences d’une série de petites fautes ! Car au premier moment, comme les actes n'étaient pas grands, les fautes semblaient petites, même aux yeux de ceux qui les jugeaient des fautes. Et les événements ne font que commencer.
Il ne paraît pas que l'île de Gothland soit pour rien dans le départ de nos troupes pour la Baltique. Tout indique que ce sont les îles d'Aland qu’elles vont occuper, et qu'elles y passeront l’hiver. Je ne comprends pas. Mais il y a bien d'autres choses que je ne comprends pas.
Je vous ai dit ce qui m'était revenu sur l’Espagne. Je n’y pense plus. La Reine Isabelle fera tout ce que voudra Espartero. La Reine Christine restera tant qu’on voudra à la Malmaison. Quel rôle que celui de la Royauté dans toutes ces secousses ! Quelle humiliation ! Je ne crois pas la monarchie ébranlée, pour le moment, en Espagne ; mais l'avenir ? Et quel avenir entre la République décriée et la Monarchie avilie ?
Voici une nouvelle qui ne vous touchera guère, mais qui a pour la France une importance réelle. On a depuis longtemps à Rome le désir de condamner solennellement Bossuet et les quatre fameuses propositions, ou Libertés de l'Eglise Gallicane, dont il fut en 1682, le défenseur. On a cru le moment favorable pour faire prendre français par le Clergé lui-même, l’initiative de ce triomphe ultramontain. Un concile s'est tenu naguère à La Rochelle, sous la Présidence du Cardinal Donnet. archevêque de Bordeaux. On a provoqué là une délibération dans le sens que Rome désirait. Mais au dernier moment, la peur a pris au Concile, au Cardinal, et ils n’ont rédigé qu’une délibération très vague, et que Rome juge très insuffisante. Cela cause, dans le monde ecclésiastique, et politico ecclésiastique, une assez vive agitation. En tout, ce monde là est aussi médiocre que l'autre.
Midi
Vous voilà donc de nouveau en retraite. Je comprends encore moins la Stratégie que la politique. Adieu, adieu. G.
130 Val Richer, Mardi 1er août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
On me dit que Narvaez s'est décidément rapproché d’Espartero, et qu’il reviendra à Paris comme ambassadeur du nouveau cabinet. Les généraux qui ont conduit l’insurrection font un grand effort pour réunir, au nom de la monarchie constitutionnelle, les progressistes et les modérés. Le spectacle de l'anarchie dans les rues et les élans communistes qui se sont manifestés dans le bas peuple, à Madrid et à Barcelone, pourraient bien amener ce résultat. De Londres, un agent a été envoyé à Espartero pour l’engager à ne pas se montrer trop difficile avec la Reine et à prendre possession du gouvernement. On lui promet un appui qui ne sera, je pense, point contrarié de Paris. Là aussi, on est inquiet du mouvement démagogique en Espagne, et on désire qu’il soit, le plutôt possible, arrêté et combattu. On ne songe plus à avoir envie soit d'un coup d'Etat quasi absolutiste, soit d’un échec à la maison de Bourbon. Les événements de Madrid ont produit, dans les sociétés secrètes et les ouvriers de Paris, une fermentation dont le danger fait taire toute autre idée. On a expressément interdit aux journaux de publier aucune des proclamations, félicitations et autres pièces révolutionnaires Espagnoles. On combat la contagion par le silence.
On a aussi conseillé le silence aux Débats pour les articles de St Marc Girardin sur l'avenir de la race grecque en Orient. Très poliment et pour St Marc et pour les Débats, mais au nom de l'alliance actuelle et active entre la France et la Turquie. Il paraît que ces articles, qui charmaient à Athènes, ont déplu à Constantinople, et que la Porte a témoigné le désir qu’ils ne continuassent pas.
Vous savez que Walewski va se promener six semaines en Suisse et à Florence. Il l’a désiré et on s'est empressé d'y consentir. On a un peu d'humeur contre lui. Il avait promis la présence de la Reine d’Angleterre à l’embarquement des troupes à Calais. Il s’était trop avancé. C’est une autre présence qu’on recherche maintenant, celle du Prince Albert au camp de Boulogne. On a plus de chances d'y réussir. La même invitation a été adressée au Roi Léopold et il paraît qu’il l’a acceptée. Son neveu fera probablement comme lui. Mais ce n’est pas Walewski qui est chargé de la négociation ; c’est le Prince Antoine Lucien Bonaparte, le même qui vient de voyager en Italie. On le dit spirituel et aimable.
Savez-vous si, comme on me le mande, Rogier est enfin nommé Ministre à Francfort et le Prince de Chimay ambassadeur à Paris ? Je vois que le Prince de Leiningen a pris, avec un officier anglais, le commandement de la flotte Turque sur le Danube. C'est le même, je suppose qui était au service de l’Autriche et qui réussit si bien dans la mission Autrichienne pour le Monténégro. Cela, et le général Hess se concertant avec Omer Pacha, le maréchal St Arnaud et Lord Raglan, c’est presque un commencement d'hostilité.
Onze heures
Je n’ai rien de vous ni dans les journaux. Je vous suppose partie pour Schlangenbad. Adieu Adieu. G.
Mots-clés : Diplomatie, France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (Espagne), Politique (France), Politique (Grèce), Politique (Turquie), Réseau social et politique, Révolution, Victoria (1819-1901 ; reine de Grande-Bretagne)
131. Biberich, Mardi 12 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Un mot d'ici où je suis venu coucher hier soir. J'y trouve les Shaftesburg. Nous nous embarquons ensemble. Si Constantin n’est pas à Cologne, ou s'il n'y reste que ce soir je continuerai ma route avec eux jusqu'à Bruxelles. Quel moment. Ce Sébastopol ! Vous voyez que l’Autriche est bien décidée à la neutralité. Je vous ai toujours dit que Je doutais qu’elle put jamais nous faire la guerre. La Suède aussi se tient en prudence. J’apprendrai des nouvelles à Bruxelles. Adieu. Adieu & Adieu.
131. Paris, Lundi 10 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
C’est tout simplement pour vous obéir que je transcris la mauvaise phrase.
" Je vous ai conseillé d’aller à Baden croyant deux choses. L’une, que, si je suis pour vous ce que je veux être vous sauriez bien revenir en France ; l’autre que si je ne suis pas cela, il vous importe par dessus tout d’arranger votre vie avec ceux qui en disposent matériellement. "
Et je suis très fâchée de vous avoir obéi, car ma main redevient froide. N’allez pas commenter, expliquer ; l'impression a été, & reste mauvaise. C'est froid, bien froid. Mais tout ce qui est venu depuis a été bon, bien bon. Ainsi, c’est de tout mon cœur que je vous promets de n’y plus penser.
J'ai été faire visite hier matin à Mad. de Boigne, j’ai pris Palmella, avec moi. Nous avons eu si froid que vraiment lui et moi nous en étions violets ; nous avons marché au pas de charge en revenant. Quel temps abominable ! Nous avons trouvé le chantier à Chatenay. Il en fait les honneurs. Il était élégant frais, vraiment il est fort ridicule. On ne disait rien là, je n’ai donc rien à vous redire J'ai promis d’y aller dîner la semaine prochaine. Le soir j’ai vu du monde, la Duchesse de Talleyrand et M. de Humboldt comme extraordinaires. La Duchesse est embellie, blanchie. M. de Humboldt est plus bavard que jamais il m'a beaucoup parlé de mon mari qu'il rencontrait tous les jours à dîner chez le Roi de Prusse. Il l’a trouvé plus triste qu’il ne l’avait vu en Angleterre. Vous ne dites rien du prince Bugeaud qu’en pensez-vous ? Pahlen est fort en colère de l’article des Débats sur la Pologne. Je lui propose de démentir l’Ukase sur l'habillement ; mais voilà l'embarras. Il peut y avoir du vrai. Cependant vraiment nous ne croyons pas que ce soit tel que le disent les journaux. J'imagine que le démenti paraîtra dans quelque journal allemand. Le mal dans nos Affaires, c’est qu’on croit de nous tout ce qu’on invente, et pour cause ; Tcham avait l’air plus content hier ; l’affaire suisse s'arrangera.
Marie frappe tout le monde pas l’étrangeté de son regard. Demain je parlerai. médecin, et la semaine prochaine. Elle ira je crois à Rochecotte. Elle parait le désirer elle-même. Elle partira le 18 et reviendra le 7 octobre. Dites-moi que vous m'aimez, dites le moi souvent. Il y aura jeudi quatre semaines que vous m'avez quittée. J’ai mal employé ce temps-là. Je devais engraisser. J’ai maigri. Cela m’afflige extrêmement. Je ne vois pas que mes tracasseries présentes puissent me remettre. Adieu. Adieu. Adieu.
131. Val-Richer, Vendredi 14 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si j’étais près de vous, je vous gronderais. De loin, je n’en ai pas le courage. Vous ne me plaisez plus comme vous me plaisiez ! Je pourrais vous redire comme vous me l’avez dit : " Tout a été couvert un moment par l’étonnement, la joie de vous avoir trouvée. Le premier de ces sentiments, le temps l’efface naturellement. Le second dure mais plus tranquille parce qu’il est plus établi. Je ne dirai pas cela parce que ce ne serait pas là l’expression vraie de ce qui est en moi. Voici ma vérité à moi. Vous m’avez inspiré une grande curiosité. Vous ne paraissiez ni ce que j’avais vu ailleurs, ni ce que j’avais été tenté de vous croire. J’étais très touché de votre mal et très curieux de vous connaitre, de savoir ce que vous étiez réellement. Voilà votre premier attrait. Celui-là est passé, j’en conviens. Je vous connais. Je ne suis plus curieux. Mais qu’est-ce donc que cet attrait frivole et froid, à côté de ce qui m’attache à vous aujourd’hui ? Savez-vous que je vous ai trouvée infiniment supérieure à ce que j’attendais au temps de ma plus vive curiosité ? Que vous valez infiniment mieux que je ne supposais ? Que je vous aime bien plus que je ne vous aimais quand je vous ai dit que je vous aimais ? Je puis, comme d’autres, être attiré par l’agrément de l’esprit, par le charme de la nouveauté et donner à ce plaisir plus de place qu’il ne lui en est dû et me laisser aller à l’exprimer plus vivement que ne le voudrait l’exacte vérité. Tout cela, c’est de la vie superficielle, qui a son prix, que je ne dédaigne pas.
Mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit entre nous ; ce n’est plus dans cette sphère là que nous vivons. Vous avez pénétré au fond de mon âme, dans ma vraie vie, dans ce qu’il y a en moi de plus sérieux, dans ce qui est vraiment moi. Et vous n’y avez pénétré que lentement. Je suis très accessible à la surface très peu au fond. J’ai beaucoup douté. J’entendais beaucoup parler de vous. J’ai tout écouté. Je ne vous ai pas dit le quart de tout ce que j’ai pensé, cherché, sondé, supposé. Je vous ai trouvé des défauts, des torts. Je les ai tournés et retournés en tous sens pour en découvrir l’origine, pour en mesurer la portée possible. Je vous ai traitée sans faveur. Et plus j’ai regardé à vous, plus vous avez grandi et brillé à mes yeux, plus je me suis senti pénétré et d’estime et de goût, et de tendresse pour vous, pour votre nature, votre nature primitive et essentielle telle que Dieu l’a faite. Je n’y regarde plus à présent. Peu m’importent vos défauts ; peu m’importe ce que vous pourriez avoir fait, ce que vous pourriez faire encore. Il y a en vous quelque chose qui est indépendant de tout supérieur à tout, qui domine et efface tout pour moi. Ce quelque chose, c’est le fond de votre être, c’est vous même. comme disent les dévots vous êtes pour moi, en état de grâce. Rien ne peut plus vous en faire sortir. Est-ce là me plaire assez ? Manque-t-il quelque chose à cette affection-là? Et ne croyez pas que, depuis le 15 Juin, elle n’ait pas subi plus d’une épreuve venant de vous ou d’ailleurs. Je vous dirai quelque jour toutes celles qu’elle a surmontées. Vous me direz si j’ai tort de vouloir que vous ayez foi. Mais laissez-moi vous demander une chose.
Soyez fière avec la destinée comme vous l’avez été avec votre Empereur. Ne parlez pas de la décadence qui vous entoure. Ne vous en parlez pas à vous-même. Il y a des impressions très naturelles, presque inévitables, mais qui ne méritent pas de séjourner dans l’âme. Ne leur permettez pas de faire plus que traverser la vôtre. Elle est si grande ! Rien ne lui manquerait si elle était aussi forte. Mais le sort vous a d’abord gâtée, et puis frappée immensément. Il faudrait une force immense pour suffire toujours à cette double épreuve. Je ne vous parle pas trop sérieusement, n’est-ce pas ? J’espère que non. Dites-le moi pourtant. Et chargez-moi de vous apprendre à vous aimer. Ce qui est très sérieux aussi, croyez-moi, c’est Marie. Ce que vous m’en dîtes à propos de l’enfant de la petite Princesse me trouble beaucoup. Je sais de déplorables aberrations qui ont commencé ainsi. Votre médecin est un sot. Que le mal soit déjà réel ou non, de tels symptômes méritent qu’on y regarde J’aurais bien des choses à vous dire à ce sujet. Mais je ne puis les écrire. 10 h. Je n’ai point de lettre aujourd’hui. Je laisse partir celle-ci comme elle est. Je n’y ajoute et n’en ôte rien. Adieu. Adieu. G.
131. Val Richer, Vendredi 4 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
L'immobilité militaire et diplomatique est complète pour le moment. Nous apprendrons peut-être un de ces jours la prise des Îles d'Aland, et une bataille sur le Danube. Je ne sais si, de ce dernier côté, St Arnaud se prépare à se battre, comme vous le dites ; mais vous me paraissez décidés à l'éviter. Tous les journaux d’hier annonçaient votre retraite de Guere Gewo sur Bucharest, et même au-delà. A la vérité que signifient les journaux depuis qu'ils ne parlent plus à tort et à travers ?
