Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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120 Val Richer, Mercredi 19 Juillet 1854

Certainement, on pourrait se parler, et il y a, dans votre réponse aux dernières ouvertures de l’Autriche, de quoi arriver à la paix. Mais on n’y arrivera pas ; on est de part et d'autre sous le poids des fautes passées et des arrières-pensés d'avenir. On ne voulait pas de la guerre qu’on se fait, et aujourd’hui, quand on parle de paix, on veut autre chose que ce qu’on se dit. Sans nécessité, par imprévoyance et malhabileté, contre le voeu naturel des peuples et des gouvernements eux-mêmes, on a laissé se poser publiquement, avec éclat, deux questions énormes, la question de la lutte entre les gouvernements libéraux et les gouvernements absolus, et la question de prépondérance entre l’Angleterre et la Russie en Europe, et en Asie. Que fera-t-on de ces deux questions dans la paix qu’on peut faire aujourd’hui ? Evidemment on ne les résoudra pas, on n'en fera pas même entrevoir la solution. Il faut rétrécir et abaisser infiniment, les négociations pour arriver à un résultat, il faut fermer les perspectives qu’on a ouvertes, arrêter les esprits qu’on a lancés, ramener les choses et se réduire soi- même à de très petites proportions après avoir tout exagéré, enflé, soulevé. C'est bien difficile, et je n'ose pas espérer, pour arriver maintenant à la paix, un degré de sagesse, de prévoyance, de mesure et de fermeté bien supérieur à ce qu’il en aurait fallu pour éviter la guerre. Voilà, mon inquiétude et ma tristesse. Je n’y échappe. qu'en espérant que la fardeau des questions soulevées sera trop lourd pour ceux qui ont à le porter, gouvernements et peuples, et qu'à tout prix, ils s'en débarrasseront plutôt que d’y succomber avec un éclat honteux. Nous ne sommes pas dans un temps de grands desseins, ni de grandes persévérances. On peut sortir, par faiblesse du mauvais pas où l’on s’est engagé par maladresse. Dieu veuille qu’on soit aussi faible qu'on a été maladroit.
En attendant nous allons apprendre quelque grosse bataille entre Giurgiu et Bucharest. Je doute que le gros de l’armée Anglo-Française, soit déjà là, mais il paraît bien certain que Canrobert était arrivé le 9 avec sa division, au quartier général d’Omer-Pacha.
Je suppose que c’est une bouffonnerie des journaux qui disent que votre Empereur a interdit l'enseignement du Français et de l'Allemand dans votre École militaire d'Orembourg pour y substituer celui du Persan, de l’Arabe, et du Tartare. Vous n'en êtes pas encore à quitter aussi l'Europe pour l’Asie.
J’ai des nouvelles de la Reine Marie Amélie. Lettre du pure amitié, en arrivant à Claremont. Elle me dit : " Je crois avoir fait un beau rêve de six mois, car rien n'a été plus satisfaisant et plus doux pour mon coeur que le temps que j'ai passé à Séville ; le bonheur que j'y ai éprouvé et la douleur et la beauté de ce délicieux climat ont rétabli ma santé qui est tout à fait bonne. " Pas un mot, comme de raison, des troubles d’Espagne qui s'aggravent évidemment.

Midi
J'ouvre d’abord votre lettre, puis mes journaux. Est-il vrai que le Général [?] se soit suicidé ? J’espère G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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98 Val Richer. Lundi 19 Juin 1854

Voilà donc le Maréchal Paskévitch hors de combat ; sa vieillesse ne vaut pas celle du Maréchal Radetzky. Que deviendra le traitement de Maréchal que votre Empereur donne à ce dernier, si l’Autriche se déclare contre vous ? Continuerez-vous de le lui donner ? Certainement, il y avait, dans votre patronage sur les officiers Autrichiens et Prussiens, quelque chose de bien régulier et de bien arrogant. Je comprends que l'Empereur d’Autriche saisisse l'occasion d'en finir avec votre Bolection. Il s’agit de savoir si l'occasion est sûre.
Si vous lisiez les Mémoires de Ste Aulaire en 1838 et 1839. Vous y verriez que le Prince de Metternich lui disait toujours à propos des affaires d'Orient : " Garantissez-moi que la France et l'Angleterre resteront unies, et je me mets sur le champ avec elles. " Apparemment il croit aujourd’hui à la solidité de l’union.
Si on vous prend Sébastopol, regarderez-vous la prise de Silistrie comme un dédommagement suffisant ? Evidemment, le rassemblement des troupes Franco-Anglaises à Varna a pour objet d'attaquer Sébastopol ou de vous faire lever le siège de Silistrie. Il est impossible que le mois de juillet n’amène pas là quelque gros événement.
La Reine Marie-Amélie est arrivée à Claremont en assez bon état. Elle a trouvé à Cologne Mad. la Duchesse d'Orléans qui l’attendait avec son fils, et qui l’a accompagnée jusqu'à Ostende. Le Roi Léopold lui a aussi amené ses petits-enfants. Il est vrai que les Aumale voient beaucoup de monde à Twickenham Le monde n'empêche pas le Duc de travailler à son histoire de la maison de Condé. Il a été question dernièrement d'en insérer un fragment, qu’on dit très intéressant, dans la Revue de Deux Mondes, mais la revue n’a pas osé. Je ne trouve pas l’offre à la Reine du passage par la France de bon goût ; on était trop sûr qu’elle ne serait pas acceptée. Il y a des offenses après lesquelles il ne faut pas avoir des prétentions de courtoisie. Du reste je n’ai pas entendu parler de celle-ci.
Je suis de l’avis du Times ; je trouve la conduite de Lord John dans les arrangements ministériels bien pauvre. C'est sans doute pour se faire pardonner qu’il a tonné si fort contre vous dans son élection à la Cité. Tout cela fait une série d'engagements qui rendent la paix de plus en plus difficile. Lord Palmerston avait-il envie de devenir ministre de la guerre, et regardait-il ce pas comme un acheminement vers le premier ?

