Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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150. Pars lundi le 1er octobre 1838

J’ai eu une longue visite hier du C. Appony et une autre longue de mon ambassadeur. Le premier que j’avais beaucoup engagé à s’approcher de Villiers a fait comme je lui ai dit et était fort content de son entretien avec lui. Il l’a trouvé moins révolutionnaire qu’il ne pensait. De son côté Villers m’a dit qu'il trouvait Appony beaucoup moins carliste qu'on ne lui avait dit. Voilà pour commencer les Anglais me savent gré de la toute petite peine que je prends à rapprocher les gens, je ne le ferais pas si je n’avais vraiment le cœur anglais. Au surplus ceci est du bien pour tout le monde. Je suis fâchée que vous ne connaissiez pas Villiers, il vous plairait surement. M. Molé est enchanté de lui. M. de Pahlen était venu pour déverser encore son spleen. Nous avons regardé sa situation sous toutes ses faces. Nul doute qu’elle ne soit mauvaise. Nous finirons par n’avoir que des chargés d’affaires.
Après ma promenade au bois de Boulogne, j’ai été voir Lord Granville qui est couché sur son canapé en très mauvais état. Sa femme est dans son lit sans voir âme qui vive. Granville était bien content d'un petit moment de causerie avec moi. J’ai dîné seule et le soir mon salon a été rempli de monde, beaucoup trop c’est décidément ennuyeux. La France tout changera tout cela. Mais je n’y passerai que le 10, j’attendrai Marie. A propos, elle ne m écrit pas, je commence à être inquiète. Je lui écris cependant souvent.
On est fort fâché ici, & nous le sommes aussi du traité de commerce conclu entre la Porte et l'Angleterre. Cela va déterminer l'indépendance de l’Egypte et nous regardons cela comme la guerre en Orient. Nous verrons. Voici le mois d'octobre ; c’est-à-dire 6 semaines d’écoulées depuis que je ne vous ai vus. Combien ne passera-t-il encore ? Adieu, adieu. Pensez à moi beaucoup toujours, & tendrement

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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151. Paris, Mardi le 2 octobre 1838

Votre explication du redoublement de griefs contre mon Empereur pourrait bien être la vraie. J’y regarderai. Mon Ambassadeur envoie demain un courrier qui sera chargé de bien de soupirs & lamentations. Il perd la tête sur la question de la maison. J’ai couru hier matin les boutiques, j’ai vu ensuite Lady Granville, qui est toujours bien souffrante. J’ai été dîner à Suresnes, j’y ai rencontré l’Autriche, la Russie. La Belgique. M. de Montalivet, quelques autres. Je suis revenue avec M. d’Armin que j’ai pris dans ma voiture afin de ne pas m’endormir. Il a un peu plus d’esprit que d’autres mais pas beaucoup d’esprit. Il parait que la conférence ira. Mais Lord Palmerston n’a pas tout-à-fait satisfait Léopold. M. Molé qui devait être du dîner hier s'est fait excuser à la dernière heure. Mon voisin le maître de la maison m'a beaucoup divertie. D'abord nous avons parlé allemand, et quand un Allemand n’est pas schwarmerische, il est bouffon. Celui-ci est parfaitement, simple, naïf, rond. Il raconte sa misère passée comme sa richesse présente et il tire même un peu plus variété de la première que de la seconde. Et puis il rit de ce que n’étant pas né pour approcher de la société, il y est gauche. Il remarque de ses officiers de maison qui bâtissent les mets : ainsi quand on lui offre des boudins à la Richelieu. " Was ? Der ist ja schon lange todt. " En parlant le français il me dit : le Ministre des intérêts. Et il se reprend, le Ministre des intérieurs. Enfin il m'a fait rire tout le long du dîner, et puis il m’a attendri, en me disant comme il aimait sa femme, comme c’était une brave femme, comment ils passaient leurs soirées ensemble, tête-à-tête jouant à l’écarté jusqu'à 10 heures, & puis ils vont se coucher, à 6 heures il est à son travail. Tout ce tableau d’intérieur, & liebe goth qui arrivait vingt fois au milieu de tout cela m’a fait plaisir, & puis m’a fait soupirer.
Tout le monde est heureux, tout le monde a un intérieur. Moi seule, je n'ai rien. Le dîner au reste m’a rappelé beaucoup de dîners Anglais, où en prenant place, flanquée à droite et à gauche par des ennuyeux, je finissais cependant, par m'accommoder de mon sort, & même par le trouver profitable. Ainsi hier entre Rotschild & Löwenkielm, J’ai su tiré parti de l’un & de l’autre. Le Suédois m’a raconté l’arrivée, & tout le séjour de l'Empereur à Stokholm, et ensuite tout est intérieur de la cour de Suède qui est assez étrange. N’ayant plus rien à tirer de lui je l’ai fait taire. Savez- vous que j'ai l’une et l’autre capacité à me degré très convenable, c'est de faire parler, & de faire taire. Il est vrai que le métier de femme y aide. Les Sutherland arrivent lundi, & mon fils, & Marie & beaucoup d’autres. c’est trop à la fois, la Duchesse de Talleyrand me mande que Marie se porte très bien, qu’elle s’amuse. Elle ne m’écrit pas, elle ne répond pas même à mes lettres, c'est mal. Le temps se soutient, charmant. Adieu, adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°147 Mardi 2 octobre 7 heures

J’avais hier la migraine. Je me suis mis dans mon lit à 9 heures, et j’ai dormi d’un trait jusqu’à 6 heures ce matin. Connaissez-vous les longs sommeils uniformes immobiles ? Je ne sache rien de plus réparateur. Le trouble de votre Ambassadeur me fâche. Je serais fâché pour vous qu’il quittât Paris. Mais il ne s’y décidera pas si vite. Il s’y plait, il y arrangé ses affaires. Tout galant homme et tout impatient des contrariétés qu’il est, il tergiversera longtemps avant de chercher sérieusement à se faire rappeler. Aussi, je ne m’en inquiète pas sérieusement. Si ces dîners ne vous fatiguent pas trop j’en suis bien aise. J’ai votre solitude sur le cœur. Qu’à donc Lady Granville ! Je ne veux pas qu’elle soit malade. Sir George Villers est-il pour longtemps à Paris ? Je l’y retrouverais volontiers. Je le connais fort peu. Nous nous sommes à peine rencontrés à l’ambassade d’Angleterre ou chez le Duc de Broglie. Un homme d’esprit de plus est toujours une découverte. Sa conduite en Espagne ne m’a pas beaucoup convenu. Il m’a paru léger et brouillon et plus révolutionnaire qu’il n’y était obligé. Du reste, j’apprends tous les jours à ne pas juger les gens que je ne connais pas. Il ne faut voir les hommes de loin qu’en masse. Les personnes veulent être vues de près.
Avez-vous jamais entendu dire que Lord Holland, l’ancien, le père du grand M. Fox mettait son fils petit garçon sur une table et lui disait : " Allons, tu vas être pendu. Le peuple est là, furieux autour de toi. Parle-lui ; défends-toi, c’est à toi de sauver ta vie. " Et il écoutait les discours de l’enfant au peuple.
J’apprends aussi à mes enfants à faire des discours, mais moins tragiques. Le jeu du soir depuis trois jours est de donner un mot. Celui à qui on le donne est obligé de le placer dans un speech, un récit, et il faut que les autres, le devinent. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que les improvisations des plus petits de Guillaume entre autres, sont les meilleures. Henriette veut faire trop bien. Cette pauvre Mad. de Broglie avait un grand talent pour amuser les enfants, le soir à des bêtises. Elle y apportait toute sorte de bonté d’invention et de grâce.

9 heures
Vous me demandez, si vous ajoutez à ma tristesse. J’ai un grand défaut. Je ne sais pas me figurer ceux que j’aime autrement que je ne les vois au moment où je les vois. Leur disposition, leur impression actuelle a pour moi tant d’importance, me préoccupe si vivement que j’oublie absolument qu’elle peut changer, quelle changera. Elle m’apparaît permanente, unique, et j’en ressens l’effet en conséquence. Vous m’avez écrit N° 146 une lettre si triste que j’en ai eu le cœur navré, abattu. Je vous ai vue toujours dans cet état et toutes choses vaines, et moi-même impuissant pour vous en tirer de là mon redoublement de tristesse. Et quand vous êtes mieux, quand vos lettres sont plus sereines, plus animées, la même chose m’arrive ; j’en jouis avec un abandon d’enfant ; je ne vous vois plus qu’avec cette physionomie si vivante, si simplement, allègrement, si profondément vivante, qui m’a si souvent charmé’en vous. Et j’oublie que le mal peut revenir, qu’il reviendra. Et quand il me revient, il m’étonne, il me consterne comme si j’en faisais la découverte. Ainsi nous avons l’un et l’autre notre façon de préoccupation imprévoyante exclusive. Tâchons de nous y accoutumer, l’un et l’autre. dans une telle intimité d’ailleurs, il faut tout accepter, se faire et même se plaire à tout, les bons et les mauvais moments, les qualités et les défauts, in health and in sickness, for better and for worse, n’est-ce pas ?

10 h. 1/2
Je suis bien aise de savoir quel jour vous retournez à la Terrasse. Adieu., Adieu. Vous avez raison de mettre bien les un avec les autres. Vous avez le génie des bons commérages. Adieu.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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152. Paris, le 3 octobre 1838

J'écris aujourd’hui à mon frère par un courrier de Pahlen. Votre gouvernement en a envoyé un à M. de Barante avant- hier, je crois entre autre pour lui prescrire de sortir de l'hôtel aussi tôt que possible. Cela sera le signal de la sortie de Pahlen, de la maison qu'il occupe, il s’en va contant à tout le monde ces douleurs, & dans un désespoir comique.
J’ai fait visite à Auteuil hier matin ; on dit qu'on ne sait pas encore le départ de Louis Bonaparte de Suisse et que cela tracasse un peu ici. Le soir, j’ai été voir les Granville malades. Il est couché, immobile. Elle va un peu mieux tous les jours.
Il arrive de normaux anglais qui passent. Je les vois, je ne vous les nomme pas, vous ne les connaissez pas du tout. Alava est venu me voir aussi, il a bonne mine. Il va à Londres dans quinze jours. Les Holland sont à Versailles, ils y ont mené aussi le poète Rogers. Vous le connaissez sans doute ?
Le soleil est superbe, je ne me lasse pas de profiter de ces derniers beaux jours. Je me promène encore le soir en voiture ouverte. Je m’enrhume, je me dé-rhume tout cela est égal, il me faut de l'air. Le petit Sneyd va partir pour l’Italie j'en suis très fâchée, car je l’ai fort à mes ordres. Ainsi quand il n'y a rien de mieux, je le prends dans ma calèche et il se laisse toujours prendre.
Marie m’a enfin écrit. Elle se dit parfaitement remise, & arrive samedi. Nous verrons. L’Empereur le prolonge un peu à Berlin. Il veut retourner chez lui par mer. Quelle idée dans cette saison et après que ses filles ont failli périr. Je suis bien aise d’apprendre que votre mère est bien. Adieu, je cherche si j’ai quelque chose à vous dire. Je ne trouve rien qu'une quantité d’adieux.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°148 Mercredi 3 octobre 7 heures

Je vais aujourd’hui déjeuner à Croissanville. Il fait un temps admirable. Quand je sors par un beau soleil, vous manquez à mon plaisir. Quand je reste par la pluie, vous manquez à ma retraite. Vous me manquez partout ; et quand je suis avec vous, beaucoup me manque. Je pense que vous vous appliquez à calmer M. de Pahlen. Dans une mauvaise situation, il y a des jours plus mauvais que d’autres. Je désire qu’il reste. Si vous en veniez à n’avoir que des charges d’affaires, Médem vous resterait. Mais un ambassadeur vaut mieux. Du reste, je suis convaincu que ce n’est-là qu’une bourrasque. M. de Barante va arriver à Pétersbourg, et votre Empereur a mis trop d’importance à le garder pour que cette envie lui ait sitôt passé. Si l’affaire d’Egypte éclatait, ce serait autre chose. Mais je n’y crois pas. Vous envoie-t-on la Revue française? Je l’avais recommandé. Lisez dans le numéro de septembre, qui vient de m’arriver un long fragment des Mémoires du Comte Beugnot, sur la cour de Louis 16, et la fameuse affaire du collier de la Reine. C’est amusant, M. Beugnot, que j’ai beaucoup connu, était un homme d’esprit, qui vous aurait déplu et divertie, sachant toutes choses, ayant connu tout le monde, animé et indifférent, conteur, gouailleur. On doit publier successivement dans la Revue française des extraits de ses Mémoires sur l’ancien régime, sur l’Empire et sur la restauration. Cela vaudra la peine d’être lu.
A propos, avez-vous relu Les mémoires de Sully ? C’était un homme bien capable au service d’un bien habile homme : Il y a plaisir à servir un tel maître, quand on est obligé d’avoir un maître et de servir. Je deviens tous les jours, plus anti-révolutionnaire et plus constitutionnel. Si le comte Appony et Sir G.. Villers continuent à marcher l’un vers l’autre, ils me trouveront au point de jonction. Mais je ne les y attendrai pas. Ce serait trop long.
J’ai peur d’être obligé de fermer ma lettre avant d’avoir, reçu la vôtre. Si je ne l’ai pas ici, on me l’apportera avec mes journaux à Croissanville ; plusieurs personnes viennent de Lisieux à ce déjeuner.

9 heures
Je pars. Puisque le facteur, n’est pas encore arrivé on aura remis mes lettres à l’un des convives de Lisieux. Je l’ai recommandé hier si le facteur ne pouvait venir de très bonne heure. Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°149 Jeudi 4 octobre, 7 heures

J’ai dîné avec vous chez Salomon. Quelle chute que celle de ce nom ? Le plus spirituel, le plus hautain, le plus aristocrate des Rois, celui dont la mémoire est restée en orient à côté de celle d’Alexandre devenu le Turcaret d’une race proscrite et vous racontant, en mauvais allemand, ses joies de parvenu ! Et puis vous avez raison : il y a des joies naturelles, qui restent aux proscrits et qui sont belles et touchantes, même sur la tête des Turcarets les plus ridicules. Et ces joies, qui sont pour tous et toujours bonnes, la Providence les refuse ou les enlève quelques fois à ceux qui les méritent le mieux et qui en jouiraient le plus noblement. Quel mystère que la destinée de chacun de nous, cette impénétrable intention d’une volonté inconnue qui nous conduit à travers les ténèbres, et dans ces ténèbres tantôt nous caresse, tantôt nous frappe, sans que nous puissions ni prévoir ni comprendre le bien ou le mal, la faveur ou le coup ! Quand je suis en bonne disposition, ce sentiment de notre situation à tous, aveugles sous une main cachée, ne m’est point pénible, car je suis soumis et confiant ; je marche la tête haute et le cœur tranquille sans rien voir et sans rien pouvoir. Mais dans les mauvais jours, dans les heures faibles, soit pour moi-même, soit pour ceux que j’aime, je succombe sous ce fardeau sans limite comme je ferme les yeux, je prends ma tête dans mes mains, comme pour me cacher et me soustraire à cette mystérieuse et irrésistible Puissance. Oui vous dites vrai, vous êtes bien seule. Vous êtes faite pour n’être pas seule ; vous avez le cœur très ouvert, très vif pour ces affections et ces joies intimes, de tous les moments, Gnimhich und Gnimhich, qui sont le vrai, le seul bonheur. Et vous êtes bien seule. J’y pense sans cesse.
Laissez-moi vous dire tout ce que je pense. Pour ce bonheur-là comme en toute chose, vous êtes délicate, difficile ; vous  ne savez vous contenter de rien de médiocre. Si le médiocre, le commun pouvait vous suffire vous l’auriez, vous l’avez. Il vous reste un mari, des enfants. Vous pourriez, avec ces liens tels quels, avoir un intérieur tel quel, comme tant d’autres. Mais vous n’acceptez pas ce que d’autres acceptent ; vous ne supportez pas ce que d’autres supportent. Vous répudiez ce que d’autres gardent. Vous résistez quand d’autres cèdent. Vous ne consentez jamais à descendre, à vous abaisser à vous mutiler ni dans vos instincts, ni dans vos jugements ni dans vos désirs, ni dans vos plaisirs, ni dans vos douleurs. Ne soyez pas autrement ; n’essayez jamais d’être autrement. C’est votre nature, c’est votre supériorité, si rare et si charmante. Quand vous le voudriez, vous n’y pourriez pas renoncer. Ne le veuillez jamais. Ce serait une abdication, une profanation. Mais c’est là ce qui fait que vous êtes seule. Dites-moi que vous n’êtes pas seule quand vous êtes avec moi. Vous vous le rappelez ; c’est ce que je vous ai promis.