Nous en saurons encore bien moins quand la session du Parlement sera close. Il me revient qu’elle se prolongera quelques jours de plus qu’on ne croyait. Le fils aîné de Sir John Boileau, qui est private secretary de Lord John, devait venir le 20 passer ici huit ou dix jours ; mais sa soeur écrit à ma fille que Lord John ne quittera Londres que le 28. Le Cabinet, et Lord Palmerston comme les autres, subit impunément une foule de petits échecs. Il durera autant que la guerre. C'est la guerre qui fait la sécurité de Lord Aberdeen. Bizarre situation. Tout est bizarre du reste dans cette affaire. Certainement l’Angleterre déploie et étend beaucoup sa puissance. Ne vous figurez pas que cela fasse quelque chose ici. Personne n’y pense. La faute de votre Empereur, depuis un an, est de croire que les gouvernements se conduiront pas des considérations anciennes et secondaires ; il n’a pas prévu que des idées simples, uniques et nouvelles décideraient de tout ; pour la France, l’intérêt de l'alliance Anglaise ; pour l'Angleterre l’intérêt de l'abaissement Russe. Tout a disparu et disparaîtra devant ces deux desseins.
Le mouvement Espagnol s'est fait à Séville comme ailleurs et le nom du Duc et de la Duchesse de Montpensier n’est pas prononcé dans les journaux. On parle beaucoup du Salon de Mad. de Montijo à Madrid et de son intimité avec les généraux O'Donnell Dulce et autres. Le décret de l'Empereur d’Autriche sur l'établissement des États et des comités de Province est bien conçu et bien rédigé. Quelles en seront l'importance et l'efficacité politiques, et jusqu'à quel point donnera-t-il satisfaction aux intérêts nouveaux, je ne le sais pas ; mais c’est certainement l'œuvre d’un gouvernement sérieux, et qui sait ce qu’il fait. C'est sans doute M. Bach qui en est l'auteur.
Midi
Ceci vous trouvera donc réellement à Schlangenbad. Je suis charmé que vous y ayez Ellice. Adieu, adieu. G.
132. Bruxelles, Jeudi 14 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Enfin me revoilà près de Paris C’est le seul sentiment joyeux qui accompagne ma rentrée de Bruxelles. J’ai fait tout le voyage avec les Shaftesburg et le Marquis d'Areglis. Tous charmants. Je trouve ici Mad. Kalergis, très curieuse à écouter, d’autant plus que mon rendez-vous à Cologne avec mon neveu a marqué au moment de partir il reçoit la nouvelle que le roi de Prusse revient le 11 à Berlin de Pulbus. Impossible de s'absenter. Le roi est malade d'une tumeur à la jambe, causée par une chute, et il revient pour le soigner. Je n’ai encore vu personne de ce pays-ci, mais je trouve les journaux. Evidement l'Empereur ira en Angleterre, ce sera au retour du voyage de La Reine en Ecosse. Il sera reçu là avec enthousiasme. J'ai recueilli ces derniers jours bien des renseignements curieux. Par exemple le prince Albert déteste, mon Empereur. Dépit personnel. C'est étonnant que depuis mon empereur a blessé.
Kalergis raconte beaucoup de choses. Des résolutions soudaines violentes, des défaillances. Un grand décousu. Dirigeant tout jusqu’au moindre détail les opérations qui s’excitent au loin. Pas d’idée de fléchir. Jamais nous ne consentirons à la destruction des traités anciens. La seule chose à concéder serait la liberté de la mer noire. Rien au delà.
L’Empereur très triste, très sérieux. Nesselrode obligé d'obéir, pas très découragé. Orloff n’ayant fait et dit que des bêtises à Vienne. Confiance que l’Allemagne unie empêchera la guerre générale.
D’un autre côté j’entends dire que la conduite de l’Autriche la rendra inévitable, & que vous ne serez pas fâchés de la porter sur le Rhin. Enfin, le présente est détestable et l’avenir est pire.
Je vais me reposer si je puis aux milieu de l’agitation d’esprit où je vis. Que sera Sébastopol ? Le Moniteur a bien fait de tempérer. Le langage de St Arnaud. Le public doit être autrement traité que le soldat. Je regrette que votre Empereur dise des choses dures au mien. Adieu. Adieu.
P.S. Je me reprends. Les journaux demandes les discours.
Mots-clés : Diplomatie, Femme (diplomatie), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Allemagne), Politique (Angleterre), Politique (Prusse), Politique (Russie), Réseau social et politique, Salon, Victoria (1819-1901 ; reine de Grande-Bretagne), Voyage
132. Paris, Mardi 11 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous m'avez écrit une excellente lettre. Je vous en remercie tendrement. Elle à propos savez-vous m’a réchauffée qu'il fait horriblement froid. Je suis transie & la nuit je ne trouve pas assez de châle pour me couvrir. Est ce que l’hiver serait commencé ? J'ai fait ma promenade hier à St. Cloud ; en rentrant j’ai trouvé chez moi mon Ambassadeur & la petite princesse. Le soir j'ai fait une tournée de visites, je n’ai trouvé que la marquise Durazzo. Voici mon médecin qui est venu me prendre mon temps. Il croit que je radote lorsque je lui raconte mes peurs sur Marie, et je vois qu'il me croit plus folle qu’elle. En attendant, il est enchanté que je l'envoie à Rochecotte. Mais il me faudra plus que ce remède, je crois, parce qu'il faut absolument rompre, ces caprices sans cela nous ne pourrons pas continuer à vivre ensemble. Il lui suffit que j’aime quelqu'un pour qu’elle le déteste. Ce pauvre Alexandre si doux et si poli pour elle, et qu’elle a traité avec la même férocité que vous !
M. Aston est venu me voir aussi hier matin. Nous avons à nous occuper ensemble du petit Coke qui nous a donné de l'inquiétude. On a craint un moment pour lui la fièvre scarlatine. Il va mieux.
Point de nouvelles politiques du tout. Je ne sais rien du Hanovre. Le monde dort.
Adieu ma lettre est un peu shabby mais je me suis levé tard. J'ai été interrompue. J’attends la petite princesse et il faut que ma lettre soit remise avant qu’elle ne vienne. Adieu. adieu. Aussi vivement que si vous étiez ici.
Mots-clés : Réseau social et politique
132. Val-Richer, Samedi 15 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il n’y a point de bonne raison pour que je n’aie pas eu de lettre ce matin. Mais la pire serait que vous fussiez malade. Je ne suis point résigné à celle-là. Je ne suis résigné à aucune. Je ne sais pourquoi je vous écris avant le courrier de demain, car je n’ai rien à vous dire. Et si je vous disais tout en ce moment, je vous écrirais fort tristement. Je crois que je ferai mieux d’en rester là, d’autant que je n’ai pas la moindre envie de vous parler d’autre chose.
M. Duvergier de Hauranne vient d’arriver. Il passera ici cinq ou six jours. Le Duc de Broglie viendra l’y prendre jeudi ou vendredi prochain. Je vais redescendre dans le salon où je l’ai laissé. En général, chaque soir je rentre et je m’enferme avec plaisir dans mon cabinet. Aujourd’hui, j’aime mieux ne pas y rester. Dimanche 10 heures Pas de lettre aujourd’hui, non plus. Décidément je suis inquiet de votre santé. Je vais faire demander de vos nouvelles.
Adieu Madame. Peut-être vous est-il venu quelque visite d’Outre-Rhin. Adieu. G.
132. Val Richer, Dimanche 6 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il n’y a pas à s'étonner que nous rabachions, nous simples spectateurs, quand les acteurs eux-mêmes rabâchent. Les journaux ne sont pleins que de votre retraite. Vous évacuez Bucarest et la Valachie ; vous vous repliez sur le Sereth. Vous avez déjà fait cela. Pourquoi le recommencez-vous ? Pourquoi l'avez-vous fait la première fois ? On peut, même à ses dépens, prendre plaisir à assister à un grand spectacle ; mais suivre, jour par jour, des scènes inintelligibles, où l'on ne peut démêler aucun plan et où ne se rencontre même presque aucune action, c’est très ennuyeux. Si nous ne nous écrivions pas tous les jours, je laisserais là mes journaux sans les ouvrir, en priant quelqu'un de m'avertir au moment où le drame reprendrait vraiment, un peu d’intérêt et de clarté.
J'en trouve un peu plus en Espagne depuis deux jours ; je comprends un peu mieux. évidemment, l’anarchie a éclaté si violemment à Madrid, à Barcelone à Valence, partout que la peur prend à tous ceux qui ont quelque chose à perdre à l'anarchie. Espartero en entrant à Madrid comme Manuel de la Concha en revenant à Barcelonne, ne sont occupés que de rallier les troupes, de rassurer les honnêtes gens, de réprimer les perturbateurs. Vous allez voir les auteurs de l'insurrection pratiquer immédiatement la politique de résistance. Cela sauvera, quant à présent, le trône de la Reine Isabelle. Il me paraît que son dernier gouvernement, le Cabinet renversé si violemment, le comte de san Luis et ses collègues dont je ne me rappelle pas les noms étaient vraiment d’une incapacité, d’une immoralité, d’une légèreté et d’une fatuité incomparable ; des doublures de roués et de parvenus. C'est leur détestable gouvernement, plus qu'aucun complot ou aucun projet d'Opposition, qui a fait l’insurrection et son succès. Il y avait bien toutes sortes de coteries, d’intrigues, de rêves et par dessus tout le vent révolutionnaire qui est dans l’air et qui jette bas la porte dés qu’on la lui entrouvre ; mais ce n’est pas là, ce qui a décidé l’événement. On a tout simplement voulu se débarrasser de gens qui gouvernaient trop mal, et on va essayer de gouverner un peu moins mal et un peu plus honnêtement. Voilà l'impression qui me reste de tout ce qui m’arrive. Nous verrons bientôt si elle est fondée.
Avez-vous connu le baron de Vitrolles qui vient de mourir à 80 ans ? C'était un homme d’esprit, courageux, fidèle à sa cause et à ses idées, mais bien brouillon et préférant toujours les détours au grand chemin. C'est avec lui que j’ai eu en 1815, ma première discussion politique, à l'occasion d’un pamphlet qu’il avait publié sur le rôle du Ministère dans le gouvernement représentatif. Je présume qu’il est mort du choléra, outre ses 80 ans. Je ne puis regretter que vous ne soyez pas, dans ce moment à Paris. Le Choléra y est bien plus fort qu’on ne le dit, et qu’il n'est permis aux journaux de le dire. Mad. Gabriel Delessert, en a été à la mort ces jours derniers ; on la croyait perdue. Son beau frère Français m'écrit qu'elle est hors de danger.
Midi
Je n’ai pas de lettre. Je m'en prends à Schlangenbad. Adieu, adieu.
133. Bruxelles, Samedi 16 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Hélène me quitte dans quelques jours pour s’en retourner en Russie. Mon fils l’accompagne. Van Praet va faire un voyage en Suisse et en Italie. Brokhausen est absent en congé. Creptovitch va partir pour un mois pour la chasse. Voyez l'isolement où je reste ? Jamais je n’ai été si découragée et si triste. Vraiment il ne vaut pas la peine de vivre dans ces conditions.
Mon logement provisoire est un tombeau, et il n'y a pas un coin dans aucune auberge. Je cherche une maison. On ne les loue que pour l’année. Je n'en veux pas, mon imagination répugne à un pareil engagement. Plaignez-moi beaucoup. Je suis bien à plaindre. Je ne connais ici personne. Cerini pour toute ressource. Et La mauvaise saison qui s'avance.
Le roi Léopold est revenu bien content de son entrevue avec votre Empereur. Elle a été utile pour tout le monde. Il a reçu une impression très favorable. de la manière tranquille et digne de l’Empereur. Il lui a trouvé beaucoup d’esprit, aucune passion dans l’affaire du moment, le désir de la paix. Beaucoup de franchise et de simplicité dans son langage. Enfin il a été parfaitement satisfait de cette entrevue et frappé de la personne.
2 heures.
Quelle fête 4 lettres à la fois ! Je m’inquiétais, je ne savais comment expliquer le silence. La poste était prévenue les journaux venaient. Mais point de lettre. J'envoie Galloni, et les voilà jusqu'au 159 inclus. Merci, merci, et Merci. A présent nous rentrons dans l'ordre. Adressez vos lettres à Bellevue. C'est là que je suis provisoirement. Le temps est encore beau que je regrette l’air vif des montagnes. Adieu. Adieu.
133. Paris,Mercredi 12 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il y a eu quelques nouvelles hier. L'armistice complète en Lombardie. Le changement de ministère en Espagne. Frias à la tête du nouveau. La diète de Francfort a déclaré son incompétence dans les affaires des Hanovre. Le Roi se propose de gouverner sans les chambres, et de n’avoir plus que des états provinciaux. M. de Metternich mande à Appony qu'il a longtemps causé avec Thiers, qu'il n'a jamais rencontré d’esprit plus animé que que le sien, qu’ils ont parlé des arts, de la politique, & que sur ce dernier point il a été extrêmement satisfait de la mesure avec laquelle Thiers s’est exprimée Le Roi revient vendredi. M. le Duc d’Orléans part le 15 et fera une absence de quatre semaines ; en attendant sa femme n’a pas encore bougé de son lit et sa faiblesse est telle qu’elle ne peut pas lever la tête. Je suis étonnée qu'il la quitte. Madame partira pour son château de Randon avec la princesse Clémentine et les petits princes. Elle ne reviendra qu'au bout d’un mois. La cour rentre aux Tuileries for good. Plus tard il y aura un petit séjour à Trianon, et un autre à Fontainebleau mais private. Je crois que voilà assez de commérage.
J'ai été hier matin à Auteuil. J'y dîne aujourd'hui. Le soir j’ai vu chez moi quelques personnes car je commence J’ai donc fait venir à m’ennuyer. mon Ambassadeur, son frère, la petite Princesse, Armin, & quelques autres. Le temps est froid quoique gai. Un beau soleil, et un vent glacé. Je n’aime pas cela. C’est du humbug. Je viens d'écrire une longue lettre à Marguerite. Je dois bien des lettres à bien du monde. Mon humeur est si chagrine que je n’ai pas le courage de me mettre à l’oeuvre. J'attends maintenant ce qui ressortira de Weymar, et au fond je n’attends pas grand chose. Je vous remercie de la lettre reçue ce matin. Le mauvais moment est passé n’est-ce pas ? Je suis presque impatiente de voir Marie partir, et cependant je serai bien seule. Je n’attends mon fils que vers le 22 pour quatre ou cinq jours. Lady Granville demain. Adieu, with all my heart.
Mots-clés : Diplomatie, Réseau social et politique
133. Val-Richer, Mardi 18 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Oui, je vous aime, je vous aime, plus que je ne vous ai jamais aimée, plus que vous ne le croirez jamais. Vous êtes malade depuis trois jours. On peut être bien malheureux sans être malade. Que n’ai-je pas pensé, que n’ai-je pas senti depuis trois jours ?
