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214. Paris, Samedi 2 décembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai passé hier chez Hatzfeldt. Je ne l’ai pas trouvé ; mais je lui enverrai cette lettre avant 5 heures. Bien petite compensation à l'insuffisance de nos communications. Il y a deux choses qu’il faut sans cesse ravaler en écrivant par la poste, la vérité et l'affection.
Je ne reçois rien de M. Je suis convaincu qu’il ne veut venir me voir ou m’engagera l'aller voir que pour me dire que c’est fait et qu’il vous a envoyé votre passeport. Son amour propre y est bien compromis, et aussi celui de son maître après la promesse qu’il a donnée. Ne vous abattez pas, ne vous irritez pas. Vous passerez ce défilé, mais il est difficile. Votre retour fera dire qu’on penche ici vers la paix, et qu’on cherche des liens cachés avec Pétersbourg. Non seulement les ennemis personnels, mais les badauds Anglais en prendront de la méfiance. Non seulement dans les journaux, mais peut-être aussi dans le Parlement. Souvenez-vous de Nicolas Pahlen. Je vous dis tout cela, non pour vous faire perdre l'espérance, car je crois fermement que la chose se fera, mais pour vous faire prendre patience, et comme je le dis à moi-même par le même motif. Je ne crois pas devoir retourner chez M. avant d'avoir reçu de lui quelque avis. Il ne faut pas le fatiguer. Il est toujours souffrant. On dit qu’il se croit très malade. Je ne l’ai pas trouvé changé. J’ai beau chercher ; je ne trouve personne qui croie à la paix prochaine, qui parle sérieusement de votre acceptation des quatre points. Ceux qui ne le disent pas comme ceux qui le disent, sont également convaincus que vous n'en voulez pas sérieusement. Qu’est ce que la révision du traité du 13 Juillet 1841, le seul dont vous parliez ? Celle-là va sans dire. C'est la révision de tous vos anciens traités avec la Porte qu’on demande et celle-là, vous êtes bien loin de la promettre. Il n’y a rien à faire d'ailleurs, tant que Sébastopol n’est pas pris. Plus c'est difficile, plus c’est nécessaire. Si on ne le prend pas cette année on recommencera le printemps prochain, avec des forces doubles, triples de terre et de mer. Toute cette affaire a été un chef d'œuvre d'imprévoyance. J’ai peur qu’elle ne devienne aussi un chef d'ouvre d’entêtement. Je suis bien noir. Il faut que Sébastopol soit pris. C'est, quant à présent. la seule chance sérieuse de paix. On s'en irait de Crimée et on recommencerait à négocier sérieusement. J'en reviens toujours à ce que nous nous sommes dit avec Lord Lansdowne il y a six semaines.
Vous ne vous figurez pas l'effet qu'a produit le prince Napoléon quittant l’armée. Personne ne s'en gêne. On dit que son père a dit : " S'il ne se fait pas tuer, je ne consentirai jamais à le revoir. " Le Moniteur a ajouté à l'effet en disant, un jour, qu’il était rétabli, et deux jours après, qu’il restait à Constantinople. La nomination de Morny comme Président du Corps législatif a beaucoup déplu au Palais-Royal.
Midi
Je sors de bonne heure ce matin, quoique enrhumé. L’Académie des sciences morales et politiques, siège à midi et demi et je la préside. On m’apporte le 176. Guillaume revient du Moniteur ; il coûte 80 fr. par en et 20 fr par trimestre à l'étranger. C'est en France seulement qu’on en a réduit le prix à 40 et 10 fr pour faire concurrence aux autres journaux. Les 2 fr 45 c. sont le résultat d’une nouvelle convention postale avec la Belgique. Ainsi, on ne vous vole pas. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Académie des sciences morales et politiques, Conditions matérielles de la correspondance, Diplomatie (Russie), Enfants (Guizot), Femme (diplomatie), France (1830-1848, Monarchie de Juillet), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (France), Relation François-Dorothée, Réseau social et politique, Santé, Santé (Dorothée)
176. Bruxelles, Vendredi 1er décembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
213. Paris, Vendredi 1er décembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
175. Bruxelles, Jeudi 30 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai répondu à M. Sa lettre était excellente. Je suis frappée de ce que me dit C. Greville du peu d'importance de Lord Palmerston dans le Cabinet anglais. Il me dit en parlant de ce qu'on pense de lui à Paris et du cas qu'on en fait. "They would be surprised if they could know how comparatively [?] his political influence is now, and how diminished his power is for good et for evil."
Les quatre points n’avancent nulle part. Je ne comprends pas. On m'affirme cependant qu’ils sont sans réserve. Les Prussiens le soutiennent. à propos de Prusse rappellez- vous que Hatzfeld fait toujours partir son courrier le 2 et le 16 de chaque mois. Bonne occasion pour m'envoyez les livres.
Ne pourriez-vous pas charger quelqu’un de s’informer en passant au bureau du Moniteur pourquoi on me triche. Voici le reçu. Cela me paraît singulier. Je ne sais à qui demander de faire cette vérification.
J'ai fait pour la première fois hier un tour en voiture. La toux a augmenté. Déci dément c’est un air brutal celui de Bruxelles, il faut que je m'en prive tout à fait. J'ai fait hier la connaissance du ch. d’aff d'Amérique. Très Russe, très contre l'Angleterre. On ne prendra pas Cuba, on négociera pour de l’argent. Je suis si triste, que je laisse entrer qui veut pour me passer le temps. Ainsi un Duc de Mirepoix, l'homme le plus ennuyeux du monde. Ah mon Dieu être réduite à cela !
N'ai-je jamais inspiré autant de confiance que de défiance ? Ce serait long d’avoir à répondre à cela. J’ai fait mon chemin dans le monde et les gens qui me connaissent bien, m’aiment bien. Je n'ai jamais fait de trahison, j’en ai rencontré. Je devrais écrire mon histoire en matière de politique. Quand nous nous reverrons reparlez-moi de cela. Adieu. Adieu. Et adieu
174. Bruxelles, Mercredi 29 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Votre lettre est venue, tard hier soir. Avec quel soin je dévore & je pèse chaque parole, cherchant un sens qui aggrave mon désespoir ou le soulage. Je vois bien que vous êtes résigné à prendre patience. longtemps. La résignation ne peut pas m’entrer dans le cœur, et je crois quelque fois que dans trois jours je succomberai. Le fil électrique vous le dira à temps, car je ne veux pas mourir sans vous avoir revu. Encore une nuit toute entière sans sommeil. Ah que d'images affreuses occupent la pensée et mon impuissance ! Car comment agir contre cet obstacle quand j’éprouve.
Midi.
Voici une lettre de Morny de hier. L’Empereur lui a dit la veille. Je ne changerai pas je l'ai promis. C'est la promesse à moi dont il est question. Ah voilà une parole qui me fait pousser un soupir d’allègement ! Reste le quand. Rien ne m'aide à le devenir. Mais d’après cela il me semble qu’il ne faut rien tenter de l’autre côté. En attendant voici Aggy qui est à Paris & qui me dit que tout le monde parle de mon retour. Cela doit venir de l'amb. Anglaise. Elle me questionne, je nie, mais je raconte ma santé, et le propos de mon médecin de Bruxelles que je vous ai redit je crois ? et qu’ici tout le monde connait. Je voudrais vous parler d’autre chose que de moi, mais je ne pense qu'à moi, et j'ai peur de vous ennuyer. Le nouvel engagement de la Prusse avec l’Autriche est ceci. Si l’Autriche est entraînée dans des hostilités contre nous, chez nous, on la laisse faire, sans s'en mêler. Si en retour nous la poursuivons sur territoire Moldave, la Prusse soutient l’Autriche là comme partout ailleurs. Voilà, ce n’est pas amical pour la Russie.
Je n’apprends rien du sort des quatre points, ni des théâtres de la guerre. Mon théâtre c’est Paris. J'y pense nuit et jour. Au Val-Richer vous appartenez à votre famille. A Paris vous m’appartenez à moi, et vous savoir là sans moi est un supplice.
3 h. Une lettre de Greville. Tout réjoui. On lui dit que je vais à Paris, que j'y suis peut-être. Il me demande s'il doit encore m'écrire ici ou là. Voyez comme le commérage a marché ! Est-ce bon, est-ce mauvais. Je ne sais. J’aurais mieux aimé le silence, mais il est de plus en plus évident que c’est les Anglais qui ont propagé la nouvelle. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Conditions matérielles de la correspondance, Diplomatie (Angleterre), Famille Guizot, Femme (diplomatie), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Autriche), Politique (Prusse), Politique (Russie), Relation François-Dorothée, Réseau social et politique, Santé (Dorothée), Tristesse
211. Paris, Mercredi 29 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai eu votre grand 172 hier soir. J'en ferai usage aujourd’hui. L'effet ne peut qu'être bon. Il ne faut négliger aucune occasion de presser en montrant que c’est pressant. Mais évidemment il faut que l'obstacle se soit éloigné. Et probablement quelques jours encore après qu’il se sera éloigné, pour que la convenance y soit et pour que l'impression actuelle y soit moins. Je vous dis les choses comme elles sont. Quand elle n’est pas désespérante, la vérité est calmante. Elle n’a rien ici de désespérant, quoiqu’elle soit triste. Le passé a laissé, dans ces esprits-là, des traces bien profondes. Avez-vous jamais inspiré autant de confiance que de méfiance ? Sur la question que vous me faites, j’ai un avis décidé. Si vous avez à écrire en Angleterre ne parlez pas du tout de l'obstacle qui a agi et parlé ici. Ne faites pas de ceci une question personnelle.
Parlez uniquement de votre mauvaise santé qui vous rend Paris nécessaire et de la vie retirée et profondément tranquille que vous y mènerez. Il ne faut que faire valoir votre motif et répondre à l'objection, sans la mettre sur le compte d'aucune personne spécialement. Je suis très frappé du silence qu’elle a gardé sur ce point en vous pas. C'est ce qu’on a fait, depuis l'origine ; répondant.
N'écrivez pas à Londres sans avoir demandé à M. S'il en est d’avis. Il a beaucoup redit : " Qu'on me laisse faire et qu’on s'en rapporte à mon amitié." C'est beaucoup que le gouvernement Anglais accepte votre acceptation des quatre points. Il ne paraît pas qu'ici on soit aussi avancé. On m’a dit hier qu’un projet d'alliance offensive et défensive, rédigé à Vienne et envoyé naguère ici venait d'être écarté comme liant trop absolument les puissances occidentales aux quatre points. Je crains aujourd’hui deux choses, le coup de fouet que donnera probablement le Parlement anglais, et les petites réserves, les petites piques qui se mêleront de l’un et de l'autre côté, à la négociation des quatre points quand on les aura acceptés en principe. Il y a peu d’esprits qui sachent marcher droit, même au but qu’ils veulent. On s'embarrasse en route dans une foule, de questions et d’intérêts secondaires qu’il spécialement. Je suis très frappé du silence faudrait mettre sous ses pieds et on n’arrive pas. C'est ce qu’on a fait, depuis l'origine ; dans cette malheureuse question, et ce qui nous a mené où nous sommes. Je crains qu’on n'en fasse encore autant et qu’on s'en rapporte à mon amitié." On n'est occupé ici que de l'envoi des renforts qu’on augmente tous les jours. Quoique le pays soit sans passion pour la guerre, l’armée ne demande pas mieux, et il y a grand empressement dans tous les régimes auxquels on demande des hommes. Le Roi de Naples prête ses bateaux à vapeur pour les transports.
2 heures
Je ne comprends pas le retard de ma lettre de Mardi. Je vous ai écrit tous les jours, et j’ai mis moi-même mes lettres à la poste, à la rue Tronchet, samedi est le seul jour où je ne vous ai pas écrit, et je l’ai regretté. Si vous n'étiez pas triste et malade, je me fâcherais qu’il puisse vous passer par l’esprit que vous êtes moins pour moi dans un lieu que dans un autre. Adieu, adieu. Je n'aurai le cœur un peu en repos que lorsque je saurai mes lettres arrivées. Qu'on les lise si on veut, mais qu’on ne les retarde pas. Adieu.
Je reviens des obsèques d’une pauvre jeune femme de 29 ans la fille de Mad. de Champloin, nièce de Salvandy, très heureuse et vertueuse. Morte des suites d’une fausse couche. Famille désolée. Adieu. G.
C'est curieux Mad. Chreptovitch, mais tant mieux. Mad. Kalergis y est aussi. Elle était du moins à la réception de l'Evêque d'Orléans.
173. Bruxelles, Mardi 28 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Comment pas de lettre ? Voici la seconde fois depuis votre retour à Paris (huit jours!) que vous m'oubliez. Et dans le moment où j'ai un si grand besoin de soutien. Je vous en prie ne me donnez pas ce chagrin de penser que je suis moins pour vous à Paris que je ne l’étais au Val Richer.