9 h 1/2
J’ai aussi un soleil superbe. Réunissons-nous dans ce soleil qui brille sur tous deux. Je me suis promené hier toute la matinée. J’en ferai autant aujourd’hui, mais à pied et avec mes enfants. J’ai vu Rogers une fois ; mais je ne le connais pas. J’ai vu beaucoup de gens que je ne connais pas. Vous savez que je ne suis pas curieux. Le curiosité ne me vient qu’après autre chose. Je suis curieux de savoir comment sera Marie. Je voudrais bien que vous n’eussiez pas là une tracasserie de plus. Adieu. Le temps marche et me pousse vers vous. Adieu. Adieu. Si je m’en croyais, je ne finirais pas. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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153. Paris, le 4 octobre 1838

Il y a des jours, il y a des moments, où ma pensée vous cherche avec plus de tendresse que dans d’autres moments. Ainsi hier, j’ai été plus occupée de vous que de coutume. Vous n'êtes pas là pour que je vous le dise. Je n’ai pas là une plume & du papier pour vous l’écrire & voilà comment ces impressions si vives pour moi sont perdues pour vous. Il faut être ensemble, toujours ensemble, rien n’est perdu alors. J'ai fait par un temps charmant une promenade charmante hier, mais j’étais seule, toute seule. C’est bien triste !
J’ai admiré dans les bois ces innombrables toiles d'araignée, ce merveilleux travail. Mais l’araignée est seule aussi au milieu de cet admirable tissus. Elle me parait bien égoïste, et bien orgueilleuse, c’est qu’il lui plait d'être seule. Moi cela ne me plaît pas du tout, aussi n'ai-je aucun de ces sentiments. Que je serais heureuse d'habiter la campagne. Je l’ai désiré toute ma vie. La plus imperceptible des merveilles de la nature est pour moi un sujet inépuisable d’admiration & de ravissement, mais il me faut à qui le dire. Avec vous quel bonheur que la campagne !
J’ai dîné hier chez Lady Granville, avec mes Anglais bonnes gens mais que vous ne connaissez pas. Lord Granville n’a pas dîné avec nous. Je l'ai vu après. Il est faible & malade. Je le crois en mauvais état. J’ai fait plus tard une courte visite à Madame de Castellane. J’y ai trouvé M. et Mme Deleferst. M. Molé y est venu plus tard. Il destine l'hôtel de Pahlen au Turc qui vient d'arriver. Il a mandé à M. de Barante comme avis privé, qu’il serait de bon goût qu'il quittât l’hôtel de l’ambassade immédiatement fût ce pour aller provisoirement dans une auberge. Je ne puis pas m’empêcher de trouver que M. Molé a raison.
Le 28 sept. Louis Bonaparte n’avait pas encore quitter Aremberg. Il ne parvient pas à avoir de passeport. Le ministre de Prusse les lui a refusés parce qu’il ne dit pas par où il passe. Cela me parait une querelle d’Allemand. On espère que c’est en Toscane qu'il va se rendre. En attendant l’affaire Suisse n’est pas fini.
Je griffonne horriblement aujourd’hui. C'est que j’ai les nerfs bien mal arrangés & les genoux tremblants. Je ne sais de quoi ma vue est trouble aussi. Je lis Sully et je l'aime comme vous. J’ai toujours eu une vraie passion pour Henry IV. L’espèce est perdue.
Adieu, car je n’ai pas la forme de continuer. Je ne sais ce que j'ai. Mais je vous aime bien, comme hier. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°150 Vendredi 5 octe, 7 heures

J’ai mené hier ma mère et mes enfants faire une grande promenade. Nous avons été à St Ouen, ce fameux St Ouen le Paing, dont le nom vous fatiguait tant à écrire. Je ne comprends pas que je ne vous l’aie pas épargné plutôt. Mais notre correspondance essuyait tant d’échecs que je voulais prendre toutes les sûretés possibles. St Ouen est à un quart d’heure du Val- Richer. Mais ma mère marche si lentement que nous avons mis trois quarts d’heure. Mes enfants étaient parfaitement heureux. La joie des enfants est charmante à regarder ; d’autant qu’elle ne fait point d’envie à moi du moins. C’est un bonheur bien complet, bien exempt de regret, d’inquiétude. Mais je n’en voudrais pas, et je ne le regrette pas. Nous faisons comme vous. Nous jouissons avidement des derniers beaux jours. Hier était peut-être le dernier. Ce matin, le vent souffle, le ciel est noir, la pluie va venir. J’entends pourtant des paysans qui chantent à pleine gorge dans la vallée en récoltant leurs pommes. Encore des joies dont je ne voudrais pas.
Ce pauvre, M. de Barante sera presque aussi contrarié que M. de Pahlen. Il le racontera moins. Je comprends toutes les malveillances, toutes les hostilités, pas du tout les maussaderies. On peut se détester et se combattre mais on se salue et on se parle comme si de rien n’était. Viendra-t-il un temps où les gouvernements vivront entr’eux tout à fait en gentlemen, polis et pleins d’égards dans les choses extérieures, et indifférentes, quoiqu’il en soit du fond des choses ? J’en doute : il faudrait supprimer le caprice et l’humeur. La nature humaine ne voudra pas. Vous n’entendez surement pas parler de l’élection du Général Jacqueminot qui doit se faire demain. Ce ne sont pas les affaires de votre monde. Il me revient qu’on en est assez préoccupé. Non qu’on ne la regarde comme assurée, mais l’opposition sera forte, plus forte qu’elle n’ait jamais été. A cette occasion on m’écrit de plusieurs côtés qu’on est frappé du terrain que gagne la gauche, et qu’il se dit assez que, si le Ministère durait, il finirait par lui livrer les affaires.
Je viens de recevoir une lettre de Mad. de Rémusat qui m’a touché. Elle est désolée vraiment désolée de la mort de Mad. de Broglie, avec une vivacité, un abandon d’admiration et de chagrin qui sont rares dans le monde. Il est si froid et si sec ! Il est juste en général, mais de cette justice superficielle et indifférente qui est presque une offense pour des cœurs bien émus. C’est une des choses auxquelles j’ai eu le plus de peine à m’accoutumer. Je l’ai fait pourtant. Je ne puis souffrir de laisser aux indifférents le moindre pouvoir de m’atteindre. M. de Turpin, écrit de Venise à Mad. de Meulan que l’effet de l’armistice est vraiment très grand et que l’Empereur sera vraiment bien reçu. Du reste, Venise se relève, dit-il, non pas seulement pour un jour et par artifice, mais réellement et d’une façon durable. Le port se ranime ; les palais se réparent. Avez-vous jamais lu un peu attentivement l’histoire de Venise ? C’est un gouvernement qui a admirablement compris et exploite deux grands mobiles de ce monde, le secret et le plaisir. On n’a jamais si bien su se taire et s’amuser.

10h
Moi aussi, j’ai mes moments où je vous cherche plus encore que de coutume. Ils reviennent souvent. Vous me manquez immensément. Enfin, nous avançons. N’ayez mal aux nerfs que pour me chercher. Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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154. Paris, le 5 octobre 1838

Oui, vous avez-raison, je sais trop peu accepter ce que la Providence me destine seulement quand je vois des gens heureux qui souvent le sentent si peu ; quand je sens qu’avec cela, justement cela, je jouirais si intimement si profondément de mon bonheur. Quand l’aspect du ménage le plus obscur. Tenez hier, de pauvres gens, un mari, une femme, cette femme portant son enfant sur les bras, & le mari portant un panier recouvert d'une toile, je crois que c’était une blanchisseuse, quand cela frappe ma vue, quand partout je vois des êtres vivant ensemble, et que je me regarde et que je suis seule, moi qui ai si besoin d'être aimée, d'être soutenue. Je sens mon cœur se briser. Je n’offense pas Dieu en l’accusant. Je m’accuse moi, je m’accuse beaucoup, de tout, même de mes malheurs. Ah si vous saviez tout ce qu’il y a dans mon âme ! Mais je vous en parle trop. Venez, je ne vous en parlerai plus ; & comme vous dites, & comme je le sens, oui je ne serai plus seule.
J’ai vu Lady Granville longtemps hier matin. Après elle, j’ai vu le bois de Boulogne, et puis un dîner fort gai et agréable chez Lady Sandwich mais que nous avons attendu jusqu'à près de huit heures. C’est trop anglais ! Il y avait la petite princesse, les Holland, mon Ambassadeur. Il est tous les jours plus malheureux, & je crois que cela va devenir de la folie. En sortant de table, je suis rentrée chez moi. Il m’est venu beaucoup de monde, surtout des Anglais, entre autres Lady Browlon qui sous le dernier règne avait assez d’influence. Le Roi et la Reine l’aimaient fort.
Humboldt serait allé vous voir au Val-Richer, s’il n'avait eu M. Arago pour compagnon de voyage. Alava a bavardé sans que personne ne l’écoute. Villers me plaît parfaitement, mais il part après demain. Le soleil est parti, & je sens que la Terrasse vaudra mieux que ceci. J’y serai surement la semaine prochaine. Lady Holland en est très pressée, parce que ni elle, ni son mari ne peuvent monter mon escalier ici. Ils ont été à Versailles & ils en sont revenus ravis. Mais ils avaient bien autant, d'injures à dire sur l'Auberge où on leur a donné deux fois de suite la même nappe à dîner, que d'éloges à faire des galeries. Il est bien vrai que pour des Anglais les habitudes ici sont intolérables. Le petit Suisse part la semaine prochaine et j’en suis fâchée. Adieu. Adieu, comme vous me le dites. Adieu

Auteurs : Elie de Beaumont, Jean-Baptiste-Armand-Louis-Léonce (1798-1874)

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°151 Samedi 6 oct. 6 h 3/4

Avez-vous eu une raison pour me chercher avant-hier avec plus de tendresse que de coutume ? Avez-vous pensé que j’étais né ce jour-là, il y a 51 ans ? Car nous sommes du même âge. Quand mes enfants sont venus m’embrasser avec leurs gros bouquets et leurs petits ouvrages, vous m’avez manqué, je vous ai cherchée aussi. Nous sommes-nous rencontrés à ce moment ? Je ne suis pas [?] du tout, et je n’aime pas les gens qui le sont, je ne puis souffrir qu’il entre dans le cœur ou qu’il en sorte quelque chose d’affecté et de ridicule. Mais je trouve le monde si froid, si sec ! Vous avez bien raison ; il n’y a point de joie solitaire. Ces mêmes émotions qui, partagées, seraient douces et charmantes retombent sur le cœur isolé et l’oppressent. N’ayez pas mal aux nerfs deares ; que vos genoux ne tremblent pas, que votre vue ne se trouble pas ; mais aimez-moi toujours comme hier et avant-hier.
C’est par courtoisie sans doute que M. Molé destine au Turc, l’hôtel de Pahlen. Il veut que cette maison soit encore un peu Russe. Vous la reprendrez avec Constantinople. Pourquoi M. de Pahlen n’achèterait-il pas l’hôtel d’Hauré ou de Lille ! C’est grand et beau, & toujours à vendre, si je ne me trompe. Quand le comte Appony sera-t-il établi dans sa nouvelle maison ? Voilà une affaire traitée de bonne grâce. A partir de ce matin, je suis tout à fait seul. Mon dernier cousin s’en va et je n’attends plus personne, M. et Mad. Villemain devaient venir, mais ils ne viendront par.
Lisez donc la Littérature de M. Villemain. Il y a vraiment beaucoup d’esprit, de l’esprit sensé et gracieux, ce qui prouve bien, à coup sûr, la distinction de l’âme et du corps. Mais j’oublie que vous n’aimez guère la littérature, même spirituelle. Il vous faut la vie réelle, les personnes. Moi aussi, j’aime infiniment mieux les personnes qui me plaisent que les livres qui me plaisent. Mais beaucoup de personnes ne me plaisent pas, et les livres me distraient de celles-là. Henriette aime beaucoup les livres et j’en suis charmé. C’est une immense ressource pour une femme que le goût de l’étude. Elle lit avec le même ravissement le Voyage du jeune Anacharsis et Macbeth. C’est un esprit bien sain, en qui toutes les facultés, tous les goûts se développent dans une rare harmonie. Si vous aviez été ici à la campagne, avec moi, en mesure de jouir ensemble des œuvres de l’art comme de celles de la nature, je vous aurais montré avant-hier sa traduction, à elle seule, bien réellement seule, d’un fragment du Lay of the last Minstrel, et vous auriez trouvé que pour un enfant de neuf ans, l’intelligence était assez vive et l’expression heureuse. A propos de mes enfants, je vous conte mes propres enfantillages. Je ne les conte à nul autre.
M. de Broglie était encore avant-hier sans nouvelles de sa fille. Je suis impatient qu’elle l’ait rejoint. Il ne faut pas toucher souvent aux plaies. Dites-moi, s’il a vu les Granville. Je suppose que non, puisque Lord Granville ne peut pas sortir. Il me tarde que vous soyez rentrée en possession de Lady Granville. Sans elle vous me faites l’effet d’une personne à qui son dîner manque. J’espère que vous garderez Alexandre au moins quelques jours. 9 h. 1/2 Non, vous ne serez plus seule. J’en ai besoin pour moi, encore plus que pour vous. Adieu, adieu. Je vais marquer des place où je veux plantés des arbres. Le mélèze que vous savez, qui voulait me suivre, se porte à merveille. J’en vais planter d’autres. Aucun ne le vaudra. Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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155. Paris Samedi 6 octobre 1838

Vous n'aurez qu’un mot aujourd’hui. J'ai eu une nuit abominable qui me démoralise complètement. Je suis obligée d’aller de bonne heure à Auteuil, je déménage aujourd’hui à la Terrasse. J'attends Marie, & mon fils Alexandre. Voilà toutes mes raisons, et un rhume par dessus tout cela, si vous en voulez encore.
J’ai dînér hier chez Madame de Castellane avec M. Molé, le Chancelier, M. Salvandy, M. de Pahlen et la petite princesse. J'ai été le soir chez Lady Granville. J'y ai rencontré Montrond qui me semble rajeunir. Il a passé son temps chez Thiers qui parait l’avoir diverti. Votre Princesse Marie est bien malade Les médecins en sont inquiets. Il n'y aura point de Fontainebleau en conséquence.
Léopold arrive la semaine prochaine. Les affaires ne marchent pas. Palmerston ne veut rien faire, & on ne sait pas du tout ce qu’il en pense. Il est très vrai que vous m’apprenez M. Jacqueminot. La diplomatie ne s’en est pas émue. M. de Médem mande à M. de Pahlen, que mon frère est bien monté contre moi. Est-ce que par hasard l'homme d’esprit m’aurait plus mal servi que les sots ? Car à moins que Médem ait dit des choses de nature à irriter mon frère, je ne conçois pas ce qui peut être survenu.
Voyez la sotte lettre. Pardonnez moi. Je me sens fatiguée & malade. Que je vous remercie de me dire que le temps avance, c’est la plus agréable parole que je puisse entendre. Adieu. Adieu. Que je suis impatiente de l’autre espèce d’adieux !