Laissez-moi être heureux de toutes ces lettres d’aujourd’hui ; heureux, oui heureux, laissez-moi être heureux de tout ce que je lis là. Je ne l’espérais pas. Je ne l’espérais plus. Dearest ever dearest, je vois ce que vous avez souffert. Pardon, pardon, laissez-moi être heureux. J’en ai un remord immense ; mais je suis si heureux. Trois jours sans lettres et en supposant toutes les causes, des causes bien pires que de vous savoir malade ! Ce que je dis là est affreux. Mais pardon encore pour cela. Adieu Adieu. Je vous aime. Ce soir, je vous dirai tout. Je vous aime.
133. Val Richer, Mardi 8 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne vous ai pas écrit hier. J'étais las de rabâcher par écrit et impatienté de ne pouvoir causer. Savez-vous combien de temps vous resterez à Schlangenbad ? Je suppose que non. Vous y referez-vous un salon, comme à Ems ? Je suppose que oui. Vous ne m’avez pas nommé les acteurs de votre second salon d’Ems. Je n'en connais que Morny.
On me dit que Biarritz ne réussit pas à l'Impératrice. Elle a suspendu ses bains. Elle est préoccupée de sa santé, et aussi de celle de l'Empereur. On s'étonne un peu à Paris qu’ils en soient partis au moment de la recrudescence du Choléra. On compare le Roi de Sardaigne allant à Gênes exprès pour visiter les hôpitaux cholériques. Comparaison faite sans amertume, sans mauvais vouloir, comme un fait qu’on remarque, et on passe.
La recrudescence est en effet assez vive ; samedi dernier 106 morts constatées à Paris, Vendredi 113. C'est peu en comparaison des chiffres des grandes crises ; pourtant c’est sérieux. Duchâtel m’écrit que le déclin paraît commencer. Ce sont les grandes chaleurs, et les orages qui ont multiplié les cas. Le frais est revenu. Duchâtel reste à Paris jusqu'au 12, à cause des prix de son fils ; après quoi il va s'établir dans la Gironde jusqu’au mois de décembre. J’ai aussi des nouvelles de Montebello qui ne va pas en Champagne parce que le Choléra y est plus fort qu'a Paris. Il viendra passer les vacances de ses enfants à St Adresse, près du Havre, et il me dit que de là il viendra passer deux ou trois jours avec moi. Je voudrais vous l'envoyer, mais je n'y compte pas.
La lettre de l'Empereur au Ministre de la guerre, à propos des marches des troupes vous aura un peu surprise. Il a très bien fait de l'écrire, mais moins bien de la publier. L'Empereur son oncle lui aurait dit qu’on ne lave pas son linge sale en public, surtout quand c’est la tête de ses propres généraux qui est le linge sale. Il y a eu certainement de grandes étourderies des Chefs ; la plus criante, dit-on, est celle d’un colonel à Vincennes qui, par un jour des plus ardentes chaleurs, a fait faire à ses soldats, au pas de course, le voyage de Vincennes à Paris. Il en est tombé beaucoup sur la route, et on assure, ce que j’ai peine à croire, que 37 sont morts à l'hôpital. Certainement cela méritait une vive admonition impériale et ministérielle, mais sans recherche de popularité, aux dépens des chefs.
Les nouvelles de Madrid sont un peu meilleures. M. Drouyn de Lhuys s'attendait à ce qui est arrivé, et avait donné à M. Turgot des instructions en conséquence. On dit que M. Turgot les a bien suivies et n’a point fait de faute. On est content de lui et de soi. Au fond, on est fâché et inquiet de ce qui se passe là. Il y aura à Madrid une presse et une tribune fort mal contenues. L'Empereur est moins inquiet que ses ministres ; il les rassure en disant : " Nous donnons quelquefois la peste aux autres ; nous ne la prenons pas."
Midi.
Voilà votre N°129. Long et curieux. Nous nous envoyons les mêmes bons mots. Adieu. Adieu. G.
Mots-clés : Conditions matérielles de la correspondance, Conversation, Correspondance, Diplomatie, France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Ministère de la Guerre (France), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Espagne), Politique (France), Réseau social et politique, Salon, Santé
134. Bruxelles, Lundi 18 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas de lettre hier. J’attendrai aujourd’hui. Je n'ai rien d’autres part non plus, & personne ici ne sait un mot de nouvelles. Le monde entier regarde Sébastopol et attend ce qui sortira de là. Je crois que nous ne sommes pas assez forts en Crimée.
Vous avez une grande supériorité de nombre. Ce sont donc les accidents sur lesquels nous avons à compter en notre faveur. Ce qui me frappe c’est la crainte qui excite en France & en Angleterre sur l’issue de cette expédition. Les plus sensés la trouvent extravagante. J’ai peur qu’elle ne le soit pas. Nous ne pourrons savoir des nouvelles que dans quelques jours d'ici. Quel moment curieux. Le roi Léopold part ce matin pour aller visiter sa villa sur le lac de Come. C’est agréable de pouvoir se donner ce loisir au temps qui court. Il reviendra à la mi octobre pour les chambres. Ses ministres ont retiré leur démission. Hélène et Paul me quittent à la fin de la semaine ; quelle perte !
Dans ce moment une lettre de Constantin. Je n’y trouve pas de gasconade sur Sébastopol. Bien mauvais signe pour nous. Evidemment nous n'y sommes pas forts. Le dernier mot est : « Si Sébastopol est, détruit, l’Empereur ne peut plus faire la paix de sitôt. » Toute sa lettre est triste. Voici la vôtre aussi qui n’est pas plus gaie mais plus agréable dans tous les sens. que vous voudrez donner à ce mot. Pauvre Constantin ! Je vous ai dit que je suis à Bellevue, mais ni chez Kisseleff ni chez moi. A propos il est ici, il est tout de suite venu, empressé et embarrassé. Je le mets à son aise, c’est fini, il sentira son tort longtemps cela me suffit.
Barrot est très empressé aussi, les autres diplomates sont absents. Bruxelles est un désert. Molé a été si malade. qu'il lui a fallu se transporter à Paris pour rester sous la main d'Andral. Aucun de ses enfants ni de ses amis, tout seul. Une lettre triste et bonne. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Armée, Circulation épistolaire, Conditions matérielles de la correspondance, Correspondance, Diplomatie, Diplomatie (Russie), Enfants (Benckendorff), Femme (diplomatie), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Belgique), Réseau social et politique, Salon, Tristesse
134. Paris, Jeudi 13 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous êtes toujours égal, toujours bon pour moi. Votre lettre ce matin me fait plaisir à relire. Mais au milieu de vos plus douces paroles je vois bien que je ne vous plais plus comme je vous plaisais et me je prends moi en véritable horreur. Il n’y a pas de sentiment plus pénible que celui-là. Je ne m’aime pas, voilà ce qui fait mon humeur. Du reste j'ai bien de quoi en avoir et de la très mauvaise. Il me semble que tout, en grand, en détail tout est en décadence pour moi, de temps en temps il s’offre à mon imagination quelque lueur, mais elle n’a pas de duré. Vous seul vous êtes pour moi une réalité, je le sens mille fois le jour, & je ne vous le dis jamais comme je le sens, parce qu'il me parait que je n’en ai pas le droit, que mon humeur mobile me porterait le lendemain à vous dire des paroles, plus tièdes, que tout cela n’est pas. digne de vous. Ah mon Dieu quelle confusion dans mon cœur ! Ma destinée est si triste que mon pauvre esprit succombe et quand vous n'êtes pas auprès de moi, il ne me reste pas un brin de courage, pas un brin de raison.
Le temps froid me tient loin du bois de Boulogne, j'ai été du côté de la ville hier, dans quelques boutiques. C’est des meubles que je vais voir. Quelques fois l’envie de m’arranger me prend, et puis, je trouve si pitoyable de m’arranger à la Terrasse. J’attends un bel hôtel ; le luxe, le confort dans lesquels j'ai vécu toute ma vie, et mon bivouac actuel me parait insoutenable. C’était drôle en commençant, cela ne me parait plus drôle du tout. J'en suis excédée. La petite princesse a tous les jours quelque nouveau récit à me faire sur Marie ; elle me démontre claire ment que Marie me déteste et qu’elle parle mal de moi. Cela ne me fâche pas, mais cela m’afflige. Comment pas un peu de reconnaissance pour tout ce que j'ai fait pour elle. Je ne sais par quoi nous finirons.
A propos Marie hait les petits enfants de la petite princesse. et a proposé un jour à sa nourrice de lui jeter une pensée à la tête ; une autre fois de l’étouffer. Eh bien & le médecin dit qu’il n’y a pas l'ombre de folie en elle ! Sneyd est arrivé & m’a fait une longue visite hier matin. Il m’a apporté une lettre de Lady Clauricarde que je vous enverrai. J’ai été dîner à Auteuil, j'y ai rencontré Fagel que j'aime beaucoup. Nous nous sommes arrangés pour un long tête à tête Samedi. Pas de lettre pas la moindre nouvelle de mon mari. Adieu. Adieu. Pourquoi ne suis-je pas née en province, d'une famille amie de la vôtre. Vous auriez pris soin de me former, plus tard de m’aimer, & puis. Adieu, adieu.
134. Val-Richer, Mardi 18 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Pardonnez-moi ce que je vous ai dit ce matin, ce que je vous redirai. J’étais si heureux ! Je suis si heureux ! Je n’ai pas pu, je ne puis pas, je ne veux pas vous le faire. Il faut que vous me le pardonniez. Oui vous m’aimez, vous m’aimez beaucoup. J’en ai douté. Moi aussi j’ai souffert, depuis plus de trois jours. J’ai cru depuis plus de trois jours, non pas que vous ne m’aimiez plus, non pas que vous m’aimiez moins mais que vous ne m’aviez jamais assez aimé que nous nous étions trompés tous deux, vous sur ce que j’étais moi, sur ce que je pouvais être pour vous. Que me fait l’étonnement ? Que me fait la nouveauté ? Moi, je vous aime plus, oui, beaucoup plus que le premier jour, que le premier mois. Je suis bien plus à vous. J’ai bien plus besoin de vous.
A Paris, quand je vais vous voir, le second quart d’heure vaut mieux que le premier, le troisième mieux que le second ; de moment en moment, près de vous, je me sens plus animé, plus reposé, plus confiant, plus heureux, plus avide. My beloved il en est des jours comme des heures, des mois comme des jours ; il en sera des années comme des mois. Le temps, loin de rien user, apporte à vous de l’attrait pour moi, à moi de l’amour pour vous. Je sais cela ; j’en suis sûr je l’éprouve. J’ai cru qu’il en était autrement pour vous, que ce même temps qui, pour moi, augmentait le charme et l’empire de notre lien, pour vous l’affaiblissait et le décolorait un peu. Et un peu, c’est tout. Je l’ai cru. Et au milieu de cette crainte, je suis trois jours sans lettre de vous ! J’ai tout supposé, tout m’a paru possible, des choses absurdes, folles, odieuses criminelles. Votre chagrin, votre violent chagrin de ce que je ne pouvais aller vous voir, était pour moi une explication inespérée, ravissante. Et c’est la vraie ! Et vous m’aimez comme je le veux, vous me le dites comme je le veux ! Encore une fois, pardonnez-moi mon bonheur. Vous grondez ! Non, dearest non ; je vous rends grâces, je vous aime. Vous ne savez pas combien je vous aime. Oui, je puis contenir, je puis taire ce que je sens. Je le contiens toujours. Je ne vous ai jamais exprimé ma tendresse sans me sentir le cœur plein d’une tendresse inexprimable, qui montait, montait en moi, et s’efforçait en vain de passer de moi à vous, et retombait en moi, sans que vous l’eussiez vue, sans que vous en eussiez joui. Désirez, mon amie, imaginez, inventez, rêvez tout ce qu’il vous plaira, je vous défie. Vous le savez ; je vous ai défiée une fois. Je vous défie toujours. Et laissez-moi vous tout dire.
Quand j’ai cru ce que je vous disais tout à l’heure, je ne m’en suis point pris à vous ; je ne vous l’ai point imputé à mobilité, à Caprice. J’ai tout attribué à la force d’un autre sentiment, un moment contenu et distrait, mais redevenu tout puissant dans votre cœur. Dearest, je puis tout accepter de la créature, que j’aime, tout, excepté l’inégalité, la moindre inégalité en fait de tendresse. Être pour elle moins qu’elle n’est pour moi, je ne puis pas, je ne veux pas. Il ne croyez pas que ce soit fierté seulement, pur orgueil. Non, non. Mais je vous aime de cet amour au delà duquel il n’y a rien et qui ne veut rien voir au delà, qui ne veut pas avoir un regret à sentir, un désir à former, que rien ne peut contenter si ce n’est le même amour. Je puis tout sacrifier, tout, même le bonheur que j’attends de vous, même le bonheur que j’ai à vous donner ; mais renoncer à la moindre part de votre cœur, de mon ambition sur votre cœur, jamais. Le jour où je le pourrais vous n’auriez pas tout mon cœur à moi.
Mercredi matin, 3 heures
Je vous ai quittée hier au soir pour redescendre dans le salon. J’attendais un messager que j’avais envoyé le matin à Broglie. La Duchesse de Broglie est malade, très malade ; une fièvre catarrhale aiguë, compliquée d’une inflammation d’entrailles, & de graves accidents spasmodiques. M. Chomel a quitté Paris pour venir passer quelques heures à Broglie. Il est reparti inquiet. L’état était le même hier. Dans tous les cas, ce sera très long. Son pauvre mari me fait une pitié profonde. Il l’aime autant qu’il peut aimer. Il serait très malheureux. J’espère cependant, et on espère. Je vous donnerai de ses nouvelles. J’en ai tous les jours. Je me suis couché tard et je me lève tard ce matin. J’étais fatigué. Depuis trois jours, j’ai fait de très longues courses, un peu pour promener mes hôtes, beaucoup pour me distraire. J’ai chassé même, ce qui ne m’était pas arrivé depuis plus de treize ans. Vous me parlez de lettres froides, de lettres bien écrites, bien raisonnées. C’est impossible. Vous me dîtes que je ne vous comprends pas. Vous ne m’avez pas compris non plus. Ah comprenons, nous toujours. Il y a trop à souffrir autrement.
