Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique

La Princesse de Lieven prie Monsieur le ministre de l’instruction publique d’agréer ses excuses et ses regrets de ce qu’elle n’a pas pu profiter hier de l’invitation qu’il a bien voulu lui adresser. Son deuil l’empêche d’aller dans le monde. Elle a été très sensible au souvenir de M. Guizot et lui offre l’assurance de ses sentiments distingués.

Jeudi 21 janvier 1836

Auteur : Bertin de Veaux, Louis François (1771-1842)
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Pour éviter tout caractère politique, je ne suis pas en nom dans l'entreprise et je n'y peux jamais paraitre. Aussi je vous prierais, Monsieur, de vouloir bien regarder comme confidentielle cette lettre que j'adresse plus tôt à Monsieur Guizot qu'au ministre de l'instruction publique.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Monsieur Guizot Ministre de l’instruction publique
Si vous n’êtes point à Neuilly où Sir Robert Peel a l’honneur de dîner aujourd’hui, voulez-vous Monsieur lui procurer l’occasion de faire ce soir chez moi votre connaissance à laquelle il attache un très grand prix. Je ne serai chez moi qu’après 9 h 1/2 puisque je dîne chez le Conte Pahlen. Si vous avez un moment à perdre vous le dépenserez très bien avec un homme très digne d’être connu de vous.
Ayez l’assurance de mes sentiments les plus distingués. D. Lieven
Mercredi 5

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
Ce n'est que dans cet instant, monsieur, que j'apprends l'affreux malheur qui vous a frappé. Parmi tous les témoignages de sympathie que vous allez recevoir au milieu d'une si grande infortune, me pardonnez-vous la vanité de croire que mon souvenir sera quelque chose pour vous ? J'ai acheté chèrement le droit d'entrer plus qu'aucun autre dans vos douleurs. Je cherchais des malheureux quand le ciel m'a si cruellement frappée. Si votre cœur en cherche à son tour, arrêtez votre pensée sur moi plus malheureuse cent fois que vous, malheureuse au bout de deux ans comme je l'étais le premier jour, et, à qui Dieu a cependant envoyé la force de supporter ses terribles décrets. Monsieur, vous m'avez bien occupée pendant vos longues angoisses. Aujourd'hui je regrette de n'avoir pas le droit de vous offrir autrement que par écrit l'expression de ma plus vive, ma plus tendre compassion et, permettez-moi d'ajouter, de ma plus sincère amitié.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Votre billet, Monsieur, m’a bien vivement émue. Je redoute & désire un entretien avec vous. Mandez-moi le jour & l’heure, où vous pourrez venir chez moi j’aurai soin de m’y trouver et d’être seule. Disposez de ma matinée. Nos malheurs, Monsieur, me semblent former un lien bien puissant entre nous.
Apprenez-moi à trouver des forces dans mon propre [?] Quelle charité vous me ferez ! Toutes les paroles de votre billet sont entrées, gravées dans ma pensée. Elles m’ont fait du bien. Il y a donc quelqu’un qui conçoit mes douleurs ! Adieu, Monsieur, mille amitiés sincères.

D. Lieven
Lundi 20 février

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Vous ne m’avez pas laissé. le temps ou bien je n’ai pas su le prendre, de vous dire hier Monsieur combien, j’ai été touchée de votre visite. Je sais que vous allez peu ou point dans le monde Je n’ai pas besoin de vous répéter pourquoi votre société a pour moi plus de prix que toute autre ; mais je voudrais que vous vous en rappelassiez plus souvent. Je suis arrivée à une époque d’anniversaires affreux. Je cherche de la sympathie, je cherche aussi de la distraction. Vous êtes homme, vous êtes fort. Moi, je suis faible, bien faible. Pardonnez-moi d’oser ainsi vous entretenir de moi. Mais il me semble voir que je vous inspire un peu d’intérêt. Venez me le montrer plus souvent. Je sais bien peu me faire comprendre si vous ne vous êtes pas aperçu du plaisir que me donne votre présence.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Princesse

Le guignon poursuit décidément notre promenade au Jardin du Roi. La discussion du budget de l’instruction publique, que j’attendais hier ne viendra que demain. Je ne puis me dispenser d’y être.
Il y a là un passé qui me regarde encore. Voulez-vous permettre et la princesse de Schomberg aussi, que nous remettions notre course à samedi ? Ce jour-là, jour des pétitions, je suis à peu près sûr d’être libre. Je suis désolé de ce nouveau dérangement. Mais il n’y a pas moyen. Vous avez vécu au milieu des servitudes du gouvernement représentatif. J’aurai l’honneur d’aller vous offrir, avant samedi, mes excuses et mes tendres respects.
Guizot
Mardi 6 Je m’aperçois que très étourdiment encore je vous propose samedi qui est le jour de la fête de Versailles. Mille et mille pardons. J’irai vous demander de fixer un autre jour. Décidément cette promenade devient une entreprise dont il faudra venir à bout, à force d’adresse, & d’énergie.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Je suis tout à fait désolée, Monsieur de ce que notre partie n’a pas lieu aujour je ne regrette pas d’hui le jardin des plantes, mais j’avais idée de passer quelque moments avec vous, il Ne m’en reste peu pourriez-vous pas passer chez moi, avant de vous rendre à la Chambre au jourd’hui ou demain dès 1 1/2 ma porte vous sera ouverte. Vous me pardonnez n’est-ce pas de vous traiter si familièrement. Mille amitiés sincères.
D. Lieven

[Monsieur Guizot]

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Je vous demande, Monsieur, de me faire le grace de venir chez moi ce soir entre 9 & 10 h. Si cela vous est possible. Veuillez seulement me faire dire oui ou non par le porteur. Ne m’interrogez pas sur le motif qui me fait désirer plus particulièrement de vous voir aujourd’hui. Mais venez je vous en prie.

Vendredi 16 juin 1837

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Dimanche 18

Vous n’êtes plus seule... ah Monsieur ces paroles résument le reste de ma vie ; si elle devait finir aujourd’hui Je vous bénirai pour m’avoir accordé la douceur de les entendre car je vous crois. J’ai besoin de vous croire. Votre regard ne me trompe pas. Votre voix porte la conviction dans mon cœur. Si j’en ai la force, j’irai à l’église ce matin. Je veux remercier Dieu du bonheur qu’il m’envoie, avec quelle ferveur, je l’en ai déjà remercié hier soir, ce matin ! Adieu, monsieur voici une triste journée, mais je ne suis plus seule. J’ai une lettre de Londres ce matin.
Le Roi ne peut plus se faire comprendre. de faibles indices font que la reine pense appellerait le duc de Wellington.
Voici votre billet, je rouvre le mien. Fais-je bien de vous l’envoyer ? Je vous l’ai dit, je vous le répète. Il me semble que je vous dis toujours plus que je ne devrais vous dire.
Non, Monsieur, j’ai mal dormi ; mais je ne m’en plains pas. J’ai pensé et pour la première fois ce n’était pas des pensées de désespoir. à demain 1 heure

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Avez-vous mieux dormi, Madame ? Je regrette qu’il soit trop matin pour aller m’en informer moi-même, mais je veux le savoir avant de partir. Je pars à midi et demie si vous êtes souffrante, fatiguée, abattue, ayez recours à la Princesse de Schönberg. Il me semble qu’elle réussit à merveille à vous relever. Demain, je réclamerai pour moi-même... me permettez-vous de dire ce droit ?
Mille tendres respects Guizot Dimanche 17. 9 heures.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Voici la lettre de la Reine, de Hanôvre. Vous voulez lui répondre ce matin. Je l’ai lue avec intérêt, presque avec émotion. J’aime ceux qui vous aiment. On m’aurait bien étonné il y a un an si l’on m’avait dit que je ne penserais pas à la Duchesse de Cumberland sans un sentiment affectueux. Je voudrais que d’ici à un mois il vous arrivât de tous côtés, tous les jours, des lettres amicales, des impressions douces. Ce temps sombre, cette pluie me déplaisent plus qu’à l’ordinaire ; j’appelle le soleil, un beau ciel, un air suave, la verdure sous vos fenêtres, le printemps avec toutes ses distractions brillantes & pénétrantes.
Je me dis que l’un dernier à pareille époque, vous étiez bien plus triste. Vous étiez seule. Mais j’ai beau me dire cela. Je ne m’en contente pas. Je ne me contente de rien pour vous. Peu m’importe que votre fardeau ait été allégé ; tant qu’il pèse encore sur vous, tant que je vois, en vous abordant, en vous quittant une si profonde, tristesse établie dans vos yeux, il me semble que vous n’avez rien gagné, que je n’ai rien fait, que je pourrais que je devrais faire davantage, et votre peine devient presque pour moi un remords.
Je vous l’ai dit: sur un point un seul point, mon ambition est sans limites ; rien ne lui suffit, et tant que quelque chose me manque, tant que je n’ai pas que je ne fais pas tout ce que je voudrais, je ne sais pas me résigner, je suis mécontent et agité. Je l’étais hier je le suis aujourd’hui ; je le serai toutes les fois que je ne verrai pas l’impression douce dominer dans votre âme par dessus les impressions douloureuses, les envelopper, les calmer et sinon les guérir, ce qui ne se peut pas, ce qui ne se doit pas, du moins les couvrir d’un baume rafraîchissant. Vous le savez; j’ai toutes les prétentions du manteau de Raleigh. Mais il faudrait que le manteau de Raleigh fût toujours là, sous vos pieds, sur vos épaules.
C’est trop aussi de vouloir que l’absence fasse ce que la présence continuelle pourrait à peine espérer. Je le veux pourtant et je ne puis pas m’empêcher de le vouloir. Savez-vous pourquoi? c’est que je sens en moi tout ce qu’il faut pour réussir, oui, tout. Il manque beaucoup à ce que je fais mais il n’y manquerait rien, rien si je faisais tout ce que je puis tout ce que je sens. Adieu. Adieu. Samedi 24 10 heures