J’ai passé ma journée couchée et j’ai vraiment fait pitié à mes visiteurs. Le dernier qui était Lord Howard m’a paru être touché de me voir dans cet état. Il est très lié avec Clarendon, ils s'écrivent deux fois la semaine. Il peut me devenir utile. Il trouve qu'on est dans un moment de crise. de ce côté là j’ai cependant peu d'espérance. Voilà la bonne entente rétablie entre les deux grands allemands c’est très bon pour tous les cas. Vous ne m'aviez déjà pas écrit Samedi. Voici lundi qui me manque je m’afflige de cela comme d'un grand malheur, mes nerfs sont en bien mauvais état depuis votre visite chez M.
Ce pauvre Mouchy, je suis bien fâchée pour sa veuve. Molé m'écrit une longue lettre bien pressante pour revenir à Paris. Hélas. Kisseleff est très malade du climat de Bruxelles. (Jugez pour moi.) et il est trop malade pour se mettre en route dans cette saison. Madame Chreptovitch était partie il y a quinze jours pour Stuttgard. Au lieu de cela, elle a pris le train de Paris, et elle y est depuis ! C'est un peu fort. Son mari en est bien embarrassé, il est en même temps bien content d’être débarrassé d’elle.
Ah que je suis malheureuse. Vous me connaissez, vous devez vous figurer l’état où je suis. Je vous prie ne passez pas un jour sans m'écrire. Personne ne viendra-t-il donc me voir. Montebello a eu tort de tant promettre. La mort de Mouchy va empêcher le duc de Noailles, car pour lui je suis sûre de son amitié. Adieu. Adieu.
La pluie, la neige, le vent. Ma chambre, et ma tristesse.
210. Paris, Mardi 28 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Hier, dans la matiné, le Gal Trezel, Dumon, Montebello Legouvé Liadières, des parents méridionaux. Le soir, Delessert, Hottinguen, Vernes, Robert Pourtale, Oppermann les Protestants financiers. Trezel partait le soir pour Eisenach. Il avait reçu la veille une lettre de M. le comte de Paris, passionnément préoccupé de la guerre, passant ses journées sur des cartes & le pressant de revenir pour en causer. Le vieux, petit et fier général est tout aussi passionné ; le feu lui montait au visage en me disant son regret de n'être pas là pour s’y faire tuer comme ses camarades. M. de Châteaubriand avait raison de le dire et le Times a raison de le répéter : " la France est un soldat. Point d'enthousiasme de guerre pourtant à la revue qui s'est passée hier, bien passé d'ailleurs ; belles troupes et bonne contenance. On critique l’uniforme de la garde impériale, surtout des cent gardes. On dit qu’il y a trop de rose. Mes rapporteurs n'ont pas vu Lord Palmerston. On dit qu’il est parti dimanche, comme on l’avait annoncé. Je le saurai positivement ce matin.
Montebello revenait de Cherbourg où il était allé chercher son fils. Il le garde ici quelques semaines ; après quoi, ce jeune homme s’embarque sur la Virginie, avec l’amiral Guérin qui va prendre le commandement de la station de Chine. On peut se faire tuer là comme ailleurs témoin l'absurde débarquement tente au Kamchatka. L’amiral Price s'est brûlé la cervelle de chagrin de ne pas mieux réussir. Notre amiral à nous, Ferrier. Despointes, n'était point d’avis du débarquement ; mais il n’a pas su se refuser aux bravades du commodore anglais qui succédait à Price. Il a eu tort. Montebello est fort aise, après tout, que son fils aille là le danger est moindre qu’en Crimée, moins quotidien. Il ne reverra pas son fils de trois ans. Nous avons parlé de vous c’est-à-dire de votre santé et de votre tristesse. Il a vraiment de l’amitié pour vous, quoiqu’il ne soit pas allé vous voir. Il dit toujours qu’il ira.
L'Empereur est allé voir sa belle-sœur, la Duchesse d'Albe qui est malade. Elle a voulu lui parler des affaires d’Espagne dont elle est fort inquiète. Il lui a refusé la conversation ne me parlez pas de cela ; je ne veux pas entendre parler d'autre chose. que de la seule chose à laquelle je pense, les affaires d'Orient. La nomination projetée d’Espartero à la Présidence des Cortés constituantes est une manœuvre des démocrates pour le séparer de la Reine et le poser en face du trône, sur le fauteuil de la souveraineté nationale. Vieille pratique révolutionnaire. La Reine sera personnelle ment attaquée, dans sa vie, ses favoris comment sera-t-elle défendue ?
Plus j’y pense, plus l'accord rétabli en Allemagne me paraît une grosse affaire. Je ne puis pas ne pas croire que, si on sait en tirer parti, le rétablissement de la paix peut en sortir. L'Allemagne unie sur le terrain des quatre conditions que la France et l'Angleterre ont demandées, et la Russie les acceptant ; si la paix ne sort pas de là, c’est que décidément, il n’y a plus en Europe que des fous et des sots.
2 heures
Point de lettre de vous. J'espère qu'elle viendra ce soir. Je vois que les Palin ne sont point partis. Adieu, Adieu. G.
172. Bruxelles, [Lundi 27] novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
2 heures
Si vous trouvez bon de lire cette lettre à Morny ou bien de la lui envoyer, faites-le. Je n’ai rien de lui depuis le 16, il me disait alors "l’Empereur va m'envoyer de suite un passeport pour vous." & plus loin "prévenez- moi du jour de votre arrivée. J’irai vous chercher au chemin de fer moi-même. Je donnerai des ordres pour votre appartement pour faire préparer votre diner." Voilà où j’en étais ici le 17. Je suis bien loin de là aujourd'hui. Comprenez-vous ma joie alors, ma tristesse aujourd’hui. Je suis sûre que Morny est un peu triste aussi. Il a mis bien du cœur à tout cela. Mais je ne veux pas l'ennuyer.
4 h.
Lady Pal. est hors de question. Je lui avais écrit une lettre qui la mettait bien sur la voie, elle vient de m'écrire, elle parle de tout hors de moi. Vous savez qu’elle avait voulu venir ici, et me l’avait fait dire par les Howard. J’ai remercié & dit que c’était moi qui avais besoin de Paris. Médecin, lit & & et j'ajoute "je me laisse dire qu'on en concevrait des soupçons" et sur cela je brode comme il convenait de faire, pas un mot de réponse à cela. Dans sa lettre du 16 Morny avait promis à l’Emp. que j'écrirais à Ly P. et à Aberdeen pour écarter les soupçons. Je n’ai pas écrit à celui-ci & ma lettre à Lady P. et passe sous cachet volant par Morny qui devait brûler, on envoyer comme il voudrait. Il a envoyé & 7 heures.
Voilà Je me ménage ici un excellent ami dans Lord Coward, ami intime de Clarendon, il vient de me dire que le Gt Anglais accepte notre acceptation, pourvu qu’il n’y ait pas de commentaires.
209. Paris, Lundi 27 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
208. Paris, Dimanche 26 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vous en conjure ne vous découragez pas ne vous abandonnez pas à une tristesse bien naturelle. Nous en viendrons à bout. Il y a bonne volonté. Bonne volonté de cœur et bonne volonté de réflexion. Mais vous savez qu’on n'aime pas à discuter et à avoir des embarras en face. Un peu de temps, pas beaucoup j'espère, et point de bruit ; les obstacles seront surmontés. Je dis point de bruit et j'insiste, car on commence à parler de votre retour. Hier soir, chez Mad. de Boigne, le nonce et Mad. de Boigne. m'ont demandé si c'était vrai ajoutant que l'Empereur Napoléon vous en avait donné l'autorisation. J’ai répondu que vous en aviez bien besoin, que vous étiez malade, qu’il vous fallait absolu ment du repos et Andral, mais que je ne croyais pas que rien fût fait. On trouve très simple que l'Empereur Nap vous autorise, et personne n'en doute. On demande ce qu'en pensera votre Empereur. Mad. de Boigne m’a dit en se penchant vers moi. " Sa position ici sera délicate." à quoi j’ai répondu : " Elle verra certainement très peu de monde si elle revient ; seulement ses amis particuliers. Je ne sais qui a mis ce bruit dans l’air. Je n'ai ouvert la bouche à personne. Est-ce un bien ou un mal ? Je ne vois pas bien. Mais Morny m’a paru désirer qu’on n'en parlât pas. Faites lui savoir qu’on en parle un peu, et que cela ne vient ni de vous, ni de vos amis. Les ennemis parleraient-ils dans l'espoir de nuire, c’est possible.
J’ai trouvé là hier soir le Chancelier. Le nonce, le général de la Rue, les Salvo, Boislecomte & &. On ne savait rien, sinon le départ de renforts vraiment considérables. Les deux divisions Dulac et de Salles forment 20 000 hommes. Avant ce gros envois, il est parti 10 ou 12 000 hommes en petits paquets, entre autres 3000 zouaves pris encore en Algérie. On est certainement décidé à prendre Sébastopol et à faire là une campagne d’hiver. Les militaires, en parlant avec une vive admiration de la bravoure indomptable des Anglais, se désolent qu’ils sachent si peu faire la guerre ; il ne se gardent pas ; ils se mettent dans de mauvaise situations ; il faut toujours venir les en tirer." Ce n’est pas le général Canrobert, c'est le général d'Alconville qui disait, à propos de la charge de cavalerie de Lord Cardigan : " C'est magnifique, mais ce n’est pas là la guerre."
Le matin, l'Académie des sciences morales, et politiques, François Delessert et d'Haubersaert. Le premier avait reçu votre chèque et en était très reconnaissant. Il m’a demandé votre adresse pour vous en remercier au nom de la famille et de la commission. On aura à 60 mille francs de souscription d'Haubersaert m’a demandé de le rappeler à votre souvenir. Toujours très sensé et très hardi dans son bon sens. C'est probablement le Duc de Broglie. qui sera nommé à l'Académie Française, en remplacement de Ste Aulaire. Il consent à être porté et il a grande faveur dans l'Académie.
2 heures
Je viens de voir quelques personnes ; mais je n’ai rien appris. On va décidément envoyer 20 000 hommes sur le Danube, pour exciter et soutenir Omer Pacha dans une campagne agressive. On avait dit que Lord Palmerston repartait demain ; mais on assure que la revue de la Garde impériale aura lieu demain et qu’il reste pour y assister. Adieu, adieu. Je n'ai rien de vous ce matin. Adieu. G.
171. Bruxelles, Dimanche 26 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous avez des sujets de distraction, vous parlez & pensez à d’autres choses. Je n'ai qu’une chose, moi, et personne auprès de qui m'épancher. Je ferme quelques fois ma porte tant je me sens triste. Je ne sais de quoi je parle. Que puis-je faire que faut-il faire ? Mes maux s’aggravent avec ma tristesse. Je ne sais que vous dire il n'y a pas un mot de nouvelle Adieu. Adieu.
170. Bruxelles, Samedi 25 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas de lettres de vous aujourd’hui ! Mais ne m’abandonnez donc pas au milieu de mes angoisses. Vous ne savez pas comme je suis désespérée. Comme je tourne & retourne chacun des paroles de vos deux dernières lettres Comme j’y trouve peu de motifs d'espérance. Depuis le 20 novembre mon ardeur de Paris est devenu plus grande et c’est tout juste de là que datent les obstacles.
Vous avez des sujets de distraction, vous parlez & pensez à d’autres choses. Je n'ai qu’une chose, moi, et personne auprès de qui m'épancher. Je ferme quelques fois ma porte tant je me sens triste. Je ne sais de quoi je parle. Que puis-je faire que faut-il faire ? Mes maux s’aggravent avec ma tristesse. Je ne sais que vous dire il n'y a pas un mot de nouvelle Adieu. Adieu.
207. Paris, Vendredi 24 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je reviens à ma conversation d’hier. Très bonne volonté et très bonne espérance, je pourrais dire certitude. "L'Empereur veut le faire ; il le fera ; il sait faire doucement ce qu’il veut qu’on me laisse faire. " J’ai pris acte. J’ai dit toutes les raisons d’urgence. J’ai dit que je les redirais. Il n’y a évidemment rien de plus à faire aujourd’hui. Le travail contraire est actif et actuel. Il faut le laisser s'éloigner. Quand on dit que vous avez toujours servi, que vous servirez toujours votre Empereur, et que le service de votre Empereur est aujourd’hui plus que jamais, contraire à l'Alliance qu’on garde et à la politique qu’on suit, on trouve facilement créance, même chez les bienveillants. Il y a à ce sujet, des détails et des souvenirs piquants, qu’on fait beaucoup valoir. Lord P. est toujours pour la politique la plus énergique, la plus soutenue la plus étendue. On se prépare à reprendre en Crimée l'offensive, et à porter la guerre au delà des murs de Sébastopol. Les derniers rapports disent que vos troupes ne font point de quartier, qu'elles égorgent les blessés l’histoire du major Russe qui a, dit-on, fait massacrer le colonel Camas tombé sur le champ de bataille, et qui a ensuite été lui-même pris et pendu, fait beaucoup d'effet. La guerre, qui avait commencé courtoisement et chrétiennement, prend un caractère violent et féroce. On s'en irrite de plus en plus. Certainement l'aspect général est sombre.
