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Val-Richer, Vendredi 10 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne comprends vraiment pas le refus de passeport à votre fils. L’intérêt politique n'est pas assez pressant pour qu'on fasse ce refus à tout le monde. Et si une exception est possible comment l'Impératrice ne l’ait-elle pas obtenu pour vous ? Conséquence, il ne faut être ni le sujet, ni la femme d’un souverain absolu. Qu'est-ce que cela présage pour votre fils Paul s'il y va, et comment se dispensera-t-il d’y aller ?
Je ne trouve pas que la lettre du duc de Nemours fût nécessaire. C'est faire bien de l’honneur au marquis de Londonderry. Et certainement il ne fallait pas lui rappeler qu’il avait dîné aux Tuileries. Ce fou impertinent répliquera, peut-être. Où s'arrêtera la correspondance ? Qui aura le dernier ? Pour tout le monde, il n’y avait qu’une chose à dire, c'est le gouvernement qui n’a pas ratifié la promesse faite à Abdelkader ; il en avait le droit ; lui seul répond de la façon dont il en a usé. J’aurais volontiers accepté de nouveau aujourd'hui cette responsabilité comme je l’ai fait à la tribune, au moment même du fait.
Je ne doute pas que les détails de Mad. de Laigle sur l’intérieur de Claremont ne soient exacts. Ils sont parfaitement d'accord avec ce que j’ai vu et recueilli moi-même dans ma dernière visite. La famille est un faisceau délié, et personne n'est en état de le renouer.
M. Molé connaît beaucoup mieux l'assemblée que moi. Il se peut qu’il ait raison de croire que, si le président ne fait rien avant sa réunion, il est perdu. Je crois de mon côté que, s’il fait quelque chose, j’entends quelque chose d’isolé et d’irrégulier, il est perdu. Le public ne comprendra pas la nécessité et lui donnera tort. Je rabache ; pour faire de telles choses, il faut avoir une veille, et un lendemain, grands tous les deux. L’urgence du péril, les fautes de l'Assemblée peuvent fournir une occasion et un prétexte ; personne ne les voit aujourd'hui. Et la preuve que j'ai raison, c’est que personne, absolument personne ne veut prêter au Président. Le moindre concours pour un tel acte, s'il y avait un péril imminent et un peu de confiance dans le succès, il se trouverait des poltrons même pour y aider.
Avez-vous des nouvelles de Montebello, et savez vous où l'on peut lui écrire ?
Onze heures
Pas de lettre. Pourquoi ? J’ai peur que ce refus de passeport ne vous ait donné une mauvaise journée, puis une mauvaise nuit. Il faut attendre à demain pour le savoir. Adieu, Adieu
Paris, Samedi 11 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai enfin dormi, et c'est là tout ce que j'ai à vous apprendre. Les journaux sont pleins du bruit d'un changement. Votre petit ami auquel j’ai confié ma lettre hier, a pu vous porter les dernières nouvelles. Moi, je les ignore, entièrement. Je n’ai vu personne qui pût m'en donner. Viel-Castel ne sait ou ne dit jamais rien, & c’est le plus capable de mes visiteurs d’hier. Lasteyrie a parlé avec humeur feinte ou réelle de la conduite des Princes qui font toujours des bêtises. Il a parlé aussi avec une colère très sincère quoique contenu de Changarnier et tout joute sincère parce qu’elle était coutume. Il croit à la réélection du Président. Me voilà au bout.
Mon fils Paul va venir. Je le crois très effrayé. S’il va en Russie, ce sera pour lui bien pire que pour son frère. Et s’il ne va pas dans 6 mois on met le séquestre sur ses biens. Ce qu'il fera probablement sera de vendre ses terres et très mal. Comme il a des capitaux cela ne le dérangera pas. Et pour ce qu'il dépense il restera toujours beaucoup trop riche. Nicolas Pahlen va venir passer l'hiver à Paris. Kossuth fait un véritable événement en Angleterre. Palmerston reculera certainement. Le Morning post l’indique. Le journal des Débats serait-il bien informé à propos de Gladstone Palmerston & la diète de Francfort ? Hubner revient aujourd’hui de Corse. Adieu. adieu
Francfort est vrai. Je viens de l’apprendre à l’instant.
Val-Richer, Samedi 11 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Cela me déplait bien de n'avoir pas eu de lettre hier. J'espère que ce n’est pas autre chose, qu'une méprise de domestique ou de la poste quand on s'écrit tous les jours, il est difficile que cela n’arrive jamais. Si vous étiez souffrante, je compte que Marion m'écrirait. Je le lui demande formellement quoique je ne crois pas avoir besoin de le lui demander.
Paris, Dimanche 12 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je n'ai absolument rien à vous dire sur la crise. Je n’ai vu personne hier qui put m'en donner des nouvelles en me rappelant ma dernière conversation avec [Fould]. Je suis portée à croire qu’il y aura modification à la loi, & modification dans le Ministère. Je ne crois pas à [?] tranchée.
J’ai passé 10 heures bien inutilement dans mon lit. Je n’ai pas dormi du tout. Ces insomnies accusent un bien mauvais état de nerfs. Je suis accablée aujourd’hui. J’essayerai de dormir en calèche. Je ne vaux rien pour ce soir, et cependant, il faudra ouvrir ma porte. Montebello est à Passy. Je ne l’ai pas vu encore. Il parait que sa femme n'était pas encore partie pour Tours. Adressez lui donc votre lettre à Paris 73 rue de Varennes. Je serai curieuse de causer avec lui.
Le pauvre Constantin a perdu son second fils âgé de 12 jours seulement. Il répète qu'Alexandre ne peut pas subir un pareil qu arrêt et que l’Empereur ne peut pas l’avoir ordonné. C’est le mot d’ordre, nous verrons. Si vous vous attendiez à des nouvelles, ma lettre va vous désappointer. Cela n’est pas ma faute. Adieu. Adieu
Val-Richer, Samedi 11 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne vous écrirai pas par la poste de demain matin. Il est près de minuit. Vous aurez ceci Lundi matin. Adieu. Adieu. G.
Val Richer. Samedi Lundi 12 oct. 11 heures et demie
Paris, Lundi 13 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas de lettre par la poste, ce qui me fait espérer Génie. Pas de nouvelles ce qui fait croire qu’on délibère. Molé m'écrit un mot pour me dire qu’il ne sait rien. Je suis aussi avancée que lui. La statue de Guillaume le conquérant est exposé aux Champs Elysées. Elle est affreuse. Sa vue ne pourra pas inspirer vos paroles.
J’ai vu beaucoup de monde hier mais rien que des étrangers. En français il n’y avait que Chalais. et d’Aremberg. Hubner est revenu très gai. Il a tout-à-fait de l'aplomb. Valdegamas me dit que Narvaez reste tout l'hiver ici. Voici Génie qui m’envoie la lettre d’Ellice que vous me renvoyez. Comme il n’est pas venu lui-même, je ne sais rien. Adieu.
J’ai vu Montebello un moment bien inquiet de sa femme & ne sachant pas un mot de rien.
Val-Richer, Lundi 13 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
La conversation de mon petit homme, vous aura intéressée. Le résultat de son voyage sera bon. Il importe beaucoup que le Journal des Débats se tienne en dehors de toute cette intrigue, et le langage du Duc de Broglie à cet égard a été aussi net ; aussi positif que le mien. L’ébranlement me paraît grand sur la loi du 31 mai. Si le Président se sépare dans cette question, du parti de l’ordre et fait un pacte quelconque avec la gauche, ou une portion quelconque de la gauche, il se tire d’un embarras du moment pour se perdre infailliblement un peu plus tard. Si au contraire il manoeuvre bien un peu en dehors du, et un peu de concert avec le parti de l'ordre, il peut amener, à la loi du 31 mai, certaines modifications qui mettront fin à cette question entre les honnêtes gens, et dont il aura, lui président, le profit comme l’honneur, en restant séparé de la Montagne, comme il l’est à présent ce qui est pour lui selon moi, la condition du Salut. Le Président a entre les mains, dans cette question de la loi du 31 mai, un moyen de négociation avec les diverses fractions du parti de l’ordre, qui peut l'aider beaucoup, s'il sait s'en servir à résoudre les autres questions embarrassantes et périlleuses pour lui. Créton, révision, élections & & &.
On me mandait la note de Palmerston à Francfort au moment où vous m'en parliez. Ce serait un acte inconcevable si ce n’était pas un système. Il est décidé à se porter partout, le patron des littéraux, sans s’inquiéter de savoir s’ils sont ou non des révolutionnaires chez lui, il ne craint pas la contagion ; et au dehors, le patronage lui sert. Je suis convaincu que c'est une détestable politique, pour l'Angleterre comme pour le continent ; mais c’est la politique bien arrêtée de Palmerston, non seulement il la pratique, mais il y croit. C'est son esprit qu’il faudrait changer. On y réussirait encore moins qu'à le renverser. Kossuth l’embarrassera. Mais il n'est pas embarrassé de recaler. Surtout quand il n’y a rien à faire, et qu’il ne s’agit que de modifier un peu le ton du Globe ou du Morning-Post.
Kossuth est un grand ignorant ou un grand sot. Il a gâté, pour plaire un moment aux Jacobins de France, toute sa position en Angleterre. J'attendrai avec impatience, le résultat. de votre lettre à l'Empereur. Votre fils Alexandre me préoccupe. Pauvre garçon, accoutumé à Naples, à Castellamare, à se promener dans toute l’Europe, pour s'amuser ou pour se guérir. Échanger cela contre Pétersbourg ou le Caucase.
J'ai reçu hier une lettre de Saint-Aignan qui me frappe assez par sa vivacité contre la candidature du Prince de Joinville. C’est fort simple de sa part car il est, lui, très fusionniste. Mais son langage m'indique qu’il y a là tout un coin de l'ancien orléanisme à qui cette candidature déplaît mortellement. 1 heures Ce n'est pas la brièveté de votre lettre, ni l'absence de nouvelles. qui me déplaît ; ce sont vos nerfs et votre insomnie. Guérissez de cela ; je me consolerai du reste. Adieu, Adieu. G.
Paris, Mardi 14 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Comme votre petit homme n’est pas venu me voir, je ne sais pas un mot de ses conversations. M. Fould est venu hier soir. La retraite des ministres tout entier n’est plus douteuse. Celle de M. Carlier aussi. Le Président est décidé au retrait de la loi du 31 Mai. Dans le conseil qui se tenait à midi à St Cloud, les ministres donneront probablement leur démission, & probablement aussi. Ils seront invités à garder leurs portefeuilles jusqu'à la nomination de leurs successeurs. Ces successeurs très inconnus encore, mais certainement le Président n’ira pas les chercher à la montagne. En même temps qu’il retourne au suffrage universel il donne des gages au parti de l’ordre. Par quelque mesure conservatrice très vigoureuse. Jamais il ne fera ménage avec les démocrates. Il a vu M. Girardin une fois pour une affaire privée. On parle de M. Billant, mais au fait, on ne sait rien. Que fera l’Assemblée ? Si elle accorde le retrait de la loi elle le déjuge. Si elle refuse elle accroît son impopularité au profit de celle du Président. Il y a profit pour lui de l'une ou l’autre façon. Les nouvelles de Bourges & autres villes de ce côté sont que les rouges travaillent beaucoup.
J'avais hier soir Rothschild assez inquiet et curieux. En sortant de chez moi, il a fait une chute dans la cour. Oliffe l’a ramené chez lui, il s'est beaucoup blessé à la jambe. Cet accident a fait lever la séance, il était bien tard 11 1/2. Normanby était venu chez moi le matin, très curieux aussi, & assez inquiet. J’ai dîné hier chez Delmas. à mon heure, mes lampes &. il n’y avait pas eu moyen de refuser. Rothschild hier était Présidentiel, ce qui a fait dire à Fould que tout le monde le deviendrait, & qu’après tout les partis conservateurs de l'assem blée s'étaient conduits, bien maladroitement à quoi [Rothschild] a dit amen aussi. La soirée était fort curieuse. J’ai dit en l'air, Mais pourquoi le Président ne passerait-il pas par dessus la tête de l'Assemblée pour demander pays de rétablir le au suffrage universel ? A quoi de grands éclats de rire, & Fould disant mais vous allez droit au plus vif, c'est là la question. Je saurai quelque chose plus tard, mais trop tard pour vous le mander.
Changarnier a perdu sa sœur. [Rothschild] dit qu’il en est très affecté. Adieu. Voilà tout, pour aujourd’hui. Le Président n’a pas été à Chantilly. On l’attendait préfet & &. C’est Carlier qui a donné le premier le signal de la retraite du Ministère.
Val-Richer, Mardi 14 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si j'en juge par ce qui m'a dit mon petit homme et par ce qui m’est encore revenu depuis, le trouble et le découragement sont grands parmi les plus intimes et les plus puissants Elyséens. Carlier et Morny mal ensemble, presque brouillés. Morny répétant : "Il n'y a rien à faire puisque personne ne veut nous aider." Il a paru dire qu’il fallait laisser le Cabinet tel qu’il est n'en pouvant former un qui sût ce qu’il y a à faire. Je soupçonne qu’il y a, dans tout cela, plus de jeu que de réalité et pas autant de peur qu’on en montre.
Cartier a, dit-on, grande envie d'être ministre de l’Intérieur, et ne menace de sa retraite sous le drapeau de la loi du 31 mai que parce qu'on ne se prête pas à son désir. Est-ce que M. Léon Faucher ne paiera pas seul les frais de tout ce bruit. Il doit venir à Falaise le 26, présider à la fête de Guillaume le conquérant, aura-t-il le temps ?