10 h. 1/2
Je n’ai rien de vous ce matin, un seul mot de Génie que j’avais chargé d’aller savoir si vous étiez malade. Demain j’aurai une lettre de vous. Vous ai-je bien dit que je vous aime ? Vous ai-je dit quelque chose ? Je n’en sais rien. J’ai tant à vous dire. Je recommencerai. Adieu, adieu. Jamais tant d’adieux. G.
134. Val Richer, Mercredi 9 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Mon facteur est arrivé ce matin plutôt que de coutume et il était pressé de repartir. Je n’ai pas eu le temps de vous écrire. Ceci ne partira que demain. Mais je viens causer un moment avec vous à la fin de la matinée et après d'ennuyeuses visites. Quel abus des mots ? Causer ? Je ne sens jamais plus la séparation qu’au moment où je vous écris. Je ne crois pas à un armistice. Je ne crois pas à une mésintelligence, sérieuse entre la Prusse et l’Autriche.
Je ne crois à rien de ce qui supposerait, de la part des acteurs une conduite prévoyante indépendante, fortement préméditée et suivie. Ils sont et ils seront tous dominés et entrainés par des événements qu’ils n’ont ni faits, ni voulus. Je ne compte pour sortir de cette impasse, que sur l'extrême difficulté et cherté des efforts qu’il faudra faire pour y rester, et sur la presque impossibilité d’arriver à des résultats qui soient une solution. La guerre finira de guerre lasse, sans vraie victoire pour personne. Ses auteurs ne méritent pas mieux que cela.
Certainement l'Empereur Napoléon y a gagné, et il y gagnera encore s’il continue à ne faire ni plus, ni moins. Il a fait preuve de sagesse, car il n’a cédé à aucune tentation d'ambition ni de révolution. L’Angleterre y gagnera aussi ; elle a fait preuve de puissance ; elle a protégé efficacement l'Empire Turc contre vous, après l'avoir protégé efficacement contre nous en 1840. Un Empire protégé deux fois en quinze ans est bien près d'être un territoire sujet. L’Autriche, si elle garde jusqu'au bout la position qu’elle a en ce monent y gagnera aussi beaucoup ; elle aura fait preuve d'habilité ? Jusqu'ici, ce sont là, je crains, les seuls gagnants.
Jeudi matin 10.
J’ai devant moi, un brouillard qui me présage une belle journée. Les brouillards du matin, sans pluie, ont ici ce mérite. Je leur en saurai aujourd’hui, un gré particulier Les Broglie viennent, de Trouville, passer ici, la journée. Il vaut mieux pouvoir se promener en causant. Il n’y a pas grand monde à Trouville. Le Prince Murat y fait la pluie et le beau temps. Très grand train et train populaire. L’Espagne a bien mauvais air et Espartero bien de la peine à établir son autorité. Je persiste pourtant à croire qu’il l'emportera sur les juntes. Il aura toute l’armée pour lui et c’est l’armée en Espagne qui fait et réprime tour à tour les révolutions. Gréville a raison ; si Palmerston était aux affaires étrangères, il s'en mêlerait et dans un mauvais sens. Il vaut mieux qu’il passe son temps à faire faire, pour Mistriss Hume, le portrait de M. Hume.
Onze heures
Vous évacuez donc la Moldavie comme la Valachie et vous rentrez chez vous. Ainsi soit-il ? Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Conditions matérielles de la correspondance, Conversation, Correspondance, France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (Espagne), Politique (France), Politique (Russie), Politique (Turquie)
135. Bruxelles, Mercredi 20 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vos lettres font la seule joie de ma vie. J'en ai eu une excellente de Morny. Il quittait Paris pour aller passer quelques semaines à la campagne.
La respiration manque quand on songe à Sébastopol & on ne pense qu’à cela. Quelle boucherie cela va être ! L’ordre du jour de Menchikoff est le pendant de celui de St Arnaud, il n’y a pas à reculer. On ne se rendra pas. Cela fait frémir. Je persiste à penser que vous réussirez à moins que le ciel ne s’en mêle, c’est à dire les tempêtes. Et voilà l'équinoxe.
Je mène une pauvre vie ici, et dans quelques jours ce sera complet par le départ d'Hélène et de Paul. Van Praet habite la campagne, je ne le vois qu'un instant dans la journée, mais tout cela qui est cependant tant dans ma vie ne serait rien si je n’avais l’esprit bien agité. Je ne dors pas, j’ai perdu tout appétit. Je m'efforce de me tenir sur mes jambes, de vivre encore un peu de temps. Cela n’ira pas. La tête est trop tristement remplie et personne auprès de qui m'épancher et chercher conseil.
Un moment suprême s’approche pour moi. Dites-moi, si vous vous sentez le cœur de me faire un sacrifice. Vous allez faire des visites de 15 jours chez le duc de Broglie, vous faites des courses de Paris au Val Richer pour un jardinier. Ne pourrais-je pas être un peu le jardinier, un peu le duc de Broglie ?
Pour moi c’est un peu la vie ou la mort. Je ne sais pas prendre un parti et je suis force cependant de le faire. Je ne vais pas au devant des bombes, mais elles peuvent venir à moi. Il m'en est arrivée déjà une indirecte hier qui me bouleverse. Il faut bien du courage et j’en manque. C’est du très loin que je vous parle. Et bien, dites-moi, voulez-vous ? pouvez-vous ? quand pouvez-vous ?
J’ai été interrompue par la visite du G. D. de Weymar. Il ne passe ici que quelques heures. Même langage que tous les Princes en Allemagne. La paix, la paix. Votre Empereur. Blâme du mien. Pas de confiance dans le roi de Prusse. L'Empereur d'Autriche ne permet qu'à ses ministres de lui parler d’affaires. Bual & Bach, tous deux nos ennemis. Sébastopol agace les nerfs de tout le monde. Le temps est beau encore. Que me fait le beau temps. Adieu. Adieu, mon Dieu que je suis triste et flottante. Adieu.
135. Paris, Samedi 15 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je ne vous ai pas écrit hier. Aujourd’hui j'essaie de le faire mais je ne crois pas que Vous me dites je vous envoie ma lettre aujourd’hui il faut tout se dire, même de loin. Cela me semble impossible si je vous disais tout, tout ce que j’ai sur le cœur. Ah que je vous blesserais. Et en ne vous le disant pas, je ne sais de quoi vous parler, car je n’ai plus qu'une idée, une seule. Vous m'avez fait bien du mal. Et vous voulez que je croie, vous voulez de la foi. Et tous les jours vous prenez soin de m’en enlever. En me quittant le 16 août vous étiez décidé à ne pas revenir. Je l’ai vu, je l’ai senti. Je me suis fait effort pour en douter. Votre proposition de Baden m'a rendu mon soupçon. Je ne vous ai pas aidé à vous débarrasser de moi, M. Duvergier de Hauranne, M. le préfet, Madame sa femme, sont venus à votre aide. Convenez que ce sont de pauvres raisons ! Les autres valent mieux ; et cependant l’année dernière elles n’étaient pas suffisantes pour vous retenir ? Vous êtes venu me voir deux fois, cela ne vous a pas semblé difficile. C’est que vous m’aimiez bien alors. Non, je ne suis pas injuste je ne suis pas défiante, je vois les choses comme elles sont. Je mérite tout ce qui m'arrive, c’est moi, toujours moi que j’accuse. Je vous l’ai dit, je ne m’aime pas, et je trouve que les autres ont raison de ne pas m’aimer. Je sens ce malheur profondément. J’ai cru que vous m'aimeriez beaucoup, beaucoup, j’avais repris confiance en moi-même, je l’ai perdue, tout à fait perdu, et je me retrouve plus isolée, plus malheureuse que je ne l'ai jamais été. Mon âme est tout à fait abîmée, flétrie. Je n'ai courage à rien. Je ne sais que vous dire. Je ne vous dis pas tout encore. Je ne vous crois plus, et le 31 octobre ! Vous reverrai-je le 31 octobre. Vous me l'avez promis, mais est-ce une raison pour que j'y crois maintenant ?
Dans ce moment il passe un convoi sous mes fenêtres. Le cercueil est tout blanc tout est recouvert de blanc. Qu’est-ce que c'est que le blanc pour les morts ? Dimanche 16 Sept. 8 h 1/2 Vous voyez bien que je ne puis pas vous envoyer ma lettre, Et j'ai besoin de vous écrire, de vous parler à tout instant. Je vous aime, je vous aime beaucoup. Pourquoi m'aimez-vous si peu ? Vos lettres sont bien écrites mais elles me semblent si froides ! Je me couvre beaucoup. Je ne parviens pas à me réchauffer.
135. Val-Richer, Jeudi 20 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n’espérais pas de lettre hier ; et pourtant, quand elle m’a manqué, il m’a semblé que mon mal recommençait. Je vous dis, je vous répète que vous ne savez pas combien je vous aime. Que ne donnerais- je pas pour que vous eussiez vu ce qui s’est passé dans mon cœur huit jours, quinze jours avant le n°127 ? Par nature, quand j’aime je suis faible, très faible avec ce que j’aime et avec moi-même. Je délibère, j’hésite, je recule avant de résister comme d’autres avant de céder. Il me faut les motifs les plus évidents, les plus impérieux. Et quand ma raison, qui reste libre, a reconnu la nécessité, personne ne sait ce qu’il m’en coûte d’obéir à la nécessité et à la raison. Et quand il faut que vous en souffriez, vous que j’aime tant ! Dearest, je vous ai vu souffrir ; je sais ce que c’est que votre abandon à la douleur, votre angoisse, votre désespoir. Pardonnez-moi, Pardonnez-moi. Hélas, je ne puis pas vous promettre de ne vous faire jamais souffrir, pas plus que vous ne pouvez me promettre de ne jamais blesser mon insatiable exigence, de me donner toute votre vie. Mais je vous aime tant, je vous aimerai tant ! De loin, de près ! Et près de vous, je serai si heureux, je vous rendrai si heureuse. Vous vous en souvenez, n’est-ce pas de ces heures charmantes que nous avons si souvent passées ensemble si animées et si douces, si confiantes, rapides à ce point que nous ne les voyons pas passer et pourtant pleines comme une vie, et laissant des traces si profondes ! Vous me les rendrez, je vous les rendrai ; et quand nous les aurons retrouvées, quand je vous aurai là, devant moi, près de vous, il n’y aura plus pour nous de chagrin passé, ni de chagrin à venir. Nous n’aurons ni mémoire, ni prévoyance, comme des enfants, de vrais enfants, car le mal reviendra ; ce qui nous manque, nous manquera encore souvent. Il n’est que trop vrai qu’il nous manque beaucoup, beaucoup ?
10 heures
Oui, oui, je vous aimerai toujours, immensément, à combler, à dépasser votre plus insatiable ambition. Moi aussi, en ouvrant votre lettre excellente, charmante, j’ai poussé un soupir de délivrance. Moi aussi, je suis heureux bien heureux. Dearest, je l’ai été avant vous ; j’ai été soulagé avant vous. C’est là mon remord. Vous me pardonnez, n’est-ce pas ? Non, nous ne nous connaissions pas ; nous ne nous connaîtrons jamais, jamais assez pour que notre sécurité soit complète. Il n’y a de sécurité complète que dans un bonheur complet. Comment n’aurions-nous jamais un mauvais jour, une pensée triste une inquiétude amère ? Sommes-nous toujours ensemble ? Pouvons-nous à chaque instant, sur la moindre occasion, nous délivrer l’un l’autre, par un mot, par un regard, de ces nuages qui passent, de ces poids secrets qui tombent tout à coup sur le cœur ? Mais n’importe ; nous sommes, bien heureux ; nous serons bien heureux. Nous nous aimerons encore plus que nous ne serons heureux. Adieu. Adieu. Que de choses, j’ai encore à vous dire ! Oui, c’est une longue, longue histoire. Adieu. Je vous aime ; je vous aime comme le dit le petit papier dans le petit sachet noir. Adieu. G. Mad de Broglie est un peu mieux, c’est-à-dire un peu moins mal. Je viens de recevoir des nouvelles jusqu’à hier midi. Ils sont toujours bien inquiets. Cependant il y a plutôt du mieux. On me dit : " La nuit a été plus tranquille qu’aucune des précédentes depuis que la maladie a pris un caractère de gravité. La matinée commence bien. "
135. Val Richer, Vendredi 11 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je parle comme si j'étais sûr que les journaux disent vrai ; vous voilà donc hors de la Moldavie comme de la Valachie, et rentrés chez vous après un an de campagne. Comment l'orgueil du maître et l’enthousiasme des serviteurs s'accommodent-ils de ce résultat ? Il est vrai qu’il n’y a point de limites à l'aveuglement de l'orgueil. Ce spectacle est plus fait pour les moralistes que pour les politiques.
Votre Empereur a fait, au parti conservateur en Europe, dans la politique extérieure, le même mal que lui a fait, en 1846 sir Robert Peel dans le gouvernement intérieur ; il l'a désorganisé, et abattu en le divisant et en l'abreuvant de mécomptes. Je crois peu au triomphe Européen de la politique révolutionnaire, mais beaucoup à la décadence de la politique conservatrice. Le mal n'est pas puissant, mais le bien est très malade. Le monde sera longtemps ballotté entre le bien et le mal sans périr et sans se relever.
Les Broglie ont passé hier la journée ici. Le Duc revenait de Paris, uniquement préoccupé (Paris) du choléra qui est pourtant en déclin. Comme je vous le disais, on remarque que l'Empereur est parti, et qu’il ne revient pas pour la fête du 15. La Place Louis XV, les Champs Élysées, le Pont, les entours du Corps législatif sont dans un sens dessus dessous extraordinaire à cause de cette fête. On s'amuse assez de ces préparatifs et aussi de ceux de l'Exposition industrielle de l’année prochaine qui sera très belle, dit-on, quoique le Palais soit trop petit.
Voilà Montalembert hors de cause. Les journaux ont eu la permission d’annoncer le fait, sans aucun détail, ni réflexion. Après ce succès, je ne pense pas qu’il donne sa démission du Corps législatif. Il peut y rentrer en souriant.
Les pauvres Ste Aulaire sont menacés d’un grand chagrin. Leur fille aînée, Mad. de Langsdorff est très dangereusement. malade ; un dépérissement rapide dont on ne connaît pas la cause. Elle est à Etiolles avec son mari et ses enfants. Sa mère la soigne avec désespoir.
Quelque russe que soit la Princesse Koutschoubey parlez-lui de moi, je vous prie. Je m'intéresse à son chagrin. Je suis sûr que moi Français, je causerais avec elle plus doucement que vous. Vous savez que je vous trouve une très mauvaise sœur grise, parfaitement impropre à panser les blessures.