J’ai vu hier M. de Sacy, l'Académie, Mad. Lenormant, M. Bocher, et le soir le Duc de Broglie qui m'est fidèle tous les jours. Il part demain pour Broglie d’où il reviendra après Noël. Il avait été le matin à Etioles. Cette pauvre famille est comme elle peut être Mad. de Ste Aulaire courageuse et vivante ; M. de Langsdorff, très abattu, le plus malheureux. Après le jour de l’an ils viendront tous s'enfermer dans leur maison de Paris. Peu de monde à l'Académie. Le Duc de Noailles est revenu de Maintenon ; mais il n’y était pas. Le Duc de Mouchy est mourant.
10 heures
La poste ni les journaux ne m’apportent rien. Le Times n’a pas été distribué hier ici. On dit qu’il contenait un article vif sur le Prince Napoléon et sa santé.
2 h.
Le N°168 m’arrive. C'est charmant en effet d'être un peu plus près. Mais c’est toujours bien loin.
Je viens de voir Dumon Calmon, Plichon, M. de Bonnechose &. Personne ne sait rien de plus. Dumon parle seulement de l’inquiétude. des gens d'affaires qui commence à devenir sérieuse. Bineau veut bien aller en Italie pour se soigner ; mais il veut rester ministre et demande un intérimaire. On lui en a proposé un dont il n’a pas voulu (M. de Vitry), parce que c’est un ami de Fould. On lui a dit alors qu’on la remplacerait définitivement. Ce n’est pas encore fait. Baroche veut bien de l’interim des finances, mais à condition qu'au sortir de là, on lui donnera le ministère de l'intérieur où Billaut ne réussit pas. Voilà les commérages ministériels. Adieu, Adieu. G.
169. Bruxelles, Vendredi 24 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Votre lettre est triste. Elle m’a rendue bien triste. Triste à pleurer je sais que je suis en bonnes mains. Vous, M. et plus haut aussi. Mais il parait que c'est peu de chose.
L’intimité serait donc bien frêle, si mon souffle pouvait l'endommager, mais c’est vraiment ridicule d’admettre ce motif, reste le mauvais caractère. Or, du côté puissant le cœur est bon et la disposition bonne. Je veux espérer, et cependant je pleure.
Je ne sais pas vous parler d’autre chose. Et cependant les quatre points acceptés par nous. Parlez de moi et de toute l’affaire à personne.
Les renseignements sur l’effet de notre réponse sont très variés. Vous saurez sans doute comment cela est pris à Paris, à juger sur le Times, on ne veut pas tenir compte à Londres de notre acceptation des quatre points. Alors je ne sais pas ce qu’on veut, sinon une guerre éternelle.
Persister à dire qu'on ne veut pas croire à la sincérité de l’Empereur Nicolas, c’est établir qu'on ne fera jamais la paix avec lui. Lui, veut la paix, je vous en réponds. On dit que notre Ministre à Vienne. dit : nous sommes las de faire la guerre pour des ingrats. (la race grecque).
Je vous ai dit que je vois Lord Howard souvent très intimement. Du reste van Praet & Brokhausen. Creptovitch est à la chasse. Sa femme à Stuttgart. Dites-moi toujours qui vous voyez et ce que vous faites de vos journées. Je suis inquiète de la soirée. Vous avez eu Broglie, mais vous ne l'avez plus.
Ma toux allait mieux hier mais les mauvaises nouvelles sur mon compte m'ont donné une attaque de bile. Vous savez comme tout agit sur moi. Il y a deux ans j’étais du du passeport de mon fils ! même cause même mal Adieu. Adieu.
Apprenez c’est pure curiosité de ma part, s'il est vrai qu'on paye le Moniteur juste le double de ce qu'il s'annonce. Ainsi 20 fr par trimestre au lieu de 10. Et moi on le fait encore payer 23. C’est drôle.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Diplomatie, Discours du for intérieur, Femme (diplomatie), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (France), Politique (Russie), Réseau social et politique, Salon, Santé (Dorothée), Tristesse
168. Bruxelles, Jeudi 23 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Une longue lettre de Greville. En détestation croissante de la guerre. Il vient d'y perdre un neveu chéri. L’Autriche sait notre disposition à traiter sur la base des 4 points. Bual ne veut attacher aucune valeur à cela. Palmerston est allé à Paris pour y faire adopter toutes ses vues et idées politiques. Voilà la lettre de Greville. Mon neveu me mande de Berlin que nous avons actually accepté les 4 points par défiance pour la Prusse. Que veut-on de plus ? Je viens d'écrire à M. Delessert des nouvelles de votre causerie. et de lui envoyer mon chek avec Morny. Adieu.
Je reste prisonnière. Je n'ose pas sortir. Je recrache le sang aujourd’hui, j’avais eu deux jours de relâche. Le 15. Les travaux du siège n'avaient pas avancé. Le bombardement. continue. Le 14, huit bâtiments de transports ennemis ont été jetés sur la côte. Une frégate. & une corvette ont coulé bas. Voilà notre bulletin ce matin Je trouve bien charmant de pouvoir tous les jours avoir de mes nouvelles respectives. Il y aurait quelque chose de plus charmant encore.
Adieu. Adieu, pour aujourd’hui. J’attendrai avec impatience.
206. Paris, Jeudi 23 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n’ai vu hier que Mad. Mollien et le Duc de Broglie ; l’une ne ne racontant que Claremont, l'autre, que ses inquiétudes. Le Chancelier aussi est très noir. Il n’y a du reste encore personne ici. Avez-vous remarqué un article du Times, sur les généraux anglais tués le 5, particulièrement sur sir George Catheart ? Vraiment très beau ; une noble oraison funèbre. J’y vois le symptôme d’une profonde émotion en Angleterre. Quoique vous soyez plus durs et moins excités par la voix publique, on doit être ému aussi à Pétersbourg. Vous perdez aussi bien des généraux.
Paris était hier couvert de neige, et très sale. J’ai passé rue St Florentin. Je passe plus vite là qu'ailleurs. Quand m’y arrêterai-je ? Décidément la place Louis XV n’a pas réussi ; la complète suppression des fossés et la multiplication des passages. pour les voitures ont agrandi l’espace outre mesure et lui donnent un aspect illimité qui est désagréable. Le Palais de l’industrie et ses immenses annexes placés, après coup réussissent encore moins ; c’est tout un côté des Champs Elysées converti en un vaste hangar. Quand ce sera plein de choses et de personnes ce sera beau. Mais il faut la paix à l'Exposition de 1855 si elle se fait au milieu de la guerre, elle sera belle encore mais d’une beauté triste. La tristesse est fatale même à la beauté.
9 heures
Je reçois votre 167. Je vais m'habiller et passer chez M. avant le déjeuner. J’espère que je le trouverai. Si je ne le trouve pas je lui laisserai un mot pour lui demander à quelle heure dans la journée, je puis le rencontrer. J’ai toujours craint quelque anicroche de ce côté surtout à cause de la visite de Lord P. Mais j’espère bien que ce ne serait qu’un ménagement momentané.
1 heure
J’ai passé trois quarts d'heure avec M. L'obstacle. est bien ce que je pensais. Obstacle actif. On a parlé de vous deux ou trois fois. Des rancunes, et encore plus de méfiances. On ne saurait prendre trop de soins pour maintenir l'alliance intime et pour écarter ceux qui auraient envie de la rompre. Tout sur ce thème là. Les dispositions plus, les intentions ne sont point changées. Mais il faut un peu de patience. Il faut laisser partir. M. Plein d'amitié et de dévouement, demandant qu’on le laisse faire et assurant qu’il fera. Il ne perd aucune occasion. Il a réponse à tout. Fould est bien. J’ai dit tout ce qu’il y avait à dire, tout ce qui se pouvait dire pour soutenir, pour exciter pour presser. Mais évidemment, pour le moment, il faut attendre. On retarderait en brusquant pour avancer. Je vous répète que je crois à la sincérité du zèle et au bon résultat définitif. Je n'en suis pas moins sorti triste.
On envoie au Prince Napoléon l’ordre de retourner au siège, malade, ou bien portant. Adieu, Adieu. G.
167. Bruxelles, Mercredi 22 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
La poste n’est pas venue. La neige empêche l’arrivage du train. Quelle fatalité ! Tous les jours j’attends ma délivrance, elle tarde quoique j’ai la promesse. Allez-voir Morny, quoique j’ai promis de ne pas parler de mon affaire, il est bien naturel que je vous l'ai dite. Il pourra vous dire où elle en est. Malgré les très mauvais auspices il ne m’est plus possible d’attendre. Je suis trop malade, plus tard je ne pourrais plus peut être, & vous voyez bien que Sébastopol est l’éternité. Je ne puis pas croire à des soupçons efficaces s'il y en avait à Londres ; l’Empereur est le maître et il est excellent pour moi. Je place toute ma confiance dans Morny. Parlez et redites-moi. Je me suis très malade et quel temps, & quels courants d'air chez moi !
J'ai été frappé de l’article de St Marc Girardin sur la Pologne. Il est bien fait. Quant au subside anglais je n’y ai pas cru un instant. Vous êtes plus fier que cela. " et la France est assez riche pour payer sa gloire. " Quelle lutte, quel carnage et quel courage. Les géants se sont atteints et comme ils se battent.
1 heure
Je vous prie allez chez Morny. Je le préviens de votre visite et je le prie de vous mettre au courant afin que vous puissiez me redire. Je suis pressée de savoir, & lui est peut-être ou malade ou trop occupé. L’Empereur est parfait pour moi, mais il peut craindre les soupçons anglais ; c’est ce qui fait le retard, demandez, apprenez et redites-moi sans perdre un moment. Je vous prie allez chez Morny tout de suite. Adieu. Adieu. Laissez là votre académie, je vous assure que je suis plus précise qu'elle.
205. Paris, Mercredi 22 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je trouve plus convenable que vous envoyiez directement votre bon de 500 fr. pour Mad. Verny à M. Français Delessert, (176 rue Montmartre) ; ils seront très bien reçus. J’ai oublié de vous le dire hier. Le Duc de Broglie est revenu passer la soirée avec moi. On rabâche partout. Il paraît que sur la dépense des nouveaux renforts que nous envoyons, on prend un moyen terme ; l'Angleterre se chargera du transport, et d’une partie des frais matériels la solde des troupes restera purement Française. On dit que cela a été arrangé dans un conseil d'avant hier lundi.
Ce qui revient de Crimée, rapports officiels et lettres particulières, Anglaises, ou Françaises est très favorable au général Canrobert ; on le trouve pratique, résolu, simple, actif. On dit qu’il a pour tout ce qui touche à la santé et au bien être des soldats, quelques unes des qualités bienveillantes et vigilantes du Maréchal Bugeaud. C'est le sentiment général que le mal St Arnaud est mort à propos, pour l’armée comme pour lui-même. Nos officiers admirent extrêmement la bravoure des Anglais ; ils en sont émus ; mais on trouve qu’ils ne savent pas faire la guerre. Le général Ferey, le gendre de Bugeaud, écrit qu’on prendra certainement Sébastopol que l'assaut donné et les murs emportés, il y aura, dans les rues, un siège de Saragosse, mais qu’on viendra à bout de tout, et que les troupes ont une ardeur inépuisable. Sa lettre à lui-même est pleine d’entrain. Il commande une brigade de cavalerie légère.
Le trouble était grand hier à la Bourse. Plus à cause des perspectives de l'emprunt que des nouvelles de la guerre.
Berryer sera reçu à l’Académie, le 7 ou le 14 du mois prochain.
Dans le monde littéraire et surtout théâtral (ceci n'est guère Français en ce sens) l’interdiction de la Médée de M. Legouvé fait assez de bruit. Les amis de Mlle Rachel, et de M. Fould se récrient contre un auteur qui veut se faire jouer par force et arrêt de justice. Ceux de M. Legouvé demandent pour quels nouveaux crimes on chasse du théâtre cette pauvre Médée qui en est en possession depuis tant de siècles. Pures querelles de foyer et de coulisse, auxquelles le public est très indifférent. Le public est très sérieux.
10 heures
Je viens de lire les rapports de la bataille. du 5. J’ai le cœur serré. Que de braves gens. Je connaissais sir George Catheart, et le général de Lourmel. Le Prince Gortschakoff a très bien fait de dire : " Nous sommes des Chrétiens ", mais il aurait mieux fait de ne pas dire : " C'était une attaque bête." On peut être Chrétien, et poli. Evidemment on est resté de part et d'autre un peu stupéfait de cette journée ; on a eu besoin de se reposer.
