Votre recherche dans le corpus : 1140 résultats dans 5493 notices du site.Collection : 1850-1857 : Une nouvelle posture publique établie, académies et salons (La correspondance croisée entre François Guizot et Dorothée de Lieven : 1836-1856)
Val-Richer, Lundi 6 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Avez-vous lu Baruch ? Baruch c'est l'article de M. Vitet sur M. de Barante et la Convention, inséré dans la Revue des deux mondes et répété dans l'Assemblée nationale. C'est excellent. Je n’ai rien lu de meilleur ni qui fasse justice plus ferme et plus claire de tous les révolutionnaires, passés ou présents, acteurs ou historiens de révolutions. C'est un peu long pour vos yeux. si vous ne l’avez pas lu, priez Marion de vous le lire ; elle y prendra plaisir comme vous.
Les légitimistes ont raison dans les deux résolutions qu'ils ont prises et ils feront bien de prendre la troisième, celle de voter pour le président tant que le rétablissement de la monarchie par la fusion ne sera pas possible. Monarchiques dès que cela se pourra, et gouvernementaux au profit de l’ordre, et de la paix tant que cela ne se pourra pas, voilà leur rôle. Rôle qui non seulement convient à leur intérêt de parti, car il leur épargne l’échec définitif et empêche qu'on ne leur souffle la Monarchie ; mais qui les met en sympathie et en bons termes avec la masse de la population, ce dont ils ont grand besoin. La France est monarchique au fond, et gouvernementale en attendant ; que les légitimistes soient comme elle, c'est, pour eux, le meilleur; moyen d'amener la France à être un peu comme eux ; ce qu’il faut absolument pour que la fusion et la Monarchie deviennent possibles. Que dit-on de la reculade de Thiers dans l'ordre ? Ce n'est pas lui qui a eu la pensée de la candidature du Prince de Joinville ; il ne l'a pas conseillée ; il n'en accepte pas la responsabilité. Je le reconnais bien là ; étourdi et irrésolu, téméraire et timide, ne poursuivant jamais, dans les mauvais pas les lièvres qu’il a levés. Reste à savoir si cette reculade est une manœuvre calculée ou un mouvement de retraite par embarras.
Henriette me quitte aujourd'hui et partira le 16 de Paris pour Rome. Seriez- vous assez bonne pour demander, de ma part, à M. de Hatzfeldt, s'il pourrait donner à M. de Witt quelques mots de recommandation pour M. d'Usedom qui est toujours, je crois Ministre de Prusse à Rome, et qu’on dit homme d’esprit. Ma fille, très bonne Protestante comme vous savez, désire avoir à Rome quelques connaissances protestantes surtout dans la légation de Prusse qui a à Rome une chapelle. Je donnerai à M. de Witt une lettre pour Garibaldi qu’il ira lui porter lui-même pour en avoir quelque appui auprès de la douane de Civita Vecchia, qui est, dit-on, assez difficile. Ils comptent vivre à Rome très retirés ; mais encore faut-il faire entrer ses malles et y pratiquer sa religion sans embarras. Vous serait-il possible de savoir où sont à présent, le Duc et la Duchesse de Mignano ? S'ils étaient à Rome, la Duchesse serait pour ma fille une ressource. Mais j’en doute. Onze heures Je n’ai rien de plus à vous dire qu'adieu, en attendant mieux. Adieu, adieu. G.
Val-Richer, Mardi 7 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voici une lettre de M. de Carné qui n'est pas sans intérêt. Je voudrais que vous la fissiez lire au Duc de Noaille, s'il vient un de ces jours à Paris. Il est bon que les légitimistes voient combien le danger est réel, et ce qu'en pense un homme d'esprit, autrefois, un des leurs est devenu l’un des miens. L'expédient qu’il indique de l'Assemblée remettant la question de la révision au vote populaire n’est peut-être pas sans valeur. Renvoyez-moi, je vous prie cette lettre. Il faut que je réponde.
Dimanche 26 octobre, on inaugure à Falaise la Statue équestre de Guillaume le Conquérant. J’ai reçu hier du maire et de la commission municipale, l’invitation d'assister à cette cérémonie où se rendront tous les bons normands. Et on me demande d'y dire quelques paroles en l'honneur de Guillaume et de notre vieille histoire. Je ne puis pas refuser et cela ne me déplait pas. J'irai donc.
Ce ne sera pas loin du moment, très doux, où nous nous retrouverons. Que de choses nous aurons à nous dire ! On se dit bien peu, même en s'écrivant tous les jours. Je voudrais seulement avoir achevé, ou à peu près, mon discours en réponse à M. de Montalembert. Je m’en occupe, quoiqu'il ne m'ait pas encore envoyé le sien. J’espère que je le recevrai le 15, ou le 16 de ce mois.
Vous m'avez appris qu’il y avait au Français, des Demoiselles de St. Cyr. Je ne lis pas les articles Spectacles. J’aimerais mieux que vous vous fussiez amusée. Mon amusement à moi, depuis deux jours, c'est les Mémoires d’Outre tombe. J’avois besoin de revoir les détails de la brouillerie de M. de Châteaubriand avec M. de Villèle. Lecture attachante, quand même. C'est l'explosion désespérée d'un égoïsme malade qui n'ayant pas trouvé en ce monde la satisfaction d’un orgueil et d’une vanité incommensurables, a voulu se donner au moins en mourant le plaisir de les étaler sans gêne, sans la forme du dédain et du dégoût. Cet homme-là a dû beaucoup souffrir, autant qu’on peut souffrir ailleurs que dans le cœur car il avait bien peu de cœur. Mais infiniment d’esprit, presque grand, et de talent, toujours grand et brillant, même dans son déclin ; d'éclatants rayons du soleil couchant, dans un ciel sombre et triste.
Savez-vous qu'Alexis de St. Priest est presque mourant à Mâcon ?
11 heures
Adieu, Adieu. Votre solitude me pèse autant qu'à vous ; mais je pense comme vous que l'apparence de l'agitation stérile ne vaudrait rien du tout pour moi. Adieu. G.
Val-Richer, Mercredi 8 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Avez-vous remarqué, il y a deux jours dans les Débats un article de John Lemoinne sur Pacifico et Lord Palmerston ? La moquerie était bonne et poignante. Il est vrai qu’il y avait de quoi. Les Anglais seuls ont le talent d’être à la fois puissants et ridicules. Malgré ses éloges pour notre ami, je ne goûte pas beaucoup le discours, de Sir James Graham à Aberdeen. Vide et mou. Des promesses de concessions cachées sous un manteau de conservateur. C'est de là que viennent mes véritables craintes pour l'Angleterre.
Et le manifeste de Kossuth ? Rien ne pouvait donner plus raison à l’interdiction dont il a été l'objet. Un des trois hommes de sens qui, dans le Common Council de la cité, ont voté contre l’accueil solennel préparé pour Kossuth à Londres, devrait demander quand il y arrivera, la lecture publique de cette sotte déclaration. J’ai peine à croire que le bon sens Anglais n'en fût pas choqué.
Ma feuille jaune raconte tous les embarras de Changarnier à propos de son messager de l’Assemblée. Je les comprends. Le général approche du pied du mur. Plus j'y regarde, plus je me persuade que sa candidature n’a point de chances. Il aurait fallu, pour la préparer, une tout autre conduite que celle qu’il a tenue et qu’il tient encore.
Vous voyez que, moi aussi, je n’ai rien à vous dire. Je reçois beaucoup de visites locales. On vient me parler des élections. La préoccupation sérieuse commence. Elle ira vite quand les débats de l'assemblée auront recommencé. Je me tiens parfaitement tranquille. Je ne vais nulle part. Guillaume le conquérant seul aura le pouvoir de me faire faire une course dans mes environs. Je ne sais si j’aurai encore, dans ma vie, quelque chose de considérable à faire ; ce que je sais bien c’est qu’il faudra que la circonstance vienne me chercher chez moi.
10 heures
Voilà deux visiteurs qui m’arrivent de Caen, avant le facteur. Je vous dis adieu en hâte. Je ne fermerai pourtant ma lettre qu'après l’arrivée de la poste. Adieu, Adieu. G.
Val-Richer, Jeudi 9 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Les deux visiteurs qui me sont arrivés hier au moment où je vous écrivais étaient MM. de Bourmont et d'Osseville. Si les bonnes intentions suffisaient pour bien faire les affaires d’une cause, les légitimistes pourraient réussir ; mais il faut encore autre chose ; il faut surtout comprendre la langue qu'on parle et l’air qu’on respire. J'en désespère souvent. La perplexité de ces hommes-là au milieu des querelles de leur parti est grande ; ils ne veulent pas se brouiller avec M. Berryer et Falloux ; ils soupçonnent même que ceux là ont raison ; mais leur cœur est avec MM. Nettement et La Rochejaquelein ; ils ne peuvent se résoudre à s'en séparer. Quant au Général Changarnier, ils ne demanderaient pas mieux que de l'adopter pour candidat ; ils feraient même, à cette chance, le sacrifice de beaucoup de doutes et de méfiances. Mais, s'il vote pour la proposition Creton, c’est trop fort ; ils l'abandonneront tous. En dernière analyse, pressés entre le Prince de Joinville et Louis Napoléon, ils ne s'abstiendront pas ; ils voteront pour le dernier. Ils le savent déjà, mais ils ne le disent pas encore tout haut, et ils souffrent quand on leur dit. Pardonnez moi l’insulte ; on dirait un parti de femmes ; ce qui leur plaît ou leur déplait, voilà la considération décisive.
Vous avez bien raison, l'article de l'Assemblée nationale à propos d'Abdel Kader ne vaut rien ; il fallait être beaucoup plus moqueur, sur Lord Londonderry et beaucoup plus solide et arrêté sur le fond de la question. Ni moi non plus, je ne sais où ils ont pris la mission de Lord Londonderry à St Pétersbourg ; il faut pourtant qu’il y ait quelque prétexte ; est-ce qu'il n’a pas été au sacre de l'Empereur Nicolas ? pour Kossuth me surprend un peu. Est-ce pure badauderie populaire ? Le gouvernement sans s'y mêler, n'y pousse-t-il pas, n'y connive-t-il pas du moins ? Palmerston en est bien capable, et l'hostilité contre l’Autriche est son grand moyen d'influence en Italie, à quoi il tient beaucoup dans ce moment-ci. Être puissant en Piémont et en Suisse, couper l'herbe sous le pied à la France pas ; ils voteront pour le dernier. Ils le savent révolutionnaire et à ses portes c'est une bonne fortune qu’il cultive avec soin. Je soupçonne et ils souffrent quand on leur dit. Pardonnez aussi qu’à Constantinople et dans la question d’Egypte il n’est pas content de l’Autriche, et qu’il s'en venge. Mais qu’est donc devenu l’ancien sentiment national anglais ? Raynaud et Kossuth, c’est beaucoup.
Cette question hongroise a fait dans le monde plus d'effet que nous n'avons supposé. Voyez les Etats-Unis. On a vu là des aristocrates et une ancienne constitution ; on n'a pas voulu y voir des révolutionnaires. Que viendra faire Lord John à Paris ?
Onze heures
Le refus à Alexandre me passe. Je ne croyais pas cela possible. Je n’avais pas besoin de cela pour être sûr que mes préférences ont raison. Adieu, adieu. G.
Val-Richer, Vendredi 10 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne comprends vraiment pas le refus de passeport à votre fils. L’intérêt politique n'est pas assez pressant pour qu'on fasse ce refus à tout le monde. Et si une exception est possible comment l'Impératrice ne l’ait-elle pas obtenu pour vous ? Conséquence, il ne faut être ni le sujet, ni la femme d’un souverain absolu. Qu'est-ce que cela présage pour votre fils Paul s'il y va, et comment se dispensera-t-il d’y aller ?
Je ne trouve pas que la lettre du duc de Nemours fût nécessaire. C'est faire bien de l’honneur au marquis de Londonderry. Et certainement il ne fallait pas lui rappeler qu’il avait dîné aux Tuileries. Ce fou impertinent répliquera, peut-être. Où s'arrêtera la correspondance ? Qui aura le dernier ? Pour tout le monde, il n’y avait qu’une chose à dire, c'est le gouvernement qui n’a pas ratifié la promesse faite à Abdelkader ; il en avait le droit ; lui seul répond de la façon dont il en a usé. J’aurais volontiers accepté de nouveau aujourd'hui cette responsabilité comme je l’ai fait à la tribune, au moment même du fait.
Je ne doute pas que les détails de Mad. de Laigle sur l’intérieur de Claremont ne soient exacts. Ils sont parfaitement d'accord avec ce que j’ai vu et recueilli moi-même dans ma dernière visite. La famille est un faisceau délié, et personne n'est en état de le renouer.
M. Molé connaît beaucoup mieux l'assemblée que moi. Il se peut qu’il ait raison de croire que, si le président ne fait rien avant sa réunion, il est perdu. Je crois de mon côté que, s’il fait quelque chose, j’entends quelque chose d’isolé et d’irrégulier, il est perdu. Le public ne comprendra pas la nécessité et lui donnera tort. Je rabache ; pour faire de telles choses, il faut avoir une veille, et un lendemain, grands tous les deux. L’urgence du péril, les fautes de l'Assemblée peuvent fournir une occasion et un prétexte ; personne ne les voit aujourd'hui. Et la preuve que j'ai raison, c’est que personne, absolument personne ne veut prêter au Président. Le moindre concours pour un tel acte, s'il y avait un péril imminent et un peu de confiance dans le succès, il se trouverait des poltrons même pour y aider.
Avez-vous des nouvelles de Montebello, et savez vous où l'on peut lui écrire ?
Onze heures
Pas de lettre. Pourquoi ? J’ai peur que ce refus de passeport ne vous ait donné une mauvaise journée, puis une mauvaise nuit. Il faut attendre à demain pour le savoir. Adieu, Adieu
Val-Richer, Samedi 11 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Cela me déplait bien de n'avoir pas eu de lettre hier. J'espère que ce n’est pas autre chose, qu'une méprise de domestique ou de la poste quand on s'écrit tous les jours, il est difficile que cela n’arrive jamais. Si vous étiez souffrante, je compte que Marion m'écrirait. Je le lui demande formellement quoique je ne crois pas avoir besoin de le lui demander.
Val-Richer, Samedi 11 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne vous écrirai pas par la poste de demain matin. Il est près de minuit. Vous aurez ceci Lundi matin. Adieu. Adieu. G.
Val Richer. Samedi Lundi 12 oct. 11 heures et demie
Val-Richer, Lundi 13 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
La conversation de mon petit homme, vous aura intéressée. Le résultat de son voyage sera bon. Il importe beaucoup que le Journal des Débats se tienne en dehors de toute cette intrigue, et le langage du Duc de Broglie à cet égard a été aussi net ; aussi positif que le mien. L’ébranlement me paraît grand sur la loi du 31 mai. Si le Président se sépare dans cette question, du parti de l’ordre et fait un pacte quelconque avec la gauche, ou une portion quelconque de la gauche, il se tire d’un embarras du moment pour se perdre infailliblement un peu plus tard. Si au contraire il manoeuvre bien un peu en dehors du, et un peu de concert avec le parti de l'ordre, il peut amener, à la loi du 31 mai, certaines modifications qui mettront fin à cette question entre les honnêtes gens, et dont il aura, lui président, le profit comme l’honneur, en restant séparé de la Montagne, comme il l’est à présent ce qui est pour lui selon moi, la condition du Salut. Le Président a entre les mains, dans cette question de la loi du 31 mai, un moyen de négociation avec les diverses fractions du parti de l’ordre, qui peut l'aider beaucoup, s'il sait s'en servir à résoudre les autres questions embarrassantes et périlleuses pour lui. Créton, révision, élections & & &.
On me mandait la note de Palmerston à Francfort au moment où vous m'en parliez. Ce serait un acte inconcevable si ce n’était pas un système. Il est décidé à se porter partout, le patron des littéraux, sans s’inquiéter de savoir s’ils sont ou non des révolutionnaires chez lui, il ne craint pas la contagion ; et au dehors, le patronage lui sert. Je suis convaincu que c'est une détestable politique, pour l'Angleterre comme pour le continent ; mais c’est la politique bien arrêtée de Palmerston, non seulement il la pratique, mais il y croit. C'est son esprit qu’il faudrait changer. On y réussirait encore moins qu'à le renverser. Kossuth l’embarrassera. Mais il n'est pas embarrassé de recaler. Surtout quand il n’y a rien à faire, et qu’il ne s’agit que de modifier un peu le ton du Globe ou du Morning-Post.
