Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Collection : 1838 : Réflexion politique et élaboration historique (1837-1839 : Vacances gouvernementales)

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°81. Dimanche 8. 6h. 1/2 du matin

Les mouchoirs blancs et rouges sont tout prêts, rangés dans mon tiroir. Je viens d’en prendre un. Le pauvre roi d’Hanovre me paraît bien accusé. On peut encore exercer le pouvoir absolu là où il existe, encore en s’y prenant bien. Mais le rétablir cela ne se peut plus, surtout en en mettant enseigne. Le principe irrite plus que le fait. Les peuples sont comme les femmes, comme les hommes ; ils aiment mieux être maltraités qu’insultes. Votre Empereur a raison ; le Roi d’Hanovre gâte le métier. Si j’étais M. Molé et que j’eusse envie d’avoir le Maréchal Soult pour ministre de la guerre, son fracas à Londres me déplairait fort. Il reviendra de la plein de prétentions, & probablement ne voulant plus accepter d’autre Présidence que la sienne propre. On me mande qu’il n’y a encore rien de sérieux dans tous les bruits de remaniement de Ministère. Ce qu’on remanie, c’est l’administration d’Alger. On va changer, je crois, l’Intendant civil. M. Bresson payera son discours. Le maréchal Vallée écrit que les affaires militaires sont à peu près arrangées, qu’il lui faut à présent, pour second un administrateur actif et un peu considérable, sans quoi il ne saura que faire de tout l’argent qu’on lui vote. On a fait des propositions à un homme de mes amis. Je l’ai engagé à accepter.
Le dîner de la Reine d’Angleterre aux Ambassadeurs Constitutionnels est une affiche en bien grosses lettres. C’est comme toute la politique extérieure anglaise, un grand tapissage sur la rue. Je ne trouve pas que nos journaux en fassent le bruit convenable. Me voilà au bout de ma politique et de la vôtre. La saison est bien morte. Nous glanons. Si nous étions ensemble, nous moissonnerions toujours. La Fontaine a raison. L’absence est le plus grand des maux. Pourtant je me reproche de dire cela. Nous ne connaissons pas le plus grand des maux. Cela fait trembler. J’oublie les nouvelles de St Ouen. On bâtit le Presbytère.

9 heures
Vous dîtes que je ne vous connais pas tout-à-fait. Tant mieux ; car plus je vous ai connue, plus j’y ai gagné, et vous n’y avez pas perdu. Vous êtes pourtant d’une nature, simple, pas un peu simple, comme votre grand duc, mais très simple. La simplicité riche, c’est la perfection. Votre âme est riche, inépuisable. Je la connais mieux que je ne vous le dirai jamais. Je ne vous dis pas tout de vous surtout. Et de loin, que dit-on?
J’ai repris mer leçons avec mes filles. Je remplace leur maître d’arithmétique! Elles sont bien heureuses. C’est quelque chose de singulier qu’une vie si animée et qui laisse si peu de traces. J’ai probablement été dans mon enfance, aussi heureux, aussi animé que le sont mes filles. Je ne m’en souviens pas du tout. Vous souvenez-vous de votre enfance ? Je suis né vers seize ans. C’est de là que date ma vie, dans ma mémoire à moi. Je vous parlais de mes filles. Un de leurs bonheurs, c’est que je en leur lis le soir. Nous achevons un très joli, roman de Walter Scott, peu vanté : Richard en Palestine. Mais je ne veux pas ne leur lire que des romans même de ceux-là. C’est une lecture trop amusante, un plaisir de paresseux, un aliment qui dégoûte des autres, et ne nourrit pas, les jours derniers, j’ai pris Plutarque, la vie de Thémistocle. C’est charmant ; mais c’est un travail de lire cela à des enfants. Il faut à chaque instant sauter, retrancher, retourner, expliquer. Les faits, les livres, les esprits, le langage tout cela est bien grossier. Il n’y a pas moyen de mettre cela sous les yeux des enfants. Je ne suis pas prude ; mais avec mes filles. je deviens de la susceptibilité la plus ombrageuse. Je ne voudrais pas laisser approcher de leur pensée de leur petite figure, si fraîche et si pure un mot, une ombre, un souffle moins frais et moins pur. Pour les âmes, le mal, c’est la peste contagieuse à faire trembler, contagieuse par un mot, un regard ! J’ai fait en lisant la vie de Thémistocle, des tours de force et d’adresse admirables pour écarter le mal que je rencontrais à chaque pas. Je l’ai écarté hier ; mais demain, mais un jour, il les approchera nécessairement. N’importe, que ce soit tard, le plus tard qu’il se pourra. La longue innocence se répand, sur toute la vie.

10 h. 1/2.
Il paraît que nous parlons l’un et l’autre bien obscurément sur mes carpes. Je ne croyais pas du tout que vous les attendissiez en personne, pas plus que je n’avais pensé à vous les envoyer. Je ne voulais que justifier mon récit de leurs aventures. Mais laissons-le là. C’est plus qu’elles ne méritent. Gardez votre style, anglais ou non. Je ne vous pardonnerais pas d’en changer. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°177. Jeudi 1er novembre, 7 heures

Nous entrons dans le honey-moon, n’est- ce pas ? C’est charmant de retrouver un honey-moon, toutes les fois qu’on se retrouve, et sans qu’il fasse tort aux moons qui suivent. Je me lève de bonne humeur, par un vent et une pluie épouvantables. Je défie qu’il y ait entre nous de pareils orages. Le soleil est toujours sur notre horizon. Séparés, nous ne le regardons pas toujours ensemble et au même moment, mais il y est toujours. Nous voilà des gens bien heureux, nous avons le soleil et la lune à notre disposition. Il y a deux pays que je voudrais voir avec vous, l'Italie et l’Angleterre, le pays du soleil et celui du brouillard. Je ne sais duquel nous jouirions, le plus vivement. Quel dommage que nous ne voyagions pas ensemble ! Dans la grande voiture de Châtenay. Je ne vous savais pas cette aversion pour les voitures, fermées.
A propos de voyage, lisez-vous dans les journaux les lettres de ces savants que nous avons envoyés chez les Lapons et les Samides ? Ils me paraissent décidés à réhabiliter le Spitzberg, et la bonne compagnie des Esquimaux. A les en croire, ils s'amusent parfaitement. Leurs plaisirs me gèlent. Nous plairions-nous là ? Je dis le Spitzberg nous plairait-il, non pas, nous plairions-nous l'un à l'autre dans le Spitzberg ? Ceci ne fait pas question. Je me suis quelquefois proscrit avec vous en Sibérie. Mais vous la trouviez trop uncomfortable, plus unconfortable que la maison de Pozzo. Vous me livrez la tournure et les manières de Lord Castlereagh et de Lord Jocelyn, et je vous en remercie. Mais quoique vous les avez trouvés très agréables, n’est-ce pas, et vous avez causé avec eux très volontiers, bons ou mauvais principes. Je vous le pardonne. Mon estime pour les Anglais est devenu du goût, un goût sérieux mais affectueux. Obtenez seulement qu’ils ne se donnent pas tant de peine pour être frivoles.
Que cède-t-on aux Belges sur l'argent ? Car je suppose qu’on leur cède quelque chose puisque les cinq Puissances sont d'accord. Je trouve l’adresse des Etats Généraux belle. Cette ferme adhésion d'un peuple à son Roi, dans une question dont pour son compte. le peuple se soucie peu, mais qui est pour le Roi une question d’honneur, me plaît infiniment. Il sert toujours à quelque chose d'avoir été grand. Les Hollandais l’ont été. Depuis longtemps ils sont bien déchus. Dans tout le 18e siècle, leur politique a été pitoyable, sans dessein, sont consistance, sans dignité, sans autorité ; mais de temps en temps Jean de Witt se redresse et élève la tête hors de son tombeau, comme Farinata degl' Uberti dans l'Enfer du Dante.
J’ai fini hier mes plantations. A forces de vouloir m’y intéresser, j'en viens un peu à bout. Je suis pour le bonheur solitaire comme les Anglais pour la frivolité. Pourtant, je me trémousse. moins. Je me persuade quelque fois que je tiens vraiment à ce que je fais avec cette terre et ces arbres. Mais quand je rencontre quelqu’un qui y tient réellement et de cœur, je me reconnais de glace et je m'humilie. Avant-hier, ma mère m'a querellé parce que j’avais laissé mettre où l'on avait voulu des cerisiers qu’elle voulait ailleurs. Un c'est que cela m'est égal à failli m'échapper. Je l’ai retenu à temps. Si Dieu m’avait laissé mon fils, rien ici ne me serait égal. Que de projets j’avais formés, commencés ! Je les discutais avec lui ; puis, je les lui remettais absolument, sans réserve. Il faisait faire seul, à son gré. C'est charmant de se décharger sur son enfant de tout soin, de toute affaire, de se reposer en le voyant agir, décider, ordonner, vivre en maître et pour son compte, comme il vivra quand on n'y sera plus. Mon fils était si libre avec moi, et si tendre ! Il s’appartenait bien tout entier à lui-même, et il venait sans cesse à moi. Pardon, Pardon ce que je me laisse aller à vous dire là, je me permets bien rarement de me le dire à moi-même. Pardon.

9 h. 3/4.
Oui, nous avons abusé de l'adieu. Nous approchons du dernier. Adieu pourtant. J’aime mieux l'autre. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Paris, Jeudi le 5 juillet 1838, 82./ Il n'y a plus qu’une question non répondue au sujet du courronnement. Le M. Soult n’était pas le second des premiers, mais le second des derniers. Dans les cérémonies c’est les plus jeunes qui commencent, ainsi son carosse était après celui du Turc, si je ne me trompe, qui était arrivé à Londres après lui. Vous voyez que je viens de lire votre lettre. A l’Abbaye dans la tribune. Le maréchal était placé sur le second gradin. Il y avait ou lt front serte les quatre amb. ordinaires, & l'Autriche, et les Pays-Bas extraordinaires. J’ai passé toute la matine hier à Longchamp c'est délicieux, toute l'Angleterre vieille moyenne et jeune y était réunie. Je ne suis rentrée qu'à 6 h. 1/2. Après, encore la colèche jusqu’à 9 heures. Puis une petite visite à la petite princesse et mon lit à 10 h. C'est une vie de campaqne tout à fait. Je voudrais m'en trouver bien et il n'y parait pas. J’ai eu ce matin une lettre de la Reine de Hanovre, rien d’extraordinaire, si non que l’un de mes pêchés est d’avoir vécu dans l’intimité de M. de Talleyrand. Ainsi le jour où l'on a appris sa mort à Berlin l’Impé ratrice a dit en plein cercle. " Voilà l’ami de Mad. de L. mort. " La Reine a protesté contre l'ami. Tout cela sont des petits détails sans importance, mais l’humeur est grande. Le prince impérial à l’ordre de chercher une femme. Il en avait trouvé une à Berlin qui lui plaisait. Le fille du g. D. de Muk. Strelitz. Mais l’Empereur ne l’a pas trouvé assez grande et elle a été discessed. C’est comme on choisit les reines. Aujourd’hui jour de courrier d'Angleterre c.a.d. celui où il arrive. J'en suis toujours avide. Vous saurez ce que je saurai. Je vais dîner chez Lady Granville. Et dans ce moment midi je vas m’asseoir dans mon jardin. Vous aimeriez peut être à y venir avec moi ? Adieu vous êtes bien loin, horriblement loin.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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182. Paris vendredi le 2 novembre 1838

Vos lettres sont vraiment joyeuses ; et je crois tout de bon au 6, et je me réjouis comme vous. Mais vous savez j’espère que ma vue ne vous récréera pas. Vous me trouverez changée, maigrie, je vous préviens de tout cela. J'ai beau faire je ne puis pas me remettre. Point d'appétit, un mauvais sommeil. L'esprit constamment inquiet de mes relations avec mon mari. Cela va trop mal.
Après que le monde s’est écouté hier au soir j’ai gardé M. de Pahlen, et nous avons longtemps parlé de mon Empereur. Il n’est plus sous le charme de Toplitz, ce qui fait qu’on peut causer avec lui. L'histoire du mariage Lenchtemberg l’indigne. mais savez-vous qu’ici, outre qu'on en rit, on se fâche. On croit voir de l’intention dans le choix d'un allié des Bonaparte. quelle idée ! En Russie cela fera un vrai mécontentement parmi les gens bonnets. Les petites gens ne sauront pas qui c'est. & les courtisans applaudissent à tout. M. de Pahlen, et moi nous ne sommes pas des courtisans.
Il n’y a pas de nouvelle ; à moins que vous vous intéressiez à M. de Castellane qui dit-on épouse Pauline. Cela me parait pas grand chose. Le Duc de Noailles, est venu causer pendant deux heures chez moi hier matin. Il ne sort pas encore le soir.
J’ai été voir Madame de Boigne. Toute sa maison sent la peinture. Elle m’a reçue au second, bien haut. c’est propre mais très petit. Elle est assez souffrante. Les gens du château disent que la Princesse de Würtemberg n’arrivera pas jusqu’à Gènes. Je ne sais ce qu'il y a de vrai.
Je vais dîner aujourd’hui chez Lady Granville à peu près seule avec l’ambassade, cela me convient parfaitement. Adieu, adieu. Il me semble que je ne vous écrirai plus que deux fois n’est-ce pas ? Il y a une page bien triste et bien touchante dans votre lettre. Vous savez si je vous comprends !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°82. Lundi 9 Juillet, 7 heures

On m’a reproché d’être dédaigneux. J’en fais pénitence. Je vis ici Dieu sait à quelle distance de ma vie intérieure, habituelle. C’est la faute de notre état social et la loi du gouvernement représentatif. Vous n’avez jamais éprouvé cela. Je me trompe. C’était là votre, condition, et aussi votre sentiment quand vous êtes retournée à Pétersbourg. Les petits jeux de l’intérieur du Palais, votre étonnement de l’étonnement que vous avez excité autour de vous le jour où vous avez dit quelques mots de politique à dîner. Votre impossibilité de causer vraiment avec personne votre mal aise dans cette atmosphère pesante et inférieure, c’est le pendant de mon mal. Seulement vous aviez affaire à un Empereur, moi à des électeurs. Peu importe. Vous plaisiez à votre Empereur. Je plais aussi à mes électeurs. Je soupçonne même que je me prête à leurs affaires, à leurs conversations, avec moins d’effort et d’ennui que ne vous en imposaient les brusques fantaisies, ou les grosses gaietés impériales. Je ne connais personne qui sache moins descendre que vous.
Dans votre sphère, quand vous vous sentez en parfaite harmonie avec les situations, les idées les sentiments, les habitudes, les manières qui vous entourent vous avez l’esprit singulièrement animé, fertile souple ; vous êtes pleine de facilité, de laisser aller. Mais vous ne pouvez pas du tout vous dépayser. Sur tout autre échelon, dans tout autre air, vous êtes comme sous la machine pneumatique, mal à l’aise, froide immobile. Vous êtes, en fait, d’élévation et de tous les genres d’élévation, ce qu’on appelle aujourd’hui une spécialité. Vos habitudes sont devenues, votre nature. Restez comme vous êtes. Ce que vous avez me charme, et je ne vous désire point ce qui vous manque.
Je suis bien aise qu’Emilie Flahaut se marie bien. Mais c’est triste d’épouser un mari qui mourra dans deux ans. Si elle l’aime ? Est-ce qu’il est menacé de la maladie de Lord Kerry ? Qu’est devenue Lady Kerry ? Est-elle morte aussi ? Elle avait bien un air à mourir. Je n’ai jamais vu de structure si frêle et de blancheur si pâle. Voilà un singulier effet d’imagination. Je vous croyais en Angleterre. Je vous écrirais à Londres. J’allais vous prier de faire mes amitiés à Lord Landsdown. C’est un souvenir de l’an dernier. Et aussi un effet de ce que depuis quelques jours, vous passez comme vous dîtes, votre vie, en Angleterre. Je la regretterai bien pour vous dans quelques jours.
J’espère que vous verrez aujourd’hui, le Duc de Broglie. Je le désire. Je le verrai après-demain. Que nous sommes enfants ! Nous avons bien raison. C’est la vie que ces enfantillages-là. Je voudrais bien voir ce qu’elle serait si on les en retranchait tous, tous absolument. Mais j’aime mieux les enfantillages de près et sans intermédiaire. Dans un poète persan qui s’appelle Saadi, un voyageur s’arrête auprès d’une fleur : " Fleurs d’un parfum si doux, es-tu la rose ? - Non, mais j’ai vécu près d’elle. "

10 heure ¼
Votre n°85 est bien triste, triste pour vous, triste pour moi. De près, votre tristesse m’est douloureuse de loin intolérable. Mais pourquoi dit-on intolérable quand on tolère ? Et puis, ne m’en veuillez pas d’être triste aussi pour moi. Il faut me pardonner mon immense exigence. Adieu Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°128 Mercredi 12 sept. 8 heures

Je me suis réveillé à 4 heures, et ne me rendormant pas, en quoi vous étiez bien pour quelque chose, je me suis mis à travailler dans mon lit ; toujours mon histoire de France pour mes enfants qui est devenue un véritable intérêt et une occupation assidue. A six heures et demie, le sommeil m’a repris, et je me lève tard, malgré ce beau soleil qui s’étonne et m’accuse. Depuis quelque temps, nous nous levons ensemble.
Vous avez donc été à Châtenay sans moi, avec un ancien amoureux, qui l’est encore. Et vous êtes revenus tous deux bien transis. A la bonne heure. Quand vous y retournerez, la semaine prochaine, il fera encore plus froid. Enveloppez-vous bien. Vous avez un singulier mélange de précaution et d’imprévoyance. Vous quittez et reprenez sans cesse vos précautions, ce qui fait qu’il y en a toujours trop ou trop peu. Il n’y a pas moyen d’ouvrir et de fermer si souvent les portes et de n’avoir jamais de vent coulis. Je ne m’étonne pas du bruit de l’ukase. Outre le despotisme, c’est du despotisme suranné et qui est devenu ridicule. En ceci comme en tout, il faut un peu d’invention, prendre un peu de peine. On n’y peut pas faire sans façon tout ce qu’on veut, la première idée venue.
Je crois que M. de Pahlen aurait tort de démentir sans être bien sûr de son fait. Il est lui un galant homme et qui se respecte. Il ne lui serait pas indifférent de n’avoir pas dit vrai, ou de n’avoir pas su ce qui était vrai. Et puis c’est une étrange manière de gouverner que de n’informer de rien les agents, de ne pas plus compter avec eux, qu’avec ses sujets. Comment veut-on qu’ils fassent et qu’ils servent surtout dans les pays où on parle de tout, et où il faut avoir au moins l’air de tout savoir ?
Sur le procès du général Brossard, j’ai deux visages, l’un qui pleure, l’autre qui rit. Mon pauvre ami Bugeaud s’est conduit là, avec son esprit grossier et sa probité plus vraie que délicate. Je l’y reconnais bien et j’en suis fâché. Je vous ai dit hier mon impression quant à M. Molé. Je m’afflige moins de ce qui la prouve et la répand. A la légèreté j’ajoute la promptitude à abandonner ses agents. Singulier homme de gouvernement ! Incapable de suffire à la moindre difficulté sérieuse, mais très propre à pallier l’étourderie et la faiblesse ; frivole et poltron en fait, mais grave et digne en apparence. Il a son moment.
Vous voulez que je vous dise souvent que je vous aime. Je voudrais vous le lire toujours. C’est mon chagrin de ne pas le pouvoir. Je mourrai avec l’amer regret de ne vous avoir pas donné, montré toute ma tendresse, de n’avoir pas rempli toute votre âme, embaume toute votre vie de cette joie profonde et douce, solide et charmante que répand incessamment un amour vrai, le vrai amour. Je l’ai en moi pour vous. Je vous crois, je vous sais capable et d’en jouir et de le sentir. Je crois qu’il y a en vous des trésors à vous-même inconnus de bonheur et de tendresse. Je suis sûr que j’ai en moi de quoi vous plaire et vous rendre heureuse bien au delà de notre imagination à tous les deux, car la réalité, quand elle est belle, est supérieure à notre imagination de toute la supériorité de l’œuvre divine sur la pensée humaine. Je sais tout cela, et cela n’est pas, cela ne sera pas. J’aurai, pour vous des joies que je ne vous donnerai pas ; j’en attendrai de vous que je ne recevrai par. Je vous verrai des peines que je ne guérirai pas. Je tiendrai dans mes mains le manteau de Raleigh, et je ne pourrai pas l’étendre toujours devant vos pas. J’ai accepté, j’accepte de bonne grâce l’imperfection la médiocrité, la pauvreté de la vie et des relations humaines. Avec vous je ne l’accepterai jamais.