3 heures
Je n’ai rien appris de nouveau ce matin. Adieu. G. Adieu. G.
204. Paris, Mardi 21 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Merci du N°165 que j’ai trouvé hier soir, en arrivant, et du 166 venu ce matin. J'en attends bientôt de meilleurs encore ; mais je suis tout à fait de votre avis ne rien dire et laisser couler l'eau. J’ai déjà vu quelques personnes, ce matin. On est triste et inquiet. Le Ministre des finances, M. Bineau s'en va. Il est très malade, la poitrine attaquée, ne pouvant plus parler. Il donne ses ordres à ses employés en écrivant sur une ardoise. Il va à Hyères ou à Pise. Il aura pour successeur, M. Magne, ou M. de Germiny. Le premier est l'homme de Fould et un homme capable. Le choix est important, car il est de plus en plus question d’un nouvel emprunt. On en a débattu le chiffre dans l’un des derniers conseils 300 millions pour minimum, 600 pour maximum. Le Ministre de la guerre a voulu donner sa démission. Il s'est opposé à toute nouvelle levée d'hommes par décret impérial seulement. On a reconnu qu’il avait raison et il reste. Le corps législatif sera convoqué pour le mois de Janvier. L'Empereur a écarté absolument toute idée de faire payer par l’Angleterre les nouveaux envois de troupes. Il a dit : " Les Français ne sont pas des Suisses. Il a eu raison. Lord Palmerston passe, pour très pacifique, et cherchant plutôt des moyens d’arrangement que des chances de grandeur dans de nouvelles complications.
3 heures
Le Duc de Broglie et Vitet me sont arrivés, et s'en vont seulement à présent. Je ferme ma lettre en hâte. Ce pauvre Ste Aulaire est mort tout à coup contre l’attente des médecins, quand on ne lui croyait qu’une indisposition sans gravité. Je trouve mes amis plus tristes et plus inquiets encore que le public ; criant comme vous la paix, la paix. Mais il n’y a plus d'hermites. Vous n'en trouverez point ni Pierre, ni autre. Adieu, Adieu. G.
166. Bruxelles, Lundi 20 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Puisque vous voilà si près il faut que je vous écrive encore aujourd’hui, quoique je n'ai rien à vous dire. S'il faut ne croire les journaux 3 généraux anglais auraient péri dans le combat du 5 outre les cinq blessés. 8 généraux c'est beaucoup, c’est énorme. Nous avons ici des nouvelles de Sébastopol du 12. Menchikoff dit qu’il ne s'était rien passé depuis le 5. Les Anglais se fortifient à Balaklava. Les travaux de siège n’avancent pas. Les dommages causés par le bombardement sont réparés chaque nuit. Voilà rien de plus.
Ces pauvres anglais qui couchent encore en plein air, et il neige ! Ils me font une pitié profonde. Je suis bien attristée de cette guerre pour tout le monde. Je suis chrétienne et je ne m’inquiète pas de ma nationalité. Pierre l’hermite s'en allait prêchant la guerre, pourquoi n'y a-t-il pas une peine l’hermite qui aille prêcher la paix ?
Ma vilaine toux continue, et ma réclusion aussi. Quand est-ce que la porte de ma prison sera ouverte ? Ne parlez de moi à personne. S'il en est besoin je vous donnerai avoir d'une promenade aux Champs Elysées. Jusque là laissez couler l’eau. Adieu. Adieu. Mon ami de Schlangenbad est excellent pour moi.
165. Bruxelles, Dimanche 19 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Dans mes deux dernières lettres je voulais vous parler de Verny et vous demander si la situation où il a laissé sa famille, me permettait de lui offrir un secours. Voici votre lettre qui me devance. Je veux donner 500 Francs et puisque vous jugez qu'il est convenable que je m’associe à la souscription, c’est dans cette forme que je ferai parvenir mon offrande. Faut-il que j'écrive à M. François Delessert ne lui en voyant mon chek sur Rothschild ? Dites-moi son adresse. Ou bien voulez vous tout simplement inscrire mon nom pour cette somme ? et c'est à vous que j’enverrais la traite.
Je suis toujours malade et je crache le sang. Ah qu'il est temps de me tirer d'ici ! Je ne sors plus du tout, on me défend même la voiture. J’attendais quelque chose. aujourd’hui, une bonne chose. Cela n’est pas encore venue. C'est de moi que je parle. Crept. attend aussi, et il s’étonne fort de ne rien savoir de Sébastopol depuis le 8. Je trouve cela mauvais signe pour nous. Quant à vous, vous vous êtes arrangé de telle sorte que vous êtes toujours en retard des nouvelles. C'est une chose extraordinaire ! J’ai eu le plaisir de voir arriver Verner de Mérade ; il reste ici pour le moment. Montalembert viendra plus tard, je voudrais que ce fut trop tard. Adieu. Adieu.
203. Val Richer, Dimanche 19 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez que deux mots. J’ai une foule de petites affaires à régler aujourd’hui, et probablement des visites. Mais je ne veux pas que vous soyez deux jours sans lettre. Je vous écrirai de Paris mardi matin. Quelle différence, si j’allais vous voir en arrivant.
J’ai eu hier une lettre de Louis de Ste Aulaire. Il aimait beaucoup son père. C’était une famille très unie. Il me dit que sa mère est bien. Elle restera le centre. Elle a très bien élevé les filles qui sont très tendres pour elle.
Nos journaux ne sont pleins que des préparatifs de la nouvelle armée qu’on envoie en Crimée. Le Moniteur de l’armée donne des détails d'état-major et de matériel, qui prouvent qu’il s’agit bien en effet de 40 ou 10 000 hommes. Si Sébastopol n’est pas pris bientôt l’hiver n’interrompra, ni la guerre, ni le siège.
Je ne vois pas que Lord Palmerston soit encore à Paris. Cette visite traine beaucoup uniquement à cause de sa santé, je suppose. Adieu jusqu'au facteur.
Midi
Voilà le N°164 qui me convient fort. J’aurai de vos nouvelles après demain à Paris. Mais vraiment, quand on crache le sang pendant huit jours, il faut voir son médecin, n'importe où et comment. Adieu, Adieu. G.
202. Val Richer, Samedi 18 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J'étais bien sûr que la mort de ce pauvre Ste-Aulaire vous ferait une vraie peine. Vous avez raison, vous aussi vous perdez un ami. Outre mon regret pour lui, il m'en laisse un autre ; il n’a pas terminé ses Mémoires sur son ambassade de Londres, et il y aurait dit beaucoup de choses que j'aurais été fort aise de savoir dites. Il ne laisse de complet que ses ambassades de Rome et de Vienne. Sa mort laisse à l'Académie une place pour laquelle M. de Falloux se présentera très naturellement, et aura bien des chances d'être nommé. Il a assisté à la séance de l'évêque d'Orléans, et pas avec beaucoup de tact, ni écrit-on. Il a applaudi, et applaudi seul, quand l'Académie, y compris l'évêque est entrée dans la salle. Ce n’est pas l’usage. Personne ne l’a suivi. Il n'en a pas moins persisté dans son applaudissement solitaire et remarqué avec des sourires. On ajoute qu’il est fort changé " il n’a plus l’air souffrant ; il a l’air vieux."
Je n’ai rien trouvé hier dans mes journaux sinon de beaux détails sur l'héroïque étourderie, non pas qu'à faite Lord Cardigan, mais qu’un ordre mal porté et mal interprété lui a fait faire. J’aime beaucoup le mot du général Canrobert en voyant cette charge de la cavalerie anglaise : " C'est magnifique, mais ce n’est pas là la guerre. Cette guerre-ci prouve deux choses ; l’une, que vous n'êtes pas des barbares, l'autre que la civilisation n'énerve pas les peuples. Entre nous, je vous dirai que même sans compter que je suis Français le courage, et le dévouement de nos hommes, officiers et soldats me touchent plus que celui des Anglais. Il y a vraiment, en Angleterre de l’ardeur de l'enthousiasme et du profit national à cette guerre. Chez nous, il n’y en a point. Nous n’y partons que le sentiment du devoir, et le goût du métier. Le sacrifice est plus grand.
Les Turcs ne grandissent pas en Crimée. Silistrie leur vaut mieux que Sébastopol.
Kisseleff doit être bien triste. Brünnow me semble mieux traité que lui. Il a du moins un certain air d'activité. Il va et vient. Votre diplo matie a fait une bien mauvaise campagne. Votre armée vaut mieux.
Midi
Rien de nouveau. Adieu, Adieu. Mon facteur est arrivé très tard.
164. Bruxelles, Vendredi 17 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
3 h.
Si vous saviez combien j’ai été occupée ce matin et de quoi vous ne vous fâcheriez pas de ne recevoir de moi qu’un mot aujourd’hui. J’ai eu une bien bonne lettre de Morny ce matin à laquelle il a fallu que je réponde. Je suis malade. aussi. Je crache le sang depuis huit jours. J’espère que ce ne sera pas serein mais j’ai bien besoin d'Andral.
Greville m'écrit. Doyon believe the Emperor is ready to treat on the basis of the 4 points ? The french say that is not non enough. I think it would satisfy us, if we dare be satisfied.
On me dit de toutes parts que mon empereur accepte les 4 points comme base, je ne sais si c’est vrai, je suis assez portée à le croire. Nos renforts sont considérables. Vous serez obstinés, nous aussi. Ah mon dieu quand cela finira-t-il ? Adieu je n’en puis plus il me faut du repos. Adieu.
Je crois que je ne vous adresserai plus de lettre qu’à Paris. Adieu.
201. Val Richer, Vendredi 17 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai écrit hier à Madame de St Aulaire, avec une vraie tristesse. Après bien des années d’une simple habitude de société, son mari, depuis que nous avions fait des affaires ensemble, était devenu pour moi un véritable ami sûr, fidèle, courageux et d’un commerce doux et animé. Je regretterai beaucoup de ne pas le retrouver. Je regrette de ne pas lui avoir dit adieu. Je vous ai mandé, je crois, ce qu’il m'écrivait après la mort de sa mère : " Je ne demande plus à Dieu qu’une grace, c’est que personne ne passe avant moi. Le pauvre homme ne l’a pas obtenu. La mort de sa fille l’a abattu et la maladie l'a trouvé hors d'état de résister. Je ne sais encore aucun détail.
Votre pasteur de la rue Chauchat, M. Verny, mort en chaire à Strasbourg, a laissé une femme et une fille qui sont dit-on, des personnes distinguées, et sans pain. On fait une souscription, parmi les Protestants, pour leur faire un petit capital qui bien placé leur donne de quoi vivre. De Strasbourg, on a déjà envoyé 18 000 francs. Ne voulez-vous pas donner quelque chose, par charité d’abord, et puis pour faire acte de présence à Paris, dans votre église, où M. Verny était, parmi les riches très considéré et parmi les pauvres très populaire ? François Delessert et Léon de Bussierre sont à la tête du comité.
J’attends avec une impatience triste et sans grande curiosité, les détails de la bataille du 5. Quatre généraux Anglais blessés, le général Joymanoff tué une journée entière de lutte et tout cela pour rester dans le statu quo. Il est clair que votre sortie a été repoussée, qu’en vous repoussant le général Forest a voulu, entrer dans la place pêle-mêle, et qu’il a été repoussé à son tour. Vous voyez ce que disent les journaux Anglais du vrai motif de la visite de Palmerston à St Cloud ; s'entendre avec l'Empereur pour qu’il envoie 50 000 hommes de plus, que l’Angleterre payerait. C’est très possible, et je suis très porté à y croire. Ce qu’il y a de certain c’est qu’on travaille vivement ici sur terre et sur mer, pour envoyer, non pas quelques mille hommes, mais une armée de plus.
Que signifie cette dépêche du Standard que le Prince Gortschakoff a annoncé officiellement à Vienne que la Russie, était prête à traiter avec l’Autriche sur la base des quatre garanties ? Je ne comprends pas et je ne crois pas.
Vous aurez cette lettre-ci dimanche. Ecrivez-moi lundi matin à Paris. J’y serai lundi soir à 11 heures, et je vous écrirai de là mardi. Une seule chose me plaît du retour à Paris ; nous nous parlerons du jour au lendemain.
Midi
Voilà le 163. L'Empereur fait très bien de renvoyer à Lady Clauricard son fils. Adieu, Adieu. G.
200. Val Richer, Mercredi 15 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ce que je crains beaucoup en ce moment, ce sont les batailles inutiles. Celle du 5 m'en a un peu l’air. Vous n'avez pas été assez battus pour renoncer à vos tentatives de faire lever le siège. Pourtant le rapport du Prince Mentchikoff est court et triste. C'est sans doute en repoussant la sortie de la garnison et en la refoulant dans la place que les alliés ont eu l’air de tenter ce qu’il appelle un assaut qui n’a pas réussi. Le général Canrobert a la une rude opération pour son coup d’essai de général en chef. Les renforts vont lui arriver de tous côtés, Français et Anglais. Combien de temps les flottes pourront-elles tenir la mer. On rabâche. Que faire autre chose ?
