Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Lundi 5 Novembre 1849
9 Heures

M. Moulin et M. Vitet m’écrivent de ne pas fixer en ce moment le jour précis de mon retour à Paris. Ils croient que le président n'en restera pas là. Ils me recommandent de ne pas arriver au milieu de la crise : " Quelque réservé quelque prudent que vous soyez, on commentera votre arrivée vos paroles, en vous fera parler quand vous n'aurez rien dit. Il ne vous est pas permis, de vous renfermer dans la vie privée ; vous serez, malgré vous malgré nous, traité en homme public. " Voilà leurs paroles. Ce qu’ils disent est vrai. Je n’y vois pas autant d’inconvénients qu'eux ; et ces inconvénients, s'ils existent, existeront à peu près toujours, A quelque moment que j’arrive, il m’arrivera ce qu’ils disent. Pourtant, je crois que pour ce moment-ci, ils ont raison, et qu’il vaut mieux ne pas fixer de jour précis. Quel ennui, et quel prélude, d'ennemis ! Je suis dans une veine de tristesse profonde, pour vous, pour moi. Si j'étais là, je serais bien moins triste, bien moins inquiet. Votre inquiétude à vous me désole au delà de ce que je puis dire. J’espère qu'elle est exagérée ; mais je la trouve bien naturelle. Si j'étais là, vous seriez moins inquiète et moi probablement pas inquiet du tout. Ah, que le monde est mal arrangé ! Madame Austin vient de partir. Elle va à Rouen, et là elle verra si elle veut aller à Paris ou retourner directement en Angleterre. M. Cousin et M. Barthelemy, Ste Hilaire doivent venir l’attendre à Rouen. Elle a traduit tout ce que j'ai écrit. Je lui enverrai le reste. Voilà, par extraordinaire, votre lettre qui m’arrive deux heures plutôt. On a profité d’une occasion. Vous êtes plus tranquille, donc moi aussi. Que l'Empire se fasse ! Il ne serait pas trop sensé en effet d’aller tomber à Paris, en même temps que la bombe. J'attendrai. Mais qu’il se dépêche. Pourquoi tarder, puisqu'il veut tout, et que ceux qui ne s’en soucient pas veulent si faiblement ? Au fait, je trouve tout cela assez logique et naturel. Le plus pauvre rôle, c’est celui des Chefs de la majorité ne voulant rien faire, et ne pouvant rien empêcher. On m'écrit qu'ils en sont embarrassés. Je suis bien aise que vous ayez enfin vu Broglie. Si le vent souffle ainsi dans les voiles de l'Empire, il n’y aura pas de longs désordres, dans la rue. Les émeutiers auront peur et les soldats seront en train. J'espère que vous n'aurez pas même besoin de Kisseleff. Adieu, adieu. C’est absurde de n'avoir pas rappelé la flotte sur le champ. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, mercredi 5 sept. 1849 3 heures

Certainement, l'Empereur ne peut pas laisser fusiller Georgey. C'est pour lui une question d’honneur, et pour l'Empereur d’Autriche une question de prudence. Si on ne gagne rien à faire comme Georgey, tout le monde fera comme Bem. D'ailleurs, il y a toujours eu faveur pour les militaires qui se sont battus longtemps, et qui ont battu souvent, avant de se rendre. On a peut-être raison de faire juger Georgey ; mais condamné ou non, il faut que le jeune Empereur le prenne et se l’attache. Je parle dans l’idée que Georgey est bien réellement ce qu’il paraît être, et qu’il a bien fait lui-même ce qui s’est fait sous son nom.
Madame la Duchesse d'Orléans et Monsieur le comte de Chambord passeront bien près, l’un de l'autre. Je ne crois pas du tout qu’ils se voient. Mais l’occasion serait bonne et pourrait être mise sur le compte du hasard. Mad. Austin m'écrit : " I spent an hour tête à tête with the Duchers ef Orleans, and found her admirable, at all points, even beyond my expectation. I think I never came near a more perfectly balanced mind, one in which every sentiment had so exactly its just measure. Our people are firmly persuaded thatt her son will neign ; why they can hardly tell ; but so it is. " Je serais assez curieux de savoir pourquoi la bouderie avec la Duchesse de Cambridge, et par qui les marques de mauvais vouloir ont commencé.
Il y a eu conflit à Paris, entre les deux nuances du parti légitimiste. Réunion, solennelle et nombreuse. Les modérés ont lavé la tête aux emportés. On a lu des lettres des Provinces, qui se plaignaient amèrement de l’amertume étalée contre la monarchie de 1830, disant que cela aliénait partout les conservateurs, et qu’on n'entendait pas se laisser gouverner par de telles folies. Les emportés de sont défendus, même assez vivement mais sortis de là, ils ont mis de l’eau dans leur vin, et il y a évidemment une oscillation dans le sens de la modération et de la fusion. Tout cela pour passetemps d'oisifs. Il n'y a de sérieux que le travail lent qui se fait dans tous les esprits, et qui est bien loin du but vers lequel il marche.

Jeudi 6
7 heures Je vous ai quittée hier pour recevoir une visite puis deux autres de Lisieux et des environs. Je suis un peu frappé de l'effet que produit la bonne réception du président à Epernay. L'Empire était hier à l'ordre du jour, dans toutes les conversations. Mettez cela d'accord avec le silence presque absolu des conseils généraux qui ne demandent ni l'Empire, ni seulement la révision de la Constitution, et qui se contentant de discuter leurs affaires locales comme si la France était depuis cent ans en République et bien tranquille en république. Il ne faut jamais se fier aux mouvements superficiels et soudains de ce pays-ci ; ils ne prouvent rien. Il ne faut-pas se fier davantage à ses plus sérieuses et plus calmes démonstrations ; elles ne garantissent rien. Tout est ici également vain, ce qui dure comme ce qui passe et il n’y a pas plus de racines au fond qu'à la surface. Et pourtant quand on vit au milieu de ce pays-ci, quand on y regarde attentivement, il est impossible de croire à sa décadence, de ne pas croire à son avenir. On voit clairement que la prospérité, le bien être, l'activité, la confiance, l'ordre, le bon sens, l'honnêteté tout cela ne demande qu'à venir à s’établer à se développer. Mais il ne suffit pas de demander en ce monde ; il faut vouloir. On ne sait pas vouloir ici ; les honnêtes gens et les gens d’ordre moins que d'autres. Ils cherchent, ils hésitent, ils doutent, ils tâtonnent, ils changent. Et puis ils s'étonnent que tout soit bouleversé autour d’eux ils s’étonnent que leur société ne soit pas forte et stable quand ils sont eux-mêmes, si mobiles et chancelants ! Je suis toujours sur le point de dire à tous les gens là, en causant avec eux : " Mais, malheureux, c’est votre faute ! " Beaucoup en conviendraient, mais du bout des lèvres sans cette conviction forte qui détermine la longue. prévoyance, et le travail soutenu. Un tempérament excellent, un mal très grave, un remède certain, et un malade qui ne sait pas, ou n’ose pas, ou ne veut pas l'avaler ; voilà où nous en sommes. Connaissez-vous rien de plus désespérant ? Pourtant, je me désespère pas Onze heures La poste n’arrive pas, et je suis obligé de partir pour aller déjeuner à Lisieux. Je rencontrerai le facteur en route, et je prendrai votre lettre. Mais il faut que je ferme celle-ci. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie. Dimanche 16 sept 1849 8 heures

J’ai un soleil superbe, un beau gazon, une belle vallée, et une belle forêt devant mes yeux. Je voudrais vous envoyer cela. C'est moins bien tenu que Richmnond. La Tamise n’y est pas et la main de l'homme y a moins fait. Mais la nature est aussi riante, et plus grande. Personne que nous ici, et un ancien député conservateur, M. Galos, beau-frère de Piscatory, galant homme, réactionnaire ardent, que ma conversation relève un peu de l'abattement où le jette celle du Duc de Broglie. Je crois que Piscatory viendra la semaine prochaine. Ils ont cru un moment qu'ils convoqueraient l’assemblée. Mais il n’en sera rien. Le Cabinet fait de son mieux pour ne pas se disloquer et le public l’y aide. Le plus probable paraît toujours une modification partielle ; MM. Benoît. Piscatory et Daru entrant aux finances à la Marine et aux travaux publics à la place de MM. Passy, Tracy et Lacrosse. Ne prenez pas cela pour ma propre opinion. Je n'en sais rien. C'est ce qu’on me dit.

Voilà votre lettre. Je ne vois et n’entends rien, absolument rien, qui confirme ce que Lord Normanby attribue au Gal Changarnier, sur une nouvelle bataille dans les rues. Tout le monde dit toujours que tout est possible. Mais personne ne croit à cela. C'est le procès des Ledru Rollin, Felix Pyat &&, annoncé à Versailles pour le 10 octobre, qui fait dire ou supposer ce que mande Lord Normanby. Et en effet, il se pourrait bien que les rouges, à cette occasion, fissent un peu de train. Mais les forces sont énormes à Versailles comme à Paris, et je ne puis découvrir aucune inquiétude, tant soit peu sérieuse de ce côté. Sachez bien que la position de Lord Normanby est plus ridicule qu’elle nait jamais été. Sauf ce qu’il dit de la part de l’Angleterre, personne ne le prend une minute au sérieux lui-même, ni ce qu’il dit ; ni ce qu’on lui dit. Le Marquis Italien est son nom populaire. Et les Italiens n’ont pas grandi depuis dix-huit mois. Ni les marquis. Les intrigues intérieures, du Cabinet à propos de l'affaire de Rome, les lettres, réponses, répliques, contre lettres de tout le monde, et la santé de M. de Falloux, voilà les seules choses qui préoccupent le public qui s’occupe d'autre chose que de ses affaires privées. Le Duc de Broglie persiste à croire que de tout cela, il ne sortira pas même une vraie crise ministérielle. Et je vois qu’il n’est pas seul de son avis car je lis dans une lettre d’un correspondant assez spirituel au journal Belge l’Emancipation : " La question romaine est déjà bien loin. Ce n'est plus de la guerre que l’on s'effraye ; c’est d’une crise à l’intérieur. Allons, vite, qu’on s'embrasse ; voilà ce que c’est que de trop parler. On a failli se brouiller pour avoir dit que l'on était d'accord. Dans les temps où nous vivons, il est bien permis de s'injurier de se diffamer de se calomnier, de se renier, de se trahir. Mais ce n’est pas une raison pour se brouiller. Au contraire." Du reste, je regarderai avec soin du côté où l'on vous montre un point noir.
Adieu. Adieu. Demain est encore un bon jour. Mais après-demain mardi, rien. Adieu. Adieu G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie, Vendredi 14 Sept 1849 4 heures

Nous revenons d’une longue promenade, tous ensemble sauf Melle Chabaud qui ne peut marcher ni vite, ni longtemps. Nous causons beaucoup. Je crois que ma visite leur est très agréable. C’est du mouvement porté chez les gens qui l’aiment et qui ne savent pas s’en donner. Nous connaissons, vous et moi, ce genre de succès.

Samedi 15, 7 heures
J’ai été interrompu hier par des visites qui m'ont retenu jusqu'à l’heure du dîner. Je m’aperçois ce matin que c’est samedi et que j'ai mis hier ma lettre à la poste comme si vous pouviez l'avoir demain. Peu importe du reste. Le Duc de Broglie ne désespère pas au fond, autant qu’il le dit et qu’il le croit. Une idée le préoccupe constamment, et c’est une idée d'avenir. Comment faudrait-il reconstituer le Gouvernement si on avait à le reconstituer, mettant de côté la question du nom propre de ce gouvernement. Faire un bon lit, n'importe qui doive y coucher. Son avis est qu'on obtiendra beaucoup plus avant qu’on ne ferait après, en fait de garanties d’ordre, et de pouvoir. Parce que tant qu’il ne sera pas question de nom propre, tout le parti conservateur sera uni. Parce que, sous le manteau de la République on ira plus loin que sous aucun autre en fait de conservation. Parce qu'il faut que le gouvernement qui devra durer, trouve, quand il viendra, ses affaires essentielles toutes faites, faites par la France elle-même, sous sa responsabilité nationale, et ne soit pas obligé de les faire lui-même, et de répondre de la solution des questions. Le Duc de Broglie cherche donc la solution de toutes les questions constitutionnelles, la meilleure solution possible. Il ne croit pas qu'on révise la Constitution bientôt, ni par des coups d'Etat ; mais il ne croit pas non plus qu’on s’expose à une nouvelle épreuve de la constitution actuelle à la réélection d’une assemblée et d'un président par le suffrage universel, tel qu’il est établi aujourd’hui. Aux approches de cette épreuve-là, on prendra son parti de sauter le fossé plutôt que d’y tomber. 10 heures Je ne m'étonne pas que la malle ne soit pas arrivée en Angleterre. Nous avons vécu quatre jours au milieu des orages. Cela se calme.
Si les Holland sont en Angleterre, pourriez vous éclairer ceci ? Le Duc de Broglie était très lié avec eux et allait sans cesse à Holland House pendant son dernier séjour à Londres. Dés qu’il les a sus à Paris, il est allé les chercher et ne les a pas trouvés. Ils ont mis simplement une carte chez lui et il n’en a plus entendu parler du tout. Il ne comprend pas. Ils ne vivent, dit-il, que sur la frontière la plus rapprochée des rouges, et avec Jérôme Bonaparte. Il suppose que la froideur vient de là. La rigueur envers Gilberti est en effet un peu drôle. Pendant qu’Albert de Broglie, était encore à Rome, Gilberti y est venu. Le Pape l’a reçu, complimenté, embrassé, comblé. Et son livre avait paru. Les gouvernements oublient trop qu'aujourd’hui on n'oublie rien sur leur compte du moins. Ils sont condamnés à plus de prévoyance, et de conséquence que n’en comporte peut-être la faiblesse humaine.
A cela près du contraste trop choquant, je trouve fort simple que le Pape mette à l’Index, les livres, qu’il trouve mauvais et dangereux. C’est de sa part une simple déclaration de son jugement qui ne coûte pas un cheveu aux auteurs, et un avertisse ment à la conscience des Catholiques qu'il a charge de diriger. Quand on interdit au Pape l'index, et qu'on lui commande un gouvernement libéral, on lui interdit tout simplement d'être le Pape. Adieu. Adieu. Je suis préoccupé du Choléra de Londres. Celui de Paris est stationnaire. Adieu. G. Je n’ai pas su lire le nom de Lord .... avec qui vous avez dîné chez Lady Alice. Je trouve pourtant votre écriture meilleure que vos yeux ne se comportent.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie. Vendredi 14 sept 1849 sept heures