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Je serai chez vous à 2 heures plutôt avant qu’après, pour vous voir un moment avant de monter en voiture.
Adieu. Je devrais non seulement finir, mais commencer toujours par là. Vendredi 11 h. 1/2

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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N°1 Abbeville, samedi 1er juillet 7 h. du soir

J’arrive dans cet instant bien fatiguée. J’ai faim, j’ai sommeil mais je ne puis ni manger ni dormir avant de vous avoir remercier de ce bon billet, de ces bonnes connaissances que vous m’avez fait faire. j’ai tout dévoré. J’ai cherché l’histoire, le roman, c’est là ce qu’il me fallait d’abord. Il y a trop peu de cela, mais comme le peu qu’il y a m’a émue. J’ai couru ensuite après les dates. J’ai cherché à me rappeler ce que je faisais à pareil jour. Enfin, j’ai eu toute les émotions du monde. Elles n’ont pas toutes été douces. Ah mon Dieu, que j’ai peu d’esprit à côté de ces esprits là ! J’en ressens quelque embarras. Et puis je me dis qu’il y a autre chose qui compte, et je me rassure.
Monsieur je devais commencer par vous conter hier. Votre billet porte la date de 6 heures. Je ne l’ai vu qu’à 9. Mais à 6 heures je passais devant votre porte ; un embarras de voitures dans la rue parallèle à la vôtre ayant forcé mon cocher de prendre de votre côté pour me mener chez lady Granville. J’ai été bien contente d’elle. Elle m’a répété " you are safe." Je fus dîner chez Mad. de Flahaut, mais matériellement dîner & bien vite, & puis chez moi des affaires, des arrangements à prendre. Il se trouve que je n’avais pensé à rien, que je n’avais donné aucun ordre, quand tout était à commencer lorsque tout devait être fini. Voilà cette bonne tête, qu’on appelait comme cela jadis ! J’ai été excédée à 10 heures je me suis couchée sans pouvoir. dormir. À 6 heures j’étais en voiture & dans la rue de Luxembourg déjà j’avais ouvert le paquet je lisais et je n’ai pas fait autre chose jusqu’ici, excepté de une à trois heures où j’ai fermé les yeux, je ne sais si j’ai dormi, si j’ai rêvé, je ne puis trop expliquer cela, & je ne veux pas m’étendre sur cette partie de ma journée. Ma voiture est douce je m’y trouve bien, il me semble que je ne me trouverai bien que dans ma voiture mon courrier entre dans mes goûts il me fait avancer rapidement et cependant avancer c’est m’éloigner mais j’ai hâte de le faire. On dirait que cela me fera revenir plus tôt.
Adieu Monsieur. Je serai couchée à l’heure où je revenais de Chatenay, il y a huit jours. Je crois que je dors déjà. Pardonnez-moi, Monsieur, cette sotte lettre. Vous n’en aurez pas de plus élégantes jusqu’à ce que je sois settled en Angleterre. Je vous promets des nouvelles, mais jusque là seulement, ma plus tendre amitié.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°2 Dimanche 2 juillet 10 heures du soir

Je rentre de ma promenade solitaire. Il n’y a presque plus personne à Paris, et je ne vais pas chercher ce qui y reste. Le bonheur, les affaires ou la solitude. C’est un blasphème de placer ces trois mots l’un à côté de l’autre. Le bonheur ne doit jamais être nommé que tout seul ; rien ne lui ressemble. Mais sans bonheur, et à défaut des affaires, j’aime bien mieux la solitude que le bavardage des indifférents. Je sais qu’on ne la supporterait pas longtemps, que l’âme s’userait vite à vivre ainsi à ses propres dépens et de sa seule substance. Mais finir seul sa journée se promener deux heures sans rien regarder, sans rien dire, n’entendant que le bruit de ses pas n’écoutant que cette voix intérieure qui nous entretient de notre passé ou de notre avenir, c’est assez doux. Dans les affaires mêmes, un peu de solitude est bonne ; il faut un moment chaque jour, secouer tous les jougs ne relever que de soi-même, permettre à sa pensée cette liberté insouciante qui lui conserve seule toute son originalité et sa grandeur. Gouverner n’est pas labourer. On s’hébête à avoir toujours la main sur la charrue et l’oeil sur le sillon. C’est un grand vice de notre organisation politique en France que ce travail incessant, ce défaut absolu de loisir auquel nous nous sommes condammés. A faire un tel métier, on se sent devenir machine soi-même et on tombe bientôt au dessous de sa tâche pour n’avoir pas su ou pu, de temps en temps, la laisser là et n’y plus songer. Je vous assure Madame qu’au milieu des plus pressantes affaires, une heure de conversation avec vous n’importe sur quoi serait, tout plaisir à part, le régime le plus sain du monde. à la vérité, ce n’est pas là de la solitude.
Lundi 3. 10 h du matin. Voilà votre lettre d’Abbeville. Je ne serai pas seul aujourd’hui. Que vous êtes aimable! Je voudrais vous le dire à mon plein gré. Mais je n’en ferai rien. Cette lettre n’ira cependant pas par la poste ; elle vous sera portée par le jeune homme dont je vous ai parlé, M. Nettement, qui va passer trois semaines en Angleterre et vient de me dire qu’il partait demain. Un moment, il m’a semblé que dans cette confiance, je vous parlerais comme nous nous parlions ici. Cela ne se peut ; j’y renonce. Ces mains étrangères, quelque sûres qu’elles soient
Ces chances lointaines, inconnues, tout cela refoule dans le cœur les choses qui auraient le plus envie d’en sortir. Il y a un degré de vérité, de liberté, qui ne souffre aucune entremise. C’est déjà trop quand on est ensemble, que la nécessité de rédiger ses sentiments en phrases et de les envoyer à deux pas en entendant le bruit de sa voix. L’âme ne passe jamais tout entière dans cette manifestation extérieure, et au moment même où elle parle, elle aspire. Surtout à être devinée dans ce qu’elle retient. Je ne sais lequel de nos poètes pour peindre la conversation. intime de deux amants a dit :
Cachés, et se parlant tout bas, quoique tout seuls. Il savait ce que c’est que l’intimité.
A tout prendre cependant, je me sens un peu plus à l’aise par M. Nettement que par la poste. Je lui remets donc cette lettre. Si vous êtes encore à Londres quand il en partira, il ira vous demander vos ordres pour moi. Vous pouvez les lui donner en sûreté. J’étais sûr que les volumes vous plairaient beaucoup. Si je n’en avais été sûr, je ne vous les aurais pas envoyés. Je ne déteste rien tant que la profanation d’un souvenir. A présent, quand vous reviendrez (car vous reviendrez) je vous parlerai librement de ces deux nobles créatures qui ont tenu tant de place dans ma vie. Il n’y a jamais eu, entre elles et moi, cinq minutes de roman. Je m’éprise le roman. Il a la prétention de surpasser la réalité et il lui est bien inférieur. L’amour vrai l’admiration vraie le dévouement vrai sont très rares, c’est pourquoi les gens qui ne s’y connaissent pas les appellent romanesques. Ils ne le sont pas du tout ; ils sont au contraire, quand ils existent tout ce qu’il y a de plus simple de plus positif, de plus pratique. Seulement il ne faut pas s’y tromper et prendre pour les sentiments-là, les fantaisies qui s’en attribuent le nom. Les feux follets qui traversent l’air s’appellent aussi des étoiles ; mais ils n’en ressemblent pas d’avantage aux étoiles véritables, et celles-ci n’en sont pas moins hautes et fixes parce que des traits de flamme apparente courent et brillent un moment dans les régions inférieures de l’atmosphère. Pourquoi vous parlerais-je aujourd’hui d’autre chose? J’ai le cœur joyeux et profondément indifférent à tout ce qui n’est pas ma joie. J’attendais votre première lettre avec une inexprimable impatience. J’avais soif de rentrer par ce simulacre, en possession de nos longs et doux entretiens. Dans une charmante habitude la première interruption a quelque chose de très amer. L’âme se précipite pour ressaisir le fil qui lui a échappé un moment. Adieu, dearest Princess. Soignez-vous comme vous me l’avez promis. Je serai charmé que vous me donniez des nouvelles ; mais sachez bien que j’aime infiniment mieux autre chose.
Adieu. Adieu. Guizot Je suis obligé de rester deux ou trois jours de plus à Paris. Moi aussi, j’ai négligé mes affaires et comme il y en a qui intéressent mes enfants je veux les faire avant de partir. Remarquez mon cachet. C’est celui dont je me servirai habituellement.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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2. Boulogne midi dimanche 2 juillet 1837