Les articles du Times et du Morning Chronicle indiquent qu’on se prépare, si le siège ne finit pas ces jours-ci à le continuer imperturbablement malgré l'hiver, et jusqu'à ce qu’il finisse. Cela doit être possible et si ce n’est pas absolument impossible, on aura raison de le faire, n'importe à quel prix. J’ai trouvé, en écrivant Cromwell, qu'au 17e Siècle avant les amiraux Anglais et Hollandais, Blake et Tromp, on ne croyait pas possible une campagne navale d’hiver, ni dans l’un, ni dans l'autre pays. Ces deux hommes l’ont cru possible, et l’ont exécuté ; ils se sont fait la guerre hiver comme été. La chose ne doit pas être plus impossible dans la mer noire que dans l'Océan. C’est toujours l'alimentation quotidiennement assurée de l’armée qui est la grosse difficulté. Les hommes se font tuer, mais les estomacs n'attendent pas.
L’ardeur pour la guerre est toujours bien grande en Angleterre. Avez-vous remarqué ce petit fait qu’il y a plus de 1200 demandes inscrites par avance pour les commissions qui peuvent vaquer dans l’armée, tandis qu’ordinairement le nombre des demandes ne dépasse pas 100.
Midi
Nous avons toujours la même impression. Pauvre St Aulaire ! Je ne le plains pas ; il était si triste ! On dit que son gendre Langsdorff est atteint d'une tumeur cancéreuse au bras. Adieu, Adieu. G. G. L'Empereur a eu raison de nommer. Morny. J'en suis bien aise.
163. Bruxelles, Mercredi 15 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Comme l’approche du 20 9bre m’aurait fait battre le cœur de joie si nous n’avions pas cette maudite guerre ! Cependant vous serez plus rapproché de moi, vos lettres seront plus fraîches ; voilà de quoi me réjouir. Vous ne savez pas comme vos lettres sont charmantes. Comment peut on avoir tous les jours tant d’esprit, sur tant de sujets variés et dire si bien.
Le combat du 3 semble être resté stérile. Beaucoup de victimes surtout de notre côté, s'il faut en croire vos rapports. Le célèbre capitaine Velde ici prétend qu’il ne s’agit plus de siège, mais de guerre. On se bat, on se battra, nous ne voulons à Balaklava et nous sommes en position de le menacer, c’est un point très fort par sa situation, par la nature, et par les travaux que vous y avez faits. Vous ne pouvez pas vous en passer.
Au bout de quelques batailles encore vous serez bien réduits, nous avons toujours les moyens de nous renforcer ! Quelle horreur ce sacrifices d’hommes ! Constantin me mande que L'Empereur renvoie à lady Clauricarde son fils. J’espère que la nouvelle est vraie. Il y a de la grandeur et de la malice dans cette vengeance. C’est accablant pour Clauricarde. Morny m’avait mandé il y a quelques jours l'insistance de l’Empereur pour lui faire accepter la présidence. Il l’a accepté, parce que dit-il les temps ne sont pas à l’eau de rose. Je trouve qu'il a très bien fait. Il se loue bien de l'amitié de son maître. Il n’est pas content encore de sa santé. Schlangenbad a été bien passager.
Quel chagrin. Je lis dans ce moment la mort de notre pauvre Ste Aulaire. J'en suis renversée. Quel aimable et charmant homme. Quelle tragédie, ces trois générations dans un si court espace de temps. Je perds un bon ami. Et vous plus que moi. Adieu. Adieu. Je tousse beaucoup, je ne sors pas Il fait très laid.
199. Val Richer, Mardi 14 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Quel chiffre ? Quand cela finira-t-il ? La neige tombe à gros flocons. Tout à l'heure les prés et les bois en seront couverts. En avez-vous autant à Bruxelles ? Cela vous fait toujours mal. Si vous étiez à Paris, vous auriez vos amis, des distractions et Andral. Je me reproche presque le courage que j’ai eu en étant d’avis que vous deviez partir. C'est un vrai déplaisir de retourner à Paris pour ne pas vous y retrouver.
J’attends des nouvelles de l'assaut. Le Moniteur disait hier comme votre grande Duchesse, le 4 ou le 5. On dit, en effet que Lord Raglan n'en veut pas. Il est épouvanté des pertes qu’il a déjà faites. Est-il vrai qu’il ait tancé, et même renvoyé Lord Cardigan ? Il paraît bien que la bravoure a été très étourdie. Certainement l'assaut sera terrible. C'est la conviction générale que nos forces sont insuffisantes. Si nous avions eu 20 ou 40 000 hommes de plus, ce serait fini depuis longtemps. Je trouve que cela perce dans les rapports des généraux. Canrobert parle des fatigues des soldats, en homme qui n'en a pas assez pour l'ouvrage à faire. On dit que c'était là le seul motif des objections de l’amiral Hamelin à l'expédition. Il demandait plus de monde.
C'est vraiment une honte pour l'administration Anglaise que l’insuffisance des secours médicaux. Si le fils du Duc de Sutherland a été quinze jours sans médecins, qu’est-ce donc des soldats ? C’est un spectacle assez frappant, au milieu de cette dislocation de l'Europe du Congrès de Vienne que le Roi Oscar élevant à Stockholm la statue du Roi son père et la dynastie Bernadotte maintenant, ouvertement sa neutralité. Les deux dynasties nouvelles, le roi Oscar en Suède, le Roi Léopold, en Belgique, sont les seules qui restent neutres tranquillement, et sans contestation.
Midi
Seconde édition, plus grosse, de la journée du 25 octobre ; une bataille à droite, une sortie à gauche. Vous n'avez pas réussi, et vous avez perdu beaucoup de monde. Mais nous en avons certainement perdu aussi. Toujours la même question : arrivera-t-il assez de renforts, et assez tôt, pour qu’on puisse tenir contre vous la campagne, et continuer le siège jusqu'à ce qu’on prenne la place ? Adieu, Adieu. G.
162. Bruxelles, Lundi 13 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
J'ai eu hier des lettres de tous les coins, et de toute espèce. Morny était revenu à Paris, je vais lui écrire une longue lettre de Constantin en grande espérance. Je n’en tiens pas grand compte de Lord Havard qui est à Paris demandant protections pour la lettre de Clauricarde à son fils. La G. D. Marie me mande que de Sébastopol à Kalonga il n’a fait que manger comme un affamé tout ce qu’il trouvait. Les officiers Français avaient passé à Pétersbourg quelques jours très bien traités. On les a entourés à Paroslaff, je ne sais ce qu'on fera des anglais.
Kisseleff m'a annoncé hier qu’il retournerait probablement à Pétersbourg. Il est très triste. Pas de perspective pour lui. Et on lui retire les deux tiers de ses traitements. Ditto pour Brunnow qui, lui, arrive à Pétersbourg dans quelques jours.
Chaque minute doit nous apporter une grande nouvelle. L'assaut devait être donné ; Menchikoff n’aurait donc pas attaqué avant, à quoi bon alors les renforts, car ma fois à Sébastopol il sera bien plus difficile de vous en déloger, et quel matériel immense vous allez y trouver ! Les jeunes grands ducs sont allés à Sébastopol dit-on. Pauvre impératrice comme elle va trembler ! J’apprends les combats du 5. De la tuerie sans résultat. C’est affreux. Pas de lettre de vous aujourd’hui. Il fait bien froid ; mon rhume dure. Adieu. Adieu. Je suis triste.
198. Val Richer, Lundi 13 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voilà le soleil, et le froid. Il a gelé cette nuit. Il fera beau le jour. Je voudrais savoir que vous toussez moins. Je persiste à croire que vous ferez bien de rester beaucoup dans votre lit tant que ce ne sera pas tout-à-fait passé. Et n'en croyez pas trop vos impressions du moment, vos fantaisies de grand air. C'est bon quand on est jeune ; à notre âge, il faut avoir chaud, et très peu de variations de température dans l'atmosphère où l’on vit.
Il me paraît que nos généraux ont pris l'offensive pour se débarrasser du général Liprandi. Je crois à cette bataille dont nous avions hier des bruits vagues. On dit que le pays, étant dévasté, vous avez encore plus de peine à y faire vivre votre armée, que nous la nôtre par mer. On fait toutes sortes de réflexions et de calculs pour se rassurer. J’ai peur que vous n'ayez la supériorité du nombre. Le choléra nous a enlevé beaucoup de monde ; aux Anglais plus qu'à nous, mais à nous aussi. On fait effort pour remplir les vides d'après des renseignements que j’ai lieu de croire exacts, les divisions Dulac et de salles qui étaient au camp du midi, et les troupes du camp de Sathonay près Lyon, qu’on fait partir aussi, forment un total de 12 000 hommes. C’est un grand renfort mais il arrivera bien tard.
Je ne sais si lord Palmerston fera de la politique à St Cloud ; il n'en a pas fait au banquet du Lord Maire, son interminable madrigal sur les alliances conjugales, à côté des alliances nationales, était bien anglais, et bien lourd. Aberdeen fait bien à mon avis, de faire en toute occasion de la paix, le fond de sa politique. C'est d’un effet étrange au milieu d’une guerre si vive ; mais ce sont des paroles qui se retrouveront un jour. Les feuilles d’Havas tout l'énumération, de neuf généraux que la guerre vous a déjà coûtés Schilder, Selvan, Dreschen, Chruleff, Bebutoff, Soltikoff, Meyer, Karamsin, et Korniloff. Sans parler des blessés. Est-ce exact ?
Midi
Toujours même situation. Vous dites vrai ; habilité ou non, c’est un grand spectacle, qui fait honneur à tous. Quelle folie de faire tuer tant de braves gens sans nécessité ? Si je disais tout ce que je pense de cette guerre et de la politique dont elle sort, j'étonnerais et j'irriterais bien du monde. Adieu, Adieu. G.
161. Bruxelles, Samedi 11 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Personne n’est plus impatient que moi du siège de Sévastopol. Je n’en comprends plus la fin. Si la place n’a pas été prise avant l’arrivée de nos renforts, le sera t-elle après ? Est-il vrai que Naples ne veuille pas de l’assaut ? Après avoir été très fanfarons je trouve le ton des Russes devenu très modeste. Ils n’affirment rien, ils espèrent dans tous les cas ils sont contents car la résistance est & sera bonne. C'est une grande lutte, un grand spectacle, qui fait honneur à tout le monde. Les savants seulement donnent tout aux combinaisons militaires des deux parts. Mais le courage est superbe. Le mien est fini. Je ne sais pas comment supporter les mille petits maux qui m’assiègent. C’est évidement & le mauvais climat et le mauvais gite. Il faut me tirer de là, et quand ? Je n’ai point de nouvelles à vous donner. J’ai lu les deux derniers bulletins de Menchikoff du 1er & du 3 au soir. Même situation. Attaques défenses. On répare tous les jours le mal fait la veille. Les renforts étaient attendus le 4.
Je ne sais pourquoi Crept. ne donne plus ces bulletins à l’indépendance, il a parfaitement tort. Les Allemands attendent Sébastopol. Jamais le roi de Prusse ne marchera contre nous. Il pourra être détrôné, il s’est fait cette religion-là. Voilà une lettre de la G. D. Marie du 5. On pensait que ce jour là l’assaut serait donné et qu'on le saurait à Pétersbourg le 10 ou le 11 aujourd’hui. Aucune certitude sur l’issue, mais quelqu’espérance. " nous sommes toujours en possession des redoutes prises. Elles sont postées sur les hauteurs dominantes de la principale ligne de retraite de l'ennemi (je copie.) C'est une position si importante qu'il est à supposer qu'il fera tous les efforts pour les reprendre. "
Des amitiés de père & mère pour moi. Le duc de Sutherland m’a écrit une très triste lettre sur la mort de son fils, 16 jours sans médecin sans secours. Quand il les a eus il était trop lard. Il est mort le lendemain.
Les Holland ne viendront que quand Sébastopol sera pris. Ils veulent jouir de mon humiliation et pas de mon triomphe. Vous savez bien qu’il n’y aurait pas de triomphe. Je suis toujours renfermée dans ma chambre toute la tête prise. Je me fais tapissier. Tous les jours quelque nouvelle invention pour me garer des courants d’air. Le M Port. dit que les Palmerston sont priés pour résider à St Cloud. Adieu. Adieu.
197. Val Richer, Dimanche 12 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Moi aussi j’attends j'ouvre les journaux tous les matins avec précipitation. Je veux voir si nous avons fait un pas. A quoi sert que le temps passe, s'il ne nous approche pas du but. Je retournerai probablement à Paris le lundi 20. On commence à être vraiment inquiet à Paris. On parle, à ce qu’on me dit, de Changarnier, et du Maréchal Vaillant qui en a parlé à l'Empereur. Je n'en crois rien. A quoi cela servirait-il ? Il faut que Sébastopol soit pris avant la fin du mois. Le siège ne peut pas durer tout l’hiver. On parle aussi d’un nouvel emprunt ; les uns disent 600, les autres 700 millions. C’est trop tôt.