Midi.
Point de lettre d'Ems et point de nouvelles d'ailleurs. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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73 Paris, Lundi 22 mai 1854

Je commence aussi par l'affaire. Je vous renvoie la copie de votre lettre à [Rothschild] Je suis d’avis que Génie la remette et vide cette petite question. Je viens d'en causer avec lui, il sait très bien ce qu’il faut dire, et il la dira comme il faut le dire. Vous devez garder votre appartement, sans obligation ni charge de réparations, sauf celles que vous jugerez vous-même à propos de faire, et que vous paierez vous-même.
Je ne m'étonne pas que votre Empereur rappelle Brunnow et Kisseleff de Bruxelles. Il était difficile de comprendre pourquoi, ils y restaient. Brunnow n'en fera pas plus à Vienne que M. de Meyendorff. La question n'est plus aujourd’hui dans le savoir-faire des agents de l'Empereur, mais dans la disposition réelle, personnelle et intime de l'Empereur lui-même. S’il veut sérieusement la paix, la paix est encore possible, les intermédiaires et les agents ne manqueront pas. S'il ne la désire pas sincèrement et sérieusement, personne ne viendra pas à bout de la faire. Il arrivera alors de deux chose l’une, ou bien toutes les puissances européennes seront successivement amenées à s’engager contre vous, grandes et petites, ou bien l'Europe entière tombera, dans le chaos révolutionnaire. La première chance est bien mauvaise pour vous ; la seconde est mauvaise pour tout le monde, vous compris.
Comment pouvez-vous vous dire si sûrs de la Prusse après son traité d'alliance et de garantie mutuelle, avec l’Autriche ? Il se peut que les intentions et les paroles soient toujours de votre côté ; mais les engagements et les actions sont évidemment de l'autre. Et comme ici on pèsera de plus en plus sûr l’Autriche, les mêmes causes qui l’ont amenée et la Prusse avec elle, où elle est aujourd’hui, les mèneront toutes deux plus loin. Les puissances Allemandes peuvent vous être très utiles pour arriver à la paix ; mais si la paix ne se fait pas l’hiver prochain, ce n'est pas vers vous que le courant les pousse ; et vous ne réussirez pas plus à les désunir que vous n'avez réussi à désunir la France et l'Angleterre.
J’ai passé hier la journée à la campagne, chez Mad. Mollien. Je ne suis rentré chez moi qu'à minuit. C’était un peu long.
La reine a dû partir avant hier de Séville, par Cadix et l'océan. Cependant, au dernier moment encore, elle a pu se décider à revenir par la Méditerranée. Elle était mieux, mais toujours très faible. Il me revient de Claremont que le Duc de Nemours partait pour aller au devant d'elle jusqu'à Cadix et la ramener en Angleterre où le Prince de Joinville ne revenait pas encore. Adieu.
Je ferai aujourd’hui votre commission à Duchâtel. J’ai vu Montebello qui veut toujours aller vous voir, mais qui ne sait pas bien encore quel jour. Je repartirai Vendredi soir pour le Val Richer. C'est là qu’a partir de vendredi, je vous prie de m'écrire. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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61 Val Richer. Lundi 8 Mai 1854

Je ne comprends pas pourquoi ma lettre du Jeudi 4 a été en retard. Je vous ai écrit tous les jours, sauf samedi, jour de mon arrivée ici. Je sais ce que vaut ce déplaisir, et je le ressens pour vous comme pour moi. Vous aurez en deux lettres samedi
Voilà enfin des nouvelles officielles d'Odessa. Courtes encore et incomplètes. J'ai peine à comprendre qu'un amiral ne dise pas lesquels de ses bâtiments ont été engagés, ni combien d'hommes, il a perdu, car il on a perdu. Evidemment le combat a été vif puisque les quatre premières frégates n'ayant pas suffi il a fallu que quatre autres vinssent les soutenir. Nous aurons surement plus de détails, les Rapports des amiraux Hamelin et Dandas à leur Ministères. C'est vraiment le commencement de la guerre. J’aime le ton des quelques lignes de l'amiral Hamelin, simple et modéré. S'ils ont épargné autant qu’ils le disent les particuliers. Et le commerce, c'est bien. Quand les hommes mettront leur amour propre à ce que la guerre fasse le moins de mal possible ils seront bien près d'aimer mieux la paix que la guerre.
Vous êtes de plus en plus galants pour la Prusse. L'Impératrice elle-même assistant à la tête de son régiment, au service pour M. de Rochoir ! Et le Ministre de la guerre changé, comme Bunsen. Vous serez bien bonne de m'envoyer à Paris le discours de M. de Stahl par la première occasion. Je le prendrai en allant voter le 18 à l'Académie. M de Stahl est l’orateur très distingué d’une opinion qui, en religion et en politique, ressemble fort à une coterie, mais une coterie plus spirituelle et plus respectable que sa nation. Adieu.
Il pleut. Je ne ferai pas ce matin ma promenade ordinaire dans mon jardin avant le déjeuner. C'est mon heure d'inspection et de conversation avec mon jardinier.
J’ai reçu hier une lettre de Mad. la Duchesse d'Orléans, en remerciement de Cromwell. Très gracieuse ; intention évidente de plaire. « Cette oeuvre deviendra l'enseignement de notre époque- " Apres avoir été, pour vous, un noble emploi de la retraite, c’est, pour moi, une utile et charmante distraction de l'exil. " Des politesses pour mes filles.

Midi
Je ne comprends pas ce qu’est devenu mon N°58, et je ne me souviens pas de ce qu’il contenait, rien de nouveau, ni de bien spécial. Je suis sûr de l'avoir mis moi-même à la poste, en allant Jeudi à l'Académie. Ce qui me déplait, c'est qu’à cause de mon voyage vous aurez eu encore une interruption. J’ai été un jour sans écrire, et je suis d’un jour plus loin. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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55 Paris, lundi 1er mai 1854

Hier soir le Duc de Noailles et le duc de Broglie. J’ai trouvé le Duc de Noailles sortant de son lit, avec un gros rhume et une fluxion, mais encore très amusé de son voyage. Il dit qu’il a toujours aimé Bruxelles. Je lui ai répété le plaisir que sa visite vous avait fait. Nous avons longtemps causé. Je ne vous renverrai pas ce qu’il m’a apporté.
Ici, on croit au bombardement d'Odessa. Le Moniteur avait hier matin l’air de le savoir avec certitude, et d'y préparer un peu le public, comme à une brutalité inutile. On attend quelque chose de la Baltique, et malgré le langage beaucoup moins vantard des Anglais, je crois toujours qu’eux aussi s'attendent à quelque grosse tentative de ce côté. Puisqu'à Pétersbourg on traite beaucoup mieux les Français que les Anglais, pourquoi dans vos Pièces officielles, le langage de votre Empereur est-il toujours plus amer et plus désagréable pour la France que pour l'Angleterre ? Encore, dans vos derniers documents à propos de la publication des lettres de Seymour, vous dites : " Au moment où la France faisait tout pour entraîner l’Angleterre dans une action hostile contre nous, il était assez naturel que l'Empereur n'ait pas jugé opportun de mettre le Cabinet des Tuileries de moitié dans ses épanchements intimes avec le gouvernement Britannique. " et dans d'autres pièces ; plusieurs phrases du même genre. Pourquoi votre Empereur s’en prend-il plus à la France et votre public plus à l’Angleterre ? Il faudrait un peu plus de conséquence et d'harmonie dans les sentiments, du moins dans les manifestations.
Je désire de tout mon cœur que tout ce que vous a dit Morny, et tout ce que vous en inférez sur les dispositions pacifiques d’ici, soit vrai. Moins l'expérience m'apprend tous les jours à en croire les faits plus que les paroles, et à ne pas me hâter de croire ce que j’ai envie de croire. La proposition d’un congrès à Berlin est-elle bien certaine ? Je regarde cela comme la concession capitale de votre côté et la meilleure espérance de l'avenir. Si une fois la guerre était suspendue et un congrès ouvert, on ne recommencerait certainement pas la guerre, quelque difficiles que fussent les négociations, et on finirait par aboutir à une transaction. Je sais qu'en Italie les esprits ardents, les mazziniens croient que l’Autriche ne se brouillera décidément pas avec les Puissances occidentales ; et comme cela les désole, il faut qu’ils aient de bonnes raisons pour le croire.
La Reine Marie Amélie a été de nouveau indisposé à Séville ; un rhume qui s'est dissipé assez vite, mais qui l’a laissé très faible. Le Prince de Joinville frappé de cette faiblesse, a insisté pour que le retour se fît par l'Allemagne ; mais la Reine va mieux, et veut revenir par l'Océan. C'est, quant à présent, le parti pris. Elle ne partira qu'après le 15 mai.
Je viens de lire le Protocole du 9 Avril. Je trouve l’union des quatre puissances bien cimentée par là, surtout par l'engagement des Allemands de ne jamais traiter avec vous que selon les principes du Protocole, et en en délibérant avec la France et l'Angleterre. C'est votre complet isolement. Je ne comprends rien à la dépêche télégraphique sur Odessa " Odessa a été bombardée. Aucun dommage. n’a été fait." Adieu, adieu.
Je ne serai un peu tranquille sur votre compte que lorsque je vous saurai quelqu’un pour le 1er Juin, M. de Chériny ou quelque autre. Encore serai-je médiocrement tranquille. Adieu. G.
La réception de Berryer à l'Académie n'aura lieu qu’au mois de décembre ; mais elle précédera alors celle des deux nouveaux académiciens que nous élirons le 18. Mad. de Hatsfeldt va bien.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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6. Paris, Mercredi 1er mars 1854