Vos yeux me désolent, pour vous et pour moi. J’ai lu votre lettre hier, en arrivant ici, avec regret pour ce qui n’y est pas, avec remords pour ce qui y est. Vous vous fatiguerez et vous me direz si peu ! Ne pourriez-vous pas, si cela se prolongeait, vous faire prêter Marion pour huit jours, quinze jours ? Un service positif à demander pour une raison claire et pour un temps déterminé cela se peut. Je cherche, je voudrais tant imaginer quelque chose qui vous soulagent, el qui m'assurât de nos lettres. Quel malheur d'être loin !
Je ne suis pas rentré ici sans émotion. J’y étais venu, pour la dernière fois, en septembre 1838, au moment de la mort de la Duchesse de Broglie, il y a onze ans. Je l'ai vue morte sur son lit, le 27 ou le 26 septembre, je crois. Le lieu est toujours beau. La jeune femme qui l'habite aujourd’hui est jolie et gracieuse, et semble prendre, à ce qui se passe et se dit autour d'elle un intérêt intelligent. Mais la différence est grande. Est-ce qu’il y a vraiment du déclin dans les personnes comme dans les choses, ou seulement du déplacement ? On mène ici une vie à peu près semblable à celle du Val-Richer, déjeuner à midi dîner à 7 heures On se couche à onze. C’est un peu plus tard que mon habitude. Je remonterai chez moi à 10 heures, si plus tard me dérange. Je ne veux par interrompre, mon travail pendant quinze jours. J’ai un bon appartement avec une vue charmante. Il fait presque froid. J’ai un bon feu. Je viens de me lever. Je prendrai du thé dans ma chambre avec du beurre à 9 heures et demie ; votre déjeuner. Je ne descendrai qu’à midi. On est fort libre tout le jour. On fait une promenade, ensemble s’il fait beau.
Voilà votre lettre d'avant-hier. Quel bonheur. Je n'espérais pas la poste sitôt. Elle arrive à 7 heures et demie, et repart à 2 heures Et une longue lettre que je lis presque sans remords puisque vos yeux vont un peu mieux. Je m'inquiète pourtant, vous n'auriez pas du m'en écrire si long. Je tiens plus à vos yeux qu'à la politique de Lord John, et de Lord Ponsonby. Merci mille fois. Lord Ponsonby est curieux. Comorn se rendra comme, le reste. Ce ne sont plus que des malheurs particuliers de l'héroïsme perdu. C’est grand dommage ! Il y a des pays où l'on emploierait si utilement ce qui n’est bon à voir là. Le Duc de Broglie est convaincu que l'affaire de Rome tombera à plat comme toutes les autres. Personne ne sortira du Ministère. Personne, en y restant, ne poussera rien un peu loin. Les légitimistes veulent que M. de Falloux reste ministre et leur fasse faire une part un peu plus grosse dans le pouvoir. Les conservateurs ne pensent qu'à rester tranquilles, pourquoi ils laisseront tout le monde, tranquille, président et ministres. S’il faut rester à Rome avec ou sans le Pape, on y restera. S’il faut s’en aller de Rome, et que d'autres y viennent, ou s'en ira et on les laissera venir. Je me méfie d’une despondency, si absolue. Je suis certes bien loin aujourd’hui d'espérer beaucoup de mon pays. Mais je le connais. Il a des retours subits qui mettent fin brusquement à ses plus profondes léthargies. Je me suis trompé pour m'être fié à sa sagesse. Ceux qui se fient à son abattement se trompent de même. Il me paraît pourtant probable que Dufaure résistera aux attaques dirigées contre lui, et que le Cabinet ne sera que partiellement modifié. Personne, je vous le répète, ne croit ce que croit Morny. Cependant ce qui est le probable, n'est pas tout le possible.
Plusieurs de mes journaux me manquent ce matin. Adieu, adieu. J’espère que votre lettre, qui me fait tant de plaisir, n'aura pas fait de mal à vos yeux. Adieu, adieu dearest. G. Je suis bien fâché que Lord Beauvale ne revienne pas de Richmond.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mercredi 12 Sept. 1849 3 heures

Je pars demain à onze heures pour Broglie, après l’arrivée de la poste qui ne m’apportera rien de vous. Je vous ai dit de m'écrire là hier. J’aurais pu retarder d'un cour. Je compte bien trouver votre lettre-là, en arrivant à quatre heures.
Voici de longs extraits d’une lettre de Piscatory qui m’arrive ce matin. Je vous l’enverrais si vous aviez des yeux pour lire cette infernale écriture. " On vient de me demander, et je viens de refuser d’aller à Berlin. Je ne suis pas de ceux qui couvrent avec de la dignité et de la fidélité, la nonchalance et la crainte de la responsabilité. Mais ce qu’il y a à faire à Berlin, quoique considérable, ne me plait pas, et ne me semble pas avoir une chance suffisante de succès. Aux yeux du public, Berlin est un poste, non pas une affaire actuelle et déterminée. Le choix et l'acceptation ne s'appliqueraient pas. Cependant je passerai par là dessus, si je croyais que le Roi de Prusse et les sujets, jacobins et caporaux, pussent être détournés de la voie dans laquelle ils sont engagés et où Palmerston les entraine. Mais je crois qu’on aura beau faire les derniers efforts pour les retirer ; en échouera. Alors la mission se borne à une observation plus ou moins intelligente. On a mieux à observer à Paris qu'à Berlin. Pour vous prouver que ce n’est pas la peur qui m'arrête, je vous avouerai que si on m'offrait Rome, j'aurais bien de la peine à m'empêcher de courir cette très chanceuse. aventure. " Viennent des détails sur la lettre du Président. Moins précis que ceux que je vous ai donnés : " Barrot explique la lettre en disant que c’est l’épanchement d’un jeune Prince qui cause avec un serviteur fidèle. Qu’il vienne dire cela à la tribune, et les plus modérés des républicains jetteront de beaux cris ... En lisant dans le Moniteur le démenti donné par Falloux à la note communiquée à la Patrie, j'ai cru le Cabinet détraqué ; mais on me dit ce soir que Falloux reste. Je ne sais si on viendra à bout d’apaiser tout cela ; mais certainement, quand l'Assemblée reviendra, l'affaire reprendra sa valeur pour désunir le majorité. Evidemment Dufaure l'emporte ; la lettre est à son profit et sur les consuls généraux il a eu influence. " Raisonnements pour établir que cela est inévitable, et qu’il faut lisser, M. Dufaure tranquille. " Nous devons, travailler à remonter le courant en nageant à côté du bateau, et non pas en ramant dans le bateau. Et d'abord est-il bien sûr que nous soyons décidés à ramer ? Thiers y répugne beaucoup. M. Molé n'a qu’une envie de femme grosse, ou plutôt il a appétit parce qu’il prévoit le moment où il n'aura plus de dents pour manger. " Les gros bonnets ainsi écartés, vient une question. " Peut-être est-il vrai que nous devrions avoir notre part dans le Cabinet. Je ne crois pas que cela fût difficile. Mais si les gens de mon opinion et de ma mesure y entrent un jour, je leur prédis que ce sera en victimes dévouées. " Je vous fais grâce des gémissements de la victime. Elle finit par me demander mon avis sur son sacrifice. Il doute que sa qualité de membre de la commission permanente, lui permette de venir me voir à Broglie. Je compatis fort aux embarras de l’Autriche point aux vôtres avec elle. Persistez dans votre très bonne conduite ; allez-vous en et tenez-vous tranquilles. Vous y grandirez encore, et l'Autriche délivrée de votre poids, pourra respirer et se relever. Il me semble que M. de Metternich doit regretter de ne plus gouverner son pays dans ce moment. C’est un grand moment. Sans doute il est fort dur d'avoir été sauvé ; mais c’est beaucoup d'être sauvé. Et d'ailleurs l’Autriche s'est si bien sauvée elle-même en Italie qu’elle peut le consoler de n'avoir pu en faire autant partout.
Pourquoi cherchez-vous une maison pour Lord Beauvale? Est-ce qu'il va revenir à Richmond ? J'apprends ce matin la mort d’un bon homme, l’évêque de Norwich. Rien étourdi et bruyant pour un évêque. Mais très honnête et très bon. Ami intime de mes amis les Boileau, qui en sont désolés. Je suis bien aise que Madame de Caraman vous soit bonne à quelque chose.

Jeudi onze heures
Adieu, adieu. Je pars. Je vais chercher votre lettre. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, mardi 11 sept 1849

4 heures

Voici l’histoire de la lettre du Président sur Rome. Il l’a écrite lui seul. Puis il l’a montrée d'abord à M. de Tocqueville, qui s’est un peu effarouché, et a fait des objections. Le Président a réfuté les objections et soutenu sa lettre ajoutant d'ailleurs, qu’elle était partie. La conversation a continué entre eux et Tocqueville entrainé, moitié par les raisonnements, très obstinés (du président) moitié par l'autorité du fait accompli, a fini par se rendre et par approuver la lettre se réduisant à demander qu’elle fût montrée au Conseil. Le président y a consenti ; le conseil a été convoqué et la lettre montrée. Tous les ministres présents, sans exception ; nommément M. de Falloux. Tous, ou presque tous, ont répété les objections de M. de Tocqueville. Tous sont revenus au même point, à l’approbation de la lettre partie. Le Président a bien constaté cette approbation. Puis, trois jours après, il a dit que sa lettre n'était point partie avant la délibération du Consul mais seulement le lendemain. Ils se sont regardés, et n’ont rien dit. Vous savez tout ce qui a suivi la publication de la lettre. On dit qu'elle a été écrite par l'inspiration de Dufaure. C'est vraisemblable, et tout le monde le croit. Le parti légitimiste a fait dire au Président, par un intermédiaire fort accrédité auprès de lui, qu'ils étaient bien fâchés mois qu'il leur serait impossible de voter pour lui, sur cette question, dans l'assemblée, qu’ils ne pourraient se dispenser de voter avec le petit parti catholique (30 ou 40 membres) qu’il s’était aliéné par sa lettre. Que la majorité courait donc grand risque d'être disloquée. Le général Changarnier blâme ouvertement la lettre et paraît, en tout, moins intime avec le Président. Les conséquences de ceci à l’intérieur, peuvent donc être grosses. Quant aux conséquences à l'extérieure, il faut attendre ce que diront le Pape et l’Autriche. Je doute qu'ils fassent comme les ministres du Président et qu'ils avalent la lettre parce qu'elle est écrite et publiée. Le rédacteur du journal légitimiste de Caen vient de m’arriver en hâte pour me dire que la réconciliation des deux familles était faite, que M. le Duc d’Escars le lui écrivait positivement, et que son journal l’annoncerait demain. Ils sont évidemment en grand travail pour faire faire, et surtout pour faire croire. On dit que M. de Montalivet, agit fort dans ce sens. Vous en revient-il quelque chose ?
Autre bruit de Dieppe. Thiers a fait une longue promenade en mer, dans un bon canot, avec trois hommes sûrs. Il a rencontré au large M. le Prince de Joinville, et ils ont passé deux heures ensemble. L’attaque contre Dufaure, pour sa répugnance à écarter les fonctionnaires rouges au quasi-rouges, sera très vive. Chacun a des faits choquants à citer. La coïncidence de deux attaques vives sur la politique du dedans, et celle du dehors, fera plus que doubler l'effet. Le cabinet peut sortir de la mort, et le Président blessé. Je ne rencontre personne qui croie au dire de Morny sur Thiers et Molé prenant le pouvoir. Le choléra devient plus rare à Paris. Toujours grave quand il vient, mais plus rare. On dirait aujourd’hui qu’Odilon Barrot, en était atteint. Ce qui est sûr, c’est qu’il a été assez souffrant pour demander instamment qu’on le laissât. tranquille pendant huit jours, sans lui parler de rien, dans sa maison de campagne de Bougival. Il y était en effet quand la publication de la lettre du Président est venue l’en tirer. M. de Villèle est fort malade, dans sa terre près de Toulouse. Plus malade encore d'esprit que de corps. La tête très affaiblie, presque en enfance. Il n'a que 75 ans. M. Ravez sera remplacé à l'Assemblée par son fils. Il me semble que j'ai vidé mon sac. J’ai eu du monde toute la matinée de Paris, Trouville et Caen.
Lady Anna Maria Domkin est partie ce matin. Encore un orage tout à l'heure. Mercredi 12, huit heures Toujours la pluie, et assez froid. J’ai eu hier un assez bon échantillon de la disposition des fonctionnaires qui servent ce gouvernement-ci. Le Préfet du département est venu me voir. Il n’était pas encore venu, moitié par lâcheté, moitié à cause de la session du Conseil général. C’est un homme sensé, intelligent, honnête tout cela dans la région moyenne, et préfet sous la monarchie. Il a l’esprit très libre, et la langue assez libre sur toutes choses, y compris toutes les personnes. Il m’a raconté le séjour du Président au Havre où il était la session de son Conseil Général, les circulaires des Ministres, les discours en promenade de M. Léon Faucher, en spectateur qui ne prend pas grand intérêt au spectacle et n'admire pas beaucoup les acteurs. Les hommes de ce temps-ci ont l'art d'avoir de l’impartialité sans indépendance et de la liberté d’esprit sans dignité. Au fait, ce n’est rien de plus que la nature humaine, déshabillée et courbée par des coups de vent trop forts pour elle.