10 heures
Vous avez raison. Voilà un Numéro 132 bien shabby. J’avais envie de toute autre chose aujourd’hui. Adieu pourtant. Je vous rends votre adieu. C’est ce qu’il y a de mieux dans la lettre. Si Marie n’est pas folle, cela ne vaut pas mieux pour vous et au lien d’avoir pitié d’elle, je suis tenté d’en avoir pour vous.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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83. Paris, Vendredi 6 juillet 1838 Je sais fort bien ce que c’est que les mouches, la verdure, les oiseaux et le brillant soleil et le charmant parfum de l'air à 5 heures du matin. Comme vous j’adore tout cela, & comme vous je ne puis pas adorer seule, dès lors je ne recherche pas ce qui me donne une sensation penible, car tout dans ce genre m’attriste. Vous me connaissez bien, & cependant vous ne me connaissez pas tout à fait. Vous ne savez pas tout ce qu’il y a dans mon cœur. Il y a tant tant de tendresse, tant de sentiments que je ne sais pas exprimer. Tant de douleur surtout si profonde ; si éternelle. Je veux vous parler d’autre chose. J'ai eu des lettres de Londres, du duc de Sutherland entre autre ; mais comme elle a pour épigraphe a frivolous one Je n’ai rien à vous en dire, ce n’est en effet que dîners, cérémonies. Quelques querelles de préséance, des pauvretés. Plus de chaises pour les ambassadeurs. J’aurais bien voulu voir cela de mon temps ! Aussi me fait on l’honneur de m’écrire qu'on pense beaucoup à moi depuis toutes ces fêtes. Le Duc de Nemours est parfaitement blessé par votre Ambassadeur, et en général par les Ambassadeurs. Au fait ce n’est pas là l’occasionde la présence d’un prince, mais du maréchal Soult, quelle popularité. Le dîner de la reine aux Amb. du quadru ple traité et au Pce de Lejus, c.a.d. aux amb. constitutionnels tandis que les despotes ont dû se contenter du dîner de Lord Palmerston, aura fait un peu de bruit dans la diplomatie. M. Fleickman qui revient J’ai enfin vu de Stoutgard & qui est venu me chercher quatre fois sans me trouver. Il m’a dit bien des petites nouvelles de la part de son maître qui a été à Berlin comme vous savez. Il n’a reconnu aucun change ment dans les dispositions du Tzar, & il y a même sur ce sujet un mot assez piquant que je ne puis pas vous redire. Ils ont beaucoup causé ensemble. L'Emp. désaprouvee cependant la marche du Roi de Hanôvre et trouve qu’il va trop loin dans le bon sens. L'affaire de la Prusse avec le Pape va s’arranger. La querelle avec la Bavière avait été poussée très loin. Cela aussi s'applanit. Le duc de Nassau ami intime de mon Empereur a passé par Compiègne pour se rendre à Londres. Il n’a pas voulu toucher Paris ; il a fait venir Fabricius à Compiègne. Cela à un peu blessé ici à ce qu’on dit. J'ai eu hier matin une longue visite d'Appony. J'ai dîné en Angleterre. En effet rien que des Anglais. Un temps charmant. La lune su perbe. Vous l’aurez vue comme moi. J’ai oublié de vous dire plus haut que L’Empereur ira sur le lac de Constance au mois d’août, Je ne doute pas qu'il ne parcours les bords du Rhin. Le Roi de W. a trouvé mon jeune grand Duc, doux, beau, & un peu simple. Je vous remercie de m'avoir mandé les departures de Broglie. Vous me connaissez moi et toutes mes bêtises. Adieu, adieu, mille fois, adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 130 Vendredi 14 sept. 7 heures

Merci de votre Gazette. Je vous aime mieux vous que les nouvelles. Mais j’aime les nouvelles. Quand elles remplissent vos lettre, il me semble qu’elles ont rempli aussi votre temps. Je me trompe. Il faudrait des tas de nouvelles et des plus grandes, pour remplir le temps quand le cœur est triste ! Et encore ! Mais n’importe ; cela me semble ainsi, et ce semblant me plaît. Nous sommes si disposés à nous payer d’apparences. Ne tenez pourtant pas à votre projet de ne me parler que de nouvelles. Je veux savoir ce qui se passe ailleurs que dans le monde. Ne craignez pas les malentendus les mauvaises phrases. Entre nous, les réticences seraient bien pires. Il n’en faut point, même de loin.
A propos de nouvelles donnez-m’en du petit Lord Coke. Je m’intéresse à cet enfant. Il avait l’air si isolé avec une figure si ouverte et si gaie ! J’espère qu’il va bien. Le précepteur s’est-il animé un peu ? Si l’affaire du roi de Hanovre finit comme vous le dîtes, les Allemands diètes et peuples, baisseront beaucoup dans mon esprit. Ils n’auront que ce qu’ils méritent. Il ne faut pas vouloir, ce qu’on ne sait pas défendre. C’est sans doute l’influence de l’Autriche et de le Prusse qui a retourné la Diète, car elle était disposée à reconnaître sa compétence. Pour ce qui se fait en Espagne, Frias vaut Ofalie. Singulier temps que celui où les révolutions elles-mêmes sont apathiques, et vivent sans faire un pas. Que votre Empereur s’en aille d’Allemagne en emportant pour tout résultat, un Leuchtonberg pour gendre, peuples et Princes pourront adopter la même devise ; Much ade about nothing.
Je lève la tête en ce moment. Vous avez parfaitement raison. J’ai devant moi ce soleil froid, qui s’épuise à chasser du Ciel le brouillard, et n’a plus rien pour échauffer la terre. C’est du pur humbog. Pourtant je l’aime mieux que la pluie. J’assiste chaque jour à toute la vie du soleil. Je me couche et me lève de très bonne heure. Physiquement, je m’en trouve bien. Je voudrais vous envoyer un peu de mon sommeil.
Ce qui me fait grand plaisir à voir, c’est la santé de mes enfants. Ils sont à merveille, et d’un mouvement, d’un entrain d’esprit et de corps inimaginable. M. de Metternich n’a pas trouvé Thiers plus animé, que ne l’est ma petite Henriette. Je leur lis le soir l’histoire des croisades de Guillaume de Tyr. Nous venons de passer trois jours à assiéger, et à prendre Antioche. Au moment où nous y sommes entrés Henriette a jeté sa tapisserie, & ils se sont mis à courir et à sauter dans la Chambre avec des cris de joie, comme les Croisés eux-mêmes. Ce sera bien pis quand nous prendrons Jérusalem.

10 heures ¼
Le facteur arrive tard. Vous êtes bien triste. Il y a une chose que je ne vous pardonne pas, c’est de croire que vous ne me plaisez plus comme vous me plaisiez. Que de choses j’ai à vous dire ? Et je vous ai écrit hier que je n’irais pas à Paris ! Adieu. Ce soir, je vous écrirai longuement. J’ai là du monde. Prenez garde à Marie, je vous en conjure. Les folles qu’on ne croit pas folles me font trembler. Adieu. Adieu. J’ai le cœur plein !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°83 Mardi 10 9 h. 1/2

Vous n’aurez aujourd’hui qu’une bien courte lettre. Je sors de mon lit. Je suis pris d’un rhume de cerveau effroyable. Je ne sais pas et je ne vois pas ce que j’écris. C’est dommage par un si beau soleil. J’ai passé ma nuit dans des alternatives continuelles d’éternuement, de demi sommeil, de rêve. J’ai beaucoup été avec vous. Dormiez-vous ? Pourquoi ne dormez-vous pas ? Vous ne m’avez point donné de nouvelles de votre appétit, du luncheon. Donnez les moi. Que je sache au moins tout ce qui se peut savoir de loin. Je vais demain à Broglie. Je n’y passerai que 24 heures. C’est un lieu que j’aime. Quand vous y serez venue, si vous y venez, je l’aimerais encore davantage. Pourquoi est-ce que je dis si ? Je ne veux pas m’arrêter aujourd’hui à rien médire. Je suis en mauvaise disposition. Il m’est très désagréable de me sentir en mauvaise disposition, à part le mal lui-même, je ne puis souffrir ces vicissitudes d’humeur pour lesquelles on sent soi-même son jugement, son langage, son accent altérés. Il y aurait plus de dignité à être toujours le même.
Adieu. Ce n’est pas un bon Adieu. Je suis trop enrhumé. J’espère que j’aurai bientôt votre lettre. Le plaisir de la voir arriver me remettra, l’humeur.

10 heures ¼
Voilà le N°86. J’y répondrai demain, avant de partir pour Broglie. Je ne suis bon à rien aujourd’hui. J’éternue cent fois de suite. Adieu pourtant. Vraiment adieu. De loin, on se permet tout. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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133. Paris, le 12 Septembre 1838

Il y a eu quelques nouvelles hier. L'armistice complète en Lombardie. Le changement de ministère en Espagne. Frias à la tête du nouveau. La diète de Francfort a déclaré son incompétence dans les affaires des Hanovre. Le Roi se propose de gouverner sans les chambres, et de n’avoir plus que des états provinciaux. M. de Metternich mande à Appony qu'il a longtemps causé avec Thiers, qu'il n'a jamais rencontré d’esprit plus animé que que le sien, qu’ils ont parlé des arts, de la politique, & que sur ce dernier point il a été extrêmement satisfait de la mesure avec laquelle Thiers s’est exprimée Le Roi revient vendredi. M. le Duc d’Orléans part le 15 et fera une absence de quatre semaines ; en attendant sa femme n’a pas encore bougé de son lit et sa faiblesse est telle qu’elle ne peut pas lever la tête. Je suis étonnée qu'il la quitte. Madame partira pour son château de Randon avec la princesse Clémentine et les petits princes. Elle ne reviendra qu'au bout d’un mois. La cour rentre aux Tuileries for good. Plus tard il y aura un petit séjour à Trianon, et un autre à Fontainebleau mais private. Je crois que voilà assez de commérage.
J'ai été hier matin à Auteuil. J'y dîne aujourd'hui. Le soir j’ai vu chez moi quelques personnes car je commence J’ai donc fait venir à m’ennuyer. mon Ambassadeur, son frère, la petite Princesse, Armin, & quelques autres. Le temps est froid quoique gai. Un beau soleil, et un vent glacé. Je n’aime pas cela. C’est du humbug. Je viens d'écrire une longue lettre à Marguerite. Je dois bien des lettres à bien du monde. Mon humeur est si chagrine que je n’ai pas le courage de me mettre à l’oeuvre. J'attends maintenant ce qui ressortira de Weymar, et au fond je n’attends pas grand chose. Je vous remercie de la lettre reçue ce matin. Le mauvais moment est passé n’est-ce pas ? Je suis presque impatiente de voir Marie partir, et cependant je serai bien seule. Je n’attends mon fils que vers le 22 pour quatre ou cinq jours. Lady Granville demain. Adieu, with all my heart.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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84./ Paris le 7 juillet 1838 Je vois que j'ai le style trop Anglais, et que vous n'êtes pas à la hauteur de mon style quand je vous remercie de vos carpes, je parlais de leurs avantures, et vous avez cru que j’attendais leurs personnes. J'écris très mal, faites-vous à cela s il vous plaît. Je vous en donne assez l’occasion. Vous jugez très équitablement & courtoise- ment, les applaudissements au Maréchal Soult. En général vous sugez tout avec bienveillance et justice. Vous avez fort raison aussi de douter qu'il puisse y avoir réciprocité ici. La supériorité est de l’autre côté de la Manche. Je voudrais bien voir M. de Broglie le 9. Je tâcherai. Je n’ai rien à vous dire de nouveau sur mes mouvements. La matin d’hier s'est passé comme de coutume à Longchamp seulement nous êtions établis sur des tas de foin au lieu de l'être sur des chaises. Et puis nous avons passé sur l’autre rive. Lady Granville m’a entraînée dans une visite à Mad. Salomon Rothschild. Sa campapne est charmante, mais l y a trop de toute chose ; et je n’avais jamais su jusque là qu'il peut y avoir trop de fleurs. C’est cependant exact. Ce qu’il y a de joli, et de très nouveau c'est une espèce d’eau d’artifice, comme on dirait feu d’artifice, qui arrose à la fois les gasons, les fleurs, les arbres et sous mille formes variées, des gerbes du ? des cascades & & c’est en vérité charmant et si frais ! Comme elle parle le Français cette Madame Salomon ! " barsque Poulogne est si brés, ma ville fient une fois peaucoup de vois dans la chournée." Le Reine a été faire visite à Mad. Salomon. Ce qui n’a pas empêché cette pauvre femme d’être confondue de la mienne. J'ai dîné seule comme de coutume. Le soir j’ai pris l'air en calèche et j'ai fini par la petite princesse, qui sort enfin de couches aujourd’hui. Elle va dîner à Auteuil, e j'y irai le soir. Il n'y a pas de nouvelles à vous dire. Je ne sais rien du tout. Vous voyez que je vis principalement avec les Anglais. A propos j’ai vu les abtrion. Ils ont passé quelques jours à Paris. Elle retourne en toute hâte en Angleterre pour y faire ses couches. Emilie Flahaut épouse décidement le fils de Lord Lansdowne. Ce mari mourra avant deux ans et puis elle verra ce qu'il lui plaira de faire. le contrat de mariage stipulera un très beau domaine. Adieu. Les journées passent cepen dant. Mais comme c’est heavy ! J'en suis accablée. Adieu. Adieu. Mon Rmpereur a aujourd’hui 42 ans. Il arrive surement dans la journée auprès de sa femme en Silésie. Une surprise très attendue.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°134 Mardi soir 18 septembre

Pardonnez-moi ce que je vous ai dit ce matin, ce que je vous redirai. J’étais si heureux ! Je suis si heureux ! Je n’ai pas pu, je ne puis pas, je ne veux pas vous le faire. Il faut que vous me le pardonniez. Oui vous m’aimez, vous m’aimez beaucoup. J’en ai douté. Moi aussi j’ai souffert, depuis plus de trois jours. J’ai cru depuis plus de trois jours, non pas que vous ne m’aimiez plus, non pas que vous m’aimiez moins mais que vous ne m’aviez jamais assez aimé que nous nous étions trompés tous deux, vous sur ce que j’étais moi, sur ce que je pouvais être pour vous. Que me fait l’étonnement ? Que me fait la nouveauté ? Moi, je vous aime plus, oui, beaucoup plus que le premier jour, que le premier mois. Je suis bien plus à vous. J’ai bien plus besoin de vous.
A Paris, quand je vais vous voir, le second quart d’heure vaut mieux que le premier, le troisième mieux que le second ; de moment en moment, près de vous, je me sens plus animé, plus reposé, plus confiant, plus heureux, plus avide. My beloved il en est des jours comme des heures, des mois comme des jours ; il en sera des années comme des mois. Le temps, loin de rien user, apporte à vous de l’attrait pour moi, à moi de l’amour pour vous. Je sais cela ; j’en suis sûr je l’éprouve. J’ai cru qu’il en était autrement pour vous, que ce même temps qui, pour moi, augmentait le charme et l’empire de notre lien, pour vous l’affaiblissait et le décolorait un peu. Et un peu, c’est tout. Je l’ai cru. Et au milieu de cette crainte, je suis trois jours sans lettre de vous ! J’ai tout supposé, tout m’a paru possible, des choses absurdes, folles, odieuses criminelles. Votre chagrin, votre violent chagrin de ce que je ne pouvais aller vous voir, était pour moi une explication inespérée, ravissante. Et c’est la vraie ! Et vous m’aimez comme je le veux, vous me le dites comme je le veux ! Encore une fois, pardonnez-moi mon bonheur. Vous grondez ! Non, dearest non ; je vous rends grâces, je vous aime. Vous ne savez pas combien je vous aime. Oui, je puis contenir, je puis taire ce que je sens. Je le contiens toujours. Je ne vous ai jamais exprimé ma tendresse sans me sentir le cœur plein d’une tendresse inexprimable, qui montait, montait en moi, et s’efforçait en vain de passer de moi à vous, et retombait en moi, sans que vous l’eussiez vue, sans que vous en eussiez joui. Désirez, mon amie, imaginez, inventez, rêvez tout ce qu’il vous plaira, je vous défie. Vous le savez ; je vous ai défiée une fois. Je vous défie toujours. Et laissez-moi vous tout dire.
Quand j’ai cru ce que je vous disais tout à l’heure, je ne m’en suis point pris à vous ; je ne vous l’ai point imputé à mobilité, à Caprice. J’ai tout attribué à la force d’un autre sentiment, un moment contenu et distrait, mais redevenu tout puissant dans votre cœur. Dearest, je puis tout accepter de la créature, que j’aime, tout, excepté l’inégalité, la moindre inégalité en fait de tendresse. Être pour elle moins qu’elle n’est pour moi, je ne puis pas, je ne veux pas. Il ne croyez pas que ce soit fierté seulement, pur orgueil. Non, non. Mais je vous aime de cet amour au delà duquel il n’y a rien et qui ne veut rien voir au delà, qui ne veut pas avoir un regret à sentir, un désir à former, que rien ne peut contenter si ce n’est le même amour. Je puis tout sacrifier, tout, même le bonheur que j’attends de vous, même le bonheur que j’ai à vous donner ; mais renoncer à la moindre part de votre cœur, de mon ambition sur votre cœur, jamais. Le jour où je le pourrais vous n’auriez pas tout mon cœur à moi.

Mercredi matin, 3 heures
Je vous ai quittée hier au soir pour redescendre dans le salon. J’attendais un messager que j’avais envoyé le matin à Broglie. La Duchesse de Broglie est malade, très malade ; une fièvre catarrhale aiguë, compliquée d’une inflammation d’entrailles, & de graves accidents spasmodiques. M. Chomel a quitté Paris pour venir passer quelques heures à Broglie. Il est reparti inquiet. L’état était le même hier. Dans tous les cas, ce sera très long. Son pauvre mari me fait une pitié profonde. Il l’aime autant qu’il peut aimer. Il serait très malheureux. J’espère cependant, et on espère. Je vous donnerai de ses nouvelles. J’en ai tous les jours. Je me suis couché tard et je me lève tard ce matin. J’étais fatigué. Depuis trois jours, j’ai fait de très longues courses, un peu pour promener mes hôtes, beaucoup pour me distraire. J’ai chassé même, ce qui ne m’était pas arrivé depuis plus de treize ans. Vous me parlez de lettres froides, de lettres bien écrites, bien raisonnées. C’est impossible. Vous me dîtes que je ne vous comprends pas. Vous ne m’avez pas compris non plus. Ah comprenons, nous toujours. Il y a trop à souffrir autrement.