Comment un messager anglais perd-il ou oublie-t-il les dépêches de son général ? C'est inconcevable. Que de malédictions sur ce criminel étourdi ! Il y a des douleurs dont la pensée seule, sur la tête d’autrui, me bouleverse, et j’ai trouvé hier dans mes journaux, avec une joie vive, qu’un des jeunes. La Bourdonnaye l’officier de terre n’avait pas été tué à l'Alma et qu’il était revenu en France malade, mais en train de guérison. Quand la vieillesse n'endurait pas, elle affaiblit beaucoup. La séance de l’Académie a été très brillante et l'Evêque d'Orléans a eu un grand succès, grand même dans le public indifférent et plutôt disposé à la critique. On m'écrit : " Il y avait moins de prêtres que je ne m’y attendais, et la société un peu moins aristocratique que les relations de M. Dupanloup ne me l'auraient fait supposer. Cette société est encore à la campagne. J’ai aimé bien des choses dans le discours de l'Evêque, l’esprit général qui est élevé et doux, les élans d’une nature sympathique, la foi Chrétienne sans âpreté ni goût de combat, des idées fines exprimées avec une élégance abondante ; trop abondante, et beaucoup de désordre dans cette abondance. On pourrait en retrancher un bon quart et mettre le commencement à la fin et la fin au commencement, le discours n'en vaudrait que mieux. Je n’ai pas encore lu Salvandy. Il n’a pas eu de succès. Long sur long, c’est trop.
Il y a 22 candidats pour la place vacante à l'Académie. Je trouve le discours de la Reine d’Espagne, convenable dans sa soumission triste et inquiète à la souveraineté du peuple. Il y a du bon goût à Espartero de n'avoir pas chanté victoire par la bouche de la Reine vaincue. Nous allons voir comment se dessineront les Cortés et si le parti révolutionnaire monarchique résistera au parti purement révolutionnaire. Je suis porté à le croire.
Vous avez raison de rester dans votre lit si vous toussez beaucoup. Le lit est le meilleur remède contre les rhumes. Depuis que le Roi Léopold est revenu avez-vous vu son médecin ? C'est surtout de soins assidus que vous avez besoin, et rien ne peut remplacer Olliff, pouvoir exécutif d'Andral législateur. Midi.
Je ne trouve que des bruits vagues de nouvelles batailles d’assauts proclamés, et un fait certain, qu’on fait partir de nouveaux renforts. Adieu, adieu. G.
196. Val Richer, Vendredi 10 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Paris, le 10 novembre 1854, Amélie Lenormant à François Guizot
160. Bruxelles, Mercredi 9 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Quelle lettre ! Les rapports de Canrobert & de Raghan n'en annoncent pas encore le terme. Ils sont tristes plutôt. On m'écrit d'Angleterre que les rapports du 27 confiés à un officier anglais, ne sont pas arrivés. Il les a perdus ou oubliés. Jugez la désolation des familles, c'est là où se trouvait la relation du combat meurtrier du 25.
On dit à présent que c’est le 4 qui tous nos renforts devaient être arrivés. Le 2 La place n'était pas prise, ils arrivent peut être à temps pour livrer une bataille. Il faudra bien un avant ou après Sébastopol. N'êtes-vous pas épouvanté de ce sacrifice de vies humaines ?
On dit que nous n’avons pas voulu écouter les dernières dispositions de la Prusse. Cela décidera l’Allemagne. Elle ne joindra toute entière à l'Autriche si cela n’est pas fait déjà. L’Autriche a brûlé ses vaisseaux, il lui faut la guerre avec nous, car l’occasion ne lui sera jamais si belle. En attendant sur la demande de la Prusse nous avons arrêté la marche de la garde impériale & l’Autriche par représailles a retiré ses troupes de la frontière. Mais ce n’est qu’un sursis. Le Prince Gortchakoff à Vienne a demandé des explications sur les félicitations adressées à Paris & Londres à propos de la bataille de l’Alma. Bual a répondu qu’il n’avait pas d’explications à donner. Ce n’est que demain que Lord
Pal[merston arrive à Paris. On dit à Londres que c’est en décembre que l’Empereur ira en Angleterre mais l’affaire de la Crimée devrait être éclaircies avant. Or, elle peut être longue concevez-vous comme je grille en attendant. Ma santé va mal. Je reste au lit la moitié du jour, je ne suis plus sortie du tout depuis samedi ; rhume, rhumatisme, great despondancy. Adieu. Adieu.
195. Val Richer, Jeudi 9 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si j'étais autrichien, le séjour de Lord Palmerston à Paris me déplairait. S’il y machine quelque autre avenir Européen, ce sera aux dépens de l’Autriche. Il lui en veut de ce que malgré les plus belles chances, il n’a pas réussi, en 1848 à la chasser d'Italie. A dire vrai, je ne crois pas qu’il machine grand chose tant que la situation actuelle durera le ministère actuel tiendra. Et la situation actuelle ne peut finir que par la paix, ou par une extension de la guerre qui fera prendre parti à l’Autriche pour l'Alliance occidentale. Ni l’une, ni l’autre chance ne fait les affaires de Lord Palmerston.
Y a-t-il quelque chose de sérieux dans les nouvelles instances qu’on vous adresse de Berlin ? Sérieux en ce sens que si vous dites non, cela fasse faire à la Prusse un pas de plus vers l’Autriche et l'occident ; car je ne suppose pas que vous disiez autre chose que non. La Prusse le sait certainement. Pourquoi donc recommence-t-elle à vous presser ? Est-ce pour se donner, auprès des alliés le mérite d'avoir l’air de les aider, ou bien pour se préparer, dans votre obstination, une excuse pour vous abandonner. Pauvre politique, en tout cas, comme est toujours la politique des faibles entre les forts qui se battent.
Je trouve que la guerre prend, entre les combattants, un déplorable caractère d'acharnement. Ces combats de tous les jours excitent plus de passion que les grandes et rares batailles. Même en France, malgré le peu de goût public pour la guerre, l'animosité s'éveille. Il y a à Lisieux en ce moment un prédicateur missionnaire assez célèbre, l'abbé Combalot ; il prêche tous les jours contre les incrédules, les Protestants et le tyran Tartare. Il disait avant hier : " L’Eglise catholique a triomphé de tous ses ennemis ; elle a abattu Calvin, elle a abattu Voltaire, elle a abattu Robespierre ; elle abattra Nicolas ! " et il est descendu de sa chaire sur cette parole. La classe un peu élevée, les négociants, les magistrats, le barreau, tous les bons bourgeois désapprouvent, les uns sérieusement, les autres en haussant les épaules. Mais le peuple écoute avidement ce prêtre qui est sincère et grossièrement éloquent ; et une haine absurde entre, par ses paroles, dans le cœur de la multitude catholique et patriote. Tout cela est honteux, et aussi dangereux que honteux. Non seulement on perpétue ainsi la guerre ; mais la guerre, ainsi faite, dans l’Eglise de Lisieux en même temps que sous les murs de Sébastopol, laisse des germes qui se développent, même la paix faite, et rendent le gouvernement très difficile. On m’a raconté ces sermons hier à Lisieux, où je suis allé dîner.
Midi
Je me figure que nous ne tarderons pas à apprendre l'assaut. Votre dépêche disant que, le 2, Sébastopol ne l’avait pas encore essuyé, semble indiquer qu’il devait l'essuyer bientôt. Adieu, Adieu. G.
194. Val Richer, Mercredi 8 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Des connaisseurs en fait de tactique politique prétendent à Paris que le gouvernement ne prend point de peine pour prévenir ou dissiper les inquiétudes parce qu’il veut qu’on soit inquiet, se promettant de donner par là plus d'éclat au succès final, et de regagner ce que le Tartare de Bourqueney lui a fait perdre. Je ne crois pas beaucoup à ces finesses, et je m'étonne de plus qu’il faille 17 jours pour avoir des nouvelles de Balaklava. Le Rapport de l’amiral Hamelin est très bien et lui fait honneur ; mais nous aurions de l'avoir au plus tard le 1er Novembre.
S'il est vrai, comme le dit le Constitutionnel, que nos troupes, vous aient repris le 26, les redoutes dont vous vous étiez emparées le 27 et qu'elles aient rejeté le général Liprandi au-delà de la Tchernaia, en même temps, qu'elles repoussaient la sortie des assiégés, l'opération offensive du prince Mentchikoff. aurait complètement échoué, et il lui resterait peu de chances de faire lever le siège par une bataille. Restent toujours deux questions vos renforts arriveront-ils plus vite et en plus grand nombre que les nôtres ? Combien de temps encore avec l’hiver qui approche des assiégeants, nourris par mer, peuvent-ils continuer le siège ? Je suis tout-à-fait de ceux qui croient que Sébastopol sera pris ; mais il faut qu’on se dépêche, car il ne reste plus beaucoup de temps pour le prendre.
Parlons d'autre chose. Faites mettre des bourrelets dans votre appartement pour peu que vous y restiez encore à toutes les portes et à toutes les fenêtres. Faites calfeutrer une fenêtre, s’il y a encore des courants d’air ; c’est assez d’une fenêtre à ouvrir. Avec du charbon et des bourrelets, on peut toujours se défendre du froid, et des vents coulis.
On m'écrit que le Chancelier a repris ses dîners du lundi, et que dans l'avant-dernier il a donné une marque de verdeur qui a diverti ses convives. C'étaient tous des jeunes gens de l'Académie, âge moyen, 60 ans. Le Chancelier a voulu prendre un papier dans son secrétaire, et a laissé tomber un trousseau de chefs, de toutes petites chefs, chefs de portefeuille à papiers qu’on serre, clefs de cassette à lettre qu’on garde. Les jeunes gens ont cherché par terre et n'ont pas trouvé. Le chancelier, tout en leur disant de ne pas se donner la peine, " et très content de nous humilier un peu nous autres sveltes et fringants ", dit le narrateur qui en était à continuer à causer en se promenant dans la pièce, et avec une adresse d’ancien préfet de police, sans faire semblant de rien, il tâtait le tapis du pied droit puis tout à coup, il s'est baissé, et s'est relevé tout aussi vite, le petit trousseau de clefs à la main. Ayez 89 ans à ce prix là. On attend avec assez de curiosité les deux discours de demain à l’Académie. On ne connait pas du tout celui de M. Dupanloup ; mais M. de Salvandy a lu le sien à plusieurs personnes, entr'autres de très longs fragments chez Mad. de Talleyrand. On dit qu’il y aura des hardiesses.
Cela m'amuserait assez d'être à Paris pendant que Lord et Lady Palmerston y sont. Je les verrais un peu et je les aurais beaucoup. Mais je présume qu’ils n'y resteront pas longtemps et moi, je n’y serai pas avant le 20 novembre. Je ne suis pas du tout pressé d'y retourner.
Midi.
Mes journaux annoncent l'assaut pour le 15 ou le 2 Novembre. Si cela était, nous le saurions bientôt. Adieu, Adieu. G.
159. Bruxelles, Mardi 7 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lord Howard m’a fait une longue visite. Son langage me prouve que l’opinion de Lord Lansdowne aura prévalu dans le conseil anglais à savoir que Sébastopol finit tout, si, comme on le croit là, il tombe au pouvoir des alliés. Il m’a beaucoup parlé de la paix, mais avec de grands doutes que nous nous y prêtions. Lord Clarendon venait de lui écrire une lettre fort triste sur les pertes énormes essuyées par les Anglais dans la rencontre du 25. C. Gréville m'écrit aussi sur le même ton de désolation, et l’incertitude où l’on est encore sur le nom des victimes ajoute beau coup à l’inquiétude générale. En même temps on ne connait pas le chiffre de nos forces. Mais du côté des alliés il n'y avait pas 50 000 hommes (les Turcs non compris).
La Prusse vient de faire une dernière démarche à Peters bourg pour demander l'acceptation des quatre points et conjurant de le faire avant le dénouement de Sébastopol ce qu'en effet ôterait tout caractère d’humiliation à cette acceptation si la place tombait. La réponse peut arriver à Berlin aujourd’hui. Je doute que nous cédions. L'Autriche est dans une détestable position. On ne se fis pas encore tout à fait à elle de votre côté, et chez nous vous concevez aisément le sentiment qu'on lui porte. Si Sébastopol ne tombe. pas, Bual et Bach tomberont, & c’est le parti russe qui arrivera au pouvoir. On persiste à dire que tous les généraux sont de ce parti. L’Allemagne est dans un complet désarroi. C'est un grand moment que ce moment ici. Et Sébastopol un siège mémorable. A-t-il son analogue dans l’histoire ? Je ne crois pas. Je viens de voir le roi passer à cheval pour se rendre à la Chambre. Cerini a une fenêtre qui donne de ce côté. Brokhausen est revenu & intéressant. Il parait que mon Empereur est bien changé et dans un mauvais état de santé.