Onze heures
Ménagez vos yeux. C'est beau à moi de vous dire cela en présence d'une lettre un peu courte. N'importe ; ménagez vos yeux, et adieu sans fin. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 11 sept. 1849

Nous ne sortons pas ici des orages. Mais soyez tranquille ; je ne me laisserai plus mouiller. Je n’avais vraiment pas eu grand tort d’oublier mon parapluie ; il faisait très beau depuis plusieurs jours, et pas la moindre apparence d’un changement de temps. Je ne me croyais plus à Londres. Je vais à Broglie après-demain 10. Je serai de retour au Val Richer le 22. J’ai promis de passer là quinze jours. Je ne veux pas me déplacer, ce qui est toujours un peu cher, même pour aller si près pour trois jours seulement. J'y vais avec mes enfants. Melle Chabaud qui est ici, est également invitée. Si vous venez à Paris à la fin de septembre, j'irai vous y voir dans les premiers jours d'Octobre, après mon retour au Val-Richer. Vous voir, quel bonheur ! Mais ne vous voir que pour vous quitter si tôt! Je devrais être fait aux sentiments combattus. Ma vie en a été et en est pleine. Je ne m’y accoutume pas du tout. Je suis vieux ; mais je jouirais encore, si vivement du bonheur complet et simple !
Duchâtel a quitté Paris, assez ennuyé et toujours perplexe. Il voudrait bien n'avoir ni doutes d’esprit, ni embarras de décision, voir toujours clair et être toujours sûr du succès. La prétention du Sybaritisme dans la vie commune est déjà beaucoup ; mais dans la vie publique, c’est trop. Du reste, je sais qu’il se promet beaucoup d’agréments de votre salon à Paris cet hiver " un salon neutre, dit-il, où nous verrons tout le monde et où nous pourrons dire notre avis à et sur tout le monde, sans nous gêner. " Les légitimistes se disent, et ont été, je crois vraiment très fâchés, que Madame la Duchesse d'Orléans et M. le Duc de Bordeaux, aient passé si près l’un de l'autre pour rien : " Mais c’est donc un parti pris, disent ils, de ne pas se rencontrer. Si nous l'avions su M. le comte de Chambord aurait attendu. C'est sûr." M. Véron parle bien de M. le comte de Chambord : " Intelligent et sympathique" ce sont les expressions.
Onze heures Voilà, mon triste courrier du Mardi. Il ne m’apporte rien de Paris. Mais j’aurai des visites ce matin. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche, 9 sept 1489 4 heures

Les visites s'en vont et je viens à vous. J’avais là tout à l'heure, mon ancien préfet, M. Bocher, aujourd’hui membre de l'Assemblée , beau frère de Gabriel Delessert. Il a été bien étonné quand je lui ai dit qu'on me disait que Thiers allait entrer avec Molé. Cela lui parait un grand et invraisemblable abaissement. Il est, lui, à ce qu’il m’a paru, plutôt pour le maintien du Cabinet actuel, un peu modifié. Gabriel Delessert vient d'arriver à Trouville avec sa femme malade, sa belle-mère malade. Il a eu son fils trés malade en Italie. Plus triste et découragé que jamais. La lettre du président sur le Pape ne réussit pas du tout. Ceux à qui elle plaît et ceux à qui elle déplait la trouvent également inconséquente, et le disent en souriant. Le Cabinet vient de l’épouser avec amour. L’article du Moniteur du soir est de M. Dufaure. Les journaux de la réaction un peu vive, dévots ou non dévots l’attaquent vigoureusement. L’Univers avec colère. L'Assemblée nationale. dit : " Nous ne voyons pas pourquoi demain le Conseil d'Etat ne réhabiliterait pas M. de Lesseps. C'est sa potitique qu’on adopte ; c'est sa diplomatie qu’on veut faire triompher aujourd’hui à Rome. " Cela deviendra une grosse affaire, très grosse dans l’Assemblée et en Europe.
Il est vrai que le Code Napoléon et le gouvernement libéral sont bien enfantins. C'est là mon impression de tous les moments ; ce sont des enfants, sans prévoyance et sans consistance. Si M. de Falloux n’est pas un enfant, il sera embarrassé. Comment n’a-t-il pas su ? Et, s'il a su, comment n'a-t-il pas empêché ? On ne peut agir sensément et efficacement à Rome qu'en agissant de concert avec l'Autriche. L’Autriche peut être raisonnable. Je me suis conduit d'après cette idée là. Et je suppose qu’elle est encore juste aujourd’hui. Regardez un peu attentivement, je vous prie, à tout ce qui va se développer dans cette affaire. Elle mérite votre curiosité. Je ne vous cite de la lettre de Montebello que cette phrase-ci : " J’ai lu dans quelques journaux que j’avais été au devant du Président jusqu'à Château Thierry. Je vous prie de croire qu’il n'en est rien, et que je n’ai pas commis cet excès de zèle. J’ai été, avec la plupart de mes collègues, le recevoir à Epernay où nous étions convoqués. "

Lundi 10. six heures Je plains l'Empereur. Perdre un ami est toujours affreux. Bien plus pour un Roi. Même pour un Roi égoïste. L’égoïsme ne sauve pas des tristesses de l'isolement. Vous m'avez toujours dit que l'Empereur était capable d'affection. Sauf son chagrin, il doit être content. Il a très bien réussi dans une très bonne politique. Il a fait preuve de sagesse dans la force et de force dans la sagesse. C'est le problème que Dieu donne à résoudre à tous les grands souverains et que bien peu résolvent. J'espère pour lui et pour l'Europe, qu’il persistera dans la même conduite et toujours avec le même succès. Je suis bien préoccupé de la réorganisation de l’Autriche ; aussi nécessaire à l’Europe qu'à elle-même. Belle occasion pour ce jeune Empereur d'être un grand homme. Le mot de votre Empereur à Lamoricière est excellent. Et Lamoricière n'aura pas compris que l'Empereur le louait trop. Ce qui fait qu'il n’aura point été embarrassé de l'éloge.

Onze heures
Les Adieu du lundi ne me consolent point du mardi je n'ai rien de Paris. Adieu adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, 8 Sept 1849 4 heures

La conversation de Morny est curieuse. Mais un seul fait est important : Molé et Thiers entrant au pouvoir. Pour le pays et pour moi-même, par les raisons patriotiques et par les raisons égoïstes, je le désire. Je suis sûr qu’ils feront beaucoup mieux qu’on ne fait et je doute qu’ils y grandissent beaucoup. M. d'Haussonville, qui vient de me quitter parce qu’il est obligé d'être demain matin, à Paris, croit le fait possible. Pourtant il en doute encore. La lettre du Président à Edgar Ney peut devenir un événement. Elle en est déjà un, car elle ne deviendra un dans toutes les hypothèses. Si le Pape cède, le Gouvernement français prend la responsabilité du gouvernement de Rome et doit rester là, longtemps du moins pour le soutenir, si le Pape ne cède pas, les Français finiront par quitter Rome, et les Autrichiens ou les Napolitains par les y remplacer. Grosse complication. La République française est condamnée à soulever des fardeaux qu’elle ne peut pas porter. Je penche à croire qu’au premier moment le Pape cèdera. Que dit le Prince de Metternich de ceci. J’en suis plus curieux que de sa feuille volante. sa petite lettre est spirituelle, et il a raison au fond. Si l’union devait rester dans les limbes là, elle ne serait que ridicule. Je serais bien trompé, si elle n’en sortait pas et ne devenait pas plus précise. Je reçois ce matin même des nouvelles de Piscatory ? " Rien ne se passe ici. Le Président a été vivement reçu dans son dernier voyage. Je ne crois pas cependant qu’il pense, ni qu’on pense pour lui à autre chose que ce qui est. Le pays refait un peu ses affaires; le pays de promène et chasse. Il ne faut pas qu’on le trouble dans cette illusion, et les Conseils généraux eussent été très mal venus à parler révision de la Constitution. Ils parlent impôts. C'est à peu près aussi grave, et peut-être plus dangereux. L[?] fait tout ce qu’il peut dans le Midi de la question des boissons. Il en peut sortir des orages. Vous allez à Broglie. Dites-moi quand. Je voudrais pouvoir m'échapper pour vous y joindre. J’ai beaucoup à vous dire, et bien plus encore à entendre. Il serait même possible que j'eusse un sérieux conseil à vous demander. " Les derniers mots sentent bien le cabinet. Je suis assez porté à croire que Morny a raison sur toutes les personnes. Je ne sais rien de Claremont. Je ne crois pas à l'Italie. Le Roi tiendra toujours à l'Angleterre. Rome n’est pas possible. On serait bien embarrassant à Naples. Il serait plaisant que Palerme fût le lieu de repos. La maison offerte ( je dis trop, n’est-ce pas ?) à l'Impératrice. La joie de la Reine d'Angleterre me plait. J’ai objection pourtant à ce ravisse ment du sans-gêne de la vie privée. C’est aujourd’hui la manie des Rois. Preuve qu’ils ne prennent pas leur métier assez au sérieux, ou qu’ils le trouvent trop lourd. à propos une hut, s'écrit une hutte.

Dimanche 9 - 7 heures
Quand vous reverrez Morny, si mes questions vous arrivent à temps faites-vous dire par lui je vous prie, 1° la statistique de l’Assemblée combien pour chaque parti à son avis ; 2° Quelle est, dans l’intérieur du parti légitimistes la force relative des [ ?] Berryer en tête et des pointus, MM. Nettement et du Fougerais en tête. Je suis curieux de contrôler, par Morny les renseignements qu'on me donne. J’irai à Broglie jeudi prochain 12. Ecrivez moi donc là, après-demain mardi, en réponse à cette lettre ci. Vos lettres m’arriveront le surlendemain comme ici. Au château de Broglie, par Broglie. Eure. Je serai de retour ici au plus tard, le 28 septembre. Adieu, adieu, en attendant la poste. Onze heures Merci de votre longue et intéressante lettre mais ménagez vos yeux. J'en reçois une de Montebello qui est à la campagne. Il vous a déjà dit; je suppose, ce qu’il me dit. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Vendredi 7 sept 1849

J’ai déjeuné hier avec dix huit personnes, quelques une venues de Rouen, de Trouville et de Paris. J’ai été frappé de l’uniformité de leur langage. Elles disent que, dans les villes, dans la bourgeoisie, Henri V et le comte de Paris ensemble gagnent beaucoup de terrain ; dans les campagnes, l’Empereur. Les paysans ne veulent de la légitimité, ni de la République. Je parie toujours, d’ici à assez longtemps, pour le statu quo, ou à peu près. Mais le sentiment de l’instabilité domine évidemment toujours dans les esprits. Il renait pourtant une peu de prospérité. Rouen, Le Havre, Lyon, sont contents. Quand l’Assemblée se réunira, le cabinet pourra se targuer de la tranquillité publique pendant l’entracte, du silence des Conseils généraux et de la renaissance des Affaires. C’est assez, ce me semble, pour ralentir l’attaque. Il y avait là hier, deux membres de l’Assemblée qui disaient tout haut : " Si nos gros bonnets veulent prendre le pouvoir, nous renverserons le cabinet sur le champ ; sinon, ce n’est pas la peine. " Il ne me revient sur les dispositions de Molé et de Thiers, que ce que je vous ai déjà dit. On évalue, dans l’Assemblée, les rouges à 200 ; le tiers-parti, amis de Dufaure à 150 ; décidés, légitimistes ou Orléanistes à 400. Je n’ai rien de plus dans mon sac pour l’intérieur. Au dehors, je sais que Georgey est déjà gracié. J’en suis charmé. J’ai peu de confiance dans la magnanimité par habilité. Au reste, les affaires de l’Autriche en Italie, bien que plus simples et plus finies en apparence que les affaires en Hongrie, me semblent, au fond, plus mauvaises et moins finissables. Je comprends une vraie pacification entre l’Autriche et la Hongrie ; il y a là des bases d’arrangement, une semi-indépendance, une constitution ancienne et reconnue, et qui peut être rajeunie. Entre l’Autriche et la Haute Italie, il n’y a que de la force ; point de passé autre que la conquête ; point de droits naturellement acceptés. La force est probablement très suffisante pour rester. Mais rester, ce n’est pas pousser des racines ; et il faut des racines, surtout de notre temps où les orages sont toujours à prévoir. Il y assez de mauvaise humeur en effet dans le billet de lord John. Je crois, comme vous, qu’on ne s’épargnera pas pour vous brouiller, et qu’on n’y réussira pas. Ce serait trop bête. Pour vous, vous avez beau jeu à être patient. Et pour l’Autriche, elle ne peut se rétablir que par la patience. Je ne la connais pas assez bien pour savoir. Quelles sont les ressources de régénération intérieure. Je suis porté à croire qu’elle en a, qu’elle se relèvera. Mais il faut qu’elle se relève. Sans quoi, ce sera lord John qui aura raison, et vous serez vis à vis de l’Autriche, comme vis-à-vis de la Turquie et de la Perse, des protecteurs-héritiers. Le monde sera curieux à voir dans un siècle ou deux. Il aura résolu bien des problèmes.
Je rentre dans le Val Richer. J’y attends demain D’Haussonville. J’y ai aujourd’hui Lady Anna Maria Domkin qui me raconte des commérages de Richmond, Madame de Caraman cherchant un mari anglais et disant aux personnes qui lui demandent pourquoi elle n’en prend pas un : « Ma vie est voué aux arts. » Elle (Lady Anna-Maria) s’étonne que vous vous plaisiez à Richmond, entre Lady Alice Peel, Madame de Metternich et les Berry. J’ai défendu vos sociétés et dit du bien de Lady John. Votre lettre à lord John est très bien tournée. Vous avez le don de la malice dans la franchise.