Vous voyez comme je cours Monsieur. C’est superbe, et puis c’est insupportable car j’arrive et le bateau à vapeur est parti il y a deux heures. Il faut patienter jusqu’à demain 9 heures ! Soyez assez bon pour un faire passer le temps. Causons un peu et nous pouvons le faire bien commodément. Mon appartement est bien tranquille, pas le moindre bruit. Cela me fait une nouveauté après la bruyante rue de Rivoli. J’ai la vue de la mer de cette mer que j’aime tant & que vous connaissez si peu, & que je vous prie d’aller regarder pour me faire plaisir en descendant de voiture tout à l’heure j’ai senti une main saisir la mienne. Cela m’a donné une palpitation involontaire. C’était celle de lord Pembroke. Il ne valait pas la peine de m’agiter. Comme vous n’êtes pas femme, vous ne comprenez pas les bêtises que je vous dis là.
J’avais reçu en partant de Paris une lettre de mon mari. Je l’avais oubliée. Je l’ai ouverte aujourd’hui. Il m’écrit du 15 juin. Je me sens bien triste aujourd’hui. Je ne l’ai jamais été autant. Monsieur ces paroles dites ce jour là m’ont bien frappées.
4 h. Je viens de dîner, & j’ai reçu quelques visites. J’ai fait parler lord Pembroke, il a quitté Londres hier les Torys sont découragés, toutes les faveurs de la reine sont pour les Whigs. Lord Melbourne passe tous les jours deux heures de la matinée avec elle. Toutes ses idées sont accueillies. On ne dit rien de l’esprit et des opinions de la reine. On dit seulement qu’elle sait haïr, mais c’est bien quelque chose à 18 ans ! Elle veut à toute force chasser l’amant de sa mère. Elle le fait magnifiquement. Elle donne au chevalier Conroy trois mille lires sterling de pension pour qu’il s’en aille. Lord Pembroke s’est avisé de me parler aussi de french politics, il me dit : " Nous autres Torys nous n’avons qu’un vœu, c’est de voir M. Guizot aux affaires."
Mais monsieur ce n’est pas de politique que je veux vous parler, Je cherche... C’est de musique. Vous savez comme Je l’aime cette musique ! Comme elle m’enivre, comme elle me plait. Et bien, je l’entends, je la sens. Je n’ai pas lu aujourd’hui. j’avais trop lu hier, j’en ai mal aux yeux mais j’ai pensé à ce que j’avais lu j’ai trouvé des paroles qui m’ont été répétées. " Le paradis sur la terre." Il venait donc d’elle ? Et c’est avec elle qu’il était trouvé !
8 h. Je vous demande pardon Monsieur de vous parler à tort et à travers de tout ce qui me vient dans la tête. Quel début de correspondance et cependant, vous voyez bien que je ne vous dis rien, rien de ce que je voudrais dire. Je n’aime pas la contrainte. Je n’aime pas les souliers étroits ; un ruban qui me serre, & bien je n’aime pas plus les lettres que je vous écris, comment n’ai-je pas pensé à cela en m’engageant dans cette correspondance ? Dites Monsieur ne vaudrait-il pas mieux la laisser-là ? Hier & aujourd’hui ont été bien mal. C’est à dire bien maladroite. cela va vous fâcher, & je me sens toute humiliée d’avance de cette fâcherie.
Adieu Monsieur, adieu. C’est mon dernier mot de cette terre de France dans quelques heures je trouverai des émotions terribles. Ces pensées me font frémir. Le manteau de Raleigh (je crois que c’est le nom/ sera-t-il assez puissant ? Ah Monsieur j’ai le cœur brisé. Pensez à moi, prenez pitié de moi, je suis bien malheureuse. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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3. Boulogne, 9 h du matin.
Lundi 3 juillet

La marée n’arrive pas, je suis toute impatiente de placer la mer entre la France et moi. J’espère retrouver un peu de calme en Angleterre. J’en ai grand besoin. Il me semble que j’ai la fièvre. Ah monsieur, que je voudrais vous parler, vous écouter, vous mettriez mon esprit en ordre. Que d’idées s’y pressent. Tant de douleurs, tant de joie, tant d’incertitudes sur mon avenir. C’est un chaos ; mon cœur n’y suffit pas. Il est si plein, si plein. J’attends le Capitaine, dans 10 minutes je m’embarque. Je resterai sur le pont. Je regarderai, cette France tant que mes yeux pourront regarder.

Londres mardi 10 h. du matin, J’ai fait un passage superbe, deux heures et demie. J’ai pris quelque chose a Douvres, et puis je suis venu sans m’arrêter à Stafford house. J’ y étais à onze heures hier soir. Il y avait un grand dîner tous mes english friends de la couleur Whig. Lord Grey à la tête. Ils s’étaient lasser de m’attendre ; en sorte que je n’ai plus trouvé que la famille de la Duchesse, M. Ellice, mon fils. Il ne m’attendait plus. Il allait partir. Je l’ai rencontré sur ce magnifique palier avec cette belle Duchesse et un groupe de douze personnes. Tout cela m’a accablé. J’ai embrassé le Duc, croyant embrasser mon fils. Mes jambes ne me soutenaient pas. La fatigue, les battements de mon cœur en entrant à Londres, tout ce qui le remplit mon cœur ! tout cela m’avait étourdie. On m’a fait causer, on m’a même fait rire, on m’a servi à souper à minuit, on m’a mené dans mon appartement, mon fils est resté jusqu’à une heure. Il a bien de l’esprit, et il m’aime, c’est du bonheur pour moi de me retrouver avec lui.
Je me suis couchée sans pouvoir m’endormir. J’ai entendu l’horloge de St James sonner toutes les demi heures. Mon âme était si agitée ! Je viens de me lever, & je viens à vous Monsieur. Je vous ai fait un récit bien sec de ma journée d’hier. Je n’ose pas me livrer à la douceur de vous décrire mes sensations. Cela m’entraîne, cela m’égare je ne saurais où m’arrêter ; je dirais trop peu, je dirais trop. Avant de m’embarquer hier. Je me suis jetée à genoux. J’ai invoqué Dieu. Je lui ai si souvent demandé de me laisser mourir. Hier je l’ai prié de me laisser vivre ; de me conserver ce cœur que j’ai trouvé. Il y avait du trouble et cependant tant de passion dans ma prière, et de tristesse & de douceur.
Le temps a été magnifique ; la mer calme. Je vous ai dit que pour éviter le mal de mer il faut regarder la ligne de l’horizon. Je l’ai regardé tout le temps. Mon horizon c’était la France. Cette ligne blanche que mon œil apercevait encore presque au moment d’entrer dans le port de Douvres. Et puis quand on m’a dit que nous arrivions, je me suis retournée de l’autre côté et mes yeux se sont remplis de larmes. Cette île où j’ai été si longtemps heureuse d’un bonheur si pur, si doux, si calme. Je la revoyais donc toute pleine de tant de souvenirs, & rien J’ai regardé rien pour mon cœur ! tout avec calme, je crois. Quelques habitants du lieu attendant sur le bord m’ont reconnue. J’ai été accablée de soins, de prévenance, pas un embarras. Je leur ai si longtemps appartenu que toutes les difficultés s’aplanissaient devant mon nom. Il y avait du cœur dans cet accueil ; dans les auberges sur la route on m’apportait des fruits, des fleurs. Il n’y manquait que les couplets mais John Bell n’en fait pas ! J’entendais répéter mon nom ; moi même il me semblait que j’ y avais été la veille. Rien ne m’étonnait. Je rêvais, je regardais tranquillement en beaux paysages. Deux ou trois fois seulement à la vue de ces ravissants cottages, bien ornés, entourés de beaux ombrages, tapissés de fleurs, avec les beaux enfants jouant sur le gazon, j’ai senti comment on peut être heureux. Et les plus profonds soupirs sont sortis de mon triste cœur. En approchant de Londres la nuit était venue. Je la voulais. En plein jour je n’aurai pas supporté cette vue. Londres éclairée ne me rappelait rien qui peut faire faiblir mon cœur. Je n’ai donc pas pleuré mais j’étais en rêve, vous savez Monsieur tous mes rêves. Vous me l’avez dit & je vous crois. Vous me devinez, vous savez, vous comprenez tout ce que je pense. Continuez Monsieur à penser tout ce que je pense !
Quelle lettre Monsieur, c’est moi, toujours moi dont je vous parle. Je vais vous ennuyer. D’après le peu qu’on m’a dit hier au soir le règne des Whigs est parfaitement assuré. Ils disent éternel. Je saurai beaucoup aujourd’hui ce qui fait que vous saurez beaucoup demain. Dans ce moment je n’en puis plus; je suis accablée de fatigue. Adieu Monsieur. Adieu, ne m’oubliez pas.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°3 Mardi 4 Juillet
Princesse