Moi j’ai un rhume de poitrine effroyable. Voilà deux nuits que je ne dors pas. Je ne bouge pas de chez moi. Mon fils est allé se promener en Hollande, Adieu. Adieu.
193. Val Richer, Lundi 6 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J'étais pressé hier en vous envoyant les nouvelles qui m’arrivaient ; je n’ai pas copié le dernier paragraphe. Après les mots sur le général Bosquet, officier de grand avenir, on ajoute : " Les Anglais ont d'ailleurs pris leur revanche. Dans cette même journée du 27, les assiégés ayant tenté une sortie formidable sur les lignes anglaises, (sans doute en même temps que le général Liprandi les attaquait du dehors) ont été complètement battus, et ont laissé sur le terrain mille morts, dont les corps ont été comptés (on souligne ainsi). Tout cela est glorieux, mais horriblement triste.
Les journaux que vous recevrez aujourd’hui ou demain vous donneront probablement les détails. Je vous les envoie en tous cas comme ils me viennent.
J’ai lu en entier, les rapports du Prince Mentchikoff dont je n’avais vu que de extraits. Ils sont vraiment remarquables par l'absence de forfanterie et pas l’équité. Les journaux Anglais nient que le fils de Lord Clanricard ait été pris. Le sait-on positivement de Pétersbourg ?
Avez-vous lu le discours de Lord John à Mansion house pour provoquer les souscriptions au patriotic fund en faveur des familles des tués et des blessés ? Au milieu des éloges à la bravoure et au dévouement des soldats anglais, il les félicite et il félicite le pays de ce que leurs lettres, publiées dans les journaux, ont prouvé " that our rank and file can express themselves with a degree of intelligence and property which, while it marks their good feeling, indicates how much progress has been made in education, since the last war. " Voilà la passion de la civilisation, et cela a été couvert d’applaudissements.
J’ai une longue lettre de Macaulay. Purement littéraire ; des compliments sur Cromwell. Il me dit qu’il publiera dans quelques mois son Histoire de Guillaume 3. Toute préoccupation politique personnelle du moins l'a évidemment quitté : " My health is not very good. But I do not complain. I have numerous sources off happiness, independance, liberty, leisure, book, kind friends and relations."
Il viendra à Paris, le printemps prochain, pour l'exposition. Il nous faut la paix alors, pour que tout le monde y vienne. Midi Je vais lire les rapports détaillés, sur les affaires du 15. Je commence à comprendre celles du 25 et du 26, et j'en conclus que rien n'est fini. Adieu, Adieu. G.
158. Bruxelles, Dimanche 5 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lord & lady Palmerston arriveront aujourd’hui à Paris. On peut tout conjecturer. Rothschild a passé ces deux jours. Il avait dîné à St Cloud dans la semaine. Il dit que l’Empereur était de très bonne humeur et l’Impératrice embellie et engraissée. Une nouvelle dépêche du P. Menchikoff dit que " depuis le 27 au 29 les positions respectives n’avaient point changé. Les travaux de siège continuaient, mais en général le feu de l' ennemi était devenu plus faible. que par le passé. " Personne à Paris ne doute que Sébastopol ne soit pris. Constantin me parait le croire aussi. Nous avons cependant maintenant 85 m h. Là, c’est lui qui me le mande, pourquoi ne pas livrer bataille ?
Je commence à souffrir du froid. Il y a beaucoup de courants d'air dans mon appartement. Les rhumatismes vont arriver par dessus les autres maux. Fine [?].
Je n’ai pas un mot du nouvelle à vous dire. Brokhausen n’est attendu qu'aujourd’hui. Je n’ai point eu votre lettre ce matin. Adieu. Adieu.
192. Val Richer, Dimanche 5 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je reviens à mon post scriptum d’hier. Tout cela est bien obscur, et c’est un grand ennui que l'obscurité dans un si grand intérêt. Trois choses que je ne comprends pas qu’il n’y ait pas un service de dépêches plus régulier et plus fréquent ; que les généraux et les amiraux n'en disent pas davantage dans leurs rapports que le gouvernement n'en dise pas davantage, si les généraux lui en disent davantage. Tout cela est de la pure malhabileté. Il faut savoir parler au public, même des affaires qui vont médiocrement. Notre public a donné la démission de la politique, mais moins de la politique extérieure que de l’intérieure. Pour la politique extérieure, il reste curieux et redeviendrait aisément animé et difficile. D’autant qu’on a soi-même surexcité plus d’une fois le vieil esprit national. Point de rapport, ou point de publication des rapports de l’amiral Hamelin sur l'affaire du 17 où les flottes, et la flotte Française en particulier, et le vaisseau amiral Français, la ville de Paris entr'autres, ont évidemment jouer le grand rôle et beaucoup souffert ! C’est inconcevable. Je dirai du silence comme du mensonge ; c’est une si bonne chose qu’il ne faut pas en abuser, car on l’use et on le décrie.
Par dessus le marché, mon journal des Débats et mon Moniteur d’hier m'ont manqué. Il n’y avait certainement rien que ne m'aient dit l'assemblée nationale et les feuilles d’Havas ; mais c’est impatientant.
Albert de Broglie, qui arrive de Paris m'écrit : " J’ai laissé Paris un peu inquiet des longueurs du siège auxquelles, on aurait du être préparé. Il n’y a point d’incertitude sur l’issue, mais un sentiment, je crois assez juste, que plus la défense des Russes sera longue, moins le coup sera décisif. pour la paix."
Albert me donne des nouvelles des St Aulaire. " Cette pauvre famille, après trois mois de tortures héroïquement supportées est, je crois à bout de forces. Elle n’a voulu voir personne encore J’ai eu un mot de Mad. d'Harcourt, et vu une lettre de Langsdorff à M. Doudan ; l’un et l'autre paisibles et désolés. " Il ne me dit pas que St Aulaire soit malade.
Serez-vous assez bonne pour remercier de ma part, le capitaine Van de Velde de sa brochure sur la guerre de Crimée qu’il a bien voulu m'envoyer à Paris et qu’on m’a renvoyée ici ? Je l’ai trouvée très claire, très intéressante et très vraisemblable pour les ignorants, comme moi.
A en juger par les extraits qu’on en a donnés à Londres et à Paris, les rapports du Prince Mentchikoff sur la bataille de l'Alma sont écrits avec dignité et convenance.
Midi
Avec les journaux, j’ai des nouvelles de Paris, de très bonne source. Je copie : " La version russe relative à l'échec éprouvé par les troupes anglaises était singulièrement exagérée ; mais peu s'en est fallu qu’elle ne fût exacte. La vérité est que le 25, le général Liprandi, à la tête d’un corps de 30 000 hommes a surpris et attaqué l'aile droite du corps d'observation des armées alliées, composée de la division Anglaise qui a été un moment très compromise. Mais l’arrivée du général Bosquet et de la division française a rétabli les choses et forcé les Russes à la retraite. Les Anglais ont fait des pertes sensibles surtout leur cavalerie. Les rapports de leurs généraux rendent l'hommage le plus complet à la valeur et à la décision de nos troupes qui ont dans cette occasion, sauvé la partie. Cette affaire fait le plus grand honneur au général Bosquet. qui paraît être un officier de grand avenir. Vous voyez que j’ai eu la même impression que vous sur les rapports du Prince Mentchikoff.
Adieu, Adieu. G. G.
191. Val Richer, Samedi 4 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il paraît que vous dites vous mêmes à Pétersbourg, que les nouvelles du 25 du Prince Mentchikoff, annonçant un grand succès contre les Anglais, étaient fausses. Le Moniteur donne sous la même date des nouvelles très contraires, et bien cruelles pour l’intérieur de Sébastopol. Je suppose que l’amiral Hachimoff, que nous tuons aujourd’hui, n'est autre que l’amiral Kormiloff que vous avez tué, il y a quelques jours. Vos deux amiraux à la fois, ce serait trop. Quand viendra la fin de cette boucherie ?
Il serait curieux que la mission de M. de Beust et von der Pforten à Berlin aboutît à une dépêche Prussienne dure pour vous à force d’insistance pour vous rendre plus traitables. Je trouve cela dans mes journaux d’hier, et je n'en serais pas étonné. Les petits Allemands vous demandent de les tirer d’embarras par la complaisance, comme vous les en tiriez jadis par la force. Si vous ne les en tirez, ni d’une façon, ni de l'autre, ils s'en prendront à vous de leurs embarras.
Je suis porté à croire que cette concession des chemins de fer autrichiens à une compagnie Française est comme on le dit, une grosse affaire qui influera beaucoup sur les relations des deux Etats. Regardez-y bien ; quoiqu’on en ait souvent et sottement abusé, le mot civilisation n’est pas un mot vague, ni vain ; il y a, sous ce mot, une foule d’intérêts puissants qui deviennent aisément des liens puissants entre les peuples. Puissants par le bien être et par l'orgueil qu’ils satisfont également. Le goût commun et l'état semblable de la civilisation jouent, dans l'alliance Anglo-française, un plus grand rôle qu’on ne pense.
Jusqu’où les Etats-Unis feront-ils du bruit pour l'affront fait à M. Soulé ? J'en suis assez curieux. Je ne pense pas que cela aille bien loin. Au fait le gouvernement ici a eu raison ; les origines et l’ancienne vie de M. Soulé, et son affaire à Madrid, avec M. Turgot, et toutes ses allures méritaient cela. Les gouvernements ne doivent être ni susceptibles, ni insensibles aux injures.
Autre petite curiosité ; la Reine Isabelle, ouvrira-t-elle elle-même les Cortés ? Si elle ne le fait pas, cela donnera un grand élan au parti révolutionnaire dans cette assemblée ; l'absence sera une demi abdication. Si elle paraît en personne il n’y aura plus d'abdication du tout. J’ai peine à croire que l’Espagne tente la république.
Midi
Tout cela me paraît très obscur. Rien de plus ennuyeux que le mensonge. Ma conclusion est que les Anglais ont reçu un assez grave échec et que le siège continue avec les mêmes chances. Adieu, Adieu. G.
157. Bruxelles, Vendredi 3 novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lisez en entier les rapports du P. Menchikoff. Ce n’est ni d'un barbare, ni d'un Charlatan. Je suis frappée du caractère de vérité, d’équité de ces rapports. Ils sont d'une convenance parfaite. C'est là mon impression vous me direz si je ne trompe. Vous savez que je ne suis pas disposée à trouver bien le Menchikoff. Ne croyez pas à Sébastopol emputée par le nombre de cadavres. Il est bien clair qu'on les aura jetés à la mer, elle est là. Une peine au talon & c'est fait. Nous en étions hier au 27. Le siège continuait mais plus mollement. Comment n'avez vous encore rien ? Rien depuis le 13, ici à Londres non plus ? Avez-vous remarqué l’épisode Dampierre dans le Moniteur de l’armée ? Je suis charmée de la mention ; l’action était simple.
Quand arriverons-nous au dénouement de Sébastopol ? à Londres & chez vous on croit fermement qu'il tombera. Chez nous on croit qu'il résistera. Quelqu’un aura tort. Mais comme cela tarde. Lord Howard commence à être inquiet. Je ne vous dis rien de nouveau, mais puisque ceci est écrit, je vous l’envoie. Adieu. Adieu.
190. Val Richer, Jeudi 2 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne comptais pas vous écrire aujourd’hui ; mais je veux vous dire qu’on a reçu à Paris, du 25, des nouvelles contradictoires, l’une celle des lignes anglaises, forcées et de leur cavalerie abîmée par le général Liprandi arrivé tout récemment avec son corps d’armée ; l'autre que ce même jour, 25 oct. les alliés ont fait, sur Sébastopol une grosse attaque qui a mis la place à bout de résistance. On m'écrit les deux choses ; mais je ne trouve rien du tout dans le Moniteur, et les feuilles d’Havas ne donnent que la première nouvelle la mauvaise pour nous, ce qui me fait craindre qu’elle ne soit la seule vraie. Entre le mensonge et le silence, la vérité est difficile à reconnaître. Il faut attendre. On commence évidemment à être très préoccupé des lenteurs du siège. L'alimentation des armées alliées est une grosse affaire. Il arrive tous les jours à Balaklava, 31 navires chargés, uniquement à cette intention. Il ne faudrait pas que le temps devint trop mauvais.
L’Evêque d'Orléans, sera reçu à l’Académie d’aujourd’hui, en huit jours, le 9. Il l'a demandé afin de pouvoir partir pour Rome, où il est appelé pour décréter l'immaculée conception de la Vierge.
Mlle Rachel (quel nom à mettre après ce que je viens de dire !) ne veut pas jouer Médée. Elle va en appeler du jugement du tribunal. Elle compte beaucoup, sur la protection de M. Fould.