10 h. 1/2
Je n’ai rien de vous ce matin, un seul mot de Génie que j’avais chargé d’aller savoir si vous étiez malade. Demain j’aurai une lettre de vous. Vous ai-je bien dit que je vous aime ? Vous ai-je dit quelque chose ? Je n’en sais rien. J’ai tant à vous dire. Je recommencerai. Adieu, adieu. Jamais tant d’adieux. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°84 Mercredi 11 6 h 1/2

J’ai passé hier un sotte journée à demi hébété. J’avais quelques uns de mes voisins à dîner. S’ils m’ont trouvé aimable, ils sont bien bons. Je crois qu’ils mont trouvé aimable. Je suis mieux ce matin. J’ai peu dormi, mais peu éternué. Je partirai pour Broglie, vers 1 heures, quand le facteur sera arrivé. Le facteur, c’est l’événement de ma journée. Il faut un événement à chaque journée. A Paris j’en ai deux, midi et demie et huit heure, & demie. Au Val-Richer, il n’y en a qu’un et qui ne vaut pas le moindre des deux de Paris. Il est pourtant bien impatiemment attendu même quand il apporte du chagrin et un peu d’humeur. La vivacité du chagrin me console un peu de l’injustice, de l’humeur. J’ai tort ; je me fais plus mauvais que je ne suis ; si je croyais à une humeur vraie, même injuste, je n’en serais pas si aisément consolé. Et je n’aurais point de repos que je ne l’eusse dissipée. Il y a des cœurs et des regards, entre lesquels ne doit jamais s’élever le moindre nuage.
Je vous désire tout-à-fait l’entresol de l’hôtel Talleyrand. Il vous plaît et il me semble que vous y serez bien. Vous aurez l’amusement de vous y arranger. Prenez garde seulement à ne pas vous plonger là dans un Océan de poussière et de bruit. Il se pourrait qu’après vous avoir loué l’entresol on bouleversât le reste de l’hôtel qu’on fît abattre bâtir tout près de vous sur la rue St Florentin, & alors vous seriez très mal. Avant de rien conclure assurez-vous bien des projets des acquéreurs. Vous êtes difficile, presque aussi difficile avec le monde matériel qu’avec le monde moral. Ne vous engagez pas facilement dans une situation inconnue.
Je ne sais pas les raisons de la confiance de Lord Aberdeen. Mais en tout, il me paraît un peu confiant, du moins dans ce qu’il dit. Je suis bien aise de trouver l’occasion de renvoyer ce reproche à un Anglais. Il me semble de plus en plus que les Torys n’auront de chances sérieuses que lorsque les questions d’Irlande seront à peu près vidées. D’ici là, ils ne gouverneraient pas sans guerre civile, ou à peu près en Irlande ; et l’Angleterre me parait décidée à ne plus vouloir de la guerre civile & de ses violences en Irlande. Elle le lui doit en vérité pour tout le mal qu’elle lui a fait si longtemps. Je ne connais par M. O’Connell, et ce n’ai nul goût pour son langage ; mais je m’intéresse à sa cause. Il ne me revient rien de nos affaires à nous, & je crois qu’il n’y a rien. Le Duc de Broglie me dira aujourd’hui tout ce qu’il peut y avoir. L’accident de Mad. la Duchesse d’Orléans n’est rien du tout. Est-ce que la petite Mad. Pozzo se serait dit grosse pour revenir plutôt à Paris ? On dit qu’elle s’ennuie effroyablement à Londres.
Je ne m’étonne pas de la sécurité de Kielmansegge ; mais j’ai quelque envie d’en sourire. Il est de ceux qui ne prévoient jamais les fautes et les échecs de leur maître ; ce qui n’empêche rien. Si l’affaire va à la Diète, et si la Diète condamne le roi de Hanovre, jamais condamnation de Roi n’aura fait faire à la cause Constitutionnelle, comme nous disons ; un si grand pas. Est-ce que le Roi Ernest ne s’en doutera pas d’avance ? Du reste je juge tout cela de loin, et peut-être à tort et à travers. Je suis fort revenu de la prétention de juger de loin. Il faut bien pourtant. Quoiqu’il arrive, je porterai toujours à cette bonne Reine de Hanovre, un véritable intérêt et j’espère bien qu’elle aura toujours autant de beaux manteaux dorés qu’elle voudra.

10 heures
Je pars pour Broglie avec votre n° 87. Comme on ne m’a rien fait dire je suppose que le duc y arrivera aussi ce matin. Dans tous les cas, je n’y passerai que 24 heures et je serai ici après-demain. Point de dérangement dans nos lettres. Adieu, Adieu. Oui quinze jours. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°136 Jeudi soir 20 sept. 9 heures

Je laisse mon monde dans le salon. Je viens vous retrouver un moment ; car nous nous sommes retrouvés ; nous ne passerons plus un jour sans lettre, ni l’un, ni l’autre n’est-ce pas ? Je n’ai rien à vous dire, rien du tout. Vous savez tout ce que j’ai à vous dire ; n’est-ce pas, vous le savez ? Et je ne puis pas vous parler d’autre chose. Ne me parlez pas d’autre chose, vous non plus.
Que votre lettre de ce matin, m’a rendu heureux ! Vous êtes donc allée demander au portier la mienne. Et après l’avoir lue, où vous êtes-vous assise ? Sur le canapé ou devant votre table à écrire ? Vous dîtes que vous étiez bien heureuse. Vous l’êtes toujours, vous le serez toujours. Soyez le toujours, je vous en conjure. Vous êtes bien aimable quand vous êtes heureuse. Je ne vous aime pourtant pas davantage non, certainement non. Je vous aimais beaucoup ces jours derniers, beaucoup. Que j’ai pensé à vous ! Que de fois j’ai passé en revue, tous vos mérites et tout ce qui s’est passé entre nous avant le 15, puis depuis le 15 Juin ! Je me suis tout rappelé. Tout est charmant. Tout sera charmant à se rappeler, même les mauvais jours. Mais que Dieu vous garde. Soignez vous bien ne soyez pas malade. Génie n’a donné hier de vos nouvelles. Dites-moi comment vous êtes bien exactement.

Vendredi 10 heures
Je me suis encore levé tard. Je n’ai pas eu un quart d’heure à moi. Je mène mes hôtes faire une grande promenade à quatre lieues d’ici. Nous déjeunons plutôt. Voilà une sorte lettre. Je ne puis souffrir de vous écrire ainsi. Aujourd’hui surtout. Je prendrais ma revanche ce soir. La lettre de votre mari ne me laisse pas un doute. Lady Granville a raison. L’Empereur a commandé la lettre comme le silence. M. de Lieven vous le dit en propres termes. Ils ont peur de vous. Il n’y a pas de mal. Amour ou crainte, il faut inspirer l’un des deux. L’état de Mad. de Broglie est le même. On m’écrit ce matin que le mal violent n’est pas revenu, mais le mieux a fait peu de progrès. Il est clair qu’on espère un peu plus seulement un peu ! J’en suis très préoccupé. J’ai une vraie amitié pour elle. Les personnes rares, sont très rares. Je vous tiendrai exactement au courant. L’an dernier, ma mère et mes enfants étaient à Trouville. L’an dernier je ne travaillais pas. Je vous aime plus que l’an dernier. Adieu dearest. Le meilleur adieu possible. Ce possible est bien peu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°85 Broglie Jeudi 12 3 h 1/2

Je passe ici la journée. Je retournerai demain chez moi. J’attends votre lettre de ce matin. On me l’enverra de Lisieux. Je dois l’avoir ce soir. Demain, en passant à Lisieux j’en trouverai une autre. Vous n’aurez point de dérangement non plus.
J’ai trouvé ici quelques personnes ; des députés du département qui y sont venus dîner avec moi ; tous les d’Haussenville possibles deux générations ; il me semble qu’on recommence à attendre la troisième. Le Duc de Broglie est arrivé hier matin, quelques heures avant moi. Il avait dîné la veille chez Lord Granville. Quoiqu’il soit peu bavard & moi peu questionneur, j’ai trouvé moyen d’avoir de vos nouvelles. Mais je voulais mieux. Je suis ici à sept lieues plus près de vous.
Je suis rentré dans cette maison avec émotion. J’y ai été très heureux. Il n’y a pas, dans ce parc, un coin que je n’aie visité avec quelqu’un de cher, de très cher, mon fils le dernier. Nous sommes encore là, la maison et moi rien que nous. J’ai le cœur plein, plein de choses qui vont à vous. Vous seriez bien ici, certainement bien pour quelque temps. Les maîtres sont bons simples, le cœur droit et haut. La vie est facile et assez bien arrangée Je cherche quels conforts vous manqueraient. On m’a donné l’appartement qu’on vous donnerait au rez de chaussée. Il fait un temps magnifique, trop chaud pour vous. Mais l’air est animé et les ombres du parc très épaisses. J’en ai fait le tour ce matin, à huit heures et demie. Il faut quarante minutes. Je n’aurais pas mis plus de temps avec vous. Vous marchez d’un bon pas. Mais nous nous serions arrêtés en causant. Nous nous arrêtons bien quelques fois sur le trottoir de la rue de Rivoli. Charmant trottoir !
En fait de politique, le Duc de Broglie ne m’a rien rapporté sinon le grand émoi du Cabinet, et même plus haut que le Cabinet, sur les triomphes du Maréchal Soult. C’est plus qu’on ne demandait. Et tout d’ailleurs très impérial jusqu’au vin. On n’en rit que du bout des lèvres. On croit des prétentions énormes et près de se mettre au service du parti qui leur promettra le plus. On ne songe plus du tout à lui comme simple Ministre de la guerre. On a offert ce portefeuille, là au Général de Caux qui l’a refusé. On restera comme on est.

11 heures du soir
Votre lettre n’est pas encore venue. On me dit que le courrier de Lisieux arrive le matin et que je l’aurai demain à 9 heures. J’y complais pour aujourd’hui. Il me semble que le mécompte m’est encore plus désagréable qu’il n’eut été au Val-Richer. Ce lieu, les impressions que j’y ai retrouvées tout ce qui semblerait devoir me distraire de vous m’en rapproche. Adieu. Je vous dirai bonjour demain en me levant, car cette lettre-ci partira avant que j’aie la vôtre. Probablement vous êtes déjà couchée. Vous dormez, j’espère. Adieu, Adieu.

Vendredi, 8 heures
Lady Granville part demain. Je ne puis vous dire combien je la regrette. Quel temps doivent- ils passer à Aix ? Je donnerais quelque chose de bon, comme on dit pour être un jour derrière un rideau quand vous causez avec Lady Granville. Je voudrais voir sa gaieté et la vôtre en communication. Personne, je crois n’est moins curieux que moi. Je le suis excessivement pour quelqu’un que j’aime. Il me semble que j’ai toujours, à son sujet, quelque chose de nouveau à apprendre ; et aussi que tout ce que j’en ignore tout ce qui m’en échappe est un vol qu’on me fait. C’est mon bien que je cherche à tout moment, partout. Adieu. J’aurai deux lettres aujourd’hui. Je serai au Val-Richer pour dîner. Adieu, Adieu. G. J’ai oublié de mettre de la cire noire dans mon working desk.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°138 Dimanche 23, 6 heures

J’ai mal dormi. Je me lève ennuyé de ne pas dormir. Je ne veux pas que vous soyez malade. J’ai peur que la pauvre Duchesse de Broglie ne le soit beaucoup, beaucoup. Les spasmes se sont emparés d’elle. C’est son mal habituel même en santé. Elle a toujours passé la nuit à rêver, à s’agiter, assiégée par le cauchemar, et plus fatiguée, en se réveillant qu’en se couchant. Il parait qu’elle est dans un état nerveux déplorable. Le mal violent est venu à la suite d’une imprudence qu’elle a faite, il y a quinze jours se croyant débarrassée d’une petite fièvre de rhume. Elle avait faim ; elle a mangé du poulet. Cela a déterminé des accidents intestinaux qui ont bouleversé toute sa personne. On dit que, dans les meilleures chances la maladie durera au moins 40 jours. J’ai horreur de ces longues maladies, qui ne sont pas domptées dans la première semaine. Ni la force de celui qui souffre, ni la science de celui qui veut guérir, ne suffisent à une si longue carrière. Je les ai tant vues s’épuiser l’une et l’autre !
Quel abyme entre ce que nous souhaitons, et ce que nous pouvons entre l’énergie de nos sentiments et la misère de nos moyens. Je l’ai vu cet abyme ; j’y suis tombé. Je n’y puis croire. Il me semble impossible, absolument impossible que des affections si profondes, des vœux si ardents, toute l’âme attachée à une seule pensée à un seul effort, n’aient qu’une si pauvre puissance. Toute ma nature se refuse à cette cruelle conviction. Et quand je la sens venir, quand je me vois au terme du savoir et du pouvoir humain, je fais comme les plus simples, je me réfugie dans la prière, cette tentative d’attirer, par un désir immense et vrai, la force de Dieu au secours de notre faiblesse. Je ne sais ce que peut la prière ; je ne prétends pas entendre la réponse de Dieu à ce cri de l’homme. Mais que Dieu n’écoute pas, que le cri de l’homme se perde dans l’air comme le bruit du vent, que notre âme ne puisse, en faveur de ceux qu’elle aime infiniment, rien de plus que ce qui se voit ici bas, je ne le crois point, je ne le croirai jamais. Et je prierai toujours, dût ma prière échouer toujours. Je puis me soumettre aux plus terribles volontés de Dieu, non à la certitude de mon impuissance après de lui, et j’aime bien marcher dans les plus épaisses ténèbres que rester immobile avec désespoir, sûr qu’il n’y a aucun moyen d’arriver.

9 heures
Je vous ai quittée. J’étais trop triste. Avec vous, je me défends de ma tristesse. Je crains pour vous la contagion. Pardonnez moi quand je me laisse aller. Je vous aime beaucoup, & je le sens au moins autant quand je suis triste que dans mes meilleurs moments. Votre grand Duc va-t-il décidément mieux ? N’a-t-on plus de crainte ? Savez-vous qu’il est fort connu que c’est la brutale imprévoyance de son père qui a failli le tuer ? Les hôtes que j’ai ici me le disaient hier ; et ils ne le tenaient pas du tout de moi. Ils me quittent aujourd’hui, M. Duvergier de Hauranne ce matin. M. Rossi ce soir. Mes nouvelles sont que le Ministère est de nouveau sérieusement inquiet de la Suisse. Louis Buonaparte ne s’en ira pas. Le parti radical suisse et Français, avec lequel, il est en intelligence, lui défend de s’en aller. Et puis, il est sot au-delà de tout ce qui se peut imaginer. Il y a quelques année, à Florence, il envoya chercher en toute hâte un homme d’esprit que je connais voulant de lui un conseil. Il lui montra une lettre de Corse où on lui promettait 1500 hommes, s’il voulait aller les chercher, et débarquer avec eux en France. Son conseiller l’en détourna, l’assurant qu’il ne réussirait pas. " Mais pourquoi donc ? Mon oncle l’a bien fait avec la moitié. " L’avis de M. Hess de Zurich, qui veut qu’on demande à Louis B. de s’expliquer catégoriquement et de déclarer s’il est français ou suisse, pourrait bien offrir une issue. Il sera peut-être difficile à L. B. de dire officiellement et décidément qu’il n’est plus français. Je sais qu’on attend quelque chose de là. Probablement on a tort. En telle situation, le plus grossier mensonge ne coûte rien et ne fait pas grand chose, car il ne trompe personne.

9 h. 1/2
Elle est morte. Je viens de recevoir un mot de son mari. Je pars pour Broglie dans deux heures. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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85/ Paris, dimanche 8 juillet 1838

Que je vous remercie de me raconter si bien mon caractère. Vous avez mille fois raison dans ce que vous me dites de moi, dans l’explication de mon humeur, surtout dans ce que vous me dites de ce sentiment profond de ma douleur. Voilà ma passion, intime, immense ma douleur. Dieu m’a retiré ce que j’aimais tant, parce que je l’aimais trop. Que serai- je devenue en avançant dans la vie ? Je frémissais d’avance en songeant à l’avenir de mes enfants. Quel pays, quel maître, quel dieu hélas ! Tout cela me donnait des angoisses inexprimables pour eux, pour eux, pas pour moi. Ils n’étaient déjà plus faits pour cette horrible patrie. Ils en ont trouvé une. Ah monsieur et je n’y suis pas avec eux ! Dites-moi que j’y serai, bien sûr. Je vous ai dit que le dimanche je suis toujours plus triste qu’à l’ordinaire. Votre lettre y a ajouté aujourd’hui, mais je vous en remercie, je vous en remercie beaucoup, bien tendrement.
J’ai passé une matinée hier à Longchamp. Il me semble que je puis me dispenser de vous le dire, je n’y manque jamais. Mon temps passe doucement gaiement avec Lady Granville. J’ai même ri & beaucoup. Le soir nous nous sommes retrouvés chez Mad Appony. Il y avait beaucoup de monde. J’en suis partie lorsque la musique commençait c’était un petit prodige de 9 ans qui allait jouer. Je ne peux pas supporter les prodiges, & il n’y a que mon enfant à moi que j’aimerais écouter. Le Kielmansegge y est venu. Je me suis fait conter tout le Hanovre. Il en vient. Il adore son roi qu’il trouve le Roi le plus gai, le plus franc le plus courageux & la plus bon enfant du monde. Il ne pense pas qu’il rencontre d’embarras sérieux dans son chemin. On l’aime dans les masses, et il est parfaitement sans souci. La reine fort vieillie, toute occupée d’Étiquette et de magnificence. La cour la plus somptueuse, & le revenu de l’état passant dans des habits brodés. Voilà à peu près ce qu’il m’a dit. Il a une grande vénération pour moi, par tout ce qu’il a vu que ces royautés me portent de tendresse. Outre lui j’ai causé avec M. d’Arnim. Il n’y avait que cela pour moi.
Le matin j’avais eu de longues visites de la petite princesse. Mad. Appony & la Duchesse de Montmorency. Quelle ménagère que cette grande dame française. Elle ne m’a vraiment parlé que pounds and shillings, et je sais au bout des doigts tout ce qu’elle est obligé de nourrir, éclairer et chauffer dans sa maison. Elle m’ a assurée qu’elle avait une fortune très modique. Cela m’est bien égal.
La petite Pozzo a fait une fausse couche de 6 mois. C’est hier que cet accident lui est arrivé. Jugez comme le vieux Pozzo va être désolé.
On disait hier que la Duchesse d’Orléans s’était blessée dans la chambre. Je ne sais si c’est grave.
Je recevrai ce soir ; s il y a qui recevoir. Le salon de Mad. Appony ne me guide pas, il y avait trois dames anglaises divorcées, quatre dames françaises qui auraient dû l’être si les maris français ressemblaient aux Anglais. 14 petites filles, et des hommes beaucoup mais sur lesquels je ne connaissais que trois diplomates. Je me suis retrouvée dans mon lit à 10 1/2. Je n’ai pas de bonne raison pour y entrer, car le sommeil n’y entre pas avec moi. Adieu, adieu, je voudrais bien causer avec vous mais de près.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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140. Paris 21 Septembre Vendredi

Que j'aime vos lettres ! Je vous en remercie tendrement. C’est juste, et il y a long temps que je le pense, il n’y a pas de sécurité complète sans bonheur complet. Et la seule ressource est de vivre dans le même lieu. J’aurai des instants, des heures d'angoisses, mais pas des jours. et tant de jours comme ceux qui viennent de se passer. Savez-vous qu'au bout de tout cela je suis un peu malade. Mes nerfs sont un vilain mouvement. Ce n’est pas dans le moment de l'inquiétude que je suis malade ; c’est après l’inquiétude passée que tout mon frame is shaken. Je suis comme cela depuis hier.
Fagel m’a accompagnée dans ma longue promenade hier. Nous avons été à St Cloud par un temps charmant. La pluie nous a reconduit à la maison. J’ai dîné seule et vite, ce qui est très malsain. Le soir on est venu. Sir George Villers & sa sœur qui est une personne charmante. Lui me plait comme il m’a toujours plu. De bien bonnes manières, une conversation. charmante, et de l’élégance dans sa figure. Pahlen et Armin le regardaient avec horreur. Je me suis empressée de le leur présenter pour forcer à un peu de politesse. Quelle idée de haïr quelqu'un pour sa politique ! Le prince Schevaremberg ne manque pas de venir chez moi. Il a un laisser aller qui serait de la très mauvaise compagnie s’il n’était un très grand seigneur. Au reste avec ses étranges façons il a toujours un air très respectueux ce qui appartient au grand seigneur. Il me rappelle beaucoup lord Melbourne un gentleman farmer avec beaucoup de bonhomie.
La reine d'Angleterre est tombée de cheval l’autre jour. Melbourne montait à côté d’elle, il ne s’en est pas douté. Il avançait toujours. Mon grand Duc ne va plus à Baden, je suis tout-à-fait déroutée, j’attends avec impatience ce que me dira mon frère. Si l’Empereur imaginait de le ramener en Russie. Mon mari pourrait venir me voir. Enfin nous verrons. Je devais aller dîner à Versailles aujourd’hui chez Palmella. Mais je viens de lui écrire pour m'en excuser. Les temps n’est pas beau, et surtout je ne me sens pas bien, il faut que je me ménage. L’affaire Belge n’ira pas et le roi des Pays- Bas pourra dire à ses états que le 22 mars il a proposé de reconnaître les 24 articles, et qu'au mois de Septembre encore la conférence n’a fait aucune réponse à cette proposition, et les états voteront le budget. Vraiment je me sens malade, je ne puis pas continuer ma lettre, je vais essayer de me coucher, mais c’est si ennuyeux.
Adieu. Adieu, je relirai votre lettre, je la répéterai, car je vous adresse tout ce que vous m’adressez. Adieu encore with all my heart.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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86. Paris lundi le 9 juillet 1838