Ni moi non plus, je n’aime pas les souliers étroits. Vous pouvez vous en apercevoir. à dire vrai, et vous me passerez le terme, ce qu’il y aurait de plus agréable, ce serait de marcher pieds nus. Mais comme cela ne se peut, comme il faut avoir des souliers, je les aime mieux étroits que de ne pas marcher du tout. Y pensez-vous de me demander s’il ne vaudrait pas mieux laisser-là notre correspondance ? Madame on ne laisse pas comme on veut ce qu’on n’a pas pris parce qu’on le voulait. J’ai bien mis quelque chose du mien dans ma propre destinée ; et pourtant ce que j’y ai mis est bien peu à côté de ce qui m’est venu d’en haut... oui d’en haut, sans que je le demandasse et quand je n’y songeais pas. J’ai joui très vivement du bonheur. Le bonheur perdu, le vide est resté tet qu’il s’était fait ; je l’ai senti tous les jours sans chercher à le combler. Quand je l’aurais voulu, je ne l’aurais pas pu. Nous sommes, vis-à-vis de notre cœur malade, comme les Danaïdes vis-à-vis de leur tonneau ; ce que nous y mettons nous-mêmes ne le remplit pas. A une main plus puissante et plus riche il appartient de fermer l’abyme et d’y verser de nouveaux dons. Irons-nous, s’il lui plait de s’étendre avec bonté sur nous, irons-nous retuser son bienfait ou disputer sur le prix ? Non, Madame, non, il faut accepter, et jouir, et payer aussi cher que celui qui donne l’exigera. Vous allez retrouver, vous aurez retrouvé, quand cette lettre vous arrivera, de déchirants souvenirs ; mais tout déchirants qu’ils sont, à coup sûr vous ne voudriez pas les arracher de votre âme, vous ne voudriez pas ne pas avoir possédé les nobles enfants que vous avez perdus.
Un homme qui honorerait, il y a bientôt 200 ans le pays où vous êtes, le Duc d’Ormond, l’ami de Charles 1er disait, à la mort de son fils le comte d’Ossory tué en duel par le Duc de Buckingham. " Jaime mieux, mon fils mort que tout autre fils vivant. " C’est ce que je dis tous les jours du mien, et vous des vôtres; et nous aimons mieux ces maux, ces joies et ces douleurs inséparablement unis et confondus, que toute autre vie qui ne serait pas nous et ceux que nous avons aimés. Et si un beau jour se lève encore sur notre horizon, si une douce musique comme vous dites, vient encore frapper notre oreille, nous l’accueillerons nous en jouirons avec transport, qu’elles que soient les lacunes et les chances que la Providence y voudra attacher. En tout cas je réponds du manteau de Raleigh. C’est à vous, Madame, de me dire si vous croyez à sa puissance. N’ayez du moins à ce sujet que des émotions douces. J’ai le droit de vous le demander. Et puis, ne pensez jamais le moindre mal du 15 juin. Et puis encore écrivez-moi toujours comme vous m’avez écrit d’Abbeville et de Boulogne, dites-moi, taisez-moi tout ce que vous voudrez. Je jouirai des paroles; j’aurai foi au silence. Je vous défie d’inventer dans votre esprit, de trouver dans votre cœur de femme, quelque chose que je ne comprenne pas, si tant est que je ne l’ai pas devancé.
Mercredi 5 Je n’ai pas de lettre aujourd’hui. Je n’en espérais pas. Demain, j’y compterai. Je passe mes matinées d’une façon utile j’espère, mais bien monotone. Tout ce monde qui part, les députés surtout, viennent me dire adieu. Et la même conversation recommence avec chacun. Que le cercle où vivent la plupart des hommes est éteint et pauvre ! J’en suis toujours frappé à la fin d’une session. Ils sont tous épuisés, exténués d’esprit et de cœur. Ils ont évidemment dépensé, et au delà tout ce qu’ils avaient d’idées, de volonté, de force. Ils se traînent, ils baillent ; ils ont hâte d’aller se coucher et dormir. De toutes les conditions de la supériorité et de la puissance, l’activité, l’activité inépuisable est peut-être la première. J’ai beaucoup vécu avec le Maréchal Soult ; nous avons été près de trois ans ministres ensemble ; et pendant ce temps, j’ai vu tomber. l’une après l’autre devant moi toutes les qualités qu’on lui attribue ; il n’a ni esprit de suite, ni jugement sûr, ni vraie finesse d’intelligence, ni capacité efficace, c’est un grossier brouillon, un bizarre mélange du Gascon et du Barbare. Mais il est inventif, actif, infatigablement actif d’esprit, de corps, de volonté ; il projette, il combine, il trame, il pousse, il remue sans relâche. Il est important, il le sera toujours. Je doute qu’il y ait désormais grand chose à tirer de lui, mais son activité encore plus que son nom, lui donne une force avec laquelle tout le monde doit compter. Rien de nouveau d’ailleurs au milieu de ce décampement général. Ce que je sais de plus divertissant à vous mander, c’est la goutte de M. de Salvandy. Il avait l’autre jour un grand dîner, de la bonne compagnie des femmes, M. et Mad. Molé, M. Pasquier, Mad. de Boigne & & La goutte l’a pris : quand on est arrivé pour dîner, il n’avait pu quitter sa chambre ; M. Molé l’a remplacé à table ; et au sortir de table en rentrant dans le salon, tout ce beau monde a trouvé M. de Salvandy étendu sur un canapé, et faisant du soin de son immobilité, les honneurs de sa maison. Les mauvaises langues vont jusqu’à dire qu’il était là, en magnifique robe de chambre, un bonnet grec sur la tête en Sultan malade. Mais je n’en crois rien.
Savez-vous ce que je fais aujourd’hui? Je vais dîner à Chatenay. Cela me plaît-il ? Cela ne me plait-il pas? Je ne sais pas bien. Je vous le dirai après. Mad. de Boigne m’a écrit avant-hier. Enfin j’y vais. Mon départ est encore retardé de trois jours, jusqu’à lundi. L’envoi de 6 ou 7000 volumes à la campagne en est la cause. Adieu, Madame Certainement, j’irai m’asseoir au bord de la mer. Vous voulez que je la regarde. Je crois que je regarderai au delà. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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3. Londres le 5 juillet 1837,