Ce que dit Constantin au sujet du passeport de votre fils me donne quelque espérance. Il a probablement quelque raison de parler ainsi. Dieu le veuille ! Faites-lui, je vous prie, mon compliment de condoléance sur la mort de son petit enfant. Quel mystère que l’apparition si fugitive de ces âmes, créées pour ne pas même s’éveiller à la vie ?
Alexis de Saint-Priest est certainement le premier de l'Académie Française qui soit mort à Moscou. Tel que je le connaissais, il a dû lui en coûter beaucoup de mourir. C’était un épicurien et un Voltairien très sensuel et très sceptique. Homme d'esprit d'ailleurs, observateur fin et très médiocre agent. Toujours des prétentions au-dessus de ce qu’il était et de ce qu’il pouvait être. Je ne sais comment nous le remplacerons à l'Académie. Il sera tout-à-l'heure aussi difficile de trouver un Académicien qu’un Président. On aurait bien étonné, M. de Saint-Priest si on lui avait dit qu’il mourrait avant le chancelier.
M. de Falloux sera un jour de l'Académie. Mais je ne crois pas que le moment soit encore venu. On donnerait en le présentant trop tôt de l'humeur à des gens qui doivent voter pour lui. Je suis charmé du succès qu'il a eu en passant à Lyon. Il a bien compris la disposition du moment. C'est avec cette douceur et cette abnégation actuelle qu’il faut parler pour faire faire à la fusion un pas de plus. Le pas sera réel, quoique peu apparent. Quand vous verrez le duc de Noailles reparlez-lui donc de Berryer pour l'Académie. Il faut que l’une des deux places vacantes soit pour lui.
11 heures
Je n'attendais point de nouvelles ce matin. C’est aujourd’hui que la situation fera un pas, si elle doit marcher, ce dont je doute encore. Adieu. Adieu. G.
Paris, Mercredi 15 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai passé la nuit ayant Oliffe auprès de moi, & des cataplasmes de moutarde autour du corps. Un mouvement de bile affreux. Je me suis levée à l'heure seulement & depuis là jusqu'à présent Molé, Vitet & Montebello. Ils me quittent à l’instant.
La commission a décidé d'appeller demain les ministres. L'avis de Molé est qu’il ne faut pas convoquer l'Assemblée. Il est persuadé que le Président ne fera pas un coup d'état. On ne trouvera pas de ministres. Les anciens resteront en attendant. Thiers est effrayé à mort. Changarnier n’a pas ouvert la bouche à la commission. Montebello seul a parlé pour ce que vous dit le commencement de ma lettre. Pardonnez cette brièveté. Je suis bien souffrante. L'heure me presse. Molé est venu à 11 heures, & repart tout de suite. Falloux est chez lui à Champlatreux. Molé bien sensé. Adieu. Adieu.
Val-Richer, Mercredi 15 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
J'espère que Génie n'aura pas tardé à aller vous voir. Il avait des choses assez intéressantes à vous dire. Il sera allé d'abord rendre compte de son voyage à ceux qui l'avaient envoyé.
Je ne pense pas que votre lettre d’aujourd’hui, ni aucune autre, m’apporte rien sur la crise. Le conseil qui a dû se tenir hier n'aura pas été si expéditif, ni sitôt connu. Je persiste à croire à grand peine à quelque chose d'important, et j'attends froidement.
Avez-vous entendu dire, si comme on me le dit, le duc de Nemours a acheté une grande terre en Autriche, la terre de Leutennischel, et se propose d’y passer l'hiver prochain ? Il me revient aussi quelques détails sur les paroles aigres entre lui et ses frères. " Si nous avions été à Paris en février..." à quoi il aurait répondu. “Si j’avais été en Afrique à la tête de 30 000 Hommes... " Je doute de la conversation, mais la réponse eût été naturelle.
Il semble, par la lettre de Kossuth au maire de Southampton qu'il n’est pas décidé à fixer sa résidence en Angleterre. Je doute pourtant qu’il ait le bon sens de s’en aller tout-à-fait d’Europe. Mazzini et Ledru Rollin, le tenteront. C’est vraiment un fait sans exemple dans le monde que le trio de révolutions en expectative à l'abri de tout danger, grâce aux successeurs de M. Pitt.
Voulez-vous savoir, à défaut de nouvelles, l’impression d'un homme d’esprit et d’un galant homme de province, sur notre état ? Mon ami, M. de Daunant, m’écrit de Nîmes : " Une nation qui a subi en soixante ans dix révolutions, usé trois dynasties, et essayé de toutes les formes de gouvernement sans savoir améliorer les mauvais, ni conserver les bons, vit dans l’anarchie ou subit la conquête. Et ce qu'il y a encore de triste, c’est qu’elle ait de vils flatteurs comme M. Cousin, qui ne rougissent pas de lui dire qu’elle n’a jamais failli. "
Onze heures
Merci de votre longue et curieuse lettre. Je gronderai mon petit homme. Il avait bien des choses à vous dire. Il n’est pas très exact. Adieu, adieu. G.
Paris, Jeudi 16 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
M. Fould est venu avant le dîner. Très gai mais très décidé. Il doute que le Président trouve des Ministres, mais ceux-ci ne peuvent durer que jusqu’à la rentrée de l'Assemblée, car aucun d'eux ne signerait le projet de loi pour révoquer le 31 Mai. Ils voteront tous contre ce projet. La situation est très violente & le Président très content & très obstiné dans sa pensée. Il n’en reviendra pas. Si l’Assemblée se conduit bien, elle peut reprendre une grande autorité & popularité. Cela est très vrai, si elle est bien conduite. Mais où est le chef ?
Les nouvelles des départements sont mauvaises. Les paysans armés contre les châteaux. Quel moment pour un changement complet de Ministère & de politique. On persiste à dire cependant que ce Président veut rester fidèle à la politique conservatrice & qu’il en donnera des gages. Cela a l’air d’un puzzle !
[Helkerm] était chez moi hier soir. Il avait eu lundi un tête-à-tête de 2 heures avec le Président. Il prétend lui avoir dit toute la vérité & très fortement, & avoir complètement échoué. Le Président s’est plaint avec une grande amertume de Thiers & [?].
Il est 2 heures, je n’ai pas de lettres de vous. Qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà Aberdeen que je vous enverrai demain. Constantin après avoir lu ma lettre à l’Empereur [?] mon procès gagné. Puisse-t-il avoir raison ! Cette affaire m'a bien détraquée. Je me sens vraiment malade. Oliffe me traite.
Je vois beaucoup de monde cela me fatigue, l’opinion est bien unanime que le Président a fait une grande faute. On dit qu’il restera à St Cloud. Il a là beaucoup de troupes. Adieu, j’ai donné mes lettres à votre fille, je l'ai manquée. Marion l’a vue & lui a trouvé bonne mine. Adieu.
Je viens de voir Vitet. La commission après avoir entendu les ministres a résolu de ne point convoquer encore l’Assemblée. Cette commission se réunira dimanche. Faucher avait dit qu’ils n'étaient en dissidence avec le Président que sur la loi du 31 Mai. Mais que cela ne lui avait pas permis de rester.
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Val-Richer, Jeudi 16 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ceci sera ou très gros, ou très insignifiant. Si le Président, n'importe sous quel nom propre, a les Montagnards avec lui pour l'abrogation de la loi du 31 mai, le parti de l’ordre devient opposition, et nous entrons dans les grandes aventures. Si le Président modifie la loi du 31 mai avec l'aveu d’une partie considérable des hommes d’ordre et sans satisfaire la Montagne, c’est une oscillation comme tant d'autres. Mes pronostics sont plutôt de ce côté.
L’appel de M. Billault serait assez grave ; il a de la faconde, de la témérité, de l'étourderie, de la ruse. Il peut aller à tout, tantôt le sachant, tantôt sans le savoir. Autour de moi le public s'étonne et s’inquiète un peu, sans agitation. Il est très vrai que les rouges se remuent beaucoup, même ici. Ils viennent de créer, dans le département, un petit journal hebdomadaire. Ce suffrage universel, qu’ils font colporter et répandre par paquets, même au fond des campagnes. Cela n'est pas sans action sur la multitude, même honnête, qui prend plaisir à se voir rechercher et à se croire importante.
Le parti de l'ordre prend beaucoup moins de peine, et se croit peut-être trop sûr de son fait. Certainement, les partis conservateurs de l’Assemblée se sont misérablement conduits n’osant jamais faire ni seulement dire ce qu'ils croyaient non seulement bon, mais nécessaire, et ayant peur de toucher, au seul instrument dont ils pussent se servir, le Président. Ils se sont annulés eux-mêmes pour ne pas le grandir. Par défaut de résolution ; surtout par complaisance pour leur propre fantaisie et leur humeur. Personne en a voulu se contrarier soi-même, ni contrarier ses amis. Aujourd'hui ma crainte est double ; et le parti de l’ordre et le président courent grand risque au jeu qui se joue. Les joueurs enragés peuvent espérer quelque coup heureux ; mais les anarchistes seuls ont de quoi être vraiment contents.
Je vais aujourd'hui à Lisieux pour un grand déjeuner. Je verrai là l'effet de tout ceci sur le gros public. Mon petit journal jaune me dit qu'on dit que Cartier reste. Si cela arrive, vous vous souviendrez que j'y avais pensé. Je ne sais pas si ce serait bon pour M. Carlier lui-même ; ce serait certainement bon pour nous. Il ne nous livrera pas à la Montagne. C’est un homme intelligent et résolu. Il peut avoir envie de tenter, à tout risque, une grande fortune politique, à la fois au service du suffrage universel et contre la Montagne. Dans des temps comme celui-ci, ce sont ces hommes-là qui font avancer quelque fois dénouent les situations.
M. Véron m'étonne un peu. Il était très prudent. Se mettre dans la barque d'Emile Girardin et de M. de Lamartine ! Il ne peut pas se flatter que ce sera lui qui la conduira. Quand la prudence, et la vanité sont aux prises, on ne sait jamais. Je vais faire ma toilette en attendant la poste.
Onze heures
Quel ennui que votre bile ! Je voudrais être à demain pour vous savoir mieux. Adieu, Adieu. Je pars pour Lisieux. G.
Paris, Vendredi 17 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Voici vos deux lettres à la fois. Pourquoi cela ? Je n’en sais rien. La journée d’hier paisible, on trouve que la commission de permanence se conduit très sagement. Le blâme est universel. On ne comprend pas que le Président aie pu faire pareille faute. Tout le monde était pour lui, aujourd’hui c'est le contraire. Le corps diplomatique ne se gène pas de le dire. On croit qu’il ne trouvera pas de Ministres, & on dit que cela lui est égal car il a un grand mépris de l'Assemblée. Elle a un peu donné lieu à cela jusqu'ici. Je sais que tout dernièrement il a appellé M. E. Girardin un misérable. Il n'y a donc pas de vraisemblance qu'il le prenne. Avant-hier M. Fould croyait savoir que M. Billault refusait.
Hier il y avait dîner de dames russes à St Cloud. Kisseleff n'en était pas. Je n’ai pas dormi encore cette nuit, c’est bien ennuyeux . Est-ce que c’est une infirmité naturelle de mon âge. Adieu. Adieu.
Je n’ai pas encore vu Génie. C'est drôle. Adieu
Val-Richer, Vendredi 17 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
En même temps que votre lettre j'en recevais une hier d'un ancien député, fort sensé et fort mon ami, que vous m’avez quelquefois entendu nommer, de M. Plichon : " L’attitude que prend le Président nous rejette dans des perplexités nouvelles. Je ne puis croire encore qu’il change sa politique ; mais la seule incertitude qu’il autorise, sur ses dispositions est déjà un préjudice grave pour lui, pour là chose publique, et qui pèsera lourdement sur son avenir et sur le nôtre. Le rappel de la loi du 31 mai nous rejetterait, dans le Nord en plein gâchis révolutionnaire et deviendrait, dans le parti de l’ordre, le signal d'un sauve qui peut général. Je ne sais comment nous ferions pour rallier les fuyards. Tout le monde a le sentiment que cette loi est l’unique fondement de la sécurité actuelle. Elle est notre seul boulevard ; et ce serait, pour les différentes nuances du parti de l'ordre dans l'Assemblée, le cas, ou jamais, de résister. Je ne puis croire que le Président passe ce Rubicon ; le sentiment de l'honnête homme du chef de l'Etat qui a la conscience de ses devoirs et de sa responsabilité, prévaudra sur l’instinct du vieux conspirateur; et il ne restait de tout ce bruit que l’ébranlement du peu de foi que gardait encore le pays et sa déconsidération inséparable d'une nouvelle tentative stérile. "
Voilà le sentiment d’un partisan déclaré de la prorogation des pouvoirs du président qui me dit encore quelques lignes plus bas : " Je n'ai pas besoin de vous dire combien j'ai déploré de voir le nom du Prince de Joinville jeté dans la fournaise, si impru demment pour lui, si malheureusement pour nous. "
J’ai retrouvé à peu près ce même sentiment dans les vingt-cinq personnes avec qui j’ai déjeuné hier, propriétaires, magistrats, manufacturiers, tous gros et influents bourgeois du pays. Ce que le Président perd dans cette classe, par sa tentative actuelle, est visible ; ce qu’il gagne, et ce qu’il ne perd pas, dans les couches inférieures et pressées de la société, il n'y a pas moyen de l'apprécier ; on n’y pénètre pas, et elles ne disent rien, ou ce qu'elles disent ne nous parvient pas. Mais là, quoi qu’il fasse, les socialistes sont plus puissants que lui.