J’ai bien fait hier soir ce qui vous convient. Soirée très éparpillée. D'abord chez Mad. d’Haussonville la mère, puis chez Molé, puis et l’ambassade d’Angleterre. A ma première station, rien que les Broglie et les Ste Aulaire, Mad. d’Haussonville et Mad. d'Harcourt en grande toilette de bal, pour Mad. de Chastenay. Drôle de bal, donné seulement pour les femmes mariées. Mad. Piscatory a demandé la permission d'y amener sa fille Rachel, et elle a reçu une réponse si peu gracieuse, faisant sonner si haut l'exception qu’elle n’y est pas allée, non plus que sa fille. Chez M. Molé, peu de monde ; le Mardi gras absorbe tout. Toujours plus de femmes que d'hommes. Duchâtel, le Duc de Noailles, Rémusat, M. de Vogué, Pageot, & Molé triste, et vide, cherchant ce qu’on peut faire pour vous remplacer et ne trouvant pas. " Je ferai tout ce qu’on voudra pour cela. " Je n'ai pas répondu.
Le Duc de Lévis avait des nouvelles très récentes de M. le comte de Chambord qui reste à Prague indéfiniment. Il s'y trouve bien ; l'ex. Impératrice aime beaucoup la comtesse de Chambord. Vous ai-je dit que la Reine Marie-Amélie, en allant en Espagne, avait promis à sa fille la Princesse Clémentine d'aller, en revenant, passer quelques jours chez elle à Cobourg ? Si elle exécute son projet, en revenant plutôt, comme on le dit, à cause des troubles d’Espagne, le comte de Chambord ira probablement la voir à Cobourg. Le Prince et la Princesse de Joinville y seront avec leur mère, et le Duc d'Aumale ira peut-être jusques là au devant d’elle. Double visite donc ; le grand Duc de Gotha et Cobourg (car ce n'est plus qu’un, n'est-ce pas ?) à Paris, et toute la maison de Bourbon à Cobourg. Est-ce que le grand Duc de Gotha est destiné à remplacer ici le duc de Brabant ?
Assez de monde à l’ambassade d'Angleterre ; pas beaucoup pourtant ; les salons ressemblent à un habit trop large. Plus de Français que la dernière fois ; Flahaut, Fould, l’amiral Lasusse, his de Batenval, Michel trouve bien ; l'ex. Impératrice aime beaucoup Chevalier, et quelques autres. Lord Raglan, en conversation intime avec le petit général Chranowski (est-ce bien son nom ?), celui qui commandait l’armée Piémontaise à la bataille de Novare. On dit que c’est un homme capable, quoique battu. J’ai causé un moment avec Fould qui ne recherchait pas la conversation, plus longtemps, avec Flahaut qui était triste et inquiet de l'avenir, pour tout le monde. Peu cependant pour l’Angleterre ; on lui écrit que Lord John commence à mollir un peu sur son bill de réforme, et qu'il pourrait bien être amené à consentir à le laisser tomber. Quelque membre libéral et ami du cabinet proposera de déclarer qu’en ce moment la mesure est inopportune et demandera l’ajournement, qui passera. On dit que si Lady John ne s'en mêlait pas, son mari serait assez traitable ; mais elle ne l'est pas du tout.
Je vous retire, les sages mesures financières que je vous avais annoncées, le rétablissement de l'impôt du sel et des 17 centimes dégrevés sur la contribution foncière. Des gens compétents m'ont dit hier soir qu’il en avait en effet été question, mais que le bon sens avait été battu et que le budget présenté au Conseil d'Etat n'en disait rien. On a craint l'impopularité. Cela vous sera bien égal.
Lady Cowley m'a trouvé bien aimable d'être revenu. Je n'étais dans mon lit, qu'à onze heures et demie.