Il y a du malheur sur les familles de mes amis. Ce pauvre Villemain à sa fille aînée, 19 ans, mourante de la poitrine. Il y a de quoi lui rendre la folie. Adieu, Adieu.
Ne soyez pas malade. Vos indispositions sont en général assez simples ; mais votre force n’est pas grande. Il vous faut un bon climat, une vie monotone. du repos d’esprit et Andral. Adieu. G. Ce que vous me dites de l’Autriche et de M. Bach est d'accord avec toutes mes conjectures. Les souverains absolus sont absolument imprévoyants ; pour se débarrasser de l’aristocratie qui les gène, ils grandissent à ses dépens, la démocratie qui les renversera après les avoir servis. S'ils avaient de l’esprit et du courage, ils feraient, à l’aristocratie comme à la démocratie, leur part dans le gouvernement, et les garderaient soigneusement toutes deux pour les limiter et les contenir l’une par l'autre. Mais qui est ce qui a la sagesse de demain ? Adieu encore.
189. Val Richer, Mercredi 1er novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
C’était le mois de Novembre qui nous réunissait. J’y entre avec un sentiment très perplexe.
J’ai eu hier plusieurs visites. Tout le monde croit à la prise prochaine de Sébastopol. Je n’ai jamais vu un si singulier. mélange de doute et de confiance. On ne croit à rien de ce que disent les journaux, même officiels on s'étonne qu’ils n’en disent pas davantage, mais on compte sur le succès. On y compte surtout, passez-moi de vous le dire crument, parce qu’on a cessé de croire en vous dans votre force et dans votre habileté. C'est là, dans notre public, le fait nouveau et important. Fait qui aura certainement beaucoup d'influence sur l'avenir, une influence probablement très exagérée. On s'étonnera quelque jour de vous trouver plus forts qu’on ne vous aura crus, comme On s'étonne aujourd’hui de vous trouver plus faibles qu’on ne croyait.
Le Journal des Débats donnait hier deux dépêches de Pétersbourg et de Berlin (26 Août et 5 sept) que je n’avais pas encore lues. Je suis accoutumé au Style allemand, de dépêches ou de livres ; mais que dites-vous de cette phrase Prussienne : " Nous ne revendiquons pas aux quatre points que la Russie vient de refuser comme base de négociation le monopole d'être exclusivement propres à remplir ce but ; mais nous contenons, en en détachant, l'écorce d’une susceptibilité à laquelle nous ne contestons pas d'être naturelle à y trouver un noyau appelé à reparaître, tôt ou tard, avec telle ou telle modification, comme base de l’arrangement qui assurera à l'Europe les bienfaits de la paix. Le traducteur français est sans doute pour beaucoup dans cette phrase ; mais ce n’est certainement pas lui qui a inventé l'écorce, et le noyau.
Les élections Espagnoles ont à ce qu’on assure, trompé l’attente des révolutionnaires, et pour peu que le ministère veuille résister, il trouvera, dans les Cortés qui s’approchent, un point d’appui. Cela calmera peut-être les désirs d'abdication de la Reine Isabelle. Autrefois, il n’y avait que les grands hommes qui abdiquassent aujourd’hui, c’est une fantaisie qui prend aux plus médiocres. La lassitude et la peur dominent. Notre temps est un temps de mécomptes, mécomptes pour les honnêtes gens, mécomptes pour les coquins. Est-ce un pas vers la décadence ou vers la sagesse ?
Onze heures
Je dis comme ce pauvre de mousseaux de Givré qui ne dit plus rien, car il est mort du choléra : " rien, rien, rien ! " ; mais toujours Adieu, adieu, et adieu. G. G.
156. Bruxelles, Mercredi 1er novembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
D’abord une observation sur Votre 187. Il commence dimanche 4 heures. Plus loin midi il est clair que ceci est lundi. Hier grande joie dans l’église Russe. La dépêche du 25. Nous avons battu les Anglais. Mes demi douzaines de Russes chez moi bavardant, la nouvelle était arrivée à Crept, depuis un quart d’heure. Tout à coup Lord Howard entre, il n'y avait pas d’à propos. Les Russes s’en vont tous. L'Anglais m' a dit très simplement qu’il venait d’apprendre la nouvelle. Nous sommes restés deux heures à deviser.
2 novembre jeudi
Nouveau bulletin de Sébastopol du 26. Quatre batteries anglaises enlevées, c’est le détail de la journée du 25. Onze canons pris, 500 hommes tués. Une redoute Française détruite. Est-ce vrai tout cela ? Il est difficile de douter il parait que nos forces sont très considérables, au delà de 100 m h. Il est vraisemblable que nous livrerons une bataille avant d’attendre l’assaut. Nous nous essayons à la petite guerre, à Pétersbourg il n’y a pas l'ombre d'inquiétude pour Sébastopol. Je vous dis tout ce que j’entends dire aux Russes. Je croirais quand je verrai en attendant, votre silence est bien extraordinaire, rien d’officiel depuis le 13 !
Je crois les Américains très bien disposés pour nous. Je le sais même, mais je ne crois pas que cela nous serve, à moins que Soulé ne vous brouille avec ceux. On dit que le duc de Brabant ira passer l'hiver en Italie, cause de santé. Il tousse beaucoup comme sa mère. Nous avons eu trois journées superbes ici. Depuis hier un épais brouillard tout pareil à celui de Londres. Cerini ne sait par lire encore. Je doute qu’elle y arrive. Adieu. Adieu.
155. Bruxelles, Mardi 31 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai été assez malade cette nuit, je viens d’envoyer chercher le médecin. C’est sans aucune confiance car vous savez que je n’ai confiance qu’en Andral mais il faut essayer d’aller encore.
Notre dernier bulletin du 23 que vous aurez lu ne dit pas grand-chose. Le siège avance. Le fils aîné de L. Clanricarde a été fait prisonnier. Cela l’embarrassera un peu. D’autant plus qu’il sait bien sûr qu’il sera bien traité chez nous. Les Allemands attendent Sébastopol.
Les petits veulent rester grouppées autour de l'Autriche. La Prusse y sera forcée aussi. Je saurai des nouvelles par Brokhausen qui s'annonce pour la fin de la semaine.
Van Stratten est revenu de Vienne. Tout ce qu’il raconte est curieux. La veille Autriche a disparu. C’est la démocratie. qui règne. Bach tout puissant. L’Empereur complètement dans ses mains. Metternich tout-à-fait délaissé. On ne rencontre plus chez lui personne. Bourqueney joue un très grand rôle. Il a plus d’esprit que tous les autres. Notre ministre, invisible mais toujours là. On ne voit pas trop comment cela s’entamera. Ni nous ni l’Autriche ne veut attaquer. Sa veine financière est inévitable. Je suis bien fâchée d’y avoir quelque chose.
Mes têtes à tête avec V Praet sont rompus, c'est bien ennuyeux il y a toujours un fâcheux qui arrive. J’ai vu longtemps Brouckère, il a beaucoup d’esprit.
C’est étonnant, mais toutes les lettres de Pétersbourg disent qu'on y est sans inquiétude Et plein de confiance dans Menchikoff. Est-ce possible ? Quant à traiter si Sébastopol tombe, il n’y faut pas songer. Hélas où sont les espérances de paix ! Vous me citiez l’autre jour l’Emp. Napoléon offrant & faisant brusquement la paix tout de suite après une Victoire, mais vous oubliez que c’était des paix honteuses pour l’Autriche, pour la Prusse, & que mon Empereur n’est pas de la trempe de ces souverains là. Ils avaient raison ce reste. Ils sauvaient leur pays. Je ne suis pas d’avis que l'honneur et la dignité doivent aller jusqu'à tout perdre. Adieu, adieu.
Mots-clés : Conversation, Diplomatie, Femme (diplomatie), France (1804-1814, Empire), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon 1 (1769-1821 ; empereur des Français), Politique (Allemagne), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (Prusse), Réseau social et politique, Santé (Dorothée)
188. Val Richer, Mardi 31 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il fait le plus magnifique temps qui se puisse voir clair comme en Août doux comme en septembre. J’ai passé presque toute ma journée dans mon jardin. Ce serait charmant, si ce n'était pas les derniers beaux jours. Autrefois, l'hiver avait aussi son charme. Dieu veuille qu’il le retrouve !
La correspondance de nos généraux, Français et Anglais, ne me plaît pas. Je la trouve vague, molle, écourtée, sans caractère. Les vôtres mentent effrontément ; les nôtres ont l’air de ne savoir que dire. Je suis convaincu qu’au jour de l'action, ils feront leur devoir, et qu’ils le feront avec intelligence ; mais il n’y a évidemment là, ni une idée arrêtée, ni une volonté maîtresse. Bizarre contraste jamais guerre n'a été plus factice, plus engagée par le seul fait des hommes et de leurs démarches, bien ou mal conçues ; et l'événement une fois en train, ces hommes, qui l’ont lancé, se trainent à sa suite, languissamment, à tâtons, comme s’ils n'avaient rien prévu et préparé dans ce que seuls, ils ont décidé. On peut être mal informé et point prêt quand on est pris au dépourvu par quelque brusque et impérieuse nécessité mais il faut mieux savoir et diriger d'avantage, ce qu’on a soi-même amené ! Avez-vous quelque idée sur ce qu’il y a de vrai dans ce qu’on dit de l'activité de votre travail aux Etats-Unis et de ses effets ? On prétend que l'opinion américaine, qui vous était très hostile au commencement de cette guerre, tourne en votre faveur, grâce à vos efforts diplomatiques, financiers, commerciaux. Je ne vois pas ce changement dans le peu qui me revient des journaux américains. Mais certainement, si la guerre se prolonge, elle amènera des transformations, et des complications inattendues. La plus grave de toutes serait celle qui amènerait l’Amérique à prendre parti dans des questions purement Européennes, comme celle-ci.
En fait d’Amérique, je ne lisais pas reste ; mais vous me le ferez lire. Mes filles qui ont lu l'original disent comme vous que c’est plein d’intérêt, et charmant par le naturel, mais bien long. Lisez vous vous-même, ou Mlle de Cerini commence-t-elle à vous lire ? Je le voudrais bien. J’ai beaucoup dit à Mme de Seebach qu’elle devait s'y appliquer, car c'était là sa principale utilité.
Midi et demie
Mon facteur est pressé. J’ai à peine jeté un coup d’œil sur mes journaux. Ils ne disent pas grand chose ; mais mon impression, en les lisant, est d'accord avec ce que vous me mandez ; il n’y a pas de grands renforts et Sébastopol sera pris. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Correspondance, Femme (éducation), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Lecture, Littérature, Parcs et Jardins, Politique (Analyse), Politique (Angleterre), Politique (Etats-Unis), Politique (France), Politique (Russie), Presse
154. Bruxelles, Dimanche 29 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
[Calochim] revenu hier de Berlin rapporte que mon neveu et Budberg sont fort tristes, ils ne savent rien des renforts que Crept. m'annonçait l’autre jour comme arrivés. Pourquoi mentir ? le profit est si court. Me revoilà donc aujourd’hui croyant tout-à-fait à la chute de Sébastopol. Le capitaine Belge est revenu hier matin, pour me dire que le Prince Menchikoff est un sot. Il n’a qu’un moyen de se sauver. C'est de livrer bataille. S'il a assez de monde, il vous met en grand péril. Si non, Sébastopol est perdu. Selon cette même autorité, la place ne peut tomber que le 6 ou 7 Novembre. Quelle longue attente, on ne le saura que le 18. Car le télégraphe Menchikoff ne racontera pas cela.
J’ai eu une bonne lettre de Morny mais toujours de sa campagne. Il ne sera en ville que vers le milieu de la semaine, alors il me dira quelque chose, maintenant il n’est occupé que d'un renard apprivoisé dont il a fait son unique société. Il ne lit pas de journaux ; on l’attendait à Paris on ne lui envoie rien.
Une lettre de Lord Brougham, de cas, rien, des lieux communs. Une réponse de Sainte-Aulaire dictée à sa femme sa signature tremblante. Il est très malade. Pauvres gens c’est désolant. Vous avez vu que les Sutherland ont perdu leur second fils en Crimée. Au fond on croit que les Allemands vont s’arranger. Quand nous arrangerons-nous ? Tout ce que vous me dites sur cela est de l'or.
La pluie a cessé. J’ai pu hier recommencer à marcher, mais autour du parc seulement. Et puis j'en fais le tour onze fois en voiture. Cela me prend 70 minutes. Et voilà ma révélation de la journée. Adieu. Adieu, quand verrai-je le bois de Boulogne !
J’ai revu Lord Howard, le jour même de son retour à Bruxelles. Il est venu. Une visite de 2 heures. Nous avons parlé de tout, vous savez que tout me va. Il a été bon enfant. Ici il passe pour un brutal. Adieu encore.