Midi.
La nouvelle est officielle. Vous évacuez les Principautés. Mais la paix n’est pas faite. Si on cesse de se battre, et si on commence à négocier, elle se fera. Adieu, Adieu. G.
136. Bruxelles, Vendredi 22 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Ma dernière lettre vous a-t-elle contrarié, touché ? Je reste perplexe et la respiration me manque quand je pense au faible fil qui me tient encore en vie et en good sense. Car je crois quelque fois que ma tête, m’abandonnera. Certainement je n’y trouve pas la force nécessaire pour prendre un parti. Vous me dites bien à propos aujourd’hui aucun moraliste n’a assez dit ce qu'il y a de contradictions dans notre cœur. Tantôt nous nous précipitons follement dans nos craintes, tantôt nous les repoussons absolument. Un rien chez moii fait pencher la balance vers un côté, & puis je m'arrête effrayée. Ah que j'ai besoin de secours. Je vous remercie de critiquer l'article sur Meyendorff. L'auteur est bien léger, il traite les sujets qu'il ne comprend pas. Quel dommage ! L'occasion était si bonne pour de bonnes choses.
Brunnow et Kisseleff ne sont pas infames, surtout le premier. Je ne sais pourquoi cettedistinction. L'un et l'autre ont mal servi, mal renseigné. Dans ce moment on leur ordonne de faire les morts, on ne veut pas d'eux à Pétersbourg. Meyendorff, que le public accuse aussi, a conservé toute sa faveur personelle auprès de l'Empereur. Il a été nommé grand [?] de la cour, mais on le conserve sur les cadres de la diplomatie et certainement il reparaitra quand la Russi retrouvera sa place ne Europe. Quand cela sera-t-il ? Mad. Kalerdgis part dans quelques jours pour Paris où elle va passer l'hiver. Elle est très agréable et bonne à faire jaser. Au fond là à Pétersbourg comme de ce côté-ci on pense de même, on reconnait les fautes. L’auteur seul ne les reconnait pas.
Le drame de la Crimée peut traîner en longueur. Quelle angoisse. Adieu. Adieu, que me répondrez-vous ? Je crois que j’ai tort de douter, mais je suis si accoutumée aux revers. Ah que celui-ci serait dur. Adieu.
136. Paris, Dimanche 16 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous n'avez pas eu de lettre ; cependant je vous ai écrit. Non pas le premier jour cela m’a été impossible, mon cœur, ma tête, ma main, tout s’y refusait. Mais je vous ai écrit hier, cette lettre est dans mon tiroir, elle y restera, car je vous ai dit tout ce que j’avais sur le cœur. Et vous m’avez appris à ne pas vous envoyer ces choses-là. Vous vous fâchez, vous me répondez, et je ne suis pas convaincue. Il ne me semble possible de nous entendre que de près. Vous m'avez rendue très malade, je me donne le plaisir de vous faire savoir cela. J'ai reçu une lettre de mon mari, je ne sais plus ce qu’il me dit, je sais seulement que vous ne venez pas, je ne sais plus autre chose et je ne pense pas vous offrir une autre manière de vous aimer que de perdre la tête de ce que cette année présente un tel contraste avec l’année dernière.
2 heures
Je rentre de l’église, je suis mieux. Un peu plus calme. J’y ai pensé à vous. Il m’a semblé que je devais tout vous dire, et je suis bien convaincue que je ne puis vous écrire qu'à cette condition. J'ai le cœur si plein, si plein, & vous ne me comprenez pas. Vous ne comprenez. pas le mal que m'a fait votre N°129. Je l'ai lue, relue, étudiée, encore une fois, toutes ces pauvres raisons. La seule, pratique est celle que vous regardez comme la plus faible. J’ai disposé du préfet & de M. Duvergier de Hauranne. Votre mère, vos enfants sûrement ils n’aiment pas à vous voir partir, mais quelques jours ! Vous l'avez bien fait l’année dernière. Et puis vous n'êtes pas obligé de dire pourquoi vous venez, vous m’avez souvent répété que vous conserviez votre parfaite liberté d’actions. Je ne me range qu'à la dernière raison et celle-là m’afflige au delà de ce que je puis vous exprimer. Je ne puis donc rien. Est-ce les moyens de venir ? Le temps que cela vous prend et que vous enlèveriez à votre travail ? Mais ce temps pourrait être abrégée. Je vous aurais vu ; et vous voir, vous entendre, me faire entendre de vous, voilà ce qui m’eût comblée, voilà ce que j’attendais, et il m’est impossible de vous rendre l’impression qu'a fait sur moi l’annonce que je ne vous verrais pas. Il m’a semblé que le monde finissait pour moi. J’ai pleuré, je pleure encore, je pleurerai toujours.
Dimanche midi
Je vais à l’église demander à Dieu de remettre ma pauvre tête ! Je vous écris tous les jours, mais je ne vous enverrai ma lettre que si vous me l’ordonnez et n’ordonnez pas légèrement car mon cœur est tout entier dans cette lettre. Je vous en ai écrit trois ce matin que j'ai déchirées. Peut être ferai je le même usage de ce billet. Je n'en sais rien. Je ne sais plus rien, sinon que vous ne venez pas.
136. Val-Richer, Jeudi 20 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je laisse mon monde dans le salon. Je viens vous retrouver un moment ; car nous nous sommes retrouvés ; nous ne passerons plus un jour sans lettre, ni l’un, ni l’autre n’est-ce pas ? Je n’ai rien à vous dire, rien du tout. Vous savez tout ce que j’ai à vous dire ; n’est-ce pas, vous le savez ? Et je ne puis pas vous parler d’autre chose. Ne me parlez pas d’autre chose, vous non plus.
Que votre lettre de ce matin, m’a rendu heureux ! Vous êtes donc allée demander au portier la mienne. Et après l’avoir lue, où vous êtes-vous assise ? Sur le canapé ou devant votre table à écrire ? Vous dîtes que vous étiez bien heureuse. Vous l’êtes toujours, vous le serez toujours. Soyez le toujours, je vous en conjure. Vous êtes bien aimable quand vous êtes heureuse. Je ne vous aime pourtant pas davantage non, certainement non. Je vous aimais beaucoup ces jours derniers, beaucoup. Que j’ai pensé à vous ! Que de fois j’ai passé en revue, tous vos mérites et tout ce qui s’est passé entre nous avant le 15, puis depuis le 15 Juin ! Je me suis tout rappelé. Tout est charmant. Tout sera charmant à se rappeler, même les mauvais jours. Mais que Dieu vous garde. Soignez vous bien ne soyez pas malade. Génie n’a donné hier de vos nouvelles. Dites-moi comment vous êtes bien exactement.
Vendredi 10 heures
Je me suis encore levé tard. Je n’ai pas eu un quart d’heure à moi. Je mène mes hôtes faire une grande promenade à quatre lieues d’ici. Nous déjeunons plutôt. Voilà une sorte lettre. Je ne puis souffrir de vous écrire ainsi. Aujourd’hui surtout. Je prendrais ma revanche ce soir. La lettre de votre mari ne me laisse pas un doute. Lady Granville a raison. L’Empereur a commandé la lettre comme le silence. M. de Lieven vous le dit en propres termes. Ils ont peur de vous. Il n’y a pas de mal. Amour ou crainte, il faut inspirer l’un des deux. L’état de Mad. de Broglie est le même. On m’écrit ce matin que le mal violent n’est pas revenu, mais le mieux a fait peu de progrès. Il est clair qu’on espère un peu plus seulement un peu ! J’en suis très préoccupé. J’ai une vraie amitié pour elle. Les personnes rares, sont très rares. Je vous tiendrai exactement au courant. L’an dernier, ma mère et mes enfants étaient à Trouville. L’an dernier je ne travaillais pas. Je vous aime plus que l’an dernier. Adieu dearest. Le meilleur adieu possible. Ce possible est bien peu. Adieu. Adieu. G.
Mots-clés : Discours du for intérieur, Relation François-Dorothée
136. Val Richer, Samedi 12 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Que de raisonnements et de questions à faire sur ces dix lignes du Moniteur ! En même temps que vous évacuez complètement les Principautés, l’Autriche se déclare d'accord avec la France et l'Angleterre sur les autres garanties à exiger de vous pour le rétablissement durable de la paix générale, et elle s’engage à ne traiter avec vous que si elle obtient de vous ces garanties. S'est-on effectivement mis d'accord sur ce qu’on vous demandera ? Est-on bien décidé, partout, à s'en contenter si vous y consentez ? L’Autriche a-t-elle de bonnes raisons de croire que vous y consentirez ? Si elle en a, c’est très bien. Mais, si vous ne consentez pas, la voilà liée jusqu'au bout avec la France et l’Angleterre. Par conséquent obligée de vous faire la guerre, comme la France et l'Angleterre, pour vous forcer à consentir. N’y a-t-il, dans tout cela, de votre part, qu’un artifice militaire et diplomatique ? Vous évacuez les Principautés. L’Autriche les occupe pour la Porte. La France et l'Angleterre n’y peuvent plus entrer. Voilà toutes vos forces disponibles ; vous pouvez les concentrer en Bessarabie, en Crimée, en Finlande, sur les seuls points où les forces Anglo-françaises puissent désormais, vous attaquer. C'est un affreux humbug que vos 8 à 900 000 hommes. Vous avez grand peine à armer et à entretenir 2 à 300 000 hommes effectifs. L’Autriche, en occupant les Principautés vous dispense d'en avoir davantage. Il faut rabâcher encore et dire que tout est encore bien obscur et bien incertain. Pourtant il y a un peu de nouveau, et plutôt bon que mauvais.
J’ai eu hier des nouvelles d’Angleterre, par un homme très intelligent, qui y vit habituellement et qui en arrive. Toujours même ardeur ; même parti pris de ne pas en finir sans de vrais résultats. Beaucoup d'humeur contre l’inaction des forces de terre et de mer. Les querelles de Napier avec quelques uns de ses capitaines font grand bruit. Très bonne récolte ; prospérité toujours croissante. Ici aussi, la récolte est bonne ; nous n'aurons nul besoin des grains d'Odessa.
Pauvre Roi de Saxe. Je ne me souviens d'aucun autre exemple d’un Roi mort d’un coup de pied de cheval. Il était sensé et aimé ; deux conditions devenues rares.
Onze heures
Je ne me souviens pas d'avoir jamais été deux jours sans vous écrire. C'est quelque bévue de la poste. Je vais lire les notes russes et françaises que publie le Moniteur. Elles ne mènent guère à la paix, ce me semble. Il est vrai qu'elles sont vieilles. Adieu, Adieu. G.
137. Bruxelles, Dimanche 24 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le cœur me bat bien fort en attendant votre réponse. De toutes les angoisses, celle qui peut me faire douter de votre affection est la plus intolérable. Je ne vous ai peut être pas assez dit l'urgence. Si je pouvais vous expliquer de loin ma situation mais c’est impossible. Il me faut un conseil, où le chercher ? Il n'y a que vous au monde pour me guider et me secourir. Tout ce que j’ai de raison et d’esprit ne me vient pas en aide. C'est la résolution qui me manque, il n'y a que vous qui puissiez me la donner. J'ai de curieux renseignements sur l’Autriche. Elle est bien pris d'une banqueroute. L'emprunt volontaire a été en effet un emprunt forcé. Si elle était entraînée à la guerre, ses finances dégringoleraient d'emblée jusque dans la cave. Elle ne peut donc pas la faire, elle ne veut pas la faire. Toute l'armée est contre, voir même le général Hesse qui la commande.
Politiquement, elle ne se soucie pas du tout de voir l'Angleterre prendre pied dans la mer noire ou seulement participer à la liberté de la navigation du Danube à son embouchure. Elle nous préfère bien aux Anglais.
Bual est absolument aux mains de Bourqueney. Lui et Bach sont vos seuls ennemis. Je suis frappée des deux Moniteurs de suite reproduisant une brochure la Prusse et la Russie. C’est bien fait.
L’Empereur Napoléon a fait à Cowley un éloge énorme du Prince Albert, frappé de son mérite, de son esprit & & Le Prince l’a invité au nom de la Reine de venir à Windsor avec l’Impératrice. Il a répondu qu’il espérait voir la reine à Paris. Tout ceci m’est mandé pas Greville. Voilà Lady Alice qui arrive pour m’interrompre. Adieu bien vite.
137. Paris, Lundi 17 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je ne sais quel parti prendre, faut il vous envoyer mes lettres ou les déchirer. Vous vous doutez si peu du mal que vous m’avez fait. Vous ne me comprendrez donc pas du tout. A tout hasard je vous envoyé tout, & vous ne savez pas tout ce que j’ai écrit de plus et que j'ai déchiré ! Vous pourrez trouver que je vous aime mal, mais vous ne trouverez pas que je vous aime peu. Il me semble que vous n'avez jamais su combien je vous aimais. Si vous avez le courage de me gronder peut-être me guérissez vous de mon amour. Car la révolte entrerait dans mon cœur. Ah que le vôtre est froid à côté du mien.
Midi
Je suis si triste, si triste. Quand me viendra la réponse à ceci, quelle sera cette réponse ? N’aurais-je pas mieux fait de dissimuler ? De faire une réponse convenable à votre 129. Une réponse aussi raisonnée aussi froide que l’était cette lettre ? Savez-vous cacher ce que vous sentez vivement. Moi, je ne le peux pas. Ainsi dans ce moment, si vous étiez ici. (ah quelle parole !) Je me jetterais à vos genoux, je vous demanderais de m’aimer, de m’aimer comme vous m’aimiez, de prendre pitié d’un pauvre cœur abattu, délaissé, malheureux, tout rempli de vous, qui n’a plus que vous, qui croyait en vous, qui voudrait y croire encore et qui ne le peut pas. Dites-moi, dites-moi si vous m’aimez. Dites le moi, vite un mot, un seul mot. Ne raisonnez pas avec moi, c'est si froid de raisonner. Cela me glace. Réchauffez mon pauvre cœur, j'y ai froid, bien froid.
1 heure. Lundi.
Encore un mot, encore. Aimez-moi, aimez moi je vous en conjure. Je pleure, je ne vois pas ce que j'écris. Dites-moi bien vite que vous m'aimez. Adieu. Adieu Adieu, toujours adieu, n’est ce pas ? Comme j’attendrai après demain matin ! si vous voyiez l'état où je suis, je vous ferai pitié.