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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156. Paris, dimanche 7 octobre 1838. Champs Elysées

Comment cette année encore. je n’ai pas su quel était le jour anniversaire de votre naissance ? Et cependant ce jour-là à ce que vous dites je vous aimais mieux & je vous le disais ! Je me sais gré au moins de cet instinct là, mais je devais le savoir et je ne le savais pas. C'est bien maladroit, c’est bien mal.
J’ai couché ici encore cette nuit, mais tout a passé à la Terrasse et moi-même je vais y porter cette lettre. Je me suis sentie si malade hier qu’après être rentrée de chez Mad. Apony je me suis couchée. Il y avait beaucoup de monde, un bal en règle. Et je ne puis plus supporter la musique d'un bal surtout quand il y a des enfants. J’y ai mené le petit Coke que j’ai laissé à d’autres. Pahlen était de meilleure humeur. Il croyait avoir trouvé une maison.
Marie m’est revenue hier au soir, engraissée & avec une fort bonne mine, et fort belle humeur. La Déclaration de Lady Granville arrivera dans un ou deux jours.
Je suis triste, triste de rentrer à la Terrasse. Je ne sais pourquoi. C'est reprendre l’hiver sans avoir joui de l’été. Car le passer comme je l'ai fait, c’est n'en avoir pas du tout. Et moi qui aime tant le beau temps, la campagne. Il fait gris et froid ; je n’ai pas dormi, j'ai reçu éveillée. Je suis en mauvaise disposition, en disposition de mauvais pressentiments. Il me semble si facile de mourir.
On me disait hier que Madame d’Haussonville était arrivée. Personne n’a vu M. de Broglie que M. Rossi. Lord Granville ne savait même pas qu'il fut en ville. Madame de Talleyrand a tout-à-fait captivé ma nièce. Elle a été à Valençay aussi ; le petit duc y fait les honneurs à merveille. On a trouvé le petit amant Lecouteux à la dernière couchée en revenant à Paris.
Adieu. Je suis souffrante et maussade. Je me porterai très bien le 1er Novembre. Adieu. Adieu, vos lettres iront me trouver à la Terrasse. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°152 Dimanche 7 oct. 6 heures

Le soleil est plus paresseux que moi. Il est vrai que la nuit, pendant que je dors, il va servir ailleurs. J’ai bien dormi cette nuit. Depuis quelque temps, cela ne m’arrive pas toujours. Il y a longtemps que vous ne m’avez parlé de votre sommeil ; est-il un peu revenu ?
Je comprends votre impression toutes les fois que vous voyez des gens qui vivent ensemble, des gens heureux. comme vous dîtes. Etes-vous sûre qu’ils soient heureux, heureux de vivre ensemble ? Le bonheur à certaines conditions naturelles, générales ; quand on les rencontre on présume qu’il est là ; un mari, des enfants, un intérieur. Les conditions mentent et le bonheur est rare partout, chez les blanchisseurs comme chez les Ambassadeurs. J’aurais été un peu surpris de voir entrer ici Humboldt et Arago. Surpris parce que le monde le veut ainsi, car je trouve absurde, comme vous, qu’on haïsse et qu’on fuie un homme à cause de sa politique. Ce devrait être comme la guerre ; on se tue sur le champ de bataille ; hors de là, on parle bien les uns des autres, et on dîne ensemble. J’ai beaucoup dîné avec M. Arago chez Mad de Rumford. Il a de l’esprit, un esprit actif et brutal, et le plus vaniteux des hommes. Il avait une femme aimable et sensée qui contenait ses défauts et adoucissait son humeur. Depuis qu’il l’a perdue, il a fait et dit beaucoup de sottises.
On me dit qu’on est fort occupé dans le Cabinet et au dessus, de ce que fera le Duc de Broglie. Son malheur l’éloignera-t-il des affaires ? On assure que oui qu’il ne se souciera plus de rien, que c’est une retraite morale. On le plaint beaucoup, mais on l’approuve. Vous est-il revenu quelque chose de ces prédictions-là ? Elles diffèrent beaucoup de la vôtre. Vous y êtes moins intéressée.
Prenez-vous quelque intérêt à la politique des Etats-Unis  ? J’y pense beaucoup. Je lis Washington. J’ai promis de surveiller la publication de ses écrits en France. Je ferai son portrait comme Brougham, probablement un peu moins vite. A cette occasion on m’écrit et on me parle souvent de ce monde-là, qui deviendra grand quoiqu’il arrive. Vous avez bien raison, en Russie de vous soigner de ce côté. La bonne politique, s’y relève un peu. Du moins la mauvaise s’y décrie. On s’aperçoit que le suffrage universel n’est pas le remède universel. L’aristocratie revient sur l’eau. Elle aura bien de la peine à s’y tenir. Tout le monde a peine à s’y tenir aujourd’hui. C’est le mal du temps. Je serais assez aise de savoir ce que pensera de l’Amérique le ministre Autrichien, M. Marchal. C’est un homme d’esprit.

9 h. 1/2
Ma lettre aussi sera courte. Le Dimanche est mon jour de visites. On me dit qu’il y en a déjà deux qui m’attendent dans le salon. C’est de bonne heure. Adieu. Je suis bien aise de vous savoir à la Terrasse. Mais dormez-y. Adieu. Adieu en attendant. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°153 Lundi 8 Oct, 7 heures

Je me souviens qu’hier, étourdiment je vous ai encore adressé ma lettre aux Champs Elysées. Elle vous sera peut-être arrivée quelques heures plus tard.
Je suis fâché de ce que mande M. de Médem, plus fâché que surpris. Il m’a toujours paru, par ses lettres que votre frère était réellement blessé de votre peu de goût pour la Russie. C’est bien lui qui sincèrement ne conçoit pas que vous ne préfériez pas à tout, votre état de grande Dame auprès du grand Empereur dans le grand pays. M. de Lieven est encore plus soumis, pour parler convenablement mais moins russe et vous comprend mieux. Rien n’est pire que l’humeur sincère d’un honnête homme de peu d’esprit. Il se croit fondé en raison, et ce qu’il y a de plus intraitable, c’est la conviction qu’on a raison. M. de Médem aura peut-être choqué encore votre frère en lui répétant que, bien réellement, avec votre santé, vos habitudes, vos goûts, vous ne pouviez vivre ailleurs qu’à Londres ou à Paris. Les gens d’esprit vont quelque fois trop brutalement au fait. Enfin je raisonne, je cherche, je voudrais tout savoir et tout expliquer, tant cela intéresse. Je voudrais surtout que vous eussiez auprès de l’Empereur quelqu’un de bienveillant et d’intelligent, qui vous comprît, et vous fît comprendre. Je crois toujours qu’avec de l’esprit de la bonne volonté et du temps on peut beaucoup, quand on est toujours là. M. de Nesselrode et Matonchewitz, à ce qu’il me semble y seraient seuls propres. Mais l’un est trop affairé, l’autre trop petit, et ni l’un ni l’autre ne s’en soucie assez. Je suppose que vous avez répondu à votre mari.
Montrond a passé en effet son temps chez Thiers. Je suis curieux de ce qu’il y a porté et de ce qu’il en a rapporté, au moins de ce qu’il en dit. Je le verrai à mon retour. Il a vraiment de l’esprit, de l’esprit efficace. Il faut beaucoup pour qu’il rajeunisse un peu. Il était cruellement cassé.

8 h 1/2
Je viens de sortir pour aller voir mes ouvriers. Je plante des arbres. Nous avons depuis huit jours un temps admirable. Ma mère et mes enfants en profitent beaucoup dix fois dans le jour, je les envoie, au grand air, comme on envoie les chevaux à l’herbe. Nous nous promenons ensemble après déjeuner. Le matin, tout à l’heure j’assiste au premier déjeuner de mes enfants, chez ma mère. Trois fois par semaine ; ils viennent chez moi tout de suite après prendre une leçon d’arithmétique. Le soir de 9 heures et demie à 8h 1/2, je leur lis de vieilles Chroniques sur les croisades, qui les amusent extrêmement. Le reste du temps, je suis dans mon cabinet ou je me promène pour mon compte.
Quel est donc le mal de la Princesse Marie ? Quel qu’il soit, j’en suis fâché, et j’espère que ce n’est pas vraiment grave. Elle a de l’esprit. J’ai quelque fois causé avec elle tout -à-fait agréablement. Je m’intéresse à elle comme à une personne en qui on a entrevu en passant plus que le monde n’y verra, et qu’elle-même ne saura très probablement.
J’ai eu hier beaucoup de visites. On se hâte de venir me voir. J’aurai d’ici à quinze jours, quelques dîners à Lisieux private dinners, pas de banquet. Je n’en veux pas cette année Je l’ai dit à mes amis et ils l’ont fort bien compris. Je ne veux pas parler politique avant la Chambre.

10 h.
Le facteur m’arrive au milieu de ma leçon d’arithmétique. Je reçois des nouvelles de l’arrivée de Mad. d’Haussonville. Je veux écrire un mot à M. de Broglie. Adieu. Adieu, comme à la Terrasse, dans ses meilleurs jours. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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157. Paris lundi le 8 octobre 1838, La Terrasse

Je n’ai vu hier que Palmella et Fagel. J'ai fermé ma porte à tous les autres & le soir on a fait comme on a pu, mais vraiment je me suis sentie trop malade pour recevoir. Je me suis couchée à 9 heures. J'ai un peu mieux dormi et je verrai à me conduire mieux. Je viens de recevoir une lettre très ministérielle de Matonchewitz, qui me laisse croire qu'il viendra me voir secrètement à Paris ou dans les environs, ce qui me fera un grand plaisir. C’est mon premier confident, et privy counciler ; à lui est due ma première révolte. Lui même s’est mal trouvé de ce système. Il a fait une reculade, j'espère ne jamais en faire.
Il fait très froid, très désagréable et les arbres du Tuileries sont de toutes les couleurs hors la vraie. On dit beaucoup que M. de Broglie est dans un désespoir qui rend toute idée d’affaire impossible. M. Decazes raconte qu’il ne quitte pas la Chambre de sa femme, qu’il y conserve le lit ou elle couchait à côté du sien. Enfin pour le moment on assure qu’il n’a pas une autre pensée. Je suis persuadée qu'avant la fin de l’année il en aura bien d’autres, et je trouve très bien et nécessaire qu’un homme se voue plus que jamais à la vie publique lorsque la vie privée à été détruite. Voilà ce que fait qu’un homme vit encore et doit vivre après avoir essuyé les plus grands malheurs et que pour une femme, c'est fort inutile.
J'ai fait des courses ce matin, je m’arrange c’est-à-dire que je me fatigue. Vous me demandez des nouvelles de mon sommeil dans le moment où j’ai un très mauvais compte à vous en rendre. Je m’endors à 10 h. Je me réveille à 3 et tout est fini. C’est trop peu.
Adieu, mon petit cabinet me plait ; je vous y retrouve, partout. Vous y pensez n’est-ce pas ? Adieu. Adieu. Je ne sais ce que j’ai fait de mon papier, je ne retrouve pas mes enveloppes et Félix a trop couru pour que je l'envoie en chercher. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°154 Lundi soir 8 Oct. 8 heures 1/2

Connaissez-vous quelqu’un qui connaisse Mad. de Pontalba ? Le Duc de Palmella la voit-il ? Je voudrais simplement qu’on lui dit qu’elle aura si elle veut le château et la terre de Rosny pour quatre millions, qu’il y a 120, 000 livres de rente bien assurés, en bois, et que le propriétaire actuel. M. Labbey, est un galant homme avec qui on peut traiter en toute confiance. Il est normand et de mes amis. Je serais bien aise de lui rendre le petit service que ces paroles là revinssent à Mad. de Pontalba. Si vous avez quelqu’un sous la main, vous serez bien aimable d’y penser.
Mad. de Talleyrand est donc aussi revenue à Paris. Où en est son procès ? Le Duc de Valencay est très bon pour en faire les honneurs à Marie ! Il me revient qu’un ou deux mariages ont encore manqué pour Pauline. Mad. d’Haussonville est venue de Florence à Genève sachant le danger de sa mère, mais rien de plus. C’est à Genève seulement quelle a appris son malheur. Elle a les nerfs très douloureusement affectés. Le petit Paul de Broglie a été un peu malade, d’un fort rhume. Le Duc aussi a eu de la fièvre et un mal de gorge auquel on a fait quelque attention. Il est bien physiquement. Je suis rentré dans mon cabinet pour être avec vous. J’avais besoin de vous. Mais cette façon d’être avec vous me contente si peu que je vous quitte. Il est huit heures et demie. A cette heure-là, j’irai à la Terrasse. Cela vaudra infiniment mieux.

10 heures
Je reviens de chez ma mère. Je veux vous dire adieu avant de me coucher. Êtes-vous longtemps à vous coucher ? Quand j’ai le cœur bien disposé, quand mes pensées me plaisent je suis fort longtemps ; je m’assois devant mon feu, je me promène dans ma Chambre ; j’y jouis d’être seul, bien seul, distrait par rien. Quand je ne me plais pas, je suis déshabillé et couché en cinq minutes. Au fait, c’est une vie beaucoup plus saine de se coucher et de se lever de bonne heure. Je crois aux harmonies naturelles. Certainement la nuit a été faite pour dormir. Oui, vous jouiriez beaucoup de la campagne. Vous êtes faites pour jouir de tout, mais surtout de ce qui est simple et grand à la fois. Il n’y a guère que deux choses où ces deux mérites-là se réunissent, la belle nature, et une belle âme. Adieu. Je vais dire bonsoir à M. Saint et me coucher. Adieu.