Kossuth est un grand ignorant ou un grand sot. Il a gâté, pour plaire un moment aux Jacobins de France, toute sa position en Angleterre. J'attendrai avec impatience, le résultat. de votre lettre à l'Empereur. Votre fils Alexandre me préoccupe. Pauvre garçon, accoutumé à Naples, à Castellamare, à se promener dans toute l’Europe, pour s'amuser ou pour se guérir. Échanger cela contre Pétersbourg ou le Caucase.
J'ai reçu hier une lettre de Saint-Aignan qui me frappe assez par sa vivacité contre la candidature du Prince de Joinville. C’est fort simple de sa part car il est, lui, très fusionniste. Mais son langage m'indique qu’il y a là tout un coin de l'ancien orléanisme à qui cette candidature déplaît mortellement. 1 heures Ce n'est pas la brièveté de votre lettre, ni l'absence de nouvelles. qui me déplaît ; ce sont vos nerfs et votre insomnie. Guérissez de cela ; je me consolerai du reste. Adieu, Adieu. G.
Val-Richer, Mardi 14 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si j'en juge par ce qui m'a dit mon petit homme et par ce qui m’est encore revenu depuis, le trouble et le découragement sont grands parmi les plus intimes et les plus puissants Elyséens. Carlier et Morny mal ensemble, presque brouillés. Morny répétant : "Il n'y a rien à faire puisque personne ne veut nous aider." Il a paru dire qu’il fallait laisser le Cabinet tel qu’il est n'en pouvant former un qui sût ce qu’il y a à faire. Je soupçonne qu’il y a, dans tout cela, plus de jeu que de réalité et pas autant de peur qu’on en montre.
Cartier a, dit-on, grande envie d'être ministre de l’Intérieur, et ne menace de sa retraite sous le drapeau de la loi du 31 mai que parce qu'on ne se prête pas à son désir. Est-ce que M. Léon Faucher ne paiera pas seul les frais de tout ce bruit. Il doit venir à Falaise le 26, présider à la fête de Guillaume le conquérant, aura-t-il le temps ?
Ce que dit Constantin au sujet du passeport de votre fils me donne quelque espérance. Il a probablement quelque raison de parler ainsi. Dieu le veuille ! Faites-lui, je vous prie, mon compliment de condoléance sur la mort de son petit enfant. Quel mystère que l’apparition si fugitive de ces âmes, créées pour ne pas même s’éveiller à la vie ?
Alexis de Saint-Priest est certainement le premier de l'Académie Française qui soit mort à Moscou. Tel que je le connaissais, il a dû lui en coûter beaucoup de mourir. C’était un épicurien et un Voltairien très sensuel et très sceptique. Homme d'esprit d'ailleurs, observateur fin et très médiocre agent. Toujours des prétentions au-dessus de ce qu’il était et de ce qu’il pouvait être. Je ne sais comment nous le remplacerons à l'Académie. Il sera tout-à-l'heure aussi difficile de trouver un Académicien qu’un Président. On aurait bien étonné, M. de Saint-Priest si on lui avait dit qu’il mourrait avant le chancelier.
M. de Falloux sera un jour de l'Académie. Mais je ne crois pas que le moment soit encore venu. On donnerait en le présentant trop tôt de l'humeur à des gens qui doivent voter pour lui. Je suis charmé du succès qu'il a eu en passant à Lyon. Il a bien compris la disposition du moment. C'est avec cette douceur et cette abnégation actuelle qu’il faut parler pour faire faire à la fusion un pas de plus. Le pas sera réel, quoique peu apparent. Quand vous verrez le duc de Noailles reparlez-lui donc de Berryer pour l'Académie. Il faut que l’une des deux places vacantes soit pour lui.
11 heures
Je n'attendais point de nouvelles ce matin. C’est aujourd’hui que la situation fera un pas, si elle doit marcher, ce dont je doute encore. Adieu. Adieu. G.
Val-Richer, Mercredi 15 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
J'espère que Génie n'aura pas tardé à aller vous voir. Il avait des choses assez intéressantes à vous dire. Il sera allé d'abord rendre compte de son voyage à ceux qui l'avaient envoyé.
Je ne pense pas que votre lettre d’aujourd’hui, ni aucune autre, m’apporte rien sur la crise. Le conseil qui a dû se tenir hier n'aura pas été si expéditif, ni sitôt connu. Je persiste à croire à grand peine à quelque chose d'important, et j'attends froidement.
Avez-vous entendu dire, si comme on me le dit, le duc de Nemours a acheté une grande terre en Autriche, la terre de Leutennischel, et se propose d’y passer l'hiver prochain ? Il me revient aussi quelques détails sur les paroles aigres entre lui et ses frères. " Si nous avions été à Paris en février..." à quoi il aurait répondu. “Si j’avais été en Afrique à la tête de 30 000 Hommes... " Je doute de la conversation, mais la réponse eût été naturelle.
Il semble, par la lettre de Kossuth au maire de Southampton qu'il n’est pas décidé à fixer sa résidence en Angleterre. Je doute pourtant qu’il ait le bon sens de s’en aller tout-à-fait d’Europe. Mazzini et Ledru Rollin, le tenteront. C’est vraiment un fait sans exemple dans le monde que le trio de révolutions en expectative à l'abri de tout danger, grâce aux successeurs de M. Pitt.
Voulez-vous savoir, à défaut de nouvelles, l’impression d'un homme d’esprit et d’un galant homme de province, sur notre état ? Mon ami, M. de Daunant, m’écrit de Nîmes : " Une nation qui a subi en soixante ans dix révolutions, usé trois dynasties, et essayé de toutes les formes de gouvernement sans savoir améliorer les mauvais, ni conserver les bons, vit dans l’anarchie ou subit la conquête. Et ce qu'il y a encore de triste, c’est qu’elle ait de vils flatteurs comme M. Cousin, qui ne rougissent pas de lui dire qu’elle n’a jamais failli. "
Onze heures
Merci de votre longue et curieuse lettre. Je gronderai mon petit homme. Il avait bien des choses à vous dire. Il n’est pas très exact. Adieu, adieu. G.
Val-Richer, Jeudi 16 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ceci sera ou très gros, ou très insignifiant. Si le Président, n'importe sous quel nom propre, a les Montagnards avec lui pour l'abrogation de la loi du 31 mai, le parti de l’ordre devient opposition, et nous entrons dans les grandes aventures. Si le Président modifie la loi du 31 mai avec l'aveu d’une partie considérable des hommes d’ordre et sans satisfaire la Montagne, c’est une oscillation comme tant d'autres. Mes pronostics sont plutôt de ce côté.
L’appel de M. Billault serait assez grave ; il a de la faconde, de la témérité, de l'étourderie, de la ruse. Il peut aller à tout, tantôt le sachant, tantôt sans le savoir. Autour de moi le public s'étonne et s’inquiète un peu, sans agitation. Il est très vrai que les rouges se remuent beaucoup, même ici. Ils viennent de créer, dans le département, un petit journal hebdomadaire. Ce suffrage universel, qu’ils font colporter et répandre par paquets, même au fond des campagnes. Cela n'est pas sans action sur la multitude, même honnête, qui prend plaisir à se voir rechercher et à se croire importante.
Le parti de l'ordre prend beaucoup moins de peine, et se croit peut-être trop sûr de son fait. Certainement, les partis conservateurs de l’Assemblée se sont misérablement conduits n’osant jamais faire ni seulement dire ce qu'ils croyaient non seulement bon, mais nécessaire, et ayant peur de toucher, au seul instrument dont ils pussent se servir, le Président. Ils se sont annulés eux-mêmes pour ne pas le grandir. Par défaut de résolution ; surtout par complaisance pour leur propre fantaisie et leur humeur. Personne en a voulu se contrarier soi-même, ni contrarier ses amis. Aujourd'hui ma crainte est double ; et le parti de l’ordre et le président courent grand risque au jeu qui se joue. Les joueurs enragés peuvent espérer quelque coup heureux ; mais les anarchistes seuls ont de quoi être vraiment contents.
Je vais aujourd'hui à Lisieux pour un grand déjeuner. Je verrai là l'effet de tout ceci sur le gros public. Mon petit journal jaune me dit qu'on dit que Cartier reste. Si cela arrive, vous vous souviendrez que j'y avais pensé. Je ne sais pas si ce serait bon pour M. Carlier lui-même ; ce serait certainement bon pour nous. Il ne nous livrera pas à la Montagne. C’est un homme intelligent et résolu. Il peut avoir envie de tenter, à tout risque, une grande fortune politique, à la fois au service du suffrage universel et contre la Montagne. Dans des temps comme celui-ci, ce sont ces hommes-là qui font avancer quelque fois dénouent les situations.
M. Véron m'étonne un peu. Il était très prudent. Se mettre dans la barque d'Emile Girardin et de M. de Lamartine ! Il ne peut pas se flatter que ce sera lui qui la conduira. Quand la prudence, et la vanité sont aux prises, on ne sait jamais. Je vais faire ma toilette en attendant la poste.
Onze heures
Quel ennui que votre bile ! Je voudrais être à demain pour vous savoir mieux. Adieu, Adieu. Je pars pour Lisieux. G.
Val-Richer, Vendredi 17 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
En même temps que votre lettre j'en recevais une hier d'un ancien député, fort sensé et fort mon ami, que vous m’avez quelquefois entendu nommer, de M. Plichon : " L’attitude que prend le Président nous rejette dans des perplexités nouvelles. Je ne puis croire encore qu’il change sa politique ; mais la seule incertitude qu’il autorise, sur ses dispositions est déjà un préjudice grave pour lui, pour là chose publique, et qui pèsera lourdement sur son avenir et sur le nôtre. Le rappel de la loi du 31 mai nous rejetterait, dans le Nord en plein gâchis révolutionnaire et deviendrait, dans le parti de l’ordre, le signal d'un sauve qui peut général. Je ne sais comment nous ferions pour rallier les fuyards. Tout le monde a le sentiment que cette loi est l’unique fondement de la sécurité actuelle. Elle est notre seul boulevard ; et ce serait, pour les différentes nuances du parti de l'ordre dans l'Assemblée, le cas, ou jamais, de résister. Je ne puis croire que le Président passe ce Rubicon ; le sentiment de l'honnête homme du chef de l'Etat qui a la conscience de ses devoirs et de sa responsabilité, prévaudra sur l’instinct du vieux conspirateur; et il ne restait de tout ce bruit que l’ébranlement du peu de foi que gardait encore le pays et sa déconsidération inséparable d'une nouvelle tentative stérile. "
Voilà le sentiment d’un partisan déclaré de la prorogation des pouvoirs du président qui me dit encore quelques lignes plus bas : " Je n'ai pas besoin de vous dire combien j'ai déploré de voir le nom du Prince de Joinville jeté dans la fournaise, si impru demment pour lui, si malheureusement pour nous. "
J’ai retrouvé à peu près ce même sentiment dans les vingt-cinq personnes avec qui j’ai déjeuné hier, propriétaires, magistrats, manufacturiers, tous gros et influents bourgeois du pays. Ce que le Président perd dans cette classe, par sa tentative actuelle, est visible ; ce qu’il gagne, et ce qu’il ne perd pas, dans les couches inférieures et pressées de la société, il n'y a pas moyen de l'apprécier ; on n’y pénètre pas, et elles ne disent rien, ou ce qu'elles disent ne nous parvient pas. Mais là, quoi qu’il fasse, les socialistes sont plus puissants que lui.
Ma conclusion est donc de déplorer. Et je déplore d’autant plus que je persiste à croire qu’il y avait une bonne conduite à tenir, et qui pouvait être efficace. Ira-t-on jusqu'au bout de celle-ci ? Nous allons voir. Je voudrais bien vous voir débarrassée de votre bile. L’agitation qui vous entoure vous en distraira, mais ne la calmera pas. Les désordres des départements du Cher et de l'Allier sont graves, et symptomatiques.
J’ai vu hier des lettres et des voyageurs qui en arrivaient. C’était bien un mouvement de Jacquerie provoqué par l'arrestation de quelques meneurs socialistes, défendre ses Chefs et, à cette occasion, piller les ennemis. Voilà probablement deux départements de plus à mettre en état de siège. Cela est difficile à concilier avec une politique de Tiers Parti.
11 heures
Vous ne me donnez rien à ajouter. J'attends comme vous. Ma lettre vous a manqué hier par la faute de mon facteur qui, trempé de pluie n’a rien trouvé de mieux à faire que de se [?] et d’arriver trop tard à Lisieux. Adieu, adieu. G.
Val-Richer, Samedi 18 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le programme du Constitutionnel hier était précisément le puzzle que vous m’annonciez ; abolir la loi du 31 mai et rester archi-conservateur. Cela paraît et cela est parfaitement sot. Je parie que si le président va jusqu'au bout et trouve de nouveaux ministres, ce sera là ce qu'ils tenteront, et peut-être ce qu'ils feront. Ils seront dominés, subjugués par la nécessité de défendre l'ordre ; nécessité absolue quand on gouverne, et les petites jacqueries qui commencent, les y aideront ; et il faudra bien que le parti de l’ordre vote pour eux quand ils le défendront matériellement. Et il faudra bien que la Montagne vote l'abolition de la loi du 31 mai quand ils la proposeront. Ils seront tour à tour attaqués et soutenus des deux côtés. C’est un jeu honteux, ridicule, et qui perd au bout d’un mois, le gouvernement qui le joue ; mais en un mois le tour est fait, et quand le tour est fait, on rentre dans l'ornière de tous les gouvernements. Je crois vraiment que c'est là ce qu’on se propose comme on le dit et je ne suis pas sûr que ce fût tout à fait impossible sans les incidents qui viendront à la [traverse] surtout celui de la proposition Créton qui mettra le désordre dans ce désordre et jettera au milieu du jeu des cartes nouvelles dont la portée est incalculable.
Prévoie qui voudra ; j'y renonce, et je vais me mettre à faire mon discours sur M. de Montalembert. J’ai reçu hier une lettre de lui qui m'annonce le sien pour demain ou après-demain. Il n'en est pas content. Il me l'envoie tel quel me demandant de donner des coups de crayon partout où je trouverai quelque passage à modifier ou à retrancher.
" Je serai aussi docile que possible à cette censure si compétente et si amicale ! " Propos d'homme d’esprit qui a grande envie de réussir. Je suis sûr qu’il réussira. Son langage n’est pas d'une correction parfaite, ni d’un tour strictement acadé mique ; mais il a une élévation, un éclat, un jour de jeunesse à la fois noble et naïve qui surmonteront les petits défauts et plairont infiniment au public. Je serais bien étonné qu'il en fût autrement.
Voici un passage d’une autre lettre, d'un autre homme d'esprit, M. de Lavergne, qui vit dans un département du centre, la Creuse et qui observe bien " Le pays n'est ni bon, ni mauvais. Paysans et bourgeois se regardent sans amour ni haine. Les uns et les autres ne savant que faire et selon toute apparence beaucoup d'électeurs n'iront pas aux élections. Les paysans voteront encore pour Nadaud, par esprit de Corps, mais sans y attacher une pensée précise de bouleversement. Les bourgeois n'ont pas encore arrêté leurs choix. On m'a fait l’honneur de penser à moi ; mais j’ai refusé. Je n'ai jamais eu si peu d’attrait pour les affaires publiques et si peu de sympathie pour tous les partis. "
Cela ne présage pas grand chose de bon pour les élections prochaines. Ce pays-ci vaut mieux. Cependant les intrigues électorales commencent ; et si ce qu'on me dit est vrai, il y en a de bien étranger, on m'assure que M. de Saint-Priest a fait écrire ici, par M. Nette ment plusieurs lettres contre mon élection, et que le duc de Lévis et le Duc d’Escars ont parlé dans le même sens. Je ne le crois point, mais quand vous verrez le duc de Noailles, dites-lui, je vous prie que cela se dit et qu'on me le dit. Il est bon que ces messieurs le sachent.
Moi aussi, je voudrais bien être sûr que Constantin, a raison dans ses pronostics sur l'effet de notre lettre. Je penche à le croire. Le contraire serait monstrueux.
Onze heures
Adieu, Adieu. Je ne comprends pas Génie. Ou du moins la raison que je suppose n'est pas bonne. Je vais lui écrire. Adieu. G.