Jeudi 9 heures
Je reprends ma lettre que j’ai gardée pour une bonne occasion qui part aujourd’hui. La journée d’hier n’a pas été aussi paisible, dans les rues de Paris, que le disent les journaux. Pendant qu'à mon extrémité du Boulevard, on célébrait les obsèques de l'amiral Roussin avec toute la pompe due à un maréchal, canon, garnison sur pied, infanterie, cavalerie, artillerie, église magnifiquement décorée, grande foule de spectateurs curieux et froids, à l'autre extrémité sur la place de la Bastille, huit à dix mille ouvriers avec quelques douzaines de bourgeois se réunissaient pour attendre le convoi de l'abbé de Lamennais, c’est-à-dire une bière suivie par huit personnes, et escortée par un fort détachement de gardes municipaux. L'abbé de Lamennais avait, par son testament, formellement interdit qu’on portât son corps à l'Église, désigné les huit amis qui devaient seuls l'accompagner au cimetière, et ordonné qu’on descendît son cercueil dans la fosse commune, sans aucune cérémonie, pierre, inscription & &
A l’arrivée sur la place de la Bastille, les huit ou dix mille ouvriers ont voulu suivre le corps ; les gardes municipaux s'y sont opposés, ont dissipé la foule, barré une rue et fait cheminer le petit convoi solitaire vers le Père Lachaise. Mais devant la porte du cimetière, ils ont retrouvé, et bien plus nombreuse, la foule qui s’y était rendue par toutes sortes de voies détournées plus de 20 000 personnes, dit-on. Là, nouvel effort du peuple pour entrer dans le cimetière à la suite du cercueil de l'abbé ; nouvelle résistance des gardes municipaux, qui avaient reçu les renforts. On a repoussé, chargé, dispersé la foule, sans coup de feu ; le petit convoi est entré tout seul, la porte du cimetière a été fermée, et l’enter rement s’est fait avec autant de solitude et d'impiété que l’avait voulu le mort. Des agents de police se sont rendus immédiatement aux bureaux des journaux pour les inviter à ne rien dire de tout cela. J'étais, à cette heure-même, chez Mad. Lenormant, avec 25 personnes, Noailles, Voqué, Vitet, Kergorlay &, entendant une lecture de M. Villemain sur les efforts des conquêtes d'Alexandre pour l'influence des Juifs dans le monde et l’aplanissement des voies au Christianisme. M. de Riancey, le rédacteur en chef de l’Union est venu nous raconter ce qui se passait, et les récits de la soirée ont confirmé le sien. Le père Ventura, l’archevêque de Paris, tout le clergé, ont fait leurs efforts pour obtenir de l'abbé de Lamennais quelque parole de repentir, quelque apparence de mort régulière.
On se serait contenté du plus transparent mensonge. On n’a rien obtenu. Le chansonnier Béranger, et cinq ou six autres gardaient la porte du mourant et renvoyaient tout le monde, polis, mais péremptoires. L'orgueil enragé et désespéré du renégat a eu pleine satisfaction. Il ne vivait pourtant plus, depuis trois ou quatre ans que du produit de sa traduction de l'Imitation de J.C. !
La politique de police et de compression continue, sans violence mais non sans astuce et malice. Le 22 février, quand on a été décidé à interdire toute manifestation le 24, le préfet de police a mandé chez lui, un certain nombre de chefs et d’ouvriers des principaux ateliers de Paris. Il leur a notifié l’interdiction en leur déclarant qu'elle serait fermement maintenue. Puis, il a ajouté : " à quoi bon tout cela pour vous ? Vous ne faites que servir les légitimistes et M. Guizot. Lisez la presse ; vous y verrez ce qu’ils veulent et ce qu’ils font."
Il avait devant lui, sur son bureau, un moment de la presse. Il a répété mon nom trois fois, avec l’intention évidente de réveiller dans ce monde là l’irritation contre les légitimistes et contre moi. Je tiens les faits de deux assistants intelligents. Ceci bien pour vous seule, comme de raison. Mais il est clair que la police et la presse, au service du Palais Royal, m'en veulent à mort de la fusion, et voudraient bien trouver à mordre sur moi. Ils ne trouveront pas. Je suis et resterai aussi immobile que décidé. Seulement, ne vous étonnez pas, si ma correspondance est très réservée. Quel volume ! Je me figure que nous causons. Adieu, Adieu.
Dites-moi que vous avez le N°6.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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3 Paris, Dimanche 26 Février 1856

J’ai trouvé votre lettre hier soir, en rentrant à dix heures et demie. J'en étais bien pressé. Votre tristesse m'attriste et me plaît. Lequel des deux davantage ? Je n’en sais rien. Le 24 s'est passé très paisiblement. Les précautions du gouvernement ont atteint leur but. On n'est pas venu dans les rues, et on sera plus réservé dans les Clubs. Quoique les préparatifs de guerre soient peu bruyants, ils se font pourtant, et quoique la guerre ne soit pas plus populaire qu’il y a deux mois, on s’y accoutume.
M. de Witt m’écrit d'Hyères : “ Il faut reconnaître que jusqu'ici le retour aux préoccupations politiques ne s'est point tourné contre le gouvernement. On ne le rend point responsable de la guerre. La publicité bonne aux pièces diplomatiques a flatté le public, et il approuve l'Empereur de sang froid et comme par raison. La guerre est pour lui affaire de devoir, non de passion ou de plaisir. Ce n’est plus la gloire de la France, c’est l’équilibre Europe qu’on défend. " Je crois que cela est bien observé, et que telle est réellement, surtout en province, la disposition du public.
Le maréchal St Arnaud va mieux ; il est monté à cheval avant hier. C'est décidément lui, dit-on, qui commandera le corps expédition naire, entonné des généraux Pélissier, Bosquet et d'Assonville. Le général Canrobert reste à Paris pour faire l’intérieur du Ministère de la guerre. En fait de mesures financières, on dit que le message du 2 Mars annoncera le rétablissement de l'impôt du sel et d'un certain nombre de centimes dont la contribution foncière avait été dégénérée, il y a trois ans, quand M. Fould était aux finances. On calcule que ces mesures augmenteront le revenu de 50 ou 60 millions à l'aide desquels on se promet de faire les emprunts dont on aura besoin.
Je ne sache pas quel Rothschild ait encore conclu. Voilà tout ce que je sais. J’ai vu peu de monde hier, Broglie et Dupin à l'Académie, Mad. Mollien en en sortant. Elle avait des nouvelles de la Reine Marie-Amélie que les troubles d’Espagne pourraient bien faire revenir plutôt en Angleterre. Elle ne veut pas se trouver au milieu d’un chaos Espagnol.
J’ai dîné chez ma fille. Le soir, une visite chez Mad. de Rémusat. J'étais dans mon lit à dix heures et demie. Je comprends les préférences affichées de votre Empereur pour M. de Castelbajac. Ces petites habiletés aident à la bonne politique, mais ne la remplacent pas. L'alliance Anglo Française résistera à la mine gracieuse ou disgracieuse pour les deux ministres partants. Je lis les mémoires de Ste Aulaire sur les affaires d'Orient en 1840. Ils m'amusent beaucoup. Rien de nouveau sous le soleil. Adieu.
J'espère qu’il fait beau à Bruxelles comme à Paris. Parlez quelquefois de moi, je vous prie, à la Princesse Kotschoubey J’ai envie qu’elle pense quelquefois à moi. Vous écrirez un jour à Marion. Il ne faut pas qu’elle croie que vous ne vous souciez plus d’elle. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, samedi 5 nov. 1853

Il semble que nous devons apprendre bientôt que vous avez battu les Turcs. Si vous suivez mon plan de campagne, votre victoire amènera promptement la paix. Vous y aurez honneur et profit. Les journaux ont tous l’air de savoir vos dernières nouvelles et de croire plus que jamais à la paix. J’attends avec quelque impatience ce qui nous viendra de Valachie. On me dit que le motif du rappel de M. Delacour, c’est qu’il a été trop souvent de l’avis de M. de Bruck, trop favorable à la politique autrichienne.
Depuis que ce pauvre Valdegamas est mort, vous ne pensez certainement plus jamais aux affaires d’Espagne. J’ai quelque curiosité de savoir s’il est vrai que le nouveau ministre américain à Madrid, M. Soulé, qui a été si doux dans son discours à la reine, ait pourtant demandé à acheter Cuba, et ce que pense de cette demande le Maréchal Narvaez. Le voilà rentré à Madrid nous entendrons bientôt parler de lui. Est-il venu vous voir avant son départ ?
On dit que la Reine Christine a été très surprise que la Reine Marie Amélie n'ait pas voulu la recevoir, et qu’elle n’a pas pu comprendre pourquoi. Il y a un certain degré d’égoïsme qui en effet ne peut pas comprendre qu’on ne l'accepte pas toujours tel qu’il est et qu’on lui demande jamais autre chose que ce qui lui convient.
J’ai des nouvelles de la Reine Marie- Amélie ; elle avait passé, les Alpes et assez bien supporté ce voyage. Elle doit être arrivée à Gênes. Si elle ne retombe. pas malade, sa passion d’aller à Séville lui fera braver trois jours de mer. C’est une indisposition du comte de Paris qui a empêché Madame la Duchesse d'Orléans de se rendre à Genève, auprès de la Reine.