Ma conclusion est donc de déplorer. Et je déplore d’autant plus que je persiste à croire qu’il y avait une bonne conduite à tenir, et qui pouvait être efficace. Ira-t-on jusqu'au bout de celle-ci ? Nous allons voir. Je voudrais bien vous voir débarrassée de votre bile. L’agitation qui vous entoure vous en distraira, mais ne la calmera pas. Les désordres des départements du Cher et de l'Allier sont graves, et symptomatiques.
J’ai vu hier des lettres et des voyageurs qui en arrivaient. C’était bien un mouvement de Jacquerie provoqué par l'arrestation de quelques meneurs socialistes, défendre ses Chefs et, à cette occasion, piller les ennemis. Voilà probablement deux départements de plus à mettre en état de siège. Cela est difficile à concilier avec une politique de Tiers Parti.
11 heures
Vous ne me donnez rien à ajouter. J'attends comme vous. Ma lettre vous a manqué hier par la faute de mon facteur qui, trempé de pluie n’a rien trouvé de mieux à faire que de se [?] et d’arriver trop tard à Lisieux. Adieu, adieu. G.
Paris, Samedi 18 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
J'ai vu hier soir M. Fould très gai, très décidé ; décidé pour son compte à voter contre l'abrogation de la loi du 31 mai. Très sûr de la résolution du Prince de demander cette abrogation. Presque sûr que l’Assemblée aura peur et fera la volonté du Président. Le Président a fait une faute, il peut en faire impunément beaucoup encore car il est très puissant. Le pays est à lui. Les salons, les classes élevées, tout est unanime à blâmer ce qui vient de se passer. Il n’y a personne qui ne soit de cet avis. Mais cela n'y fait rien. Le prince sait tout cela, & cela lui est égal. Voilà ce qui s’est dit devant une demi douzaine de personnes. Le Prince multiplie les dîners. Aujourd’hui Kisseleff. On joue le soir au Lansquenet. Quand il n'y a pas dîner, le prince va au spectacle. Il rit beaucoup aux variétés. Voilà !
Viel Castel s'en va pour huit jours à Broglie. Baroche est parti pour sa campagne. Tout le monde est en vacances. Hier le Président a donné audience au comte Louis Batthyany qui devait être pendu.
Voici la lettre de Lord Aberdeen. Je lui ai répondu hier. Il est évident que cette affaire Gladstone le vexe beaucoup.
Dans le gros public, je vous rapporte le dire de mon médecin, on est persuadé que l’Assemblée fera la volonté du Président. Elle aura peur des rouges & peur de la popularité du Président ; c’est exactement ce que dit Fould. Il n’avait aucune idée sur le nouveau ministère. Il doute que Billault accepte. On dit que Victor Lefranc a refusé. Piscatory est ici, je suis fâché qu’il ne vienne pas me voir. Changarnier parle beaucoup. Il est en grande espérance. Marion le voit tous les jours chez les Rothschild. Le Baron est couché depuis sa chute. chez moi. Adieu. Adieu.
Val-Richer, Samedi 18 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le programme du Constitutionnel hier était précisément le puzzle que vous m’annonciez ; abolir la loi du 31 mai et rester archi-conservateur. Cela paraît et cela est parfaitement sot. Je parie que si le président va jusqu'au bout et trouve de nouveaux ministres, ce sera là ce qu'ils tenteront, et peut-être ce qu'ils feront. Ils seront dominés, subjugués par la nécessité de défendre l'ordre ; nécessité absolue quand on gouverne, et les petites jacqueries qui commencent, les y aideront ; et il faudra bien que le parti de l’ordre vote pour eux quand ils le défendront matériellement. Et il faudra bien que la Montagne vote l'abolition de la loi du 31 mai quand ils la proposeront. Ils seront tour à tour attaqués et soutenus des deux côtés. C’est un jeu honteux, ridicule, et qui perd au bout d’un mois, le gouvernement qui le joue ; mais en un mois le tour est fait, et quand le tour est fait, on rentre dans l'ornière de tous les gouvernements. Je crois vraiment que c'est là ce qu’on se propose comme on le dit et je ne suis pas sûr que ce fût tout à fait impossible sans les incidents qui viendront à la [traverse] surtout celui de la proposition Créton qui mettra le désordre dans ce désordre et jettera au milieu du jeu des cartes nouvelles dont la portée est incalculable.
Prévoie qui voudra ; j'y renonce, et je vais me mettre à faire mon discours sur M. de Montalembert. J’ai reçu hier une lettre de lui qui m'annonce le sien pour demain ou après-demain. Il n'en est pas content. Il me l'envoie tel quel me demandant de donner des coups de crayon partout où je trouverai quelque passage à modifier ou à retrancher.
" Je serai aussi docile que possible à cette censure si compétente et si amicale ! " Propos d'homme d’esprit qui a grande envie de réussir. Je suis sûr qu’il réussira. Son langage n’est pas d'une correction parfaite, ni d’un tour strictement acadé mique ; mais il a une élévation, un éclat, un jour de jeunesse à la fois noble et naïve qui surmonteront les petits défauts et plairont infiniment au public. Je serais bien étonné qu'il en fût autrement.
Voici un passage d’une autre lettre, d'un autre homme d'esprit, M. de Lavergne, qui vit dans un département du centre, la Creuse et qui observe bien " Le pays n'est ni bon, ni mauvais. Paysans et bourgeois se regardent sans amour ni haine. Les uns et les autres ne savant que faire et selon toute apparence beaucoup d'électeurs n'iront pas aux élections. Les paysans voteront encore pour Nadaud, par esprit de Corps, mais sans y attacher une pensée précise de bouleversement. Les bourgeois n'ont pas encore arrêté leurs choix. On m'a fait l’honneur de penser à moi ; mais j’ai refusé. Je n'ai jamais eu si peu d’attrait pour les affaires publiques et si peu de sympathie pour tous les partis. "
Cela ne présage pas grand chose de bon pour les élections prochaines. Ce pays-ci vaut mieux. Cependant les intrigues électorales commencent ; et si ce qu'on me dit est vrai, il y en a de bien étranger, on m'assure que M. de Saint-Priest a fait écrire ici, par M. Nette ment plusieurs lettres contre mon élection, et que le duc de Lévis et le Duc d’Escars ont parlé dans le même sens. Je ne le crois point, mais quand vous verrez le duc de Noailles, dites-lui, je vous prie que cela se dit et qu'on me le dit. Il est bon que ces messieurs le sachent.
Moi aussi, je voudrais bien être sûr que Constantin, a raison dans ses pronostics sur l'effet de notre lettre. Je penche à le croire. Le contraire serait monstrueux.
Onze heures
Adieu, Adieu. Je ne comprends pas Génie. Ou du moins la raison que je suppose n'est pas bonne. Je vais lui écrire. Adieu. G.
Paris, Dimanche 19 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je n’ai vu personne hier qui put me donner des renseignements nouveaux. Rothschild m’a fait dire que Billault avait refusé. Voilà tout ce que je sais.
Mad. [Marichkein] a trouvé le Président très triste et préoccupé. Il n’a pas dit un mot de la crise. Si j’avais été sa voisine à table j’aurais su m'y prendre. Mad. de la Redorte est revenu me voir hier. En grand blâme du Président, très convaincue que l'Assemblée ne votera pas le rappel du 31 mai. Son mari arrive demain, j’en suis bien aise.
Montebello n’est pas revenu de Tour où il a conduit sa femme. Le départ de Dumon le laisse tout-à-fait sec. J’ai oublié de vous dire hier que Génie est venu me voir. Il était intéressant. Je verrai peut être quelqu’un de la commission de permanence ce matin, mais trop tard pour vous en redire quelque chose. Je vous quitte. Je verrai Chomel. Je commence à m’inquiéter de moi. Adieu. Adieu.
Val-Richer, Dimanche 19 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Mes visiteurs d'hier étaient assez curieux à observer. A peu près tous des Elyséens sensés. Il sont tristes et déconcertés de ce qui se passe, mais pas troublés au point de croire leur partie perdue, et de renoncer. Ils disent que le Président n'ira pas jusqu'au bout, qu’il s’arrêtera ou qu’il reviendra à temps, qu'il n'abandonnera pas définitivement le parti de l’ordre, qu'il est encore la meilleure garantie de l’ordre, &. Ils ajoutent que tous des mouvements parlementaires restent inconnus ou indifférents à la masse des paysans qui sont toujours décidés à voter pour Louis Napoléon que la candidature du Prince de Joinville ne gagne ici point de terrain, plutôt le contraire, deux choses seulement les ébranleraient tout-à-fait ; si le président. prenait décidément ses ministres et la politique à l'entrée de la Montagne, obligeant ainsi le parti de l’ordre en masse à devenir opposition ; si des lois pénales étaient rendues dans l'Assemblée contre la réélection du Président. Ceci pénétrerait jusqu'aux paysans et arrêterait beaucoup de votes. Dans cette hypothèse, à laquelle ils ne croient pas, quelques uns vont au Prince de Joinville. D'autres, les plus intelligents pensent à Changamier, beaucoup disent que le Président des rouges l'emporterait et ont peur.
Sur la loi du 31 mai, à peu près tous désirent les modifications dont il était question avant la crise et blâment beaucoup le Président de ne s'en être pas contenté. Voilà mes observations. Décidément ce pays-ci est sensé. Si toute la France, lui ressemblait, il n’y aurait pas grand chose à craindre. On dit cependant que le département de La Manche se gâte un peu. Toujours, dans la masse des paysans même méfiance et même antipathie envers les légitimistes.
Je regrette que Kisseleff n'ait pas dîné à St. Cloud avec les dames Russes. Il est bon observateur. Je suis curieux de savoir jusqu'à quel point le Président est confiant ou troublé.
Pendant que nous remettons ici tout en question, l'Europe est tranquille et se reconstitue. Je suis frappé du contraste. Quand l’Assemblée sera réunie, on devrait bien faire ressortir ce fait pour faire sentir à la France sa jolie et poser sur les honnêtes gens. Si le Président. changeait réellement de politique, l’armée Française quitterait Rome, et ce serait un petit ébranlement. Mais l’Autrichienne y entrevoit tout de suite. Je ne crois pas aux Italiens. Pourtant il y a encore là des volcans et des tremblements de terre.
A propos d'Italiens, avez-vous été à leur rentrée ? Je n'ai pas regardé dans les journaux si elle avait été brillante. Cela ne vous fera-t-il pas coucher trop tard le samedi, veille du Dimanche ?
Onze heures
Mes impressions d’ici ne sont pas en désaccord avec ce que dit M. Fould de la confiance du Président. Quand l'Assemblée sera là, ce sera autre chose. On a beau en mal parler. Sa présence réelle agit et sur le public, et sur le président lui-même. Nous verrons. Adieu, adieu. G.
Paris, Lundi 20 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le Président a dit avant hier que rien ne serait changé à sa politique. L’Europe peut être tranquille sur ce point. Il n'a jamais accepté pour son compte le 31 Mai. Il veut être réélu comme il a été élu. Il le sera. Il restera là où il est. Les vieux temps & les vieux hommes sont passés. Il a beaucoup réfléchi à tout cela, et il a le pays avec lui. Il est fort indifférent à ce que fera, ou ne fera pas l’Assemblée. Son entourage tient un langage très vif, les autres ont plus à perdre que nous. Ils ont des terres, des maisons des familles. Nous sommes indépendants de tous ces biens. Nous irons résolument au but et au bout. Cela sent un peu le brigand, c’est égal.
Hier soir [Hecheren] se croyait sur que Billault entrait que le général [Bourjolis] serait [Ministre] des Affaires étrangères. Saint-Arnaud à la guerre. Ducos je ne sais quoi. Il croyait aussi que Fould resterait. Cela je ne le crois pas du tout. Il faudrait pour cela que le Président se prêtât à une modification de la loi du 31 Mai.
J'ai revu hier soir le brave Lahitte, & cela m’a fait grand plaisir. Le Président rentre à l'Elysée. Samedi J’ai vu assez de monde hier point d’hommes politiques. Thiers a été si effrayé pendant 3 jours, qu’il en a été malade et ses accidents d’aphtes lui sont revenus. On dit beaucoup qui Carlier l’avait prévenu lui & Changarnier qu’ils seraient arrêtés.
Hier [Heseren] disait que le Président ne demandait pas mieux que d’être mis en accusation, alors il ira de l’avant. Je cite [Hesseren] parce qu'il voit dit-on le président tous les jours. Il a beaucoup d’esprit.
Il y aura consultation pour moi aujourd’hui. Il y a de quoi. Je suis toute jaune & tirée.
Samedi
J'avais une loge aux italiens. Je n’ai pas eu le courage ni l’envie d'y aller. Adieu. Adieu.
Vitet a été très frappé de ce que vous me dites du travail légitimiste contre vous. Je verrai le duc de Noailles aujourd’hui je lui en parlerai. Le comte Buol va arriver ici de Londres aussitôt que Kossuth y paraîtra. Hubner m'a dit qui si la princesse Grasalcovitz se permettait le moindre propos factieux, l'Empereur lui ordonnerait sur le champ de revenir en Hongrie. On est là très sévère. Le corps diplomatique blâme toujours ceci, & attend sans curiosité les nouveaux Ministres. On dit beaucoup que ce ne se sera qu’un relais, & que la troupe dorée est derrière. Montebello est revenu. Sa femme va mieux.
Val-Richer, Lundi 20 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Que signifie cette ridicule nouvelle du Constitutionnel que Lord [Palmerston] viendra à Falaise pour l’inauguration de la statue de Guillaume le conquérant ? Ce serait trop plaisant. Je donnerais bien 20 fr. pour qu’il vint en effet et pour qu’il parlât. Ce serait encore mieux que Lord John venant s'amuser à Paris.