Samedi 8 Sept heures
Je relis votre lettre. Je voudrais précisément vous demander des nouvelles de Marion. Faites-lui, je vous prie, toutes mes tendresses, mes anciennes et constantes tendresses. Je ne puis souffrir ces longs silences, ne point parler et ne rien entendre des personnes qu’on aime, comme si l’amitié n’était plus ou si la mort était déjà là. Interrompez cela pour moi, de temps en temps, avec Marion. C’est vraiment bien triste que ses parents ne veuillent plus de Paris. Est-ce qu’elle ne pourrait pas, elle, y venir passer six semaines ou deux mois avec vous, quand vous y serez, pour sa santé ? Comment va Aggy ? Je suis sûr que vous ne faites pas attention au concile provincial qui va se tenir à Paris. Vous avez tort. C’est un événement. Soyez sûr que les questions religieuses reprendront en France une grande place, ne fût-ce que parce qu’on n’en a pas parlé depuis longtemps. Les libertés politiques pourront souffrir de tout ceci ; les libertés religieuses, non. Celles-là seront nouvelles, et sacrées. Et elles fourniront, autant que les autres, de quoi parler et se quereller.
Avez-vous remarqué ces dernières paroles de Manin quittant Venise : « Quoiqu’il arrive, dites : cet homme s’est trompé ; mais ne dites jamais cet homme nous a trompés. Je n’ai jamais trompé personne ; je n’ai jamais donné des illusions que je n’avais point ; je n’ai jamais dit que j’espérais lorsque je n’espérais pas. » C’est bien beau. Je m’intéresse à cet homme-là.
Onze heures
Votre lettre arrive, plein d’intérêt. Si ce que vous dit Marny est vrai, le changement de cabinet sera un événement. Adieu, adieu. Adieu, G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 30 août 1849 sept heures

Collaredo a bien fait de s'excuser de la soirée de Lady Palmerston parce qu’il dinait chez vous. Bonne réponse au billet de Lady Palmerston à Koller pour le Mercredi. Je persiste dans mon dire ; tout cela n’est pour Lord Palmerston qu’une affaire de situation et de tactique, pour son pays et pour lui-même. Il veut pour l’Angleterre, la popularité auprès des radicaux Européens, et pour lui-même la popularité auprès des radicaux anglais. Cela obtenu il n’est pas aussi fâché qu’il en a l’air des victoires anti radicales. Encore une fois ce serait trop bête. Autre motif. Il ne veut point d'influence prépondérante, point de grandeur croissante sur le continent. Les radicaux sont bons à empêcher cela. Du trouble, de la faiblesse de l’anarchie à Paris et à Vienne, et à Rome, et à Naples, cela est bon. C’est dommage qu’il n’y en ait pas un peu à St Pétersbourg. On appelle cela de la politique. On n'a pas tout à fait tort. Il en faut bien un peu de celle-là L’erreur, c’est de lui faire une part beaucoup trop grande dans des temps qui en appellent une autre. Le Machiavélisme est une routine des esprits de second ordre. Ceux du premier ne la dédaignent pas, mais la mettent à sa place et savent en sortir.
Que dites-vous du discours de Radowitz à Bertin et de l'effet qu’il a produit, même sur les radicaux ? Je voudrais le lire dans un journal allemand. Je n'ai vu que l'extrait donné dans Galignani. La Prusse marchera toujours à son but. Il y a là vraiment une passion nationale qui se servira de tout pour se satisfaire du Roi, des démagogues, des émeutes, de l’armée, et que tout le monde dans le pays servira, chacun à sa façon et à son tour, parce que tout le monde, la partage. Nation d’ambitieux, qui veut être l'Allemagne. Il faut que l’Europe trouve moyen de résoudre cette question-là, car elle ne la supprimera pas. Lord Beauvale avait raison de croire à une dépêche de Lord Palmerston in extremis de la Hongrie, et je vois que le Prince de Schwartzemberg a bien répondu. Je sais qu'au Journal des Débats d'avoir répété ce petit article de la Gazette d’Augsbourg. Que faites-vous de Lady Alice Peel ? J'espère qu'elle n’est plus souffrante. Demandez-lui, je vous prie de ne pas m'oublier. J’y ai quelque droit, car je pense souvent à elle. Non seulement à cause de vous mais à cause d'elle-même. Il y a de l’inconnu en elle, quelque chose qui aurait pu se développer beaucoup. Et puis elle change d’amis moins souvent que de cuisiniers. Que devient votre portrait par Mad. de Caraman ? Les petites questions après les grandes. Adieu, adieu jusqu'à la poste.

10 heures 3/4
J'attends encore. Voilà mon ami Mon brouillé avec Narvaez et Narvaez malade. J’en suis bien fâché. Je voudrais que l’Espagne restât longtemps comme elle est. Voilà votre lettre. Fort exactement depuis quatre jours. Continuez, je vous prie, de les donner à une heure. Adieu, adieu. Je n’ai rien de Paris que les journaux. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie, lundi 17 Sept. 1849 6 heures

Les premières questions qui occuperont l'Assemblée à son retour seront affaire de Rome et la loi sur l'instruction publique. Les deux questions de M. de Falloux qui est malade. Et aussi les deux questions plus propres à diviser la majorité. Le duc de Broglie persiste cependant à croire qu'après, bien des oscillations, elle ne se divisera pas. Le danger est trop grand et trop près. Le procès de Versailles, et l’agitation qu’il ne peut manquer de produire maintiendront l’union. Je vous répète que je ne vois et n’entends aucune inquiétude, même dans le cas où les rouges tenteraient quelque chose. On en serait plutôt content que fâché. M. de Falloux a failli avoir une fièvre typhoïde. Les nouvelles d’hier sont qu’il va mieux. Le projet de loi sur la déportation est examiné, en ce moment au Conseil d’Etat et sera présenté à l'Assemblée dés quelle sera revenue. On se flatte qu’il sera efficace et très intimidant pour les coquins. On se demande s’il ne sera pas nécessaire de finir par avoir un lieu de déportation européenne, à l’usage de tous les états, où l'on transporterait les réfugiés que tous les Etats, même la Suisse reçoivent et chassent successivement. Mardi 10 heures La majorité est évidemment décidée à ne pas se diviser. Les journaux même qui poussaient à une attaque vive contre M. Dufaure y renoncent aujourd’hui, et recommandent l’union et la patience. Je ne crois pas à une vraie crise ministérielle. Je ne crois pas, davantage à une vraie bataille dans les rues. On est très prévenu et très attentif. Le Général Changarnier prépare de nouvelles surprises de rapidité et d’ubiquité, dans les mouvements de les troupes. Les Rouges absents, MM. Ledru Rollin, Felix Pyat et consorts ont complètement renoncé à toute idée de comparaître en personne. Leur absence abrégera, beaucoup le procès, qui durera cependant, un mois, à ce qu’on présume.
Voilà le grand Duc Michel mort. A part le chagrin, c’est toujours une grande perte, pour un Roi, que celle d’un ami vrai et dévoué. Est-ce un chagrin pour la grande Duchesse Hélène ? Elle est, elle, une des personnes que j'ai encore quelque envie de connaitre. Il n’y en a guère. Il n’est pas probable que je la voie jamais. Je n’ai rien à vous dire. Demain me plaira bien. Je vais être en sainte compagnie. L’évêque d’Evreux vient passer ici trois jours. Autrefois curé de St Roch, et confesseurs de la Reine. Il lui est resté très attaché. Homme d’assez d’esprit et d’un zèle qui harasse tout son monde, prêtres et fidèles. Cela ne vous fait rien. Adieu, Adieu. Les nouvelles du choléra de Paris sont les mêmes. Adieu, dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Vendredi 24 août - 10 heures

Voilà donc les affaires de Hongrie terminées. J'en suis fort aise. Terminer pour la part Russe, non pour la part Autrichienne qui commence, et qui sera la plus difficile. L'affaire finit très bien pour l'Empereur. C'est lui qui a vaincu. C’est à lui que l’insurrection se soumet. Après avoir usé de sa force contre l’insurrection, usera-t-il de son influence pour la transaction, pour qu’elle soit sensée, et équitable, seule façon qu’elle soit durable ? Je ne sais pas du tout ce que la transaction doit être ; je ne connais pas assez bien les faits. Mais je suis sûr qu’il en faut une. Si la transaction était, comme la victoire, l'œuvre de l'Empereur, si la Hongrie lui devait l’une comme l’Autriche lui doit l'autre, ce serait grand et utile très impérial et très Russe. Cette fin du drame mérite qu'on reste assis pour y regarder. La satisfaction anglaise de n'être pour rien dans l'affaire de Rome ni dans l'affaire de Hongrie est un peu risible. L’inaction est quelquefois la bonne et la seule bonne politique. Mais quand d'autres ont fait là où soi-même on n'a rien fait, on peut être content, mais c’est un contentement dont en ferait. mieux de ne pas parler car il y a toujours, au fond, un peu de dépit que les paroles découvrent. En tout, il me semble qu'avec tout le monde, vous comprise, Lord & Lady Palmerston se remuent et parlent beaucoup. Cela n'est pas très digne, et cela n'indique pas des gens très satisfaits, ni très assurés dans leur situation.

3 heures et demie
Encore du monde. M. Janvier m’arrive pour 24 heures. Amusant ; rien de plus. Confirmant tout ce que nous pensons. Pas d'Empire. On n'en veut plus parce que cela aurait un air définitif sans l'être. On aime mieux le provisoire avoué. Peu m'importe que M. de Metternich voie dans ma lettre sur Rome qu'il s'est trompé une fois. Je ne serai même pas fâché qu’il voie que je le pense. Si c’est là la raison qui vous empêche de lui montrer ma lettre je suis d’avis que vous la lui montriez. Je serai charmé que Madame de Caraman fasse votre portrait, à condition qu’il sera pour moi. Elle y réussira peut-être mieux que Madame D. [?]. Essayez, je vous prie. Décidément il paraît que les voyages ne réussissent pas au président. Ses amis lui conseillent de n'en plus faire. Une bonne réception, dans une ville ne compense pas une mauvaise réception dans une autre. Il ne lui vaut rien qu'on le voie ainsi maltraité alternativement. Et quoi qu’il ne fasse pas de fautes, il ne fait pas non plus de conquêtes.