Je commence à trouver qu’une lettre eut pu m’arriver déjà. Je vous la demande Monsieur. Je ne sais pas si depuis vendredi vous avez pensé à moi.
Ma journée a passé hier comme un instant, je vois bien que c’est le matin, qu’il faut que je vous écrive, car dès 1 heure je suis envahie, & minuit arrive sans que j’aie eu un instant de solitude. Vous allez être ennuyé des détails, mais vous me les avez demandés. Lord Grey deux grandes heures ! Le prince Esterhazy, Pozzo, Dedel (ministre de Hollande) Lady Flarrowby, Lady Carlisle, la duchesse comtesse de Sutherland, M. Granville jusqu’à 6 heures. Je montai alors en calèche avec la duchesse de Sutherland. Nous voulions faire le tour de Hyde park, mais nous n’avions pas fait deux cents pas que je me trouvais mal. Elle me ramena.
La vue de Londres est terrible pour moi. Je puis bien y être, mais non y regarder. Mon fils vient à 6 1/2. Je ne peux le voir à mon aise que pendant ma toilette à huit h. 1/2 on dîne : c’est détestable. Nous fûmes seuls, il n’y eut que lord Harrowby, & lord Grey & lord Morpeth, grand radical, excellent homme. Mes amis Torys ignorent encore mon arrivée. J’en suis bien aise. Je me sens si fatiguée que je n’ai plus de quoi leur montrer de la joie de les revoir. Cela viendra aujourd’hui & demain.
Au milieu de tout cela avez-vous pensé à Paris madame ? Oui monsieur, j’y ai pensé, toujours pensé.
Le contraste est grand mais je vous ai dit qu’il fait sur moi l’effet des ressemblances. Ah à propos, en montant dans l’appartement où se tient la duchesse le matin, le premier objet qui frappe ma vue est la gravure de M. Guizot ! Jugez ma surprise. Je me suis arrêtée. J’ai fixé mes yeux sur vos yeux.
Je vis ici dans une atmosphère très ministérielle ce qui fait que je ne m’avise pas d’avoir une opinion quelconque sur ce qui ce passe il est dans la nature des Whigs d’être très confiant. La Reine leur montre toutes les faveurs. Il est donc naturel qu’ils soient en pleine espérance, mais j’attends d’autres notions. Lord Grey se donne un grand mouvement pour faire entrer lord Durham dans le cabinet. Lui même lord Grey est aigre, mécontent, frondeur, & furieux d’être vieux. Je n’ai jamais rencontré personne qui convienne de ce chagrin plus naïvement que lui. C’est un vrai désespoir.
La voilà cette lettre. Quel plaisir qu’une première lettre, comme je lis vite, & puis comme je lis lentement, & puis plus lentement encore. Monsieur, que je vous remercie ! Il y a de hautes et nobles pensées dans les vers que me transcrivez, mais il y a une strophe un mot que j’aime plus que tout le reste. Nous avons découvert bien des ressemblances entre nous Monsieur. Mais il y a des impressions qui sont toutes différentes. Ainsi la poésie vous calme & vous élève. Moi elle m’élève bien ; mais si haut si haut que cela ressemble bien plus à du délire qu’à autre chose. Je la fuis donc la poésie. Je saurais lire sans danger il y a peu de temps encore. Aujourd’hui je la crains parce que je me crains. Monsieur je me connais bien, je voudrais bien vous expliquer ce que je suis, mais vous êtes si pénétrant, je n’en prendrai pas la peine. Cependant un homme sait-il bien comprendre le cœur d’une femme ? Je vous ai dit que j’en doutais quand il s’agissait de mes peines, qui doute bien plus pour le sentiment du bonheur. Il me semble que mon âme ne peut jamais suffire ni à la joie, ni à la douleur, que je vais mourir ou de l’un ou de l’autre par l’impuissance de les exprimer. Aujourd’hui j’étouffe ! Mais Monsieur de quoi vais-je vous parler ? Il y a presque du remord dans ce que je vous dis. Ici où une seule pensée devait m’absorber, je ne la retrouve plus distincte. Il y a un voile entre moi et mes malheurs. Toutes les circonstances passées sont devant mes yeux. Je me retrace tout, toute l’horreur de ces affreux moments. Et bien, Monsieur, aucune des sensations que ces souvenirs faisaient naître en moi il y a encore un mois, aucune ne m’atteint dans ce moment. Je ne pleure pas. Je ne me comprends pas. Il y a quelque chose qui m’arrête, qui me protège contre moi-même. Vous l’avez espéré pour moi, vous me l’avez prédit. Monsieur, quel bien vous m’avez fait ! Je vous en remercie à genoux.

Jeudi 6 juillet
Je renonce à vous raconter ma journée d’hier. Ma porte à été ouverte et mon salon n’a pas désempli depuis 1 heures jusqu’à 7. J’ai vu tout le monde Whigs, Tories, radicaux. Je sais les aimer tous. J’ai le cœur terriblement vaste. Vous allez me mépriser. Mais non Monsieur il ne faut pas faire cela. L’amitié me touche toujours de quelque part qu’elle ne vienne. J’aime tant être aimée ! Ces Anglais sont si sincères si simples dans l’expression de leur amitié. J’ai vu quelques yeux humides.
Oh pour le coup je ne résiste pas à cela. Mais j’étouffais matériellement, moralement, j’en recevais quelques uns dans le jardin, pour reprendre des forces. Enfin cela a fait un véritable levé. Je n’ai eu de tête à tête qu’avec lord Aberdeen, lord John Russell, lord Grey & lady Jersey. Tout le reste était cohue. Un immense dîner diplomatique. On m’avait donné la France pour voisin de droite. Cela m’a fait plaisir. Mais il est bien solennel M. Sebastiani & tout arrive bien lentement.
J’aime ce qui va vite. Si l’on tarde un peu à me répondre, je ne sais plus ce que j’ai demandé et cela m’est arrivé hier deux fois avec votre ambassadeur. Je trouve la diplomatie un peu en décadence. De mon temps, elle était un peu plus fashionable.
Jugez Monsieur qu’on me trouve bonne mine. Je ne comprends pas cela. J’ai été interrompue par une visite de deux heures de Lord Durham. Il a bien de l’esprit et il le sait. Il saisit et embrasse tout très vite. Il a le droit d’aspirer à beaucoup & à très haut. J’ignore si le droit se convertira en fait !
La Reine est tout à fait entre les mains de Lord Melbourne qui me parait user de sa position avec tact & intelligence. Il est plein de respect & de paternité pour elle. Elle a l’esprit ouvert, curieux, elle veut tout faire. Il n’y aura point d’intermédiaire entre elle et ses ministres. Elle travaille avec chacun d’eux. Elle s’informe, elle écoute, elle se fatigue à cela. On dit qu’elle en est maigrie ; sa santé est mauvaise. Elle ira fermer le parlement en personne. Elle fera à cheval la revue de l’armée, elle porte la plaque & le cordon de la jarretière. Elle veut faire tout, et tout de suite. On la contemple avec étonnement et respect. C’est un curieux spectacle à 18 ans !

Vendredi 7
J’eus hier matin encore une longue visite de Sir R. Peel, du duc de Wellington, lord Mulgrave, lord Grey, Pozzo. Je vous cite les têtes à têtes. Je ne veux pas vous ennuyer du reste. Peel est venu sur béquilles. Il a été en danger de perdre une jambe, & ceci était sa première sortie. Le duc est vieilli. Lord Grey est fort, bien avec l’un et l’autre. Il m’a dérangé hier. J’eusse aimé sa visite dans un autre moment. Il me semble qu’il se prépare ici bien de l’embarras. C’est lord Durham qui le créerait, mais je vous expliquerai tout cela une autre fois. Pour le moment lord Melbourne est tout puissant. Je fus dîner hier tête à tête avec lady Jersey. Il faisait encore jour lorsque je me rendis chez elle. J’ai fondu en larmes dans la voiture, mon pauvre cœur se brisait pendant un moment il n’y avait place que pour mes malheurs. Le bavardage de Lady Jersey m’a distrait, je la quittai de bonne heure pour aller voir lady Cowper qui revenait de la campagne, où elle était allé enterrer son mari. Elle se jeta dans mes bras en sanglotant. Il ne me faut pas de pareilles scènes. Aussi ne puis-je pas y tenir plus d’un quart d’heure. Je rentrai à 10 h. pour m’enfermer chez moi. Je me couchai. Mon fils vint me trouver encore, je n’avais pas pu le voir de tout le jour. Nous causâmes beaucoup ensemble de mon plus prochain avenir. Il se complique singulièrement.
J’ai reçu hier une lettre de mon mari qui me fait croire qu’au lieu de Kazan, c’est à Carlsbad qu’il va se rendre seul, pour sa santé ! Il cherchera surement à me donner un rendez-vous. Et ce que je désirais le plus vivement il y a quelques temps je le redoute aujourd’hui comme si cela devait finir ma vie. Monsieur, je me suis créé la plus grande félicité ou le plus grand malheur de mon existence. Je l’ai senti en me livrant au seul sentiment qui peut désormais la remplir. Dieu l’a mis dans mon cœur. Pourrait-il si tôt me livrer au désespoir ? C’était mon paradis à moi, je ne pouvais en avoir d’autre sur la terre. Que j’en ai joui ! Monsieur ma pauvre tête s’en va quand je pense à cet avenir qui peut être si beau ou si horrible. Puis-je vouloir du bonheur à tout prix ? C’est à vous que j’adresse cette question.
Dans ce moment on me remet une lettre & une carte de visite, laissés ici hier au soir par un voyageur. Je n’y étais pas lorsqu’il a passé. Il a promis de revenir ce matin, la matinée me paraîtra longue, éternelle jusqu’à ce que je le voie ! Quelle bonne, quelle douce surprise. Y aura-t-il beaucoup de voyageurs ? Comme je vais regarder celui ci avec tendresse.
Pendant que je vous écrivais ou m’a annoncé cette femme dont je vous ai parlé. Celle qui a vu naître & mourir les enfants, & que je n’avais plus revue depuis le lit de mort de mon Arthur ! Ah Monsieur quelle horrible souvenir ! Il dort en paix cet ange & moi je suis encore sur la terre pour pleurer. Je l’ai vue cette femme Nous avons confondu nos larmes. Le petit chien n’y était pas, il viendra un autre jour, il me fera pleurer aussi. Je n’ai pas tenu au delà de dix minutes. Je reviens à vous, dites-moi quelque douce parole Monsieur, consolez mon pauvre cœur. Adieu, quelle longue lettre !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°4 Vendredi 7. 11 heures du matin.