Je ne sais quel est le mot du 83 qui vous a déplu. Je ne sais jamais ce que je vous ai écrit une heure après que ma lettre est partie. Mais ce que je sais, c’est que mes lettres doivent se ressentir de la disposition de mon esprit ; que celle-ci est mauvaise ; je ne veux pas vous montrer de l’humeur, du chagrin ; je ne veux pas non plus me laisser amollir le cœur en vous écrivant. Je veux subir sans me plaindre cette longue séparation. Si je me laissais aller à la plaindre, je deviendrais injuste, ou je deviendrais trop tendre. Je fais comme vous, je cherche à me distraire en vous écrivant, car vous me dites cela dans le N°. de ce matin. Je cherche même plus. Je voudrais me rendre le cœur un peu dur ; cela va mieux à ma situation, je reprendrai mon naturel vers la mauvaise saison, qui sera la bonne. Ne trouvez-vous pas que voilà bien de la philosophie, & que cela ne me va pas du tout ?
J’ai fait hier matin quelque visite. Une entre autre à Mad. Rotschild de Boulogne, visite très intéressée, car je venais d’apprendre qu’on va louer l’entresol de l’hôtel Talleyrand, & je veux l’avoir. Elle m’a promis qu’il me serait réservé. Elle va m’envoyer M. Desniou pour les arrangements. Je verrai. Toute la diplomatie est venue chez moi hier soir, c.a.d. les grandes puissances. Et puis les Stackelberg, Durazzo, Acton, la petite princesse et quelques jeunes Anglais nouvellement arrivés. Médem ne pense pas que les conférence pour la Belgique puissent reprendre. La France ne veut s’en mêler que pour terminer et il n’y a aucune apparence encore de nous entendre. Lord Granville part à la fin de la semaine. Quelle perte pour moi. Comme je n’ai plus entendu parler de l’accident de la Duchesse d’Orléans, je suppose qu’il n’aura pas eu de suite.
La petite Mad. Pozzo s’était trompée à ce qu’il parait. Les médecins ici ont dit qu’elle n’avait jamais été grosse. Voilà qui est pire que la fausse couche. J’ai eu une bonne longue lettre de Lord Aberdeen. Il persiste à croire que la réaction augmente, & que les Torrys arriveront au pouvoir en dépit de la prédilection immense & affichée de la Reine pour Lord Melbourne. L’affaire de Lord Durham devient embarrassante. Vous lisez les discussions, à la Chambre haute ? Lord Granville pense que cela aura des conséquences. N’attendez jamais de moi des nouvelles françaises. Je n’en sais que par vous. Les diplomates étrangers n’en savent jamais, & et ce n’est qu’eux que je vois. Pas un mot de mon mari. Il m écrit sans doute de Hanovre par respect humain ; c.a.d. par respect pour la reine. Quel mari ! Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°142 Jeudi 27 sept. 7 heures

Je me suis remis hier à travailler. C’est une grande ressource qui vous manque. Après les plaisirs de l’intimité, je n’en connais pas de plus efficace pour distraire, et même reposer d’une impression douloureuse. Avant de m’enfermer dans mon cabinet, j’ai fait faire une longue promenade à ma mère. Elle est très affligée. Mad. de Broglie avait pour elle un respect, une affection, une confiance filiale, et les lui témoignait avec un extrême abandon. Ma mère en était très touchée depuis trois jours elle me répète sans cesse : " Prendre une telle amitié à mon âge, pour une cette fin ! "
J’ai une profonde pitié des chagrins de la vieillesse. Elle a droit au repos du cœur comme du corps. D’ailleurs ils sont rares. L’âge refroidit les peines comme les joies. Il n’en est rien pour ma mère. Elle a le cœur aussi vif qu’il y a quarante ans. Je l’ai fait marcher une heure et demie. Elle en était un peu lasse hier soir, mais beaucoup plus calme. Je suis sûr qu’elle aura mieux dormi.
Je ne crois guère à l’émeute de Genève. Ce serait un grand argument contre la politique dont se charge M. Molé ; Genève est une ville française. Il y faut je ne sais quel degré d’irritation pour qu’on y éclate contre les Français. M. de Metternich doit sourire, un peu. Thiers travaille aussi. Mais au fond, d’après ce qui me revient, il est très animé et se propose de le témoigner à la prochaine session. Nous verrons bien. Il restera en Italie jusqu’au mois de novembre. Ce sera le moment du retour universel.
Je serai bien aise de retrouver les Holland à Paris autant qu’un plaisir peut être quelque chose à côté d’un bonheur. Vous devriez bien d’ici là rassembler tout ce qui vous reste de ce que vous avez écrit sur tout ce que vous avez fait ou vu. Je suis sûr qu’il y a je ne sais combien de choses, petites ou grandes, que je ne connais pas. J’ai envie de toutes. Le papier sur la mort de Lord Castlereagh est-il décidément perdu ? Faites cela en rentrant à la Terrasse. Là où je suis indifférent, je ne suis pas curieux. Mais où est mon affection, ma curiosité est insatiable. J’ai beaucoup plus envie du moindre petit papier que de Lady Burgherch. Les femmes distinguées manquent partout. L’Angleterre ne m’a encore montré que Lady Granville, et si vous voulez, Lady Clanricard. A propos, vous ne m’avez pas envoyé sa lettre.

10 h. ¼
Mon facteur arrive tard ce matin. Je n’ai pas de nouvelles de Broglie, ce qui me prouve qu’Albert n’est pas arrivé. Je suis impatient qu’il ait rejoint son père. J’avais pensé à votre prédiction. Je vous remercie de vous ménager. La fatigue ne vous vaut. rien. Soignez-vous pour le mois de novembre. Je ne comprends pas qu’on se laisse mal traiter par Lady Holland. Passe pour son mari, s’il l’aime. Car il faut aimer pour supporter. Du reste les impertinents ont raison puisqu’on les supporte. Je vous conseille d’écrire à votre mari. Toutes les fois qu’il renoue le fil, n’importe pourquoi vous devez le ressaisir. Vous l’avez dispensé d’explication. Cela vous dispense de reproche. Les confidences de Mlle Henriette ne tracassent donc plus Marie. Adieu. Tout à l’heure, en lisant votre adresse en Courlande, j’ai eu envie de vous répondre par la première phrase de mon testament. Je ne le ferai pas. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°86 du Val Richer, Vendredi, soir

Je viens d’arriver un peu las de la chaleur. J’étais très combattu pendant la route. Je roulais dans une charmante vallée, entre des coteaux les mieux boisés et les près les plus verts qui se puissent voir, le long de la petite rivière la plus fraîche, la plus claire. La population était dispersée dans les près, aussi gaie que la nature était riante. Elle faisait les foins. C’était un très joli spectacle. Si je vous avais eue là, à rouler avec moi, bien doucement, rien ne m’eût manqué. Mais vous auriez eu si chaud ! Et je n’aurais eu aucun moyen de vous en défendre. Je vous voyais languissante, abattue, impatientée. Cela me gâtait tout mon rêve.
J’ai mes n°88 et 89. Je suis bien aise que vous ayez pris Longchamp, en l’absence de Lady Granville. Vous êtes accoutumée à vous y plaire. Quel ouvrage y avez-vous porté ? Est-ce toujours votre tapisserie si brillante ! Si vous prenez goût à Fénelon, il y en a dans me bibliothèque rue de la Ville-l’Évêque, au rez-de-chaussée, dans l’antichambre de ma mère, une édition très complète, & d’un assez gros caractère. Faites prendre les volumes qui vous conviendront. C’est très spirituels affectueux, pénétrant, mais un peu subtil. Il faut, si je ne me trompe être dans de grandes, et très exactes habitudes, de dévotion pour se plaire toujours à ce langage où il y a bien du cant, quoique ce soit au fond raisonnable et doux. Et puis beaucoup, beaucoup de paroles, rien ne va vite.
Vous me direz comment vous vous accommodez de cette allure là. Plusieurs des journaux ministériels quittent en effet le ministère, car ils meurent ; le Journal de Paris, la Charte. D’autres l’abandonnent sans mourir, comme le Temps. Beaucoup d’autres s’émissent contre lui. Cependant il n’est pas exact de dire que les débats seuls lui restent. Il a aussi la Presse qui ne laisse pas d’avoir des abonnés. Et puis il a imaginé une méthode qui nuit, pas bien noble, mais qui lui servira quelquefois. Il achète de temps en temps un article dans les Journaux qu’il ne peut acheter tout entiers, dans des Journaux d’opposition avec 500 fr., 1000 fr., mille écus, selon impuissance du Journal et de l’occasion, il fait insérer, dans la plupart des journaux, sous une forme un peu indirecte, des réflexions ou des faits qui lui, conviennent, ou à peu près. Il vit à peu près ; mais, il n’est pas à cela près. Et vous avez raison de dire qu’il se moquera de tout le monde jusqu’à la fin de l’année. Seulement, il se moquera de bas en haut, comme Scapin se moque de Géronte. Ce n’est pas une moquerie de gouvernement. Il me paraît d’après ce que m’a dit le Duc de Broglie, que bien certainement rien n’éclaterait en Egypte si la France et l’Angleterre étaient bien décidées, et le montraient bien décidément mais qu’elles se montrent indécises, quoiqu’elles ne le soient pas. Leur langage, leur attitude sont beaucoup plus flottant que leur intention. Et alors, il peut arriver que le Pacha, tout homme d’esprit qu’il est, ne comprenne pas bien, et qu’il crois l’indécision réelle, & qu’il agisse en conséquence. Et si une fois il agit, personne n’est plus maître de rien. Je ne crois pas à cet événement parce que je ne crois pas aux événements. Cependant il y a des chances.
Oui, je suis remonté dans ma Chambre, après avoir causé de tout cela ; et en prenant mon bougeoir, et en passant au bord de l’escalier pendant que les autres le montaient (car je vous ai dit que je logeais au rez de chaussée) j’ai pensé que tout était possible. J’ai pensé, à Boulogne. J’ai bien de la peine à quitter Boulogne quand une fois j’y pense. Cependant j’ai pensé aussi au Havre. Dites-moi quelque chose d’un peu précis sur le havre. Ne soyez pas aussi indécise à son sujet que M. Molé au sujet d’Alexandrie.
Ma petite fille Henriette a été un peu souffrante en mon absence ; une indigestion sans savoir pourquoi. Il n’y paraît plus. Je l’ai trouvé à merveille. Mon rhume est à peu près fini. Je n’ai point monté à cheval. Soyez aussi docile que moi. Dormez, mangez ne perdez pas le goût du ragoût. Et sachez que j’ai trouvé à Lisieux à une exposition de tableaux qui vient de s’y faire, deux portraits charmants de Mad. Loménie. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 144 Vendredi soir 28 sept.

Je croyais vous avoir parlé de ma mère. Elle a été un peu souffrante. Elle est bien aujourd’hui, quoique très, très affligée. Mad. de Broglie était avec elle filialement. Mais je suis sûr que je vous en ai parlé. Ma mère d’ailleurs a une attitude admirable envers la douleur ; elle la supporte sans s’en défendre. Je n’ai jamais vu personne qui l’acceptât plus complètement sans s’y abandonner, qui en parût plus rempli et moins abattu. Elle y est comme dans son état naturel. Il n’y survient rien de nouveau pour elle et le plus ou le moins ne change pas grand chose à sa disposition, toujours triste mais toujours forte. Je l’ai fait beaucoup promener ces jours-ci. Je l’ai fatiguée. Et puis mes enfants ne la quittent guère. J’ai beaucoup travaillé ce matin. J’avais besoin aussi de me fatiguer. J’en suis convaincu comme vous. On ne comprend que les maux qu’on a soufferts. A ce titre, j’ai bien quelque droit à vous comprendre, pas assez peut-être. Il est vrai que je suis moins isolé. Que ne puis- je vous guérir au moins de ce mal-là ! L’autre resterait. Je l’ai vu rester. Mais ce serait celui-là de moins. Je ferai mieux de ne pas vous écrire ce soir. Je suis si triste moi-même que je ne dois rien valoir pour consoler personne, pas même vous que je voudrais tant consoler, un peu !

Samedi 7 heures
Je suis frappé du peu que nous pouvons, du peu que nous faisons pour les autres, et pour nous-mêmes. Dieu m’a traité plusieurs fois avec une grande faveur. Il m’a beaucoup ôté mais il m’avait beaucoup donné et souvent il m’a beaucoup rendu. J’ai reçu le bien, j’ai subi le mal. J’ai très peu fait moi-même dans ma propre destinée. Nous ne réglons pas les événements. Nous sommes pris dans les liens de notre situation. Nous oublions cela sans cesse. Nous nous promettons sans cesse que nous pourrons, que nous ferons. C’est notre plus grande erreur que l’orgueil de nos espérances. Voilà Louis Buonaparte éloigné. C’est une grande épine de moins dans le pied de M. Molé. La marque, en restera, mais pour le moment, il n’en sent plus la piqûre. Entendez-vous dire que la session soit toujours pour le 15 Décembre ?
Vous êtes bien bonne d’attendre mes lettres avec impatience. Qu’ai je à vous mander ? Point de nouvelles. Mon affection n’en est pas une. De près, tout est bon, la conversation donne une valeur à tout. De loin, si peu de choses valent la peine d’être envoyées !

9. 1/2
Je ne comprends, rien à cette incartade. Est-ce en effet une intrigue cosaque ou bien seulement quelque commérage subalterne qui sera monté haut, comme il arrive souvent aujourd’hui ? Je penche pour cette dernière conjecture. En tout cas, vous avez très bien fait d’aller droit à M. Molé. Il est impossible qu’il ne comprenne pas l’absurdité de tout cela et n’empêche pas toute sottise, au moins de ses propres journaux. Ne manquez pas de me dire la suite, s’il y en a une. Quelles
pauvretés !
Je suis bien aise que vous ayez un N°2. Je vous renverrai demain la lettre de Lord Aberdeen. Adieu. Adieu. Je reçois je ne sais combien de lettres qui me demandent des détails sur cette pauvre Mad. de Broglie. Est-il possible qu’on soit contraint de rabâcher, sur un vrai chagrin. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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87. Paris Mardi le 10 juillet 1838

Vous vous levez de bien bonne heure. Votre lettre ce matin est datée de 6 1/2 vous avez raison, il doit faire charmant à cette heure là. Je voudrais veiller et dormir à l’air. J’y passe tout mon temps, l’air de Longchamp est excellent mais celui des Champs-Elysées, c’est une autre affaire. Je j’y pense pour pense bien à vos bois autre chose encore que pour l’air ! Je n’ai vraiment rien à vous dire sur ma journée d’hier. Lady Granville a la petite Princesse le matin, le soir la duchesse de Poix, qui est arrivé pour passer deux jours à Paris. Vous concevez que cela ne me fournisse pas grand chose. J’ai manqué le duc de Noailles. Il a passé chez moi lorsque j’étais dehors, & ce matin de bonne heure il doit être réparti. Vous ai- je dit que j’ai eu une lettre de la d. de Talleyrand de Bade ? Cette lettre est si insignifiante qu’il cet clair qu’elle ne l’a écrite que pour que je lui en réponde une qui ne lui ressemble pas du tout. ce que j’ai fait. Je lui ai donné toute l’Angleterre.
A propos, la Reine distingue le marquis de Douglas, vous l’avez vu un soir chez moi. Il est fort beau et un peu bête. Les fiers Hamilton, comme ils vont lever la tête ! Je n’ai pas pu apprendre si le Duc de Broglie est venu. Je dîne aujourd’hui chez Lord Granville, s’il est à Paris, il y dînera aussi. Savez-vous que je n’ai pas un mot à vous dire aujourd’hui ? Je racontais tout à midi 1/2. Je ne sais pas écrire ce que je sais raconter. Ah quelle différence ! Comment il n’y a pas encore quinze jours depuis votre départ ? C’est incroyable. Cependant quinze jours est la huitième partie de quatre mois ; je cherche à me persuader que c’est quel que chose de gagner quand je sens su bien tout ce qu’il y a de perdu ! Adieu
Vous deviez aller le 11 à Broglie, mais le procès n’est pas jugé encore. M. de Broglie n’y sera pas. Comme vous ne m’avez rien dit pour mes lettres je continue à les adresser chez vous.
Adieu. Adieu. Moi aussi je ne me souviens d’aucune joie d’enfance, ni d’aucune peine non plus. Comme tout s’efface qui n’est pas un vrai sentiment, et comme dans ce genre la douleur laisse plus de trace que le plaisir !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°146 Lundi 1 Octobre- 6 heures et demie

Mad. de Broglie est morte samedi matin. Mardi matin son mari a réuni, selon l’usage, dans la bibliothèque, toute la famille, maîtres et gens, s’est assis dans le fauteuil de sa femme, a ouvert l’évangile à la page où on était resté quand elle était là, et a fait à sa place, comme elle, la lecture et la prière. Il en fait autant tous les jours. Le culte domestique était l’habitude de le maison. Personne n’est protestant dans le village dans le pays. Mad. de Broglie, avait découvert à grand peine deux ou trois suisses ou allemands qu’elle faisait venir au château. Le curé du lieu, prêtre exact et respectable est d’un esprit court, étroit et fanatique. Il surveillait avec inquiétude Mad. de Broglie, et ne doutait pas qu’au fond, elle ne travaillât à rendre tout le pays protestant. Jamais un Ministre, un sermon, une prière de couleur protestante n’est sortie de l’intérieur du château. Tout s’y renfermait. Un prêtre protestant venu de Paris, parlant et priant au milieu de cette population toute catholique, dans ce cimetière catholiquement béni à deux pas de la petite enceinte réservée, en droit cela se pouvait; en fait cela se fût passé très paisiblement ; la population eût écouté avec approbation et respect, mais pour les dévots du lieu, pour le clergé, le trouble eût été grand. Je ne sais ce qu’ils auraient dit. On n’a pas pensé à tout cela, pas du tout. Mais on a agi sous l’influence de ces faits là. On s’est conduit selon les habitudes. La religion s’est renfermée dans la maison. On a prié, en famille, auprès du lit de mort; on a prié pour elle comme elle eût prié elle-même, comme si elle eût pu entendre. Je suis persuadée que l’idée n’est pas venue de faire autrement. Elle m’est venue à moi, et je vous l’ai dit. Mais je me suis expliqué qu’elle ne fût pas venue aux autres, et je vous l’explique comme à moi-même. Soyez sûre que c’est la vérité, et que le duc a le cœur parfaitement tranquille, qu’il croit sa femme bien et dûment reçue au sein de Dieu qu’il n’a pas cessé un instant d’être en rapport pieux avec elle. Il n’est pas léger du tout, ni d’esprit, ni de cœur.
Je ne veux pas que vous soyez blessée. Je veux que vous compreniez ce qui mérite d’être compris de vous. Mais je vous aime de votre impression, de votre colère, de votre franchise. Restez comme vous êtes et dites-moi toujours tout. Même vos intrigues politiques, quand vous en ferez. Je serais très choqué que vous en fissiez sans moi. Je vous dirai les deux ou trois petites choses qui, peut-être ont pu donner prétexte à ces ridicules commérages. A force de regarder où il n’y a rien, on finit par découvrir je ne sais qu’elle ombre qu’avec beaucoup de bonne volonté quelque passant curieux, léger, malveillant, bête, a pu transformer en un corps. Je suis persuadé qu’il n’y a rien de plus.
Je parie que le redoublement d’humeur contre l’Empereur vient de Munich. Il y est resté longtemps. Les grandes Duchesses aînées sont venues à Weymar, de là à Berlin. Le Prince Royal de Bavière y va. Il y aura là une entrevue, puis un mariage. Celui qu’on recherchait d’ici est manqué. L’Empereur aura dit et fait, à ce sujet, beaucoup de choses désagréables, offensantes. Voilà, ma conjecture. Je n’ai jamais cru que les grandes Duchesses fussent sérieusement laissées à Pétersbourg. On n’a pas voulu qu’elles vinssent, du premier saut chercher elles-mêmes des maris. On a ménagé les convenances. Mais on a cherché, les maris pour elles. Et puis elles sont venues. Et puis, et puis... Je suis fâché de deux choses ; que notre mariage soit manqué, s’il l’est et qu’il vous vienne de là quelque ennui. Mais j’espère que ce ne sera rien.