La lettre d'Aberdeen me donne à croire que la Reine est peu favorable à la nouvelle réforme projetée. Quel dommage que le parti conservateur n'ait plus là ses anciens chefs ! Quelle belle occasion de prendre et d'exercer efficacement le pouvoir à l'approbation de la vraie majorité de l’Angleterre ! Certainement Aberdeen est très vexé de cette affaire Gladstone et il a raison. N'avez vous rien entendu dire de Gladstone à son passage à Paris ? Est-ce vraiment dans le midi de la France qu'il est allé passer l'hiver, comme le disent les journaux ?
Je ne comprends pas que Piscatory n'aille pas vous voir. Il ne m’a point récrit depuis une lettre dont je vous ai cité un fragment très amical. Il médite probablement quelque coup de tête en paroles dont il ne veut pas avoir à parler ni avant, ni après.
Vos détails sur l'attitude et la confiance du Président et de ses amis sont bien curieux. Je crois qu’il se trompe. Il y a beaucoup de vrai dans ce qu’il pense et beaucoup de possible dans ce qu’il espère de l'esprit de la population en général, des masses inconnues ; et si rien ne devait se passer, se dire et se faire dans l’Assemblée avant que le pays eût à se prononcer, le pays pourrait bien donner raison au Président. Mais des trois grands acteurs entre qui le drame se joue, le pays, le Président de l’Assemblée, le Président oublie que celui-ci viendra en scène et bientôt. Et quand il est en scène, tout change, ou bien ce qui ne change pas se tait et ne fait rien. L’oncle avait raison ; il faut bien vivre avec les Assemblées, ou vivre sans assemblée, ou avec des assemblées muettes et nulles. Le neveu entreprend de mal vivre avec des Assemblée qui parlent et décident. Et pourtant il aurait pu bien vivre avec elles. Je n'en finirais pas.
Changarnier a quelque raison d'espérer. Jamais sa chance, je ne dirai pas n'a ôté, mais n'a pu devenir aussi sérieuse que dans le moment. Si tant est qu’il puisse y avoir une chance pour qui n’est pas Prince. Quand pouvez-vous avoir la réponse à ?
Onze heures
Je suis bien aise que vous voyez Chomel. Pourvu que vous fassiez ce qu’il vous dira. Probablement rien de plus qu’un régime pour calmer vos nerfs et vous aider à dormir. Adieu, adieu. Je n'ai rien de nulle part. G. Voulez-vous que je vous renvoie la lettre d'Aberdeen ou que je vous la rapporte à mon retour ?
Paris, Mardi 21 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le duc de [Noailles] sort d'ici. Il nie formellement qu'on combatte votre candidature c’est impossible, & il se fait fort de vous faire adresser un démenti de cela par les personnes accusées de ce travail. Berryer accepte son élection à l’Académie et va faire dans la huitaine ses visites aux académiciens. Berryer a passé un jour à Champlatreux. Le parti légitimiste est parfaitement résolu à combattre le projet d'abrogation de la loi du 31 mai. Ils seront unanimes. Ce parti était décidé à voter pour la candidature du Prince Président ; aujourd’hui, c’est différent. Ce sera sans doute Changarnier qui aura ses voix.
J’ai vu hier soir M. Fould. Il croyait que le Ministère était ou allait être fait. Billault, Ducos, Turgot, Casabianca, Ste Arnoult. J'oublie les autres. Turgot aurait les Aff. étrangères.
Fould avait passé la veille toute la journée à St Cloud, dîner avec le Président, avec lui au théatre de St Cloud un mélodrame abominable. Fould toujours très bonne humeur et très décidé à voter contre l'abrogation, et à croire que l’Assemblée ne l'aura pas. Chasseloup était ici aussi. C’est très drôle aujourd’hui, toutes ces situations. Le Président est toujours là [? ] garde de l'ordre. C’est lui ou la guillotine. Et bien, il faut le soutenir, tout en [vaut] qu' il a fait une grave faute.
Le duc de Noailles va vous écrire demain. Il revient à Paris jeudi. Molé rentre en ville le 30. Je vous ai tout dit. J’attends Dimanche ou Lundi la réponse sur mon fils. Je tremble. J’ai vu Chomel, il me met au régime d'un artichaut par jour. Pas autre chose Je me soumets mais cela a l'air d'une comédie. Adieu. Adieu.
On veut reconstituer la réunion dit du Conseil d’Etat. C’est M. Base qui en a fait la proposition. Les légitimistes en sont tout-à-fait d’accord.
Val-Richer, Mardi 21 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Certainement si vous aviez dîné à côté du Président, vous en sauriez plus que Mad. Narischkin sur ce qu'il pense et prépare. Socrate n'était pas plus habile que vous à accoucher, comme il disait, les gens de ce qu'ils avaient dans l'âme. Voilà probablement la première fois que vous avez été comparée à Socrate.
Le Général Trézel m’avait écrit pour m'envoyer copie d'une lettre, sensée et honnête, qu’il avait adressée au duc de Nemours sur la Candidature du Prince de Joinville, et aussi, et peut-être surtout pour me parler de l'humeur qu’avaient donnée à Claremont les correspondances du Times, et pour me demander quel langage il devait tenir à ce sujet. Je viens de lui répondre une lettre que je crois très bonne, et sur la candidature, et sur le Times. Je regrette que vous ne la lisiez pas. J'espère qu’il aura l'esprit de la faire lire. Je suis de l'avis de Mad. de La Redorte. L’assemblée ne votera pas le rappel de la loi du 31 mai. Le Président n'aura, pour cela ni le gros des Conservateurs, ni le gros des légitimistes, ni la coterie Thiers. Il n’y a pas de quoi faire une majorité, en dehors de cela d’autant qu’il ne complaira pas assez à la Montagne, pour l'avoir toute entière. Il finira par reculer, et par accepter les modifications que voudra faire, à la loi du 31 mai, le parti de l’ordre, et dont la Montagne ne se contentera pas. Il dira à M. Véron: " Je n’ai pas pu obtenir davantage ; et il se croira un peu populaire pour avoir voulu davantage. Mauvaise manœuvre, soit qu’il aille jusqu'au bout, soit qu'il recule."
Palmerston aura son chemin de fer à travers l’Egypte. Je vois qu’il a donné à Abbas-Pacha le conseil de plier et de demander l’autorisation de la Porte. La Porte la donnera, et l'affaire sera faite. C'est une plus grosse affaire qu'on ne pense. L'Angleterre aura en Egypte une administration permanente, et une douzaine de petits forts sous le bois de stations. Je trouve vraisemblable et bonne l’explication que donne Aberdeen de son intervention dans l'affaire Gladstone. Il avait réellement pris le meilleur moyen d'étouffer le bruit. L'impatience de Gladstone l'a déjoué. J'envoie au duc de Broglie copie de ce passage de sa lettre. Aberdeen désire certainement que son explication soit connue.
Onze heures
Merci de votre longue et curieuse lettre. Mais c'est votre consultation qu’il me faut. Vous me la donnerez en détail n'est-ce pas ? Et si cela vous fatigue, Marion. Quel ennui d'être loin. Adieu, adieu. G.
Paris, Mercredi 22 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Mon ministère était défait dans le moment où je vous l’envoyais hier. On ne savait rien dans la soirée. On croit beaucoup à [Brunier] aux Aff étrangères & à des collègues tous extra parlementaires. Ce sera un relai, le vrai attelage arrivera plus tard.
Je me sens bien faible. Deux jours de suite vivre sur un artichaut c’est trop extravagant. Aujourd’hui je me révolte, car j'ai des défaillances.
Antonini est revenu hier de Bruxelles. La candidature Joinville se poursuit très hautement. Léopold lui en a parlé, en se donnant pour étranger absolument à tout ce qu'on fait à Claremont. Antonini est convaincu que les Légitimistes seraient des sots s'ils se donnaient à Changarnier.
Le nonce a vu le Président hier il lui a répété les mêmes choses qu'à moins de détails, du moins il ne m'en a pas conté autant. J'oubliais de vous dire que parlant de la loi du 31 Mai il a dit : " Elle était faite en vue des intérêts orléanistes. Elle s’adressait à la bourgeoisie. Moi, mes mandataires c’est le peuple, la campagne. C'est là où je retourne.”
J'ai eu une longue lettre de Lady Palmerston non provoquée, très tendre. & pas intéressante. Vous la verrez quand vous viendrez. Adieu. Adieu.
Le Prince de Joinville a chargé M. Adiot l'orfèvre, le 19, il y a trois jours, d'annoncer qu'il accepte la candidature pour le Président. Arrangez cela avec les lettres où il dit de suspendre !
Val-Richer, Mercredi 22 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je crois que le Président dit vrai quand il dit qu'il ne veut pas changer sa politique. C’est certainement son intention. Il déteste le désordre. Mais le désordre vient, soit qu'on le veuille ou qu’on ne le veuille pas ; et quand une fois il sera engagé dans la bataille qui l’attend, sa politique changera sans lui et malgré lui. J'espère toujours que, de part et d'autre on se ravisera assez à temps pour s'arranger avant d’être au bout. Les amis du Président qui veulent aller à la fois au but et au bout se trompent ; le but n'est pas au bout. La loi du 31 mai modifiée de manière à rétablir comme électeurs un million ou quinze cent mille paysans en continuant de laisser en dehors un million ou quinze cent mille vagabonds et mauvais sujets des villes, voilà le juste milieu où est le but, si on finit par se rencontrer là, à la bonne heure. Sinon tout le monde ira à tous les diables. Je serais étonné que M. Billaut ne trouvât pas moyen d'accepter. Il est intelligent et ambitieux. Il ne trouvera pas une aussi bonne occasion de jouer un rôle, à la vérité je ne sais pas quelles conditions le Président lui fait. Je ne sais pas non plus s'il est lui-même hardi. Il pouvait l'être bien à son aise contre moi. Aujourd'hui, c’est plus hasardeux, et il faut l'être réellement.
Je suis charmé que le comte Bual quitte Londres dès que Kossuth y paraîtra si Brünnow et Bunsen, en faisaient autant, ce serait encore mieux, et leurs maîtres devraient le leur faire faire. C’est un moyen fort simple et sans danger de faire sentir à l’Angleterre le vice de la politique de Palmerston. Pas de guerre, pas même de rupture. On ne veut pas que les peuples souffrent de la faute du Foreign office de Londres ; la paix, et le commerce continuant ; mais les gouvernements du continent témoignant publiquement au Foreign office leur blâme et leur froideur. Cette conduite, unanime et soutenue finirait par faire effet. Pourquoi votre Empereur ne pense-t-il pas à cela ? C’est à Kossuth qu’il a fait la guerre. Le manque d’écarts s'adresse à lui presque autant qu’à l'Empereur d’Autriche, et on ne se fait faute de le dire tout haut.
J’attends impatiemment votre lettre d’aujourd’hui à cause de la consultation. C'est Chomel seul qui vient vous voir, n'est-ce pas ; et c'est Oliffe qui lui rend compte ?
Onze heure
L’avis de Chomel me prouve qu’il est tout à fait dans inquiétude, seulement, il vous trouve l'estomac fatigué et il veut le laisser reposer sans l'affadir. Les artichauts sont faciles à digérer et pourtant un peu excitants. Conformez-vous à son avis. C’est tout bonnement la diète. Vous vous apercevrez bientôt de l'effet. Adieu, Adieu. G.
Paris, Jeudi 23 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Fould hier soir. Billault est encore possible. Mais tout est difficile, comment trouver des nouveaux qui fassent le [?]. Deux visages révolutionnaires pour rendre le suffrage universel, réactionnaire pour des mesures extrêmement sévère que le Président va mettre au jour. Il est également résolu à l'une & l’autre chose. Très convaincu que l'Assemblée fera sa volonté & si elle ne la fait pas, ça lui est indifférent. Il la place dans une impasse. inextricable, où elle s’avilit, s'annule, entièrement, ou bien elle s’interdit toute chance de réélection. Le Président se venge bien des dégoûts qu'elle lui a fait subir ! Toujours en grandissime désapprobation de ce que le Président vient de faire. Mais persuadé que c'est encore lui qu’il faut soutenir qu’il n’y a que lui de capable de sauver la France. Le Président ou la guillotine. Voilà pour hier soir.
Tout à l'heure le duc de Noailles qui passe la journée en ville. On m’interrompt. La commission s’ajourne à Lundi sauf la nomination du ministère dans lequel cas on s’assemble le lendemain. On écrit à Claremont. pour rappeler qu'il faut envoyer complimenter à Frohsdorf sur la mort de la duchesse d’Angoulême. Adieu. Adieu.
Val-Richer, Jeudi 23 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je voulais rentrer à Paris du 2 au 5 novembre. Ma réponse à M. de Montalembert exige, absolument huit jours de plus. Je veux l'apporter à peu près terminée, et il n'y a pas moyen pour moi de travailler un peu de suite à Paris surtout quand j’y arrive. Je ne rentrerais donc que du 10 au 12. Et Falaise me fait perdre deux jours. Ce retard me déplaît beaucoup, et à vous, j'espère autant qu'à moi. Bien à cause de vous seule, et de mon plaisir à me retrouver auprès de vous, car je ne me sens aucun empressement à rentrer dans cette atmosphère d'activité bavarde et vaine. La solitude rend sérieux et difficile. Je le deviens tous les jours davantage. D'autant plus que je vois clairement, pour le bon parti, une bonne conduite à tenir, je ne dis pas qui le conduirait promptement à son but mais qui certainement, l’y ferait marcher et qui en attendant, le lierait intimement au pays de l'aveu et de l’appui duquel il ne peut se passer. Mais cette bonne conduite, on ne la tiendra pas ; elle exige trop de bon sens de patience, et de sacrifice des fantaisies personnelles. Connaissez-vous un pire ennui que de voir faire et défaire soi-même de compagnie, des fautes qui déplaisent autant qu'elles nuiront, et de se donner beaucoup de mouvement pour aboutir, le sachant, à beaucoup d'impuissance ?