137. Val-Richer Vendredi 21 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Notre promenade a duré près de six heures, plus de deux heures en voiture, et de trois à pied. Nous avons été de vallée en colline et de colline en vallée, la mer à l’horizon, sous un beau soleil, au milieu d’un beau pays bien boisé, bien cultivé, toujours en présence d’une nature très riante et d’une civilisation très active. Mais sous nos pieds la nature la plus sale et la civilisation la plus grossière qui se puissent imaginer ; des chemins abominables, ou pas de chemin du tout, ce qui valait mieux. Pourtant vous êtes venue là, vous ne m’avez pas quitté ? Quand j’ai vu cette boue, ces trous, ces pierres, je n’ai pas souffert que vos pieds y touchassent ; je vous ai prise dans mes bras, je vous ai portée. Vous étiez bien près de moi, toute appuyée sur moi, les yeux tournés vers moi quelque fois les retournant pour regarder le paysage, puis me les rendant doux et heureux.
Nous avons cheminé, ainsi très agréablement. Mes compagnons, qui n’avaient pas le cœur aussi joyeux, ne marchaient pas aussi légèrement que moi ; ils tâtonnaient, bronchaient. M. Rossi est tombé, Mad. de Meulan est tombée. Ils sont là bas, dans le salon à jouer aux échecs. Moi, j’ai joué une partie de trictrac avec M. Duvergier de Hauranne et je vous reviens, car vous ne jouez pas au trictrac. Je vous répète que Lady Granville a raison, et que M. de Lieven a reçu permission ou plutôt ordre de vous écrire. Pour combien de temps, combien de fois ? Je n’en sais rien.
Avez-vous lu les romans d’Anne Radcliff, les statues immobiles, inanimées, qui sont sur votre chemin et vous empêchent absolument de passer ? Tout à coup vous découvrez un bouton, vous le pressez, la statue se meut, vous ouvre le chemin vous transporte même et vous sert. Il y a un bouton à presser. Vous le savez.
Que signifie, cette arrivée à Weimar des Grandes Duchesses aînées ? Est-ce qu’il y a un ou deux mariages arrangés, à Munich ou ailleurs ? On me disait ces jours-ci que le Prince royal de Bavière était marié en secret, qu’il se défendait par là contre tout ce qu’on voulait faire de lui. Y a-t-il quelque chose de vrai ? Je suis charmé que Marie soit partie. Le conseil de vos amies est bon. Cette manière envers vous n’est pas tenable. Si elle en peut changer, il faut qu’elle en change. Si elle ne peut pas, à plus forte raison. J’ai une vraie pitié de cette jeune fille. Si elle eût eu de l’esprit, et le cœur à la fois un peu vif et sensé, elle se fût si bien trouvée de vous et près de vous ! Elle se fût trouvée trop bien. Quand vous l’auriez mariée, il lui aurait fallu descendre. Décidément sa position est triste. Ce qu’elle aurait de mieux à faire, ce serait de retourner dans son pays, d’épouser un bon gros gentilhomme Allemand et de ne plus penser à tout ce qu’elle a vu et entendu sous votre toit.
Je n’avais plus pensé que les Holland étaient à Paris. Parlez- leur de moi, je vous prie. Lady Holland a été très bonne pour moi. Dites-lui que je regrette beaucoup de ne pas la voir et que je la prie de me garder, malgré cela ses bontés. Partent-ils, bientôt ? Vous m’avez dit que vous m’enverriez une lettre de Lady Clanricarde. Que devient M. Ellice ? Est-il vrai, comme je le vois dans les journaux, que Lord Durham ait déclaré qu’il resterait au Canada. J’ai peine à me figurer que je ne reverrai pas Lady Elisabeth Harcourt. Il faut que je redescende. La partie d’échec doit être finie.
Samedi 7 heures et demie
J’ai ici un petit jeune homme de 16 ou 17 ans du midi, un peu de mes parents, qui achève ses études au Collège Louis le Grand et que j’ai fait venir pour ses vacances. Henriette l’a pris sous sa protection. Hier deux heures avant que nous ne montassions en voiture pour notre promenade, elle est venue me dire tout bas : " Mon père, j’ai engagé Favié à aller à la promenade avec vous. Il dit que cela lui fera plaisir. " Je lui ai représenté qu’il fallait songer au plaisir de tout le monde, que Favié était un enfant dont la société amuserait peu les grandes personnes pour qui la promenade, se ferait qu’elle avait eu tort de l’engager sans m’en parler et Favié n’est pas venue. Mais je l’ai embrassée de bon cœur. J’aime des créatures qui s’occupent des autres et ne craignent pas d’agir par elles-mêmes, de prendre sous leur responsabilité pour obliger ou faire plaisir. Henriette sera une maîtresse de maison très attentive et très aimable et très décidée. Du reste, elle m’a fort bien compris.
10 heures
Pour Dieu, ne soyez pas malade. La lettre de ce matin me laisse tout à fait triste. Voici un triste bulletin de Mad de Broglie : " L’Etat ne s’est point amélioré. La journée d’hier avait été moins agitée ; mais la nuit l’a été davantage. La fièvre est forte. Les médecins ne voient point de nouveaux symptômes ; mais ceux qui s’étaient déjà montrés ne cèdent point. Onze heures. Le calme se rétablit." Adieu. Adieu. Soignez-vous. Il faut que je mette une enveloppe sous l’enveloppe. On ne fait plus que du papier transparent. Je ne crois pas que le principe de la publicité doit aller jusque là. G.
137. Val Richer, Lundi 14 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai lu la dépêche du Comte Nesselrode au Prince Gortschakoff avec un sentiment pénible. Si embarrassée et si vide ! Embarrassée, comme d’un homme qui voudrait bien conserver sa position et qui pourtant ne parle plus très haut, n'ayant plus dans sa force la même confiance ; vide et vague, comme d’un homme qui ne veut pas ou ne peut pas aller droit au but et ouvrir telle ment les portes de la paix. Votre Empereur a l’air de sentir qu’il n’a pas eu de succès et qu’il a affaire à plus fort que lui ; et en même temps, il ne peut encore prendre sur lui de se conduire d'après ce sentiment. Plus beaucoup de fierté et encore beaucoup d'obstination. Vous voyez que pour moi, je parle sans détours.
Je suis bien aise que de l'autre côté on ait indiqué avec précision sur quelles bases on serait disposé à traiter. La dépêche de M. Drouyn de Lhuys est d'accord avec le langage des Ministres Anglais. Il y a là des conditions bien difficiles ; mais enfin on les connaît ; on s’y accoutumera peu à peu.
De tout cela, et quoiqu’il arrive à présent, la guerre continuée ou la paix, il restera une situation complètement changée, une autre Europe, un autre avenir. J’ai beau mettre mon esprit, en liberté ; je ne mesure pas encore tout ce qu’il y a de nouveau dans les conséquences de ceci.
Le Grand duc Constantin l'a échappé belle. On dit que la mort du Prince Galitzini a fait beaucoup de peine dans la famille Impériale. Etait-ce un jeune homme ? Qu'était- il au Prince Galitzini de votre salon, le mari de la rose du Bengale ?
Le discours de Lord Clauricard lui fait peu d’honneur. Ce n'est pas un discours anglais. Opposition de journaliste mécontent par suite de mécomptes, non d’un adversaire politique. J’ai trouvé, la réponse de Lord Clarendon très bonne, plus développée, plus nourrie de faits plus précise qu’il ne lui arrive ordinairement. C'est vraiment de la politique.
Pauvre Reine Christine être jugée et rendre l'argent ! Il y a des excès de scandale que notre temps ne supporte pas. Elle a beaucoup d’esprit mais trop de mépris. Les Cortés finiront par lui permettre de sortir d’Espagne. J’ai peine à croire à l'abdication de la Reine Isabelle. Si elle en venait là laissant sa fille enfant sur le trône avec Espartero pour régent, comme elle a été laissée elle-même par sa mère, il y a dix huit ans ce serait un singulier triomphe de la Monarchie.
Midi
Voilà le discours de la Reine d’Angleterre, bien vert à votre égard, et bien tendre pour la Turquie. Adieu, Adieu. G.
138. Bruxelles, Mardi 26 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Votre lettre m'a raffermi le cœur. Je regrette bien le délai, je serai bien embarrassée d'ici là peut être. Mais que faire, puisque vous ne pouvez pas avant. Si vous étiez là je vous rappellerai ce que je vous ai souvent dit même il y a 17 ans. Je viens après bien du monde. Vous l'avez contesté, j’ai maintenu mais ne disputons pas, surtout jamais de loin. J’attendrai le 12, Dieu sait avec quelle impatience ! Vous dites du 12 au 15, il est bien clair que je vous verrai au moins le 14 ?
Il est venu des renseignements. de Vienne selon lesquels nous serions en Crimée bien plus fort qu’on n’a jamais pensé. On dit 130 mille hommes. Cela me parait bien exagéré. Mon neveu avait rapporté à peine 60 mille ans la garnison de Sébastopol. Et puis si cela était, comment avoir laissé débarquer. Comment attendre encore que vous fassiez venir vos renforts ? Je ne crois plus ni à la force, ni à la rue, ni à aucune habilité chez nous. Mais je deviens tous les jours plus curieuse de ce qui va se passer là.
Lady Alice Peel m’est arrivée. Ce n’est pas un renfort très nécessaire, surtout tant que Kalergis et Hélène sont ici. Elle aurait mieux fait de venir la semaine prochaine. Elle repart demain. Lady Raglan qui est ici a refusé absolument de me voir. C'est un procédé de house keeper, et qui étonne tout le monde en Angleterre. Elle m’a écrit un billet que je garde. Un chef d’œuvre.
La lettre de Greville est curieuse aussi mais d'une autre façon. Je mets de côté ce qui pourra vous divertir. J'ai eu avant hier de la musique. Kalergis, Olga, et un neveu de van Praet, tous trois hors ligne. Hier personne que van Praet, tout le monde était en l'air, les fêtes de la Révolution, illuminations & Cérini est dans son lit malade. Je suis très mal campée ici. J’ai toute espèce de misères. Gallons part. Auguste est dans une maison de santé. Je reste avec Jean. Je ne jouis de tous mes désastres, j’aime les choses complètes. Adieu. Adieu.
138. Paris, Mardi 18 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Que pensez-vous de moi et qu’allez-vous me répondre ? Depuis que je vous ai écrit hier je n’ai pas cessé de tourner et retourner dans ma misérable tête votre lettre et ma réponse et plus j'y pense et plus je me repends. J'excuse tout ce que vous me dites. Je me veux du mal de tout ce que je vous ai dit. Il me reste bien ce froid. " Il fait moins pour moi cette année ci que l’année dernière", mais je n’ajoute pas " il m’aime moins " ; je ne le crois pas, et toutes ces réflexions me ramènent à vous avec moins de chagrin que je n’en éprouvais hier ; et bientôt, bientôt au bout de tous les dialogues que j’établis entre vous et moi, j'arriverai à vous demandez pardon de tout ce que je vous ai dit, de tout ce que j’ai pensé surtout, car j’ai encore plus pensé que je n’ai dit et mon imagination me sert si bien que d'ici à demain matin je croirai que tout est effacé, oublié, pardonné et que je sors seulement d'un mauvais rêve. Mais encore une fois que penserez-vous de moi, qu’allez-vous me dire? Je n'ai rien reçu ce matin, je l'ai bien mérité.
Mercredi 11 heures
Ma nuit a été bien agitée. J’ai reçu cette nuit vingt lettres, elles étaient toutes mauvaises. Je me réveillais entre chaque mauvaise lettre, pour me dire, " c'est bon signe " ; " c'est mauvais signe." Et quand le matin est venu, quand je suis entrée dans le salon où je déjeune, & que je n’ai point vu de lettre auprès de mon couvert, mon cœur s’est serré. Je suis descendue dans le jardin j’ai appelé le portier, il tenait à la main une lettre. Je ne savais si je devais l’ouvrir. J’espérais plus que je ne craignais, mais je craignais un peu et le cœur me battait bien fort. Enfin je l’ai ouverte et j’ai poussé un de ces longs soupir, de ces soupirs qui vous soulagent après une grande fatigue. Vous m’avez dit tout ce qu'il me fallait ; vous me l’avez dit comme je le voulais, et il me semble que nous nous aimions mille fois mieux depuis ces terribles quatre jours. Et je crois que j'ai bien fait d’avoir perdu la tête parce que je me retrouve si bien, si bien aujourd’hui. J'aurais pour un mois de récit à vous faire sur l’histoire de ces quatre jours. Ces récits seraient interrompues pas mille adieux. Que d'émotions j’ai éprouvées ! Et cependant c'est une histoire si simple, une seule pensée. Enfin, enfin tout est fini. Mais que j'aimerais à vous le dire de près !
Dites-moi, dites-moi tout. Vous avez douté de moi, je le vois. Nous étions des personnes bien éclairées sur le compte l’un de l’autre, il faut en convenir ! Et vous vous vantez de me si bien connaître ! Moi je ne me vante de rien, je n’ai pas une prétention, mais une ambition de cœur immense. Je suis insatiable. Je veux que vous m’aimiez. Dans tous les instants, toujours. Aujourd’hui je suis si contente. Et j’ai été si malheureuse. Je ne le serai plus n'est-ce pas ? Je ne puis rien vous dire encore aujourd’hui qui sorte de mon seul et unique sujet de préoccupation. Tantôt je reviendrai à vous pour vous parler d’autre chose, car bien des choses m’ont passé, sous les yeux depuis vendredi ; je vous enverrai copie de la lettre de mon mari. Pour aujourd'hui vous n'aurez que moi, moi toute seule, avec tout ce que j’ai pour vous d'amour, d’amour éternel. Adieu.
138. Val-Richer, Dimanche 23 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai mal dormi. Je me lève ennuyé de ne pas dormir. Je ne veux pas que vous soyez malade. J’ai peur que la pauvre Duchesse de Broglie ne le soit beaucoup, beaucoup. Les spasmes se sont emparés d’elle. C’est son mal habituel même en santé. Elle a toujours passé la nuit à rêver, à s’agiter, assiégée par le cauchemar, et plus fatiguée, en se réveillant qu’en se couchant. Il parait qu’elle est dans un état nerveux déplorable. Le mal violent est venu à la suite d’une imprudence qu’elle a faite, il y a quinze jours se croyant débarrassée d’une petite fièvre de rhume. Elle avait faim ; elle a mangé du poulet. Cela a déterminé des accidents intestinaux qui ont bouleversé toute sa personne. On dit que, dans les meilleures chances la maladie durera au moins 40 jours. J’ai horreur de ces longues maladies, qui ne sont pas domptées dans la première semaine. Ni la force de celui qui souffre, ni la science de celui qui veut guérir, ne suffisent à une si longue carrière. Je les ai tant vues s’épuiser l’une et l’autre !