9 h. 1/2.
Ma mère est bien depuis deux jours. Elle m’appelle pour aller voir je ne sais quoi dans le jardin. Je sors avec elle autant que cela lui plait, Adieu. Adieu. Les Débats que je viens d’ouvrir ne guériront pas le chagrin de M. de Pahlen. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°87. Samedi 14, 2 heures

De douces paroles! Je ne vous en enverrai jamais, je ne vous en ai jamais dit d’assez douces à mon gré. Vous craignez que je ne sois mécontent. Non, je ne suis pas mécontent. Je vous aime trop et je vous connais trop bien pour l’être jamais. Mais je suis triste : triste comme je ne puis pas ne pas l’être ; triste aussi peut- être comme je pourrais ne pas l’être. Je vous ai demandé un jour comment on faisait pour avoir de l’humeur sans en avoir contre quelqu’un. Je ne puis admettre qu’à cause de notre séparation vous ayez de l’humeur contre moi. L’an dernier du 15 juin à votre retour d’Angleterre, parmi mes inquiétudes, en voici une qui me préoccupait beaucoup. Si notre intimité devient complète, parfaite, comment nous accommoderons-nous de ce qu’il y a d’incomplet et d’imparfait dans notre relation ? Si nous devenons vraiment nécessaires l’un à l’autre comment supporterons-nous d’être jamais séparés ? De jour en jour, je vous découvrais plus capable d’une intimité parfaite et de tout son bonheur, et plus incapable d’accepter dans ce bonheur la moindre imperfection, la moindre lacune. Je vous en aimais chaque jour davantage et mon inquiétude croissait avec ma tendresse. Un jour, mon inquiétude a disparu. Je n’y ai plus pensé. Nous avions été sitôt et si longtemps séparés ! La séparation était notre état habituel. Je n’ai plus pensé qu’à la joie de notre réunion. J’en ai joui avec une confiance aveugle comme on jouit du bonheur ; on ne prévoit plus rien, on ne s’inquiète plus de rien ; il absorbe l’âme. Mais, vers le printemps, mon inquiétude est revenue, et revenue très vive. Mon attachement pour vous était devenu bien plus sérieux et bien plus tendre. Je vous connaissais bien mieux. Vous ne savez pas à quel point, tout l’hiver, de près, de loin, chez vous, chez moi, seuls, ensemble ou dans le monde, vous avez été constamment présente à ma pensée, l’objet constant de mon observation, de ma réflexion, de ma contemplation, de ma sympathie. Vous, la créature la plus noble, la plus fière, placée le plus haut et en même temps la plus facile à froisser, la moins propre à lutter contre le sort, la plus près de fléchir sous le fardeau ! Des sentiments si profonds, et des impressions si mobiles ! Avec tant de supériorité, pouvant si peu pour vous-même! Tant de haut dédain, et une telle impossibilité de se résigner à la souffrance, à la contrariété, à la difficulté ! Une dignité si inaltérable avec une si vive impatience contre tout ennui, tout obstacle, tout mécompte ! Je suivais tous vos mouvements; j’assistais à toute votre âme. Quel ravissant bonheur de veiller de tous côtés, à toute heure, sur cette âme si haute et si tendre, de la satisfaire pleinement, de répondre à toutes ses exigences à ses plus secrets désirs de perfection dans l’intimité ! Et en même temps de protéger constamment efficacement, cette personne si peu faite aux combats, aux épreuves. J’écarte d’elle tout mal, tout effort, de la faire vivre à l’abri d’un impénétrable bouclier, de tendresse et de soin ! Je revois tout cela avec un désir tous le jours plus vif de réaliser mon rêve. Et tous les jours, tantôt un incident indifférent en apparence, tantôt une parole de vous venait déjouer mon désir et me pénétrer de la crainte que mon rêve ne pût se réaliser. J’étais dans cette disposition pleine d’anxiété, quand le moment de notre séparation est venu.
Je ne pouvais pas hésiter. Ma mère, mes enfants attendaient impatiemment la campagne. C’est leur plaisir. C’est un grand bien pour leur santé. Ils y comptaient. Ma mince fortune, dont il faut bien que je m’occupe pour eux m"en obligeait. Je ne suis promis que dans ma vie publique, jamais, même pour mes enfants, les considérations de fortune, n’exerceraient sur moi la moindre influence. Raison de plus pour que j’en tienne quelque compte dans la vie privée. Je vous ai quittée, en essayant d’étouffer près de vous mon chagrin pour vous aider à étouffer aussi le vôtre. J’ai eu tort. Si vous aviez vu ce qu’il m’en coûtait de vous quitter, votre chagrin fût resté le même ; mais une minute d’injustice, une minute d’humeur contre moi eût été impossible. Dites-moi que vous n’êtes pas injuste, que votre humeur ne s’adresse pas à moi, pas du tout à moi, qu’elle porte uniquement sur l’imperfection, l’amère imperfection de notre relation, de notre destinée. Dites-moi cela ; pensez le toujours. Et même loin de vous-même sous ce fardeau si lourd de l’absence, je me sentirai le cœur confiant et fermé ; je reprendrai mon rêve, le rêve de vous rendre heureuse, heureuse malgré tout ce qui nous manque, malgré nos cruels souvenirs, heureuse à force d’être aimée, et bien aimée. Oui, bien aimée. C’est la plus douce parole que je sache écrire, et qu’elle est loin de la réalité ! Adieu G.

Dimanche matin 8 heures
Je porterai moi-même ce matin cette lettre à Lisieux. Je vais passer la journée à la campagne à Combrée. Que de choses je voudrais vous dire ! Rien ne me contente. Rien n’est assez tendre, assez vrai. Rien me dit tout ce que j’ai pour vous dans l’âme. Vous avez besoin que tout soit parfait autour de vous. Et je suis sûr que si j’étais toujours là, libre de tout faire & maître de tout arranger, tout serait effectivement parfait selon votre désir. Et je ne suis pas là ! Et même quand j’y suis, je ne puis pas tout ce que je pourrais ! C’est un sentiment très douloureux. Et pourtant je m’y résigne pour moi. Laissez-moi espérer que vous vous résignerez aussi comme on se résigne. Acceptons ensemble avec une commune tristesse & une commune tendresse ce qui manque non pas à notre intimité mais à notre bonheur. Supportons le ensemble, avec une confiance sans mesure l’un dans l’autre, afin de jouir ensemble de ce que nous avons. Adieu. Adieu. Je voudrais que tout mon cœur pût passer dans cet adieu. Il serait bien doux. 10 heures ¼ Je reçois votre paquet en montant en voiture, pour ma course. Merci. Merci. Je vais lire tout cela, en roulant. Il ne fait plus chaud. J’espère qu’il en va de même à Paris. Je n’aimerai bientôt plus le chaud. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°148 Mercredi 3 octobre 7 heures

Je vais aujourd’hui déjeuner à Croissanville. Il fait un temps admirable. Quand je sors par un beau soleil, vous manquez à mon plaisir. Quand je reste par la pluie, vous manquez à ma retraite. Vous me manquez partout ; et quand je suis avec vous, beaucoup me manque. Je pense que vous vous appliquez à calmer M. de Pahlen. Dans une mauvaise situation, il y a des jours plus mauvais que d’autres. Je désire qu’il reste. Si vous en veniez à n’avoir que des charges d’affaires, Médem vous resterait. Mais un ambassadeur vaut mieux. Du reste, je suis convaincu que ce n’est-là qu’une bourrasque. M. de Barante va arriver à Pétersbourg, et votre Empereur a mis trop d’importance à le garder pour que cette envie lui ait sitôt passé. Si l’affaire d’Egypte éclatait, ce serait autre chose. Mais je n’y crois pas. Vous envoie-t-on la Revue française? Je l’avais recommandé. Lisez dans le numéro de septembre, qui vient de m’arriver un long fragment des Mémoires du Comte Beugnot, sur la cour de Louis 16, et la fameuse affaire du collier de la Reine. C’est amusant, M. Beugnot, que j’ai beaucoup connu, était un homme d’esprit, qui vous aurait déplu et divertie, sachant toutes choses, ayant connu tout le monde, animé et indifférent, conteur, gouailleur. On doit publier successivement dans la Revue française des extraits de ses Mémoires sur l’ancien régime, sur l’Empire et sur la restauration. Cela vaudra la peine d’être lu.
A propos, avez-vous relu Les mémoires de Sully ? C’était un homme bien capable au service d’un bien habile homme : Il y a plaisir à servir un tel maître, quand on est obligé d’avoir un maître et de servir. Je deviens tous les jours, plus anti-révolutionnaire et plus constitutionnel. Si le comte Appony et Sir G.. Villers continuent à marcher l’un vers l’autre, ils me trouveront au point de jonction. Mais je ne les y attendrai pas. Ce serait trop long.
J’ai peur d’être obligé de fermer ma lettre avant d’avoir, reçu la vôtre. Si je ne l’ai pas ici, on me l’apportera avec mes journaux à Croissanville ; plusieurs personnes viennent de Lisieux à ce déjeuner.

9 heures
Je pars. Puisque le facteur, n’est pas encore arrivé on aura remis mes lettres à l’un des convives de Lisieux. Je l’ai recommandé hier si le facteur ne pouvait venir de très bonne heure. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 88 Lisieux 16 6 h. 1/2

J’ai couché ici. Je vais retourner déjeuner chez moi. Demain je reviens dîner ici, un grand dîner de toutes les autorités du pays. Après-demain, je vais dîner à cinq lieues, à Pont-Lévêque, pour une réunion à peu près pareille. J’ai dîné hier avec 80 personnes, 76 pour être exact. Tout cela, c’est de la politique ; de la politique peu Russe ; de cette politique qui fait que nous appelons les Russes des barbares, et à laquelle on arrive par le même chemin qui mène hors de la Barbarie. Ce que vous mande Lord Willians me paraît tout simple. Je ne comprendrais pas qu’ils pensassent et parlassent autrement. Et quand ils trouvent qu’il y a de l’uninteresting et du frivolous, dans nos mœurs et notre politique, ils ont un peu raison. Seulement nous avons bien plus raison quand nous trouvons à notre tour tant de frivolous et d’uninteresting dans les leurs et dans leur grandeur grossière et apparente. J’estimerais davantage leur dédain pour l’étranger s’il était bien réel et bien réfléchi, mais il y a tant de charlatanerie et d’ignorance qu’il est difficile de n’en pas sourire. C’est un dédain d’enfants forts et piqués. Plus j’avance, plus je trouve le dédain de nation à nation peu sensé et un peu ridicule, souvent même aussi le dédain pour les personnes. C’est une leçon que je me donne à moi-même, & qui ne changera pas ma nature, je ne lui demande pas mais qui contient et rectifie mon jugement. Toute créature humaine à quelque côté par lequel elle mérite qu’on ne la dédaigne pas. Ce sont les choses de ce monde que nous pouvons librement dédaigner.
Je suis bien philosophe aujourd’hui, n’est-ce pas ? Philosophe ou non, merci de vos lettres. A part leur contenu j’ai été charmé de les recevoir et de les lire. Je suis rentré à l’hôtel de la Terrasse. J’ai retrouvé notre cabinet, notre conversation, nos délicieux commérages. Ma philosophie est très capable d’illusion. Tout ce qui me rapproche de vous ne fût-ce qu’en pensée, n’est jamais une illusion. C’est revenir au contraire à la réalité, à ma vraie vie, à ma vie intérieure et habituelle. C’est très vrai que, même-ici, je vis habituellement avec vous. Je vous entends, je vous parle, je vous questionne, je vous raconte ; j’assiste à toutes vos impressions, je vous livre toutes les miennes. La différence est immense pourtant. De loin, tout cela m’occupe. De près, cela fait mon bonheur.
Voilà le n° 92. Je suis charmé que vous ayez dormi. Je me l’étais promis hier matin. Ai-je raison de vous dire que j’assiste, de loin et d’avance, à toutes vos impressions. Le chaud a un peu repris, cependant bien moins lourd et moins intense. J’ai beaucoup pensé à ce que vous me dîtes de Broglie. Je veux y penser encore avant d’avoir un avis. Le duc de Broglie doit venir passer deux jours au Val-Richer, vers la fin de ce mois. Je le sonderai à ce sujet. Je sais comment. Je suis aussi fier, aussi difficile pour vous que pour moi. Certainement, vous ne devez aller que là où vous êtes désirée. Il faut que mon sentiment à ce sujet soit bien fort pour que la seule idée, la moindre possibilité de vous voir en Normandie n’effraie pas toutes choses. Vous voir, me promener avec vous ! Savez-vous ce que c’est ? J’espère que vous aurez de meilleures nouvelles de votre grand Duc. La fièvre tierce est un mal mais pas un danger. Je ne sais ce que sont les médecins Russes et Danois. Henriette était à merveille hier. Je crois en effet que c’est la chaleur qui lui avait donné cette indigestion. Adieu.
Où pourriez-vous donc aller hors de Paris si la chaleur revenait ? Avez-vous quelque idée ? Je voudrais bien pouvoir vous en envoyer une. Mais je ne veux pas que vous alliez quelque part pour y être encore plus seule qu’à Paris. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°150 Vendredi 5 octe, 7 heures

J’ai mené hier ma mère et mes enfants faire une grande promenade. Nous avons été à St Ouen, ce fameux St Ouen le Paing, dont le nom vous fatiguait tant à écrire. Je ne comprends pas que je ne vous l’aie pas épargné plutôt. Mais notre correspondance essuyait tant d’échecs que je voulais prendre toutes les sûretés possibles. St Ouen est à un quart d’heure du Val- Richer. Mais ma mère marche si lentement que nous avons mis trois quarts d’heure. Mes enfants étaient parfaitement heureux. La joie des enfants est charmante à regarder ; d’autant qu’elle ne fait point d’envie à moi du moins. C’est un bonheur bien complet, bien exempt de regret, d’inquiétude. Mais je n’en voudrais pas, et je ne le regrette pas. Nous faisons comme vous. Nous jouissons avidement des derniers beaux jours. Hier était peut-être le dernier. Ce matin, le vent souffle, le ciel est noir, la pluie va venir. J’entends pourtant des paysans qui chantent à pleine gorge dans la vallée en récoltant leurs pommes. Encore des joies dont je ne voudrais pas.
Ce pauvre, M. de Barante sera presque aussi contrarié que M. de Pahlen. Il le racontera moins. Je comprends toutes les malveillances, toutes les hostilités, pas du tout les maussaderies. On peut se détester et se combattre mais on se salue et on se parle comme si de rien n’était. Viendra-t-il un temps où les gouvernements vivront entr’eux tout à fait en gentlemen, polis et pleins d’égards dans les choses extérieures, et indifférentes, quoiqu’il en soit du fond des choses ? J’en doute : il faudrait supprimer le caprice et l’humeur. La nature humaine ne voudra pas. Vous n’entendez surement pas parler de l’élection du Général Jacqueminot qui doit se faire demain. Ce ne sont pas les affaires de votre monde. Il me revient qu’on en est assez préoccupé. Non qu’on ne la regarde comme assurée, mais l’opposition sera forte, plus forte qu’elle n’ait jamais été. A cette occasion on m’écrit de plusieurs côtés qu’on est frappé du terrain que gagne la gauche, et qu’il se dit assez que, si le Ministère durait, il finirait par lui livrer les affaires.
Je viens de recevoir une lettre de Mad. de Rémusat qui m’a touché. Elle est désolée vraiment désolée de la mort de Mad. de Broglie, avec une vivacité, un abandon d’admiration et de chagrin qui sont rares dans le monde. Il est si froid et si sec ! Il est juste en général, mais de cette justice superficielle et indifférente qui est presque une offense pour des cœurs bien émus. C’est une des choses auxquelles j’ai eu le plus de peine à m’accoutumer. Je l’ai fait pourtant. Je ne puis souffrir de laisser aux indifférents le moindre pouvoir de m’atteindre. M. de Turpin, écrit de Venise à Mad. de Meulan que l’effet de l’armistice est vraiment très grand et que l’Empereur sera vraiment bien reçu. Du reste, Venise se relève, dit-il, non pas seulement pour un jour et par artifice, mais réellement et d’une façon durable. Le port se ranime ; les palais se réparent. Avez-vous jamais lu un peu attentivement l’histoire de Venise ? C’est un gouvernement qui a admirablement compris et exploite deux grands mobiles de ce monde, le secret et le plaisir. On n’a jamais si bien su se taire et s’amuser.

10h
Moi aussi, j’ai mes moments où je vous cherche plus encore que de coutume. Ils reviennent souvent. Vous me manquez immensément. Enfin, nous avançons. N’ayez mal aux nerfs que pour me chercher. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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89. Paris, le 11 juillet 1838

La journée hier a été bien chaude. Je suis à Longchamp. J’y restée jusqu’à 6 1/2 ai reçu quelque visites, les Durazzo, Henry Greville. A propos je parle de Long champ comme de ma propriété, c’est que je l’ai pris en effet pour le temps de l’absence de Lady Granville. J’y porte j’y trouve des livres. Hier mon ouvrage, j’ai les quelques lettres de Fénelon.
A 7 heures j’allai trouver un grand dîné chez Lady Granville, et à mon très grand plaisir le Duc de Broglie. Nous avons reparlé un peu de la Normandie, suffisamment pour confirmer mes droits. J’aime beaucoup M. de Broglie, indépendamment même de le Normandie. J’ai causé assez avec M. de Sturner, l’internonce d’Autriche à Constantinople. Il affirme que le Pacha d’Egypte n’aura pas déclarer son indépendance. M. de Sturner a de l’esprit assez, et cela me parait un homme sage, prudent. il y a 20 ans que je le connais, il était à Ste Hélène auprès de Bonaparte. On dit vraiment que M. Molé n’est pas du tout enchanté du triomphe du Ml Soult en Angleterre. La France ne sera plus assez grande pour lui. Il m’est revenu quelques commérages de Londres, entre autres que le P. Esterhazy est allé au nom du corps diplomatique oriental demander a Lord Palmerston raison du dîner constitutionnel donné par la Reine. Ce qu’il y a de sûr c’est que ce dîner a été très remarqué, & que les Ambassadeurs despotes sont fort mécontents. Le maréchal revient le 20. Les autres restent tous jusqu’à la fin du mois. Votre lettre de ce matin me fait supporter que celle-ci ira vous chercher à Broglie. Je vous souhaite d’y avoir moins chaud que je n’ai ici, mais j’oublie que vous aimez la chaleur. A propos votre rose me rappelle que cette même citation ma été faite par hasard en Angleterre par plusieurs personnes les premiers mois de mon arrivée dans ce pays, et que je me demandais si tous les Anglais n’avaient qu’une seule et même chose à dire. Depuis je ne l’ai plus entendue. Vous m’envoyez une vieille connaissance. Sans avoir pensé à elle hier au soir, je me disais bien lorsque le Duc de Broglie était assis prés de moi. S’il pouvait lui porter de moi quelque chose. Et puis quand il m’a demandé mes ordres pour la Normandie il m’a été impossible de vous nommer à côté d’une phrase vulgaire, et je l’ai chargé de mes souvenirs pour sa femme toute seule.
Mes yeux sont touchés par hasard ce matin sur la dernière lettre de mon mari de Stettien. " Il est urgent de reprendre nos N° afin d’exercer un certain contrôle." Puis reviennent les vues sordides & & vraiment c’est trop drôle car il ne m’a plus écrit depuis du tout Je me sais toujours mauvais gré quand je pense à mon mari. Je trouve qu’il y a rien de plus bête, ni de temps plus mal employé.
Adieu, combien de fois vous dirai je ce mot, jusqu’au jour où je ferai mieux que le dire ? Adieu Adieu. Prenez soin de vous. J’ai peur de vos promenades à cheval à Broglie, vous n’en avez pas l’habitude songez toujours a ma poltronnerie.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°152 Dimanche 7 oct. 6 heures

Le soleil est plus paresseux que moi. Il est vrai que la nuit, pendant que je dors, il va servir ailleurs. J’ai bien dormi cette nuit. Depuis quelque temps, cela ne m’arrive pas toujours. Il y a longtemps que vous ne m’avez parlé de votre sommeil ; est-il un peu revenu ?
Je comprends votre impression toutes les fois que vous voyez des gens qui vivent ensemble, des gens heureux. comme vous dîtes. Etes-vous sûre qu’ils soient heureux, heureux de vivre ensemble ? Le bonheur à certaines conditions naturelles, générales ; quand on les rencontre on présume qu’il est là ; un mari, des enfants, un intérieur. Les conditions mentent et le bonheur est rare partout, chez les blanchisseurs comme chez les Ambassadeurs. J’aurais été un peu surpris de voir entrer ici Humboldt et Arago. Surpris parce que le monde le veut ainsi, car je trouve absurde, comme vous, qu’on haïsse et qu’on fuie un homme à cause de sa politique. Ce devrait être comme la guerre ; on se tue sur le champ de bataille ; hors de là, on parle bien les uns des autres, et on dîne ensemble. J’ai beaucoup dîné avec M. Arago chez Mad de Rumford. Il a de l’esprit, un esprit actif et brutal, et le plus vaniteux des hommes. Il avait une femme aimable et sensée qui contenait ses défauts et adoucissait son humeur. Depuis qu’il l’a perdue, il a fait et dit beaucoup de sottises.
On me dit qu’on est fort occupé dans le Cabinet et au dessus, de ce que fera le Duc de Broglie. Son malheur l’éloignera-t-il des affaires ? On assure que oui qu’il ne se souciera plus de rien, que c’est une retraite morale. On le plaint beaucoup, mais on l’approuve. Vous est-il revenu quelque chose de ces prédictions-là ? Elles diffèrent beaucoup de la vôtre. Vous y êtes moins intéressée.
Prenez-vous quelque intérêt à la politique des Etats-Unis  ? J’y pense beaucoup. Je lis Washington. J’ai promis de surveiller la publication de ses écrits en France. Je ferai son portrait comme Brougham, probablement un peu moins vite. A cette occasion on m’écrit et on me parle souvent de ce monde-là, qui deviendra grand quoiqu’il arrive. Vous avez bien raison, en Russie de vous soigner de ce côté. La bonne politique, s’y relève un peu. Du moins la mauvaise s’y décrie. On s’aperçoit que le suffrage universel n’est pas le remède universel. L’aristocratie revient sur l’eau. Elle aura bien de la peine à s’y tenir. Tout le monde a peine à s’y tenir aujourd’hui. C’est le mal du temps. Je serais assez aise de savoir ce que pensera de l’Amérique le ministre Autrichien, M. Marchal. C’est un homme d’esprit.