Mardi, 9 h. 1/2
Oui sans doute de 10 heures à 3 c’est trop peu. N’avez-vous jamais essayé de boire le soir en vous couchant quelque chose de calmant ? Je n’ai jamais vu personne qu’il fût plus difficile de faire un peu sortir de ses habitudes. Ce que vous n’avez pas fait autrefois vous semble impossible, presque étrange. Vous dormiez autrefois. Vos nouvelles du Duc de Broglie sont d’accord avec les miennes. Pauvre homme ! Mais M. Decazes aime les commérages enflés. C’est de son cabinet qu’il ne sort pas. L’arrivée de sa fille lui sera bonne. Il l’attendait avec une grande anxiété. Je suis curieux de la visite de Matonchewitz. Je ne me doutais pas qu’il fût, si près quand je vous parlais hier de lui. Puisque le Pacha d’Egypte s’est soumis, il n’aura à vous parler que de vos propres affaires. Votre diplomatie de second rang me parait bien voyageante, comme votre Empereur. Adieu. Je m’impatiente beaucoup. Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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158. Paris mardi 9 octobre 1838

Matonhewitz est arrivé. Vous ne sauriez concevoir le plaisir que cela me fait et comme je l'ai reçue avec joie. Je le garde ici une huitaine de jours. Nous n’avons pas causé encore. Il est arrivé au moment où je faisais ma toilette pour aller dîner chez les petits Pozzo. Ils ont ouvert leur maison hier. C’est beau très magnifique, et très peu confortable. M. Mole & le chancelier y étaient. On racontait hier que les Christinos ont été parfaitement. battus. Leur général tué, 2000 prisonniers, enfin une grosse affaire. Le Moniteur n'en dit rien cependant. Les Holland sont toujours les héros de tous les dîners, lui était mon voisin à table. Son humeur est charmante, la plus aimable du monde. Quand on rencontre une gaieté naturelle avec beaucoup d’esprit, & beaucoup de connaissances, cela me parait la chose du monde la plus charmante. Et il me semble alors que moi aussi j'ai été gai, j’ai su rire et puis je ne sais plus rien. Ah, votre chancelier est un drôle d’homme. Il a voltigé hier pour arrivé au sommet du lit de Pozzo. C'est vraiment un tour de force que d'aller se coucher sur ce lit là aussi cela ne lui a-t-il pas réussi. Lord Holland a appelé cela un lit de justice. M. Molé a été parfaitement aimable.
Mon fils m’est revenu de Londres, l’Angleterre l’a engraissé. Il va rester huit jours avec moi. Il me dit que nos relations avec l'Angleterre prennent une tournure très grave. La Prusse, la Turquie, tout cela est bien embrouillé. savez-vous que les Anglais ont mis la main sur la flotte Turque. Il y a du mystère sous tout cela, je ne sais comment cela se débrouillera. La conférence ne va pas encore. Je vous écris en même temps que je parle a mon fils.
Je n’ai pas dormi de toute la nuit , tout cela fait que je ne sais ce que je vous dis. Pardonnez-moi mon mauvais h ce que vous me dites sur mon frère & mon mari est parfaitement vrai. Je crois aussi que c’est Médem, avec ses déclarations tranchantes qui aura fâché mon frère et que c'est là la cause de son silence. Adieu, je vous écris à tort & à travers aujourd’hui on reste autour de moi ce qui m’ôte toutes mes facultés. Adieu. Adieu. Adieu.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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159. Paris mercredi 10 octobre 1838

Je vais m'occuper de suite de madame de Pontalba. Je n’ai vu hier que Madame de Talleyrand qui m’a fait une très longue visite. Il me parait qu’elle a du temps à perdre et des nouvelles à apprendre. C’est un grand changement. Deux fois hier elle vous a nommé, et savez- vous ce qui m’est arrivé. Il m’est arrivé de rougir comme on dit jusqu’aux oreilles, mais c’était si fort que ce disait être presque de l'embarras pour elle aussi. Quelle sotte habitude et comme je dois lui paraître étrange. Assurément elle ne comprend pas cela. Je me suis promenée avec mon fils, il faisait très froid. Le soir j’ai causé avec lui, je me suis couchée de bonne heure. encore une mauvaise nuit. J'aime le dernier mot de votre lettre. " je m’impatiente beaucoup." Soyez sûr que ce sont ces petits mots là que j’aime le mieux. Je vais vite les chercher. Vous me parlez de feu, comment vous en avez dans votre chambre ? Cela me parait incroyable.

2 heures
J’ai été interrompue par Matonchewitz, plus tard par Alava. Voici l'heure de ma promenade et de la poste. Je vous quitte et je vous dis adieu with all my heart. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°156 Mercredi soir 10 Oct. 9 heures

Ce que vous me dîtes d’un commencement d’agitation politique à propos de l’Orient, entre Pétersbourg, Londres et Paris ne m’étonne pas. Je ne sais rien ; ce qu’on nous dit, ce qui paraît est plutôt pacifique. Mais je sens quelque chose dans l’air, quelque chose de nouveau et j’en crois souvent plutôt mon instinct que ma réflexion. Probablement ce nouveau-là, n’aboutira à rien comme tout aujourd’hui. Pourtant ce sera un pas. On avance en se traînant. Vous avez bien raison, écrire est un misérable moyen de conversation. J’espère à l’autre. Mais ce ne sera pas de l’Orient que nous parlerons d’abord.
J’aurais voulu voir le lit de justice chez Pozzo. Non que je ne sois accoutumé à ces façons-là de notre Chancelier. Je les lui ai toujours vues. Il a toujours manqué de tact et de vraie élégance. Comme bien des gens aujourd’hui, il supplée en fait d’habilité et d’esprit, à la qualité par la quantité. Il n’a rien de rare, mais, il a beaucoup de ce qui sert tous les jours. Il ne faut pas être lui, mais il est très bon de l’avoir pour soi. A propos, savez-vous que l’hiver dernier, il était jaloux de M. Piscatory auprès de Mad. de Boigne ? Je ne sais si cela recommencera cet hiver.

Jeudi 7 heures
Vous tenez un véritable congrès, Matonchavitz, Alexandre, des arrivants de Naples, de Londres, de Pétersbourg. Quand les fabricants de commérages sur vos grandes intrigues sauront tout cela, ils se croiront bien sûrs de leur fait. Moi, je passe mon temps à intriguer avec Marius, Sylla et César. Et nous nous amusons parfaitement mes enfants, et moi, de l’esprit et des actions de ces intrigants-là. On peut vraiment mettre les plus grandes choses et les plus grands hommes à la portée d’enfants intelligents et accoutumés à entendre parler de tout. M. de Broglie me mande qu’il sera obligé de venir à Broglie du 20 au 25 de ce mois, pour affaires, et qu’il viendra passer 29 heures ici. Il ne voit en effet personne. Mais sa lettre ne porte aucun caractère d’abattement qui est la disposition que je craindrais le plus pour lui. Il ne doit rester à Broglie que trois ou quatre jours. Que les impressions sont diverses ! Il m’a paru pressé de quitter Broglie, et effrayé d’y revenir. J’aurais voulu rester toujours aux mêmes lieux, entouré des mêmes objets, menant la même vie. C’est le changement qui me navre et me révolte après la mort.
Ma mère était un peu souffrante hier, toujours de cette même disposition au mal de tête et au vertige. Je lui ai fait faire une longue promenade dans ces bois, sous ce soleil dont je vous parlais le matin. Elle s’en est bien trouvée. Elle a une merveilleuse disposition à se distraire et à se reposer des émotions fortes par les plaisirs simples. Je fais planter des arbres ; elle regarde, elle conseille ; et cet intérêt qu’elle y prend lui fait plus de bien que toutes les tisanes du monde.
Lady Granville a t-elle fait sa déclaration à Marie. Vous savez que j’en suis curieux. Je ne doute guère de la soumission au premier moment. C’est l’exécution qu’il faut voir. Vous arrive-t-il comme à moi ? Il y a deux époques où je ne me plais guère à vous écrire, et suis en un moment au bout de ce que j’ai à vous dire; c’est quand je viens de vous quitter, et quand j’approche de vous revoir. Entre deux je me résigne, je m’établis. Mais les premiers et les derniers temps sont durs.

10 heures 1/4
Vous aimez les petits mots. J’en ai le cœur plein. Je ne peux pas, vous les envoyer tous. Je vous les apporterai. Adieu, Adieu Moi, j’aime la visite de Mad. de Talleyrand. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°155 Mercredi 10 oct.. 7 h. 1/2

Voici la proposition que je viens de recevoir. Il paraît qu’il y a des gens qui ont envie de fonder une nouvelle religion, de faire, dans le catholicisme et le Protestantisme, une nouvelle réforme. Ils m’ont écrit pour me proposer d’être leur Pape. Le Maréchal de Brissac, montrant un jour le crucifix à son fils enfant lui disait : " Regarde bien Timoléon, voilà ce qu’on gagne à vouloir changer la religion de son pays. Je n’ai encore gagné que la proposition d’être Pape. A la vérité je ne veux point changer la religion de mon pays, et n’ai rien fait pour cela. Je me suis borné à en parler très respectueusement. " Un autre Monsieur, qui est Juif et s’appelle M. Salvador vient de faire un gros livre pour prouver que le Christianisme est fini, et qu’il faut revenir au Judaïsme en l’accommodant à notre temps. Il m’écrit aussi pour me conjurer d’engager avec lui une polémique, afin qu’à nous deux nous vidions cette grande querelle. Est-ce que j’ai dit assez de sottises pour attirer vers moi ceux qui en font ?
J’ai eu un moment l’envie de vous engager à lire les écrits de Mad. Guyon. Il y a quelquefois des choses très touchantes, très pénétrantes, très belles, qui auraient bien été à la disposition de votre âme. Mais j’ai rouvert le livre, et je ne vous en ai pas parlé C’est trop fou. Vous avez la combinaison la plus difficile à satisfaire, beaucoup d’imagination et beaucoup de bon sens, l’âme tendre et l’esprit positif, ce qui met sur le chemin de la folie et ce qui en écarte. Et puis les livres n’ont pas grand pouvoir sur vous. Il vous faut des actions et non pas des paroles. J’ai pensé à tout cela cette nuit, ne dormant pas. C’est pourquoi je vous parle.

Je viens de me lever. Le temps est admirable. Le soleil achève de dissiper un brouillard qui roule en s’en allant, sur les bois et sur les prairies. L’air et ma vallée sont pleins de mouvement, et d’un mouvement où la bonne cause triomphe. Dans une heure tout sera charmant autour de moi. Une longue promenade ensemble sous ce soleil brillant, dans cet air frais, nous ferait plus de bien à tous deux que tous les livres du monde. On dit que Louis Buonaparte est parti de Suisse. Convenez qu’il est difficile de faire plus ridiculement sa volonté et de moins bien finir une affaire qu’on finit. Si nous vivions dans un temps où les esprits fussent un peu exigeants, un peu hauts, il y aurait là de quoi perdre un Cabinet. Mais nous sommes à une époque de bon marché, comme on dit. On veut un gouvernement bon marché. on s’en contente à bon marché. Le salon de la Terrasse est-il bien arrangé ? On n’a rien changé dans le petit cabinet, n’est-ce pas ? Verrez-vous beaucoup les Holland ? Sont-ils à l’hôtel de Bath ? Que c’est ennuyeux de vous faire des questions ! Quand je serai là, je saurai tout.

10 h.
Je suis charmé que votre monde vous soit arrivé. Nous causerons ce soir. Adieu. On m’attend en bas pour je ne sais combien de petites affaires. Adieu Adieu. Dormez donc. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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160. Paris le 11 octobre 1838

Vraiment mon temps est tellement pris par mon fils, par Matonchewitz, par des visites, que je ne parviens pas à vous écrire comme je le voudrais comme j’en éprouve le besoin. Comprenez-vous que je vous aime, que je vous aime beaucoup, que je voudrais causer avec vous sans cesse, sur toute chose, que je m’impatiente contre tout le monde qui me prend mon temps. Matonchewitz repart je crois ce soir. Nous ne nous serons pas dit la vingtième partie de ce que nous avons à nous dire comme un homme d’esprit, & un galant homme est une affaire rare à rencontrer ! J’aime Matonchewitz extrêmement.
Quand je vous reverrai j'aurais bien des choses à vous dire, si le temps qui doit s'écouler encore d'ici là n’efface pas bien des choses de ma tête. Car c’est étonnant comme ce qui semble d'un si vif intérêt dans le moment est diminué au bout de huit jours. J’ai dit hier à un habitué que je les recevrais tous les soirs. Ils sont venus, la portière les a renvoyés, moi je les attendais. Enfin j’apprends qu'on a chassé tout le monde. Il n’est venu plus tard qu’Alava, qui s'avise de se trouver mal. Je l’ai livré à Marie et je suis allé me coucher.
Je ne me porte pas bien. Le sang à la tête, très froid aux genoux. Il faudrait marcher et je n’en ai pas la force. Venez me donner le bras. Pas de nouvelles de mon mari. pas de nouvelles en général, mais un horizon très bien partout. Ici cependant on est content. Votre lettre ce matin est fort bonne à lire. Que de fous dans le monde ! Mais il me semble qu'il n'y a des fous que dans les temps de paix et de calme. Je crois donc qu'ils sont un bon signe. On dit dans le monde que vos amis sont très enragés & qu'ils menacent de s’allier à Odillon Barrot s'ils ne trouvent pas meilleure compagnie.
Je suis fort aise que vous ne fassiez pas de dîner public, & de speech politique. Je trouve toujours qu'on doit ménager ces paroles pour le moment de l'action. les professions de foi, les prédictions, tout cela est du stuff quand ce n'est pas à propos, et je ne verrais aucun à propos à cela dans ce moment. Il me semble que j'aurai bien des belles choses à vous dire sur ce chapitre quand nous nous verrons. Adieu, car je crains encore les interruptions. Adieu. Adieu, toujours de même.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°157 Vendredi 12, 7 heures

J’ai fait comme vous. Je me suis couché hier à 9 heures et demie. J’avais beaucoup travaillé dans mon Cabinet et beaucoup couru dans mes champs ; deux choses que je puis très bien faire séparément mais pas bien ensemble. J’ai toujours éprouvé cela ; de l’activité d’esprit ou de corps, tant qu’on voudra ; mais l’une ou l’autre. Dans mes moments de grande préoccupation morale une course à pied d’une demi heure me fatiguait.
Vous verrez que Mad. de Talleyrand viendra chez vous cet hiver chercher des nouvelles. Je ne lui vois que M. Royer-Collard qui puisse lui en apporter un peu. Encore est-il lui-même fort en dehors de tout. Mais il vit à la Chambre et il voit quelque fois les Ministres. Je trouve ce que vous me dîtes à propos de sa visite fort naturel. Vous réagissez, et elle non. Elle a l’air embarrassé et vous non. Cela est dans l’ordre.
L’article des Débats d’hier sur l’Angleterre, l’Inde et la Russie est curieux. Est-ce qu’il y a vraiment chez vous quelque projet semblable ? Je ne dis pas projet lointain. général, politique d’ensemble; rien de plus simple, mais projet prochain, actuel. Ce serait étrange. Du reste cela s’est vu : beaucoup de prudence, de timidité même pour ce qu’on a sous la main à sa porte ; et des intentions, des combinaisons, même des préparatifs gigantesques pour ce qui est loin, bien loin. On satisfait ainsi, à la fois son imagination et sa raison. Et l’imagination se passe d’apparences et de paroles. à la bonne heure.
Lisez vous quelques fois le petit journal de Thiers, le Nouvelliste? Il est bien vif contre le Cabinet. Thiers n’a plus tout le Constitutionnel. M. Molé s’y est glissé ; non pas de manière à l’ôter à d’autres, mais pour y avoir; un petit coin à lui. C’est sa façon de procéder. Il n’en est pas d’un journal comme d’un cœur ; on n’est pas obligé à tout ou rien. Je vous quitte pour aller voir si on plante mes arbres. Vous ne savez pas et vous ne saurez jamais ce que c’est que de surveiller des ouvriers. Mais pardonnez moi de vous trouver, quant à la température, un peu inconséquente. Vous me dites, page 1, Il fait très froid. et page 2, Comment, vous avez du feu dans votre chambre ! Cela me paraît incroyable. Quand Dieu fait très froid, moi, je fais du feu. Vous êtes à ce qu’il me semble, beaucoup plus résignée.