Quel abyme entre ce que nous souhaitons, et ce que nous pouvons entre l’énergie de nos sentiments et la misère de nos moyens. Je l’ai vu cet abyme ; j’y suis tombé. Je n’y puis croire. Il me semble impossible, absolument impossible que des affections si profondes, des vœux si ardents, toute l’âme attachée à une seule pensée à un seul effort, n’aient qu’une si pauvre puissance. Toute ma nature se refuse à cette cruelle conviction. Et quand je la sens venir, quand je me vois au terme du savoir et du pouvoir humain, je fais comme les plus simples, je me réfugie dans la prière, cette tentative d’attirer, par un désir immense et vrai, la force de Dieu au secours de notre faiblesse. Je ne sais ce que peut la prière ; je ne prétends pas entendre la réponse de Dieu à ce cri de l’homme. Mais que Dieu n’écoute pas, que le cri de l’homme se perde dans l’air comme le bruit du vent, que notre âme ne puisse, en faveur de ceux qu’elle aime infiniment, rien de plus que ce qui se voit ici bas, je ne le crois point, je ne le croirai jamais. Et je prierai toujours, dût ma prière échouer toujours. Je puis me soumettre aux plus terribles volontés de Dieu, non à la certitude de mon impuissance après de lui, et j’aime bien marcher dans les plus épaisses ténèbres que rester immobile avec désespoir, sûr qu’il n’y a aucun moyen d’arriver.
9 heures
Je vous ai quittée. J’étais trop triste. Avec vous, je me défends de ma tristesse. Je crains pour vous la contagion. Pardonnez moi quand je me laisse aller. Je vous aime beaucoup, & je le sens au moins autant quand je suis triste que dans mes meilleurs moments. Votre grand Duc va-t-il décidément mieux ? N’a-t-on plus de crainte ? Savez-vous qu’il est fort connu que c’est la brutale imprévoyance de son père qui a failli le tuer ? Les hôtes que j’ai ici me le disaient hier ; et ils ne le tenaient pas du tout de moi. Ils me quittent aujourd’hui, M. Duvergier de Hauranne ce matin. M. Rossi ce soir. Mes nouvelles sont que le Ministère est de nouveau sérieusement inquiet de la Suisse. Louis Buonaparte ne s’en ira pas. Le parti radical suisse et Français, avec lequel, il est en intelligence, lui défend de s’en aller. Et puis, il est sot au-delà de tout ce qui se peut imaginer. Il y a quelques année, à Florence, il envoya chercher en toute hâte un homme d’esprit que je connais voulant de lui un conseil. Il lui montra une lettre de Corse où on lui promettait 1500 hommes, s’il voulait aller les chercher, et débarquer avec eux en France. Son conseiller l’en détourna, l’assurant qu’il ne réussirait pas. " Mais pourquoi donc ? Mon oncle l’a bien fait avec la moitié. " L’avis de M. Hess de Zurich, qui veut qu’on demande à Louis B. de s’expliquer catégoriquement et de déclarer s’il est français ou suisse, pourrait bien offrir une issue. Il sera peut-être difficile à L. B. de dire officiellement et décidément qu’il n’est plus français. Je sais qu’on attend quelque chose de là. Probablement on a tort. En telle situation, le plus grossier mensonge ne coûte rien et ne fait pas grand chose, car il ne trompe personne.
9 h. 1/2
Elle est morte. Je viens de recevoir un mot de son mari. Je pars pour Broglie dans deux heures. Adieu. Adieu. G.
138. Val Richer, Mardi 15 août 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vous ai à peine dit un mot hier du discours de la Reine d’Angleterre. Outre les paroles sévères pour vous il est très significatif : " Réprimer efficacement l’esprit ambitieux et agressif de la Russie. Assurer la tranquillité à venir de l'Europe. " Et au même moment, la publication au Moniteur de la dépêche de Drouyn de Lhuys à Bourqueney, et Lord John y renvoyant M. Hume. C'est la guerre tant que vous n'accepterez pas la paix à ces conditions là. La question n’avait pas encore été ainsi posée dans toute sa grandeur ni avec tant de précision et de clarté. Et maintenant, il est très naturel que les gouvernements alliés la posent ainsi, car c'est ainsi qu’elle se pose dans l’esprit de leurs peuples et de toute l'Europe. Tout le monde croit ce qu’on vous demande nécessaire pour assurer la tranquillité à venir de l'Europe, et personne n'est disposé à se contenter à moins. Effectivement personne en Angleterre, où l'opinion publique s'échauffe au lieu de se refroidir. En France le public ne serait pas si exigeant ; il est sans goût pour la guerre et sans parti pris sur les conditions de la paix mais l'Empereur Napoléon est bien décidé à ne pas se séparer de l'Angleterre, et le public Français l'en approuve, et le suivra dans cette voie aussi loin qu’il voudra aller. Si vous faites entrer dans les chances de votre jeu la désunion possible de la France et de l'Angleterre, vous y serez trompés comme vous l’avez déjà été. Le gouvernement du Roi Louis Philippe avait pour politique la paix et l'Alliance Anglaise ; celle de l'Empereur Napoléon, c’est l'alliance Anglaise et la paix ou la guerre, selon le temps et le besoin. Si vous ne prenez pas cela comme un fait certain et la base de vos opérations diplomatiques, Dieu sait jusqu’où vous pourrez être conduits, c’est-à-dire poussés.
Car à ce fait là, s'en ajoute, en ce moment un autre aussi grave ; l'Allemagne reprend son indépendance. Depuis 1815 vous dominiez l'Allemagne ; la politique Allemande était la vôtre. Cela n'est plus ; il y aura, il y a déjà une politique Allemande qui sera avec vous ou contre vous selon les intérêts Allemands, et les intérêts d’ordre Européen. Quant à présent, l'alliance Anglo-franco Autrichienne, qui vous avait tant déplu en 1815, est en train de se refaire et déjà à peu près refaite. Je ne sais quel espoir vous pouvez avoir de l’entraver encore ou de la dissoudre ; mais vous y avez si peu réussi depuis un an que vous ne pouvez guère compter sur un meilleur succès.
Vous aviez à votre arc, pour la question d'Orient (je ne pense qu'à celle-là) deux cordes excellentes, votre prépondérance en Allemagne, et la perspective de votre pas cela comme un fait certain et entente possible avec l’Angleterre pour le partage de l'Empire Ottoman. Vous les avez perdues toutes les deux. L’Angleterre, sur cette question s'est mise contre vous avec la France, et l'Allemagne vous a échappé. Il ne sert de rien ou plutôt il n’y a rien de plus nuisible que de ne pas voir les faits comme ils sont. C'est ainsi qu’on se perd. L'Empereur Napoléon 1er s'est perdu pour n'avoir pas voulu voir que toute l’Europe se coalisait contre lui, et qu’il ne pouvait ni lui résister, ni la diviser.
Ce n'est pas le Protectorat Autrichien que propose Drouyn de Lhuys pour les principautés Danubiennes, c’est le Protectorat Européen.
Vous ne pouvez pas contester la libre navigation des Bouches du Danube. Sur la nature et les limites du Protectorat religieux à exercer en Turquie en faveur des Chrétiens, il y a à discuter et on peut s'entendre. Je ne vois pas pourquoi vous n'accepteriez pas le Protectorat, en commun, Chrétien et Européen. Vous y perdriez certainement quelque chose, en réalité et beaucoup en apparence ; je comprends que vous préfériez le Protectorat spécial, Russe et Grec. Mais vous n'en êtes pas à choisir tout ce que vous préférez ; et, dans le Protectorat en commun il vous restera toujours la grosse part, car les chrétiens grecs sont les protégés les plus nombreux et vous êtes le Protecteur grec, et le plus voisin. Il y là aussi des faits qui sont à votre profit, et que personne ne peut changer.
Reste la limitation de votre puissance dans la mer Noire. Ceci est, pour vous, le point douloureux et, pour l'Europe, le point difficile. Je ne sais pas qu’elle solution on peut trouver. Mais on peut la chercher en Congrès.
Si on prétend résoudre toutes les questions en principe du moins avant de les discuter en congrès, il n’y aura ni congrès, ni paix. Il suffit que sur quelques unes, il y ait des bases sous entendues, et que sur les autres la discussion soit admise.
Quel monologue ! Je me suis figuré que nous causions. Je ne vous écrirai pas demain. Je vais passer la journée à Trouville ; un dîner qu’il n’y a pas eu moyen de refuser. Adieu. Adieu. G.
Pauvre Lord Jocelyn ! il me semble que c’était un bon ménage.
Onze heures
Voilà votre 113. Je suis charmé qu’il vous arrive tant de société à Schlangenbad.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Diplomatie, France (1814-1830, Restauration), France (1830-1848, Monarchie de Juillet), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Louis-Philippe 1er (1773-1850), Napoléon 1 (1769-1821 ; empereur des Français), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Allemagne), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (France), Politique (Grèce), Politique (Russie), Relation François-Dorothée (Diplomatie), Salon
139. Broglie, Lundi 24 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai trouvé ce malheureux homme désolé et soumis. Je passerai ici deux jours jusqu’à ce que son fils Albert, qui voyageait pour son plaisir soit arrivé demain, ou après-demain. Dès qu’il aura son fils, il ira avec lui au devant de sa fille, dont les lettres arrivent encore pleines des fêtes de Milan. Le maladie a été une fièvre cérébrale, très rapide à la fin. Le délire a été à peu près constant pendant les derniers jours avec plus de souffrance apparente que réelle. J’avais pour elle une vrai amitié et elle en méritait beaucoup. Tout le pays est désolé. Elle faisait un bien immense, & bien plus encore avec son âme qu’avec son argent. Elle s’est crue en grand danger au commencement, quand personne ne le croyait. Plus tard ; elle n’y croyait plus. Je n’ai pas encore votre lettre d’aujourd’hui. J’espère qu’elle me viendra dans la journée, demain matin au plus tard. J’ai besoin de l’avoir. Adieu. Je retourne auprès de ce pauvre homme. Les obsèques ont lieu ce matin, tout à l’heure. Elle restera à Broglie.
Adieu Adieu.
Mots-clés : Deuil
139. Bruxelles, Jeudi 28 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pourquoi êtes-vous si content que Mad. Kalergis passe l'hiver à Paris ? Explain.
J’espère que vous me trouverez encore en vie le 14 octobre, mais je n'en suis pas sûre du tout. Ma santé et ma tête sont dans un état très alarmant. Je ne dors pas au delà de quatre heures.
La nuit, encore ce sont les bonnes. Je me traine à peine en marchant. J'ai beaucoup maigri depuis ces quinze jours de Bruxelles. Je tousse abo minablement. Il faudrait un miracle moral prodigieux pour me remettre. J’ai beaucoup de peine à rassembler mes idées pour écrire une lettre. Ce serait bien dommage si je perds l’esprit.
Mad. Aurige est venu passer un jour ici. Son mari lui mande que personne à l’armée ne sait où il est à marche & contre marche ; lui commandait l’arrière dans la retraite. Le décourage ment et le mécontentement sont grands. On n'a jamais fait la guerre comme cela. Le cœur bat bien fort en pensant à Sébastopol. Et c’est égal de quelque façon que cela tourne, l’idées de cette horrible lettre effraye l'imagination. Je persiste, nous serons battus.
J'aime bien ce que le journal de l'Eure raconte de nos prisonniers. Je viens de le lire dans les Débats. Je ferme ceci bien vite car on entre. Adieu. Adieu.
139. Paris, Jeudi 20 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Quelle lettre charmante ! Que je vous aime ! Voilà de mauvaises journées excellentes, elles ont tout ramené, rétabli. Et je me sens heureuse ! Maintenant reprenons un peu l'arriéré. Je veux vous parler de mon mari. Voici la copie textuelle de sa lettre. Lady Granville jure encore que le silence était commandé par l'Empereur mais que voyant que j’étais prête à l’accuser haut & ferme comme j’avais fait sur la question de l’argent, il a commandé à mon mari de m'écrire. C’est un peu for fetched je crois, cependant il faut convenir que mon mari n’explique rien. Mon frère n’arrivait que le lendemain. J'attends ce qu'il me mandera sur ses entretiens avec mon mari. Je viens d’adresser une lettre à Bâle, sans récrimination, & reprenant le ton du journal.
Marie est partie. Le conseil de mes amis Granville (car elles ont tenu conseil. Lady Granville, Mad. Appony & la petite Princesse) est qu'à son retour on exige d'elle un changement total de manières envers moi ; ou bien que je la renvoie à ses parents.
Lady Granville est pour moi plus charmante que jamais. Les Holland sont désolés de ne pas trouver un seul grand homme à Paris. Je ne leur laisse pas le moindre espoir. Enfin ils se rabattent sur Berryer que je promets un jour. Je vais lui écrire. Lord Holland a eu un long tête-à-tête avec le roi hier. Mylady ne peut pas être reçue à la cour ne l’étant pas à la cour d'Angleterre. Je crois que le Roi se propose de la surprendre le jour où elle ira visiter Versailles. J’ai dîné chez Lady Granville. Avant-hier à Chatenay, hier chez la petite Princesse.
Je devais aller à Chatenay en tête-à-tête avec Humboldt. Palmella est venu le rompre, nous y avons été à trois. Humboldt plus bavard qu’il n’est possible d'imaginer même après l’avoir entendu, et d'une indiscrétion complète. Je vous manderai un autre jour toutes les curieuses confidences qu'il m’a faites. Nous avons trouvé à Chatenay mon ambassadeur qui était fort chagrin que je n'y fusse pas venue avec lui, mais il aime la voiture fermée que je déteste. Le chancelier impayable. Je n’ai rien vu qui ressemble plus à la province. M. Salvandy un peu rêveur, mais se posant toujours, Madame de Castellane agaçant Palmella. M. & Mad. Ducazes, lui, qu'il m’est impossible de comprendre ; & elle impossible de regarder le baptême est décidément remis au 1er de mai.
Les chambres se réuniront le 15 Décembre. Voilà les nouvelles qu'on y disait.