Val-Richer, Dimanche 19 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Mes visiteurs d'hier étaient assez curieux à observer. A peu près tous des Elyséens sensés. Il sont tristes et déconcertés de ce qui se passe, mais pas troublés au point de croire leur partie perdue, et de renoncer. Ils disent que le Président n'ira pas jusqu'au bout, qu’il s’arrêtera ou qu’il reviendra à temps, qu'il n'abandonnera pas définitivement le parti de l’ordre, qu'il est encore la meilleure garantie de l’ordre, &. Ils ajoutent que tous des mouvements parlementaires restent inconnus ou indifférents à la masse des paysans qui sont toujours décidés à voter pour Louis Napoléon que la candidature du Prince de Joinville ne gagne ici point de terrain, plutôt le contraire, deux choses seulement les ébranleraient tout-à-fait ; si le président. prenait décidément ses ministres et la politique à l'entrée de la Montagne, obligeant ainsi le parti de l’ordre en masse à devenir opposition ; si des lois pénales étaient rendues dans l'Assemblée contre la réélection du Président. Ceci pénétrerait jusqu'aux paysans et arrêterait beaucoup de votes. Dans cette hypothèse, à laquelle ils ne croient pas, quelques uns vont au Prince de Joinville. D'autres, les plus intelligents pensent à Changamier, beaucoup disent que le Président des rouges l'emporterait et ont peur.
Sur la loi du 31 mai, à peu près tous désirent les modifications dont il était question avant la crise et blâment beaucoup le Président de ne s'en être pas contenté. Voilà mes observations. Décidément ce pays-ci est sensé. Si toute la France, lui ressemblait, il n’y aurait pas grand chose à craindre. On dit cependant que le département de La Manche se gâte un peu. Toujours, dans la masse des paysans même méfiance et même antipathie envers les légitimistes.
Je regrette que Kisseleff n'ait pas dîné à St. Cloud avec les dames Russes. Il est bon observateur. Je suis curieux de savoir jusqu'à quel point le Président est confiant ou troublé.
Pendant que nous remettons ici tout en question, l'Europe est tranquille et se reconstitue. Je suis frappé du contraste. Quand l’Assemblée sera réunie, on devrait bien faire ressortir ce fait pour faire sentir à la France sa jolie et poser sur les honnêtes gens. Si le Président. changeait réellement de politique, l’armée Française quitterait Rome, et ce serait un petit ébranlement. Mais l’Autrichienne y entrevoit tout de suite. Je ne crois pas aux Italiens. Pourtant il y a encore là des volcans et des tremblements de terre.
A propos d'Italiens, avez-vous été à leur rentrée ? Je n'ai pas regardé dans les journaux si elle avait été brillante. Cela ne vous fera-t-il pas coucher trop tard le samedi, veille du Dimanche ?
Onze heures
Mes impressions d’ici ne sont pas en désaccord avec ce que dit M. Fould de la confiance du Président. Quand l'Assemblée sera là, ce sera autre chose. On a beau en mal parler. Sa présence réelle agit et sur le public, et sur le président lui-même. Nous verrons. Adieu, adieu. G.
Val-Richer, Lundi 20 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Que signifie cette ridicule nouvelle du Constitutionnel que Lord [Palmerston] viendra à Falaise pour l’inauguration de la statue de Guillaume le conquérant ? Ce serait trop plaisant. Je donnerais bien 20 fr. pour qu’il vint en effet et pour qu’il parlât. Ce serait encore mieux que Lord John venant s'amuser à Paris.
La lettre d'Aberdeen me donne à croire que la Reine est peu favorable à la nouvelle réforme projetée. Quel dommage que le parti conservateur n'ait plus là ses anciens chefs ! Quelle belle occasion de prendre et d'exercer efficacement le pouvoir à l'approbation de la vraie majorité de l’Angleterre ! Certainement Aberdeen est très vexé de cette affaire Gladstone et il a raison. N'avez vous rien entendu dire de Gladstone à son passage à Paris ? Est-ce vraiment dans le midi de la France qu'il est allé passer l'hiver, comme le disent les journaux ?
Je ne comprends pas que Piscatory n'aille pas vous voir. Il ne m’a point récrit depuis une lettre dont je vous ai cité un fragment très amical. Il médite probablement quelque coup de tête en paroles dont il ne veut pas avoir à parler ni avant, ni après.
Vos détails sur l'attitude et la confiance du Président et de ses amis sont bien curieux. Je crois qu’il se trompe. Il y a beaucoup de vrai dans ce qu’il pense et beaucoup de possible dans ce qu’il espère de l'esprit de la population en général, des masses inconnues ; et si rien ne devait se passer, se dire et se faire dans l’Assemblée avant que le pays eût à se prononcer, le pays pourrait bien donner raison au Président. Mais des trois grands acteurs entre qui le drame se joue, le pays, le Président de l’Assemblée, le Président oublie que celui-ci viendra en scène et bientôt. Et quand il est en scène, tout change, ou bien ce qui ne change pas se tait et ne fait rien. L’oncle avait raison ; il faut bien vivre avec les Assemblées, ou vivre sans assemblée, ou avec des assemblées muettes et nulles. Le neveu entreprend de mal vivre avec des Assemblée qui parlent et décident. Et pourtant il aurait pu bien vivre avec elles. Je n'en finirais pas.
Changarnier a quelque raison d'espérer. Jamais sa chance, je ne dirai pas n'a ôté, mais n'a pu devenir aussi sérieuse que dans le moment. Si tant est qu’il puisse y avoir une chance pour qui n’est pas Prince. Quand pouvez-vous avoir la réponse à ?
Onze heures
Je suis bien aise que vous voyez Chomel. Pourvu que vous fassiez ce qu’il vous dira. Probablement rien de plus qu’un régime pour calmer vos nerfs et vous aider à dormir. Adieu, adieu. Je n'ai rien de nulle part. G. Voulez-vous que je vous renvoie la lettre d'Aberdeen ou que je vous la rapporte à mon retour ?
Val-Richer, Mardi 21 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Certainement si vous aviez dîné à côté du Président, vous en sauriez plus que Mad. Narischkin sur ce qu'il pense et prépare. Socrate n'était pas plus habile que vous à accoucher, comme il disait, les gens de ce qu'ils avaient dans l'âme. Voilà probablement la première fois que vous avez été comparée à Socrate.
Le Général Trézel m’avait écrit pour m'envoyer copie d'une lettre, sensée et honnête, qu’il avait adressée au duc de Nemours sur la Candidature du Prince de Joinville, et aussi, et peut-être surtout pour me parler de l'humeur qu’avaient donnée à Claremont les correspondances du Times, et pour me demander quel langage il devait tenir à ce sujet. Je viens de lui répondre une lettre que je crois très bonne, et sur la candidature, et sur le Times. Je regrette que vous ne la lisiez pas. J'espère qu’il aura l'esprit de la faire lire. Je suis de l'avis de Mad. de La Redorte. L’assemblée ne votera pas le rappel de la loi du 31 mai. Le Président n'aura, pour cela ni le gros des Conservateurs, ni le gros des légitimistes, ni la coterie Thiers. Il n’y a pas de quoi faire une majorité, en dehors de cela d’autant qu’il ne complaira pas assez à la Montagne, pour l'avoir toute entière. Il finira par reculer, et par accepter les modifications que voudra faire, à la loi du 31 mai, le parti de l’ordre, et dont la Montagne ne se contentera pas. Il dira à M. Véron: " Je n’ai pas pu obtenir davantage ; et il se croira un peu populaire pour avoir voulu davantage. Mauvaise manœuvre, soit qu’il aille jusqu'au bout, soit qu'il recule."
Palmerston aura son chemin de fer à travers l’Egypte. Je vois qu’il a donné à Abbas-Pacha le conseil de plier et de demander l’autorisation de la Porte. La Porte la donnera, et l'affaire sera faite. C'est une plus grosse affaire qu'on ne pense. L'Angleterre aura en Egypte une administration permanente, et une douzaine de petits forts sous le bois de stations. Je trouve vraisemblable et bonne l’explication que donne Aberdeen de son intervention dans l'affaire Gladstone. Il avait réellement pris le meilleur moyen d'étouffer le bruit. L'impatience de Gladstone l'a déjoué. J'envoie au duc de Broglie copie de ce passage de sa lettre. Aberdeen désire certainement que son explication soit connue.
Onze heures
Merci de votre longue et curieuse lettre. Mais c'est votre consultation qu’il me faut. Vous me la donnerez en détail n'est-ce pas ? Et si cela vous fatigue, Marion. Quel ennui d'être loin. Adieu, adieu. G.
Val-Richer, Mercredi 22 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je crois que le Président dit vrai quand il dit qu'il ne veut pas changer sa politique. C’est certainement son intention. Il déteste le désordre. Mais le désordre vient, soit qu'on le veuille ou qu’on ne le veuille pas ; et quand une fois il sera engagé dans la bataille qui l’attend, sa politique changera sans lui et malgré lui. J'espère toujours que, de part et d'autre on se ravisera assez à temps pour s'arranger avant d’être au bout. Les amis du Président qui veulent aller à la fois au but et au bout se trompent ; le but n'est pas au bout. La loi du 31 mai modifiée de manière à rétablir comme électeurs un million ou quinze cent mille paysans en continuant de laisser en dehors un million ou quinze cent mille vagabonds et mauvais sujets des villes, voilà le juste milieu où est le but, si on finit par se rencontrer là, à la bonne heure. Sinon tout le monde ira à tous les diables. Je serais étonné que M. Billaut ne trouvât pas moyen d'accepter. Il est intelligent et ambitieux. Il ne trouvera pas une aussi bonne occasion de jouer un rôle, à la vérité je ne sais pas quelles conditions le Président lui fait. Je ne sais pas non plus s'il est lui-même hardi. Il pouvait l'être bien à son aise contre moi. Aujourd'hui, c’est plus hasardeux, et il faut l'être réellement.
Je suis charmé que le comte Bual quitte Londres dès que Kossuth y paraîtra si Brünnow et Bunsen, en faisaient autant, ce serait encore mieux, et leurs maîtres devraient le leur faire faire. C’est un moyen fort simple et sans danger de faire sentir à l’Angleterre le vice de la politique de Palmerston. Pas de guerre, pas même de rupture. On ne veut pas que les peuples souffrent de la faute du Foreign office de Londres ; la paix, et le commerce continuant ; mais les gouvernements du continent témoignant publiquement au Foreign office leur blâme et leur froideur. Cette conduite, unanime et soutenue finirait par faire effet. Pourquoi votre Empereur ne pense-t-il pas à cela ? C’est à Kossuth qu’il a fait la guerre. Le manque d’écarts s'adresse à lui presque autant qu’à l'Empereur d’Autriche, et on ne se fait faute de le dire tout haut.
J’attends impatiemment votre lettre d’aujourd’hui à cause de la consultation. C'est Chomel seul qui vient vous voir, n'est-ce pas ; et c'est Oliffe qui lui rend compte ?
Onze heure
L’avis de Chomel me prouve qu’il est tout à fait dans inquiétude, seulement, il vous trouve l'estomac fatigué et il veut le laisser reposer sans l'affadir. Les artichauts sont faciles à digérer et pourtant un peu excitants. Conformez-vous à son avis. C’est tout bonnement la diète. Vous vous apercevrez bientôt de l'effet. Adieu, Adieu. G.
Val-Richer, Jeudi 23 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je voulais rentrer à Paris du 2 au 5 novembre. Ma réponse à M. de Montalembert exige, absolument huit jours de plus. Je veux l'apporter à peu près terminée, et il n'y a pas moyen pour moi de travailler un peu de suite à Paris surtout quand j’y arrive. Je ne rentrerais donc que du 10 au 12. Et Falaise me fait perdre deux jours. Ce retard me déplaît beaucoup, et à vous, j'espère autant qu'à moi. Bien à cause de vous seule, et de mon plaisir à me retrouver auprès de vous, car je ne me sens aucun empressement à rentrer dans cette atmosphère d'activité bavarde et vaine. La solitude rend sérieux et difficile. Je le deviens tous les jours davantage. D'autant plus que je vois clairement, pour le bon parti, une bonne conduite à tenir, je ne dis pas qui le conduirait promptement à son but mais qui certainement, l’y ferait marcher et qui en attendant, le lierait intimement au pays de l'aveu et de l’appui duquel il ne peut se passer. Mais cette bonne conduite, on ne la tiendra pas ; elle exige trop de bon sens de patience, et de sacrifice des fantaisies personnelles. Connaissez-vous un pire ennui que de voir faire et défaire soi-même de compagnie, des fautes qui déplaisent autant qu'elles nuiront, et de se donner beaucoup de mouvement pour aboutir, le sachant, à beaucoup d'impuissance ?
Le discours de M. de Montalembert est un ouvrage, un long ouvrage beaucoup trop bong, excellent au fond, très hardi, et souvent très beau dans la forme. Ni l'Académie ni son public n’ont jamais rien entendu de si hautement et brutalement anti-révolutionnaire. La vérité y abonde ; la mesure et le tact y manquent. Ceci entre nous. C’est toujours l'homme qui, selon le dire de M. Doudan, commence toujours par les paroles : " Soit dit pour vous offenser " Certainement, ni la Commission de l'Académie, ni l'Académie elle-même, si on est obligé de recourir à elle avant la séance, ne laisseront passer ce discours tel qu'il est. Je m'attends à une vive, controverse intérieure et antérieure. On demandera à M. de Montalembert beaucoup de changements, et le changement d'abrègement sont indispensables, pour son propre succès J'appuierai auprès de lui ces changements-là car je désire son succès autant que lui-même ; d'abord parce qu'il le mérite et aussi parce que son succès sera bon pour la bonne cause Quant au fond des choses, je défendrai son discours contre les gens à qui il déplaira et contre ceux qui en auront peur, sans qu’il leur déplaise. Ne parlez de ceci, je vous prie qu'à des amis de M. de Montalembert ; je ne veux pas qu’il puisse me reprocher d'avoir ébruité d'avant son discours. Mais si vous voyez son beau frère Menode, il n’y à pas de mal qu’il sache un peu mon impression et ma prévoyance.
Berryer a raison de se présenter pour l'Académie. Je crois pleinement à son succès. Cependant il faudra en prendre soin. Bien des gens croiront faire par là de la politique et en auront peur. Le Gouvernement qui, à la vérité, n'a à peu près aucune influence dans l’Académie, lui sera certainement fort contraire. S'est-il assuré de ce que fera Thiers ?
Si vous voyez Vitet soyez assez bonne pour lui demander de ma part des nouvelles de Duchâtel. Il m’a écrit. Je lui ai répondu au moment de la mort de ma petite-fille, depuis, je n'ai rien reçu de lui. Je pense pourtant que ma lettre lui est arrivée.
Onze heures
Il ne faut pas de défaillance et je suppose que Chomel n'a pas compté pour longtemps sur l'artichaut strict. Adieu, Adieu. G.
Val-Richer, Vendredi 24 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je me lève tard. Je ne suis rentré chez moi qu'à minuit. On m'a fait causer et jouer au Whist toute la soirée. L'alarme est réelle, pas vive. Les affaires se sont ralenties sans s'arrêter tout-à-fait. On croit en général à une transaction entre l'Assemblée et le Président, sur la loi du 31 mai. Le président ayant pris le suffrage universel sans sa protection. On le blâme plus qu'on ne s'en inquiète. Très généralement on trouve sa manœuvre mauvaise ; le profit de popularité qu’il en pourra retirer ne vaudra pas le discrédit que cela lui attire. Il a fait la manoeuvre pour les paysans qui auraient été ses amis sans cela, et pour les rouges qui ne cesseront pas d’être ses ennemis. Voilà le raisonnement commun.
Ce que M. Odiot rapporte, dit-on, de Claremont ne m'étonne pas. Il est impossible que cet incident ne leur donne pas des espérances. On parlait beaucoup ici ces jours derniers d’un manifeste prochain du Prince de Joinville. C’était la nouvelle générale évidemment répandue par les partisans de sa candidature. Je n’y crois pas. A moins qu'on ne renouvelle la faute de faire feu trop tôt, ce qui se pourrait bien. S'il n'y avait point de transaction entre le Président et l'Assemblée. Si l’Assemblée rendait des lois pénales contre sa réélection, la candidature Joinville deviendrai plus sérieuse. Mad.Lenormant m'écrit : " Le Duc de Noailles est tout ranimé, tout confiant ; la crise lui paraît commencée et sous de bons auspices. " Est-ce vrai, et a-t-il raison ?
Voilà donc encore deux départements de plus en état de siège. C'est aujourd’hui l'état de la 9e partie du territoire français. En attendant.
Le journal de Thiers, l’Ordre, a passé au ton de la conciliation. Il fait, comme le Président, sa cour aux légitimistes. Je suppose qu'ils n'en sont pas dupes. Mon petit courrier jaune est à cet égard, très sensé et très clairvoyant. Je crois plus à ce que vous a dit Antonini qu'au ton de l'Ordre.