9 heures
Mes plantations se font bien. Je me prête, je crois, de très bonne grâce aux affaires et aux plaisirs de la Campagne. Et j’en jouirais très vivement si je les partageais. Mais je ne les partage pas. Aussi ne fais-je que m’y prêter. Voilà le facteur et une bonne lettre. N’oubliez rien, je vous prie de ce que vous avez eu une fois et un moment le projet de me dire. C’est là le mal cruel de l’absence entre tant d’autres ; on perd une infinité de choses, qui étaient bonnes, charmantes, mais qui passent avant qu’on se retrouve. Même quand je vous aurai retrouvée j’aurai beaucoup, beaucoup à regretter. N’oubliez donc pas. Je ne sais ce que feront mes amis, rien de déplacé j’espère. Pour moi, je n’irai certainement pas ailleurs que la où j’ai toujours été, depuis huit ans entr’autres. Je suis plus que jamais convaincu que c’est d’idées et de pratiques gouvernementales que la France a besoin. Et ce qui me fâche c’est qu’on l’en éloigne au lieu de l’y conduire. Si je me plains, ce sera de ce qu’on pousse ce pays-ci vers M. Odilon Barrot. Adieu. Adieu. Que c’est long ? G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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161. Paris, vendredi 12 octobre 1838

Je ne dors pas, c'est une mauvaise habitude. Pour que je dorme il faudrait que je puisse me coucher tous les jours à 10 heures et je ne sais comment m’arranger pour cela. Hier j’ai eu assez de monde. Mais pas de quoi accuser les Holland qui sont venus s’établir chez moi. Lui est un homme vraiment charmant quel dommage que vous ne les voyez peu ! Ils en sont très contrariés, ils partent. le 25. Matonchewitz passe encore huit jours ici. Plus je cause avec lui et plus je l’aime, nous parlons beaucoup de vous. Je lui ai fait lire votre lettre hier. Il en a été bien frappé. J’ai vu à l’impression qu’il en a reçue que moi je suis bien accoutumée à votre supériorité. Je jouis beaucoup de l’effet qu’elle produit sur les autres. C’est charmant d'être fière de ce qu'on aime.

2 heures
Je crois qu’il me faudra prendre le parti de vous écrire la nuit. Le matin. je suis interrompue, sans cesse. Matonchewitz est venu à 11 1/2 & ne me quitte que dans cet instant, et nous avons tant et tant à nous dire que je ne veux pas abréger ses visites. Vous me pardonnez n’est-ce pas ? On dit que l'Angleterre se joint à nous autres sur la question Belge. Ce serait drôle. Du reste point de nouvelles. Adieu. Adieu. bien vite & bien tendrement.

Auteurs : Degenfeld-Schonburg, Louise de (1804-1858)

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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162. Paris, le 13 octobre samedi

Vous ai-je dit que la grande Duchesse Olga ne veut pas du prince royal de Bavière. Elle l’a trouvée trop laid. Voilà ce que raconte M. Jennisson. Vos ministères déclament plus que jamais contre la presse. On ne peut pas croire avec elle. On ne sait que penser des affaires d’Orient. Les gestes de l'Angleterre donnent du soupçon à tout le monde. On ne les comprend pas plus ici qu’autre part. Je vous dis bien vite tout ce qui ne me regarde pas. Et pour passer à ce qui me regarde, j’ai fermé ma porte hier, je deviens un peu capricieuse dans mes allures. Mais vraiment je ne suis pas bien ; je me sens fatiguée, accablée. J'ai besoin de mon lit à 10 heures. Je ne sais comment m’arranger pour satisfaire cette fantaisie et en même temps celle de voir du monde. Au reste dans ce moment-ci encore le monde est peu amusant.
Savez-vous que le temps devient bien froid ; cela n’est pas naturel pour cette saison. Je compte sur l'été au mois de janvier. Marie est d'une douceur, d'une égalité d’humeur, & d'une bonne humeur charmante. Le speech de Lady Granville devient tout-à fait inutile. Nous l’avons ajourné à la première boutade au plus léger signe. Vous serez sans doute la pierre de touche. Elle est charmante pour mon fils. Je prétends qu’elle le soit pour vous, & tout le monde ; sans cela, bonjour.
Que je suis impatiente de voir finir ce mois ! Mais je m'en vais être horriblement envieuse. Vous allez revenir engraissé avec des joues, et moi, j'ai une très pauvre mine. Votre premier absence m'avait si bien servi. La seconde ne m'a rien valu du tout, au contraire. Palmella n'a jamais vu de sa vie Madame de Pontalba. Personne de ma connaissance ne la connait. Adieu. Adieu. Je compte les jours Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°158 Samedi 13 octotre - 8 h. et demie

Je viens de me lever. C’est tard pour moi. J’ai mal dormi, je ne sais pourquoi. Passé mon premier sommeil, j’ai beaucoup de peine à en retrouver un second. Le temps change, les mœurs. Je voudrais bien changer les vôtres quand je serai là, et vous rendre un peu de force pour marcher, si on peut marcher à Paris, dans la saison où nous entrons. A la campagne, il n’y a pas de jour où il ne fasse beau une ou deux heures. Hier, il a plu à torrents ; je ne m’en suis pas moins promené deux ou trois fois, et j’ai eu cinq visites, dont deux venues de huit lieues. Il faut que je sois bien aimable. Je ne connais pas beaucoup de personnes pour qui j’eusse fait huit lieues hier. Il y en a une pour qui je ferais cent lieues, pour une demi-heure quand je l’aurais vue la veille. Je regrette que Matonchewitz, ne soit pas resté plus longtemps. Quand Lady Granville est malade vous êtes, en fait de conversation à un pauvre régime. Guère plus pauvre que le mien ; je suis très entouré, et bien entouré mais la conversation qui me plaît, pas seulement sur la politique, je n’en ai que bien peu, si j’en ai quelquefois. Je serais désolé que ma mère vit cela. Je ne crains rien tant que de laisser voir, aux personnes qui m’aiment et me donnent tout ce qu’elles ont, que cela ne me suffit pas. Aussi je cause beaucoup. Il faut que je fasse le métier de maîtresse de maison, que je m’occupe de tous et que je les amuse, car il faut cela, dans l’intérieur le plus uni. Bientôt Henriette m’y aidera un peu.
Si vous n’êtes pas mieux avec l’Angleterre que vous ne paraissez, Lady Clanricard aura une ambassade peu agréable. Elle a assez d’esprit et d’ambition pour se plaire aux situations difficiles, les seules où l’on fasse quelque chose. Mais il faut se sentir adossé à une politique qu’on soutienne volontiers, et avoir en perspective des résultats, des désagréments pour rien, pour passer le temps, c’est très ennuyeux. Lui avez-vous parlé de M. de Barante ? Ce sera sa réponse à Pétersbourg, et elle pour lui, qui a un goût extrême de conversatlon, plus que d’action. Que devient le Rois de Hanovre ? Vous raconte-t-il ses plans de gouvernement ? Charles Quint disait : [Sper suffil, ill un ynéuliugob, Eheree (Thierd) Pragt oellnt]. Charles Quint aurait-il raison ? J’espère pour lui qu’il écrivait l’Allemand mieux que moi. Je m’en acquittais assez bien autrefois. J’ai oublié. Je ne vois pas paraître non plus la grande victoire de D. Carlos sur les Christinos. Dieu est bien bon s’il donne à quelqu’un de ces gens-là une victoire ; c’est du bonheur perdu.

10 heures
Je suis charmé que vous gardiez Matonchewitz un peu plus longtemps. Je pense beaucoup à vos plaisirs. Je regretterai de ne pas voir les Holland. Je ne regretterai rien. Adieu. Le courrier m’apporte deux lettres auxquelles il faut que je réponde sur le champ. Adieu. Adieu G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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163 Paris, le 14 octobre Dimanche

J'ai mal dormi ; je me suis levée très tard. J’attends Matonchewitz tout à l'heure, & je n’ai pas encore fait ma grande toilette. Voyez comme tout cela est enrageant. Et puis dimanche par dessus le marché ! Hier il a fait si froid que j'ai du prendre la voiture fermée. J'ai été à Auteuil où j’ai trouvé beaucoup trop de monde je n’y suis restée que cinq minutes. J'ai dîné chez la D. de Talleyrand avec Alava de là j’ai été de bonne heure chez Lady Holland. M. Molé y dînait. Mad. de Castellane y est venue après, et tout mon monde.
M. Molé a envoyé l’ordre que le corps d'observation reste sur la frontière, attendu que Louis Bonaparte n’a pas quitté encore son château. C’et décidément en Angleterre qu'il doit se rendre & de là aux Etats-Unis/ M. Molé n’avait pas l'air de bien bonne humeur. Il est parti aussi tôt que Mad. de Castellane est entrée.
Le Roi ne rentre en ville que mardi ce jour là aussi on attend Léopold. La conférence ira à ce qu’on croit & dans notre sens, parce que l'Angleterre se joint à nous. a propos Lord Palmerston a proposé d’établir à Londres une conférence pour régler les Affaires de l’Orient Nous avons décliné péremptoirement. Ce sont nos affaires. Demain sera vraiment la moitié du mois d'octobre !
Adieu. Cette semaine sera bien remplie pour moi. Mon fils, Matonchewitz, les Sutherland. Tout cela me quitte avant vendredi. Les derniers arrivent ce soir ! Ils me prendront beaucoup de mon temps aussi. Je voudrais partager toutes ces ressources, tous ces plaisirs, et tout cela vient à la fois ! Ecrivez-moi ; il est bien vrai que j'ai de vous une lettre tous les jours, mais cela ne me parait pas assez. Adieu. Adieu. Je suis bien casée & j'aime bien notre cabinet. Adieu encore.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°160 Dimanche, soir 14 oct. 9 heures

160 est un gros chiffre. Je l’écris avec un sentiment très partagé. Nous nous connaissons déjà depuis longtemps et nous avons été longtemps séparés. Où en serions nous si nous ne nous étions pas quittés un moment ? Bien plus avant que nous ne sommes si je ne me trompe. Le temps seul nous a manqué et nous manquera. Je suis convaincu que nous ne nous connaissons que très imparfaitement. C’est triste. Nous aurons souvent très souvent passé l’un à côté de l’autre, pas grand chose de plus. Nous valons l’un pour l’autre plus que cela beaucoup plus. Il y aura beaucoup à regretter entre nous. Faites-moi le plaisir de me dire, si mes lettres vous arrivent de meilleure heure à la Terrasse qu’aux Champs Elysées.
Si j’étais le Roi, je voudrais bien que le Prince royal de Bavière fût en effet trop laid. Du reste, je sais gré à votre grande Duchesse de l’avoir trouvé laid, s’il l’est réellement et de l’avoir dit. Il n’est pas besoin d’être une grande Duchesse pour se marier comme une sotte. Je serais charmée d’en savoir une qui s’y montrât plus difficile, et plus sensée. Cela ferait aussi honneur à son père.

Lundi 15, 7 heures
J’ai été interrompu hier soir par un petit accident arrivé à Henriette près de se coucher. Elle est tombée en courant dans la galerie et s’est fait mal au menton ; rien du tout, une simple écorchure. Mais le sang coulait ; mon bon Guillaume était au désespoir, et le désespoir le plus tendre, le plus caressant qui se puisse imaginer. J’ai là trois petites créatures qui auront grand besoin de force d’âme et de raison, car elles auront beaucoup d’émotion à porter. L’embarras est grand ; il faut tantôt développer, tantôt contenir ; aujourd’hui on désire, demain on craint la grande activité de l’esprit et du cœur. Je ne puis souffrir les natures obtuses, apathiques ; et les mérites contrariés coûtent si cher ou exigent tant ! C’est un effort bien difficile, et qu’il faut recommencer tous les jours, que d’accepter ce mélange si profond, si inséparable du bien et du mal, en nous-mêmes et dans notre destinée. Parlons de ce qui vous regarde.
Il faudra bien que nous trouvions moyen d’arranger votre soirée comme votre santé, même capricieuse, le voudra. Je regretterais que vous ne pussiez pas conserver l’habitude de rester chez vous tous les soirs, habituellement du moins. Rien ne convient mieux aux hommes et ne les attire davantage que la certitude de trouver toujours. Mais ne pourriez-vous, toutes les fois qu’à six heures, vous aurez envie d’aller vous coucher, le dire tout simplement et renvoyer ceux qui seront- là ? c’est un petit parti à prendre, je le sais et vous n’aimez pas à prendre un parti. Cependant cela vaudrait mieux je crois, que toute autre méthode. Si vous disposiez de vos heures de sommeil, je vous dirais de les placer le matin et de vous lever plus tard. Mais on ne dispose pas de soi, ni de nuit, ni de jour.

10 h.
Il est parfaitement sûr que si cela se pouvait, je vous écrirais plus d’une fois par jour. Je voudrais remplir votre temps, votre cœur, les remplir de moi, de moi seul. J’en dirais trop. Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°159 Dimanche 14 octobre, 7 h. et demie

Je me suis promené hier avec vous sous les Arcades. Y étiez-vous ? Il n’y avait certainement pas moyen d’être ailleurs. La pluie est-tombée par torrents. Décidément je vous aime à La Terrasse. Je m’y crois plus aisément qu’ailleurs, en attendant que j’y sois. Et puis je pense à cet hiver. C’est près de chez moi, près de la Chambre par un chemin commode. Nous arrangerons, nos heures, car je veux travailler un peu.
Vous ne m’avez pas dit si Lady Granville avait fait sa déclaration à Marie, et avec quel effet. J’aime à savoir où en est tout l’établissement. Et Mad. de Flahaut revient-elle cet hiver ? Sera t-elle toujours mon ennemie ? Ou bien changera-t-elle comme M. Molé ? Il vous a dit qu’il me respectait fort. Vous souvenez-vous de l’humeur que lui donnait ce mot, de votre part ? Je ne prévois pas du tout la session et je n’essaie pas de la prévoir. Je ne sais qu’une chose, c’est que j’agirai selon mon propre jugement.
Je ne me fatigue pas non plus l’esprit à prévoir l’Europe de 1839. Cependant, je persiste ; il y a quelque chose à prévoir. Cette immobilité générale, des esprits et des corps, ne durera pas toujours. Et parce qu’elle dure depuis longtemps, c’est une raison pour qu’elle soit plus près de son terme, non pour qu’elle dure encore. Du reste tout cela est si vague qu’il n’y a pas à en parler. Lord Holland vous plaît donc beaucoup. J’en suis bien aise Il me plaisait fort aussi. J’aime les esprits cultivés et variés, qui s’intéressent à toutes choses, et reçoivent de toutes un mouvement facile. Il y a à cela de la liberté et de l’élégance, deux qualités charmantes. Quand je suis entré dans le monde les esprits là n’étaient pas rares ; il en restait quelques uns du siècle dernier ; temps de conversation et d’amusement s’il en fut jamais, où l’on pensait à tout pour s’en entretenir et avoir de quoi se plaire les uns aux autres. Lord Holland est fort lettré, grande ressource et grand agrément pour causer. On a eu beaucoup d’esprit dans le monde. il faut en hériter et en jouir encore, et en faire jouir les autres. Je n’aime pas les gens qui ne savent parler que de ce qui se voit et se fait de leur temps et autour d’eux. Pour tout le monde, le présent est une coterie. La meilleure est petite.
Savez-vous à quoi je m’amuse quelques fois ? à chercher, parmi les gens d’esprit que j’ai connu, lesquels vous auraient plu. Je n’en trouve pas beaucoup, quelques uns pourtant, trois ou quatre. Et quand j’ai trouvé ceux-là, je cherche s’ils vous auraient plu beaucoup. Il me semble que non. J’en suis charmé.