Onze heures
Votre lettre ne vaut pas la dernière. Il n’y a plus qu'à attendre les événements. Les hommes ont bien mal jouer leur rôle. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Château de Broglie, Vendredi 28 oct. 1853

Le service des postes est si mal arrangé ici qu’on n’y a que le Moniteur de l'avant-veille. Je n'ai donc pas là ce matin l'article dont vous me parlez. Vous savez que je fais peu de cas des oscillations de cette question. Pourtant je ne puis méconnaitre que la nomination du général Baraguey d’Hilliers a un air belliqueux. On l'envoie là, pour lui faire gagner son bâton de maréchal. Il est plus propre à se battre qu'à négocier. Mais je ne comprends pas comment, il se battrait là. Enfin nous verrons. La décision viendra de Londres, et je persiste à croire que Londres veut la paix. Je doute, comme vous, que le Parlement se réunisse effectivement à la fin de Novembre.
On a ce matin des nouvelles de la Reine Marie-Amélie du 26. Elle est en pleine convalescence, plus de fièvre, et voulant poursuivre son voyage à Séville où tout le clergé fait des neuvaines et des prières publiques pour qu’elle guérisse et qu’elle arrive. Elle partira peut-être de Genève demain samedi pour passer les montagnes par ce reste de beaux jours. Une frégate à vapeur l’attend à Villefranche. La traversée est de trois jours. C'est beaucoup pour elle. Le Duc de Nemours retourne à Vienne où il a laissé sa femme et ses enfants.
Je viens de trouver l'article du Moniteur d’hier dans le petit journal du Département de l'Eure. J'en ai la même impression que vous. C'est convenable, et au fond pacifique. D'après les détails topographiques, que donne le journal des Débats, il ne paraît pas que le passage du Danube, soit en ce moment très difficile puisque les eaux sont très basses Je retourne demain au Val Richer. Ecrivez-moi là, maintenant jusqu'à ce que vous ne m'écriviez plus.
J’ai bien envie de vous trouver un peu bonne mine. Nous avons eu ici hier, et avant hier, dans la soirée, un violent orage, mais très beau temps tout le jour. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Au château de Broglie, Mercredi 26 oct. 1853

Certainement si la Grèce prenait parti contre les Turcs et soulevait partout les Grecs, la complication serait grosse et l’Europe Chrétienne bien embarrassée. Mais cela n’arrivera que si vous le voulez, et vous ne le voudrez pas. Il y avait un homme qui est mort, et qui s’il vivait n'y manquerait pas ; c'était Colettis. Il aurait cru trahir, la Grèce et les Grecs s’il avait laissé échapper une telle chance que l'Europe le voulût ou non. Mais ces hommes-là sont rares, et je ne pense qu’il y ait en Grèce un autre Colettis.
Le Duc de Broglie reçoit à l’instant une lettre du Dr Chomel qui est arrivé de Genève le 22. Il avait quitté la Reine le 24, la laissant mieux, mais pas encore tout-à-fait en convalescence. Encore de la fièvre. Il craint l’âge, la saison, la fatigue. Cependant il est plutôt rassurant qu'inquiétant.
On a eu grand tort à Londres de n'être pas parfaitement poli envers votre grande Duchesse. D’autant plus poli qu’on semblait plus près de se battre. La guerre n’est pas une brouillerie entre les personnes. Je trouve misérables ces impolitesses préméditées, par raison d'Etat. Il n’y a à cela ni dignité, ni habilité. C’est une humeur subalterne ou une maladroite, imprévoyance. Reine d’Angleterre, j’aurais rendu extérieurement à votre grande Duchesse tout ce qui lui appartient, sans me préoccuper de la paix ou de la guerre. Empereur des Français j'aurais invité Kisseleff et Hübner à Compiègne comme les autres, sauf à ne pas leur dire là un mot de politique. C’eût été de meilleur goût dans le présent, et de meilleure politique pour l'avenir.
Je suis revenu hier ici, par un temps magnifique qui dure. Il y a chasse aujourd’hui dans la forêt. On court un chevreuil. Mon fils, est parti ce matin avec Albert et Paul de Broglie. Il y aura certainement moins de confusion qu'à Compiègne, et j’espère pas d'accident. J'écrirai à M. Monod pour qu’il n’attende rien. Je crois qu’on a raison. Ce serait bien solitaire. Ecrivez-moi encore et demain Jeudi, je vous prie. Je n'en partirai que samedi matin de bonne heure. Le Duc de Broglie partira aussi samedi pour Paris où Mad. de Staël arrive. Il va conduire son fils Paul à l'Ecole polytechnique où ce jeune homme entre brillamment. Il est spirituel, original, sauvage, et doué, à ce qu’il paraît de dispositions rares pour les Mathématiques.
Adieu, adieu. Où donc est allé Dumon ? Je ne pense pas qu’il doive être absent longtemps. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Lundi 24 octobre 1853

Quand Xérès fit dire à Léonidas " rends-moi tes armes " c’est, je pense, qu’il était un peu embarrassé de passer les Thermopyles ; et Léonidas fit acte de bon sens comme d’héroïsme en lui répondant " Viens les prendre."Il me paraît qu’Omer Pacha, est dans le même embarras que Paris, et qu’il somme le Prince Gortschakoff de passer le Danube et de venir l'attaquer, le menaçant de le passer lui-même et d'aller l’attaquer, en cas de refus. Je ne sais si c’est sérieusement qu’on écrit cela de Bucarest ; il n’y a pas eu beaucoup de situations plus ridicules que celle de ces deux armées qui vont passer l'hiver à se montrer le poing d’un bord du Danube à l'autre. Entendez-vous parler de l’Asie et la guerre peut-elle vraiment commencer là, à défaut de l'Europe ?
Je n'ai pas eu hier de nouvelles de la Reine Marie Amélie. Quand même elle continuerait d'aller mieux, elle serait hors d'état de faire son voyage d’Espagne. Les Princes ont écrit à leur frère Montpensier de venir sur le champ à Genève. On préparait, à Lisbonne, une très belle et très affectueuse réception pour la Reine. La Reine de Portugal mettait du prix à la traiter avec éclat. Le Duc de Nemours est accouru en hâte, laissant sa femme à Vienne où il retournera probablement. Je dis comme vous, je n'ai rien à dire. Je vous quitte pour aller profiter, dans mon jardin d’un temps admirable. Nous avons eu hier le plus beau jour de l’année, chaud et clair. comme dans un bel été. Aujourd’hui sera aussi beau.
Un journal dit que sir Edmund Lyons reprend du service comme marin, et va rejoindre comme contre amiral, la flotte de l’amiral Dundas. Lord Palmerston ne peut pas renvoyer en Orient un agent plus dévoué, plus remuant, plus impérieux, et plus anti-russe.