Le discours de M. de Montalembert est un ouvrage, un long ouvrage beaucoup trop bong, excellent au fond, très hardi, et souvent très beau dans la forme. Ni l'Académie ni son public n’ont jamais rien entendu de si hautement et brutalement anti-révolutionnaire. La vérité y abonde ; la mesure et le tact y manquent. Ceci entre nous. C’est toujours l'homme qui, selon le dire de M. Doudan, commence toujours par les paroles : " Soit dit pour vous offenser " Certainement, ni la Commission de l'Académie, ni l'Académie elle-même, si on est obligé de recourir à elle avant la séance, ne laisseront passer ce discours tel qu'il est. Je m'attends à une vive, controverse intérieure et antérieure. On demandera à M. de Montalembert beaucoup de changements, et le changement d'abrègement sont indispensables, pour son propre succès J'appuierai auprès de lui ces changements-là car je désire son succès autant que lui-même ; d'abord parce qu'il le mérite et aussi parce que son succès sera bon pour la bonne cause Quant au fond des choses, je défendrai son discours contre les gens à qui il déplaira et contre ceux qui en auront peur, sans qu’il leur déplaise. Ne parlez de ceci, je vous prie qu'à des amis de M. de Montalembert ; je ne veux pas qu’il puisse me reprocher d'avoir ébruité d'avant son discours. Mais si vous voyez son beau frère Menode, il n’y à pas de mal qu’il sache un peu mon impression et ma prévoyance.
Berryer a raison de se présenter pour l'Académie. Je crois pleinement à son succès. Cependant il faudra en prendre soin. Bien des gens croiront faire par là de la politique et en auront peur. Le Gouvernement qui, à la vérité, n'a à peu près aucune influence dans l’Académie, lui sera certainement fort contraire. S'est-il assuré de ce que fera Thiers ?
Si vous voyez Vitet soyez assez bonne pour lui demander de ma part des nouvelles de Duchâtel. Il m’a écrit. Je lui ai répondu au moment de la mort de ma petite-fille, depuis, je n'ai rien reçu de lui. Je pense pourtant que ma lettre lui est arrivée.
Onze heures
Il ne faut pas de défaillance et je suppose que Chomel n'a pas compté pour longtemps sur l'artichaut strict. Adieu, Adieu. G.
Paris, Vendredi 24 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je suis si malade, et si tourmentée que je ne sais pas vous écrire une lettre raisonnable. Pardonnez-moi et acceptez le peu que je vous donne. La crise n’a pas fait un pas. Le public est très insouciant. J’ai vu hier-soir Berryer et beaucoup de monde, trop pour mes nerfs. On est très monté sur tout ce qui se passe. Le parti légitimiste très résolu à tenir tête. Je ne sais pas les autres. On me dit qu'on est très content de Changarnier. La mort de la Duchesse d'Angoulême est un événement et pourrait mener à bien, si à Claremont on veut le bien.
En attendant vous avez vu les paroles du Prince de Joinville à Adiot. Je vous les envoie pour le cas où vous ne les aurez pas. Deux lettres l'une à M. Foucher de lui qu'on a vues sont en contradiction formelle avec cela. Il veut qu'on soit muet, comment [?] cela. Les paroles dites à Adiot sont du 17. Les lettres des 20, & 21. Le Chancelier était aussi chez moi hier soir, très vif sur ce qu’on doit faire par suite de la mort de La [Duchesse] d’Angoulême. Noailles reste encore aujourd’hui ici. Le comte Bual est à Bruxelles. On retient Brunnow à Pétersbourg. Je ne sais ce que fera Brunnow. Mais évident le monument Kossuth fait fiasco. Lord John a réuni le cabinet le 14, & ne lui a pas dit un mot encore sur la réforme. Les Ministres n’en savent pas le premier mot. C’est Bauvale qui me le dit.
Une nouvelle impertinence de Lord [Palmerston] a provoqué de le part de Fortunato une [?] très vive, dit Antonini. La légation napolitaine à Londres est rappelée toute entière. On désigne un autre ministre Carini mais qui n’ira pas encore Antonini est plus furieux que jamais. A propos il est le seul diplomate qui approuve ce que fait le président.
Je suis triste pour moi du retard de votre arrivée à Paris. Pour vous je ne le regrette pas. Je ne vois pas le bien que vous pourriez faire, & je vois, même dans ce qui se passe aujourd’hui l’avantage pour vous de votre absence. Si l'on cherche à peser sur Claremont il vaut mieux pour la chose, que vous y soyez tout à fait étranger. Qu’allez-vous dire à Falaise depuis certaines préfaces il me reste de l’inquiétude dès que vous parlez ou écrivez. Vous me pardonnez mon impertinence.
Je ne sais rien de Morny. Vitet est établi à Paris depuis hier. Je le questionnerai sur Duchatel. Adieu. Adieu.
Val-Richer, Vendredi 24 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je me lève tard. Je ne suis rentré chez moi qu'à minuit. On m'a fait causer et jouer au Whist toute la soirée. L'alarme est réelle, pas vive. Les affaires se sont ralenties sans s'arrêter tout-à-fait. On croit en général à une transaction entre l'Assemblée et le Président, sur la loi du 31 mai. Le président ayant pris le suffrage universel sans sa protection. On le blâme plus qu'on ne s'en inquiète. Très généralement on trouve sa manœuvre mauvaise ; le profit de popularité qu’il en pourra retirer ne vaudra pas le discrédit que cela lui attire. Il a fait la manoeuvre pour les paysans qui auraient été ses amis sans cela, et pour les rouges qui ne cesseront pas d’être ses ennemis. Voilà le raisonnement commun.
Ce que M. Odiot rapporte, dit-on, de Claremont ne m'étonne pas. Il est impossible que cet incident ne leur donne pas des espérances. On parlait beaucoup ici ces jours derniers d’un manifeste prochain du Prince de Joinville. C’était la nouvelle générale évidemment répandue par les partisans de sa candidature. Je n’y crois pas. A moins qu'on ne renouvelle la faute de faire feu trop tôt, ce qui se pourrait bien. S'il n'y avait point de transaction entre le Président et l'Assemblée. Si l’Assemblée rendait des lois pénales contre sa réélection, la candidature Joinville deviendrai plus sérieuse. Mad.Lenormant m'écrit : " Le Duc de Noailles est tout ranimé, tout confiant ; la crise lui paraît commencée et sous de bons auspices. " Est-ce vrai, et a-t-il raison ?
Voilà donc encore deux départements de plus en état de siège. C'est aujourd’hui l'état de la 9e partie du territoire français. En attendant.
Le journal de Thiers, l’Ordre, a passé au ton de la conciliation. Il fait, comme le Président, sa cour aux légitimistes. Je suppose qu'ils n'en sont pas dupes. Mon petit courrier jaune est à cet égard, très sensé et très clairvoyant. Je crois plus à ce que vous a dit Antonini qu'au ton de l'Ordre.
Je ne vous dis pas grand chose et je n’ai rien de plus à vous dire. Je vais faire ma toilette, en attendant la poste. Moi aussi, je me suis mis au régime, non pas d'un artichaut par jour, mais de l’eau de Vichy. J’ai ressentie quelque petite atteinte de mes douleurs de foie et de reins. Cela n’est pas revenu. L’eau de Vichy me réussit toujours. Jusqu'ici, car tout s'use, dans notre corps du moins. J'ai, quant à notre âme, le sentiment contraire.
11 heures
La mort de la Dauphine me touche. Je l'ai bien peu vue, mais j'ai passé ma vie à la respecter. Certainement, il faut une démonstration très publique de Claremont. Adieu. Adieu. G.
L’article des Débats sur le Prince de Joinville fait pressentir une retraite. Quant à présent du moins et comme manœuvre du moment.
Paris, Samedi 25 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Encore beaucoup de monde hier soir. Vitet, Noailles, le Chancelier, Albert de Broglie, Salvandy, Fould, et la diplomatie. Le chancelier est en grandes éloges de Fould. Il a raison. Sa conduite et son langage sont excellents. Le ministère ne se fait pas, il n’y a pas moyen à moins d'une transaction, peut-être le Président cèdera-t-il un peu. Mais dans ce cas il fallait vous céder à vous, et vous restiez. Mais peut-être le Président était-il bien aise d'un prétexte pour nous chasser. Fould croit à présent que le message sera porté le 4 novembre, seulement il faut que soit proposé un seul ministre comme l’a été le duc de Wellington pendant 3 semaines l’année 34. Fould a trouvé l’expédient bon, on cherchera un duc de Wellington ! Enfin, on a ri.
On parle beaucoup de ce que fera, ou de ce que devrait faire Claremont, vis-à-vis de Frohsdorf. Ils sont capables de se déshonorer. On avait pensé à faire aller, Montebello à Claremont pour rappeler les devoirs de convenance on y a renoncé. Il se croit sûr que tout se fera bien, & spontanément. & que son apparition y aurait [nui]. D’ailleurs depuis les lettres du Times, vos amis sont englobés dans l’extrême colère qu’il y a contre vous à Claremont.
Duchâtel est chez lui faisant ses vendanges. Il viendra probablement du 15 au 20 novembre. Marion a été chez les Thiers tard hier soir. Elle a trouvé le salon triste, Thiers inquiet de lui- même. Le gosier, la langue embarrassés. On dit là tout est bien mauvais mais on s’en tirera, et on finira bien on se moque un peu là de l’importance & de la satisfaction de Changarnier.
Je ne trouve pas le duc de Noailles radieux. Il est agité, occupé de temps à autre passioné. Tout cela restera stérile. Je crois au succès du Président malgré ses fautes. Le Président croit à la platitude de l’Assemblée. Mais il désire peut être qu’elle résiste cela avancerait son affaire. Adieu. Adieu.
Val-Richer, Samedi 25 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez aujourd’hui que quelques lignes. Je pars après déjeuner pour Falaise où l’on me donne un dîner choisi ; et demain Guillaume le conquérant. Il faut que je me promène ce matin dans mon jardin pour arranger mon discours, car à Falaise je n'aurai pas un moment de loisir. Vous avez bien mal traité la statue du Roi ; on m'a dit qu'elle est belle. Je suis décidé à la trouver.
La Dauphine me revient toujours depuis hier. Deux choses me touchent également ; la grandeur vertueuse, et malheureuse ; la vertu et le malheur dans une condition pauvre et obscure. Dit-on si elle a regretté de mourir, et si elle espérait beaucoup revoir en France son neveu, et aller elle-même à Saint Denis ? Je ne puis pas ne pas être sûr qu'on fera à Claremont tout ce qui convient. Je suppose qu’à Paris toute la société monarchique prendra le deuil, indistinctement.
Voilà l’arrêt au Conseil de Guerre de Lyon confirmé par le Conseil de révision et la double fermeté du Président mise à l’épreuve. Enverra-t-il à Noukahiva, M. Genti et ses complices ? Adieu.
Je vais me promener. Onze heures Je suis bien impatient de la réponse de Pétersbourg. J’espère qu'elle sera bonne et qu'elle calmera un peu vos nerfs. Que devient la lettre que le duc de Noailles devait m'écrire le lendemain ? Soyez tranquille sur Falaise. Adieu, Adieu.
Je vous écrirai demain de Falaise. Je reviendrai ici lundi matin, de bonne heure. Adieu. G.
Paris, Dimanche 26 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je n’ai rien à vous mander. aujourd’hui. Vous voyez que Billault est fini. Hier on travaillait à Ducos. M. Fould me semble avoir raison. On ne trouvera pas de Ministres. Les propos des Elyséens sont très vifs. Tout leur est égal. Et s'ils périssent au moins auront-ils le plaisir de voir le pays tout entier périr avec eux. C'est M. Persigny qui a dit cela. Douce satisfaction. Encore le Chancelier hier soir. Mais pour le coup il n’y avait pas de quoi l'amuser. Je suis réputée en vacances le samedi.
On me défend cependant encore les Italiens, et je n’avais ici que la diplomatie. Viel Castel aussi, qui revenait de chez le duc de Broglie. Il croyait trouver M. de [Bourgeoly] aux Aff. étrangères. Il n'a rien trouvé, pas même Baroche qui est à la Campagne. Le duc de Noailles est reparti pour Maintenon.
En me rappelant le peu de paroles de M. Fould avant hier je crois me souvenir qu’il voulait laisser croire que rien n'empêchait le président de transiger. " Il n’a reçu dit d’officiel encore. Il n’est pas compromis.“ On me dit que l’antipathie du Président pour M. Léon Faucher est énorme. D’un autre côté tout le monde regrette Léon Faucher comme un ministre très vigilant, très ferme et fort honoré [?] par les Préfets. En tout on continue à blâmer, blâmer beaucoup, le Président. L'émotion est très vive sur le continent. Vous avez beau temps pour l’événement de falaise. La Redorte est revenu. J'en suis charmée. Je le verrai aujourd’hui. Adieu. Adieu.
On dit que le [Journal] des Débats tourne à la fusion est-ce vrai ?