10 heures ¼
Je ne crois pas que vous me trouviez plus de jours que de coutume, mais moi, je voudrais bien ne pas vous trouver maigrie. Je borne là mon ambition. C’est bien de la vertu à moi. Du reste je ne sais pourquoi vous vous êtes persuadée que l’embonpoint me plaisait. Cela ne m’est pas arrivée une fois en ma vie. Je suis charmé que Marie soit de bonne humeur. Vous avez raison ; il ne faut pas prodiguer les remèdes héroïques Je serai comme vous dites, la pierre de touche, Adieu, adieu. Il fait très froid aujourd’hui. Je fais rentrer mes orangers. Il faut que tout rentre. Adieu. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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164. Paris lundi 10 octobre 1838

Trois heures de causerie avec Matonchewitz, et puis une promenade bien froide en calèche avec mon fils, ensuite le Prince Paul de W. et au moment de ma toilette Lady Granville Voilà ma matinée hier. J’ai dîné chez le duc de Palmella, où je me suis ennuyée ; je suis rentrée chez moi au sortir de table ; j’ai eu beaucoup de monde que j’ai chassé à onze heures. Ma journée a été remplie c'est à dire dissipée. Cependant les visites de Motonchewitz comptent. J'aimerais bien le garder ici, & il en a une grande envie, mais au bout du compte, il en sera encore plus profitable à Pétersbourg. Il part jeudi. Lady Clauricarde va demeurer dans ma maison, dans ce Palais si beau, si horrible pour moi. J’ai été saisie hier quand on me l’a annoncé.
Pozzo a une ample permission de venir à Paris et d’y rester jus qu’au mois de février. Il en est enchanté et moi aussi. Tcham est tout ahuri de ce que l’affaire suisse n’est pas finie tant que Louis Bonaparte y reste vous continuez votre attitude guerrière. Il a déposé cependant entre les mains du Gouvernement de Thurgovie une déclaration dans laquelle il se dit français. Mais ces gens sont un peu à sa dévotion, et ils ne donnent pas de publicité à cette déclaration.
Je vous remercie de me parler de nos habitudes d’hiver. J'y pense bien moi. J’arrange aussi, quel plaisir que tout cela ! J’ai fait la paix entre la Duchesse de Talleyrand et Lord Holland. Elle était désirée des deux partis. Ils se verront aujourd’hui. Je voudrais bien parvenir à montrer Berryer aux Holland, mais il n’est pas ici ; et ils partent le 25, encore une fois quel dommage que vous ne les voyez pas ! Ils en sont très contrariés. Ne me trouvez-vous pas bien égoïste dans ce que je vous dis sur Matonchewitz ? Un grand défaut est de ne jamais prendre le temps et la peine d’expliquer ma pensée. Ainsi ce que je vous dis à son égard qui me regarde, le regarde lui bien davantage encore. Il faut qu'il parte, car sa carrière est finie, s'il reste à Paris. Pour mon plaisir, pour le profit de ma curiosité, il me serait bien agréable ici. Il sait tout. Il est au courant de tout. Il est discret, prudent; sûr. C’est bien rare.
Voilà un temps doux & mou. Le même degré hier au thermomètre, et une sensation charmante au lieu de la plus désagréable. Madame de Castelane m'accable d’attention et de cadeaux. Il faut que je rende, les cadeaux s'entend. Je viens de m'arranger pour cela avec Fossin. Vous doutiez-vous en me faisant l’éloge de Lord Halland dans votre dernière lettre que vous faisiez un peu, non pas un peu, tout-à-fait ma critique ? Je vous en remercie, cela me fait toujours du bien, quoique je ne réponds pas que je me change. Je suis bien vieille pour changer. Il y a vingt ans de cela que je devais faire votre connaissance, comme je serais autre, comme je vaudrais mieux !
Adieu. Adieu. J'écris toujours à mon mari, mais vous verrez qu'il va reprendre son silence. Celui de mon frère me surprend. Adieu de tout mon cœur.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°161 Lundi soir, 15 oct, 9 heures et demie

Moi aussi je regrette cet entassement d’arrivants et de partants. Ils vous fatigueront. Bien distribués, ils vous reposeraient. Car vous avez besoin d’un mouvement qui vous repose. Vous n’avez assez de force ni pour le monde, ni pour la solitude. Il vous faut de tout, des doses, si justes qu’on les manque souvent. Il n’y aura que mes visites, j’espère, qui n’auront pas besoin d’être mesurées. C’est dommage que vous ayez refusé la conférence sur l’Orient. J’aurais demandé à y être envoyé.
J’ai passé ma matinée couché sur une carte de Turquie et de Grèce suivant la marche de petits événements bien oubliés, mais dont je voulais me rendre compte avec précision. Je me résigne parfaitement à l’ignorance, pas du tout au savoir vague et incomplet. J’en sais beaucoup en ce moment sur l’Orient. Je comprends votre refus ; mais c’est dire à l’Occident. qu’il fera bien de s’unir et d’y bien regarder. M. Turgot reprochait aux Encyclopédistes leur esprit de secte et de coterie : " Vous dites nous ; le public dira vous. " Vous faites bande à part ; on fera bande en face de vous. Cette affaire-là, ne s’arrangera pas sans canons. C’est dommage encore une fois. Ce serait un beau spectacle que l’Europe maintenant l’Orient de concert tant qu’il pourra être maintenu, et le partageant de concert quand il tombera. Si nous nous entendions, cela se pourrait peut-être. Vous voyez que j’ai aussi mes utopies. Mais elles sont très dubitatives. Et à tout prendre, comme il faudra bien un jour que le canon recommence, il vaut mieux que ce soit là qu’ailleurs. Je ne m’étonne pas que Lord Palmerston soit avec vous dans l’affaire belge. Soyez sure qu’on n’en est fâché nulle part. Il faut une raison de céder.

Mardi 7 heures
e reprends la politique. J’ai des nouvelles de la frontière d’Espagne. Les succès des carlistes sont réels et les provinces carlistes dans l’enthousiasme. Les gens sensés n’en tirent pas de grandes conséquences.. Cela arrive près de l’hiver, quant la campagne ne peut être tenue longtemps. Les Chrisminos y perdront plus que les Carlistes n’y gagneront. La solution en Espagne est toujours qu’il n’y ait pas de solution. Notre petit duc de Frias me paraît faire la même figure qu’il a faite chez vous (C’est bien chez vous n’est-ce pas?) le jour où il n’a pas voulu se coucher dans la Chambre cramoisi. Ici, le Ministère est très préoccupé d’affaires qui ne vous intéressent pas du tout des chemins de fer, du sucre de betterave, un peu de la pétition sur la réforme électorale ; pas autant peut-être qu’il le devrait, car elle a plus de signatures qu’on ne le dit. dans la 6e région, la majorité, à ce qu’il paraît, a signé. Je vous prie de vous souvenir un jour que je vous ai toujours dit que le mal essentiel, le déplorable effet de l’administration actuelle, c’est de pousser ce pays-ci vers la gauche de lui faire regagner quelque chose beoucoup peut-être du terrain que nous lui avions fait perdre. En voilà pourtant bien assez. Que faites-vous du Duc de Noailles ? Il me semble qu’il devrait être revenu à Paris avec son soleil, qui n’est pourtant pas à lui tout seul. On m’écrit que les Holland ne se sont pas fort amusés à Paris. Ils ont mal pris, leur temps.

10 heures 1/2
Le facteur est arrivé au milieu de ma toilette. J’ai lu votre lettre. Puis, j’ai achevé. Il faut que je le fasse repartir. Je n’avais pas du tout, du tout pensé à vous en vous parlant. de Lord Holland. En cachetant ma lettre, l’idée m’est venue que vous me diriez ce que vous me dîtes ; et qu’au fait vous pourriez me le dire. N’importe. C’est bien simple de vous dire de rester comme vous êtes. Je n’ai pourtant que cela à vous dire. Quand vous voudrez changer. j’y mettrais mon veto. C’est comme vous êtes que je vous aime, sauf à vous critiquer, soit sans y penser; soit en y pensant. Adieu Adieu, le plus tendre que je sache. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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165. Paris mardi 16 octobre 8 h.

Il y a longtemps que je ne vous ai écrit de si bonne heure. Ma nuit a été. mauvaise. Le 16 octobre est une date qui me rappelle tant de bonheurs passés ! Ne me répondez pas à ceci ; ne m'en parlez pas. Je ne sais pas encore, je ne saurai jamais peut être parler de ces choses-là. Elles me sont trop avant dans le cœur. J'ai vu chez moi hier matin un petit ministre étranger à Londres. Je le traitais un peu comme une petite espèce lorsque j’y étais, et j’ai éte touchée de voir le bon souvenir qu'il conserve de ce temps. Cette diplomatie ne se console pas encore de nous avoir perdus. votre lettre m'arrive dans cet instant. C’est à peu près comme aux Champs- Elysées, peut-être un quart d’heure de différence, c.a.d. de ceci plutôt.
J’ai passé ma soirée chez Lady Granville avec les Sutherland. J’ai été fort émue en les revoyant. Le temps que j’ai passé chez eux il y a un an, un été si rempli de sensations douces & pénibles. La Duchesse est engraissée c’est trop. Le mari est comme il était. Je l'aime bien. Ils ne restent ici que trois jours. Les nouvelles de Madrid parlent d'une grande fermentation dans cette ville. On s’attend à un mouvement. Frias est brave & décidé à rester ministre. Il me semble que cette résolution aide assez à le demande. On est inquiet de Villers. Il pourrait bien tomber, entre les mains de Cabrera.
Vous avez des enfants charmants, vous êtes bien heureux, & vous le méritez. Je vous écris fort à bâtons rompus. Mon fils est dans ma chambre. La Duchesse de Sutherland m’a de suite demandé de vos nouvelles. Elle est fâchée de ne pas vous trouver ici. Je relis toutes vos lettres depuis le commencement. Il y en a quelques unes que je montre à Matonchewitz. Il en est extrêmement digne. Je m'occupe de vous beaucoup, à peu près toujours. Le temps approche, c'est de la joie pour mon triste cœur, car il est bien triste ! Adieu. Adieu.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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166. Paris le 17 octobre 1838

Vous avez bien raison, et je suis très fatiguée, et je suis très maigrie, c’est trop pour moi, et je ne me résigne parce que cela va cesser. J’ai passé presque ma journée entière hier avec les Sutherland ; aujourd’hui encore. Après demain ils partent. Je vois même très peu mon fils, heureusement il reste quelque jours de plus. Le Roi de Hanovre me mande que l’Empereur était très triste et a battu à Postdam, on ne sait de quoi. Du reste, il est en santé parfaite.
Je ne m’accorde pas du tout avec vous sur l’Orient. Je ne vois pas à quelle bonne fin, nous perdrions l'Angleterre dans nos conseils sur cette question. Ce n’est pas avec elle qu’elle s’arrangera jamais, ce sera contre elle. Il y a d'autres puissances qui feraient meilleur ménage avec nous sur ce point & vous les connaissez. Mais en attendant que cette affaire arrive au point où il faudra la résoudre. Il est bon qu’elle reste comme elle est. Miraflores vient d'être nommé ambassadeur ici, ce qui le comble de joie. Il n'y avait rien de nouveau hier de Madrid.
Vous savez qu’on a reçu hier la nouvelle que Louis Bonaparte est parti le 14 & qu'il sera le 19 à Londres. C’est donc vraiment fini. Lord Granville a vu le Duc de Broglie hier. Il l’a trouvé extrêmement abattu & changé. Il lui a dit qu'il ne songeait pas à aller à Broglie. Il ne quittera pas Paris. J'ai dîné hier chez Lady Granville ; rien qu'Angleterre, 20 anglais. Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit. C'est déplorable. Lady Jersey me mande qu'elle a vu mon mari à Munich, à Innsbruck, et que le grand Duc a parfaitement bonne mine. Adieu, je vous écris en me levant dans la crainte que plus tard je ne trouverai plus un moment. Voyez aussi comme je griffonne. Adieu. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°163 Lisieux 17 octobre, 9 heures

Je n’attends pas Matonchewitz, ni une bonne conversation. Mais j’ai dîné ici hier. Trois personnes attendent à la porte de ma chambre et il faut que je sois reparti dans une heure pour le Val Richer. Hier en venant à Lisieux seul dans ma voiture, j’ai pensé au 16 octobre pour vous, beaucoup à vous. Il est bien difficile de dire ce qui est vraiment au fond du cœur. Je n’ai jamais été plus occupé de vous. J’aime tant de choses en vous ! Et des choses que je ne trouve nulle part ailleurs nulle part mais n’ayez donc pas toujours de mauvaises nuits. Faites cela pour moi. Je regrette que les Sutherland passent si vite. Je voudrais que vous fussiez habituellement entourée d’affection d’impressions douces. C’est ce qui vous manque. Quelqu’un qui soit toujours là, associé à tous les détails de votre vie, à soigner et qui vous soigne, à aimer et qui vous aime dans tous les moments de la journée. Je ne vous parlerai pas aujourd’hui d’autre chose que de vous. Il faut que je fasse entrer les gens qui attendent. Adieu. Adieu. Remerciez ; je vous prie, pour moi la Duchesse de Sutherland de son souvenir. J’espère que je serai plus heureux quand elle repassera par Paris pour retourner en Angleterre. Adieu. Adieu. Je voudrais couvrir d’adieux le papier blanc qui me déplaît. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°163 Jeudi 18 octobre. 6 h et demie

Si je ne me trompe ; je me suis trompé hier. Aujourd’hui doit être le 163 et hier n’était que le 162. Cette fin du mois d’octobre est pour moi, un temps de fatigue et d’ennui. Les dîners m’écrasent. On commence à revenir à la ville. On sait que je vais partir. Chacun se croit obligé et pressé d’être poli pour moi. J’ai quatre dîners, en perspective. J’en ai refusé deux hier. Je refuse tout ce qui ne m’est pas politiquement utile. Quand ce mois finira j’aurai un petit plaisir, celui de la délivrance à côté d’un grand bonheur. Le redoublement de tendresse de Mad. de Castellane m’amuse. Elle sait être fort caressante. Je m’en rapporte à vous pour ne rendre que ce qu’on rend sans rien donner. Elle a de l’esprit et un savoir faire trop remuant, trop visible, mais assez intelligent et très persévérant. Elle est vraiment très attachée et dévouée à M. de L.
Au temps de leurs infidélités naturelles, elle disait toujours : " Quand M. Molé me reviendra, car il me reviendra, il me retrouvera. " Est-ce que les Sutherland sont logés à la Terrasse que leurs enfants puissent ainsi venir vous embrasser de grand matin ? Ce sont d’heureux enfants. On vous fait mal en vous montrant qu’on vous aime. C’est qu’on en vous le montre pas toujours, à tout instant. Il ne faut pas avoir du bonheur à longs intervalles et par accès. Il veut la continuité. Le soleil lève devant moi froid, mais dans un ciel pur, malgré les torrents de pluie d’hier. Je vous désire de tout mon cœur, ici, près de moi ; pour moi d’abord, pour vous ensuite. Je vous ferais du bien. Ce séjour est calme et doux. Une âme fatiguée y peut trouver du repos, et vous y trouveriez aussi de la tendresse. Il n’y a point de repos tout seul. Nous parlerions, nous ne parlerions pas, comme vous voudriez. Vous pleureriez si vous vouliez. Pas trop fort, n’est-ce pas ? Pas ces sanglots où tout votre être semble près de se briser, car je vous demanderais grâce, grâce pour moi-même. J’ai le cœur bien fatigué aussi, plus fatigué que je ne le montre, même à vous. Vous me seriez bonne, vous me feriez du bien aussi. Je veux que vous m’en fassiez. J’en ai besoin et j’y compte. Vous ne viendrez pas ici, mais j’irai vous retrouver.