Midi
Je ne m'étonne pas de toutes ces mollesses. Il n’y a vraiment pas un motif sérieux de guerre, à moins qu’on ne s'échauffe par taquinerie, et ce n'est pas la peine. Adieu. Adieu. Ma fille vous remercie de vos bons souhaits. Elle part ce soir, en assez bonne disposition. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Au château de Broglie, Samedi 22 oct. 1853

Voici la réponse de M. Monod. On fera maintenant ce qu'on préférera. Dites le moi seulement dès que vous le saurez pour que j'en informe, M. Monod.
Je reçois à l’instant des nouvelles de la Reine du 19 à 10 heures du matin, un peu meilleures. On me dit que les mauvais symptômes ont cessé et qu'on est rassuré. J’ai pour que ce ne soit là que les oscillations d’une maladie bien grave. Elle avait été mieux le lundi 17 ; elle est retombée le mardi 18 ; un des poumons s’engorgeait ; il paraît qu’elle était mieux le Mercredi 19. On a fait venir de Paris, une soeur de la Charité qu'elle aime particulièrement.
C'est dommage que G. ne vous écrive plus. Je lui croyais l’âme trop exercée aux pertes ou aux gains de Newmarket pour que ses correspondances en fussent dérangées. Si l'Europe ressemble à la France, M. de Persigny aura raison.
Avez-vous lu l’article des Débats d’hier sur la race Slave, et le théâtre en Russie, et savez-vous qui est M. Pierre Douhaina l’article m’a intéressé, quoique bien long. Les Russes et les Turcs vont remplir les journaux. Je trouve le dernier langage du Times très sensé. On fera évidemment partout tout ce qu’on pourra pour rétablir la paix, et probablement on y réussira. Mais, on a en même temps partout le sentiment qu’il y a beaucoup d'inconnu, dans cette situation, et on se prépare à n'être pas surpris, ni pris au dépourvu par l'inconnu.
Voilà, toutes mes nouvelles. Je pars dans deux heures pour aller passer deux jours au Val Richer. J’ai eu ici un temps affreux. Il fait un peu moins laid aujourd’hui. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Au château de Broglie, mardi 18 Oct. 1853

Je m'assois pour vous écrire et on m’apporte votre lettre d’hier. Celle de M. de Meyendorff est très rassurante. Il faut être deux pour faire la guerre. Le seul embarras, c’est qu’il y a trop de gens pour faire la paix. Ils ont bien de la peine à s'entendre. Ils en viendront à bout pourtant. Mais évidemment vous occuperez les principautés tout l'hiver.
Il n’y a personne ici que les maîtres de la maison. Barante, et Mad. Anisson sont partis avant hier. C’est bien un des lieux les plus tranquilles qu’on puisse imaginer. Beau et froid. On n’y sait point de nouvelles, quoiqu'on les aime. On se promène et on cause beaucoup. Bonne conversation, très sensée. Je trouve la princesse de Broglie changée, maigre et pâle. Ma fille croit qu’elle est grosse. Elle a déjà quatre fils.
J'écrirai demain à M. Monod ; mais sa lettre me fait, comme à vous l'impression qu’il n’a, quant à présent, point de pensionnaires, et je suis tout-à-fait de votre avis, il faut des camarades. M. Meyer, dont il parle est un excellent homme, pasteur luthérien, collègue de M. Morny. Je sais qu’il a en effet plusieurs fils jeunes peut-être à défaut de M. Monod cela conviendrait-il ?
Il est très bon que le Roi Léopold aille en Angleterre. La Reine Marie Amélie s’est arrêtée à Genève assez malade d’un rhume violent. En arrivant, elle avait fait dire à Mad. de Staël, qui est à Coppet de venir la voir, et quand Mad. de Staël est venue, elle n’a pas pu la recevoir. Elle restera à Genève jusqu'à ce que son rhume soit tout-à-fait passé. On n’avait cependant point d'inquiétude sur son compte.
Je suis bien aise que vous ayez retrouvé Dumon, et que du monde vous arrive. Je crois que vous en aurez beaucoup cet hiver. On sera agité sans vrai malheur, ni même vraie inquiétude. On court alors, on voyage.
Je trouve excessif que Kisseleff et Hübner ne soient pas invités à Compiègne. Il n’y a pas de raison pour cela. C'est trop d'empressement à couper l'Europe en deux, sans compter qu’on ne la coupe pas réellement en deux. Tant qu'Aberdeen sera au pouvoir, il ménagera l’Autriche, et la Prusse fera toujours plus que vous ménager. Adieu.
J’irai samedi prochain 22 au Val Richer dire adieu à ma fille Pauline qui part le lundi 24 pour Hières, je reviendrai ici Mardi 25 pour toute la semaine prochaine. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 16 oct. 1853

Je vous envoie la lettre que je viens de recevoir de M. Monod. Vous la trouverez détaillée sensée et très consciencieuse. Vous me direz ce que je dois répondre.
Savez-vous si la Princesse Koutschoubey a reçu ma lettre. Je l’ai adressée à l'hôtel Bristol.
Gladstone a supérieurement parlé à Manchester. Il me paraît que le mouvement belliqueux n’a pas grand retentissement en Angleterre. Je serais charmé que la mauvaise politique fût, là, percée à jour et repoussée, et la bonne comprise et soutenue par le bon sens public. Ce serait un grand triomphe. dans une grande épreuve. Si cela est vous aurez, entre vous Russes et Turcs, bien de la peine à vous battre, et si vous vous battez, on ne se battra pas pour vous et on trouvera quelque moyens d'empêcher que vous ne vous battiez longtemps. A travers toutes nos oscillations et vos agitations, cela me paraît le résultat le plus probable. Si ce n'était vous, je crois que je n'y penserais plus guère.. Je suis à la veille d’un assez grand dérangement, pour l'hiver prochain, dans mon intérieur. Ma fille Pauline, sans être malade, est toujours fatiguée et faible. Elle n’a pas repris ses forces depuis sa dernière couche. Son médecin, qui est venu ici, lui conseille positive ment d'aller passer l'hiver dans le midi, à Hières, ou à Nice. Son mari en est d’avis, et moi aussi. On prévient beaucoup de malheur en prenant tout de suite ces précautions- là. Elle partira donc bientôt, et mon ménage de l'hiver se réduira à Guillaume et moi, avec ma fille Henriette à côté. C’est une contrariété ; mais quand on a ressenti les grandes joies et les grandes peines de la vie, les contrariétés sont peu de chose. Je n'ai pas de vraie inquiétude sur ma fille mais je crois tout-à-fait bon pour elle. qu'elle aille passer l'hiver sous un ciel doux et dans un complet repos. Je remercie Marion de m'avoir tiré d’embarras sur Pianezza.