Je ne vous dis pas grand chose et je n’ai rien de plus à vous dire. Je vais faire ma toilette, en attendant la poste. Moi aussi, je me suis mis au régime, non pas d'un artichaut par jour, mais de l’eau de Vichy. J’ai ressentie quelque petite atteinte de mes douleurs de foie et de reins. Cela n’est pas revenu. L’eau de Vichy me réussit toujours. Jusqu'ici, car tout s'use, dans notre corps du moins. J'ai, quant à notre âme, le sentiment contraire.
11 heures
La mort de la Dauphine me touche. Je l'ai bien peu vue, mais j'ai passé ma vie à la respecter. Certainement, il faut une démonstration très publique de Claremont. Adieu. Adieu. G.
L’article des Débats sur le Prince de Joinville fait pressentir une retraite. Quant à présent du moins et comme manœuvre du moment.
Val-Richer, Samedi 25 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez aujourd’hui que quelques lignes. Je pars après déjeuner pour Falaise où l’on me donne un dîner choisi ; et demain Guillaume le conquérant. Il faut que je me promène ce matin dans mon jardin pour arranger mon discours, car à Falaise je n'aurai pas un moment de loisir. Vous avez bien mal traité la statue du Roi ; on m'a dit qu'elle est belle. Je suis décidé à la trouver.
La Dauphine me revient toujours depuis hier. Deux choses me touchent également ; la grandeur vertueuse, et malheureuse ; la vertu et le malheur dans une condition pauvre et obscure. Dit-on si elle a regretté de mourir, et si elle espérait beaucoup revoir en France son neveu, et aller elle-même à Saint Denis ? Je ne puis pas ne pas être sûr qu'on fera à Claremont tout ce qui convient. Je suppose qu’à Paris toute la société monarchique prendra le deuil, indistinctement.
Voilà l’arrêt au Conseil de Guerre de Lyon confirmé par le Conseil de révision et la double fermeté du Président mise à l’épreuve. Enverra-t-il à Noukahiva, M. Genti et ses complices ? Adieu.
Je vais me promener. Onze heures Je suis bien impatient de la réponse de Pétersbourg. J’espère qu'elle sera bonne et qu'elle calmera un peu vos nerfs. Que devient la lettre que le duc de Noailles devait m'écrire le lendemain ? Soyez tranquille sur Falaise. Adieu, Adieu.
Je vous écrirai demain de Falaise. Je reviendrai ici lundi matin, de bonne heure. Adieu. G.
Falaise, Dimanche 26 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Un déjeuner à 9 heures et demie. Une grand messe à 11 heures. La Statue à midi et demie. Des cérémonies et des discours jusqu’au delà de 3 heures. La poste part à 2. Un dîner de 200 personnes à 5 heures. Un bal après. Voilà, ma journée.
J'ai tout juste le temps de faire ma toilette avant le déjeuner. Je repartirai demain à 6 heures du matin. Je n'étais jamais venu ici. Le lieu est très pittoresque. Il y a beaucoup de monde ; toute la Normandie. Adieu, Adieu.
J'espère trouver demain, en arrivant au Val-Richer, de bonnes nouvelles de Pétersbourg. Adieu.
Mots-clés : Voyage
Falaise, Dimanche 26 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Onze heures du soir
Je rentre du bal. J’ai exécuté pleinement mon programme. Le succès du discours a été complet. Les amis le disent ; et les ennemis disent qu'ils ont raison. Mon toast (c'est-à-dire le toast qu'on m'a porté) au banquet a été très bruyant. Je crains la journée bonne, pour la bonne cause et pour moi. Adieu. Je vais me coucher. Je pars demain à 6 heures, pour aller trouver deux lettres de vous. Adieu. G.
Mots-clés : Réception (Guizot)
Val-Richer, Lundi 27 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
4 heures
Je suis toujours bien aise de rentrer chez moi même quand il m'a réussi d'en sortir. Voilà trois jours que je vous écris bien sottement. J’ai fait hier à Falaise, tout le jour une vraie mission pour la fusion ; presque sans en parler, mais parfaitement compris de tout le monde ; conservateurs et légitimistes que j'ai laissés tout contents de moi, et d’eux-mêmes. L’un ne va guère sans d'autre. Avec du temps, beaucoup de temps, et en y prenant beaucoup de peine ; et avec l'aide de beaucoup de malheur et de beaucoup de peur, on pourra arriver à quelque chose. Les incidents dérangeront et précipiteront. Si tant est que les incidents dérangent le véritable cours de l'eau, le cours du fond. Nous vivons et nous nous remuons à la surface ; mais ce n'est pas à surface que se préparent et se décident les grands événements. Quels que soient les incidents, nous marchons à la monarchie par la fusion ou à la décadence par la République. Voilà les deux courants profonds qui sont, aux prises. Lequel des deux l'emportera ? Mon raisonnement est pour la crainte et mon instinct pour l'espérance.
Dans tout le monde que j'ai vu depuis les plus considérables jusqu'aux moindres, et soit bienveillants, soit malveillants, la situation du Président est mauvaise. On a porté sa santé au banquet, le maire de la ville, mon hôte. Un silence universel lui a répondu à la lettre. Le Préfet qui était là, s’en est tiré en homme d’esprit, et en répondant au toast qui lui était porté à lui-même ; il a parlé du Président, de l'appui qu’il avait donné au parti de l'ordre et qu'il avait trouvé dans le parti de l'ordre, en termes trés convenables qui ont été applaudis. Beaucoup de blâme, point de rancune, voilà la disposition. Jusqu'au dernier moment la transaction sera toujours possible et j'y crois toujours. Je n'ai jamais été plus applaudi. Les ennemis n’applaudissaient pas, mais ils approuvaient du geste les amis qui applaudissaient. Les Conservateurs, pris en masse, m'aiment vraiment ; et ceux-là même, qui n'ont nul goût pour la fusion me sont, au fond, gré de la vouloir et trouvant que j'ai raison.
J’attends toujours la lettre du duc de Noailles. Pour mon langage à quelques personnes, il m'importe un peu de savoir jusqu'à quel point M. de St Priest, M. Nettement et tout ce côté du parti, désavouent ou ne désavouent pas les bruits dont je vous ai parlé. Comme il n’y a plus aujourd'hui rien d'étrange ni de ridicule, il ne faut pas laisser passer. Sans y regarder ce qui paraît le plus étrange et le plus ridicule.
Je répète que je ne puis pas ne pas croire qu'on fera à Claremont ce qui convient. On aura bien pesé que M. le comte de Chambord n’en tire trop de parti et ne les mette dans un grand embarras. Mais je tiens pour impossible que cette peur arrête. Je crois que Montebello a bien fait de n'y pas aller. On ne fait pas ce qui déplaît sans déplaire ; surtout quand on veut le faire efficacement, et de manière à empêcher ce qui plairait.
Voici ce que j'ai écrit au sujet de cet incident du Times, au général Trézel, après lui avoir parlé de mes raisons contre la candidature du Prince ; je suis bien aise que vous le connaissiez textuellement. " Je suis absolument étranger, indirectement comme directement, à la correspondance du Times qui a raconté, bien ou mal, ma conversation avec M. le duc de Nemours. Je ne me permettrais jamais une telle inconvenance. Ce qui est vrai, c'est que, soit à Londres, soit à Paris, j'ai redit moi-même à plusieurs personnes le fond de cette conversation. A dessein, et par plusieurs motifs. D'abord, parce qu'opposé comme je le suis à la candidature de M. le Prince de Joinville, j'ai désiré que mon opinion fût connue, et qu’il fût connu aussi que je l'avais exprimée à la famille royale ; nous ne pouvons et ne devons agir librement qu'après avoir dit aux Princes ce que nous pensons et quand on sait que nous le leur avons dit. J'espérais de plus que la publicité de notre opinion rendrait peut-être un peu plus incertaine la publicité de cette candidature elle-même et comme je désire qu’elle ne le produise pas décidément je n'hésite point à faire ce qui peut y jeter quelque hésitation. Enfin, quoique je trouve que les Princes ont tout-à-fait raison de se tenir et de se montrer très unis, je ne regrette point qu’on sache, et je crois même qu’il est bon pour leur avenir qu’on sache qu’au fond ils ne sont pas tous du même avis, ni sur la même pente. Je trouve fort simple que parmi eux, quelques uns dressent leur tente au milieu de l'ancienne opposition au gouvernement du Roi leur père ; mais je ne pense pas que les chances de leur cause aient à souffrir si, parmi eux aussi, il y a encore les alliés fidèles de l'ancien parti conservateur, et si les conservateurs en sont convaincus. Voilà, mon cher général, pourquoi j’ai parlé assez ouvertement de la conversation que j’ai eu l'honneur d'avoir avec M. le Duc de Nemours. Je n’ai pas le droit de m'étonner qu’il en soit revenu quelque chose aux correspondants du Times, à Paris, et qu’ils l’aient racontée confusément et inexactement comme ils l'ont fait. Je le regrette puisqu’on l’a regretté à Claremont ; mais je ne puis pas ne pas penser que, pour la bonne politique de la bonne cause la candidature de M. le Prince de Joinville serait infiniment plus nuisible qu’il ne peut l'être qu'on entrevoie que M. le Duc de Nemours n'en est pas tout-à-fait d'avis."
Adieu jusqu'à demain.
J’ai trouvé vos deux lettres en arrivant ici Onze heures Le cabinet n’a rien d'effrayant, Tout ceci finira par une transaction. Mais j'attends Pétersbourg. Je ne peux croire ni au refus, ni au silence. Si cela arrive ! Adieu, Adieu. G.
Val-Richer, Mercredi 29 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le Ministère n'est pas effrayant. Tous ceux que je connais sont, ou du moins ont toujours été des conservateurs très décidés. En particulier, les Ministres de l’intérieur et de la justice ; gens capables et honnêtes, et très compromis contre les rouges. Je ne me figure pas qu'avec ces hommes-là il puisse y avoir à craindre ni alliance avec la Montagne, ni coup d'Etat. Je persiste plus que jamais dans ma première conjecture. Rejet complet, par l'assemblée de l'abrogation de la loi du 31 mai, et acceptation par le Président, des modifications à cette même loi que l'Assemblée fera elle-même un peu plus tard, à l'occasion de la loi municipale. Les ministres, qui sortent rentreront alors, M. Fould, M. Rouher, M. Baroche, d'autres peut-être, M. Léon Faucher restera dehors. Ce sera la dupe de cette journée, avec M. De Lamartine et Emile de Girardin. Voilà mon programme.
Je ne connais pas du tout M. de Maupas le Préfet de Police, ni le Ministre de la guerre, le général St Arnauld. On parle mal du premier. Le maréchal Bugeaud regardait le second comme un militaire hardi et capable. S'ils ont comme on dit de l'esprit tous les deux, ils comprendront bien vite la situation et ils ne pousseront pas aux mesures extrêmes. Quand elles ne sont pas dans l’air, personne ne peut les y mettre. Dans le conflit, je parie toujours pour Morny.
Puisque Mad. de la Redorte et Mad. Roger, et les dames Russes sont venues chez vous en deuil et puisque vous les en avez louées, tout est correct. Qui avez-vous loué ? Des femmes, plusieurs femmes. Et avant le mot louées, je trouve dans votre phrase le mot les qui désigne ces femmes. Donc, quand vous avez écrit le mot louées, vous saviez que vous parliez de femmes, et de plusieurs femmes ; donc il fallait le féminin et le pluriel, c’est-à-dire louées et non pas loué. Est-ce clair ?
Ce que la Redorte vous a dit, quant à la situation respective du Président et de l'Assemblée devant le public est vrai de mon département comme du [sign]. Quoiqu’un peu moins absolument, parce qu'on ne change pas aussi vite d'impression et d'avis en Normandie qu’en Languedoc
Onze heures
Ces accès de faiblesse nerveuse me désolent. Que je voudrais une bonne lettre le Pétersbourg. Elle vous ferait plus de bien que toute autre chose. L'écriture de Marion sur l'adresse m’a troublé. J’ai été heureux de trouver la vôtre en dedan.s Adieu, adieu.
Je partirai d’ici le 11 nov. et je serai à Paris le 14 au matin. Adieu. G.
Val-Richer, Jeudi 30 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Hier soir, vers onze heures, le Roi Louis Philippe, signait, il y a onze ans, le Cabinet du 29 octobre. Il a duré sept ans et quatre mois. Quand reverrons-nous quelque chose qui dure autant. J’ai bien l'orgueil du passé, mais il ne me console pas des tristesses du présent. Mon esprit, est partagé entre deux pressentiments, très divers ; celui de mon bon sens qui me fait croire au retour de la monarchie et d’un ordre à peu près semblable à l'ordre que nous avons vu ; celui d’un instinct obscur qui me fait entrevoir, dans ce qui se passe, le commencement d'un état social très nouveau, point glorieux, et pourtant grand et fort, point solide et pourtant toujours à peu près le même, point d'avenir, mais chaque jour se suffisant à lui-même assez du moins pour ne pas être le dernier jour, une décadence à la fois agitée et monotone et durant des siècles.
Je suis très préoccupé de ce qu'on fera de ce qu'on doit avoir déjà fait à Claremont. Et non pas sans inquiétude. Ce sera inconcevable et impardonnable. Mais je crains qu’ils ne craignent qu'on n’exploite ce qu’ils feront, pour les lier plus qu’ils ne veulent être liés. Ils trouveront peut-être quelque biais indirect et disgracieux pour s'acquitter strictement. La poste de ce matin m'en apprendra peut-être quelque chose.
Je trouve toujours qu'on ne sait pas tirer parti, contre Lord Palmerston de ses démarches et de ses paroles. Sa réponse à Fortunato est un acte d’insolence effrontée vraiment, sans exemple. Si, en Angleterre même, l'opposition faisait bien comprendre au peuple anglais ce qu'il y a de frivolement pervers et de dangereux, en définitive pour l'Angleterre elle-même, dans ce patronage affiché, indistinct, de tous les ennemis de tous les gouvernements du continent, je suis convaincu que le peuple Anglais comprendrait et finirait par le trouver mauvais. Mais l'opposition attaque en passant, tel ou tel acte de Palmerston et ne fait point de charge à fond contre l'ensemble et le caractère permanent de sa politique ; et le peuple anglais croit que Palmerston est une espèce de grand patriote anglais, uniquement préoccupé, comme Lord Chatham ou M. Pitt, de la grandeur de l'Angleterre et à qui l'on ne peut reprocher que ce qui se pardonne toujours, la passion de l’égoïsme national. C’est cet absurde mensonge qu’il faudrait mettre en lumière. Je souffre toutes les fois que j'en vais manquer l’occasion.
On m'a envoyé, hier le récit des derniers moments de la Dauphine. C'est beau, précisément parce que ce n'est pas orné du tout. Son testament est admirable de simplicité et de vérité, me disant, ni plus, ni moins que ce qu'elle pensait, et sentait réellement. Cette phrase-ci surtout me frappa : " à l'exemple de mes parents, je pardonne de toute mon âme, et sans exception, à tous ceux qui ont pu me nuire et m'offenser demandant sincèrement à Dieu d’étendre sur eux sa miséricorde aussi bien que sur moi-même, et le suppliant de m'accorder le pardon de mes fautes. "
Il y a de sa part, une charité et une humilité Chrétiennes vraiment sublimes à se confondre ainsi elle-même avec ses bourreaux, et à implorer en même temps, pour eux et pour elle, le pardon de Dieu.
Onze heures
Je ne suis plus préoccupé que de vous. Vous faites bien de rester dans votre lit ; mais il faut que votre lit vous repose. Enfin, j'y verrai moi-même dans quelques jours. Hélas, la présence n’est pas la puissance. Adieu, Adieu.
Val-Richer, Vendredi 31 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ce que vous me dites de Claremont me fait grand plaisir. Le Duc de Montmorency serait en effet très bien ; un pas de plus qu'il n'a été fait de l'autre côté à la mort du Roi, et en même temps grande convenance de la personne. Je ne doute pas qu'il n'accepte si le hint lui a vraiment été donné, comme l'indique le simple fait de s'être adressé à lui.
La conversation de Dupin est l'écho de ce que j'entends beaucoup dire. J'ai dîné hier à Lisieux, avec 30 personnes, fort mêlées, assez de Régentistes. Ceux-ci aussi tristes, plus tristes peut-être que les autres, également atteints d’un sentiment d'impuissance, mais ne renonçant à rien pour cela, et disant toujours que leurs adversaires devraient bien renoncer. Depuis bien longtemps le mot childish erre sans cesse sur mes lèvres ; je n'ai jamais eu plus de peine à m'empêcher de le prononcer, tout haut. On a tort de maltraiter indistinctement les nouveaux ministres. Indépendamment de M. Corbin et Giraud qui sont bons, il y a là un ministre de l’intérieur de qui l’un de mes amis, qui le connaît très bien m'écrit : " Thorigny est bien supérieur à Faucher sous tous les rapports, et il a toutes nos opinions. C'est le ministre que nous aurions choisi nous- mêmes pour diriger les prochaines élections. Pourquoi, comment est-il entré dans ce cabinet ? Tout le monde l'ignore ; il ne le sait peut-être pas bien lui-même."