Falaise, Dimanche 26 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Un déjeuner à 9 heures et demie. Une grand messe à 11 heures. La Statue à midi et demie. Des cérémonies et des discours jusqu’au delà de 3 heures. La poste part à 2. Un dîner de 200 personnes à 5 heures. Un bal après. Voilà, ma journée.
J'ai tout juste le temps de faire ma toilette avant le déjeuner. Je repartirai demain à 6 heures du matin. Je n'étais jamais venu ici. Le lieu est très pittoresque. Il y a beaucoup de monde ; toute la Normandie. Adieu, Adieu.
J'espère trouver demain, en arrivant au Val-Richer, de bonnes nouvelles de Pétersbourg. Adieu.
Mots-clés : Voyage
Falaise, Dimanche 26 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Onze heures du soir
Je rentre du bal. J’ai exécuté pleinement mon programme. Le succès du discours a été complet. Les amis le disent ; et les ennemis disent qu'ils ont raison. Mon toast (c'est-à-dire le toast qu'on m'a porté) au banquet a été très bruyant. Je crains la journée bonne, pour la bonne cause et pour moi. Adieu. Je vais me coucher. Je pars demain à 6 heures, pour aller trouver deux lettres de vous. Adieu. G.
Mots-clés : Réception (Guizot)
Paris, Lundi 27 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Midi
Voilà le ministère. Vous saurez mieux que moi en décider la couleur. Je n’ai vu personne encore, rien que le Moniteur. A tout hasard je vous envoie les noms, car je ne sais pas si vous recevez les journaux du soir. Chasseloup était ici hier, ne sachant rien. La Redorte très curieux à entendre. Très mécontent. Le pays d'où il vient, ardent comme lui-même l’était, pas le Président ; aujourd’hui en blâme comme lui et très vivement. Faute énorme dont le Président [?] ne pourra pas se relever. L'Assemblée qui était très bas, est redevenue très respectée. Sa conduite tranquille a beaucoup plu. L'espoir et le conseil de La Redorte sont qu’elle continue comme cela mais qu’elle tienne bon et ferme. Jamais accorder l'abrogation. Selon ce qu'il avait recueilli dans 24 heures, grande consternation à l’Elysée du jugement si unanime de toutes les classes élevées. Heckern me disait hier que Morny & Persigny se disputent l'influence. Morny pour qu'on recule. Persigny pour qu'on avance. Je suppose que le ministère est dans l’opinion Morny.
J’ai rencontré hier le Président il avait l’air fort triste. Les diplomates curieux, inquiets de l’inquiétude de leurs gouvernements. Mad. de la Redorte a pris le deuil de la Dauphine. Mad. Roger aussi chez moi hier soir. Celle-ci blame & noir. L’autre tout noir. Les dames russes sont venues chez moi hier en deuil. Je les en ai louées. Est-ce loué ? ou louées ? La Redorte dit que ce qui cause le blâme universel c'est que la politique personnelle marche à front découvert. Adieu. Adieu.
Rien encore de Pétersbourg. Peut-être aurai-je pour toute réponse le silence. Est-il possible ! Je suis toujours misérable. Un artichaut & deux quenelles de volaille, les forces s'en vont. Adieu. Adieu.
Corbin Justice
Turgot. Aff. étrangères
Charles Giraud Instruction
Thorigny Intérieur
Casabianca agriculture
Lacrosse travaux publics
Saint-Arnaud la guerre
Fortoul marine
Blondel Finances
Maupas La police.
Val-Richer, Lundi 27 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
4 heures
Je suis toujours bien aise de rentrer chez moi même quand il m'a réussi d'en sortir. Voilà trois jours que je vous écris bien sottement. J’ai fait hier à Falaise, tout le jour une vraie mission pour la fusion ; presque sans en parler, mais parfaitement compris de tout le monde ; conservateurs et légitimistes que j'ai laissés tout contents de moi, et d’eux-mêmes. L’un ne va guère sans d'autre. Avec du temps, beaucoup de temps, et en y prenant beaucoup de peine ; et avec l'aide de beaucoup de malheur et de beaucoup de peur, on pourra arriver à quelque chose. Les incidents dérangeront et précipiteront. Si tant est que les incidents dérangent le véritable cours de l'eau, le cours du fond. Nous vivons et nous nous remuons à la surface ; mais ce n'est pas à surface que se préparent et se décident les grands événements. Quels que soient les incidents, nous marchons à la monarchie par la fusion ou à la décadence par la République. Voilà les deux courants profonds qui sont, aux prises. Lequel des deux l'emportera ? Mon raisonnement est pour la crainte et mon instinct pour l'espérance.
Dans tout le monde que j'ai vu depuis les plus considérables jusqu'aux moindres, et soit bienveillants, soit malveillants, la situation du Président est mauvaise. On a porté sa santé au banquet, le maire de la ville, mon hôte. Un silence universel lui a répondu à la lettre. Le Préfet qui était là, s’en est tiré en homme d’esprit, et en répondant au toast qui lui était porté à lui-même ; il a parlé du Président, de l'appui qu’il avait donné au parti de l'ordre et qu'il avait trouvé dans le parti de l'ordre, en termes trés convenables qui ont été applaudis. Beaucoup de blâme, point de rancune, voilà la disposition. Jusqu'au dernier moment la transaction sera toujours possible et j'y crois toujours. Je n'ai jamais été plus applaudi. Les ennemis n’applaudissaient pas, mais ils approuvaient du geste les amis qui applaudissaient. Les Conservateurs, pris en masse, m'aiment vraiment ; et ceux-là même, qui n'ont nul goût pour la fusion me sont, au fond, gré de la vouloir et trouvant que j'ai raison.
J’attends toujours la lettre du duc de Noailles. Pour mon langage à quelques personnes, il m'importe un peu de savoir jusqu'à quel point M. de St Priest, M. Nettement et tout ce côté du parti, désavouent ou ne désavouent pas les bruits dont je vous ai parlé. Comme il n’y a plus aujourd'hui rien d'étrange ni de ridicule, il ne faut pas laisser passer. Sans y regarder ce qui paraît le plus étrange et le plus ridicule.
Je répète que je ne puis pas ne pas croire qu'on fera à Claremont ce qui convient. On aura bien pesé que M. le comte de Chambord n’en tire trop de parti et ne les mette dans un grand embarras. Mais je tiens pour impossible que cette peur arrête. Je crois que Montebello a bien fait de n'y pas aller. On ne fait pas ce qui déplaît sans déplaire ; surtout quand on veut le faire efficacement, et de manière à empêcher ce qui plairait.
Voici ce que j'ai écrit au sujet de cet incident du Times, au général Trézel, après lui avoir parlé de mes raisons contre la candidature du Prince ; je suis bien aise que vous le connaissiez textuellement. " Je suis absolument étranger, indirectement comme directement, à la correspondance du Times qui a raconté, bien ou mal, ma conversation avec M. le duc de Nemours. Je ne me permettrais jamais une telle inconvenance. Ce qui est vrai, c'est que, soit à Londres, soit à Paris, j'ai redit moi-même à plusieurs personnes le fond de cette conversation. A dessein, et par plusieurs motifs. D'abord, parce qu'opposé comme je le suis à la candidature de M. le Prince de Joinville, j'ai désiré que mon opinion fût connue, et qu’il fût connu aussi que je l'avais exprimée à la famille royale ; nous ne pouvons et ne devons agir librement qu'après avoir dit aux Princes ce que nous pensons et quand on sait que nous le leur avons dit. J'espérais de plus que la publicité de notre opinion rendrait peut-être un peu plus incertaine la publicité de cette candidature elle-même et comme je désire qu’elle ne le produise pas décidément je n'hésite point à faire ce qui peut y jeter quelque hésitation. Enfin, quoique je trouve que les Princes ont tout-à-fait raison de se tenir et de se montrer très unis, je ne regrette point qu’on sache, et je crois même qu’il est bon pour leur avenir qu’on sache qu’au fond ils ne sont pas tous du même avis, ni sur la même pente. Je trouve fort simple que parmi eux, quelques uns dressent leur tente au milieu de l'ancienne opposition au gouvernement du Roi leur père ; mais je ne pense pas que les chances de leur cause aient à souffrir si, parmi eux aussi, il y a encore les alliés fidèles de l'ancien parti conservateur, et si les conservateurs en sont convaincus. Voilà, mon cher général, pourquoi j’ai parlé assez ouvertement de la conversation que j’ai eu l'honneur d'avoir avec M. le Duc de Nemours. Je n’ai pas le droit de m'étonner qu’il en soit revenu quelque chose aux correspondants du Times, à Paris, et qu’ils l’aient racontée confusément et inexactement comme ils l'ont fait. Je le regrette puisqu’on l’a regretté à Claremont ; mais je ne puis pas ne pas penser que, pour la bonne politique de la bonne cause la candidature de M. le Prince de Joinville serait infiniment plus nuisible qu’il ne peut l'être qu'on entrevoie que M. le Duc de Nemours n'en est pas tout-à-fait d'avis."
Adieu jusqu'à demain.
J’ai trouvé vos deux lettres en arrivant ici Onze heures Le cabinet n’a rien d'effrayant, Tout ceci finira par une transaction. Mais j'attends Pétersbourg. Je ne peux croire ni au refus, ni au silence. Si cela arrive ! Adieu, Adieu. G.
Paris, Mardi 28 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Hier soir une défaillance. plus de pouls, attaque de nerfs, [?] de vomissements. Pas de sommeil cette nuit, aujourd’hui je ne bouge pas. Pas de réponse de Pétersbourg. Je ne pense qu’à cela.
Tout le monde rit. du ministère. Fould & Berryer hier, en très bonne intelligence. C'est Casabianca qui a fait le Ministère. Blondel est depuis 12 mois en Corse. Fould dit qu’il ne le connaît pas. Le blâme sur tout cela est universel. On a reçu hier le testament de la Dauphine. On dit très touchant. Adieu. Adieu.
Paris, Mercredi 29 octobre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
1 heure
Je suis encore dans mon lit, avec des étouffements. Vitet que j'ai vu hier soir m’a prié de vous dire qu'il a vu les lettres du duc de Nemours à M. Bauchez témoignant du vif chagrin de la reine & du sien à l'occasion de la mort de la Dauphine. Le Duc de [Nemours] était son filleul. On va célébrer une messe, et on écrit au duc de [Mont?] pour le prier de chercher un complimenteur convenable pour Frohsdorf. On espère that he will take the hint. Cela serait très bien.
Longue visite hier matin de M. Dupin. Blâmant beaucoup, espérant peu de l'Assemblée à cause de ses divisions. Des regrets, des hélas de ce que chacun s'occupe de son intérêt ou de son penchant personnel. Le mieux serait que le comte de Chambord abdique ! Il pense bien de Corbin & Giraud, il rit du reste surtout de Fortoul. Il n’ira pas à St Cloud, il s'est borné à s’inscrire à l'Elysée. Le soir Pasquier m’a dit qu’il croyait que Corbin refuse. Il n’est pas ici encore.
Je voudrais bien mes nouvelles. J'en suis bien loin aujourd’hui. Rien de Pétersbourg. Adieu. Adieu.
Je trouve votre discours à Falaise extrêmement bien. Avez-vous trouvé la statue extrêmement belle ?
Val-Richer, Mercredi 29 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le Ministère n'est pas effrayant. Tous ceux que je connais sont, ou du moins ont toujours été des conservateurs très décidés. En particulier, les Ministres de l’intérieur et de la justice ; gens capables et honnêtes, et très compromis contre les rouges. Je ne me figure pas qu'avec ces hommes-là il puisse y avoir à craindre ni alliance avec la Montagne, ni coup d'Etat. Je persiste plus que jamais dans ma première conjecture. Rejet complet, par l'assemblée de l'abrogation de la loi du 31 mai, et acceptation par le Président, des modifications à cette même loi que l'Assemblée fera elle-même un peu plus tard, à l'occasion de la loi municipale. Les ministres, qui sortent rentreront alors, M. Fould, M. Rouher, M. Baroche, d'autres peut-être, M. Léon Faucher restera dehors. Ce sera la dupe de cette journée, avec M. De Lamartine et Emile de Girardin. Voilà mon programme.
Je ne connais pas du tout M. de Maupas le Préfet de Police, ni le Ministre de la guerre, le général St Arnauld. On parle mal du premier. Le maréchal Bugeaud regardait le second comme un militaire hardi et capable. S'ils ont comme on dit de l'esprit tous les deux, ils comprendront bien vite la situation et ils ne pousseront pas aux mesures extrêmes. Quand elles ne sont pas dans l’air, personne ne peut les y mettre. Dans le conflit, je parie toujours pour Morny.
Puisque Mad. de la Redorte et Mad. Roger, et les dames Russes sont venues chez vous en deuil et puisque vous les en avez louées, tout est correct. Qui avez-vous loué ? Des femmes, plusieurs femmes. Et avant le mot louées, je trouve dans votre phrase le mot les qui désigne ces femmes. Donc, quand vous avez écrit le mot louées, vous saviez que vous parliez de femmes, et de plusieurs femmes ; donc il fallait le féminin et le pluriel, c’est-à-dire louées et non pas loué. Est-ce clair ?
Ce que la Redorte vous a dit, quant à la situation respective du Président et de l'Assemblée devant le public est vrai de mon département comme du [sign]. Quoiqu’un peu moins absolument, parce qu'on ne change pas aussi vite d'impression et d'avis en Normandie qu’en Languedoc
Onze heures
Ces accès de faiblesse nerveuse me désolent. Que je voudrais une bonne lettre le Pétersbourg. Elle vous ferait plus de bien que toute autre chose. L'écriture de Marion sur l'adresse m’a troublé. J’ai été heureux de trouver la vôtre en dedan.s Adieu, adieu.