Vous voilà à Londres. Et vous avez été, en y arrivant bien émue, mais pas bouleversée pas malade. J’en tremblais. Et il est si triste de trembler de loin ! Je sais ce que c’est de trembler de près, de voir souffrir à côté de soi, d’assister minute par minute aux douleurs du corps et de l’âme. C’est affreux. Et pourtant il reste toujours au fond du cœur je ne sais qu’elle foi dans la puissance de l’affection qui vous persuade que, même sans y rien faire, vous soulagez, en les ressentant, en les voyant, les souffrances d’un être chéri. Et il y a du vrai dans cette foi, car enfin, un mot, un regard. une chaise rapprochée, une main pressée, C’est quelque chose, c’est beaucoup. Mais de loin, les plus douces paroles, les regards, les plus tendres, les plus ardents élans du cœur se perdent dans ce espace immense, vide, froid, qui vous sépare. J’ai toujours trouvé qu’on prenait trop aisément son parti de la séparation, qu’on n’en prévoyait jamais tout le mal. Quand on le prévoyait, quand on le sent tout entier, on a bien plus de mérite qu’on ne croit à y consentir, car on fait bien plus de sacrifices qu’il ne paraît. Le pauvre Brutus se trompait beaucoup s’il est vrai qu’il ait dit en mourant : " Ô vertu, tu n’es qu’un vain nom ! " Il faut que la vertu soit au contraire quelque chose de bien réel, car elle impose, et on accepte, pour lui obéir, de bien lourds fardeaux.
J’aime John Bull de vous avoir si bien reçue. Mais une autre fois, ne prenez personne pour votre fils. Comme à vous, les cottages de votre route me paraissent charmants, et j’y vois tout ce que vous avez pu y voir. Cependant. croyez-moi quelque heureuse que vous y fussiez, votre pensée votre caractère, toute votre âme se trouveraient bien à l’étroit dans un cottage. Il faut que le chêne s’étende, que le palmier s’élance, que la rose s’épanouisse. Nul n’est bien que dans un habit à sa taille ; et notre taille, Madame ce n’est ni vous, ni moi qui la réglons ; nous n’y pouvons pas plus retrancher qu’ajouter une coudée. Acceptons donc, quelque lourd qu’il puisse être quelques fois. l’habit qui nous va. Mais sous tous les habits, dans toutes les situations, les sentiments simples naturels, les sentiments primitifs et puissants qui sont le fond de l’âme humaine doivent trouver leur place et garder leur empire. Je ne sais ce qui a pu arriver à d’autres ; pour moi, je n’ai jamais éprouvé que les grands désirs, les grands travaux de la vie publique étouffassent, altérassent le moins du monde en moi, le besoin d’affection bien reçue, passionnée de sympathie intime, les joies du cœur et de la famille, tout ce qui remplit et anime la vie privée des hommes. Plus au contraire mon esprit s’est élevé et ma destinée s’est étendue, plus ces sentiments se sont développés en moi: plus ils me sont devenus chers ; plus même ils ont gagné, je crois en énergie, en fécondité en délicatesse! Il me semble qu’ils ont toujours participé au progrès général de mon être, et qu’en montant un échelon de plus, je n’ai jamais laissé en arrière aucune partie de moi-même. Il est vrai aussi que je suis devenu de plus en plus difficile pour la satisfaction intérieure de ces sentiments si doux de plus en plus exigeant quant aux mérites, aux perfections de leur objet. En ceci comme ailleurs, mon ambition a toujours été croissante, et je n’ai jamais accepté ni mécompte ni décadence. Mais en ceci surtout, ma plus haute ambition est satisfaite, car il a plu à Dieu de placer sur ma route des créatures dont la rencontre est de sa part, un bienfait infiniment supérieur à tous ses autres dons.
Samedi 8. Je n’ai pas eu de lettre hier. Vous l’avez peut-être adressée au Val Richer, m’y supposant déjà. Elle m’y attendra ; mais en attendant elle me manque beaucoup. J’espère que les miennes vous arrivent exactement Je ne sais que vous dire de ma course à Châtenay. J’ai été là dans l’état intérieur le plus mêlé, le plus combattu, tantôt charmé d’y être tantôt m’y trouvant plus seul que partout ailleurs. "Cette fois vous venez pour moi.» m’a dit Mad. de Boigne. Elle m’a parlé de vous, très bien, selon le monde. Le monde vous trouve très aimable Madame mais il vous craint un peu. Il lui semble que vous le regardez d’en haut, vous mettant plus à l’aise avec lui que vous ne lui permettez de l’être avec vous. Il soupçonne qu’au fond vous êtes un peu autre que vous ne lui paraissez. N’y ayez point de regret. La familiarité du monde n’est pas bonne ; il faut toujours se montrer à lui un peu dans le lointain et lui rester un peu inconnu.
Les bruits de dissolution prennent ici depuis deux jours, assez de consistance. Je suis allé avant. hier soir à Neuilly prendre congé du Roi et de la Reine. Le Roi, n’y était pas. Je n’ai donc point eu de conversation sur laquelle je puisse former quelque conjecture. En tout cas, les élections n’auraient probablement lieu qu’au mois d’Octobre. L’indisposition de M. le Duc d’Orléans n’était rien du tout, un pur accès de fièvre éphémère. Il passe demain une revue de la garnison de Paris. Les propos qui couraient sur son désir de commander lui-même, l’expédition de Constantine étant tout à fait tombée. Adieu., Madame. Je vais recommencer à trier dans ma bibliothèque les livres que je veux envoyer à la campagne. C’est un travail presque mécanique qui me convient à merveille. Mon âme pendant ce temps pense à qui elle veut. va où il lui plaît. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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5. Stafford house samedi 8 juillet 1837

Å deux heures hier on m’a annoncé M. Nettement. Je l’ai reçu avec une émotion qui m’a paru risible à moi même. Je l’ai retenu un moment pour convenir du jour où il aurait à venir prendre ma réponse. J’ai couru dans le jardin, et là au fond d’un canapé bien commode où il y aurait eu place pour deux ! J’ai ouvert cette lettre. Je l’ai regardé sans la lire, et puis Je l’ai lue sans la comprendre, enfin j’ai traversé toutes les bêtises de mon cœur pour arriver à bien de la joie. Est-ce que vous comprenez Monsieur tout ce que je vous dis ? Ah qu’il y a de paroles qui me font tressaillir. J’aime, et je crains ces lectures.
Ma journée a passé comme les précédentes. Un véritable raout le matin, un grand dîner, & un raout encore le soir. Monsieur je voudrais que vous me vissiez ici j’y suis dans ma gloire. Elle ne me touche aujourd’hui que si elle pouvait être vue par vous. Il me paraît qu’on est content du plaisir que je montre à me trouver ici. Mais j’en éprouve vraiment, je suis touchée de rencontrer tant d’amitié. Mes causeries les plus intimes furent hier avec lord Stanley, lord John Russell, lord Lyndhurst, M. Falk qui se trouve ici par hasard & que j’aime bien, lord Melgrave, lady Harrowby. ce que je vous cite c’est les very confidential friends Je les fais beaucoup parler. Peel est venu hier encore un moment mais sans plus de succès, il y avait des témoins, & ce matin il est parti pour la province & son élection. Il y aura contest. Je lui ai promis d’aller passer quelques jours dans son château.
Je promets tout ce qu’on me demande, mais au fond je ne conçois pas que je puisse faire grand chose dans ce genre. Je ne veux pas me fatiguer, & déjà je le suis horriblement. Les partie me paraissent fort aigris. Les Ministériels en pleine sécurité, l’opposition fort découragée. Les Whigs sont certainement en position de demeurer longtemps les maîtres du terrain. Si cette sécurité les dispose à s’appuyer sur le parti conservateur et à réunir leurs efforts contre les radicaux cela pourra aller fort bien & fort longtemps. Mais si les Tories y apportent de la mauvaise volonté ce qui est assez probable, & que le soutien d’O’Connell continue par là à être nécessaire au gouvernement cela peut mener loin et mal, car avec l’appui évident de la Reine les Whigs seront tout ce qu’ils n’osaient pas du temps du vieux roi. Aussi sa mort est elle regardée comme une immense calamité par le parti de l’opposition. Ce parti nie beaucoup l’esprit & la sagacité qu’on attribue à la Reine à entendre les ministres elle serait surprenante pour son âge. Le pouvoir lui plait, l’amuse, la nouveauté de sa situation fait qu’elle apporte une grande ardeur aux occupations les plus graves même. Cependant ses ministres sont assez habiles pour les lui rendre légères, pour l’intéresser sans la fatiguer, pour l’amuser un peu. Enfin on ne saurait imaginer une position politique plus avantageuse que celle de former l’esprit & les opinions d’une jeune reine de 18 ans. Les Tories sentant tout cela & bien vivement et de là vient leur désespoir, de là viendront leurs efforts dans les élections prochaines car il n’y aurait plus que la chambre basse qui pourrait renverser le gouvernement.
Lord Durham inquiète un peu tout le monde. Son ambition peut le mener à tout. Je vous ai dit que lord Grey travaille à le faire entrer dans le Cabinet. Aucun des ministres ne le veut pour collègue ; mais si on lui refuse tout, il voudra conquérir ; & dans ce but il s’entoure du parti le plus radical. Il a eu une longue conférence avec O’Connell. S’il lui promet plus que ne lui promettent les ministres, il le détache d’eux & s’érige protecteur d’un immense parti en Angleterre. C’est là l’extrémité que prévoit lord Grey. Tout cela est encore à la naissance ; mais regardez y bien, le danger peut surgir tout-à-coup. En attendant rien n’est plus conservatif que les propos & les opinions de Lord Durham. La royauté, la chambre des pairs, les Communes, l’Église il veut que tout reste comme cela est, qu’aucune atteinte n’y soit portée. L’union de l’Angleterre & de l’Irlande éternelle. Mais il veut justice pleine et entière pour l’Irlande & tout de suite. Les ministres la promettent mais lente. Durham a du courage de l’audace & surtout de l’ambition !
Que me fait l’ambition, que me fait l’Angleterre ! Voici le n°3. Que je l’aime, que je l’aime ! Monsieur nous sommes convenus qu’après ce mot on ne dit plus rien. Et bien je ne dirai rien. Je me recueillerai.Je jouerai.