C'est là évidemment un homme à ménager. Je me rappelle que comme magistrat, il s'est montré capable et résolu. J’ai été encore plus frappé que d'autres de l'attaque du Constitutionnel contre Persigny. Voici pourquoi. Morny a gagné pleinement son procès contre le Dr Véron. C'est à lui Morny, qu'appartient maintenant la direction politique du Constitutionnel. Il n’a pas voulu la prendre ostensiblement, ni la changer promptement ; il lui a convenu qu’elle restât encore dans les mêmes mains et les mêmes voies, mais il est en mesure de la modifier et de s’en servir comme il voudra. L’attaque à Persigny a donc assez d'importance. C’est un reflet de l’intérieur de l'Elysée. Si vous ne saviez pas déjà ceci, gardez-le pour vous, je vous prie.
Je suis charmé que le discours de Falaise ait votre approbation. Je ne trouve pas la statue extrêmement belle, ni si mal que vous me l’aviez dit. Il y a de la force et du mouvement. Mélodrame sans doute, point de noblesse, ni de mesure dans la force. Le public est content. Je prends votre silence sur la lettre projetée du Duc de [Noailles]. comme une réponse, et je règle un [?] d'après cela mon langage avec ou sur certaines personnes. M. de Mérode est-il de retour à Paris, et l’avez-vous vu ?
Onze heures
Voilà la triste lettre de Marion. Je l’en remercie pourtant de tout mon cœur. Je lui écrirai demain quoique j'espère bien revoir demain votre écriture. Adieu, Adieu. G.
Val-Richer, Samedi 1er novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne sais pas vous écrire comme à l’ordinaire. La lettre de Marion me poursuit. J’ai besoin que celle de ce matin soit arrivée. J’espère qu’elle sera de vous ; quelques lignes du moins.
Je me rappelle très bien Versailles, vos inquiétudes, votre extrême abattement. C’est un souvenir qui m'attriste et me rassure à la fois. Chomel et Oliffe ensemble me rassureront aussi. Ils sont habiles et prudents, et l’un des deux est toujours là. Mais hélas ce qu’ils peuvent est si insuffisant !
Claremont me satisfait. Une lettre de la Reine et l'envoi du Duc de [Mérode] c’est très bien. Vous ne m’aviez rien dit de la lettre, c’est le Journal des Débats qui me l’a appris. C'est au comte de Chambord à faire fructifier cela, sans avoir l’air de l'exploiter. La mort de la Dauphine fait dans le commun public un grand effet, un effet utile. On est touché de cette vertue triste, simple et résignée. Les retours que cela fait faire sur le passé sont au profit de bons sentiments. Et en même temps au fond des coeurs, il y a une secrète satisfaction de ce que ce dernier témoin royal de ce hideux passé n'est plus là pour le rappeler sans cesse et en porter plainte. C’est un étrange personnage qu’une nation, encore bien plus mêlée de bons et de mauvais sentiments que les personnes individuelles, et acceptant avec entêtement une certaine part de responsabilité dans les événements, même de son histoire qu’elle déteste le plus et dont elle a le plus souffert. Mais c’est son histoire.
Voilà enfin, le mois de Novembre commencé. J’ai retenu la malle poste pour le 11. Tous vos habitués sont déjà rentrés, ce me semble. Je suis charmé que ce pauvre Montebello soit plus tranquille sur sa femme.
J’ai reçu une lettre de M. Moulin de retour à Paris qui n’est pas content de l'état de l'Auvergne. " J’ai laissé, me dit-il les départements du centre très divisés. Les idées de fusion y ont fait peu de progrès et cependant nulle part les légitimistes ne sont plus raisonnables et plus conciliants. Ce sont nos amis qui manquent de raison et de bienveillance. "
Onze heures
Voilà de meilleures nouvelles. Marion est charmante. C'est dommage qu’elle ne soit pas Empereur. Adieu, adieu.G.
Val-Richer, Dimanche 2 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne suis pas malade comme vous, mais j’ai eu hier et cette nuit une forte migraine ; ce qui fait que je me lève tard, et que vous n'aurez qu’une courte lettre.
J’ai beaucoup travaillé depuis quelque temps, et je veux travailler beaucoup cette dernière semaine. Je sais le peu de temps dont je dispose à Paris. Si ma réponse à M. de Montalembert n’est pas tout-à-fait finie quand je partirai, elle en sera bien près.
J’espère bien apprendre ce matin que le mieux s'est soutenu pour vous. Ce sera parfait si je l’apprends de vous-même. Vous aurez vu que j’avais fait grand attention à l'article du Constitutionnel sur M. de Persigny, et que j'en savais le sens. Si cela aboutissait à son renvoi, ce serait en effet très significatif, et une facilité pour reculer.
Je ne suis pas inquiet de la reculade, pourvu que le débats de l'Assemblée n'enveniment pas trop les plaies. Si elle le conduit aussi sensément que sa commission de permanence, si elle cherche le succès plutôt que le bruit, elle aura certainement le succés. L’ajournement de la proposition Créton et probablement aussi de la candidature de M. le Prince de Joinville me paraît être la résultat naturel et obligé de la situation actuelle. Il n'y a de majorité qu'à cette condition.
Le Duc de Montmorency est-il bien réellement parti ? J’ai des nouvelles de Duchâtel. Rien de nouveau. Mêmes observations, même impressions et mêmes conjectures que les miennes. Il ne reviendra qu'à la fin de novembre.
Onze heures
Je suis moins content aujourd’hui qu’hier. Je maudis Pétersbourg. Je sais avec qu’elle lenteur vous vous remettez de secousses pareilles. Adieu, adieu. Je ne vous ferais pas grand bien si j'étais là, mais je suis bien pressé d'y être. Adieu. Je remercie toujours Marion, vrai trèsor. G.
Val-Richer, Lundi 3 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il a fait ici cette nuit une tempête effroyable ; je me suis réveillé dix fois, pensant à vous et espérant que ces coups de vent et les torrents de pluie n'étaient pas aussi au-dessus de vous. Ils auraient encore agité vos nerfs déjà si faibles. La tempête a cessé ce matin, et le soleil brille. Que je voudrais apprendre, ce matin que vous avez un peu dormi !
Ce n'est pas au moins le mouvement autour de vous qui vous manque. On vient beaucoup vous voir et vous dire ce qu’on sait, vous vivez des indiscrétions d’autrui qui se confient dans votre discrétion à vous.
Malgré l'ennui qu’ont eu mes amis du nom du Duc de Montmorency dans l’Assemblée nationale, je n’y ai nul regret. Ces choses- là n’ont leur valeur que quand elles sont publiques à cette condition seulement elles lient un peu. Et bien peu encore. Certainement ces courtoisies de famille ne sont rien tant que la question politique n'est pas résolue ; mais elles aplanissent les voies vers cette solution ; surtout elles rendent de plus en plus difficile tout autre chose que cette solution. Rien ne le prouve mieux que l'humeur des adversaires ; l'ordre n’a pu se résoudre à dire que la Reine avait écrit au comte de Chambord.
Je ne puis croire au calcul de Dupin pour l'abrogation de la loi du 31 mai. Je n'allais pas au-delà de 300 voix contre 400. Il connaît mieux que moi l’Assemblée. Je persiste à n'y pas croire. On a parfaitement raison de rejeter tout-à-fait, sans amendement ni transaction la proposition d’abrogation pourvu qu’on soit décidé à adopter ensuite la loi municipale dont le rapport a déjà été fait, et qui contient la transaction pratique dont le parti de l'ordre a besoin pour rester uni. Je vous quitte pour ma toilette.
Voici ma dernière semaine sans vous voir. Que ferais-je pour remercier Marion de ses bonnes lettres ? J'en ai reçu hier une très longue de Croker qui ne peut toujours pas se consoler qu’on n'ait pas renommé le général Cavaignac président, et laissé ainsi la République seule avec elle-même. C'est bien dommage que la Révolution française ne se soit pas laissée diriger par lui ; il savait bien mieux ses affaires qu'elle-même, et il lui aurait donné d'excellents conseils.
Sur l’Angleterre, il ne me dit que ceci : " Why is the Assemblée nationale so stupid as to attribute Palmerston policy to England in general, and above all to suppose that any man in England dreams of acquiring Sicily ? So far from desiring any such thing I will venture to say that not one man, Whig or Tory, would consent to accept it, even il offered I and you may be assured we [?] more likely to get rid of colonies that we have than to attempt to obtain a new one." Je crois qu’il dit vrai.
Onze heures
Voilà deux lignes qui me charment ; soit dit sais faire tort à la charmante Marion. Adieu, adieu, adieu. G.
Val-Richer, Mardi 4 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je jouis encore de vos deux lignes d'hier. J’espère bien en avoir quelques unes aujourd’hui. Pourvu que votre soirée de Dimanche ne vous ait pas trop fatiguée. Entre le besoin de distraction et la crainte d’agitation, vous êtes très difficile à arranger. Pourtant, je penche, en général du côté de la distraction, l'ennui vous agite plus que la fatigue.
Je suis fort aise que Molé soit pressé de me voir ; mais la presse quant aux choses mêmes n’est pas si grande. Je ne crois pas tant à ma nécessité et à mon efficacité que quelques jours de plus ou de moins y fassent quelque chose. En fait d'envie de hâter mon départ, j'ai résisté à mieux que cela. Je serai à Paris dans huit jours, et bien à temps pour n’y rien faire. J’ai absolument besoin de cette semaine pour ma réponse à M. de Montalembert qui est en bon train.
J’ai bien envie que vous ayez pu voir Mérode avant mon arrivée, et lui dire ce que je vous ai dit du discours de son beau-frère ; discours dont on peut tirer un grand succès, et un grand effet, et qui, s'il restait tel qu’il est, serait probablement pour lui, l'occasion d’un grand échec, comme son rapport sur la loi du Dimanche.
Je suis désolé que le Duc de Montmorency ne soit pas parti. C'était très bien, comme vous l’avez senti au premier moment. Et s’il ne va pas, parce que Thiers ne l'aura pas voulu, ce sera déplorable. Déplorable comme fait, déplorable comme symptôme. Je fais ce que je puis pour me persuader qu’il y a moyen de nous tirer de nos vieilles ornières. Nous y retombons toujours. Etrange pays aussi obstiné que mobile !
Sait-on enfin positivement si c’est la Reine, ou le Duc de Nemours qui a écrit au comte de Chambord, et si réellement on a écrit ? Je ne veux pas croire qu’on se soit borné au service funèbre de Claremont et d’Eisenach.
J’ai vu hier les députés d’ici partant le soir pour l'Assemblée. Ils partent semés. Rejet de l'abrogation de la loi du 11 Mai ; ajournement de la proposition Créton ; et puis, adoption de la loi municipale et de modifications indirectes qu’elle introduit dans la loi du 11 mai. Parti pris de tout subordonner au maintien d’une majorité de 400 voix. Je m'étonne que M. Molé se laisse aller, ou paraisse se laisser aller à un sentiment trop rude envers le Président. Ce n’est pas dans ses allures. Je ne doute pas que le président ne cherche un accommodement, et ne finisse par accepter plus que l'Assemblée elle-même lui donnera, après avoir rejeté sa propositions d’abrogation. Je crois tous les jours moins au coup d'Etat. Pas plus par le général [Saint Arnaud] que par le général Magnan. Tout le monde est un peu fou ; mais les vrais fous sont très rares.
Onze heures
Tant mieux que votre soirée de Dimanche ne vous ait pas trop fatiguée. Je vois que vous avez encore assez de force pour animer la conversation. Adieu, adieu, et merci à Marion. G.
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Val-Richer, Mercredi 5 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je trouve vraiment comique les prédictions et ces bravades contraires que s'adressent les amis du Président et ceux de l'Assemblée comme pour se faire peur mutuellement et d'avance, sans doute dans l’espoir d'avoir, au moment du combat, meilleur marché les uns des autres. C’est bien Gascon et bien puéril. Le chef d'œuvre du genre, c’est Thiers ayant peur d'être arrêté et le Président lui faisant dire de n'avoir pas peur et qu’il ne le fera pas arrêter. Ce sont là des façons du temps de la Fronde qui ne vont plus au nôtre, quelque irrégulier et inattendu qu’il soit tout cela ne supporte ni la presse, ni la tribune au milieu des formes publiques et graves de nos gouvernements et de nos révolutions, ces finesses deviennent des enfantillages ce qui était de la gaieté devient du ridicule ; les hommes se diminuent à jouir de vieux jours. Voilà les réflexions pédantes de ma solitude.
Je parie toujours pour mon même dénouement. Rejet de l'abrogation, patience du Président, modifications indirectes de la loi du 31 mai par l'Assemblée ; acceptation de ces modification par le Président ; rentrée de l’ancien ministère, sauf Léon Faucher. M. de Lamartine a fait bien d'avoir un rhumatisme aigu à Macon, cela le dispense de figurer, en personne dans cette journée des dupes.
Quand j’ai lu mes lettres de Paris et les journaux, je ne pense plus à tout cela, je suis tout entier dans mon discours d'Académie qui me plaît à faire. J’ai déjà une grande satisfaction. Je suis sûr que je serai court. Quelque réduction que M. de Montalembert, fasse subir au sien, il restera long et quelque curieux que soit le public de cette séance, il ne faut pas le mettre à l'épreuve de deux longs plaisirs.
Est-il vrai que Lord Palmerston ait adressé au Cabinet de Vienne quelque explication sur le séjour et le bruit de Kossuth en Angleterre ? Cela me paraît peu probable. Je trouve que le journal des Débats fait à Kossuth une guerre très spirituelle, et qui devrait être efficace si quelque chose était efficace contre les Charlatans et les badauds. On fait trop de bruit de la circulaire du ministre de la guerre. Que ses paroles aient été écrites à mauvaise intention, cela se peut mais on n'en est pas à faire du bruit pour les mauvaises intentions, et il y a là une question que les hommes d’ordre doivent laisser dormir sauf à se bien défendre si on abuse un jour contre eux du principe de l'obéissance militaire qui est tous les jours leur sauvegarde.
4 heures
Merci, merci. Le plaisir de voir votre écriture efface le chagrin de vos nouvelles de Claremont. Faiblesse déplorable et ridicule. Que deviendra tout cela ? La situation paraît bien tendue. Je persiste à ne pas croire aux grands coups. Adieu. G.
Et Adieu.
Val-Richer, Jeudi 6 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ne vous fatiguez pas à m'écrire ; mais sachez que la vue de votre écriture me charme tout le jour.
Les détails que vous me donnez sont tristes, mais ne m'étonnent pas. Il faudrait une force de sens et d’âme supérieure pour résister à la tentation dont on les assiège. On leur promet de leur rendre leur patrie et un trône et nous leur demandons de renoncer absolument à cette chance pour en courir une autre qu’ils regardent comme très douteuse presque comme impossible. Ce n’est pas sur eux que tombe mon blâme mais sur ceux qui les prennent pour instrument de la perpétuité d'un état de révolution qu’ils sont eux-mêmes incapables de gouverner, et qu’ils ne veulent pas laisser finir.
Je suis de l’avis du Duc de Noailles. Il a bien fait de laisser partir la lettre que le duc de Montmorency avait reçue. Votre paragraphe dans le portrait du comte de Chambord de M. de la Guéronnière m’a amusé, malgré la délayage et la lourdeur prétentieuse. Mallac m'écrit avec assez de trouble. Nous touchons, selon lui, à de gros événements peut-être à une crise définitive, le Président est résolu à tout risquer pour vaincre la résistance de l'Assemblée ; les Régentistes se donnent beaucoup de mouvement et sont plein d’espérance ; Changarnier pousse les Légitimistes à des mesures extrêmes, et pourrait bien n'être que l’instrument de Thiers & & Tout cela se peut ; mais je persiste à douter que tout cela aboutisse à une solution prochaine. La partie est plus compliquée, et plus grande que ne se le figurent les joueurs assis autour de la table. Personne n'est près de la gagner.
Je ne vous dis rien de Pétersbourg. Il n'en faut plus parler, et il y faut penser le moins possible. C'est bien difficile. Je le sais.
J’avais hier chez moi un des principaux et des plus intelligents manufacturiers de Lisieux. Il m’a dit que depuis trois ou quatre semaines, les affaires étaient aussi complètement suspendues qu'elles l’avaient été en 1848.
Onze heures et demie
Mon facteur arrive très tard. Je craignais qu’il n’y est quelque chose à Paris. Ce que vous me dites ne change rien à mon impression. Adieu, adieu. G.