Samedi 25 onze heures
Pas de lettre ce matin. Evidemment on les trouve très intéressantes quelque part. Je ne suppose pas au rebond d'autre cause. C'est bien ennuyeux. Ma journée est gâtée quand ma lettre me manque. Adieu. Adieu. Adieu. Vous êtes bien heureuse. Vous n’avez pas encore eu cet ennui. Adieu, dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 21 Août 1849
Sept heures

Votre dernière lettre est datée du 18 Août, juste un mois après mon départ. C'est déjà bien long. Chaque jour plus long. Vous me dîtes : " Je veux de la sécurité à Paris. Qui me répond que j'en aurai ? " J'y regarde bien. J’ai toutes les raisons possibles d'y bien regarder, vous la première. Plus j’y regarde, plus je crois à la sécurité matérielle dans Paris. Et je ne vois personne qui n’y croie comme moi. Les coquins sont aussi abattus dans leur cœur que décriés dans le public. Non pas certes qu’ils renoncent. Mais dans l'état actuel, ils ne se croient aucune chance de succès. Ils attendront un autre état. Viendra- t-il un autre état ? Ceci, je le crois, et tout le monde, le croit. Il n’y a donc pas de sécurité politique. L'avenir amènera des évènements. Lesquels et quand ? Personne ne le sait. Tout ce qu'on peut dire, tout ce que disent tous les hommes sensés, c’est que dans trois ans, si d'ici là on ne fait rien, la réélection du Président et de l'assemblée fera une révolution, bonne ou mauvaise plus probablement mauvaise. Et probablement avant ce terme, aux approches de ce terme, pour éviter cette révolution inconnue, les pouvoirs aujourd’hui établis, et certainement, les plus forts, l'Assemblée, le Président, le Général Changarnier feront quelque chose. Personne ne sait quoi, ni quand. Tout le monde croit à quelque chose et croit que quelque chose sera nécessaire. Je reviens donc à mon point de départ. De la sécurité matérielle, oui. Pas de troubles dans la rue. De la sécurité politique, pas d’évènements graves. Personne ne peut vous promettre cela. La question se réduit donc à ceci : quel genre et quel degré de sécurité vous faut-il ?
M. de Metternich a raison ; l'exécution du prêtre à Bologne est stupide. C’est du bois sur un feu qui s'éteint. Les gouvernements vainqueurs ne savent pas le mal qu’ils se préparent quand ils redonnent un bon thème aux mauvaises passions vaincues. Ce que veulent surtout les révolutionnaires, c’est un fait, un acte, un nom-propre, de quoi parler. Ils excellent ensuite à commenter et à répandre.
Je ne comprends pas Brünnow à votre égard. Non seulement de la négligence, mais de la malveillance, c’est trop bête pour un homme même pour un subalterne d’esprit. Il faut que je ne sais quand, je ne sais comment, vous l’ayez blessé dans quelque secret repli de son cœur subalterne. Vous pouvez avoir le Génie de l'offense ; quelque fois le voulant bien, quelquefois sans le savoir. Peu importe du reste cette occasion-ci. M. de Brünnow n'apprendra rien à Lord Palmerston sur l’amitié que vous lui portez.
Je regrette bien Lord Beauvale pour vous. C'est évidemment la conversation qui vous plaît le plus. Pourquoi les Ellice ne veulent-ils plus venir à Paris ? Est-ce que le père et la mère ont peur ? Avez-vous des nouvelles de Bav. Ellice ? Est-il en Ecosse ? J’ai vu arriver hier un petit anglais, le second fils de Sir John Boileau. Il vient passer huit jours au Val Richer. L’aîné est aux Etats Unis. Milnes veut venir me voir ici. Bon homme et fidèle, malgré la promiscuité de son amitié.

Onze heures
J'ai beau faire ; j’attends la poste le mardi comme les autres jours. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Vendredi 17 Août 1849
Une heure

C’est certainement pas grave, et parce qu’il me connait, que Lord Nugent ne m'a pas accolé à Metternich, dans cette intrigue contre Lord Palmerston, " fostered by the criminals whe have been ejected from their own countries by revolutions. " Lord Nugent est un type de l’honnête et grossier badaud libéral. Je ne crois pas que ces meetings et ces discours troublent beaucoup Lord John. C’est une manière d’attirer ou de retenir dans le camp ministériel des radicaux toujours enclin à faire de l'opposition. Palmerston est un recruteur qui va dans des quartiers ou ses collègues ne vont point. Ces meetings ne peuvent déplaire qu'à ceux des Ministres qui ne veulent réellement pas de la politique de Palmerston et voudraient se défaire de sa personne. Mais Lord John n’est pas de ceux-là, moins unscrupulous que lord Palmerston, et plus retenu par la responsabilité de chef, mais, au fond, de son avis.
Je regrette de ne pouvoir vous envoyer le Mémoire publié par M. de Lesseps sur sa mission de Rome. C'est assez curieux quoique très médiocre, et concluant contre lui. Sa conduite a été simplement le reflet des faiblesses de ses chefs de Paris ; faiblesses qui l’ont fait croire au triomphe des rouges. Il est justement puni ; mais d'autres devraient l'être comme lui. Les Lenormant sont partis ce matin fort peu légitimistes, mais bien engagés, et assez influents dans le parti catholique. La brouillerie de Thiers et de Montalembert, leur plaît et ils pousseront à ce qu’elle soit prise au sérieux. Ils reprochaient fort, à Montalembert de se laisser prendre par Thiers.
On me dit aussi ce que vous écrit Lady Holland, que Molé est désolé de cet incident et dit qu’il ne sait plus d’où peut venir le salut. Toutes les dissentions dans le parti modéré tourneront au profit du président, et du Statu quo jusqu'à l'approche des nouvelles élections. Et si le Statu quo va jusque-là, les élections seront perdues, et Dieu sait quoi après. La réflexion me plonge toujours dans le noir ; il n’y a que l’instinct qui m’en défende. M. Fould a quelque esprit à force d’égoïsme, et point de jugement à force de pusillanimité. Il est bon à vous donner des nouvelles de Paris. Il les reçoit plutôt que personne. Pas bon à autre chose, et ne lui dîtes que ce que vous voulez qu'on redise. Vous avez raison de le trouver bien laid. Lui et Crémieux sont les plus bassement laids des juifs, par conséquent des hommes.

Samedi 7 heures
Je me lève. Le soleil est superbe. Si je n’aimais pas mieux vous écrire, j'irais me promener. Dites-moi pourquoi, ou pour qui Mad de Caraman reste à Richmond. Est-ce pour lord Lansdowne ? Tirez-vous d’elle dans le tête-à-tête un peu de conversation moins arrangée et moins complimenteuse ? Voici une lettre que je reçois d'une Ecossaise, Miss Stirling, excellente personne, que je connais depuis longtemps, très bonne musicienne, par exception ce qui fait qu’elle s’intéresse beaucoup à Chopin qui lui a donné des leçons. Chopin est réellement un habile artiste, parfaitement étranger à la politique et fort malade. Pouvez-vous quelque chose pour la charité qu’il demande ? Je ne répondrai que quand vous m'aurez répondu. Après le départ des Lenormant j’ai passé hier ma journée seul, sauf quatre visites pourtant. Mais enfin, je n’avais personne chez moi, j'ai dîné et je me suis promenée sans hôtes. Cela m'a plu. La liberté de la solitude me plaît. Il n’y a que l’intimité qui vaille mieux. Le procès de Madame Lenormant pour les lettres de Benj. Constant à Mad. Récamier va recommencer. Girardin et Madame Colet en appellent. Derrière les lettres de Benj. Constant à Mad. Récamier, il y a pour Girardin un autre intérêt. M. de Châteaubriand a écrit dans ses Mémoires d'Outretombe, un livre (le 10e) entièrement consacré à Mad. Récamier. Le manuscrit de ce livre daté et signé de la main de M. de Châteaubriand, a été donné par lui à Mad. Récamier pour qu’elle en fit ce qui lui plairait et il a mis en même temps dans son testament que toute autre copie de ce 10e livre n’avait aucune valeur, et ne pourrait être public. Mad. Lenormant à l’exemplaire donné par M. de Châteaubriand à Mad. Récamier et n'en veut, comme de raison, aucune publication. Girardin s'est procuré, par un secrétaire de M. de Châteaubriand des fragments, brouillon en copie de ce Livre. Il paye ce secrétaire pour qu'il étende les fragments avec ses souvenirs ou de toute autre manière, et il tient beaucoup à publier ce 10e livre, sans lequel les Mémoires d’outre tombe de son journal seraient incomplets. Le jugement qui vient d'être rendu sur les lettres de Benj. Constant à Mad. Récamier, lui rend cela impossible s'il subsiste. Voilà pourquoi il appelle Mad. Lenormant espère bien gagner son procès en cour d'appel. Elle est très mécontente de la façon dont Chaix d’Estange a planté pour elle. Par ménagement pour Girardin, Mad. Colet, M. Cousin le chansonnier Béranger &, il n’a pas fait usage de plusieurs moyens et pièces curieuses qu’elle lui avait remis. Mad. Colet est une drôle de personne. Naguères fort belle, grande forte une quasi Corinne provençale. Elle a été au mieux avec M. Cousin on prétend même qu’il y a entre eux deux petits cousins. Elle a donné un jour un soufflet à M. Alphonse Karr (l’auteur des Guêpes) parce qu'il avait dit quelque chose dans ses Guêpes sur M. Cousin et sur elle. Il n'y a pas plus à plaisanter avec elle qu'avec M. Pierre Bonaparte. Il y a dans le 10e livre de M. de Châteaubriand des lettres insérées de beaucoup de personnes à Mad. Récamier ; entr’autres quinze lettres de Mad. de Staël. Bien des gens désirent donc que ce livre ne soit pas publié. Adieu jusqu’à la poste. Adieu, Adieu.

Onze heures
Pour Dieu, ne continuez pas à être souffrante. Et dites-moi ce que vous aura dit M. de Mussy. Adieu. Adieu. Je vous parlerai demain de Rome. Adieu, dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 16 août 1849
7 Heures

J'espère que vos crampes d'estomac n’auront pas eu de suite. De Brompton, j’allais y voir. N'hésitez jamais à envoyer chercher M. de Mussy. Votre rencontre avec Lord John me prouve que vous vous promenez à pied, comme il vous l’a recommandé. Comment s’appelle le nouveau médecin de Richmond que vous faites venir d'abord ?
Les Ministres n’ont nul droit de se plaindre de Lord Palmerston. Ils n'ont que ce qu’ils méritent. Avec des collègues, et des adversaires tels que ceux qu’il a, s’il était jeune et s’il avait plus de talent, il serait vraiment dangereux pour son pays, dans son audace sans scrupule et sans prévoyance il monterait avec les révolutionnaires, à l'assaut de la place, sauf à être jeté lui- même à l’écart d’un coup de pied, au moment où ils y entreraient. Comme il est arrivé à Thiers. Le bon sens anglais est présomptueux ; il admet l’esprit révolutionnaire à ses côtés se croyant sûr qu'il le mettra à la porte le jour où il le faudra. Je souhaite qu’il ait raison et je l'espère. Mais le jeu est périlleux. Et en tous cas quand le jour viendra de mettre l’esprit révolutionnaire à la porte, l’honneur n’en sera certainement pas aux collègues, ni aux adversaires actuels de Lord Palmerston, ni à aucun de ceux qui auront laissé entrer et grandir l'ennemi. Il faudra des hommes nouveaux à cette œuvre-là. J’ai confiance dans l'Angleterre. Ils s’y trouveront. Quant à ses colonies, je ne suis pas sûr du tout qu'elle les garde, s’il faut les défendre. Les grands efforts ne sont plus du goût de personne, même des grands gouvernements, et des grands peuples. Et les raisons ne manqueront pas pour s'en dispenser.
J’ai eu un jour à ce sujet une curieuse conversation avec M. Gladstone, très bon échantillon du bon esprit anglais actuel, plus prudent que grand, plus ingénieux que persévérant, et ayant assez de goût aux innovations, pour sortir d’embarras. Du reste, il serait puéril de le méconnaitre ; le monde est partout, en train de se transformer ; les bons principes resteront toujours les bons principes, et pas plus qu'autrefois on ne fera de l’ordre avec le désordre, et du gouvernement avec l’anarchie. Mais les éléments, les méthodes, les formes de l'ordre et du gouvernement ne seront plus les mêmes et l’ancien système colonial de l'Angleterre ne lui suffira pas plus que l’ancien système gouvernemental ne suffira au continent. Je me serais intéressé davantage au Duc de Leuchtenberg si sa femme l’avait accompagné à Madère. S'en allant seul, il m’a l’air d’un parvenu abandonné. On en devrait être plus touché, et ce que je vous dis est mal. Je vous dis ce qui est. Onze heures Voilà votre lettre qui me fait grand plaisir d’abord parce que vous êtes mieux, puis parce qu'elle est longue. Je vois que le Duc de Leuchtenberg vous a plu, et que l'Empereur lui a fait, pour son voyage, de beaux dehors. S'il n'aime pas beaucoup sa femme, c’est bien ; s’il l’aime, c'est triste. Adieu. Adieu. Continuez à être mieux. Adieu, dearest G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mercredi 15 août 1849 6 heures Je vous envoie des nouvelles d'Irlande Croker y voyage en même temps que la Reine. Il m'écrit de Killarney : " We escaped from Dublin the day the Queen arrived. She vas received with some what less enthusiasm than O Connell used to be. Nothing in Ireland is real. Not the loyalty- not even the distress. We are here Amidst scenes of the most surprising beauty ; but the manners and condition of the people are deplorably savage. And I am more and more satisfied that the blood of the celts is prone to sloth and dirt. So far our harvest look well, a main consideration as to our internal tranquillity, and the potatoe crop is promising, a vital question in Ireland. Your revolution and our reform bill made the stability of government mainly dependant, on harvest. When people become, from any cause, even their own folly discontented with an administration, the agitators, have no other remedy than a change of the constitution. You are sufforing under it. We shall suffer, No country can be governed on these new principles. " Coker a beaucoup d’esprit et de bon sens. Il sait bien qu’elles sont les conditions éternelles de l’ordre dans la société. Il ne croit pas et ne se résigne pas assez aux changements de forme de de mesure de ces conditions quand la société elle-même change.
Tenir à ce qui doit durer en laissant tomber ce qui s'en va et en acceptant ce qui vient, c’est aujourd’hui plus que jamais, la grande difficulté, et le grand secret du gouvernement. C'est dommage que, sachant ce que je sais et pensant ce que je pense aujourd’hui, je ne sois pas jeune et inconnu.
Je vous fais lire mes lettres. Voici M. Cousin, arrivé hier : " Mon cher ami, j’arrive des eaux de Néris, et à peine rentré à la Sorbonne et dans mes tranquilles habitudes, je m'empresse de vous dire combien je suis charmé de votre retour. Puisse-t-il marquer une époque meilleure dans nos affaires ! Unissons-nous tous contre l’ennemi commun. Grace à Dieu, l'union entre nous est bien facile car elle n'a jamais été troublée que par des dissentiments aujourd’hui bien loin de nous. Dans nos démêlés politiques, nous sommes restés bons amis ; il nous est donc bien aisé de redevenir ce que nous n'avons jamais cesse d'être seulement le malheur commun accroîtra notre intimité, si vous le permettez. Quand vous viendrez à Paris, n'oubliez pas l’Hermite de la Sorbonne. En attendant que je vous serre la main, laissez-moi vous offrir cette 4e série de mes ouvrages qui parait en ce moment. "
C’est revenir de bonne grâce. Je ne sais si tout le monde en fera autant. Je ne crois pas. On m'assure que plusieurs en ont bien envie.
Encore une lettre. Piscatory m'écrit. " Je suis décidément une des oies du Capitole, et c’est aujourd’hui que je commence à garder le temple que personne, quoi qu'on en dise, n'a la pensée sérieuse de violer. Je ne crois pas à un changement de Cabinet dans l'absence de l'assemblée ; mais je crois qu’à son retour la majorité sera de mauvaise humeur, et qu’elle pourra bien chercher querelle à Dufaure sur la question, souvent reproduite à la réunion du quai d'Orsay, des fonctionnaires maintenus en dépit de toutes les remontrances. Je ne crois pas à l’efficacité d’un changement de Cabinet, à moins qu'il n’en résulte un ministre des finances capable et ce ministre là, je ne le devine pas. Benoist n’est rien, ou presque rien et Thiers est une grosse entreprise. Aujourd’hui, à titre de membres de la majorité nous défendons l’ordre avec désintéressement, avec abnégation, et sans être en quoi que ce soit responsables des actes du pouvoir. Le jour où Molé, Thiers, et autres seront ministres, les conditions et la composition de la majorité seront différentes. Vous avez lu ce qui s’est passé dans la Commission d'assistance. Tenez pour certain que c’est très sérieux. J’ai le droit de me vanter d'avoir fermé la plaie qu’on s'obstinait à ouvrir et à montrer ; mais la plaie n'en existe pas moins. Une partie des légitimistes et tous les catholiques sont fous. Thiers non plus n’est pas prudent, et je crains bien que dans la question de l’enseignement, nous ne lui voyions faire une nouvelle gambade. Quant au rapport dont il est chargé, s'il y met tout ce qu’il a dit, ce sera certainement très amusant, mais certes point fait pour calmer les esprits. Les caisses de retraite avec dépôt obligatoire, la colonisation, la direction des travaux réservés. (Vous ne comprendrez pas ceci, mais peu importe, je vous ennuierais si je vous expliquais Thiers et Piscatory sur toutes ces questions) tout cela, on a beau dire, est du socialisme. Si parce qu’il faut, à ce qu’on dit, faire quelque chose nous ferons des folies, nous sommes perdus. "
Les Copies valent mieux que les extraits, et n'ont pas besoin de commentaires.
M. Vitet est reparti. Les Lenormant me restent jusqu'à vendredi. J’ai eu hier aussi un ancien député conservateur, inconnu et sensé du même département que le duc de Noailles, et qui devait être nommé avec lui au mois de mai dernier s'ils avaient réussi. Les mêmes faits et les mêmes impressions viennent de toutes parts. Soyez tranquille ; je ne serai pas nommée au Conseil général. Adieu. Adieu. Adieu. Voilà votre lettre des 12 et 13. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Lundi 13 Août 1849
6 heures