8 heures
Je rentre. J’ai été me promener vingt minutes dans le jardin. J’y serais resté plus longtemps. Mais les ouvriers m’ont chassé. Quand on est vu, on n’est pas seul. Vous avez raison. Rien n’aide plus à rester ministre que de ne pas vouloir s’en aller. Rois ou Parlement ne chassent guère leurs ministres quand il faut absolument les chasser. Mais les révolutions sont plus brutales, et le Duc de Frias pourrait y être pris. A la vérité, la révolution d’Espagne est une si pâle copie qu’on peut se jouer d’elle sans y risquer comme sans y gagner grand chose. On m’a assuré quand la lettre, pendant je ne sais plus quelles Cortes, on allait voir tous les matins, dans le Moniteur, ce qui s’était fait en France à pareil jour pour savoir comment on remplirait sa journée. M. de Boislecomte est-il encore à Paris ? Si vous le rencontrez, faites-le causer sur le Pacha d’Egypte. Il doit être assez curieux à entendre sur l’état d’esprit où se trouve aujourd’hui cet homme là, et ce qu’on en peut conjecturer. J’admire beaucoup la netteté avec laquelle les Orientaux, quand une situation est une fois décidée en prennent leur parti et s’y accommodent sans cesser au fond, de travailler à la changer si elle leur déplaît. Il n’y a que cela de digne, et j’ajoute d’utile. Dans notre monde, on s’use, en petits efforts contre l’impossible. C’est dommage que Méhemet Ali ne soit pas sur un plus grand théâtre et avec plus d’avenir.

10 h.
Peu m’importe que vous griffonniez pourvu que ce ne soit pas un signe de lassitude. Je suis fort aise que votre fils vous reste quelques jours de plus. Je serais fort aise aussi de le trouver encore à Paris, et de le connaitre. Adieu Adieu. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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167. Paris, le 18 octobre 1838

C’est un bien petit mot que celui que vous m’avez écrit hier ; j'espère mieux pour demain, mais je vous remercie de tout ce que vous me dites. Matonchewitz part aujourd’hui. Je n'ai jamais tant causé avec lui de ma vie que dans ces huit jours, et suis bien contente de lui. J’aurai beau coup de choses à vous dire qui ne s’écrivent pas. Les Sutherland sont venus passer la soirée chez moi hier. Je n'ai reçu à leur donner pour les divertir ; il n’y a vraiment personne à Paris. Quel hasard que Humboldt. Mon ambassadeur se calme, il croit avoir trouvé l'hotel Beauny sur la place Vendôme mais il faut deux millions et il vient de les demander à l'Empereur.
Le discours d'ouverture des états à La Haye annonce comme je crois vous l’avoir dit que la Roi a fait une démocratie conciliante au mois de mars, et que jusqu’ici il n'y a pas obtenu réponse. Il espère cependant arriver à un arrangement définitif et honorable pour la Hollande au sujet des provinces insurgées. On dit maintenant que tout sera terminée cette semaine à Londres & dans une séance de la conférence. Léopold était hier dans le salon du roi, mon ambassadeur et lui ont beaucoup parlé batailles. C’est l’anniversaire de Leipzig, gigantesque combat.
Hier il a plu tout le jour, je n’ai pas pu marcher, aujourd’hui il me faut absolument trouver le moyen de faire de l'exercice. Mes nerfs vont mal. Voilà Matonchewitz qui m’a tenue deux grande heures, & dont je viens de me séparer avec un vrai chagrin. Alava sort d'ici aussi. L'arrivée en Espagne de la Princesse de Keira, aujourd’hui reine, car elle épouse Don Carlos est un grand événement. Votre police est complaisante.
Adieu. Adieu. Je suis plus nervous que jamais, plus triste que jamais. D’après tout ce qui s’est dit entre Matonchewitz et moi, je vois que mon avenir sera affreux, & que je ne puis compter sur rien et sur personne. Quel pays, quelles gens ! Il n’y a rien de plus, rien de nouveau, seulement qu'en y regardant de bien près, nous avons trouvé que mon mari et mon frère ne sont autre chose que des courtisans, & qu’ils le resteront. Adieu. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°164 Vendredi 19 octobre 7 heures et demie

Je suis fâché que la duchesse de Sutherland soit engraissée. C’était déjà beaucoup. Quand elle ne sera plus du tout jeune ce sera beaucoup trop. Je m’intéresse à la durée de ce qui m’a plu un moment. Comptent-ils passer tout l’hiver en Italie ? Comment la Reine s’arrange-t-elle de cela ? Il me paraît qu’elle tient fort à garder ce qui lui plait, s’il est vrai qu’elle ait écrit au Roi de Naples pour garder Lablache. Cette jeune fille m’inspire assez de curiosité. Il me semble que personne ne la connait et ne dit ce qu’elle est. Y aura-t-il vraiment quelque chose en elle, ou sera-ce tout bonnement une reine amie sensée, facile, et uniquement occupée de s’amuser convenablement ? Ceci serait peut-être le meilleur pour l’Angleterre ; elle est, je crois dans l’une de ces crises, où ce qu’il y a de mieux pour le pays, c’est un gouvernement qui s’accommode au temps, en y faisant peu et lui demandant encore moins. Un pouvoir fier et exigeant, pour lui-même comme pour les autres, compromettrait là bien des choses. Vous avez raison sur l’Orient. C’était de ma part une pure fantaisie. Ce qui vaut le mieux à présent, c’est que la question en reste où elle est. Personne n’est prêt à lui donner la solution qui convient. L’Empereur à Potsdam était probablement désolé de ce que sa fille trouvait le Prince royal de Bavière, trop laid.
Est-ce Postdam ou Potsdam ? Vous écrivez Potsdam, et moi aussi. J’ai des cartes qui sont de notre avis ; mais la plupart disent Postdam, et il me semble que l’étymologie le voudrait. Décidez. Avez-vous jamais aimé la géographie ? Thiers prétend qu’il n’y a pas de grand homme qui n’ait aimé la géographie. Je l’ai fort bien sue, parce que je n’ai jamais lu une histoire, sans avoir les cartes sous les yeux, et sans suivre pas à pas les événements. Mais la géographie, pour elle- même me touche peu. L’Astronomie encore moins. Je n’ai jamais pu distinguer une étoile d’une autre. Ni le ciel, ni la terre ; c’est dédaigner beaucoup. Au fait, s’il n’y avait pas d’hommes dessus, et dessous, je prendrais du Ciel et à la terre peu d’intérêt.
Entendez-vous parler d’une jeune artiste, Mlle Rachel, qui a, dit-on de grands succès au théâtre français et ramène la foule à Racine et à Corneille ? Si elle fait cela, je lui veux beaucoup de bien, et c’est ce qui fait que je vous en parle. J’admire et j’aime extrêmement la vieille, la vraie littérature française. Et vous lui devez les mêmes sentiments. C’est votre nature qui le fait. Vous voyez que je vous traite là, comme je traiterais Lord Holland.

10 heures
J’avais un vrai remords, avant-hier de ma lettre si courte. J’aurais voulu la charger de toute autre chose, que de paroles. Il y a peu de variété dans ma manière de penser à vous. mais beaucoup de continuité. Je n’ai rien à apprendre sur votre frère et votre mari. Ils seront ce qu’ils sont. Quelque accoutumé que je sois aux incohérences, et aux contradictions de la nature humaine, pourtant il y a telle occasion, et dans cette occasion telle action, telle parole où l’homme se révèle tout entier, et d’après laquelle on peut hardiment le juger, et le prédire. J’ai vu votre mari et votre frère à cette épreuve-là. Adieu. Je vais donner quelques ordres pour des caisses qui doivent partir la semaine prochaine pour Paris. Adieu Bien, adieu. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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168. Paris, vendredi le 19 octobre 1838

J’ai passé une bien mauvaise journée hier. J’avais les nerfs tout à fait dérangés. Je me suis promenée assez longtemps au Bois de Boulogne avec mon fils ; le temps était passable. Avant le dîner, j’ai eu une longue visite de Montrond. J’ai dîné seule avec Marie, Alexandre dînait chez M. de Pahlen. Le soir, mon fils est allé au spectacle, Marie à l’Ambassade d'Angleterre, et moi dans mon lit. J'ai un peu dormi, & je me sens moins malade aujourd’hui.
Montrond est assez questionneur, assez causant, et assez en bonne humeur. Il a certainement beaucoup d'esprit. Il dit que Thiers est en bonne disposition. Il espère que vous l’êtes. Il ne dénigre personne, mais il exalte le roi. La Duchesse de Talleyrand a vu le Roi hier elle est bien traitée là. Elle essaye d’être bien un peu partout. M. Salvandy va beaucoup chez elle. Ma grande Duchesse Marie épouse vraiment le Lenchtemberg, les Russes jettent les haute cris avec raison, c'est égal, il sera notre gendre. On lui prépare un beau palais à Petersbourg, il doit y arriver dans huit jours. Nous aurons l'honneur d’être cousin de Louis Bonaparte. Il entre au service de Russie, (le gendre par Louis Bonaparte).
Le comte Woronzoff s’est démis de son gouvernement de la mer noire. Il était trop populaire. On a fait sa femme ce que je suis; ou espère par là calmer son mécontentement. Je suis ravie des dîner d'Adieux. Les Adieux de Normandie ne sont pas comme les nôtres.
On s'occupe beaucoup de l’Espagne. Je ne crois pas du tout que le dénoue ment soit prochain mais je crois sûrement au triomphe définitif de Don Carlos. Selon les propos de Montrond je croirais qu'on n’est pas tout-à-fait content du duc d’Orléans, ne savez-vous quelque chose. A propos, la cour désirerait le retour des Flahaut. On trouve qu’il n’y a plus un salon à Paris, & c’est vrai. M. de Talleyrand, Madame de Broglie, Madame de Flahaut de moins, c’est beaucoup. Quelle pauvre ville que votre grande ville, quand on en est réduit à avoir besoin de Marguerite. Adieu. Adieux.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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169. Paris, samedi 20 octobre 1838

J’ai pris beaucoup de bois de Boulogne hier, je me suis fatiguée dans l’espoir que cela me profiterait pour la nuit. J'ai été faire visite à la Duchesse de Talleyrand. Je ne puis pas vous dire combien elle & tout son établissement me paraissent unconfortable and unsatisfactory. Je ne sais à quoi cela tient. Elle a un air flottant, indécis, elle flatte tout le monde à droite, à gauche. Et par dessus toute cette incertitude, elle veut se donner de l'aplomb, & répète à tout instant qu’elle est une grande dame. Assurément elle devrait l’être, mais en vérité je ne trouve pas qu’elle en ait l'air, elle n’a pas assez de calme pour cela.
Le soir j’ai été dire adieu à la duchesse de Sutherland chez Lady Granville. J'y ai laissé Marie et je suis revenue me coucher à 10 heures ; cela m’a fait dormir un peu, pas beaucoup. Très décidément on dit Potsdam & je croirais, que cela dérive d’un juron. Il faut le demander à Humboldt. Je suis comme Thiers, j'aime la géographie. Le Duc de Noailles est ici, je ne l’ai pas vu encore. Son père était mourant, et il est mort en effet avant-hier. Ce sera pour lui un deuil et pas autre chose. M. de Barante est arrivé à Pétersbourg. Les affaires en Espagne sont au plus mal pour les Christinos, du moins c'est le ministre de Christine qui le dit !
Il fait doux et charmant aujourd’hui. je devrais me porter bien, & je me porte très mal. Il me semble que jamais mes nerfs n’ont été plus malades. Tout m’agite, tout m'irrite. Je sais bien qu’il n’y a pas de remède, car le mal me vient de gens incurables. Adieu. Adieu. Racontez-moi toujours que vous emballez, que vous envoyez. Il faudra bien finir par vous emballer vous même. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°165 Samedi 20 Oct. 7 heures

Je penche fort à croire avec votre nouvelle que toute l’affaire de Belgique sera terminée à Londres, en une séance de la conférence. Je ne crois pas qu’il y ait deux avis réellement et sérieusement opposés. On fera quelque petite concession à la Belgique sur l’argent je ne sais quoi et les 21 articles seront exécutés, si le roi de Hollande n’a voulu qu’avoir l’air d’en finir, il pourrait y être pris. J’aimerais assez de persévérance dans le mot insurgés si la Belgique eût été pour lui une ancienne possession, le trône de sa race depuis des siècles. Mais pour une acquisition d’hier, pas même faite par lui, et à le sueur de son front due à des arrangements Européens, évidemment mal assise, mal unie, c’est l’un entêtement plus près du ridicule que de la grandeur. Pour que l’entêtement même déraisonnable, soit grand et beau, il faut qu’il ait dans le temps de longues racines. Je dis cela à contrecœur et pour parler vrai, car sans le connaitre, j’ai du goût pour le Roi de Hollande à cause de son pays, de son nom, de ses ancêtres vrais grands hommes, que j’admire extrêmement, et qui dans les plus mauvais jours, ont été en Europe les soutiens de la bonne cause. M. de Montalivet a donc eu comme Thiers sa grosse mésaventure de police. On dit la Princesse de Beira assez énergique, mais la plus méchante femme qui se puisse voir. Elle poussera Don Carlos aux grands partis, et aux excès, s’il peut y avoir là de grands partis et des excès nouveaux. Je regrette bien qu’on ne nous ait pas donné Alava au lieu de Miraflores.
Je vous ai dit hier que le résultat de vos conversations avec Matonchewitz, en ce qui vous touche ne m’étonne pas du tout. Ce ne sont pas ces gens-là qui en bien ou en mal régleront jamais votre destinée. Le bien ne peut vous venir que de plus haut, comme est venu le mal. Si vous étiez resté bien avec l’Empereur, vous les auriez eus dociles, faciles, empressés, quoi que vous voulussiez. L’Empereur est mal pour vous ; eux se livrent envers vous à toutes leurs fantaisies, à leur jalousie subalterne, à leurs anciennes petites humeurs, à leur égoïsme, à toute la médiocrité de leur natures pour parler poliment. Même vaincu, même détrôné quand on a vécu réellement et longtemps, à une certaine hauteur, on y reste, là se décide toujours ce qui vous regarde. On n’est plus armé contre le bas, on en souffre. mais on n’y descend pas ; on n’y reprend pas une place incontestée et tranquille. Dearest, la supériorité est belle, mais elle coûte cher, et quand on l’a une fois acquise, il n’y a pas moyen de s’en défaire. Vienne quelque circonstance, quelque motif qui vous ramène l’Empereur, vous verrez. J’espère toujours que ce motif, cette circonstance, quelconque, viendra. J’espère plus de ce côté-là que de tout autre si vous pouviez traiter là vous-même vos affaires !
M. Villemain a écrit dans le Journal général quelques pages, belles et vraies, sur Mad. de Broglie. Il y a cette phrase : " La douleur sent qu’elle a perdu la personne même qui consolait. Vous auriez besoin de quelqu’un qui influât, & vous étiez la personne même qui influait.