Val-Richer, Vendredi 7 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le message est profondément médiocre. Mais je ne crois pas du tout que ce soit un manque de dédain pour l'Assemblée. C’est tout bonnement de la médiocrité naturelle. Les articles du Dr Véron valaient mieux. Je ne trouve pas non plus que Berryer ait bien conduit sa première attaque. Il a été long, confus et hésitant. Mais si j'étais à Paris, je ne dirais pas cela. L’esprit de critique nous domine, et nous sacrifions tout au plaisir de tirer les uns sur les autres. Sur la physionomie de ce début, je crois moins que jamais à de grands coups, de l’une ou de l'autre part. On ne disserte pas si longuement et si froidement, au moment de telles révolutions. Elles sont précédées, ou par de grands signes de passion ou par de grands silences. La montagne épousant systématiquement le Président et sa mesure, cela est significatif et pourrait devenir important. Je doute que cela tienne. Le Président n'en fera pas assez pour eux et ils ne seront jamais pour lui ce qu’il veut, sa réélection. Chacun finira par rentrer dans son ornière.
J’ai mal dormi cette nuit, pas tout-à-fait par les mêmes raisons que vous. Je cherchais deux paragraphes de ma réponse à M. de Montalembert. Ils m'ont réveillé à 2 heures ; je les ai trouvés, je me suis levé, je les ai écrits, et je me suis recouché, pour mal dormir, mais pour dormir pourtant.
Le froid commence. Il gèle fort la nuit. Je vois fumer en ce moment le tuyau de ma serre. Il n’y a plus de fleurs que là. Il est bien temps d'aller retrouver ma petite maison chaude. Je ne vous écrirai plus que trois fois. Je voulais porter d’ici à Marion une belle rose en signe de ma reconnaissance. La gelée me les a flétries. Elle a bien raison d’ajouter à votre lettre des détails sur votre santé. C’est un arrangement excellent, et dont je la remercie encore.
J’ai fait ces jours-ci quelque chose d'extraordinaire dans mes moments de repos, et pour me délasser de mon travail. J’ai lu deux romans, David Copperfield de Dickens et Grantley Manor, de Lady Georgina Fullerton. Le premier est remarquablement spirituel, vrai varié et pathétique ; plein, seulement de trop d'observations et de moralités microscopiques. Le commun des hommes ne vaut pas qu'on en fasse de si minutieux portraits. Pour mon goût, j’aime bien mieux le roman de Lady Georgina, la société et la nature humaine élevée, élégante et un peu héroïque ; mais elle a l’esprit bien moins riche et bien moins vrai que Dickens. Qu'est-ce que cela vous fait à vous qui n’avez lu et ne lirez ni l'un, ni l’autre.
Onze heures et demie
Décidément mon facteur vient plus tard ; mais peu m'importe à présent. Adieu, Adieu. Je voudrais bien que vous ne violassiez pas trop les règles de Chomel. Adieu. G.
Val-Richer, Samedi 8 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous me permettez du bien petit papier, n'est-ce pas ? J'ai beaucoup à faire ces jours-ci. Je veux absolument avoir fini mon discours, et je l'aurai fini. Une visite de matinée à Lisieux, chez les gens qui m'ont donné à dîner. Une visite. dans mes champs, avec mon fermier et mon homme d'affaires, pour voir s’ils sont bien cultivés et en bon état. Riez si vous voulez, de ma science agricole ; elle me prend mon temps comme si elle était bien profonde.
Je lis tout ce que vous m'écrivez, vous et Marion, tout ce qui me vient d'ailleurs, tout ce que me disent mes dix ou douze journaux ; je ne vois pas de raison de changer mon impression et mon pronostic. Je crois la situation où je suis en ce moment très bonne pour juger sainement. Bien informé des faits et loin du bruit. J’y vais rentrer. Je tâcherai de ne pas m'en laisser étourdir au milieu du bruit, on oublie le plus grand des faits, l'état réel du pays lui-même, et on fait des sottises dont on est averti par des catastrophes.
Je sais bon gré à ce bon Alexandre de sa résignation. Je me préoccupe de la situation de votre fils Paul. Nous en causerons si vous voulez et si cette conversation ne vous agite pas trop.
A tout prendre, j’aime mieux que Lord John ne vienne pas à Paris. Dieu sait ce qu’il aurait dit ou conseillé au Président. Les Anglais n'entendent rien à nos affaires et pourtant leurs paroles ont toujours du poids. Vous êtes vous fait lire le discours de Louis Blanc à Londres dans l’une des fêtes de Kossuth ? C'est le vrai programme du parti au moins des émigrés du parti ; il feront ce qu’ils pourront en 1852 pour soulever une grande prise d’armes à moins que nous ne le fassions exprès de les faire réussir, ils échoueront ; mais ils ne pensent guère laisser passer cette époque sans protester contre les anciens échecs.
4 heures
Nous avons bien les mêmes instincts. J’ai été frappé et désolé des fautes qui commencent. Adieu, adieu. Je suis chaque jour plus pressé de vous retrouver. Adieu. G.
Val-Richer, Dimanche 9 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je viens de finir mon discours, et je vais donner ces deux jours à mes visites et à mes affaires. Que j’ai envie de vous trouver mercredi moins fatiguée ! Mais si vous l'êtes encore beaucoup je vous soignerai enfin. Au moins vous ne vous ennuyez pas.
Singulier spectacle. Quiconque prend l’initiative du moindre mouvement inutile, quiconque dépasse la nécessité de l'épaisseur d’un cheveu est aussitôt condamné et délaissé par le pays. C’est de la politique thermométrique. Il faut avoir le coup d’oeil bien sûr et le pied bien ferme pour marcher droit dans une telle atmosphère. Certainement d’ici la nomination de Vitet et la proposition des questeurs me paraissent deux fautes graves et si j’avais été là, je les aurais déconseillées. Je verrai ce qu’on me dira pour les justifier. Je suis du reste, bien décidé à n'en croire moi-même plutôt que ce qu’on me dira. Ecouter tous les avis et agir toujours selon son propre avis, c’est la bonne règle quand on a du bon sens C'est facile quand on n'est que donneur d'avis, et point acteur. Je ne puis croire que la majorité se laisse mener longtemps par Thiers, et Changarnier ; elle reconnaîtra bientôt qu’ils la mènerait perdre. Les montagnards ont voté pour Vitet évidemment pour brouiller la majorité. Je ne crois pas du tout à M. de Hackereen.
Thiers a-t-il, ou n'a-t-il pas été au service de la Madeleine pour la Dauphine. Je puis encore vous faire une question. Mais mardi, Marion n'aura plus à vous remplacer. pour m'écrire.
4 heures
Je suis charmé que vous recommenciez à manger pourvu que vous digériez. Adieu, Adieu. G.
Val-Richer, Lundi 10 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voici la fin. Après demain à 1 heure, je vous verrai. Marion me dit que vous recommencez à manger, et Génie qu’il vous a trouvée en assez bon état. Tout cela est médiocre, mais enfin le mieux a commencé.
Je ne puis pas regretter, pour mon compte de n'avoir pas été plutôt à Paris. Ce qui s'y passe me paraît pitoyable et déplorable. Je ne comprends pas que ces gens d’esprit perdent volontairement les avantages de la situation que leur ont faite des sots ; et il faudrait qu’on m’apprît de bien importantes choses que j'ignore et que je n’entrevois pas du tout, pour m'ébranler dans ma conviction. Nous verrons.
Je suis très curieux d'entendre Molé et Vitet. J’ai vu hier, ici et à Lisieux, quelques honnêtes gens dont le langage révélait déjà l'effet de ce qui se passe. Ils s'en étonnent et recommencent à donner tort à l'Assemblée, sans redonner raison au président. Ils iront plus loin si on continue. Adieu. Adieu. Marion a été un suppléant charmant. Adieu. G.
Voilà vos quelques lignes qui me plaisent. Mais il ne faut pas veiller jusqu'à 11 heures. Merci de ce que vous avez dit à Mérode.
N°1 Paris, Mardi 1er juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
2 heures
Vous êtes en route depuis six heures. Je voudrais bien savoir comment vous traite le voyage. Je me figure qu’il vous reposera en vous tranquillisant. Je crains moins pour vous la fatigue même que la perspective de toutes les chances. Je viens d'écrire à Marion ; une lettre very impressive, je crois. Je lui persuade que son retour, elle ou Aggy, est pour elle un devoir, et pour vous une nécessité. Après avoir écrit, je me suis aperçu que je ne savais pas son adresse. Clothall, c’est bon mais où est Clothall. Je viens de la faire demander à M. Hanguerlot qui me l'a donnée. Il m’écrit que Fanny est très préoccupée de ce qui vient de France et demande à lire toutes les lettres. Il n’y a rien dans la mienne qu’elle ne puisse lire.
Je n'ai, comme de raison, rien à vous mander. Je n'ai vu ce matin que trois anciens conservateurs en retraite braves gens préoccupés surtout de leur conseil général et que la lettre du comte de Chambord contrarie quoiqu'ils n’osent pas s'en plaindre.
On dit que M. Baroche envoyé chercher M. Cornudet et Reverchon, les rapporteurs du conflit au conseil d'Etat, et leur a demandé d'abord, leur avis sur le conflit, puis leur démission, si leur avis était contraire au conflit. Ils ont avoué leur avis et refusé leur démission, disant qu’il fallait qu’on prit la peine de les destituer. Les journaux sont parfaitement vides. Adieu, adieu. Et que Dieu vous garde !
Je vous écris une heure plutôt parce que je vais à l'Académie. G.
N°2 Paris, Mercredi 2 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
9 heures
En revenant hier de l'Académie j’ai vu vos fenêtres fermées et j’ai passé devant votre porte sans entrer. Cela m'a souverainement déplu, j'en ai été attristé le reste du jour. L'affection et l'habitude, ce sont deux puissants Dieux.
L'Académie elle-même se dépeuple. Hier M. Molé, M. Cousin, M. de Montalembert, le Chancelier n’y étaient pas. Barante part demain. Je partirai probablement le 12. Je suis pressé d'aller m'établir dans mon nid de campagne. A défaut des douceurs de la société au moins faut-il avoir celles de la solitude, le grand air et la liberté.
Montebello est revenu hier de sa Champagne. Il l'a trouvée froide, l'humeur renaissant un peu dans les villes et l'indifférence dans les campagnes, mais un grand parti pris de tranquillité. Tant que le gouvernement fera passablement son métier de gendarme et d'homme d'affaires, il n’a rien à craindre, on ne lui demande, et on n'en attend rien de plus. On ne sent nul besoin de l’aimer, ni de l'estimer. Je ne me résigne pas à cet abaissement et du pouvoir et du public.
J’ai rencontré hier M. de St Priest. Toujours le même modéré inintelligent, fait pour être l'esclave des fous de son parti et la Dupe des intrigants du parti contraire. Il avait, m'a t-il dit de bonnes nouvelles de Claremont. Le capitaine, Brayer envoyé à Frohsdorf avec de très bonnes paroles ; il aurait l’air d'en douter, par décence de légitimiste, mais au fond, il y croyait. Il était sûr aussi que le petit article des Débats, sur Changarnier, était faux et avait été inséré, sans l'autorisation du Général.
Je n'ai moi, aucune nouvelle de Claremont. J'en attends ces jours-ci. Je vois que la Reine, les Princes et M. Isturitz sont allés recevoir à Douvres le Duc et la Duchesse de Montpensier. L'entrevue sera assez curieuse entre les nouveau débarqués et la Reine Victoria ; ils avaient bien de l'humeur quand ils ont été obligés de quitter précipitamment l'Angleterre dans les premiers jours de mars 1848. Mais le temps, la chute de Palmerston et l’amitié de la Reine Victoria pas à cet abaissement et du pouvoir et du pour la famille effaceront tout.
Le Constitutionnel publie ce matin, sauf quelques phrases, la lettre de Fernand de la Ferronnays et la commente avec convenance et perfidie. C’est tout simple. Je persiste dans mon opinion. Le comte de Chambord a eu raison, au fond ; sa lettre l’a grandi, lui, et contribuera beaucoup à isoler de plus en plus le président en France, comme votre Empereur l'isole en Europe ; mais il fallait un autre langage ; il fallait se montrer plus touché des sacrifices et des tristesses qu’on imposait à son propre parti, et en mieux présenter les motifs.
Vous m'avez peut-être entendu dire qu’on disait que M. Duvergier de Hauranne allait fonder à Gênes un journal, dans l’intérêt de son opinion. Il paraît que ce n’est pas, M. Duvergier, mais le Roi de Naples qui veut fonder ce journal, intitulé Il mediterraneo, et écrit en Italien quoique rédigé par un réfugié Français ; et ce n’est pas au profit des opinions et du parti de M. Duvergier, mais contre le gouvernement Piémontais qu’il sera rédigé. On en a beaucoup d'humeur à Turin et on y parle aigrement de l’ambition et des intrigues du Roi de Naples.
4 heures
J’ai des nouvelles de Claremont. de bonne source, et malgré votre scepticisme et le mien elles me paraissent bonnes. On se dit décidé à ne pas attendre l'Empire et à saisir l'occasion du retour du Duc de Montpensier à travers l'Allemagne pour faire une démarche décisive. Nous verrons. Le porteur, si vous avez le temps de l'écouter, vous donnera des détails.
Dumon, qui sort de chez moi est très frappé de ce qu’on nous dit. Il paraît que la situation de Flahaut à Londres est bien désagréable. On dit que le 5 mai, la Reine l’avait invité à Buckingham Palace, et qu’il n’y est pas allé, à cause de la date. On a trouvé que, pour Walewski, c'était bien, mais que pour Flahaut c'était trop. On ne l’invite plus dit-on.
Vous ririez bien si je vous disais les inquiétudes que cause à quelques personnes, à quelques uns de vos amis, votre voyage. Ils craignent votre action auprès de l'Empereur en faveur du Président ; ils disent que l’Elysée compte tout-à-fait sur vous. Si l'Empire se fait en votre absence, c’est vous qui l'aurez fait. Adieu.
Ceci vous sera remis demain matin. Je vous écrirai demain à Schlangenbad. Je serai bien content quand je vous saurai arrivée, et sinon reposée, du moins calmée. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Académies, Amis et relations, Bonaparte, Charles-Louis-Napoléon (1808-1873), Diplomatie (France-Angleterre), Diplomatie (Russie), Discours du for intérieur, Famille royale (France), Femme (politique), France (1848-1852, 2e République), Fusion monarchique, Mariâ Aleksandrovna (1824-1880 ; impératrice de Russie), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (France), Presse, Relation François-Dorothée, Réseau social et politique, Tristesse
N°3 Paris, Jeudi 3 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
9 heures
Vous serez arrivée quand ceci vous arrivera, chère Princesse. Je regrette de ne pas connaître Schlangenbad. Pour ma satisfaction pendant votre absence, je vous aimerais mieux à Ems que je connais. Il faut voir ses amis en pensant à eux et on ne les voit qu’en voyant les lieux où ils vivent.
J’ai passé hier ma soirée chez Mad. de Stael. Rien de plus politique que Rumpff et Viel-Castel. Celui-ci triste quand il a donné sa démission, il ne croyait pas la donner pour si longtemps. Dieu a bien raison de cacher aux hommes l'avenir ; ils ne feraient pas la quart des bonnes actions qu’ils font s'ils savaient ce qu'elles leur coûteront. Il est vrai qu’ils feraient aussi moins de sottises. Conversation donc toute littéraire.
Vous n'avez probablement pas lu dans le Constitutionnel, M. de Ste Beuve racontant la passion rétrospective de M. Cousin pour Mad. de Longueville, et sa haine pour M. de La Rochefoucauld, son rival heureux, il y a 200 ans. M. Cousin est très irrité de cet article et en parle comme d’une publication malveillante qui lui aurait fait manquer une bonne fortune à laquelle il touchait. M. de Ste Beuve a proposé, pour son tombeau cette épitaphe : " Ci gît M. Cousin ; il voulait fonder une grande école de philosophie, et il aima Mad. de Longueville. " Vous voyez que les nouvelles manquent tout- à-fait.
On dit que le Président ira en Algérie. Ce serait hardi. J’ai vu hier deux personnes qui arrivent d’Algérie, émerveillés des progrès.
Voilà votre lettre de Bruxelles. Merci d'avoir écrit et dormi. J’espérais bien que le voyage vous reposerait.
On est très préoccupé ici de l’attitude des partis monarchiques. Je coupe pour vous, le petit leading article des feuilles d'Havas d’hier soir. Cela n’est pas écrit pour le public de Paris et la presse de Paris n'en dit rien, mais les journaux des départements le reproduisent et le répandent partout. C'est là le langage qu’on veut parler au public intérieur sur lequel on compte.