M. et Mad. Lenormant arrivent. Je n'ai pas encore causé avec eux. Ils m'ont dit seulement que dans son voyage à Chartres, le président avait dû aller déjeuner chez le Duc de Noailles, à Maintenon. Il ne l'a pas pu, ou pas voulu ; mais, à l'aller et au retour il a pris dans son wagon, le Duc de Noailles, qui en a été très content, plus content qu’il ne s'y attendait, quoiqu’il s’y attendît. Le voyage de Rouen ressemble aux autres. Convenable et froid. On restera comme on est. Chaque jour me confirme dans cette conviction. Il n’y a plus que Dieu qui ose faire quelque chose. Dimanche ou lundi dernier, MM. Odilon Barrot et Defaure sont allés en personne chez Napoléon Daru ( l’aîné, l’ancien Pair) pour lui offrir le Ministère des Finances. Il a refusé. Ils ont insisté. Il a refusé péremptoirement, disant qu’il ne croyait point à tout ceci et n’y voulait pas prendre plus de part qu’il n'en prenait déjà, comme représentant. Dufaure s'est montré, comme de raison beaucoup plus confiant. La Constitution toute mauvaise qu’elle est, peut bien vivre trois ans. En 1852, on la révisera. Daru a tenu bon, et leur a conseillé de garder M. Passy : " C’est un bon caissier ; contentez vous d’un bon caissier. Il n’y a pas moyen aujourd’hui d'avoir autre chose. " Mardi 14 août 6 heures M. Vitet est arrivé hier, pendant le dîner. Il venait de Rouen et du Havre, où il a tout vu et pris part à tout, comme député du département à Rouen, bonne réception, pas d’enthousiasme mais très bonne réception, public très décidé. Beaucoup de "Viva le Président ", ou Napoléon. Assez de "Vive l'Empereur", non pour avoir l'Empire, mais pour adhérer au neveu de l'Empereur. Très peu de "Vive la République". Au banquet, ovation pour le Président, ovation pour Changarnier, ovation pour Thiers, au Havre, autre chose. Grand concours de population ; 25 ou 30 000 étrangers venus de tout le pays. A l'arrivée du Président, dès le débarcadère, et pendant la revue, une démonstration désagréable, évidemment organisée ; de petits groupes épars criant à tue-tête et sous son nez : "Vive la République, vive la Constitution". Peu de " Vive le Président" en réponse. La masse Froide, étrangère à la démonstration, hostile, mais froide. Il a été reçu au Havre, sauf la grande foule, comme je l'ai été ; peut-être même moins soutenu par les amis contre les ennemis. Au banquet, et au spectacle des régates s’est un peu relevé ; bon accueil, pas mal de Vive le Président mais toujours dans un coin de la salle du banquet et du spectacle, un certain nombre de cris furibonds obstinés : " Vive la République, vive la Constitution". Il a senti le désagrément et témoigne qu’il le sentait. Il était fatigué, souffrant de mauvaise mine ; un peu de cholérine. Il n'a pu ni recevoir solennellement les autorités, ni assister à tout le banquet ; il n’est venu qu’au dessert ; et quand il a répondu au toast, il l’a fait brièvement, sèchement : " Je bois à la santé de la ville du Havre. Je fais des vœux pour sa prospérité. J'espère qu’elle sentira tous les jours davantage que le respect de l'ordre, des autorités qui maintiennent l'ordre, peut seul assurer cette prospérité" ; et quelques phrases, dans ce sens. Voilà le récit d’un observateur très intelligent, très exact, et bien placé pour bien voir. Vous en conclurez comme moi, comme M. Vitet comme tout esprit clairvoyant que ce qui est aujourd’hui a tout juste ce qu’il faut de force pour être, et ne fera rien de plus.
Je ne comprends pas que Madame la Duchesse d'Orléans n'ait pas fait visite à la Duchesse de Cambridge comme aux autres membres de la famille royale d’Angleterre. Peut-être parce qu’elle la croit peu bienveillante. Mais ce n'est pas une raison. Peut-être quelque secrète humeur entre Princesses allemandes. Je ne sais pas. Moi aussi, la Hongrie m'étonne. Je ne puis pas ne pas croire qu'on en finira bientôt. S’il en était autrement, ce serait un grave échec. Peut-être qu'on négocie en même temps qu’on se bat. Il y a là, ce me semble, nécessité et matière à transaction. Nous verrons. C'est le mot qu'on redit à propos de tout.

Onze heures
C'est mardi ! Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Lundi 13 août 1849
6 heures

Il y avait hier assez de mouvement à Lisieux et dans le pays ; mouvement très tranquille ; on allait au Havre voir le président et les régates. Une députation de la garde nationale de Lisieux y allait. Elle a pour commandant un vieil officier de l’Empire, en retraite très bon soldat et très brave homme. Il a dit que, si la députation était au moins de 150 hommes il irait lui-même au Havre, avec le drapeau du bataillon. C'est le règlement ; le drapeau ne se déplace pas sans ce nombre. Il ne s’est présenté, pour aller que 78 hommes. Le commandant a déclaré qu’il n'irait. pas. On lui a demandé le drapeau. Il l'a refusé, Ceux qui voulaient aller se sont fâchés, et ont dit qu'ils voulaient le drapeau, qu’ils l'auraient de force. « Venez le prendre chez moi, c’est là qu’il faudra le prendre de force. Ils sont partis sans le drapeau. Ceci m'a assez frappé comme mesure de l’unanimité et de l’enthousiasme. Vous n’avez pas d'idée de l'effet que font dans le public, dans le plus gros public des scènes comme le soufflet de Pierre Bonaparte à M. Gastier. Cela choque bien plus que les plus graves fautes de constitution et de gouvernement. Cela choque une foule de gens qui, s'ils étaient à l'assemblée courraient grand risque d'en faire autant. Ce pays-ci a le goût des formes et la prétention de l'élégance. Il ne pardonne pas ce qui l’humilie sous ce rapport. Si la République et l’Assemblée avaient les belles manières et le beau langage du temps de Louis XIV, il leur passerait presque tout le reste. Cette combinaison là lui plairait beaucoup. Mais il n’a pas, ce plaisir là.
Avez-vous remarqué, il y a quelques jours, la fin du discours de M. de Tocqueville sur l’affaire de Rome ? Il y a été assez dur pour le Pape et en faveur de la politique vaguement libérale. On dit que c’est moins pour plaire à la gauche que pour se préparer une porte de sortie dans le cas, qu’il prévoit où cette politique ne prévaudrait pas à Rome. Il est déjà las du Ministère, et des injures qu’il faut subir, et des luttes qu’il faut soutenir, et des nécessités qu’il faut accepter. Il ne se résigne pas aussi facilement que M. Barrot, à la flagellation publique d’une repentance quotidienne. Et il s’y attend. On m'assure qu’il désire ardemment se retirer. Vous savez qu'on appelle M. Passy le passif des finances de la France. M. Vitet m'écrit qu'il viendra dîner aujourd'hui avec moi. Je suppose que Duchâtel n’arrive à Paris que demain ou après demain. M. et Mad Lenormant me viennent aussi aujourd’hui. Ils me diront les détails et le vrai de la querelle de Thiers et de Montalembert. Si cela est sérieux cela deviendra important. Barante m'écrit ceci : "L'opinion publique commence évidemment à avoir le courage de regretter le passé ; mais elle ne s'émeut pas plus pour le ramener qu’elle ne s’est émue pour le défendre." Rien du reste que des lamentations et des tendresses. Il finit par cette phrase : "Je vais écrire à Madame de Lieven, encore que ma correspondance soit vide et stérile. Autrefois, elle avait la bonté de ne point trop s'ennuyer d'un commerce où j’avais tout à gagner." Adieu. Je vais travailler en attendant la poste. Vous écrire, c'est mon plaisir. Adieu, adieu, dearest.