9 h. 1/2
Ma lettre aussi sera courte. Le Dimanche est mon jour de visites. On me dit qu’il y en a déjà deux qui m’attendent dans le salon. C’est de bonne heure. Adieu. Je suis bien aise de vous savoir à la Terrasse. Mais dormez-y. Adieu. Adieu en attendant. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°89 Lisieux, mardi 17 3 h. 3/4

Un mot pour que vous n’ayez pas d’inquiétude. J’ai tout juste le temps d’un mot. J’avais compté arriver ici une heure au moins avant le départ de la poste qui ne part plus qu’à 4 heures. Mille incidents m’ont retardé. J’arrive au moment où la poste va partir. J’en suis très contrarié. Je ne puis souffrir que mes lettres ne vous disent rien. Au moins faut- il que vous ayez cette conversation-là. Pardonnez-moi l’insignifiance de celle-ci. à demain. Je me lèverai de bonne heure. Ma solitude vous appartient. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°154 Lundi soir 8 Oct. 8 heures 1/2

Connaissez-vous quelqu’un qui connaisse Mad. de Pontalba ? Le Duc de Palmella la voit-il ? Je voudrais simplement qu’on lui dit qu’elle aura si elle veut le château et la terre de Rosny pour quatre millions, qu’il y a 120, 000 livres de rente bien assurés, en bois, et que le propriétaire actuel. M. Labbey, est un galant homme avec qui on peut traiter en toute confiance. Il est normand et de mes amis. Je serais bien aise de lui rendre le petit service que ces paroles là revinssent à Mad. de Pontalba. Si vous avez quelqu’un sous la main, vous serez bien aimable d’y penser.
Mad. de Talleyrand est donc aussi revenue à Paris. Où en est son procès ? Le Duc de Valencay est très bon pour en faire les honneurs à Marie ! Il me revient qu’un ou deux mariages ont encore manqué pour Pauline. Mad. d’Haussonville est venue de Florence à Genève sachant le danger de sa mère, mais rien de plus. C’est à Genève seulement quelle a appris son malheur. Elle a les nerfs très douloureusement affectés. Le petit Paul de Broglie a été un peu malade, d’un fort rhume. Le Duc aussi a eu de la fièvre et un mal de gorge auquel on a fait quelque attention. Il est bien physiquement. Je suis rentré dans mon cabinet pour être avec vous. J’avais besoin de vous. Mais cette façon d’être avec vous me contente si peu que je vous quitte. Il est huit heures et demie. A cette heure-là, j’irai à la Terrasse. Cela vaudra infiniment mieux.

10 heures
Je reviens de chez ma mère. Je veux vous dire adieu avant de me coucher. Êtes-vous longtemps à vous coucher ? Quand j’ai le cœur bien disposé, quand mes pensées me plaisent je suis fort longtemps ; je m’assois devant mon feu, je me promène dans ma Chambre ; j’y jouis d’être seul, bien seul, distrait par rien. Quand je ne me plais pas, je suis déshabillé et couché en cinq minutes. Au fait, c’est une vie beaucoup plus saine de se coucher et de se lever de bonne heure. Je crois aux harmonies naturelles. Certainement la nuit a été faite pour dormir. Oui, vous jouiriez beaucoup de la campagne. Vous êtes faites pour jouir de tout, mais surtout de ce qui est simple et grand à la fois. Il n’y a guère que deux choses où ces deux mérites-là se réunissent, la belle nature, et une belle âme. Adieu. Je vais dire bonsoir à M. Saint et me coucher. Adieu.

Mardi, 9 h. 1/2
Oui sans doute de 10 heures à 3 c’est trop peu. N’avez-vous jamais essayé de boire le soir en vous couchant quelque chose de calmant ? Je n’ai jamais vu personne qu’il fût plus difficile de faire un peu sortir de ses habitudes. Ce que vous n’avez pas fait autrefois vous semble impossible, presque étrange. Vous dormiez autrefois. Vos nouvelles du Duc de Broglie sont d’accord avec les miennes. Pauvre homme ! Mais M. Decazes aime les commérages enflés. C’est de son cabinet qu’il ne sort pas. L’arrivée de sa fille lui sera bonne. Il l’attendait avec une grande anxiété. Je suis curieux de la visite de Matonchewitz. Je ne me doutais pas qu’il fût, si près quand je vous parlais hier de lui. Puisque le Pacha d’Egypte s’est soumis, il n’aura à vous parler que de vos propres affaires. Votre diplomatie de second rang me parait bien voyageante, comme votre Empereur. Adieu. Je m’impatiente beaucoup. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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89. Paris Jeudi 12 juillet 1838

Vous m’avez écrit un petit mot bien enrhumé. Je n’ai point de rhume mais je n’ai rien à vous dire. J’ai chaud, c’est bien pis que votre rhume. Je dors à peu près en plein air et j’étouffe cependant. Si cela continue, je serai fondue. Hier Longchamp ne m’a pas rafraîchie. C’était un rout. La petite Princesse, Mad. Appony, Mad. de Caraman, & toute l’Angleterre, principal, attachés, enfants, tout le monde. Après, le dîner je me suis fait mener vers la Normandie le plus loin possible, & puis je suis revenue fort tristement chez moi pour me coucher. Vous causiez en attendant avec le duc de Broglie, et puis en remontant chez vous, vous aurez pensé que tout était possible, et cette pensée là ne faisait pas suite à votre entretien politique.
L’Infant Don François de Paul est attendu à Paris avec toute sa famille. On a loué pour eux le premier de l’hôtel Gallifet au dessus de la Duchesse de Talleyrand. L’ambassadeur d’Autriche n’a pas la moindre certitude d’avoir l’hôtel qui appartient à la liste civile ; on ne sait où prendre l’argent pour le mettre en état.
Vous voyez bien que je ne sais aucune nouvelle. Vous pourriez bien m’en dire. Est-il vrai que la presse abandonne le gouvernement, je parle de la presse en général, & qu’il ne lui reste plus que les Débats ? En tout cas le ministère peut se moquer de tout le monde jus qu’à la fin de l’année. nouvelles J’attends aujourd’hui des d’Angleterre. M. Aston aussi doit arriver et hélas les Granville partent après demain. Demain je vais encore dîner chez eux.
Adieu, donnez-moi des nouvelles de votre rhume, pour me dire qu’il est fini. On me promet du ragoût ce matin, mais je ne l’aime plus, je ne sais pas manger quand il fait chaud. Je ne mange que des fraises. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°156 Mercredi soir 10 Oct. 9 heures

Ce que vous me dîtes d’un commencement d’agitation politique à propos de l’Orient, entre Pétersbourg, Londres et Paris ne m’étonne pas. Je ne sais rien ; ce qu’on nous dit, ce qui paraît est plutôt pacifique. Mais je sens quelque chose dans l’air, quelque chose de nouveau et j’en crois souvent plutôt mon instinct que ma réflexion. Probablement ce nouveau-là, n’aboutira à rien comme tout aujourd’hui. Pourtant ce sera un pas. On avance en se traînant. Vous avez bien raison, écrire est un misérable moyen de conversation. J’espère à l’autre. Mais ce ne sera pas de l’Orient que nous parlerons d’abord.
J’aurais voulu voir le lit de justice chez Pozzo. Non que je ne sois accoutumé à ces façons-là de notre Chancelier. Je les lui ai toujours vues. Il a toujours manqué de tact et de vraie élégance. Comme bien des gens aujourd’hui, il supplée en fait d’habilité et d’esprit, à la qualité par la quantité. Il n’a rien de rare, mais, il a beaucoup de ce qui sert tous les jours. Il ne faut pas être lui, mais il est très bon de l’avoir pour soi. A propos, savez-vous que l’hiver dernier, il était jaloux de M. Piscatory auprès de Mad. de Boigne ? Je ne sais si cela recommencera cet hiver.

Jeudi 7 heures
Vous tenez un véritable congrès, Matonchavitz, Alexandre, des arrivants de Naples, de Londres, de Pétersbourg. Quand les fabricants de commérages sur vos grandes intrigues sauront tout cela, ils se croiront bien sûrs de leur fait. Moi, je passe mon temps à intriguer avec Marius, Sylla et César. Et nous nous amusons parfaitement mes enfants, et moi, de l’esprit et des actions de ces intrigants-là. On peut vraiment mettre les plus grandes choses et les plus grands hommes à la portée d’enfants intelligents et accoutumés à entendre parler de tout. M. de Broglie me mande qu’il sera obligé de venir à Broglie du 20 au 25 de ce mois, pour affaires, et qu’il viendra passer 29 heures ici. Il ne voit en effet personne. Mais sa lettre ne porte aucun caractère d’abattement qui est la disposition que je craindrais le plus pour lui. Il ne doit rester à Broglie que trois ou quatre jours. Que les impressions sont diverses ! Il m’a paru pressé de quitter Broglie, et effrayé d’y revenir. J’aurais voulu rester toujours aux mêmes lieux, entouré des mêmes objets, menant la même vie. C’est le changement qui me navre et me révolte après la mort.
Ma mère était un peu souffrante hier, toujours de cette même disposition au mal de tête et au vertige. Je lui ai fait faire une longue promenade dans ces bois, sous ce soleil dont je vous parlais le matin. Elle s’en est bien trouvée. Elle a une merveilleuse disposition à se distraire et à se reposer des émotions fortes par les plaisirs simples. Je fais planter des arbres ; elle regarde, elle conseille ; et cet intérêt qu’elle y prend lui fait plus de bien que toutes les tisanes du monde.
Lady Granville a t-elle fait sa déclaration à Marie. Vous savez que j’en suis curieux. Je ne doute guère de la soumission au premier moment. C’est l’exécution qu’il faut voir. Vous arrive-t-il comme à moi ? Il y a deux époques où je ne me plais guère à vous écrire, et suis en un moment au bout de ce que j’ai à vous dire; c’est quand je viens de vous quitter, et quand j’approche de vous revoir. Entre deux je me résigne, je m’établis. Mais les premiers et les derniers temps sont durs.

10 heures 1/4
Vous aimez les petits mots. J’en ai le cœur plein. Je ne peux pas, vous les envoyer tous. Je vous les apporterai. Adieu, Adieu Moi, j’aime la visite de Mad. de Talleyrand. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°90. Lisieux, mardi 17 11 h. du soir.

Je serai rue de la Charte le 31 Juillet entre midi et une heure, c’est-à-dire dans quatorze jours. Je passerai à Paris la première quinzaine d’août. C’est la belle institution du jury qui me vaut cela. Je viens de recevoir ma convocation officielle. On me plaint beaucoup ; mais on me prêche la vertu ; on me dit qu’il n’y a pas moyen de s’en dispenser, qu’il faut remplir ses devoirs de citoyen. Je réponds vertueusement. Avec vous, je ne dis rien, je n’ajoute rien. Le fait sans phrase. Je n’en sais point qui exprime mon plaisir. Ceci vous consolera, je l’espère, de mes quelques lignes de ce matin. Je n’ai pas la moindre envie de vous parler d’autre chose. Je viens de voir tout ce qu’on peut voir de monde à Lisieux, des bosquets illuminés, des alliées sombres, des allées claires. Pendant qu’on se promenait, j’ai joué au trictrac dans un petit pavillon. C’est mon boulevard contre la conversation qui me poursuit ici sans relâche. Chacun veut avoir la sienne. J’en vais chercher autant demain à cinq lieues d’ici à Pont-Lévêque. Puis, je rentrerai chez moi jusqu’au 30 Juillet. Quinze jours ce n’est pas une éternité de huit mois ; mais, c’est quelque chose Nous le dirons ensemble cet adieu que vous me rendez aujourd’hui. En l’attendant, je vais me coucher. Je n’ai vraiment pas le cœur à une conversation quelconque, même avec vous. J’ai un grand déjeuner demain, avant de partir pour aller dîner. Je serai assiégé dès le matin. Je trouverai pourtant bien moyen de vous dire un autre adieu.

Mercredi 6 h. 1/2
J’ai bien dormi, en me réveillant très souvent ; mais des réveils si doux ? J’espère que vous aurez de meilleures nouvelles de votre Grand Duc. Je lui porte intérêt. Vous n’avez pas d’idée de l’effet singulier qu’ont produit sur moi vos paroles J’espère que mes enfants seront heureux sous son règne. Vous avez parfaitement raison. Mais il ne m’est jamais tombé dans l’esprit que le bonheur de mes enfants dépendit du caractère du souverain. Nous faisons un peu plus notre bonheur nous- mêmes. Nous n’y réussissons pas toujours. Mais enfin, quand nous n’y réussissons pas, c’est notre faute. C’était là ce qui m’irritait sous l’Empereur Napoléon. Je sentais mon sort et celui des miens tout-à-fait dépendant de la volonté, bonne ou mauvaise, sage ou folle, d’un autre homme. Je n’ai jamais pu m’y accoutumer. Léopold ira vous voir quand vous l’aurez reconnu. Il ne veut pas s’exposer à ce que vous ne l’appeliez pas par son nom. Je vous quitte. Je vais faire ma toilette. Il faut que je sois prêt quand on m’arrivera. Tout le monde ici se lève de bonne heure. Adieu. Quel joli adieu ! Il n’a pas encore vécu près de la rose, mais il en pressent le parfum. Vous lasserez vous de la comparaison ? G.

8 heures Voilà le N°94. On m’interrompt aussi pendant que je le lis. Mais ce n’est pas le même interrupteur. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°158 Samedi 13 octotre - 8 h. et demie

Je viens de me lever. C’est tard pour moi. J’ai mal dormi, je ne sais pourquoi. Passé mon premier sommeil, j’ai beaucoup de peine à en retrouver un second. Le temps change, les mœurs. Je voudrais bien changer les vôtres quand je serai là, et vous rendre un peu de force pour marcher, si on peut marcher à Paris, dans la saison où nous entrons. A la campagne, il n’y a pas de jour où il ne fasse beau une ou deux heures. Hier, il a plu à torrents ; je ne m’en suis pas moins promené deux ou trois fois, et j’ai eu cinq visites, dont deux venues de huit lieues. Il faut que je sois bien aimable. Je ne connais pas beaucoup de personnes pour qui j’eusse fait huit lieues hier. Il y en a une pour qui je ferais cent lieues, pour une demi-heure quand je l’aurais vue la veille. Je regrette que Matonchewitz, ne soit pas resté plus longtemps. Quand Lady Granville est malade vous êtes, en fait de conversation à un pauvre régime. Guère plus pauvre que le mien ; je suis très entouré, et bien entouré mais la conversation qui me plaît, pas seulement sur la politique, je n’en ai que bien peu, si j’en ai quelquefois. Je serais désolé que ma mère vit cela. Je ne crains rien tant que de laisser voir, aux personnes qui m’aiment et me donnent tout ce qu’elles ont, que cela ne me suffit pas. Aussi je cause beaucoup. Il faut que je fasse le métier de maîtresse de maison, que je m’occupe de tous et que je les amuse, car il faut cela, dans l’intérieur le plus uni. Bientôt Henriette m’y aidera un peu.
Si vous n’êtes pas mieux avec l’Angleterre que vous ne paraissez, Lady Clanricard aura une ambassade peu agréable. Elle a assez d’esprit et d’ambition pour se plaire aux situations difficiles, les seules où l’on fasse quelque chose. Mais il faut se sentir adossé à une politique qu’on soutienne volontiers, et avoir en perspective des résultats, des désagréments pour rien, pour passer le temps, c’est très ennuyeux. Lui avez-vous parlé de M. de Barante ? Ce sera sa réponse à Pétersbourg, et elle pour lui, qui a un goût extrême de conversatlon, plus que d’action. Que devient le Rois de Hanovre ? Vous raconte-t-il ses plans de gouvernement ? Charles Quint disait : [Sper suffil, ill un ynéuliugob, Eheree (Thierd) Pragt oellnt]. Charles Quint aurait-il raison ? J’espère pour lui qu’il écrivait l’Allemand mieux que moi. Je m’en acquittais assez bien autrefois. J’ai oublié. Je ne vois pas paraître non plus la grande victoire de D. Carlos sur les Christinos. Dieu est bien bon s’il donne à quelqu’un de ces gens-là une victoire ; c’est du bonheur perdu.