4 heures
Jules de Mornay est mort hier soir d’une congestion cérébrale. C'était une bien pauvre tête, et un assez noble coeur. Il m’a fait de l'opposition jusqu’au 24 février, mais depuis, nous étions bien ensemble. Trés fusionniste, et le disant très haut à Madame la Duchesse d'Orléans. C’est une famille bien frappée. En six mois Mad. de Mornay a perdu son père, sa mère, son mari et la fille aînée qui s’est faite religieuse malgré elle. Je vous quitte pour l'Académie. On ne remplit jamais mieux ses devoirs qu’au dernier moment. Adieu.
J’ai bien peur d'être un ou d'être un ou deux jours sans nouvelles de vous. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Absence, Amis et relations, Bonaparte, Charles-Louis-Napoléon (1808-1873), Conditions matérielles de la correspondance, Conversation, Deuil, Discours du for intérieur, France (1848-1852, 2e République), Fusion monarchique, Portrait, Presse, Relation François-Dorothée, Relation François-Dorothée (Politique), Salon, Voyage
N°4 Paris, Vendredi 4 juin1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
9 heures
Hier soir chez Mad. de Boigne. Elle part lundi pour Pontchartrain, et de là à Trouville. Le Chancelier part le 15 pour aller la rejoindre. Il est moins pressé qu’elle de quitter Paris.
Dumon, M. d'Houdetot, M. et Mad. de la Guiche, M. de Lurdes, le général. d'Arbouville, voilà la conversation. Le Général d'Arbouville rentre en activité de service, comme inspecteur général des troupes. Il court toujours des bruits de changements dans le Ministère. C’est Fould et Roucher qui les font courir. Je n'y crois pas.
Les décrets du 22 Janvier leur barrent toujours la porte. La décision du Conseil d'Etat ne peut plus tarder beaucoup. On en parle peu. J'en espère encore moins. Cependant je vois des gens bien informés, qui ne désespèrent pas. On se décide très difficilement en France à tremper dans une iniquité judiciaire. La probité politique Française s'est nichée là. Les confiscations révolutionnaires sont encore un souvenir très odieux et très présent. Le Président ne sait pas cela.
On parlait hier d’une circulaire du Ministère des affaires étrangères à ses agents pour démentir les bruits répandus sur la mission de M. de Heeckeren. Je n'y crois pas. Ce n’est pas un dehors, c’est au dedans qu’on travaillera à discréditer ces bruits. On s'aperçoit qu’ils inquiètent plus qu’ils n'irritent. Inquiétude fort calme du reste, et qui ne se manifeste que dans les raisonnements sur l'avenir. On est, quant à présent, de plus en plus tranquille. Point d'événement en perspective, le commerce en assez bon train, et la dispersion de l'été, il y a là du repos pour le reste de l’année.
2 heures
J’ai eu du monde jusqu'à présent, et je vais à l'Académie des Inscriptions. Les Mornay et les Dalmatie sont venus me demander de dire quelques mots demain aux obsèques. Je le ferai, à cause de la conduite du Marquis pendant et depuis Février 1848.
Merci de votre mot d’hier. Certainement vous êtes moins fatiguée. On parle un peu de la fête de lundi dernier à St Cloud et du Président si attentif à amuser les dames Russes.
C'est décidément M. de Chasseloup Laubat qui fait le rapport du budget. Il y aura fort peu de discussion. On croit que le Conseil d'Etat, acceptera la plupart des réductions demandées.
J’ai rencontré hier deux de vos diplomates qui ont bien envie que celle des 31 000 hommes soit du nombre. Adieu, Princesse.
C'est demain, et peut- être après demain que seront mes mauvais jours. Adieu.
N°5 Paris, Samedi 5 juin1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n'ai absolument que deux minutes. Je viens d'écrire mon discours sur le tombeau de ce pauvre Jules de Mornay. Il faut que je sois là avant onze heures. Quand j'en reviendrai, je trouverai chez moi une réunion de membres de l'Académie qui veulent s'entendre pour nommer un secrétaire perpétuel. J’ai à peine le temps de faire ma toilette.
Adieu, Adieu. J’attends bien impatiemment la première lettre de Schlangenbad.
Adieu. G.
Samedi 5 Juin 1852
10 heures
N°6 Paris, Dimanche 6 juin1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Beaucoup de monde hier aux obsèques du marquis de Mornay, des légitimistes, des Orléanistes, des tiers parti des républicains, le Duc de Castres, le Duc de Montmorency, tous les La Rochefoucaud, le maréchal Vaillant, le maréchal Reille, Montebello, Duchâtel & &, au moment où le service allait recommencer, quatre soeurs de la Charité ont traversé l'Église, l’une d'elles était Mlle de Mornay ; elle est allée rejoindre sa mère dans une petite tribune d'en haut ; ses trois compagnes se sont placées près du chœur.
Un de mes voisins s'est penché vers moi, et m’a dit " Elle a pris cet habit comme un jeune homme, par un coup de tête, s’engage dans un régiment. " Tout le monde dit que c’est une personne de beaucoup d’esprit et de distinction. Elle n’est pas folle ; mais elle porte très bien, simplement et dignement, la robe de sœur grise. Sa mère, la fille du Maréchal Soult qui n’a pas, je crois, beaucoup d’esprit est une femme de beaucoup de sens et de courage, passionnée et forte, sentant vivement et supportant tranquillement ses chagrins. Son mari, vivant et mourant, lui en a donné beaucoup. Et par dessus les chagrins, des affaires assez dérangées. Elle les arrangera avec sa part dans la fortune de son père. Le Maréchal laisse environ cinq millions, y compris la galerie qui vient d'être vendue. Le majorat attribué à son fils absorbe à peu près un million. Restent quatre millions à partager. Ce n’est pas énorme.
Mon petit discours a réussi. Il y a trois ou quatre paroles que j’ai été bien aise d'avoir cette occasion de dire.
Personne ne disait là rien de nouveau. On parlait de l'article du Constitutionnel sur la Belgique. Vraiment officiel. Vous avez très bien parlé à Van Praet. Il s'est établi en Europe. quant au droit d'asile politique, des idées, très fausses, pleines de péril et qui finiront par coûter cher aux réfugiés eux-mêmes. Cela date de l'émigration Française, à laquelle les gouvernements Européens portaient un intérêt très naturel et auquel ils se sont abandonnés, sans penser aux conséquences. Tous les autres réfugiés ont profité de ce précédent. Il faudra bien que le bon sens rentre là comme ailleurs. On ne sauvera le droit d'asile politique, qu’il faut sauver, qu’en l'obligeant à ne plus être un droit de guerre, avec inviolabilité.
Il paraît décidé que le Président ira en Afrique. Ses entours le disent. J'en discute toujours. Il faudrait qu’il laissât un régent, serait-ce le roi Jérôme ? J'efface une redite.
On ne croit pas que la session du Corps législatif soit prolongée. Chasseloup fera, dit-on. Vendredi prochain le rapport du budget des dépenses. Ce rapport fera du bruit, le bruit qui se peut faire aujourd’hui. Pas beaucoup mais encore trop. C'est le principal défaut de la situation du gouvernement actuel que le moindre bruit est trop gros pour lui. Il l'a pris trop haut, en fait de silence. Je suis convaincu qu’il pourrait faire beaucoup plus de pouvoir qu’il n'en fait, de pouvoir vraiment réparateur et efficace, en permettant un peu plus d'opposition. La mesure, la mesure, c’est le grand secret de l'art de gouverner. On annonce pour samedi prochain, ou pour le lundi suivant, la délibération du Conseil d'Etat sur l'affaire des biens d'Orléans. Toujours même incertitude.
Adieu, Princesse. Je vous ai vidé mon sac.
Je vais dîner aujourd’hui à la campagne, un dîner d'académie des sciences. Je crois que je partirai samedi 12 pour le Val Richer. Je voudrais bien avoir de vos nouvelles ce matin. Je ne l’espère pas beaucoup. Adieu, adieu.
N°7 Paris, Lundi 7 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
9 heures
Merci de votre lettre de Cologne, et Coblentz qui m’arriva à l'instant. Vous êtes parfaitement aimable de m'avoir écrit ces petits bâtons rompus. J’attendrais plus patiemment des nouvelles de Schlangenbad que je n'espère pas avant après-demain. J’ai frémi de l'aventure de votre malle. Puis, j’ai ri quand vous l'avez retrouvée. Non pas de votre trouble, mais de celui de vos compagnons.
Assez de visites hier avant de partir pour mon dîner de campagne. Paul Daru, Lagrené, St Aignan, le général Trézel &. Les détails qu’on vous a donnés à Bruxelles sur Claremont sont vrais et paraissent décisifs. Le Duc de Montpensier restera là jusqu'au 26 août, et retournera dans les premiers jours de septembre, en repassant par l'Allemagne.
Il est un peu bruit, ici d’une circulaire récente de M. de Persigny, écrite aux Préfets à propos des élections de Maires, Conseils généraux, conseils municipaux et leur enjoignant de s’appuyer fermement sur le peuple source et base du gouvernement actuel. L’idée que M. de Persigny m’a développée, le jour où je l’ai vu chez vous, devient un fait officiel et pratique. Et vraiment il est difficile qu’il en soit autrement. Il faut bien poser sur quelque chose. Je ne crois pas qu’il soit tout-à-fait impossible de poser sur autre chose ; mais il y faudrait moins de passion, et plus de patience qu’on n'est en droit d'en attendre des hommes. Du reste, je ne me préoccupe pas beaucoup de ces velléités de Gouvernement systématique ; de nos jours, les idées, et les paroles ont l’air tranchant et exclusif ; les conduites ne le sont pas ; en fait, il y aura de la modération et de la prudence, et la situation ne se développera que lentement.
Le docteur Véron de ce matin vous amusera. Hier, en vous écrivant, je n'avais pas vu le communiqué du Moniteur. Je l’ai peu compris. Que le président se serve de M. Granier de Cassagnac pour lancer dans le monde telle ou telle insinuation, rien de plus simple ; mais qu’il se croie ensuite obligé de l'avoir ou de le désavouer quand ses paroles font un peu de bruit cela m'étonne. Le bruit sans réponse est la condition, et souvent le moyen des gouvernements.
Je reviens à mon idée ; il y a, autour du pouvoir actuel, trop ou trop peu de silence, trop ou trop peu d'opposition. Si on ne parlait pas du tout, il n'aurait pas à répondre, et si on parlait un peu plus, il ne se croirait pas obligé de répondre. Le juste milieu n’est pas encore trouvé.
On croit que la discussion du budget dans le corps législatif sera très peu de chose. On veut en finir le 29 Juin sans prolongation de la session. Les députés sont au moins aussi pressés de retourner chez eux que le gouvernement de les y renvoyer. Tout ce qu’il y aura de malice, s’il y en a sera dans le Rapport. Mais certainement pour la plupart ce seront des mécontents qui retourneront chez eux.
Adieu, princesse. Soignez vous. Je suis un peu préoccupé, pour vous, des fatigues de promenade, et de conversation. Paris se vide. tout-à-fait. Duchatel et Montebello y seront bientôt tout seuls. Je pars toujours samedi. Adieu.
N°8 Paris, Mardi 8 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
L’avertissement donné par le Ministre de la Police est Constitutionnel et la réponse du Dr Véron feront aujourd’hui encore plus de bruit que n’en faisait hier le premier article du Docteur. Il n'en pouvait guère être autrement ; l’offense était trop rude pour n'être pas ressentie.
On dit que Morny a dit il y a deux mois, quand la loi de la presse a paru : " Vous verrez que le Constitutionnel sera le premier journal supprimé." C’est une question de savoir si le silence de M. Granier de Cassaignac aura pour le président plus d’inconvénient que d'avantage. Il sera moins détendu, et moins compromis. On sera satisfait à Bruxelles. C'est là certainement un témoignage de bon vouloir pour les bonnes relations et un acte de déférence envers la paix Européenne. Je suppose que la Belgique y répondra par quelque mesure un peu efficace pour protéger le Président contre les attaques de la presse Belge ; elle ne peut guère s'en dispenser.
Duchâtel, Charles de La Ferronay, le Général Trézel, Neuvet de Bord, Nisard, Salvandy, tous les Mornay, voilà mes visiteurs d’hier.
Madame de Mornay m'a remercié par quelques lignes d’une fermeté émue et simple qui m’a touché. Elle a autant d’énergie native, et plus de vertu réfléchie que son père. C’est une curieuse chose que la forte et longue préoccupation du Maréchal sur son tombeau. Il y a fait travailler, sous ses yeux, pendant, trois ans. Il n’a pas voulu le placer dans sa terre qui peut passer un jour entre les mains, on ne sait de qui : " Je ne veux pas être vendu avec mon château." Pas même dans l’intérieur de l'Église de sa petite ville de St Amand ; il a trouvé la place trop petite et trop sombre. Il l’a fait construire sur la place publique de St Amand, adressé à l’Eglise et incrusté en partie dans le mur de l'Eglise, pour avoir à la fois la publicité et une sanction religieuse ; puis il a légué une rente perpétuelle aux pauvres de St Amand ; perpétuelle à condition que la commune ferait respecter à perpétuité l'emplacement du tombeau. Si l’on y touchait un jour, la rente cesserait ; en sorte que toute la population de St Amand est intéressée à sa conservation. Le monument est simple et assez grand, en marbre ; il n’y a que deux places, pour lui et sa femme. Il a pris toutes les précautions possibles pour touché. Elle a autant d’énergie native, et leur union dans l'éternité.
Charles de La Feronnay revient de Claremont, disant les mêmes choses. On m’avait mal informé hier. Le Duc de Montpensier et l'Infante en repartent, le 16 Juillet, et non pas après le 26 août. La Reine aurait désiré qu’il attendit jusques là ; il ne l’a pas pu ; l'Infante est grosse et ne peut pas trop retarder son long voyage à travers l'Allemagne. Mad. la Duchesse d'Orléans part, sous peu de jours, avec ses enfants, pour les eaux de Baden, en Suisse ; elle ira de là s’établir pour quelque temps à Interlaken. On dit que ses confidents intimes, M. de Lasteyrie, M. de Rémusat et même M. Thiers iront l’y rejoindre. J'en doute, au moins pour plusieurs.
Mad. de Rémusat, que j'ai vue avant hier, m’a paru avoir d’autres projets.
Adieu Princesse. Je pense avec plaisir que vous êtes arrivée, établie. Je vous désire un beau soleil et un peu de force pour jouir de votre jolie vallée et de vos charmantes conversations, car il y a un grand charme à retrouver les souvenirs et les affections de sa première vie. Ici il pleut et les matérialistes s'en réjouissent. A la bonne heure, pourvu que le soleil revienne quand je serai en Normandie. Adieu, Adieu.
N°9 Paris, Mercredi 9 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Peu de monde hier. J’ai manqué M. Fould et le Duc de Noailles qui sont venus me chercher. J'étais à l'Académie. Vous vous y seriez horriblement ennuyée ; mais si vous ne vous étiez pas ennuyée vous auriez ri : un vrai tournoi philosophique autour du corps de M. Hegel, feu le grand philosophe de Berlin, on voulait ou l’on ne voulait pas donner un prix à une traduction française de l’un de ses ouvrages son Esthétique. Pour lui MM. Villemain, Ste Aulaire, Salvandy, [?] Marc Girardin ; contre lui, le chancelier, moi, et par grand extraordinaire, M. Cousin d'accord avec moi. Au vote, 9 contre 9.
Je suis sûr que M. de Meyendorff vous dirait à merveille ce que cela signifie, si vous ne vous en ennuyez pas.
Le Constitutionnel fait encore un peu de bruit. Ce sont les ministres qui ont vivement insisté au près du président pour que Granier de Cassaignac fût désavoué. On cite surtout le Ministre de la guerre et le général Magnon. Cela fait honneur à leur jugement. On dit beaucoup que le gouvernement va prendre, à cette occasion, une résolution dont on a déjà parlé ; il fera du Moniteur, un journal intéressant et à très bon marché ; deux parties, l’une officielle l'autre non officielle ; celle-ci contiendra de la littérature, de la polémique, tout ce qu’on voudra pour amuser les lecteurs. Et le journal exempté des frais de timbre et de poste, ne coutera que 40 francs. Grande alarme parmi les grands journaux qui auraient grand peine à soutenir cette concurrence. Voilà, comment on punirait le Constitutionnel qui du reste laissera volontiers tomber sa querelle. On n'a nulle envie de part ni d’autre, de la pousser vivement. Pourtant, il restera du venin.