Onze heures et demie
La poste vient tard. Je n'ai que le temps de vous dire adieu. Adieu. Vous voyez qu’il n’y a rien eu à Rouen. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Samedi 11 août 1849
2 heures

M. Moulin qui ne peut pas venir me voir dans ce moment-ci et j’en suis bien aise, j'en ai trop, m’écrit hier : " Notre prorogation est encore plus opportune que nous ne pensions quand nous l’avons votée. Jamais la situation parlementaire n’a été plus tendue, et l’union du parti modéré plus menacée dans notre assemblée. Une petite église légitimiste composée de 15 ou 20 membres, s'est nettement séparée de M. Berryer. Le surplus du Camp est loin d'être parfaitement discipliné. Ce qui est plus grave c’est une sorte de scission qui a éclaté hier dans le soin de la Commission pour la loi d'assistance présidée par l’évêque de Langres entre M. Thiers, et M. de Montalembert. Il était question de nommer M. Thiers rapporteur. Les catholiques ont demandé que désormais tous les établissements religieux, toutes les congrégations puissent recevoir sans autorisation du gouvernement les libéralités qui leur seraient destinées. M. Thiers a combattu cette idée, et a déclaré qu’il n'acceptait pas la condition qu'on paraissait vouloir lui imposer. M de Montalembert s'est aigri, M. Berryer lui même a soutenu la thèse avec une vivacité contraire à l’attitude conciliante qu’il paraissait avoir adaptée depuis la révolution de Février. En fin de compte, M. Thiers n'a été nommé rapporteur qu'à la plus simple majorité, la moitié plus un. Si l'on n'est pas définitivement brouillé, en est fort refroidi. La constitution d’un Ministère Thiers est de plus en plus difficile pour ne pas dire impossible. Le règne de MM. Barrot et Dufaure n'est pas fini. Les lois fiscales, devenues nécessaires seront très mal accueillies, par nos départements et nous donneraient de tristes élections si le suffrage universel était encore consulté. Tout ordre financier me parait incompatible avec l’institution électorale de Février. "
M. de Guizard me confirme tout cela. Mauvaise situation de Thiers dans l’assemblée, à cause de ses qualités comme de ses défauts. Il est trop franc. Il ne cache aucun de ses dégouts. Il brusque à tout moment les bêtes et les rêveurs. Il n'est le chef du parti modéré que le jour où il a fait un grand discours, et deux jours après, hors de là, c'est Molé, aussi adroit, aussi persévérant aussi agréable courtisan des malotrus que des Rois. Ainsi, est-il heureux de sa situation. Pas grande envie qu’elle change. Pas très pressé que ceci finisse. Hardi dans son langage ; longtemps partisan déclaré des coups d'état conservateurs et impériaux. Beaucoup plus calme aujourd’hui. Décidé à attendre trois ans la réélection du Président, que le peuple réélira alors, en dépit de le constitution. Ceci est également l’avis, même confidentiel et intime, du Président lui-même. Il s'en est expliqué en ce sens dans un petit dîner à quatre, Molé, Thiers, le général Changarnier et lui. " Je désire que personne ne se mêle de mes affaires avec le peuple. Le peuple m'a bien traité. Il me traitera bien encore, si je l'ai bien servi." On doute qu'au fond du cœur, ce soit là son vrai mot. Il cherche évidemment les occasions qui peuvent presser la bonne volonté du peuple. A la vérité ces occasions ne répondent guères quand il les cherche ; et quand même elles répondraient, il hésiterait probablement beaucoup à en profiter. Un coup d'Etat, même pour l'Empire, c’est recommencer Strasbourg et Boulogne. Il est devenu trop sage. Le probabilité est de plus en plus contre les coups d'Etat. Il faudrait que la nécessité les commandât. Ce qui n’est pas probable non plus. Quant au changement de cabinet, le voilà ajourné de six semaines au moins. Thiers toujours décidé à s'efforcer sérieusement d’éviter d'entrer. Molé moins décidé. Moins dynastique, moins fidèle que Thiers. Rémusat, dans la même disposition, que Thiers à cet égard, quoique bien moins intime avec lui. Rémusat aussi noir sur l’avenir que le Duc de Broglie. Plein de regret, et on croit de repentir, quant au passé mais n'en laissant rien percer. M. de Tocqueville presque aussi vif et aussi franc que M. de Montalembert dans un mea culpa, mais me le faisant que pour l'opposition, en général, non pour lui-même, et dans les conversations, non à la tribune. Barrot à l’état de repentir mais toujours aigre contre ses amis eux adversaires, c'est-à-dire contre moi. C'est la compensation qu’il se donne. Du reste chef de parti toujours incapable. Il n’a pas su rallier dans le camp du gouvernement toute l'ancienne gauche qui ne demandait pas mieux. Le plus paresseux des hommes. Ses chefs en service ne peuvent lui arracher des signatures. Il passe son temps à se promener à l'exposition des produits de l'industrie ou des tableaux. Je vous redis tout ce qui me revient ; petit ou gros. Il n’y a pas moyen d'employer le mot grand.

Onze heures
J'ai ri de la boutade de Flahaut. La réponse du Roi est bonne. Je reçois une lettre de Barante qui me dit qu’il va vous écrire. Adieu, adieu dearest. Il faisait hier un temps admirable. Aujourd’hui il pleut. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Vendredi 10 août 1849
6 heures

J’ai oublié ce matin le vendredi et j’ai fait mettre ma lettre à la poste comme si vous deviez la recevoir Dimanche. Vous aurez deux volumes lundi au lieu d'un. Je reviens de la promenade avec mes hôtes, trois personnes que vous ne connaissez pas et René de Guitaut, le faire de Mad. Bresson. Joli et intelligent jeune homme, qui n’a rien fait pour être replacé, mais qui aurait assez envie de l'être. Il dit que M. Drouyn de Lhuys était très peu bienveillant pour lui, et pour tous mes protégés de prédilection : mais que M. de Tocqueville est beaucoup mieux, et le dit.
Il m'a amusé, et attristé, en me parlant de sa sœur. " Elle a beaucoup gagné, m'a-t-il dit, au moral et au physique, depuis la mort de son mari, Certainement, elle ne se remariera pas. Elle avait accepté le joug de Bresson, qui n’était pas commode. Elle l'aimait. Mais elle n’en acceptera aucun autre. Elle est forte et fière, et jouit beaucoup de son indépendance. " Evidemment le plaisir de la liberté, surpasse dans Mad. Bresson, le regret du bonheur. Bossuet dit quelque part : " Ainsi s’en vont les amitiés de la terre avec les années et les intérêts. " Je reconnais ces vérités communes générales. Je ne les et jamais acceptées, je ne les accepte point comme universelles. Je ne me fais point d'illusions sur le gros de la nature, et de la condition humaine ; mais je crois aux cœurs, comme aux esprits d'élite ; il y a de grandes affections comme de grandes idées, et tout ne se passe pas et ne passe pas pareillement dans toutes les âmes, si je n’avais pas cette confiance et cette expérience là je pourrais cacher, (il le faudrait bien), mon incurable tristesse et mépris de toute personne et de toute chose, mais je vivrais dans un complet isolement intérieur. De toutes les médiocrités, celle des affections est la seule que je ne puisse pas tolérer.
J’ai eu beaucoup de monde toute la matinée ; quatorze gros bonnets d’une petite ville des environs venus en masse, et de Caen le meneur des légitimistes les plus vifs, l’ami intime de Charles de Bourmont, homme d'assez d’esprit et qui a le verbe haut dans le pays. Je suis le même avec tous ; langage très ouvert conduite très réservée ; rien à cacher et rien à faire. L’idée de me nommer au Conseil général court toujours, bien accueillie par la masse de la population repoussée par les gros timides et les rivaux cachés. Anciens rivaux de Paris actifs partout et en toute occasion, quoique affectant une très bonne apparence. Evidemment, ils ne doutent plus que jamais de me revoir sur la scène et feront tout ce qu’ils pourront pour m'en fermer toutes les portes. Je ne me prête point à leurs manœuvres, ni ne m’en défends. Je laisse faire le public et le temps, si je dois revenir, c’est par ces deux forces là seules que je dois et que je puis revenir comme il me convient. Je ne crois pas au Conseil général.

Samedi 7 heures
Voilà M. de Guizard qui m’arrive, l’ami intime de M. de Rémusat. Je sais qu’il voit tous les jours Thiers et sa coterie. Il m'apprendra beaucoup de petites choses. Assez d’esprit et vrai gentleman.

Onze heures Moi aussi, je reçois chaque matin votre lettre avec un plaisir nouveau. Autre chose serait encore plus nouveau et encore mieux. Adieu, Adieu, adieu. Dearest, ever dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Vendredi 10 août 1849
7 Heures

M. Guéneau de Mussy m'écrit: « Mad. la Princesse de Lieven avait surtout besoin d'être rassurée. J’espère y avoir réussi. Un malheureux cas de choléra avait jeté l'effroi dans Richmond, et le médecin de l'endroit n’avait rien trouvé de mieux à faire que de répandre l'alarme chez les habitants et leur dire de se sauver au plus vite. J’ai d’abord engagé la Princesse à n'en rien faire et à s'estimer très heureuse, par le fléau qui court d'habiter un endroit où il n’avait frappé qu’un individu. Elle s'est mise au Star and Garter où l’air est plus vif et lui convient mieux. Je lui ai conseillé de prendre plus d’exercice. Comme il arrive souvent aux personnes chez qui les affections morales et les occupations intellectuelles remplissent la vie, le système nerveux oublie, pour ainsi dire, les fonctions animales, ou s’en occupe avec négligence. Il faut le rappeler à ses devoirs en exerçant la machine. C’est ce que la Princesse m’a promis de faire. La reconnaissance que je garde de son accueil se porte, Monsieur vers une personne à laquelle je serais trop heureux de témoigner en toute occasion le dévouement entier qu’elle m’inspire. Votre lettre du 3 août, m'est arrivée trop tard pour que ma réponse pût partir hier. Je ne ferme la mienne que ce matin pour vous envoyer des nouvelles toutes fraîches de le Princesse que je quitte et que je laisse en très bonne santé. Vous pouvez compter que mes soins ne lui manqueront pas. "
Il me donne, sur Clarencourt, quelques détails qu’il vous a sans doute dits; et il ajoute : « La famille royale me congédie avec une facilité qui m’attriste et me satisfait plus encore. Elle me donne une dernière marque de confiance en me déclarant qu’elle ne prendra jamais que le successeur de mon choix. Je ne sais si je le trouverai. "

J'ai ri de l’histoire de Duchâtel et j'y crois. J’ai rencontré plusieurs fois chez lui cette Miss Mayo, avec sa tante Lady Gurwood ( Est-ce Lady ou Mistriss ?) veuve du colonel de ce nom qui a publié les dépêches du Duc de Wellington dont il avait été l’aide de camp. Toutes deux jolies, hardies, et vulgaires. A Londres et à Paris. cela peut aller ; la foule couvre tout. Mais il a tort s'il l’emmène à la campagne. Dans l’isolement et l’oisiveté de la campagne les voisins ne passent pas même ce que le ménage tolère.
Lord John n'y pense pas de vouloir que la République réduise son armée. Ce n'est pas contre les Russes qu'elle a besoin de 60 000 hommes à Paris. Les réductions qu’elle pourrait faire seraient financièrement peu importantes, et produiraient moralement un effet qui couterait bientôt beaucoup plus cher. La liberté et l'économie deux choses auxquelles, il faut renoncer aujourd’hui. Et quant à la stabilité, que Lord John se désabuse également ; et peut-être un peu vous aussi ; l'Empire ne la donnerait pas plus, peut-être moins que la République. Ce serait un mot et point un fait. Pas d'Empereur, et pas de dynastie. Avez-vous entendu parler des ouvertures de mariage qui ont été faites de divers côtés ? à Stuttgart, à Stockholm. Partout on a éludé. Son oncle gagnait des batailles, quand on avait éludé avec lui. Je doute qu’il en fasse autant. Et il me paraît avoir le bon sens de ne pas le tenter.

Onze heures
Voilà votre lettre. Montebello prend un long détour pour m’arriver. Adieu. Adieu. Je suis fâché pour ce pauvre Ragenpohl. Il m'écrit pas du tout l'air à la paralysie. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie. Lundi 17 sept 1849 8 heures
Vous êtes devenue d’une grande intimité avec Lord John. Vous le voyez tous les jours. C’est très bien fait malgré son attachement à Kossuth. Lady John mérite que vous causiez avec elle. Elle a assez d’esprit pour se plaire avec ceux qui en ont plus qu'elle. Et son mari is very uxorious. Je me figure que si j’avais été là Madame de Metternich n'aurait pas. retenu cette expression de sa colère contre Lord Palmerston qu’elle vous a soustraite. Vous voyez ce que j'en pense. Je regrette que son mari devienne si ennuyeux. Les décadences me déplaisent toujours. Soyez tranquille ; je ne redeviendrai pas doctrinaire. Fatuité à part, je ne voudrais pas redevenir rien de ce que j’ai été. Je crois que ce serait déchoir. Redevenir jeune en restant ce que je suis à la bonne heure. Et si je ne me trompe, vous en diriez autant. J’ai écrit hier une longue lettre à Lord Aberdeen. Et aussi à Claremont.
M. Dufaure fait en ce moment une chose qui fera plaisir au Roi. Il a demandé au duc de Broglie de présider une commission chargée d'examiner et de trier tous les papiers enlevés aux Tuileries après Février et déposés aux archives générales. " Il est temps, dit-il de trier ces papiers, et de rendre à la famille royale, ce qui lui appartient. Le Duc de Broglie a accepté, comme de raison. Les journaux légitimistes qui m’arrivent ce matin me frappent assez. Ils détournent leur parti de l'attaque contre le Cabinet au retour de l'Assemblée. C'est M. de Falloux qui fait cela. Il n’espère pas refaire à son gré le Cabinet nouveau, et il aime mieux maintenir celui-ci, où il est plus gros qu’il ne serait avec Molé et Thiers. En tout les légitimistes travaillent plus encore que tout autre parti, à ajourner les grosses questions. Il ne se sentent pas en état de profiter des solutions. Ils veulent pénétrer plus avant dans le pouvoir sous le manteau de la République. Sans compter qu'ils sont comme des affamés qui depuis longtemps n'approchaient pas de la table, et qui ne veulent pas risquer la part qu’ils sont en train de reprendre du gâteau. J'ai lieu de croire qu'il y a eu entre les deux branches de la famille royale quelques paroles même quelque démarche réelle de réconciliation, pour arriver du moins aux apparences de la réconciliation. Les légitimistes se vantent de quelque chose parti de Claremont. Pouvez- vous sonder un peu ce qui en est ? Par la Duchesse de Glocester, ou la Duchesse de Cambridge, ou les aboutissants légitimistes ?
Est-il vrai que vous laissez en Hongrie 40 ou 50 000 hommes ? Je ne puis pas mettre la moindre importance à Céphalonie. J’en suis fâché pour ces pauvres grecs, qui certainement seront rudement punis. Les Anglais sont d'admirables égaux et de terribles maîtres. Avez-vous remarqué deux grands articles des Débats, l’un sur l’Autriche l’autre sur la Prusse ? Je serais assez curieux de savoir ce qu'en pense M. de Metternich s'il pouvait ne pas vous le dire si longuement.
Adieu, Adieu. Je ne sais rien de précis. Mais je suis sûr que le Cabinet est plus content de ses nouvelles de Rome. Adieu. Je ramasse toutes les petites choses que j'ai à vous dire ; mais je ne vous dis pas les grandes, c’est-à-dire la grande. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie, Mardi 18 Sept.1849 6 heures