9 h. 1/2
Vous êtes tombée au milieu de ma leçon d’arithmétique qui en a un peu souffert. Je vais à mes affaires de ferme et de jardins. Je les expédie vite. Adieu. Adieu. A ce soir. G.

Auteurs : Ancelot, Virginie (1792-1875)

Auteurs : Doudan, Ximénès (1800-1872)

Auteurs : Degenfeld-Schonburg, Louise de (1804-1858)

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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170. Paris, dimanche 21 octobre 1838

J’ai rencontré beaucoup de monde hier à Auteuil, sans y rencontrer cependant des nouvelles, si ce n’est que décidément l’affaire Belge va être terminer avant la fin de ce mois encore. Je crois que l’Angleterre avait besoin de cela, du moins Lord Palmerston, afin de pouvoir se vanter d’avoir mené à fin quelque chose. A dîner chez Lord Granville j’ai appris la résolution de Lord Ducham d'abandonner son gouvernement du Canada. C’est une grosse affaire de plus d'une façon. La rébellion éclatera de nouveau dans ces provinces. Les fonds Anglais ont fléchi à l’arrivée de cette nouvelle. Que va faire Lord Durham en Angleterre ? C'est un grand imbroglio. Les Anglais hier en étaient fort consternés.
Il y a une autre affaire à Madrid qui a aussi son importance. Frias & le chargé d’affaires d'Angleterre se sont brouillés sur une question de journaux, et au point que Lord Wiliam Hervey n’a plus voulu aller à la cour le jour de la fête de la Reine. Cela fait un grand scandale. Villers sera appelé à ajuster cela, probablement en faisant chasser Frias. Le pauvre Alava dit quand on lui demande "comment vont vos affaires ? " au diable."
Il fait chaud ; il fait beau, et je me sens très malade, c’est que je suis bien triste. Vous avez raison dans tout ce que vous me dites sur mon compte. La faveur de la cour me ramènerait mon mari, comme ma disgrâce me l’a aliéné. Est-il possible. Mais vous vous trompez la faveur ne reviendra plus. Il est unforgiving, je ne trouve pas le mot français.
On prétend que la Princesse de Beïra n’est pas en Navarre & que toute la nouvelle était une mystification. Adieu, Adieu. Mon fils me quitte demain. Adieu.

Auteurs : Mallac, Eloi (1809-1876)

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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N°166 Dimanche 21 Octobre 7 heures

Je me lève au milieu d’un brouillard incomparable. Je ne vois pas les arbres qui sont devant mes fenêtres. Quand je me reporte en Languedoc, en Provence, sous ce ciel toujours si pur où les regards s’enfoncent sans que rien, les gênes et dont pourtant ils n’atteignent jamais le terme, je ne conçois pas comment je ne suis accoutumé à ces caves du Nord. Et je m’y suis accoutumé et je dis qu’elles sont vertes et fraîches. Il est vrai qu’elles le sont, qu’elles ont leur beauté, et que la sagesse de l’homme consiste à savoir jouir partout de la richesse de Dieu. Je le pense. Je le fais. Et pourtant je regrette, mon soleil. Il sera plaisant en effet que l’Empereur ait fait en Allemagne tout ce chemin et tout ce bruit pour y venir chercher, un Leuchtenberg. Du reste, je ne sais si c’est parce que je demeure loin ; mais il me semble que ce bruit ne retentit plus du tout. Je n’en entends plus rien. Tout passe bien vite de nos jours. Des intérêts, des affaires, qui jadis auraient rempli des mois, obtiennent à peine des heures. Les choses s’en vont comme les personnes en chemin de fer. Je le comprends il y a vingt cinq ans, dans le temps des batailles de Leipzig. Mais aujourd’hui, nous ne sommes pas si riches, ni si pressés. Au fait, nous avons raison. Il ne faut pas regarder, longtemps, les petites choses, quand on a vécu dans les grandes.
Pour me distraire des petite choses, j’ai lu hier soir à mes enfants le Malade imaginaire. Vous n’avez pas d’idée de leurs transports de rire. Je posais mon livre pour les regarder. Je m’amuse de bon cœur avec mes enfants. Je jouis de leur gaieté. Mais je ne sais plus rire. Vous êtes et vous serez la dernière personne qui m’ait vraiment vu et fait aire. Par exemple je ne rirai pas demain. J’ai vingt personnes à déjeuner qui me prendront toute ma matinée. Je suis charmé que Pozzo vienne passer quelques mois à Paris. Je l’ai vu vous faire rire encore lui et Brougham. Comment a-t-il fait pour que sa maison ne soit pas confortable? Heureusement sa conversation le sera toujours. C’est donc à force d’esprit que Montrond se porte mieux. Il faut qu’il en ait vraiment beaucoup pour en conserver. Je causerai volontiers avec lui. J’ai besoin de causer. J’ai bien des choses à apprendre, et quelques unes à dire. Quoique vous m’ayiez admirablement tenu au courant. Vos lettres sont un miroir d’une vérité parfaite. Je n’ai jamais vu de source plus limpide que votre esprit. Rien ne le trouble et il coule toujours. Nous nous serons beaucoup écrit dans notre vie, beaucoup trop.
Avez-vous remarqué avec quel soin on a fait mettre dans les journaux que ce n’était pas la liste civile, mais l’Etat qui avait loué à M. Appony sa maison ? Il ne faut pas aller si vite au devant des propos. Est-il vrai que les Appony y soient déjà établis ? J’ai peine à le croire. Je suis curieux de voir comment on a arrangé cette maison-là. J’en aurais fait une habitation charmante. Je connais beaucoup l’hôtel Beanay que veut M. de Palhen. J’y ai vu le Président de la Chambre, M. Royer-Collard, et avant lui le directeur général des Ponts et Chaussées, Me Pasquier, je crois. C’est une assez grande maison, c’est-à-dire avec beaucoup de logement, mais rien de très grand, une cour médiocre, et si je ne me trompe une seule sortie. Deux millions me paraissent beaucoup. A la vérité il faut la meubler. Je n’y pensais pas. Ce n’est pas trop.

10 heures
Je suis désolé que vous dormiez toujours si mal. Est-ce que je ne trouverai pas, quand je serai là, des moyen d’y mettre ordre ? Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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171. Paris lundi 22 octobre 1838

J’ai fait hier ma dernière grande promenade au bois de Boulogne avec mon fils. Il me quitte aujourd’hui. Il n’est pas homme d'esprit, mais il est si doux, si bon, si affectueux pour moi et il a tant de bon sens que c’est vraiment une bien douce société pour moi. Il retourne à Naples. Il me promet de revenir me trouver l’été prochain, que sera l’été prochain pour moi ?
J'ai eu beaucoup de monde hier au soir ; je n'avais de fixe que les Holland & Berryer, c’était une affaire commune ; les autres entrent quand ils voient les lampes. On s’est écouté vers les onze heures, & alors a commencé la véritable causerie avec Granville du plus. Il me parait que Berryer et Lord Holland ont été réciproquement frappés l’un de l’autre. Berryer compte sur une session importante ; dont vous & M. Odillon Barrot serez les principales figures. Il trouve Thiers fort effacé dans la chambre, et votre parti fort grandi par la presse. Il est impatient de vous revoir. En attendant il fait à ce qu’il dit le paysan.
Les Holland partent samedi, ils ne peuvent pas vous attendre. Cette affaire du Canada va amener des délibérations du Conseil, & peut être, une convocation du parlement. Cependant, ils ont confiance dans le général Colburne qui garde son commandement, & qu’on dit un homme de guerre & un homme de tête, supérieur. Lady Burgharsh est venue aussi hier au soir. Elle est bien changée. La pauvre femme a perdu il y a deux ans un enfant, une fille de 16 ans, charmante. Mon ambassadeur parle à tout le monde de ses embarras de maison. C'est un peu ennuyeux & on commence à en rire, mais lui en maigrit. Les Appony passeront le 8 Novembre dans leur maison, ils sont enchantés. La Duchesse de Talleyand a donné hier à dîner à M. Molé & Mme de Castellane. Si elle ne les nourrit pas mieux que moi ils seront un peu étonnés. Adieu.
Le temps est ravissant. Je vais m’établir aux Tuileries. Si vous y veniez avec moi, quelle jolie causerie nous aurions dans ce bon air qui est si gai aujourd’hui. Moi, je ne le suis pas. Adieu, adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Lundi 22 oct. 7 heures et demie N°167

Est-ce que si vous étiez bien parfaitement sûre que le mal de votre situation vient de gens incurables en effet, bien vraiment incurables cela ne vous calmerait pas au lieu de vous agiter ? Excepté les peines de cœur auxquelles la nécessité, l’inévitabilité n’est pas du tout un remède, je ne connais rien d’aussi calmant que la certitude qu’il n’en peut être autrement. Il me semble que j’ai une infinité de choses, et de très bonnes choses à vous dire sur cela. Mais je ne les dirai pas de loin. Rien n’est bon de loin. Bientôt nous serons près. En attendant, je pense sans cesse à vous. Telle vous voyez Mad. de Talleyrand, telle elle a été toujours. Seulement, quand elle avait M. de Talleyrand derrière elle, cela paraissait moins. Elle ne prendra pas l’aplomb qu’elle cherche. Elle a trop d’esprit pour ne pas s’apercevoir qu’il lui manque, et pas assez de hauteur, de de suite dans le caractère pour l’acquérir. Rien n’est pire que de connaitre en vain son mal. Quand on n’en peut guérir, il faut l’ignorer.
Je vous ai demandé une fois, si vous preniez quelque intérêt aux Etats-Unis, à quoi vous n’avez pas répondu. Il faut bien que j’y prenne intérêt puisque je m’en occupe. Mais Washington à part, il m’est arrivé, les jours derniers de Boston une nouvelle et grande quarterly review qui ma fort étonné, tant j’y ai trouvé d’esprit, de bon et presque de grand esprit quoique un peu enthusiantic and unexperienced. C’est très supérieur à tout ce que j’avais vu de là. L’auteur est un M. Greene, jusqu’ici inconnu, pour moi du moins. Je prends un vrai plaisir à découvrir dans le monde un homme de plus. un homme, c’est un monde.
On m’écrit qu’une affaire à laquelle vous n’avez certainement jamais pensé devient pour le Cabinet un assez gros embarras, l’affaire des sucres. Vous ne savez peut-être pas qu’il y a deux sucres, deux sucres en guerre, le sucre de canne et le sucre de betterave. Ils veulent absolument. ou qu’on leur sacrifie leur rival ou qu’on les mette d’accord. Malgré, son talent de conciliation, M. Molé n’en peut venir à bout. Il y a là quelque chose de plus à faire que de donner des paroles à droite et à gauche. Les intérêts sont en présence, très positifs et très animés. Ils exigent qu’on ait un avis, une volonté. M. Duchâtel m’écrit qu’on a trouvé cette exigence par trop forte, et qu’on n’aura, ni volonté, ni avis. Je vous mande tout ce qu’on me mande. A propos de M. Duchâtel, sa femme vient d’accoucher d’un garçon. Il est bien content.
Vous ne vous doutez pas du petit plaisir que j’ai à regarder ce matin par ma fenêtre. Il fait beau, s’il n’avait pas fait beau, j’aurais eu sur les bras, pendant quatre ou cinq heures, entre les quatre murs de mon salon, les vingt hôtes que j’attends de Lisieux à déjeuner. Grace au soleil, je pourrai les mettre dehors, je veux dire les promener.

10 heures
Je ne reçois pas une ligne de vous, je ne pense pas une fois à vous sans que mon désir de me retrouver auprès de vous redouble. Enfin, j’approche. Je vous aime bien tendrement. Je ne puis pas pour vous ce que je voudrais ce que je pourrais pas la millième partie, mais enfin, de près, je puis quelque chose, je fais quelque chose. Votre tristesse me pèse bien plus quand je ne la vois pas. Je serai triste avec vous. Je serai gai pour que vous ne soyez pas triste. Je veux vous faire un peu de bien. Je vous aime trop pour ne pas vous faire du bien. Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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172. Paris mardi le 25 octobre 1838

Vous m'écrivez de bonnes, d'aimables lettres ; des paroles bien douces & tendres. Oui, je veux que vous me rendrez un peu de santé, essayez-le je vous en prie. Jusqu’ici vous n'y avez pas réussi par ce que vous n'y avez pas tâché. Vous êtes trop grave pour moi, vous entrez trop dans mes peines, vous ne les combattez jamais, vous ne me montrez pas le moyen de distraire mon esprit je suis avec vous plus triste qu’avec d’autres. Donnez-moi du courage, de la gaieté s'il est possible. Je vous dis cela aujourd’hui au moment où je suis le plus triste du monde, les nerfs dans un état horrible. Irritée, irritable, tremblante quand on sonne, quand on me demande quoi que ce soit, enfin de la plus détestable compagnie.
Au moment où mon fils allait partir hier, il a été saisi d'une fièvre si violente qu'il a été obligé de se mettre au lit. Il y est encore. Le médecin espère que ce ne sera rien, mais moi je m’agite, je m’in quiète ; & dans cet état non seulement je ne suis bonne à rien mais j'impatiente & j'ennuie tout ce qui m’entoure à commencer par mon fils. Voilà mon mauvais caractère ou plutôt mes mauvais nerfs. Je voudrais finir, finir tout le monde, mais surtout me fuir moi.
Non, l’Amérique ne m’intéresse pas du tout. A dire vrai je ne me suis jamais intéressée qu'aux monarchies. Je veux quelque chose qui m’éblouisse ; de l'éclat, de la pompe, de la grandeur. Une république, cela ne me plait pas du tout. Je n’ai rien à vous conter d’hier. J’ai été un moment le soir chez Lady Granville, il y avait du monde, mais tout le monde m'a déplu, ce qui veut dire que de mon côté j’ai été fort peu aimable. Je suis partie au bout d’une demi-heure.
J'ai eu une lettre du Duc de Devonshire de Côme du 15, il venait de dîner entre mon mari, & mon grand duc. Il me dit qu’on reste à Côme un mois, & puis Rome pour l'hiver & Londres au mois de mai. Mon mari ne me dit jamais cela, il ne me dira jamais plus rien. Décidément la correspondance ne reprendra jamais. Et vous avez beau dire, je ne prendrai jamais mon parti des gens incurables. Cela ne m'est pas donné. Je croirai toujours à quelques curieux que je n’atteindrai jamais. Adieu. Adieu. Je vous attends avec bien de l’impatience. Adieu
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