Mes nouvelles d’Angleterre ne me plaisent pas : mon ami, M. Hallam m’écrit : " In truth. I think ill of our prospects, and it is no consolation that other contries may have more to lament. Lord Derby's ministry have a combination of enemies to encounter, and have diminished their friends honneur à leur jugement. On dit beaucoup by abandoning the protection of corn, which it que le gouvernement va prendre, à cette was wholly impossible to retain. I see no probability of their continuance ; yet what is to replace them ? The tone of advertisements and public meetings, relatively to the next election, is strongly radical, and I anticipate changes of a constitutional nature, much for the worse, in the next year or not much later. The remains of sir R. Peel's party are more hostile to Lord Derby's than they ought to be, but are to weak, even in conjunction with Lord John Russell, to stand against the waves of democracy. I pity our poor Queen, who has much to dread in her future life though her personal popularity may be of some service in checking the republican spirit. "
Je suis frappé de la coïncidence de ces paroles avec celles de Croker ; un vieux Tory et un vieux Whig du même avis, et de la même alarme. Je me méfie de la vieillesse ; elle est triste et découragée. Mais ces deux vieillards sont deux esprits très éclairés, et Hallam est parfaitement désintéressé. Pourtant mon instinct persiste à espérer mieux de l’Angleterre. Adieu. Je sors de bonne heure pour rendre les visites que j'ai manquées.
J'espérais un peu une lettre ce matin. Vous m'avez sûrement écrit, Dimanche. Faut-il donc quatre jours à une lettre pour venir du Schlangenbad ? J’ai eu hier de vos nouvelles par Trubert qui a trouvé son voyage parfaitement agréable. Je sais qu’une voiture de l'Impératrice vous attendait à Biberich et vous a emmenée sur le champ. Adieu, Adieu.
Avez-vous des nouvelles de Marion ? G.
N°10 Paris, Jeudi 10 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
2 heures
J’ai eu du monde jusqu'à présent, M. de La Farelle d’Escayrac, de La Tournelle, le Duc de Noailles, Liadières, Berryer, Dumon. Tout le monde dit toujours la même chose. Le Constitutionnel seul ne dit plus rien.
On dit que M. Véron s'est donné le divertissement d’inviter à dîner des généraux, des sénateurs, par des cartes calquées sur le modèle des invitations du Président, et dans sa maison de campagne d’Auteuil, la Tuilerie, que vous connaissez. Seulement il a supprimé la et mis simplement Tuilerie. A ceux qui font des impertinences sérieuses, on en prête de frivole. Cet incident dure encore. Les ennemis s'en amusent. Les gens sensés s'étonnent que le Président se brouille si aisément et si vite avec les amis. Il a l'indifférence fataliste ; confiant dans le mérite et le succès de son idée, il ne s’inquiète pas des instruments ; s’il se prive des uns, il en trouvera d'autres ; si les habiles ne veulent pas l'aider, les médiocres y suffiront.
Voilà l'explication. Voilà enfin une lettre, le N°4 de Dimanche 6. Il faut donc quatre grands jours de Schlangenbad ici ; et cinq quand je serai au Val Richer, c'est-à-dire Dimanche prochain. J’espère que vous aurez pensé à m'adresser là vos lettres.
J’aime à vous savoir établie. Vos premières entrevues vous auront émue. C'est sur M. de Meyendorff que je compte pour vous donner du mouvement sans fatigue. Une bonne conversation anime, et repose à la fois.
Ce n'est pas pour les enfants, c’est pour elle-même que Mad. la Duchesse d'Orléans va à Baden d'abord, puis à Interlaken ; et c'est le Dr Chomel qui l’y envoye. Il revient de Claremont ; il a trouvé la Duchesse d'Orléans souffrante, toussant beaucoup la poitrine et les nerfs ébranlés ; il lui a ordonné Baden et puis des bains de petit lait.
Berryer me paraît content de son voyage mais très frappé du ferment révolutionnaire qui gronde, toujours un Autriche, et qui absorbe les forces répressives du gouvernement, sans que la répression pénètre au delà de la surface ; on vit, mais on ne guérit pas. Je ne connais pas l’Autriche. En France, je suis sûr qu’on peut guérir ; je n'ose pas dire qu’on guérira.
Le comte Strogonoff est venu me voir hier, passant par Paris pour aller conduire sa femme à Vichy. Je lui ai demandé s’il n'allait pas à Bruxelles. Il m’a répondu qu’il n'en avait pas été question, quoiqu’il n’y eût maintenant aucun obstacle, les officiers Polonais étant tous congédiés.
3 heures et demie.
J’ai été interrompue par des arrangements de départ. Je vais faire quelques visites au lieu d'aller à l’Académie. Adieu Princesse. Il pleut constamment ici. Pour vous à Schlangenbad et pour moi, au Val Richer, je demande du soleil. Adieu, adieu. G.
N°11 Paris, Vendredi 11 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
On nous inquiète ici sur l'état intérieur de l’Autriche ; on dit que l’esprit révolution naire y est toujours très fort, et que le gouvernement reste moralement faible depuis la mort du Prince de Schwartzenberg et disposé à se conduire comme les gouvernements faibles, des concessions et des ajournements partout. Que faut-il croire de cela ?
Je suis frappé de l'échec du Cabinet Anglais à propos de la motion de M. Horsman. Vous ne l’avez peut-être pas remarqué. C’est un symptôme positif de l'accès de ferveur protestante qui va présider aux élections. Il en résultera une nouvelle décomposition des anciens partis anglais. Les Torys étaient les Protestants par de excellence ; l’esprit protestant était dans le peuple leur point d’appui contre l’esprit révolutionnaire ; ils ne peuvent plus, ou ils ne savent plus, ou ils n'osent plus s'adosser fortement à ce point d’appui-là. Ils seront sans force, dans les masses, contre les radicaux politiques. Je crois qu’il y avait moyen, pour eux, de rester énergiquement Protestants sans persécuter les catholiques. M. Pitt trouverait, ce moyen là. Mais M. Pitt est mort, décidément mort. Toutes mes craintes anglaises viennent de là.
Votre N°5 qui m’arrive à l’instant m'inquiète un peu malgré vos résolutions d'impolitesse, vous serez plus polie que vous n'êtes forte, et vous vous fatiguerez. Vous aimez les Princes, Dieu s'amuse à vous en donner plus que vous n'en pouvez porter.
J’ai rendu à M. Fould sa visite, sans le trouver aussi. Il venait de partir pour Fontainebleau, avec le président, je suppose. Ils sont toujours très bien ensemble. On parle de quelques changements ministériels, partiels et politiquement insignifiants. Le ministre de l’instruction publique, M. Fortoul serait remplacé par l’un de ses prédécesseurs. M. de Parieu. On prononce le nom de M. Nisard, homme d’esprit et de mes amis, vous savez. Il est, je crois, en bons rapports avec M. de Maupas. Je ne sais rien de plus, et je ne crois pas qu’il y ait rien de plus à s'avoir.
Nous entrons décidément dans la saison morte. Tout le monde s'en va et se tait. Il n’y a plus que les évêques qui parlent, et qui se disputent. Voilà M. l'archevêque de Rheims et M. l’évêque d'Orléans aux prises sur le Christianime ou le Paganisme des livres classiques. Et l'Univers, chassé des séminaires du diocèse d'Orléans, régnera dans ceux du diocèse de Rheims. Est-ce que nous aussi, nous échangerons les querelles politiques contre les querelles religieuses ? Adieu. Je crains bien quelque trouble dans nos lettres à l'occasion de mon départ pour le Val Richer. Mais vous y aurez pensé. j’espère. Adieu, Adieu. G.
12 Paris, Samedi 12 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
On parlait beaucoup hier de l'entrée prochaine de M. de Persigny au ministère des affaires étrangères. Vous savez ce que valent en général les commérages. Ceci serait un coup de bascule du côté de l'Empire et des grandes aventures ; les méfiants disent que le Président joue avec l'Europe le même jeu qu’il a joué avec l’Assemblée législative, reculer et avancer tour à tour, sans jamais renoncer. Pour moi, je crois à l’ajournement réel de tout projet.
En attendant, s'il y a quelque chose à attendre, M. de Persigny prépare d’assez grandes mutations de personnes au Ministère de l'Intérieur. Un préfet révoqué, M. de Luçay, est venu se plaindre ; M. de Persigny lui a répondu : " Vous êtes une trentaine de préfets qui ne me convenez pas. "
Ce sont les préfets d’origine légitimiste. Je ne crois pas qu’il y en ait trente, bien s'en faut. En tout cas, il y a de l'humeur contre les légitimistes et de la dissension entre eux. La plupart prêtent serment et restent dans leurs positions. Le Duc de Broglie qui vient de traverser Paris en allant en Alsace où il a des affaires me disait hier que, dans son département (l’Eure), c'était le parti qu’ils avaient pris à peu près tous de l'avis du Duc de Clermont Tonnerre, leur chef local. Le Constitutionnel se tient coi. M. Véron a l'oreille basse. Il ne s'attendait pas à être mené si rondement. Le Président, une fois dans l'action a le mérite de ne pas hésiter. Non seulement cela aide beaucoup au succès, mais cela dispense d'aller plus loin dans la rigueur ; l'opposition s'arrête tout court devant des mesures promptes, nettes et vives. Je ne sais rien de plus, et je saurai encore moins demain, car je pars décidément ce soir.
Le Val Richer ne ressemblera guère à Schlangenbad. Cependant, il me semble que vous n'avez guère plus de nouvelles que je n'en aurai. Soyez assez bonne, je vous prie, pour ne pas oublier de me donner des nouvelles de Marion. Je tiens à savoir où elle en est, pour vous et pour elle-même.
2 heures
Pas de lettre aujourd’hui. Je ne comprends pas pourquoi. C’est très ennuyeux. Il ne faut pas être sur la rive droite du Rhin. Adieu. Je ne suis pas sûr de pouvoir vous écrire demain matin du Val Richer. G.
13. Val-Richer, Lundi 14 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n'ai pu vous écrire hier ; le service de mon facteur n'était pas encore arrangé. Rien ne se ressemble moins en effet que le Val Richer et Schlangenbad. Je suis seul ici, avec mon fils, et mes paysans (le mes est très abusif), qui me racontent leurs tristesses ou leurs espérances de récolte. Il pleut. Mes fleurs, qui en ont joui d’abord, en souffrent aujourd’hui. Mais, même avec la pluie ce séjour me plaît, après la société de ceux que j’aime, ce que j’aime la mieux c’est ma liberté, et mon loisir. Rien ne m'ennuie plus que de vivre à la merci des indifférents.
Quoique j'eusse fait fermer ma porte le jour de mon départ, j’ai vu assez de monde, Duchâtel, Montebello, Vitet, Salvandy, Mallac, Armand Bertin. On croyait assez à un remaniement de Cabinet qui mettrait Persigny aux affaires étrangères, et ferait rentrer Morny, Fould et Rouher. On arrangeait une bonne occasion. Le Président devait gagner au Conseil d'Etat, demain mardi, la question du conflit. On savait le compte des voix, 9 contre 7 après ce succès, il devenait généreux ; il réglait à nouveau ou faisait régler par le conseil d'Etat l'affaire des biens de la maison d'Orléans, modérément, équitablement en assurant les droits des créanciers et ceux de sa sûreté à lui, aussi bien que ceux des propriétaires. Cela fait, tout était facile. Le public était satisfait et les hommes capables redevenaient ministres. Voilà l’utopie.
Le Président se trouverait en effet très bien d’agir ainsi ; il s'ôterait un fardeau fâcheux, et se donnerait une meilleure administration. Je ne crois guère aux Utopies. Non pas pour toujours, mais pour quelque temps, ce n’est peut être pas tout à fait une utopie que de se promettre un peu plus de retenue de la part des journaux étrangers. Si on leur fait craindre de voir leurs correspondants expulsés de Paris. Ce serait en effet pour eux un grand inconvénient. Ils finiraient par le surmonter ; ils trouveraient d’autres moyens d'information, et en dernière analyse, ils n'en seraient que plus violents contre le pouvoir qui les aurait ainsi maltraités. Mais au premier moment, et pour échapper à cet embarras, ils lui feraient probablement quelques concessions.
Le langage du Times, et même du Morning Chronicle, l'indique un peu. Comme expédient, l'expédient est assez bien imaginé. Je regrette bien que l’Autriche et la Prusse ne se mettent pas d'accord sur la question douanière. Il n’y a qu’une seule mauvaise chance pour la paix de l'Europe, c’est le défaut d’union entre les grandes puissances. Mais si cette chance là se laisse entrevoir les partis révolutionnaires l'exploiteront infailli blement. Ils ont autant de verse que d’ardeur. Et qu’on ne se fasse point d'illusion ; le venin révolutionnaire n'éclate et ne circule plus en ce moment ; mais il subsiste et il s'amasse. Le bon parti n’a pas de marge pour faire des fautes ; le mauvais en a pour attendre.
Adieu, Princesse. J’ai pris quelque soin pour avoir des nouvelles de Paris ; mais ne comptez pas sur moi. Je serai très stérile. D'ailleurs le free trade n’est pas, en ce moment, aussi à la mode pour l’esprit que pour la matière. Adieu, adieu. Ma fille va bien. Elle viendra me retrouver dans les premiers jours de Juillet et sa soeur la précèdera de quelques jours. Adieu. G.
14. Val-Richer, Mardi 15 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Certainement, mon petit ami est et sera toujours à votre disposition. Je comprends que ce ne soit qu'à la dernière extrémité. Si vous avez besoin de lui, vous arrangerez cela vous-même, car il ira, ou bien il est peut-être déjà allé vous voir dans sa promenade sur le Rhin. A part ses inconvénients, il est très intelligent, très zélé et très sûr.
Je regrette que vous ayez rebuté notre neveu Tolstoy. Il serait allé vous chercher très volontiers, il croyait avoir quelque chose à réparer. Pourquoi fermer la porte aux petits repentirs ? Dieu ne la ferme pas aux grands. Vous êtes disposée à exiger beaucoup ; quand on est exigeant, il ne faut pas être susceptible. J'étais là quand vous avez traité sévèrement ce pauvre garçon ; je vous aurais arrêtée si j’avais pu. Il n’y avait pas moyen.
L’épitaphe de M. de Meyendorff pour le Prince de Schwartzenberg est excellente je devrais dire belle, car elle résume en deux traits d’une vérité frappante et d’une précision élégante, tout ce qu’il y a eu de moralement et politiquement grand dans la vie du Prince de Schwartzenberg. C'est la perfection du genre. Qui Caesari imperium imperioque Caesarum dedit est particulièrement heureux. Je me permets de soumettre à M. de Meyendorff un petit amendement, rededit au lieu de dedit. Ce serait, je crois, d’une aussi correcte latinité, et peut-être historiquement encore plus exact.
L'Empereur avait perdu son Empire, et l'Empire, son Empereur ; Schwartzenberg les a rendus l’un à l'autre. Pardonnez-moi de vous faire ainsi truchement latin, et veuillez remercier. pour moi, M. de Meyendorff. J’aimerais encore mieux communiquer avec lui sans truchement.
En fait de raretés, je ne suis curieux que les hommes rares, mais je le suis beaucoup. Est-ce que nous ne nous rencontrerons jamais chez vous, rue St Florentin ? J’attends bien impatiemment votre lettre d'aujourd’hui.
J’espère que vous ne vous serez pas trouvée mal une seconde fois en vous habillant.
Le mot de M. de Meynard m'inquiète : ce serait manquer au respect. Il a raison ; auprès des Rois, le respect passe avant tout, même avant la santé. C’est beau mais c’est lourd, et vous êtes bien faible pour porter ce fardeau.
Toujours point de nouvelles. Ce sera quelque temps notre état. Il y a évidemment parti pris de se tenir tranquille. Tâchez de prendre quelque intérêt aux querelles des évêques. Les questions religieuses sont et seront de plus en plus à l’ordre du jour. Il faut aux hommes des questions et des passions seulement ils en changent. Pour mon compte, je ne serais pas très fâché de ce changement là ; un concile me consolerait de la chambre. Mais nous pourrions avoir un synode. Le président serait bientôt bien embarrassé de ces Parlements-là. Il ira le 10 Août prochain, inaugurer l’ouverture du chemin de fer de Paris à Strasbourg. C'est un discours à faire sur le Rhin. Il sera écouté bien attentivement des deux rives. Adieu, princesse.
Je ne fermerai ma lettre qu'après avoir vu mon facteur. Pauvre homme il arrivent bien mouillé ; il pleut toujours.
10 heures
Votre lettre est un peu moins abattue, mais toujours bien fatiguée. Adieu, adieu. J’ai une bonne lettre de Marion. G.