Dimanche le 9 juillet. 9 h. du matin
C’est à cette heure-ci que je commence toujours à vous écris, & puis si je suis interrompue je vous reprends passé une heure, c’est fini pour toute la journée. Je vous raconte cela afin que vous sachiez où me trouver. Je ne vis hier que quelques personnes de bonne heure, et puis je me suis mis en campagne pour essayer enfin de rendre les visites qu’on m’a faites. J’en expédiais 25, mais quelle fatigue Je fus tellement excédée qu’en rentrant je me couchais, je m’endormis et l’on ne me réveilla que vers les huit heures pour le moment du dîner. Nous le fîmes en petit comité avec la petite princesse. Elle s’avisa de faire force plaisanteries qui ne lui réussirent pas. Je n’aime pas la gaieté pour ce que je prends au sérieux, et elle finit par le comprendre. Il y a deux sujets sacrés pour moi mes malheurs, & ce qui remplit mon cœur aujourd’hui. Ils se lient, ils se confrontent. Il y a quelque chose, de bien grave & profond dans le bonheur que j’éprouve ; car je ne vois que la mort pour le finir, comme il y a eu la mort pour le commencer.
Je commence à trouver que les occasions de courriers sont trop rares, il y aura donc régulièrement une lettre de plus par la poste. Cela fera trois dans la semaine. Ne manquez jamais de m’accuser réception des N°.
Je me couchai hier au triste bruit du canon. On le tirait de minute en minute d’onze heures à minuit qui est le moment où l’on descendait le cercueil du Roi dans le Caveau à Windsor. Au milieu de la chapelle. une trappe descend lentement dans le caveau. On voit ainsi disparaître insensiblement ce qui occupait une si grande place sur la terre. Cette opération dure une demi-heure. On dit qu’il n’y a rien de plus solennel ni de plus saisissant que ce moment. Cela ne se pratique que pour les personnes royales. Tout le monde était hier à Windsor. Il n’était pas resté un homme de connaissance à Londres.
Savez-vous ce que nous fîmes hier au soir ? La Duchesse avait fait venir du parlement le manteau royal porté par le dernier roi, afin d’aviser à la manière dont la reine devait le porter. Car elle est chargée de ce détail comme grande maîtresse et ce fut moi qui fis la répétition. Je le subis donc pendant 10 minutes sur mes épaules. Que de réflexions philosophiques il me fit faire, tandis que les réflexions des autres avaient toute une autre direction. Je pensai à un trône ; je pensai à un cottage & vous savez ce qui dominait ces deux pensées ?
Å propos de parlement et de manteau royal. Voici ce que la Reine écrivait il y a quelques jours à la duchesse. " I have to announce to you that I intend dissolving my parliament in person." Ces simples paroles d’un enfant de 18 ans s’appliquant à à une circonstance si grande, m’ont singulièrement, frappée. Ce qui est prodigieusement frappant encore c’est cet immense respect dont on environne la Reine. On redouble par égard même pour son âge.
Å propos, cet âge oblige à quelques changements, ainsi on est bien embarrassé de certaines questions qu’elle est obligé de connaître pour les décider, & qu’il est cependant différent de lui expliquer. Vous savez que tout procès criminel du Middlesex doit lui être soumis. Le vieux roi avait une grande impatience que l’un de ces procès fut terminé de son vivant, par la difficulté qu’il y aurait à le soumettre à une jeune fille. Il me semble que ce scrupule honore extrêmement ce bon roi. Eh bien le procès est là, & on ne sait au monde qu’en faire. Lord Melbourne a pour la reine une religion, une conscience tout à fait touchantes. Il se regarde comme son père. Il veille sur elle. Il veut que rien ne flétrisse la pureté de son esprit, de son cœur. En vérité c’est une noble et grande tâche que celle dont il est investie. & je ne connais pas d’homme ici que je crois plus capable que lui de la remplir avec honneur Savez-vous qu’à ce sujet je pense beaucoup à vous. Quelle mission pour vous que celle-là !
Lundi 10 à 9 heures du matin. Vous partez aujourd’hui. Je suis impatiente de vous savoir chez vous. Le repos de la campagne me sera très profitable. Vous y penserez à moi beau coup. Je l’ai senti hier, mais bien tristement. Nous fûmes dîner à Wisthill une ville du Duc au delà de la Tamise. Après le dîner je pris son bras pour promener dans le parc dans ces ravissantes routes sous ses beaux ombrages, c’était l’heure de la promenade de Chatenay, elle était même un peu plus avancée. Le reste de la société nous suivait de loin. Comme mon âme était loin de celui qui me tenait si près, que de peines, que de désirs, que de tristesse remplissaient mon cœur ! Je parlais sans savoir ce que je disais quelques fois ma tête partait tout à fait. Ah que ces promenades sont mauvaises ! Å vous elles ne feront point de mal. Moi, je suis trop faible.
Nous rentrâmes en ville vers minuit. Je ne veux plus vous parler de nous. J’y perds tout mon courage. J’ai vu quelques personnes hier matin ; lord Durham, lord Grey, les autres vous sont inconnus. Je médite de préparer lord Grey à ne pas me voir à Howick. C’est vraiment trop loin 300 miles. Il faut que je reste sur le pied de ne pas pouvoir entreprendre de longue course, & de regarder ce que je viens déjà de faire comme un peu extravagant. Cela me servira tout tourne autour d’une même idée. Tout y revient. Je n’aurai pas de distraction sur ce chapitre. Je dis distraction parce que vous ne sauriez concevoir tout ce que j’en ai eu dans ces derniers temps. Les bêtises que j’ai faites à Paris les derniers jours, les confusions, & les petits embarras que cela me donne. Je ne me reconnais pas, car il y a toujours eu beaucoup de règle dans ma tête pour toute chose.
Pendant que j’écrivais, on me remit le N° 4. Vous avez plus d’esprit, non pas cela, vous avez l’instinct plus sûr que moi, et ce n’est pas encore tout à fait ce que je veux dire? Vous êtes plus sûr de votre fait que je ne le suis du mien. Ainsi vous m’envoyez vos lettres souvent, tous les deux jours, et vous avez raison, mille fois raison. Moi, j’hésite encore à juger de vos impressions sur les miennes et j’ai mille fois tort. Je crains de vous ennuyer. Quelle énorme bêtise n’est-ce pas ? Eh bien j’ai envie de n’avoir plus peur, vous aurez une lettre quatre fois la semaine au moins. & Je penserai que votre joie sera égale à la mienne. Êtes-vous content de ma fatuité ?
Quelles bonnes lettres, quelle douces lettres que les vôtres, comme tout ce que vous dites entre dans mon esprit et dans mon cœur. Comme je voudrais l’avoir dit, car je sais bien que je l’ai pensé. Vous me montrez, vous m’expliquez mon âme. Ah mon Dieu que de chose je voudrais vous dire qui tendraient toutes à vous prouver que je n’ai pas besoin de vous parler. Il me semble que voilà qui ressemble bien à un Irish Bull. Je ne sais pas me faire comprendre de si loin, oui je suis loin, bien loin, trop loin. Comment ai-je fait pour partir ? Je ne le conçois pas. J’ai revu hier un précepteur ; celui qu’ils aimaient le plus, un Russe très anglais. Ah quel mal tout cela me fait ! Il l’a vu car il m’a quittée en me disant qu’il prierait Dieu pour qu’il me donne de la force. Que serais-je devenue ici, si vous ne m’aviez soutenue ?
Adieu. Adieu. Toujours ce vilain mot, & pendant si longtemps encore ! Et connaissons- nous la mesure de ce longtemps ? Ah mon pauvre cœur se brise. La Reine dissout son parlement lundi le 17. Elle désire que j’y aille, et puis elle veut me voir chez elle.