Lisez dans la Revue des deux Mondes, du 15 sept un article de M. de Sainte Beuve (que vous trouviez si laid et avec raison) sur Madame de Krudener, et sur une Vie de Madame de Krudener que vient de publier, M. Charles Eynard. Cela vous amusera. Je suppose que la Vie même est amusante, et je vais me la faire prêter. En 1805, quand je suis arrivé à Paris Valérie me charmait. On me dit que j’avais tort, c'est possible ; mais je conserve de Valérie, un souvenir agréable que les révélations de M. Eynard et les demi-moqueries, de M. de Ste Beuve, ne détruiront pas.
Je viens de faire une grande promenade dans la forêt de Broglie, moitié en voiture avec la princesse de Broglie et mes filles, moitié à pied avec le duc et son fils, sur un bon gazon et sous de beaux hêtres. Nous avons beaucoup plus pensé à l'art qu'à la nature, et à un art très difficile, celui de changer les constitutions, sans y toucher, et de défaire légalement la légalité. Le Duc de Broglie m’a exposé, pour cela. Un plan très ingénieux et, au fond, très praticable quoi qu'un peu subtil. Il y a des moments où les hommes veulent absolument qu'on leur donne, pour faire ce qu'ils ont besoin et envie de faire, des raisons autres que le franc bon sens. Il ne faut pas leur refuser le plaisir. Voici le problème. On veut refaire une légalité autre que celle qui existe, sans sortir de celle qui existe. S’il vous vient de votre côté, à l’esprit, quelque bon expédient, envoyez-le moi, je vous prie.

Mercredi 19-10 heures
Décidément le Mercredi est le jour où je vous aime le mieux. Vous avez bien fait de me dire ce que Lord John vous avait dit du duc de Broglie. Cela lui a fait plaisir. Une ou deux fois, dans sa dernière ambassade Lord John a été sa ressource contre Lord Palmerston, et une ressource efficace. Two letters at once. C’est dommage qu’elle ne le soit pas plus souvent. Je suis convaincu que vous avez raison : vous vous amusez mutuellement sans vous changer. Je vois que le Globe dément formellement la révocation du Gouverneur de Malte Est-ce aussi là un effet de Lord John ?
La question allemande est maintenant la seule à laquelle je pense sérieusement. Il y a vraiment là quelque chose à faire quelque chose de nouveau et d’inévitable. Il vaut la peine de tâcher de comprendre et de se faire un avis, Pensez-y aussi je vous prie, et mandez-moi ce que vous apprendrez ou penserez. Je suis bien aise de ce que Collaredo vous a dit de Radowitz. Je suis enclin à attendre de lui une bonne conduite, et à lui souhaiter du succès. Il m’a paru n'être ni un esprit fou, ni un esprit éteint. Il n’y a plus guères que de ces deux sortes là. La maladie de M. de Falloux retardera ou rendra insignifiants les premiers détails de l'Assemblée. J’ai cru d'abord qu’il lui convenait d'être malade ; mais il l'est bien réellement. Un visiteur arrivé hier soir ici dit que les derniers orages ont fait du bien au choléra, c’est-à-dire contre le choléra à Paris. Les cas diminuent et s'atténuent. Cependant on retarde de huit jours la rentrée eu classe des Collèges pour ne pas faire revenir sitôt les écoliers, Guillaume restera huit jours de plus au Val Richer. Que fait M. Guéneau de Mussy ? Reste-t-il encore un peu à Londres ?
Adieu, adieu. Je travaille avec un assez vif intérêt. Cela me plaît de concentrer, en un petit espace tout ce qu’une grande révolution peut jeter de lumière sur les autres. Je persiste à croire que s’il faisait très clair, il y aurait moins d'aveugles. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 4 nov. 1849
8 heures

D'après ce que vous me dites, mon jugement d’ici est d'accord avec celui des hommes sensés, sur place. Il serait puéril et dangereux, à l'assemblée, d'entrer en lutte avec le Président. Il est dans son droit constitutionnel. Qu'elle use du sien. Si le Ministère sert mal la majorité, mais qu’elle le soutienne tant qu’il la servira sans se soucier du plus ou moins de courtoisie de son avènement. Le jour des luttes sérieuse et inévitables viendra assez tôt. C’est là évidemment la bonne conduite ; mais vous verrez qu’elle pèchera par l’exécution. Beaucoup de gens savent voir ce qu’il y a à faire. C'est l'art et le courage de le faire qui manquent. Ce qui me paraît clair, c’est que ceci n’amènera, prochainement aucun désordre matériel. C'est l'essentiel. Pourvu qu’on ne croie pas que parce que le désordre ne vient pas demain, il ne viendra jamais. Lord John m'amuse plus qu'il ne m'étonne. Les Anglais jouent très hardiment les parties qu'ils ne jouent pas. Personne à coup sûr, n’a pratiqué et ne pratique dans ses rapports avec le Parlement, une politique plus réservée, plus prudente, plus terre à terre que Lord John. Mais il conseille au président les grandes aventures. Pour moi, je ne conseille à personne, en France les grandes aventures. Elles viendront assez d'elles-mêmes, et à tout le monde. Et il n'y a aujourd’hui personne qui soit assez fort pour les étouffer en allant au devant. M. de Parieu est comme M. Rouher, un homme du même département que Morny. C’est drôle. Je ne crois cependant pas le premier lié avec Morny. Il vient originairement du parti légitimiste, et il est resté du parti catholique. Modéré en tout. C’est un homme d'assez d’esprit. Je doute que Rayneval accepte. Je ne crois pas que ses amis lui conseillent d'accepter. Vous a-t-on dit la jolie réponse de Casimir Périer, au Président qui le pressait ? " Je ne suis pas assez sûr de ma capacité pour ne pas craindre de compromettre le nom glorieux que je porte. " Ici, dans les provinces deux nous frappent ; Ferdinand Barrot à l'intérieur et Achille Fould aux finances. On les regarde comme la personnification du président. Les bruits de dettes de mauvaise vie privée se répandent beaucoup. La gloire même, a peine, de nos jours à couvrir, cela. Je reviens à ce que Ste Aulaire vous a dit à mon sujet. Je n'en suis point surpris. C'est la couleur que les amis qui ont été faibles, et les rivaux qui ne cessent jamais d'être ennemis doivent travailler à me donner. Que disaient-ils s'ils ne disaient cela ? Et comment ne profiteraient-ils pas des apparences ? Mais je ne suis pas plus inquiet que surpris. La vérité est grosse comme une montagne, et moi, je ne suis pas encore mort. Il faudra bien qu’on y voie clair qu’on le veuille ou non. Et comme l’ingratitude ne me donnera point d'humeur, je prendrais mon temps et les bons moyens. Je suis bien aise que Thiers soit venu vous voir.

Midi
Aspect bien sombre, et qui me préoccupe bien fort. Je n'ai pas le temps de vous dire tout ce que je pense. Et cela sert si peu ! Adieu. Adieu G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, lundi 22 oct 1849
sept heures

J’ai eu hier ici Réné de Guitaut. Je l’ai tourné et retourné en tous sens. Il y a quelquefois beaucoup à apprendre des petits hommes de peu d’esprit. Ils reproduisent, sans y rien ajouter, la disposition du gros public. Je n'ai pu découvrir aucune inquiétude prochaine et sérieuse. Il affirme que le public ne croit pas du tout au triomphe des rouges, ni à la guerre, les deux seules choses qu’il craignît s'il y croyait. Je ne comprendrais pas comment le parti modéré se laisserait battre, ayant la majorité dans l’assemblée qui est la force morale, et le général Changarnier, qui est la force matérielle. Le mérite de cette position, c’est qu'elle donne au parti modéré la légalité, et rejette ses adversaires, Président ou autres, dans la nécessité des coups d’Etat, impériaux ou révolutionnaires. L'Empire et la Montagne ne peuvent plus arriver autrement. Je ne puis croire qu’ils tentent sérieusement d'arriver, quelque étourdi que soit l'Empire et quelque folle que soit la montagne. Il crieront ; ils se débattront, ils menaceront ; ils ne feront rien. Le pouvoir restera à l’assemblée, c'est-à-dire aux modérés, car il me semble impossible qu'ils perdent la majorité dans l’assemblée. Cela ne résout point les questions d'avenir. Mais cela prolonge sans secousse la situation actuelle. Je cherche incessamment dans tout cela, ce qui vous touche.
Je ne vois, quant à présent, que la guerre qui puisse réellement vous toucher. Et je ne crois pas plus à la guerre qu’il y a trois semaines. Regardez bien à tout, mais ne vous tourmentez pas plus qu’il n’y a sujet. Je peux bien vous dire cela, car je suis parfaitement sûr, moi, que je me tourmente autant qu’il y a sujet. Je n'aurai jamais un plus cher intérêt, en jeu. On me dit que M. Bixio disait le soir même de son duel avec Thiers : « J’ai eu tort. J’avais entendu dire cela à M. Thiers dans son cabinet, où il n’y avait que deux autres personnes. Je n’aurais jamais dû en parler. Je me suis laissé aller. J’ai eu tort. » Je trouve Montalembert excellent, presque toujours vrai au fond, et toujours saisissant, entrainant dans la forme. Un jeune cœur uni à un esprit qui prend de l’expérience. La dernière partie du discours est charmante, vive, tendre, pénétrée, abandonnée. C’est vraiment le pendant de son discours à la Chambre des Pairs sur les affaires de Suisse. Je saurai le vote ce matin, car je pense qu’on aura voté avent hier. Nous verrons ce qui en résultera pour le Cabinet. Pouvez-vous savoir ce que c’est qu’un M. Edouard de Lackenbacher, Autrichien à Paris, qui se dit envoyé par Le Prince de Schwarzemberg pour causer avec les gens d’esprit et expliquer la politique de son Cabinet ? Il ne parle que des affaires intérieures de l’Autriche, et il en parle dans un bon sens. Je serais bien aise de savoir d’où il vient réellement et ce qu’il vaut.

Onze heures et demie
Je ferme ma lettre avant d’ouvrir un journal. N’allez pas être malade, Tout le reste est passager ou supportable. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 30 octobre 1849
7 Heures

Il fait très beau, mais presque froid. Je l’aimerais assez. Il faut choisir à présent entre la gelée et la pluie. Vous ne me dîtes rien de votre santé. Donc, je n‘ai rien à vous en demander. J'ai dit à M. Moulin, ce que je pense comme je le dirai quand je serai à Paris. J'ai acquis le droit de tout dire. Ce qui ne veut pas dire que j'en serai toujours. Mais je ne me laisserai gêner par personne. Le discours de Berryer, était beau et vraiment monarchique. Pas habile. Point d’idée nette de l’attitude qui convient au parti légitimiste, et des paroles qui vont au parti conservateur. Je m'étonne toujours que les partis n'aient pas instinctivement le sentiment de la conduite et du langage qui leur donneraient le succès. Le fait est qu’ils ne l’ont pas. C'est qu’ils aiment bien mieux ce qui leur plaît que ce qui les ferait. réussir. Ils parlent pour se satisfaire au moment, non pour atteindre leur but. Agir et parler pour ce qu'on veut, au fond, et non pas pour ce qui chatouille agréablement, à la peau, il n’y a que cela de sensé et de manly. Nous n'en sommes pas là. Merci de votre silence avec Mad. de Boigne. Je les connais bien l’un et l'autre. Je serai très poli ; mais il faut qu’ils me sachent un peu froid. Moi aussi, je suis curieux des détails de Pétersbourg. Mais j’ai mon parti pris si l'Empereur profite de sa boutade en y mettant fin, je le tiens pour un très habile homme. Il faut qu'elle ne soit ni prolongée, ni inutile. Il a raison de traiter magnifiquement, la venue et la fille de son frère. Vous rencontriez quelque fois jadis Mad. Roger, Savez-vous si elle est à Paris ? On me dit que son mari est devenu excellent conservateur passionné et courageux, intimement avec le Général Changarnier. Très Eisenach. Lui, Jules de Lasteyrie et Jules de Mornay, un petit comité de fidèles inébranlables. Je suppose que d’Haubersart n'est pas à Paris. Vous l'auriez certainement vu. Il me paraît qu’il n'y a pas encore beaucoup de monde à Paris, du monde français. Savez- vous quand le duc de Noailles quitte Maintenon ?

Midi
Voilà votre lettre qui me dit qu'il est à Paris. Je suis de son avis en ce point que si on reste dans l'ornière actuelle, on va droit à la rivière. Tout le monde. Adieu, adieu. Je ne comprends pas, le retard de ma lettre. Adieu. G.
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