Je partirai d’ici le 11 nov. et je serai à Paris le 14 au matin. Adieu. G.
Val-Richer, Jeudi 30 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Hier soir, vers onze heures, le Roi Louis Philippe, signait, il y a onze ans, le Cabinet du 29 octobre. Il a duré sept ans et quatre mois. Quand reverrons-nous quelque chose qui dure autant. J’ai bien l'orgueil du passé, mais il ne me console pas des tristesses du présent. Mon esprit, est partagé entre deux pressentiments, très divers ; celui de mon bon sens qui me fait croire au retour de la monarchie et d’un ordre à peu près semblable à l'ordre que nous avons vu ; celui d’un instinct obscur qui me fait entrevoir, dans ce qui se passe, le commencement d'un état social très nouveau, point glorieux, et pourtant grand et fort, point solide et pourtant toujours à peu près le même, point d'avenir, mais chaque jour se suffisant à lui-même assez du moins pour ne pas être le dernier jour, une décadence à la fois agitée et monotone et durant des siècles.
Je suis très préoccupé de ce qu'on fera de ce qu'on doit avoir déjà fait à Claremont. Et non pas sans inquiétude. Ce sera inconcevable et impardonnable. Mais je crains qu’ils ne craignent qu'on n’exploite ce qu’ils feront, pour les lier plus qu’ils ne veulent être liés. Ils trouveront peut-être quelque biais indirect et disgracieux pour s'acquitter strictement. La poste de ce matin m'en apprendra peut-être quelque chose.
Je trouve toujours qu'on ne sait pas tirer parti, contre Lord Palmerston de ses démarches et de ses paroles. Sa réponse à Fortunato est un acte d’insolence effrontée vraiment, sans exemple. Si, en Angleterre même, l'opposition faisait bien comprendre au peuple anglais ce qu'il y a de frivolement pervers et de dangereux, en définitive pour l'Angleterre elle-même, dans ce patronage affiché, indistinct, de tous les ennemis de tous les gouvernements du continent, je suis convaincu que le peuple Anglais comprendrait et finirait par le trouver mauvais. Mais l'opposition attaque en passant, tel ou tel acte de Palmerston et ne fait point de charge à fond contre l'ensemble et le caractère permanent de sa politique ; et le peuple anglais croit que Palmerston est une espèce de grand patriote anglais, uniquement préoccupé, comme Lord Chatham ou M. Pitt, de la grandeur de l'Angleterre et à qui l'on ne peut reprocher que ce qui se pardonne toujours, la passion de l’égoïsme national. C’est cet absurde mensonge qu’il faudrait mettre en lumière. Je souffre toutes les fois que j'en vais manquer l’occasion.
On m'a envoyé, hier le récit des derniers moments de la Dauphine. C'est beau, précisément parce que ce n'est pas orné du tout. Son testament est admirable de simplicité et de vérité, me disant, ni plus, ni moins que ce qu'elle pensait, et sentait réellement. Cette phrase-ci surtout me frappa : " à l'exemple de mes parents, je pardonne de toute mon âme, et sans exception, à tous ceux qui ont pu me nuire et m'offenser demandant sincèrement à Dieu d’étendre sur eux sa miséricorde aussi bien que sur moi-même, et le suppliant de m'accorder le pardon de mes fautes. "
Il y a de sa part, une charité et une humilité Chrétiennes vraiment sublimes à se confondre ainsi elle-même avec ses bourreaux, et à implorer en même temps, pour eux et pour elle, le pardon de Dieu.
Onze heures
Je ne suis plus préoccupé que de vous. Vous faites bien de rester dans votre lit ; mais il faut que votre lit vous repose. Enfin, j'y verrai moi-même dans quelques jours. Hélas, la présence n’est pas la puissance. Adieu, Adieu.
Val-Richer, Vendredi 31 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ce que vous me dites de Claremont me fait grand plaisir. Le Duc de Montmorency serait en effet très bien ; un pas de plus qu'il n'a été fait de l'autre côté à la mort du Roi, et en même temps grande convenance de la personne. Je ne doute pas qu'il n'accepte si le hint lui a vraiment été donné, comme l'indique le simple fait de s'être adressé à lui.
La conversation de Dupin est l'écho de ce que j'entends beaucoup dire. J'ai dîné hier à Lisieux, avec 30 personnes, fort mêlées, assez de Régentistes. Ceux-ci aussi tristes, plus tristes peut-être que les autres, également atteints d’un sentiment d'impuissance, mais ne renonçant à rien pour cela, et disant toujours que leurs adversaires devraient bien renoncer. Depuis bien longtemps le mot childish erre sans cesse sur mes lèvres ; je n'ai jamais eu plus de peine à m'empêcher de le prononcer, tout haut. On a tort de maltraiter indistinctement les nouveaux ministres. Indépendamment de M. Corbin et Giraud qui sont bons, il y a là un ministre de l’intérieur de qui l’un de mes amis, qui le connaît très bien m'écrit : " Thorigny est bien supérieur à Faucher sous tous les rapports, et il a toutes nos opinions. C'est le ministre que nous aurions choisi nous- mêmes pour diriger les prochaines élections. Pourquoi, comment est-il entré dans ce cabinet ? Tout le monde l'ignore ; il ne le sait peut-être pas bien lui-même."
C'est là évidemment un homme à ménager. Je me rappelle que comme magistrat, il s'est montré capable et résolu. J’ai été encore plus frappé que d'autres de l'attaque du Constitutionnel contre Persigny. Voici pourquoi. Morny a gagné pleinement son procès contre le Dr Véron. C'est à lui Morny, qu'appartient maintenant la direction politique du Constitutionnel. Il n’a pas voulu la prendre ostensiblement, ni la changer promptement ; il lui a convenu qu’elle restât encore dans les mêmes mains et les mêmes voies, mais il est en mesure de la modifier et de s’en servir comme il voudra. L’attaque à Persigny a donc assez d'importance. C’est un reflet de l’intérieur de l'Elysée. Si vous ne saviez pas déjà ceci, gardez-le pour vous, je vous prie.
Je suis charmé que le discours de Falaise ait votre approbation. Je ne trouve pas la statue extrêmement belle, ni si mal que vous me l’aviez dit. Il y a de la force et du mouvement. Mélodrame sans doute, point de noblesse, ni de mesure dans la force. Le public est content. Je prends votre silence sur la lettre projetée du Duc de [Noailles]. comme une réponse, et je règle un [?] d'après cela mon langage avec ou sur certaines personnes. M. de Mérode est-il de retour à Paris, et l’avez-vous vu ?
Onze heures
Voilà la triste lettre de Marion. Je l’en remercie pourtant de tout mon cœur. Je lui écrirai demain quoique j'espère bien revoir demain votre écriture. Adieu, Adieu. G.
Val-Richer, Samedi 1er novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne sais pas vous écrire comme à l’ordinaire. La lettre de Marion me poursuit. J’ai besoin que celle de ce matin soit arrivée. J’espère qu’elle sera de vous ; quelques lignes du moins.
Je me rappelle très bien Versailles, vos inquiétudes, votre extrême abattement. C’est un souvenir qui m'attriste et me rassure à la fois. Chomel et Oliffe ensemble me rassureront aussi. Ils sont habiles et prudents, et l’un des deux est toujours là. Mais hélas ce qu’ils peuvent est si insuffisant !
Claremont me satisfait. Une lettre de la Reine et l'envoi du Duc de [Mérode] c’est très bien. Vous ne m’aviez rien dit de la lettre, c’est le Journal des Débats qui me l’a appris. C'est au comte de Chambord à faire fructifier cela, sans avoir l’air de l'exploiter. La mort de la Dauphine fait dans le commun public un grand effet, un effet utile. On est touché de cette vertue triste, simple et résignée. Les retours que cela fait faire sur le passé sont au profit de bons sentiments. Et en même temps au fond des coeurs, il y a une secrète satisfaction de ce que ce dernier témoin royal de ce hideux passé n'est plus là pour le rappeler sans cesse et en porter plainte. C’est un étrange personnage qu’une nation, encore bien plus mêlée de bons et de mauvais sentiments que les personnes individuelles, et acceptant avec entêtement une certaine part de responsabilité dans les événements, même de son histoire qu’elle déteste le plus et dont elle a le plus souffert. Mais c’est son histoire.
Voilà enfin, le mois de Novembre commencé. J’ai retenu la malle poste pour le 11. Tous vos habitués sont déjà rentrés, ce me semble. Je suis charmé que ce pauvre Montebello soit plus tranquille sur sa femme.
J’ai reçu une lettre de M. Moulin de retour à Paris qui n’est pas content de l'état de l'Auvergne. " J’ai laissé, me dit-il les départements du centre très divisés. Les idées de fusion y ont fait peu de progrès et cependant nulle part les légitimistes ne sont plus raisonnables et plus conciliants. Ce sont nos amis qui manquent de raison et de bienveillance. "
Onze heures
Voilà de meilleures nouvelles. Marion est charmante. C'est dommage qu’elle ne soit pas Empereur. Adieu, adieu.G.
Val-Richer, Dimanche 2 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne suis pas malade comme vous, mais j’ai eu hier et cette nuit une forte migraine ; ce qui fait que je me lève tard, et que vous n'aurez qu’une courte lettre.
J’ai beaucoup travaillé depuis quelque temps, et je veux travailler beaucoup cette dernière semaine. Je sais le peu de temps dont je dispose à Paris. Si ma réponse à M. de Montalembert n’est pas tout-à-fait finie quand je partirai, elle en sera bien près.
J’espère bien apprendre ce matin que le mieux s'est soutenu pour vous. Ce sera parfait si je l’apprends de vous-même. Vous aurez vu que j’avais fait grand attention à l'article du Constitutionnel sur M. de Persigny, et que j'en savais le sens. Si cela aboutissait à son renvoi, ce serait en effet très significatif, et une facilité pour reculer.
Je ne suis pas inquiet de la reculade, pourvu que le débats de l'Assemblée n'enveniment pas trop les plaies. Si elle le conduit aussi sensément que sa commission de permanence, si elle cherche le succès plutôt que le bruit, elle aura certainement le succés. L’ajournement de la proposition Créton et probablement aussi de la candidature de M. le Prince de Joinville me paraît être la résultat naturel et obligé de la situation actuelle. Il n'y a de majorité qu'à cette condition.
Le Duc de Montmorency est-il bien réellement parti ? J’ai des nouvelles de Duchâtel. Rien de nouveau. Mêmes observations, même impressions et mêmes conjectures que les miennes. Il ne reviendra qu'à la fin de novembre.
Onze heures
Je suis moins content aujourd’hui qu’hier. Je maudis Pétersbourg. Je sais avec qu’elle lenteur vous vous remettez de secousses pareilles. Adieu, adieu. Je ne vous ferais pas grand bien si j'étais là, mais je suis bien pressé d'y être. Adieu. Je remercie toujours Marion, vrai trèsor. G.
Val-Richer, Lundi 3 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il a fait ici cette nuit une tempête effroyable ; je me suis réveillé dix fois, pensant à vous et espérant que ces coups de vent et les torrents de pluie n'étaient pas aussi au-dessus de vous. Ils auraient encore agité vos nerfs déjà si faibles. La tempête a cessé ce matin, et le soleil brille. Que je voudrais apprendre, ce matin que vous avez un peu dormi !
Ce n'est pas au moins le mouvement autour de vous qui vous manque. On vient beaucoup vous voir et vous dire ce qu’on sait, vous vivez des indiscrétions d’autrui qui se confient dans votre discrétion à vous.
Malgré l'ennui qu’ont eu mes amis du nom du Duc de Montmorency dans l’Assemblée nationale, je n’y ai nul regret. Ces choses- là n’ont leur valeur que quand elles sont publiques à cette condition seulement elles lient un peu. Et bien peu encore. Certainement ces courtoisies de famille ne sont rien tant que la question politique n'est pas résolue ; mais elles aplanissent les voies vers cette solution ; surtout elles rendent de plus en plus difficile tout autre chose que cette solution. Rien ne le prouve mieux que l'humeur des adversaires ; l'ordre n’a pu se résoudre à dire que la Reine avait écrit au comte de Chambord.
Je ne puis croire au calcul de Dupin pour l'abrogation de la loi du 31 mai. Je n'allais pas au-delà de 300 voix contre 400. Il connaît mieux que moi l’Assemblée. Je persiste à n'y pas croire. On a parfaitement raison de rejeter tout-à-fait, sans amendement ni transaction la proposition d’abrogation pourvu qu’on soit décidé à adopter ensuite la loi municipale dont le rapport a déjà été fait, et qui contient la transaction pratique dont le parti de l'ordre a besoin pour rester uni. Je vous quitte pour ma toilette.
Voici ma dernière semaine sans vous voir. Que ferais-je pour remercier Marion de ses bonnes lettres ? J'en ai reçu hier une très longue de Croker qui ne peut toujours pas se consoler qu’on n'ait pas renommé le général Cavaignac président, et laissé ainsi la République seule avec elle-même. C'est bien dommage que la Révolution française ne se soit pas laissée diriger par lui ; il savait bien mieux ses affaires qu'elle-même, et il lui aurait donné d'excellents conseils.
Sur l’Angleterre, il ne me dit que ceci : " Why is the Assemblée nationale so stupid as to attribute Palmerston policy to England in general, and above all to suppose that any man in England dreams of acquiring Sicily ? So far from desiring any such thing I will venture to say that not one man, Whig or Tory, would consent to accept it, even il offered I and you may be assured we [?] more likely to get rid of colonies that we have than to attempt to obtain a new one." Je crois qu’il dit vrai.