10 heures
Je suis charmé que vous gardiez Matonchewitz un peu plus longtemps. Je pense beaucoup à vos plaisirs. Je regretterai de ne pas voir les Holland. Je ne regretterai rien. Adieu. Le courrier m’apporte deux lettres auxquelles il faut que je réponde sur le champ. Adieu. Adieu G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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90. Paris, le 13 juillet 1838

Il me parait que vous êtes mécontent de moi. Vos lettres ne sont pas aimables. Je suis sure que vous avez raison & que vous me traitez comme je mérite de l’être. J’ai une si immense confiance dans votre équité. Mais comment ferons-nous si nous continuons ainsi ? Notre séparation me donne de l’humeur, c’est vrai, beaucoup d’humeur, et je vous montre tout ce que j’éprouve. J’ai bien senti que mon été serait affreux ; je ne m’y suis pas résignée d’avance, je m’y résigne bien moins aujourd’hui que j’éprouve tout l’ennui, toute la tristesse, de votre absence. Elle est affreuse pour moi, et puis l’atmosphère de Paris est horrible dans les chaleurs, Je ne sais ni dormir, ni manger. Il n’y a plus de promenade possible jusqu’à 8h du soir.
Hier je n’ai pas bougé, je n’ai vu personne jusqu’à 9 h. Alors on s’est réuni chez moi jusqu’à onze. Lady Granville, la petit Princesse, les Poix, les Durazzo, les Statelberg, cette insoutenable Mad. de Caraman, & les diplomates des puissances qui ne dînent pas chez la Reine d’Angleterre. Si je vous reparle de ce dîner, c’est qu’en effet il a fait et fait encore beaucoup de bruit à Londres. Lady Cowper m’écrit 12 pages sur cela c. a. d. pour excuser le dîner constitutionnel. " C’était un hasard, pas d’intention du tout. Les Ambassadeurs ont fait du bruit. Enfin hier on devait les faire manger chez la Reine. la petite reine est fort tourmentée de toutes les prétentions ; Melbourne en est  accablé aussi. Lord Durham donne beaucoup de souci au Gouvernement." Voilà à peu près la lettre que j’ai livré à Lord Granville pour son divertissement.
Mon grand Duc a été malade à Copenhaguen il allait mieux ; je sais cela par M. de Médem, car moi je n’ai rien, toujours rien, & quand j’aurai, soyez sûr que ce sera une lettre désagréable j’ai bien envie de ne pas l’ouvrir. M. Aston est arrivé & les Granville partent, mon dernier plaisir s’en va. Je crois vraiment que je partirai aussi. Ce qui est sûr c’est que j’essayerai autre chose que Paris, car vraiment j’y tomberais malade de la chaleur et de mauvais air. Ah si la Normandie était plus près, j’irais dans quelque bois. Et si la France était un pays plus civilisé, et qu’on fut sûr d’une chambre propre comme on en est sûr dans la plus petite auberge du plus obscur village de l’Angleterre, je sortirais des barrières tout de suite. Mais rien n’est facile ici dans ce genre, ou bien je suis trop difficile.
Ce que vous me dites des inconvénients possibles de l’hôtel Talleyrand, me dégoûte tout à fait du projet, vous avez raison Je n’y tiendrais pas. Adieu Dites-moi que vous m’aimez encore malgré mon abominable caractère. Dites- moi quelque parole douce. Je vous en envoie tant en idée. Je pense tant à vous. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°160 Dimanche, soir 14 oct. 9 heures

160 est un gros chiffre. Je l’écris avec un sentiment très partagé. Nous nous connaissons déjà depuis longtemps et nous avons été longtemps séparés. Où en serions nous si nous ne nous étions pas quittés un moment ? Bien plus avant que nous ne sommes si je ne me trompe. Le temps seul nous a manqué et nous manquera. Je suis convaincu que nous ne nous connaissons que très imparfaitement. C’est triste. Nous aurons souvent très souvent passé l’un à côté de l’autre, pas grand chose de plus. Nous valons l’un pour l’autre plus que cela beaucoup plus. Il y aura beaucoup à regretter entre nous. Faites-moi le plaisir de me dire, si mes lettres vous arrivent de meilleure heure à la Terrasse qu’aux Champs Elysées.
Si j’étais le Roi, je voudrais bien que le Prince royal de Bavière fût en effet trop laid. Du reste, je sais gré à votre grande Duchesse de l’avoir trouvé laid, s’il l’est réellement et de l’avoir dit. Il n’est pas besoin d’être une grande Duchesse pour se marier comme une sotte. Je serais charmée d’en savoir une qui s’y montrât plus difficile, et plus sensée. Cela ferait aussi honneur à son père.

Lundi 15, 7 heures
J’ai été interrompu hier soir par un petit accident arrivé à Henriette près de se coucher. Elle est tombée en courant dans la galerie et s’est fait mal au menton ; rien du tout, une simple écorchure. Mais le sang coulait ; mon bon Guillaume était au désespoir, et le désespoir le plus tendre, le plus caressant qui se puisse imaginer. J’ai là trois petites créatures qui auront grand besoin de force d’âme et de raison, car elles auront beaucoup d’émotion à porter. L’embarras est grand ; il faut tantôt développer, tantôt contenir ; aujourd’hui on désire, demain on craint la grande activité de l’esprit et du cœur. Je ne puis souffrir les natures obtuses, apathiques ; et les mérites contrariés coûtent si cher ou exigent tant ! C’est un effort bien difficile, et qu’il faut recommencer tous les jours, que d’accepter ce mélange si profond, si inséparable du bien et du mal, en nous-mêmes et dans notre destinée. Parlons de ce qui vous regarde.
Il faudra bien que nous trouvions moyen d’arranger votre soirée comme votre santé, même capricieuse, le voudra. Je regretterais que vous ne pussiez pas conserver l’habitude de rester chez vous tous les soirs, habituellement du moins. Rien ne convient mieux aux hommes et ne les attire davantage que la certitude de trouver toujours. Mais ne pourriez-vous, toutes les fois qu’à six heures, vous aurez envie d’aller vous coucher, le dire tout simplement et renvoyer ceux qui seront- là ? c’est un petit parti à prendre, je le sais et vous n’aimez pas à prendre un parti. Cependant cela vaudrait mieux je crois, que toute autre méthode. Si vous disposiez de vos heures de sommeil, je vous dirais de les placer le matin et de vous lever plus tard. Mais on ne dispose pas de soi, ni de nuit, ni de jour.

10 h.
Il est parfaitement sûr que si cela se pouvait, je vous écrirais plus d’une fois par jour. Je voudrais remplir votre temps, votre cœur, les remplir de moi, de moi seul. J’en dirais trop. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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91. Paris, le 14 juillet 1838

La chaleur m’a parfaitement démoralisée. Je n’en puis plus et si’cela dure j’en tomberai malade. Je ne puis fermer l’œil, j’étouffe. Si je vous dis des bêtises aujourd’hui je vous prie de ne pas vous en étonner. Je viens de recevoir votre lettre de Broglie. Y serons-nous ensemble ? Je vous demande à vous ce qui ne dépend que de moi. Je ne sais pourquoi cependant, je répugne un peu à y aller. Mad. de Broglie je crois n’aimerait pas ma visite, & je n’ai jamais été que là où l’on m’a beaucoup désirée.
J’ai passé ma matinée hier enfermée chez moi, bien barricadée contre le soleil, l’air, le jour, à peu près dans les ténèbres, par conséquent à peine un peu d’occupation. à 7 heures je fus dîner chez Lady Granville il n’y avait d’étranger que la petite princesse, & Mad. de Caraman que Lady Granville soigne beaucoup parce qu’elle plait à son mari. Voilà ce que je ne puis souffrir. On dîne en bas, le jardin est éclairé, et c’est là que se passe la soirée. M. Molé y est venu nous nous sommes dit peu de choses nous réservant de nous dire beaucoup chez moi. Il m’a enfin demandé le jour & l’heure. Mardi, je parie qu’il ne viendra pas. selon ses nouvelles de Hambourg mon mari a envoyé des courriers pour annoncer partout que l’arrivée du grand duc était retardé. Il a toujours la fièvre à Copenhagen. Je plains mon mari il sera bien inquiet. Jamais encore son jeune prince n’a été malade.
M. Molé a une mine de santé superbe. J’ai eu une drôle de lettre de Lord W. Russell. Je vous l’envoie pour votre divertissement. Renvoyez la moi. Vous voyez que le grand sujet est que je suis descendue. Ah mon Dieu je laisse bien volontiers à d’autres le plaisir d’être bien haut. Ce n’est pas comme cela que j’entends la vrai élévation. Vous voyez aussi avec quel dédain on traite tout ce qui est étranger. They don’t care !
M. Aston m’a fort intéressé, & je compte l’exploiter beaucoup après le départ des Granville. La populace de Londres a été étonnante, pleine d’égard et de respect pour tout ce qui est étranger mais surtout pour la qualité des Français, un million de spectateurs, et pas un désordre ; c’est là ce qui semble avoir confondu les étrangers. Car il n’y avait pas un militaire pour contenir la foule. Puisque je grossis mon paquet je ne m’arrête pas, et je vous envoie en même temps Lord Aberdeen & Lady Cowper. Vous me renverrez tout cela par la même voie.
Adieu. Adieu, est-il possible que vous aimiez la chaleur ? Je ne vis pas depuis quatre jours. Je fonds il ne restera de moi personne comme après la toilette de certains ministres.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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162. Paris, le 13 octobre samedi

Vous ai-je dit que la grande Duchesse Olga ne veut pas du prince royal de Bavière. Elle l’a trouvée trop laid. Voilà ce que raconte M. Jennisson. Vos ministères déclament plus que jamais contre la presse. On ne peut pas croire avec elle. On ne sait que penser des affaires d’Orient. Les gestes de l'Angleterre donnent du soupçon à tout le monde. On ne les comprend pas plus ici qu’autre part. Je vous dis bien vite tout ce qui ne me regarde pas. Et pour passer à ce qui me regarde, j’ai fermé ma porte hier, je deviens un peu capricieuse dans mes allures. Mais vraiment je ne suis pas bien ; je me sens fatiguée, accablée. J'ai besoin de mon lit à 10 heures. Je ne sais comment m’arranger pour satisfaire cette fantaisie et en même temps celle de voir du monde. Au reste dans ce moment-ci encore le monde est peu amusant.
Savez-vous que le temps devient bien froid ; cela n’est pas naturel pour cette saison. Je compte sur l'été au mois de janvier. Marie est d'une douceur, d'une égalité d’humeur, & d'une bonne humeur charmante. Le speech de Lady Granville devient tout-à fait inutile. Nous l’avons ajourné à la première boutade au plus léger signe. Vous serez sans doute la pierre de touche. Elle est charmante pour mon fils. Je prétends qu’elle le soit pour vous, & tout le monde ; sans cela, bonjour.
Que je suis impatiente de voir finir ce mois ! Mais je m'en vais être horriblement envieuse. Vous allez revenir engraissé avec des joues, et moi, j'ai une très pauvre mine. Votre premier absence m'avait si bien servi. La seconde ne m'a rien valu du tout, au contraire. Palmella n'a jamais vu de sa vie Madame de Pontalba. Personne de ma connaissance ne la connait. Adieu. Adieu. Je compte les jours Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°91. Pont-Lévêque 19 8 heures.

Quel ennui que cette vie de courses et de dîners de grande route et de table ! J’ai siégé hier de 6 heures et demie à 9 heures et demie, comme à un dîner de Pozzo ou de Pahlen. C’était la seule ressemblance. Enfin je serai ce soir chez moi, et je n’en bougerai plus que pour une plus douce raison. A propos de Pahlen, donnez-moi de ses nouvelles. J’ai pour lui une vraie bienveillance. Je crois parfaitement ce que vous me dîtes que la maladie du Grand Duc sera une très mauvaise note pour votre mari. Quand la récolte est mauvaise, les peuples s’en prennent au gouvernement. Les autocrates ne sont pas plus sensés que les peuples, et on déraisonne de haut en bas comme de bas en haut. La guerre de principes à propos de visites et de dîners doit être en effet fort ridicule à Londres. Quand on fait tant que de se quereller pour des principes, il faut remuer le monde. Comment faisiez-vous, de votre temps, pour donner à manger et à danser aux représentants constitutionnels ? Il n’y avait guère alors d’Etat constitutionnel que l’Angleterre. A moins que vous ne comptiez la Suède et les Etats-Unis. Il faut convenir que la générosité à leur égard, vous était plus facile qu’elle ne l’est aujourd’hui à M. de Strogonoff. Savez-vous quelque chose de nouveau des Affaires du Roi de Hanovre ? Il me revient, avec assez de certitude, que le rapport à la Diète sur la pétition d’Osnabrück, a été confié au ministre de Bavière, qu’il est prêt, qu’il est contraire au Roi Ernest, et que dans ce moment tout le travail de l’Autriche et de la Prusse est de l’amener à arranger l’affaire lui-même pour éviter une condamnation de Roi. On me dit en même temps qu’il est vrai que le peuple l’aime assez et le traite assez bien dans son pays. Vous verrez que dans la manie de conciliation du moment les Hanovriens concilièrent la rébellion et la loyauté.
La réception du Maréchal Soult fait un excellent effet dans ce pays-ci. J’appelle un excellent effet l’envie que cela donne aux plus vulgaires de se montrer aussi justes et généreux s’ils en avaient l’occasion. Certainement, si le Maréchal promenait le Duc de Wellington en Normandie, il le ferait applaudir partout. J’ai un grand plaisir toutes les fois que je vois une idée sensée un sentiment élevé se répandre et s’accréditer dans mon pays.

9 h. 1/2
J’ai été interrompu par des visites, et en voilà d’autres qui arrivent. Une petite ville s’ennuie tellement que le moindre événement la charme et la remue toute entière. L’ennui joue un bien grand rôle dans les affaires humaines. Je vous quitte. Il faut que je vieillisse car je commence à tenir à mes habitudes. Je ne vous écris à mon aise que de mon Cabinet du Val-Richer. Adieu. Adieu. On continue, tout le long de mon chemin, à me faire des compliments de condoléance sur mon dérangement du jury. Adieu. Je trouverais aujourd’hui à Lisieux votre N°95.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°164 Vendredi 19 octobre 7 heures et demie

Je suis fâché que la duchesse de Sutherland soit engraissée. C’était déjà beaucoup. Quand elle ne sera plus du tout jeune ce sera beaucoup trop. Je m’intéresse à la durée de ce qui m’a plu un moment. Comptent-ils passer tout l’hiver en Italie ? Comment la Reine s’arrange-t-elle de cela ? Il me paraît qu’elle tient fort à garder ce qui lui plait, s’il est vrai qu’elle ait écrit au Roi de Naples pour garder Lablache. Cette jeune fille m’inspire assez de curiosité. Il me semble que personne ne la connait et ne dit ce qu’elle est. Y aura-t-il vraiment quelque chose en elle, ou sera-ce tout bonnement une reine amie sensée, facile, et uniquement occupée de s’amuser convenablement ? Ceci serait peut-être le meilleur pour l’Angleterre ; elle est, je crois dans l’une de ces crises, où ce qu’il y a de mieux pour le pays, c’est un gouvernement qui s’accommode au temps, en y faisant peu et lui demandant encore moins. Un pouvoir fier et exigeant, pour lui-même comme pour les autres, compromettrait là bien des choses. Vous avez raison sur l’Orient. C’était de ma part une pure fantaisie. Ce qui vaut le mieux à présent, c’est que la question en reste où elle est. Personne n’est prêt à lui donner la solution qui convient. L’Empereur à Potsdam était probablement désolé de ce que sa fille trouvait le Prince royal de Bavière, trop laid.
Est-ce Postdam ou Potsdam ? Vous écrivez Potsdam, et moi aussi. J’ai des cartes qui sont de notre avis ; mais la plupart disent Postdam, et il me semble que l’étymologie le voudrait. Décidez. Avez-vous jamais aimé la géographie ? Thiers prétend qu’il n’y a pas de grand homme qui n’ait aimé la géographie. Je l’ai fort bien sue, parce que je n’ai jamais lu une histoire, sans avoir les cartes sous les yeux, et sans suivre pas à pas les événements. Mais la géographie, pour elle- même me touche peu. L’Astronomie encore moins. Je n’ai jamais pu distinguer une étoile d’une autre. Ni le ciel, ni la terre ; c’est dédaigner beaucoup. Au fait, s’il n’y avait pas d’hommes dessus, et dessous, je prendrais du Ciel et à la terre peu d’intérêt.
Entendez-vous parler d’une jeune artiste, Mlle Rachel, qui a, dit-on de grands succès au théâtre français et ramène la foule à Racine et à Corneille ? Si elle fait cela, je lui veux beaucoup de bien, et c’est ce qui fait que je vous en parle. J’admire et j’aime extrêmement la vieille, la vraie littérature française. Et vous lui devez les mêmes sentiments. C’est votre nature qui le fait. Vous voyez que je vous traite là, comme je traiterais Lord Holland.

10 heures
J’avais un vrai remords, avant-hier de ma lettre si courte. J’aurais voulu la charger de toute autre chose, que de paroles. Il y a peu de variété dans ma manière de penser à vous. mais beaucoup de continuité. Je n’ai rien à apprendre sur votre frère et votre mari. Ils seront ce qu’ils sont. Quelque accoutumé que je sois aux incohérences, et aux contradictions de la nature humaine, pourtant il y a telle occasion, et dans cette occasion telle action, telle parole où l’homme se révèle tout entier, et d’après laquelle on peut hardiment le juger, et le prédire. J’ai vu votre mari et votre frère à cette épreuve-là. Adieu. Je vais donner quelques ordres pour des caisses qui doivent partir la semaine prochaine pour Paris. Adieu Bien, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°92. Lisieux 19. 4 heures

Je m’aperçois que si je ne vous écris que demain matin du Val-Richer et par le facteur vous serez un jour sans lettre. Et comme j’ai un domestique un peu malade, j’aurais quelque embarras à envoyer demain matin à Lisieux. Je vous écris donc d’ici, avant de partir et quelques mots. Depuis que je dois vous voir dans douze jours, j’ai le cœur très léger sur les lettres. Elles ne me plaisent pas moins ; mais j’ai un plaisir plus vif en perspective, et ma pensée se porte sans cesse sur celui-là.
Il est possible que ma mère, mes enfants, Mad. de Meulan, toute ma maison aillent passer à Broglie le temps que je passerai à Paris. Mad. de Broglie veut absolument les avoir tous dans le cours de l’été. Je vais lui proposer pour le 1er août cette visite générale qui lui conviendra, je n’en doute pas. J’en serai bien aise. J’aime autant, quand je m’en vais, les mettre, en bonne compagnie. Je vous dirai du reste comme nouvelle, car c’en est une pour moi, que la route promise pour aller au Val-Richer se fait réellement. Les travaux sont en pleine activité. J’y passerai peut-être dès cette année en quittant la campagne. Elle sera bonne et fort jolie, toute à travers des près et des bois. Vous n’avez jamais vu de près les intérêts-là. Vous ne savez pas avec qu’elle vivacité toute une population s’en occupe. Il y a plus de deux lieues de pays et trois ou quatre villages qui ont foi en moi, une foi aveugle, depuis qu’ils voient cette route s’exécuter. Ils ne croyaient pas que cela fût possible. Nous trouvons que le monde s’est terriblement remué depuis quelque temps. Je vous assure que l’apathie est encore bien plus grande que le mouvement.