Lady Elisabeth Harcourt vient de mourir subitement à Milan, deux jours seulement de maladie. Une inflammation d’entrailles. C’est très frappant cette mort. Elle avait l’air si vivante, si animée. Je suis très inquiète de ce que vous me dites de Mad. de Broglie. Ne manquez pas de me dire tout ce que vous en savez. J’ai les nerfs très mauvais aujourd’hui. Je ne puis rien faire posément. Je me hâte. Je griffonne. Connaissez-vous cela ? Comme il y a longtemps que nous ne sous sommes écrit tout ! Il me parait que j'ai un arriéré d’un an.
Le Roi de Bavière est tombé malade de la fatigue que lui a donné l’Empereur. Il l’a tenu 7 heures à cheval, & qu’il n’avait jamais fait de sa vie. Partout on est bien aise de voir finir en visite. Les Affaires vont mal en Suède. Tout le nord de l'Europe est en assez mauvaise disposition. L'armistice de Milan est superbe. C'est l’Empereur tout seul qui l’a voulu. M. de Metternich n'y a pas la moindre part. N’est-ce pas étrange. Ce pauvre imbécile n’a eu qu’une seule volonté, et celle-là et le plus grand, le plus généreux acte la plus habile coup d’état. On parle beaucoup des tendresses entre M. de Metternich & Thiers. M. de Ste Aulaire le mande à M. Ducazes avec détail. Les Anglais sont très fâchés du change ment de ministère en Espagne. Les Affaires y vont très mal pour la reine. Mais vous verrez que don Carlos ne saura pas en tirer parti du tout.
Adieu. Adieu. Nous nous aimons beaucoup, beaucoup. C'est charmant ! Vous ne manquez pas de continuer n'est-ce pas ? C’est-si joli d'être bien aimée. Adieu.
140. Broglie, Lundi 24 septembre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je reviens d’accompagner le cercueil avec toute la population des environs vraiment éplorée. Elle est enterrée aux pieds de sa fille Pauline. Deux excellentes et charmantes créatures ! Il y a quatre ans, je suis entré dans ce cimetière, avec mon fils qui regrettait profondément cette jeune fille, et à qui Mad. de Broglie, avait donné la clef de la petite enceinte qui leur est réservée.
Bientôt, je n’aurai plus personne à qui parler de mon passé personne qui l’ait connu et aimé. La mort emporte bien plus qu’il ne paraît. Quelque chose m’a manqué dans ce cimetière, de la prière, un prêtre. Il n’y a ici que des catholiques. Toute la population était bien là, mais des prêtres, non. J’ai eu envie de les remplacer, de prier tout haut. Je ne l’ai pas fait. Je ne supporte pas la mort sans Dieu. Quand une âme s’en va, il faut qu’il soit là pour la recevoir. Je retourne auprès de ce pauvre homme qui est très courageux, mais vraiment bien désolé. Est-ce que je vous fais mal en vous disant ce qui me traverse l’âme ? J’espère que non.
5 heures
Mad. de Stael vient d’arriver. Elle a fait 170 lieues sans s’arrêter. Il est trop tard. C’est une bien malheureuse personne. Elle a tout entrevu, mari, enfants, sœur, bonheur intime, bonheur extérieure, et n’a rien entrevu que pour le perdre ! Je retourne demain chez moi. Je partirai après déjeuner. Je n’ai pas eu votre lettre aujourd’hui. Je l’aurai demain matin, et j’en trouverai une autre en passant à Lisieux. Si les accidents n’ont pas cessé, tenez-vous bien bien tranquille. Lady Granville a encore raison. L’immobilité est le vrai remède. Je lui sais gré d’être toujours aussi aimable pour moi. Elle vous le doit bien. Vous lui êtes de si bon secours pour amuser son mari !
Mardi 7 heures
Je n’ai jamais vu un tel rideau de pluie, si épais qu’il cache absolument la campagne. Peu importe du reste dans ce lieu-ci. Le soleil n’y égaierait personne. Le soleil reviendra. Ceux qui sont tristes s’en iront. Et un jour, je ne sais quand, mais pas loin, car rien n’est loin, tout passe si vite, on se plaira, on sera gai, dans ce lieu-ci comme ailleurs.. J’ai horreur de cette brièveté de toutes choses. Pas toutes n’est-ce pas ? Albert arrive aujourd’hui. Le pauvre enfant sait à peine le danger. Il aimait tendrement sa mère. Dès qu’il sera arrivé ils partiront tous pour Paris, et de là le Duc de son fils iront au devant de Mad. d’Haussonville. Je vais me retrouver seul chez moi. J’en suis bien aise. J’ai vu assez de monde. Trois ou quatre personnes doivent encore venir, mais dans huit ou dix jours seulement.
Adieu.
J’ai besoin de vos lettres. Comment former une conjecture sur ce que fera ou ne fera pas M. de Lieven ? Ses liens avec vous, sa qualité de mari, de père, de gentleman, tout cela n’entre pour rien dans sa conduite. Un autre décide de tout ; et cet autre qui peut deviner sa fantaisie, son humeur du moment. Il y a deux vices radicaux dans la nature humaine, la légèreté et l’arrogance. La situation despotique les développe l’un et l’autre au delà de que ce qui se peut imaginer. On ne vous écrira pas. Et puis on vous écrira. Il n’y a à compter sur rien. Adieu. Adieu. Bien tendrement adieu. G.
Mots-clés : Deuil, Discours du for intérieur, Vie familiale (Dorothée)
140. Bruxelles, Samedi 30 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je ne reçois jamais vos lettres régulièrement. C’est quelque fois le matin, d’autres le soir. Voilà ce qui a fait que ma réponse à votre venue n’a pu être faite que le lendemain, car passé quatre heures, ici on n'écrit plus. Kalergi n’est rien comme précédent. Elle est grecque ou anglaise. Passeport grec très libre. Je vois que vous fondiez des espérances sur cela. Hélas. Elle est partie ce matin, à la même heure Hélène pour la Russie emmenait mon fils jusqu’à Dresde. à la même heure van Praet pour une tournée. Il ne me reste absolument que les Creptovitch. Jugez !
L’Empereur sera à Varsovie, le 20 octobre, il y restera, c’est bien. Pour la guerre ou pour la paix. Il dirigeait de la Néva les opérations sur la mer noire & le Danube. Nous avons vu comme cela a été. L’Impératrice ira se fixer à Moscou. Toute la garde impériale c.a.d. 80 mille hommes sont dirigés sur Varsovie. Nous présenterons là un front de 200 m hommes à ce qu’on dit.
En Crimée nous n’avons pas 40 mille, imaginez ! On parle beaucoup de mauvais état de votre armée. Je n’y crois pas. Vous n’aurez pas entrepris l’expédition. On croit main tenant que nous serons quelques jours encore sans nouvelle importante de Sébastopol. En tous cas on ne peut pas le prendre par un coup de main. Brunnow a été appelé à Pétersbourg, ce n’est pas pour le consulter sur des opérations militaires. Moi je suis bien aise qu'il y aille.
Voici votre lettre. Je n’accepte décidément pas le 12. Votre santé avant tout. Reposez-vous bien à Paris je vous en conjure, portez vous bien et ne vous fâchez jamais contre moi. Il me semble que pour le quart d’heure je n’ai pas d’autre vœu. Vous êtes bien mon premier en toute chose.
Je n’ai pas lu encore la lettre de la reine Christine. Les premières paroles me paraissent bien dignes. Mon lecteur Auguste est à l'hôpital. Cerini ne sait pas lire. Emilie assez mal, & mes yeux presque pas. Adieu. Adieu.
140. Paris, Vendredi 21 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Que j'aime vos lettres ! Je vous en remercie tendrement. C’est juste, et il y a long temps que je le pense, il n’y a pas de sécurité complète sans bonheur complet. Et la seule ressource est de vivre dans le même lieu. J’aurai des instants, des heures d'angoisses, mais pas des jours. et tant de jours comme ceux qui viennent de se passer. Savez-vous qu'au bout de tout cela je suis un peu malade. Mes nerfs sont un vilain mouvement. Ce n’est pas dans le moment de l'inquiétude que je suis malade ; c’est après l’inquiétude passée que tout mon frame is shaken. Je suis comme cela depuis hier.
Fagel m’a accompagnée dans ma longue promenade hier. Nous avons été à St Cloud par un temps charmant. La pluie nous a reconduit à la maison. J’ai dîné seule et vite, ce qui est très malsain. Le soir on est venu. Sir George Villers & sa sœur qui est une personne charmante. Lui me plait comme il m’a toujours plu. De bien bonnes manières, une conversation. charmante, et de l’élégance dans sa figure. Pahlen et Armin le regardaient avec horreur. Je me suis empressée de le leur présenter pour forcer à un peu de politesse. Quelle idée de haïr quelqu'un pour sa politique ! Le prince Schevaremberg ne manque pas de venir chez moi. Il a un laisser aller qui serait de la très mauvaise compagnie s’il n’était un très grand seigneur. Au reste avec ses étranges façons il a toujours un air très respectueux ce qui appartient au grand seigneur. Il me rappelle beaucoup lord Melbourne un gentleman farmer avec beaucoup de bonhomie.
La reine d'Angleterre est tombée de cheval l’autre jour. Melbourne montait à côté d’elle, il ne s’en est pas douté. Il avançait toujours. Mon grand Duc ne va plus à Baden, je suis tout-à-fait déroutée, j’attends avec impatience ce que me dira mon frère. Si l’Empereur imaginait de le ramener en Russie. Mon mari pourrait venir me voir. Enfin nous verrons. Je devais aller dîner à Versailles aujourd’hui chez Palmella. Mais je viens de lui écrire pour m'en excuser. Les temps n’est pas beau, et surtout je ne me sens pas bien, il faut que je me ménage. L’affaire Belge n’ira pas et le roi des Pays- Bas pourra dire à ses états que le 22 mars il a proposé de reconnaître les 24 articles, et qu'au mois de Septembre encore la conférence n’a fait aucune réponse à cette proposition, et les états voteront le budget. Vraiment je me sens malade, je ne puis pas continuer ma lettre, je vais essayer de me coucher, mais c’est si ennuyeux.
Adieu. Adieu, je relirai votre lettre, je la répéterai, car je vous adresse tout ce que vous m’adressez. Adieu encore with all my heart.
141. Bruxelles, Dimanche 1er octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lady Raglan vient de recevoir une dépêche télégraphique de Vienne qui lui annonce une grande bataille livrée le 20. 50.000 Russes battus & en retraite (retraite où ? Je ne sais pas.) On ajoute sans le garantir que Sébastopol est tombé. Vraiment si c’est vrai, c’est bien vite. Je suis très nervous de cette nouvelle. D'une façon ou de l’autre je savais bien que je serais très émue. Je le suis plus que je ne pensais. Cela me touche tout juste sur une déplorable nuit. Je n’ai dormi que trois heures. Je suis brisée. Pas de lettres de vous ce matin. Au fond mon isolement dans ce moment a un côté convenable. Que dire devant des faits si honteux pour nous ? J’aime mieux ne pas parler cependant je ne veux pas croire encore à la reddition de Sébastopol.
Ma lettre est interrompue par des récits de domestiques, des éditions de journaux Belges. Je ne crois que le Moniteur et c’est bien assez. Il n’est pas midi encore.
Lady Alice est ma seule, ressource dans ce moment. Elle reste jusqu’à jeudi. Très bonne femme et résignée à mes mauvaises manières pour elle. Vous les connaissez. Adieu. Adieu. Hélas moins que jamais la paix.
J’espère que votre séjour ici ne sera pas étranglée. Je me désole déjà en pensant que vous voudrez me traiter moins bien que ne vous traitent vos amis, ou que vous ne les traitez. Je vous prie, je vous prie.
141. Paris, Samedi 22 septembre 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous m'avez écrit une courte lettre, mais bonne, & tendre et aimable. Vous voulez des détails sur ma santé. Certainement les mauvais jours qu'il y a eu entre nous m'ont fait du mal ; je suis très faible, très nervous, et depuis dimanche J’ai des accidents que je croyais qui n’arrivaient qu'aux jeunes filles. Vous voulez tout savoir. Vous voyez que je vous dis tout. Il en résulte que je marche à peine tout me fatigue. Je n’ai pas fait venir le médecin cependant. Lady Granville m’assure que ce ne sera rien et qu'il faut seulement me tenir plus tranquille. Je crois à Lady Granville en toutes choses. Je l'ai vue hier deux fois le matin et le soir. Le temps a été affreux, il n'y a pas un moyen de songer à sortir. Palmella m’aura attendue à Versailles.
J’ai dîné seule, très seule ; je me suis bien ennuyée après car je ne puis pas lire et mon ouvrage est une pauvre ressource. Eh bien, si vous avez raison de dire que la lettre comme le silence sont du fait de l’Empereur, que croyez-vous donc qui s’en suive ? Mon mari continuera-t-il à m'écrire ? Je suis extrêmement curieuse de la première lettre de mon frère et je suis fort étonnée de ne pas l'avoir reçue encore. A propos, mon mari avait menti, il n’a point changé de religion, les journaux allemands disent qu’arrivé à Bayreuth, où il avait fait sa première communion, il est allé droit à la même église et y a commencé après avoir été visiter la veuve d’un vieux précepteur allemand chez lequel il a passé quelques années de son enfance. Tout ceci me fait grand plaisir, et je m'en vais le lui dire.
Il n'y a pas une pauvre nouvelle ici, et je suis peu en train d'écrire, même de vous écrire, c’est beaucoup ! Je suis si lasse, si faible, mes genoux sont si faibles. Marie m'écrit de Rochecotte, Melle Henriette lui fait des confidences sur Mad. de Dino qui font, que Marie aurait grande envie de prendre la diligence et de revenir. J'espère que mon fils Alexandre sera ici à la fin de la semaine prochaine, cela me fera un bon moment, mais il sera court. Je suis bien inquiète de Mad. de Broglie. Hier M. Chomel et le général Lascours sont partis pour Broglie. On disait beaucoup qu'il y avait peu d’espoir. Quelle triste chose ! Adieu. Adieu. Je vais dîner aujourd’hui chez Lady Granville, je croise que c’est un dîner officiel pour Lord Holland. Il a eu deux heures d’entretien avec le roi. Lorsqu’il en est sorti, il a dit a damne fellow. Adieu comment faire pour reprendre des forces. C’est si bête d'être faible adieu.
Mots-clés : Décès, Réseau social et politique, Santé (Dorothée), Vie familiale (Dorothée)