God bless you.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Je pars de Paris un peu inquiet Madame. Je n’ai depuis trois jours, point de lettres de vous; et pourtant dans la dernière (n° 3) vous m’en annonciez une pour le lendemain. Peut-être en trouverai-je au Val-Richer. Seriez-vous malade ? Mes lettres ne vous seraient-elles pas parvenues ? J’ai assez vécu pour craindre beaucoup du sort et me méfier beaucoup des hommes. Les craintes même et les méfiances les plus déraisonnables peuvent venir à l’esprit. Enfin j’espère que j’aurai bientôt quelque signe de vous, de votre vie. Ecrivez-moi je vous prie de préférence par la première des adresses convenues. J’envoie cette lettre-ci à Londres à une personne qui la portera chez vous. Je veux être sûr qu’elle ne sera pas remarquée en route.
Adieu Madame Ne soyez pas malade et dites, le moi. G.
Paris Dimanche soir 9 juillet

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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6. Stafford house, Mardi le 11 juillet
9 h. du matin.

Je suis malade Monsieur, je m’en vais rester couchée au moins toute la matinée. Me voilà comme vous m’avez vue après la promenade au jardin des plantes. Je voudrais bien, comme alors, vous écrire pour vous prier de passer chez moi, et puis préparer un cahier rouge comme excuse à cette indiscrétion. Vous y avez peu regardé le premier jour, et plus du tout le second. Ah que c’étaient déjà de bons moments ! Mais j’attends jeudi jour de ma régénération. Voyez comme je suis faible tout à coup. Il est midi, rien & personne ne m’a empêchée de continuer ma lettre et je n’ai pas eu la force de rester à mon bureau. Je vous écris de mon lit. On me dit de rester tranquille, c’est bon de rester calme, c’est difficile. Comme il ne s’agit donc que du plus ou du moins, je me décide. Je ne le serai pas du tout. Je vais vous le prouver.
Voici ma journée hier. Lord Grey, lord Aberdeen, le prince de Hesse (cousin de la Reine) Pozzo, lady Jersey, lord Sefton, lord Carlisle, lord John Russell, lord Holland, quelques femmes à vous inconnues, mon fils avant tous les autres, voilà ce qui a garni quatre heures de l’avant dîner. Je ne suis seule qu’avec Paul & lord Aberdeen. Lord Grey est de bien mauvaise humeur de ce que je reçois tant de monde. Jadis il me voyait seule souvent, maintenant ces hasards sont rares. Hier je lui annonçai que je n’irai pas à Howick. Je lui fis bien de la peine. Il revint cependant le soir car il est sur le pieds de venir deux fois par jour. (ne vous inquiétez pas de mon écriture. On veut pour moi une position horizontale. Cela gêne ma main. Voilà tout.)
Nous eûmes un dîner ministériel. Lord Lansdown me parla beaucoup de vous. Tout ce qu’il me dit me plut. Mais je n’osai rien ajouter. J’eus peur de moi-même. Tous les jours j’entends prononcer votre nom. Le duc de Sutherland s’amuse toujours à dîner de penser aux voisins qu’il vous donnerait à sa table si vous étiez venu avec moi. Il choisit fort convenablement. Ainsi vous auriez eu la petite princesse et lord Harrowly avant hier. Hier John Russell & lady Holland. Il n’a pas encore songé à vous placer près de moi. Mais vous seriez vis-à-vis. Nous ne songerions pas à nous plaindre. Il croit que ceux-là vous amuseraient davantage.
Comme je vous conte des bêtises ! Monsieur, aujourd’hui acceptez tout, car je suis souffrante après le dîner il vient du monde à mon adresse. Je ne me sentais déjà pas bien à la chaleur de ces salons & de ces galeries, éclairés toujours comme pour des fêtes, c’est pour moi intolérable. J’allais ouvrir l’une des portes qui donne sur la terrasse; je sortis. Je me trouvai en face d’un commencement de lune bien belle, bien claire. Il était juste 10 heures. Les Lundi jour de départ, il me semble extrêmement paisible que d’autres que moi pensassent à la lune dans cet instant. Il n’y a rien de plus banal & de plus rabattu que toutes ces pensées là, & cependant, je m’y livrai comme à une découverte. J’entendis, je sentis cette musique que j’aime tant, & deux grosses larmes roulèrent dans mes yeux. Il parait que la trace n’en était pas bien effacée quand je rentrai dans le salon, car je vis quelques personnes qui me regardaient avec pitié & intérêt. Leurs regards m’apprirent qu’ils songeaient à ce que moi j’avais pu oublier un instant. Je joignis machinalement les mains je demandai pardon à ces êtres chéris de ce qu’un rayon de consolation a pu pénétrer dans mon cœur. Je sentis des remords, de la honte, une profonde tristesse. Monsieur tout cela fut l’affaire d’un moment. Quelques propos indifférents vinrent couvrir tout cela.
Votre cœur doit tout comprendre, je ne m’arrête pas un instant. Je vous dis tout. Je me couchai avec le cœur bien serré. Vous ai-je assez dit combien j’aime le N°4 et combien avant lui j’aimais le N°3 ? Je sens tellement mon insuffisance pour vous exprimer cela que je fais mieux peut être de ne pas m’en mêler. Je lis, je lis sans cesse. Monsieur il me semble que je traite la poste avec bien du dédain !

Mercredi 12 à 9 h.
Je vais mieux ce matin. Je commence par vous le dire avant de passer au récit de ma journée d’hier. Je restai sur mon lit jusqu’à huit heures. J’avais fermé ma porte, je ne vis que mon fils & mes hôtes. La duchesse de Sutherland me parait être déjà un peu accablée du rôle dont elle s’est chargée. La reine est infatigable pour grandes & petites choses. Elle est aussi absolue. Ainsi on lui avait représenté qu’elle ne pouvait pas entrer demain comme elle le voulait dans son nouveau palais, parce qu’il y avait encore beaucoup à faire. Pour toute réponse elle a dit : " J’y entrerai." et elle y entrera. J’aime cela assez. On ne veut pas qu’elle passe la revue des troupes à cheval, parce qu’on craint qu’elle ne soit pas assez bon cavalier. Elle a dit : " Je serai à cheval." Enfin la reine le veut est toujours là. Et il n’y a rien à faire. Nous allons dîner hier chez M. Ellice. Je n’avais pas pu lui refuser cette satisfaction. Il avait prié pour moi des gens qui ne se rencontrent guère. Lord Grey, lord Aberdeen, lord Durham. Je dînai dans un grand fauteuil. Je rentrai de bonne heure pour me coucher. Le dîner fut silencieux comme toujours en Angleterre et je n’eus pas la force de le rendre autrement. Lord Melbourne qui devait en être est dans son lit. Lord Palmerston dans le Devonshire pour son élection. On n’entend parler que des élections. C’est un peu ennuyeux mais je conçois que ce soit d’un grand intérêt. Il me parait que la nouvelle chambre ressemblera fort à celle-ci. Les ministres gagneront quelque voix en Irlande et en Écosse, et les Tories en Angleterre. Cela rendra toujours la marche du gouvernement difficile. Le duc de Wellington pense mal de l’avenir de ce pays. Peel ne partage pas son opinion sur ce point. Cette différence vient tout naturellement de la différence de leurs âges.
Le comte Orloff arrive ici lundi pour complimenter la Reine. C’est le même dont je vous ai parlé et auquel j’avais voulu écrire. La parole viendra mieux. Je serai curieuse des explications que nous aurons ensemble. Mon parti est arrêté au fond de mon cœur, mais je crains d’être trop sûre de mon fait. Il y va de ma vie, car ma vie sans bonheur, c’est la mort. L’idée de mourir m’est pénible aujourd’hui. Quel changement dans mon existence depuis si peu de temps ! Dieu a voulu tout ce qui est arrivé. Il m’a châtié avec sévérité. J’ai accepté avec résignation mes malheurs. J’accepte avec transport les joies qu’il m’ en voie. Je me fie à sa bonté. Il a écouté les prières de mes anges. Tous les jours je les ai envoyées. Je leur ai demandé de prier Dieu pour moi ; de lui demander d’adoucir mes peines ou de me rappeler à lui. Mes peines sont adoucies. Mon cœur connait encore la joie. Quel bienfait ! Il ne me le retirera pas si tôt après me l’avoir accordé ? Midi J’ai eu une lettre de Thiers de Florence. Il y restera deux mois. Il est mécontent du traité avec Abdel Kader. Il m’appelle Madame et cher amie. Concevez-vous rien de plus bourgeois que cela ?
Je vais fermer cette lettre, et vous l’envoyer tout droit. La prochaine vous parviendra par Paris ! La petite princesse veut vous être nommée. La duchesse aussi. La duchesse s’exalte à votre nom. Je l’en aime mieux. C’est une fort noble dame, & une fort noble âme. Adieu. Adieu Monsieur. J’espère une lettre demain.
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