Onze heures
Voilà deux lignes qui me charment ; soit dit sais faire tort à la charmante Marion. Adieu, adieu, adieu. G.
Paris, Mardi 4 novembre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Val-Richer, Mardi 4 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je jouis encore de vos deux lignes d'hier. J’espère bien en avoir quelques unes aujourd’hui. Pourvu que votre soirée de Dimanche ne vous ait pas trop fatiguée. Entre le besoin de distraction et la crainte d’agitation, vous êtes très difficile à arranger. Pourtant, je penche, en général du côté de la distraction, l'ennui vous agite plus que la fatigue.
Je suis fort aise que Molé soit pressé de me voir ; mais la presse quant aux choses mêmes n’est pas si grande. Je ne crois pas tant à ma nécessité et à mon efficacité que quelques jours de plus ou de moins y fassent quelque chose. En fait d'envie de hâter mon départ, j'ai résisté à mieux que cela. Je serai à Paris dans huit jours, et bien à temps pour n’y rien faire. J’ai absolument besoin de cette semaine pour ma réponse à M. de Montalembert qui est en bon train.
J’ai bien envie que vous ayez pu voir Mérode avant mon arrivée, et lui dire ce que je vous ai dit du discours de son beau-frère ; discours dont on peut tirer un grand succès, et un grand effet, et qui, s'il restait tel qu’il est, serait probablement pour lui, l'occasion d’un grand échec, comme son rapport sur la loi du Dimanche.
Je suis désolé que le Duc de Montmorency ne soit pas parti. C'était très bien, comme vous l’avez senti au premier moment. Et s’il ne va pas, parce que Thiers ne l'aura pas voulu, ce sera déplorable. Déplorable comme fait, déplorable comme symptôme. Je fais ce que je puis pour me persuader qu’il y a moyen de nous tirer de nos vieilles ornières. Nous y retombons toujours. Etrange pays aussi obstiné que mobile !
Sait-on enfin positivement si c’est la Reine, ou le Duc de Nemours qui a écrit au comte de Chambord, et si réellement on a écrit ? Je ne veux pas croire qu’on se soit borné au service funèbre de Claremont et d’Eisenach.
J’ai vu hier les députés d’ici partant le soir pour l'Assemblée. Ils partent semés. Rejet de l'abrogation de la loi du 11 Mai ; ajournement de la proposition Créton ; et puis, adoption de la loi municipale et de modifications indirectes qu’elle introduit dans la loi du 11 mai. Parti pris de tout subordonner au maintien d’une majorité de 400 voix. Je m'étonne que M. Molé se laisse aller, ou paraisse se laisser aller à un sentiment trop rude envers le Président. Ce n’est pas dans ses allures. Je ne doute pas que le président ne cherche un accommodement, et ne finisse par accepter plus que l'Assemblée elle-même lui donnera, après avoir rejeté sa propositions d’abrogation. Je crois tous les jours moins au coup d'Etat. Pas plus par le général [Saint Arnaud] que par le général Magnan. Tout le monde est un peu fou ; mais les vrais fous sont très rares.
Onze heures
Tant mieux que votre soirée de Dimanche ne vous ait pas trop fatiguée. Je vois que vous avez encore assez de force pour animer la conversation. Adieu, adieu, et merci à Marion. G.
Mots-clés : Académies, Amis et relations, Asssemblée nationale, Bonaparte, Charles-Louis-Napoléon (1808-1873), Conditions matérielles de la correspondance, Conversation, Ennui, Famille royale (France), Politique (Analyse), Politique (France), Portrait (Dorothée), Posture politique, Presse, Réception (Guizot), Réseau social et politique, Santé (Dorothée)
Paris, Mercredi 5 novembre 1851, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le message a été trouvé déplorable. La Redorte est venu le premier me raconter le fiasco. En même temps on a fort blâmé Berryer, & Molé lui même en était mécontent. iIs étaient tous deux chez moi hier soir. Le rejet de l’urgence parait à Berryer les funérailles du projet de loi. Il m'a dit ensuite à l’oreille que la majorité était bien molle, & que tout ce qu'il pouvait espérer serait 300 voix compactes et encore. Ni la reine, ni le duc de Nemours n’ont écrit au comte de Chambord on n’a parlé que de la séance. Les diplomates présents ont trouvé dans l’attitude de défi du [général] [Saint-Arnaud] l’indice d'un coup d’Etat. Le peu de soin de la rédaction du message parait indiquer ainsi beaucoup de dédain pour l’assemblée. Le Président a sans doute pris son parti quoiqu'il arrive. La Montagne triomphe et l’a témoigné hier. Enfin le grand combat a commencé hier.
Montebello n’est pas ici. Sa femme cependant va mieux. [Mérade] n’est pas ici non plus. Je n'oublierai pas ce que vous me dites dès que je le verrai. Adieu. Adieu.
La Princesse me permet d'ajouter deux mots, sur la santé dont elle ne vous aura probablement pas parlé. Elle a pris hier avec son diner avec pillule digestive, dont elle s’est aussitôt [?]. Cette nuit, en effet elle s'est réveillée vers 2 h. du matin avec des étouffements qui lui ont gâté un peu sa nuit. Mais ce matin Olliffe est loin d'être mécontent. Le pouls est bon, et le teint meilleur. Mais nous avançons tout doucement cependant ! Chomel n’est pas ici. Il n'arrive qu’aujourd’hui mais nous espérons pourtant le voir dans le courant de la jounée. La princesse tâche de prendre la nourriture qu'on lui ordonne mais c’est toujours là le point difficile. Voilà un bulletin légèrement décourageant [mais] il ne faut pourtant pas se décourager.
Croyez-moi toujours, cher M. Guizot. Trés sincèrement à vous. M. Ellice
Val-Richer, Mercredi 5 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je trouve vraiment comique les prédictions et ces bravades contraires que s'adressent les amis du Président et ceux de l'Assemblée comme pour se faire peur mutuellement et d'avance, sans doute dans l’espoir d'avoir, au moment du combat, meilleur marché les uns des autres. C’est bien Gascon et bien puéril. Le chef d'œuvre du genre, c’est Thiers ayant peur d'être arrêté et le Président lui faisant dire de n'avoir pas peur et qu’il ne le fera pas arrêter. Ce sont là des façons du temps de la Fronde qui ne vont plus au nôtre, quelque irrégulier et inattendu qu’il soit tout cela ne supporte ni la presse, ni la tribune au milieu des formes publiques et graves de nos gouvernements et de nos révolutions, ces finesses deviennent des enfantillages ce qui était de la gaieté devient du ridicule ; les hommes se diminuent à jouir de vieux jours. Voilà les réflexions pédantes de ma solitude.
Je parie toujours pour mon même dénouement. Rejet de l'abrogation, patience du Président, modifications indirectes de la loi du 31 mai par l'Assemblée ; acceptation de ces modification par le Président ; rentrée de l’ancien ministère, sauf Léon Faucher. M. de Lamartine a fait bien d'avoir un rhumatisme aigu à Macon, cela le dispense de figurer, en personne dans cette journée des dupes.
Quand j’ai lu mes lettres de Paris et les journaux, je ne pense plus à tout cela, je suis tout entier dans mon discours d'Académie qui me plaît à faire. J’ai déjà une grande satisfaction. Je suis sûr que je serai court. Quelque réduction que M. de Montalembert, fasse subir au sien, il restera long et quelque curieux que soit le public de cette séance, il ne faut pas le mettre à l'épreuve de deux longs plaisirs.
Est-il vrai que Lord Palmerston ait adressé au Cabinet de Vienne quelque explication sur le séjour et le bruit de Kossuth en Angleterre ? Cela me paraît peu probable. Je trouve que le journal des Débats fait à Kossuth une guerre très spirituelle, et qui devrait être efficace si quelque chose était efficace contre les Charlatans et les badauds. On fait trop de bruit de la circulaire du ministre de la guerre. Que ses paroles aient été écrites à mauvaise intention, cela se peut mais on n'en est pas à faire du bruit pour les mauvaises intentions, et il y a là une question que les hommes d’ordre doivent laisser dormir sauf à se bien défendre si on abuse un jour contre eux du principe de l'obéissance militaire qui est tous les jours leur sauvegarde.
4 heures
Merci, merci. Le plaisir de voir votre écriture efface le chagrin de vos nouvelles de Claremont. Faiblesse déplorable et ridicule. Que deviendra tout cela ? La situation paraît bien tendue. Je persiste à ne pas croire aux grands coups. Adieu. G.
Et Adieu.
Val-Richer, Jeudi 6 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ne vous fatiguez pas à m'écrire ; mais sachez que la vue de votre écriture me charme tout le jour.
Les détails que vous me donnez sont tristes, mais ne m'étonnent pas. Il faudrait une force de sens et d’âme supérieure pour résister à la tentation dont on les assiège. On leur promet de leur rendre leur patrie et un trône et nous leur demandons de renoncer absolument à cette chance pour en courir une autre qu’ils regardent comme très douteuse presque comme impossible. Ce n’est pas sur eux que tombe mon blâme mais sur ceux qui les prennent pour instrument de la perpétuité d'un état de révolution qu’ils sont eux-mêmes incapables de gouverner, et qu’ils ne veulent pas laisser finir.
Je suis de l’avis du Duc de Noailles. Il a bien fait de laisser partir la lettre que le duc de Montmorency avait reçue. Votre paragraphe dans le portrait du comte de Chambord de M. de la Guéronnière m’a amusé, malgré la délayage et la lourdeur prétentieuse. Mallac m'écrit avec assez de trouble. Nous touchons, selon lui, à de gros événements peut-être à une crise définitive, le Président est résolu à tout risquer pour vaincre la résistance de l'Assemblée ; les Régentistes se donnent beaucoup de mouvement et sont plein d’espérance ; Changarnier pousse les Légitimistes à des mesures extrêmes, et pourrait bien n'être que l’instrument de Thiers & & Tout cela se peut ; mais je persiste à douter que tout cela aboutisse à une solution prochaine. La partie est plus compliquée, et plus grande que ne se le figurent les joueurs assis autour de la table. Personne n'est près de la gagner.
Je ne vous dis rien de Pétersbourg. Il n'en faut plus parler, et il y faut penser le moins possible. C'est bien difficile. Je le sais.
J’avais hier chez moi un des principaux et des plus intelligents manufacturiers de Lisieux. Il m’a dit que depuis trois ou quatre semaines, les affaires étaient aussi complètement suspendues qu'elles l’avaient été en 1848.
Onze heures et demie
Mon facteur arrive très tard. Je craignais qu’il n’y est quelque chose à Paris. Ce que vous me dites ne change rien à mon impression. Adieu, adieu. G.
Val-Richer, Vendredi 7 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le message est profondément médiocre. Mais je ne crois pas du tout que ce soit un manque de dédain pour l'Assemblée. C’est tout bonnement de la médiocrité naturelle. Les articles du Dr Véron valaient mieux. Je ne trouve pas non plus que Berryer ait bien conduit sa première attaque. Il a été long, confus et hésitant. Mais si j'étais à Paris, je ne dirais pas cela. L’esprit de critique nous domine, et nous sacrifions tout au plaisir de tirer les uns sur les autres. Sur la physionomie de ce début, je crois moins que jamais à de grands coups, de l’une ou de l'autre part. On ne disserte pas si longuement et si froidement, au moment de telles révolutions. Elles sont précédées, ou par de grands signes de passion ou par de grands silences. La montagne épousant systématiquement le Président et sa mesure, cela est significatif et pourrait devenir important. Je doute que cela tienne. Le Président n'en fera pas assez pour eux et ils ne seront jamais pour lui ce qu’il veut, sa réélection. Chacun finira par rentrer dans son ornière.
J’ai mal dormi cette nuit, pas tout-à-fait par les mêmes raisons que vous. Je cherchais deux paragraphes de ma réponse à M. de Montalembert. Ils m'ont réveillé à 2 heures ; je les ai trouvés, je me suis levé, je les ai écrits, et je me suis recouché, pour mal dormir, mais pour dormir pourtant.
Le froid commence. Il gèle fort la nuit. Je vois fumer en ce moment le tuyau de ma serre. Il n’y a plus de fleurs que là. Il est bien temps d'aller retrouver ma petite maison chaude. Je ne vous écrirai plus que trois fois. Je voulais porter d’ici à Marion une belle rose en signe de ma reconnaissance. La gelée me les a flétries. Elle a bien raison d’ajouter à votre lettre des détails sur votre santé. C’est un arrangement excellent, et dont je la remercie encore.
J’ai fait ces jours-ci quelque chose d'extraordinaire dans mes moments de repos, et pour me délasser de mon travail. J’ai lu deux romans, David Copperfield de Dickens et Grantley Manor, de Lady Georgina Fullerton. Le premier est remarquablement spirituel, vrai varié et pathétique ; plein, seulement de trop d'observations et de moralités microscopiques. Le commun des hommes ne vaut pas qu'on en fasse de si minutieux portraits. Pour mon goût, j’aime bien mieux le roman de Lady Georgina, la société et la nature humaine élevée, élégante et un peu héroïque ; mais elle a l’esprit bien moins riche et bien moins vrai que Dickens. Qu'est-ce que cela vous fait à vous qui n’avez lu et ne lirez ni l'un, ni l’autre.
Onze heures et demie
Décidément mon facteur vient plus tard ; mais peu m'importe à présent. Adieu, Adieu. Je voudrais bien que vous ne violassiez pas trop les règles de Chomel. Adieu. G.