Onze heures
Voilà votre lettre qui ne m’apprend rien, comme je m’y attendais. Vous m'écriviez le 24 septembre : " Hélène est bien touchée de vous voir vous occuper d'elle. Elle prendra à genoux le précepteur que vous lui recommanderiez. Je vous prie donc d'essayer de trouver et de lui adresser directement votre trouvaille. " Je ne sais pas une autre manière d'adresser directement que d’écrire.
Je crois que là le Duc de Nemours a dû voir, M. le comte de Chambord. Mais je n'en sais rien de positif. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 2 octobre 1853

J’aime bien le discours de Gladstone à Inverness. Voilà, comment il faut parler de la politique de la paix. Ceux qui ne la recommandent qu'au nom du repos et des intérêts matériels ne savent pas qu’ils sont les mobiles les plus puissants sur l'esprit des peuples. Et puis, je trouve le ton de Gladstone décidé et ferme. Palmerston aussi a bien parlé. Si l'Angleterre persiste dans cette voie, je persisterai aussi dans ma confiance. J’ai lu dans l’Assemblée nationale d’hier. Le texte original de vos deux notes. La première est en effet très bonne au fond et dans la forme, pacifique avec la dignité tranquille d’un grand gouvernement. Mais je suis tout à fait de l’avis de ceux qui désapprouvent la seconde. Je n'entre pas dans la débat des phrases et des mots. A quoi bon le débat même, y eussiez-vous cent fois raison ? La première nole établissait très bien votre position générale, et en haut ; pourquoi descendre à des questions très particulières, et très petites dans leur aspect, quel que soit le lien qui les rattache à la grande ? Pourquoi vous faire avocats et théologiens, et fournir aussi aux cabinets et aux journaux l'occasion de se faire avocats et théologiens à leur tour ? Ils abusent de l'occasion, et par là, ils entretiennent la prévention populaire qui vous soupçonne de vouloir tout autre chose que ce que vous dites. Et c’est cette prévention qui embarrasse et affaiblit les gouvernements amis de la paix. Votre situation et votre politique envers la Turquie sont si complexes que vous ne pouvez entrer dans les détails sans prêter le flanc par quelque côté ; vous voulez aujourd’hui la paix, le statu quo, et en même temps vous saisissez, vous ne pouvez pas ne pas saisir, quand ils se présentent, les moyens de faire des pas vers un avenir qui n’est, ni le statu quo, ni la paix. Vous êtes donc incessamment exposés à ce que vos intentions présentes et vos vues d'avenir se mêlent et se donnent des démentis mutuels et dans cette confusion, le public, qui n’y regarde. pas de près, confond à son tour toutes choses, et prête à vos démarches, à vos paroles d'aujourd’hui un sens qu'elles n’ont pas aujourd’hui, mais qu’on y peut mettre quand on se transporte dans l'avenir. C’est là l'écueil dont vous avez à vous garder, et votre note explicative nous y pousse au lieu de vous en éloigner. Je ne connais pas de plus grand danger, dans les grandes affaires, que la fantaisie de prouver en détail qu’on a et qu’on a toujours eu raison.
J’ai des nouvelles de Claremont. La Reine est en effet revenue malade de la mer ; mais elle repart, et elle est, je crois, déjà repartie par Douvres et Ostende pour aller par terre s'embarquer à Gênes d’où la traversée, en Espagne est beaucoup plus courte et par une mer plus douce.
J’espère que l’indisposition de Marion n'est rien. Avez-vous eu, avec elle, votre conversation et va-t-elle passer quelques jours en Angleterre ?

Onze heures
Certainement, si la guerre éclate, tout le monde sera fou et aura été bien maladroit. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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45 Val Richer, Mardi 9 Août 1853
3 heures
Il se peut fort bien que votre Empereur ait eu raison de penser à la Russie plus qu’à l'Europe. Je ne suis pas juge du cas particulier ; mais en thèse générale, on a toujours raison de se préoccuper du dedans plus que du dehors. Le pauvre roi Louis-Philippe se préoccupait infiniment du dedans ; à ce point qu’il en désespérait. Il a certainement en grand tort de faiblir le 22 février, et cette faiblesse a été la cause prochaine de sa chute ; mais il a été de tous, le moins surpris de ce qui lui est arrivé, tant, il en connaissait les causes générales et lointaines, et les regardait comme irrésistibles. Deux dispositions parfaitement contradictoires s'alliaient en lui ; dans l’ensemble, il était sans espérance, sans confiance, convaincu qu’il ne réussirait pas à fonder sa monarchie, que la France était vouée à l’anarchie et à la révolution dans chaque occasion particulière, quand le jour du péril venait, il était imprévoyant et sanguin, convaincu qu’avec un peu d'adresse, de souplesse et de patience. Il reviendrait sur l'eau et se relèverait après avoir plié, les deux dispositions ont également contribué à le perdre ; il a vu à la fois trop en noir et trop en beau ; il a trop désespèré du présent et trop espéré de l'avenir. On pouvait très bien résister en Février 1848, il ne l’a pas cru. Il a cru qu’il reviendrait du renvoi de son cabinet et même de son abdication ; et cela ne se pouvait pas. Il avait cela, et seulement cela, de commun avec Louis XI qu'il faisait beaucoup de fautes, et qu’il excellait. à s'en tirer, et qu’il espérait toujours avoir le temps de s’en tirer. Le temps lui a manqué pour se tirer de la dernière. Le chagrin a été pour plus de moitié dans sa mort. Le désespoir de votre N°43 est mal tombé, ce matin, après les quatre lignes du Moniteur d'hier. Vous aurez certainement eu directement l’avis de l'adhésion de votre Empereur à la proposition combinée à Vienne ? Je tiens pour impossible que le sultan n’y adhère pas aussi. Je suis donc de l’avis du Moniteur, et de la Bourse Je regarde l'affaire comme finie. Vous vous serez beaucoup tourmentée en pure perte. A part l’intérêt Européen, je suis charmé que vous voyez un terme de vos inquiétudes.