5 h. 1/2
Voilà votre N° 96 qui bêtement était allé me chercher je ne sais où dans la ville depuis ce matin. La lettre qui vous sera arrivée aujourd’hui vous aura consolée, j’espère, de la brièveté de l’autre. J’écris à l’instant même pour vous trouver votre précepteur. J’ai un jeune homme en vue ; mais je ne sais s’il est à Paris. Je m’adresse à un homme, en qui j’ai pleine confiance. Il avait élevé mon fils. Je suis assiégé de visites. Adieu. Je vous écrirai mieux demain. Adieu.G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°166 Dimanche 21 Octobre 7 heures

Je me lève au milieu d’un brouillard incomparable. Je ne vois pas les arbres qui sont devant mes fenêtres. Quand je me reporte en Languedoc, en Provence, sous ce ciel toujours si pur où les regards s’enfoncent sans que rien, les gênes et dont pourtant ils n’atteignent jamais le terme, je ne conçois pas comment je ne suis accoutumé à ces caves du Nord. Et je m’y suis accoutumé et je dis qu’elles sont vertes et fraîches. Il est vrai qu’elles le sont, qu’elles ont leur beauté, et que la sagesse de l’homme consiste à savoir jouir partout de la richesse de Dieu. Je le pense. Je le fais. Et pourtant je regrette, mon soleil. Il sera plaisant en effet que l’Empereur ait fait en Allemagne tout ce chemin et tout ce bruit pour y venir chercher, un Leuchtenberg. Du reste, je ne sais si c’est parce que je demeure loin ; mais il me semble que ce bruit ne retentit plus du tout. Je n’en entends plus rien. Tout passe bien vite de nos jours. Des intérêts, des affaires, qui jadis auraient rempli des mois, obtiennent à peine des heures. Les choses s’en vont comme les personnes en chemin de fer. Je le comprends il y a vingt cinq ans, dans le temps des batailles de Leipzig. Mais aujourd’hui, nous ne sommes pas si riches, ni si pressés. Au fait, nous avons raison. Il ne faut pas regarder, longtemps, les petites choses, quand on a vécu dans les grandes.
Pour me distraire des petite choses, j’ai lu hier soir à mes enfants le Malade imaginaire. Vous n’avez pas d’idée de leurs transports de rire. Je posais mon livre pour les regarder. Je m’amuse de bon cœur avec mes enfants. Je jouis de leur gaieté. Mais je ne sais plus rire. Vous êtes et vous serez la dernière personne qui m’ait vraiment vu et fait aire. Par exemple je ne rirai pas demain. J’ai vingt personnes à déjeuner qui me prendront toute ma matinée. Je suis charmé que Pozzo vienne passer quelques mois à Paris. Je l’ai vu vous faire rire encore lui et Brougham. Comment a-t-il fait pour que sa maison ne soit pas confortable? Heureusement sa conversation le sera toujours. C’est donc à force d’esprit que Montrond se porte mieux. Il faut qu’il en ait vraiment beaucoup pour en conserver. Je causerai volontiers avec lui. J’ai besoin de causer. J’ai bien des choses à apprendre, et quelques unes à dire. Quoique vous m’ayiez admirablement tenu au courant. Vos lettres sont un miroir d’une vérité parfaite. Je n’ai jamais vu de source plus limpide que votre esprit. Rien ne le trouble et il coule toujours. Nous nous serons beaucoup écrit dans notre vie, beaucoup trop.
Avez-vous remarqué avec quel soin on a fait mettre dans les journaux que ce n’était pas la liste civile, mais l’Etat qui avait loué à M. Appony sa maison ? Il ne faut pas aller si vite au devant des propos. Est-il vrai que les Appony y soient déjà établis ? J’ai peine à le croire. Je suis curieux de voir comment on a arrangé cette maison-là. J’en aurais fait une habitation charmante. Je connais beaucoup l’hôtel Beanay que veut M. de Palhen. J’y ai vu le Président de la Chambre, M. Royer-Collard, et avant lui le directeur général des Ponts et Chaussées, Me Pasquier, je crois. C’est une assez grande maison, c’est-à-dire avec beaucoup de logement, mais rien de très grand, une cour médiocre, et si je ne me trompe une seule sortie. Deux millions me paraissent beaucoup. A la vérité il faut la meubler. Je n’y pensais pas. Ce n’est pas trop.

10 heures
Je suis désolé que vous dormiez toujours si mal. Est-ce que je ne trouverai pas, quand je serai là, des moyen d’y mettre ordre ? Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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92. Paris Dimanche le 15 juillet 1838

Enfin je respire, il pleut, j’ai dormi quelques heures cette nuit, c’est bien nouveau pour moi. Soyez sûr qu’Henriette a été malade tout bonnement par l’excès de la chaleur.
Je viens de recevoir une lettre de la reine de Hanovre du 9. Le grand Duc qui s’était annoncé pour le 4 était, encore le 9 à Copenhagen attaqué à ce qu’elle croit de la fièvre tierce. La Dernière fois qu’il s’était montré à un cercle diplomatique chez lui on lui avait trouvé une mine terrible. Dans quelles angoisses mon mari doit se trouver. Moi je vous assure que de loin j’en suis triste. J’ai une vraie tendresse pour ce jeune homme. Je l’ai laissé si doux, si bon, si aimant. Il me semble que mes enfants seront heureux sous son règne. Je prie bien sincèrement pour sa conservation.
J’ai été hier matin à Longchamp, seule ; il y avait de l’air. Le soir j’ai été à Auteuil, beaucoup de monde. Le plus élégant jeune homme était le chancelier. Il m’a fait marcher dans le jardin avec un air de conquête fort divertissant. Je vous prie de croire que c’était dans des allées obscures. J’ai trouvé de la causerie hier, il y avait à peu près toute la Diplomatie, les Granville encore. Il ne partent que demain. Il n’y a pas l’ombre d’une nouvelle.
Que voulez-vous que je vous dise ? Je m’ennuie parfaitement. Mes journées commencent & finissent sans un moment, un mouvement de plaisir. Après votre lettre lue j’attends le lendemain matin. Je n’ai que cela. Adieu, que le mois de juillet est long ! God bless you.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°168 Mardi 23 Octobre, 8 heures et demie

Je me lève tard. J’ai mal dormi ; pour moi du moins ; pour vous, ce serait probablement une bonne nuit. Vos nuits dépendent de vos jours ; votre santé de votre âme. J’y pense continuellement. Il y a de l’irrémédiable. du moins pour nous ; nous n’y pouvons rien actuellement directement. Les circonstances peuvent amener, là où se décide ce qui vous touche, des raisons de changement qui amèneraient à leur tour le changement. Nous ne les prévoyons pas aujourd’hui ; mais elles peuvent venir. Je le crois unforgiving, implacable, mais non contre son propre intérêt, son moindre intérêt bien clair. Mais il n’y faut pas compter, j’en conviens ; il faut s’arranger comme si cela ne se pouvait pas. Ce que je voudrais pouvoir vous dire, c’est de combien d’affection et de soin j’entourerai, votre solitaire établissement. Je sais tout ce qui vous manque tout ce qui manque à votre cœur, à votre journée. Je sais ce qui m’empêche souvent moi-même de faire tout ce que je voudrais. Mais je veux tant que je ferai beaucoup beaucoup. Je me sens inépuisable pour vous. En fait de monde chez vous, hors de chez vous, en fait de passe-temps vous en aurez à peu près tant que vous voudrez. Votre salon est formé, à présent ; les habitudes sont prises ; la conversation, le petit mouvement social qui vous plaisent ne vous manqueront pas. Voilà pour la surface, au fond dearest, nous comblerons ensemble les vides, nous soignerons ensembles les plaies. Je vous aime tendrement. Le temps, l’absence, la connaissance plus complète de votre caractère, de votre esprit de vous toute entière, tout cela fait que je vous aime toujours autant, plutôt davantage. Vous savez que mes paroles n’exagèrent jamais mes sentiments. Vous savez que je suis doux à vivre. Je le serai pour vous, avec vous, plus que vous ne savez. Il y a bien du vide, bien de l’amertume dans votre situation ; j’y mettrai beaucoup de baume, beaucoup de tendresse. Vous vous souvenez de mon défi, dans nos premiers temps. Vous me direz un jour, si j’avais raison.
J’ai gardé hier mes hôtes jusqu’à cinq heures. Aujourd’hui, je vais dîner à Lisieux, demain aussi. Je mets les morceaux en quatre. Le retour de Lord Durham sera un avènement à Londres. Je ne sais qu’elle position il s’y refera ; mais je comprends que celle de Québec ne lui convienne pas. Revient-il cependant sans attendre son successeur, sans donner à son gouvernement le temps de pourvoir aux affaires du Canada ? Ce serait une boutade d’enfant gâté. Il y est sujet. Les Granville en sont-ils inquiets ? Je crois assez à leur jugement sur la situation, et les chances de leur cabinet. Ils sont éclairés, par une passion, leur désir de rester à Paris. Je la partage pour eux, quoique, non à cause d’eux.

10 heures
Je suis fâché que votre fils vous quitte avant que j’arrive. J’avais espéré qu’il vous resterait encore quelques jours ! Je suis charmé que vous en soyez contente. Ses qualités qu’il a valent mieux plus on en jouit. Je reçois une lettre de M. de Broglie qui me dit qu’en effet il ne vient pas à Broglie. Cela me met à l’aise. Je craignais toujours qu’il ne vint au moment où je veux partir. Il est bien triste, mais il reprend ses occupations intérieures. Il est très content de son fils. Adieu. Je serais en effet très bien aux Tuileries. J’y serai. Adieu. Adieu. Bien tendrement adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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93. Paris lundi 16 juillet 1838

Que je vous remercie de la douce musique qui m’attendait à mon réveil. J’ai lu et relu ces paroles si sérieuses ; si tendres, si intimes, si vraies. Je vous dois une grande jouissance. Vous avez remis. bien du calme dans mon âme. Non sûrement mon humeur ne s’adressait pas à vous. Elle ne s’adressera jamais à vous. Mon Dieu que je serais coupable si je me permettais jamais une injustice, une impatience envers vous. Mais je suis triste, je resterai triste jusqu’à ce que je revoie l’éternité dans huit mois. Car c’est bien comme cela qu’ils m’étaient apparus le 1er novembre 1837. Lady Granville est venue me prendre hier pour aller au bois de Boulogne il faisait un temps charmant.
Après le dîner, j’ai recommencé, jusqu’à l’heure où j’ai ouvert ma porte. J’ai eu toute la diplomatie. Angleterre, Autriche, Prusse, Hanôvre, Naples, avec une quantité de jeunes Anglais qui vous sont inconnus. La Duchesse de Poix & sa mère. M. Berryer. La chaleur l’a fait maigrir ; il était presque joli, car il faut vous dire que je ne trouve un homme joli qu’à la condition d’être maigre. C’est juste l’inverse pour une femme. Berryer ne veut voir que des souvenirs d’Empire dans le ovations au Maréchal Soult. Savez- vous que cela devient vraiment absurde, et que je comprends que cela ne plaise pas du tout ici. Le duc de Nemours fait là une triste figure.
Les conférences à Londres vont s’ouvrir. Elles ne serviront qu’à attester qu’on ne peut pas s’entendre, ici on veut des modifications au traité, du moins quant au partage de la dette, nous n’en voulons pas, et on s’arrêtera Léopold a causé avec tout court. nos représentants ici. Ils l’ont trouvé assez modéré et assez embarrassé. Il n’est point venu me voir. Je suppose que nous avons fini notre connaissance.
Le prince Paul de Wurtemberg m’a fait une longue visite hier matin. Il est plus que jamais monté contre le château. M. Ellice arrive aujourd’hui à Paris. Voilà pour moi une petite distraction au chagrin que me cause le départ des Ganville. Ils restent encore aujourd’hui pour causer avec Ellice. Le Duc de Noailles me demande de Dieppe de lui faire la charité, mais il a bien de la prétention. Il veut l’Egypte, la Belgique, le cœur de mon empereur. Il veut tout savoir. Je lui dirai quelques unes des choses que je ne sais pas. Les cours d’Allemagne sont fort contrariées de la maladie du grand Duc. Partout où l’a annoncé à jour fixe. On a fait des préparatifs, rassemblé des troupes cela coûte de l’argent on reste en suspens. Je pense que si cet état se prolonge il faudra qu’il renonce a son programme. Comme l’Empereur va être furieux. Il ne peut pas souffrir qu’on soit malade. Il ne le promet pas. Ce n’est pas dans le code militaire. Je suis sûre que le pauvre grand Duc est aussi malade de peur que de la maladie.
La petite princesse est malade d’une fluxion à la tête. Son mari s’amuse au Havre, il y est depuis 3 semaines. Adieu, cet adieu que j’ai trouvé au bout de la lettre de Dimanche à 8. h. du matin. Je vous le rends lundi à midi 1/2. Quand le dirons-nous ensemble ? Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 170 Mercredi 24, 3 heures

Je commence à vous écrire ici. Ce soir et demain matin à Lisieux, je n’aurai pas plus de temps que ce matin. Je suis désolé de l’état de vos nerfs. J’espère que l’indisposition de votre fils ne sera rien, et n’aura d’autre effet que de vous le laisser quelques jours de plus. Je ne puis partir d’ici que le 5 novembre. J’ai fait et je fais force de voiles pour finir je ne sais combien de petites affaires, qui sont pourtant des affaires, et que je ne puis laisser en arrière. Ma mère de son côté m’a demandé jusqu’au 5 pour ses arrangements de ménage. Ces cinq jours de retard me contrarient vivement. Il n’y avait pas moyen. Nous partirons le 5 au soir. Nous arriverons le 6 pour dîner. Je vous verrai le 6, à 8 heures du soir. Nous voilà au moins à jour fixe. Aurez-vous un bon jour en me revoyant ? Je voudrais bien vous égayer vous distraire. Je ferai de mon mieux. Il y a des choses dont je suis sûr. Il y en a d’autres sur lesquelles notre disposition, n’est pas, la même. Les mêmes remèdes ne nous sont pas bons à l’un et à l’autre. Mais, quoique je n’aie plus vingt-cinq ans je persiste à croire beaucoup qu’on trouve ce qu’on cherche et qu’on peut ce qu’on veut. Je chercherai et je voudrai. Vous avez raison de vouloir de l’éclat, de la grandeur. C’est aussi mon gout, très décidé, et l’un des mérites en effet des monarchie. Cependant je ne puis souscrire absolument à votre arrêt. La République romaine a bien eu quelque éclat, et il n’y a pas beaucoup de plus grandes figures que Scipion et Annibal. Il y a république et république, comme aussi monarchie et monarchie. Il me revient que Thiers est fort triste, fort abattu et assez de l’avis que vous me mandiez de Berryer. La tristesse est en général pour Thiers une source de bonne conduite. Nous verrons. Il revient vers le milieu de novembre.

Lisieux, jeudi 9 heures
J’attends votre lettre. Je n’aime pas à attendre dans les auberges. Nulle part le sentiment de la solitude n’est plus vif. C’est ce qui fait qu’il est charmant de voyager avec quelqu’un qu’on aime. Le monde disparaît. On est vraiment seule. Il y a, dans je ne sais plus quel roman de Mad. de Stael, une page où cela est senti et dit à merveille. A propos de Mad de Stael, j’ai écrit ces jours-ci sur l’état des âmes, dans notre temps, quelques pages qui paraîtront dans la Revue française et où j’ai un peu parlé de Mad. de Broglie. On dit bien peu ce qu’on pense quand on pense vraiment quelque chose sur quelqu’un qui le mérite. Je voudrais avoir réussi cette fois. Vous me le direz.
Voilà 173. Toujours aussi nervons. Il fait pourtant beau. Je ne sais pourquoi je dis pourtant, car décidément je n’aime pas les beaux jours d’automne. Je les accepte, j’en jouis même. Mais on n’aime pas, tout ce dont on jouit. On n’aime que ce qu’on préfère. Adieu. Je remonte en voiture. Les dîners me laissent cinq jours de repos jusqu’à mardi. Je donne cette lettre à la poste avec chagrin. Ces cinq jours de retard vous déplairont, comme à moi. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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94. Paris mardi 17 juillet 1838

Votre programme de dîners me déroute mais Lisieux me parait nous rapprocher et j’y gagne je crois. Lady Granville est vraiment partie ce matin, je l’ai encore vue deux fois hier et j’ai revu M. Ellice ce qui me fait un gros plaisir. Je vais le faire bien parler en attendant j’ai eu une énorme lettre de Mad. de Flahaut pas mal amusante, mais plus remplie de petites tracasseries que d’autre chose. Les diplomates se font la petite guerre. L’Orient ne veut pas inviter l’Occident, ni aller. chez cet accident. Il y en a même qui ne se calment pas. La guerre de principes a commencé. Cela doit être fort ridicules. nous soutenons les mêmes principes lorsque j’étais à Londres, mais les représentants constitutionnels trouvaient à manger et à danser chez moi comme les autres. Le bal du Maréchal Soult a été fort ridicule il avait invité le Lord Maire et sa femme, gens qui ne passent jamais le Temple-Bar. Et il a été plein d’attentions pour la Lady Mairesse. Vous ne sauriez croire comme cela est drôle en Angleterre. On a trouvé sa maison fort mesquine ; le seul luxe remarqué a été des bouquets offerts aux femmes et on a dit qu’il avait mis quatre cent mille francs en bouquets. Ni lui, ni les Sébastiani n’ont invité une seule fois M. de Flahaut a dîné vous concevez la fureur de Marguerite. Le Duc de Nemours a déplu généralement, à tout le monde. On le trouve mal élevé et sot. Ceci ne vient pas de Marguerite. M. de Fabricius m’a fait savoir hier que le grand Duc avait renoncé à visiter la Hollande. Son indisposition se prolonge à Copenhague, et l’Empereur veut qu’il se trouve demain à Toeplitz ! Je n’ai rien de direct.
J’écris aujourd’hui à mon mari en adressant ma lettre à mon frère. Ce voyage manqué ou tronqué est une fort désagréable affaire pour mon mari. On dira que c’est maladroit et qu’un vrai Russe n’aurait par été aussi gauche. Quelque absurde que ceci vous paraisse, je vous dis vrai. Nous verrons les conséquences. J’attends M. Molé ce matin, et puis j’irai à Auteuil si j’en ai le temps. Voici qu’on m’interrompt. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°172 Samedi 27 Oct. 6 heures et demie

J’étais très fatigué hier soir je ne sais pourquoi. Je me suis couché avant 10 heures. Aussi je me lève à 6. J’ai bien dormi. Je voudrais bien qu’à vous coucher de bonne heure, vous eussiez le même gain. Comment vont vos nerfs ? La lecture en me couchant dans mon lit est pour moi, un moyen de sommeil à peu près infaillible. N’est-il plus du tout à votre usage ? Peut-être pourriez-vous vous faire lire quelques minutes par votre femme de chambre. Du reste, il me semble que ce n’est pas au moment où vous vous couchez que le sommeil vous manque. Ma mère, qui dort très mal et se réveille sans cesse dans la nuit, se rendort souvent en lisant. A la vérité elle a conservé de très bons yeux. Je ne suis pas bien content de sa santé depuis quelque temps. Elle n’est pas encore remise de l’ébranlement que lui a causé la mort de Mad. de Broglie. Je suis bien aise de la ramener à Paris. Ici. avec du temps, les sœurs ne me manqueraient pas ; il y a de bons médecins à Lisieux. Mais pour quelque mal prompt et inattendu, trois ou quatre heures d’attente sont beaucoup trop. Le départ de ma maison a commencé hier. Cette amie de ma mère dont je vous ai quelquefois parlé Melle Chabaud nous a quittés. Elle a été pour mes enfants, pendant tout son séjour d’une bonté aussi utile qu’affectueuse. Je ne puis la remplacer pour le piano d’Henriette, mais je me suis chargé de la leçon d’Anglais d’ici au 5 novembre. Nous lisons ce qui se peut lire de Shakespeare. Je ne voudrais pourtant pas nourrir mes enfants de cette lecture-là, même de ce qu’il y a de bon. C’est trop fort et trop brut. Il y a trop d’émotion et pas assez de perfection. Il faut, à de jeunes esprits quelque chose de plus serein et de plus achevé.
Mad. Graham reprend ses raouts de bien bonne heure. Il y a donc déjà beaucoup d’Anglais à Paris. Vous les aimez toujours beaucoup, c’est sûr ; mais si je ne me trompe, ils sont bien vite usés pour vous. Excepté, Lady Granville, s’entend. J’ai peur que Paris ne soit pour vous comme la cour, selon La Bruyère, " pays où l’on n’est pas toujours bien, mais qui empêche qu’on ne se trouve bien ailleurs. " Les journaux démentent la retraite du comte Woronzoff. ont-ils raison ? Il me semble que l’Orient s’apaise. Pourtant la question a fait un pas. L’Angleterre a jeté un grappin de plus & vous êtes mécontents. Qu’y a-t-il de sérieux dans son traité de commerce avec l’Autriche et dans ces bouches du Danube ? Mettez-vous à cela beaucoup d’importance ? Lord Grey a raison de trouver que son gendre a été indignement abandonné. Mais ni Lord Melbourne, ni Lord John ne pourraient faire autrement. C’est leur situation comme celle de notre cabinet, de faire, ce que d’autres ne voudraient pas faire, de supporter ce que d’autres ne voudraient pas supporter. Vous savez le mot du Prince de Talmont aux soldats qui allaient le fusiller : " J’ai fait mon devoir ; faites votre métier. " Il y a des Cabinets qui font leur devoir, d’autres leur métier.

10 heures

Je vous dirai adieu comme à l’ordinaire, à moins que vous ne vouliez pas. Mais aujourd’hui, en ce moment je ne vous dirai pas autre chose. Moi aussi, je vous blesserais, et je ne veux pas. Adieu. Je ne sais pourquoi il convient à M. de Broglie de dire qu’il n’a jamais songé à bouger de Paris. Non seulement il m’en avait parlé, mais il l’a écrit à ma mère.
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