Mercredi 10 9 heures
Il me revient que Kisseleff est très content, et qu'on est très content de lui à Paris. Son attitude. et son langage, pendant toute cette crise, ont été très fermes et très tranquilles. C'est Morny qui a renversé M. de Maupas, et fait supprimer le ministre de la police. Il s'est allié pour cela avec Persigny. L'Empereur Napoléon est content de Drouyn de Lhuys et du mélange de pacifique et de guerrier qu’il a mis dans ses conversations et dans ses pièces. Bon pour tous les en cas. M. d’Hautpoul a obtenu la permission de recommencer à se promener, en mer avec son yacht de Trouville.
Mad. la Duchesse d'Orléans confie M. le comte de Paris à Paul de Ségur pour aller faire un tour en Irlande. Adieu, adieu. J'espère que demain le facteur m’apportera votre tranquillité au lieu de votre désespoir.
Par grand hasard, j’ai reçu hier une lettre de Massi ; on me dit : " La paix jusqu'ici n’est pas troublée par l'occupation ; les troupes russes observent la plus exacte discipline et payent tout ce qu'elles consomment.” Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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23 Val Richer. Lundi 27 Juin 1853

Votre très spirituel et très sensé correspondant est dans la désagréable situation d’un homme chargé de réparer les fautes qu’il n’a pas faites et d'empêcher le mal qu’il a prévu. Je comprends son humeur et je crois qu’il a raison d'en avoir. Il faut pourtant qu’il réussisse, car c'est lui aujourd’hui qui a mission d'empêcher. la guerre. Je vois dans les journaux que vous avez promis de ne rien faire jusqu'à ce qu’on sache les résultats de l'arrivée de M. de Brück à Constantinople. J’espère que c’est vrai. En tout cas, je reste très curieux et peu inquiet.
Je ne sais pas bien encore la vraie cause de la chute de M. de Maupas. Est-ce un acte de politique générale, et désir de plaire au public en supprimant le Ministère de la police ? Est-ce une défaite personnelle du ministre dans sa lutte contre ses ennemis ? et, dans ce cas, contre lequel de ses ennemis, M. de Persigny, M. de Morny ou M. Fould, car il les avait tous les trois ? C'est Persigny qui recueille son héritage. Mais Fould aussi y gagne quelque chose, car Magne, dont on double les attributions, est son homme. Du reste peu importe. La mesure est en général, approuvée.
On m'écrit ceci : " Les habiles veulent qu’il y ait corrélation entre les deux décrets, et qu’on n'ait créé un conseil de famille pour surveiller les Princes que faute d’un ministre de la police qui les surveille d’assez près. Je ne sais ce que l'héritier présomptif pense du décret, mais la colère de la Princesse Mathilde n’a pas pu se contenir. "
Il est sûr que si le conseil de famille fait tout ce qu’on le charge de faire, les Princes seront tenus de bien court.
Mon ami M. Moulin (vous savez qui c’est) est revenu de son voyage d’Italie. Voici son impression sur Milan et Turin. " La situation de l’Autriche est loin de s'améliorer en Lombardie. Le sentiment national y est en protestation constante contre la domination étrangère. J’ai pu constater que pas un bourgeois de Milan n’entre dans les cafés fréquentés par les officiers Autrichiens et que pas un salon n’est ouvert à cet uniforme, en dehors du monde officiel. Le bon gouvernement ne suffit pas à vaincre cette répugnance car le pays est bien administré ; les chemins de fer s'y font vite et honnêtement, sans charlatanisme et sans embarras.”
" J’ai séjourné à Turin au milion des fêtes. commémorations du statut. J’ai vu défiler à la Revue du Roi une garde nationale, caricature de la nôtre. J’ai entendu les cris et les chants des étudiants et des ouvriers parcourant les vues en groupes et vociférant des félicitations sous les fenêtres des députés et des journalistes patriotes. La presse est à Turin d’une violence et d’une perfidie qui rappellent et ramènent les mauvais jours. Je ne peux pas partager l’enthousiasme de quelques uns de nos amis et du Journal des Débats pour ce gouvernement. Je lui crois peu d'avenir ; il passera à l'état républicain révolutionnaire, ou il rétrogradera. Au demeurant nous aurions en France quelque chose de semblable à ce qui règne entièrement. Si MM. Thiers et Barrot gouvernaient le pays avec l'alliance de Cavaignac, et de Bixio dans un Parlement.”
Vous voyez que c’est un homme d’esprit. C'est dommage que l'ennui de Vichy ne puisse pas consoler de celui d’Ems. Duchâtel ne s'amuse pas plus que vous. Aussi mauvais temps et pas beaucoup plus de monde. Montalembert pourtant et d'Haubersaert. Mais Montalembert n’est pas bon à grand chose pour Duchâtel ; ces deux esprits ne vont pas ensemble. D'Haubersaert vaut mieux. D'ailleurs il joue au piquet. C’est là la ressource de Duchâtel, matin et soir. Adieu.
Le mauvais temps, qui m'ennuie moins que vous est plus sérieux pour moi que pour vous. Mon fermier en gémit, et si sa récolte ne va pas bien, je m'en trouverai mal. Adieu, Adieu. G.
P.S. Je reçois à l’instant votre lettre du 23 (N°21). Elle n'était pas nécessaire. Soyez tranquille. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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18 Val Richer. Vendredi 17 Juin 1853

J’ai grand peine à ne pas vivre tout-à-fait dans le 17e siècle au lieu du 19e. Je viens de dater cette lettre de 1653. C'est là que j'en suis avec Cromwell, au moment où il chasse le Parlement.
Je suppose que vous trouverez l'Allemagne très occupée de votre occupation des Principautés. C'est là que la question se transporte. C’est là du moins qu’on s'efforce de la transporter. Le petit travail des journaux du gouvernement pour le décharger de tout embarras m'amuse. Quand l'affaire de Lieux Saints a été finie, ils ont dit : " La question française est vidée, il n’y a plus qu’une question Européenne ou la France n’a plus que sa part " Maintenant, ils disent : " Puisque la Russie déclare qu’elle se barrera à occuper les Principautés, sans faire la guerre à la Porte, il n’y a plus à vrai dire, de question Européenne ; ceci n’est plus qu’une question allemande, c’est à l'Allemagne de savoir si elle veut que la navigation et le commerce du Danube passent tout à fait dans les mains de la Russie. Vous me direz si l'Allemagne est disposée à se charger ainsi seule du fardeau.
Il y a entre la politique de mon temps et celle qui lui a succédé cette différence que l’une à besoin de placer l’intelligence publique trop bas et que l’autre avait besoin de la placer trop haut.
Je vous suppose établie d’hier à Ems Bayrischer hof. Garderez-vous votre fils Paul un peu de temps ? Je le voudrais pour vous et aussi pour lui. Sa société vous est agréable et je crois que la vôtre lui est bonne.
Je ne comprends pas Hélène Kotschoubey de venir à Paris dans cette saison, à moins que ce ne soit pour s'y arranger pendant qu’il fait beau et y passer l'hiver prochain.
Je n’ai absolument rien de Paris depuis votre départ. Personne n’y est plus, que mon petit ami qui me dira bien de temps en temps quelque chose. Je ne sais pas quand Duchâtel et Dumon reviendront de leur voyage, l’un à Vichy, l'autre dans le midi. Le Duc de Broglie a été content de son séjour à Claremont. Les Princes très sensés et bien disposés ; mad. la Duchesse d'Orléans toujours la même ; il n’a point eu de conversation sérieuse avec elle. Le comte de Paris en grand progrès d’intelligence, de taille, de manière et d’apparences fermes et franches. Puisque vous aurez passé un jour plein à Bruxelles, vous y aurez vu du monde intéressant.

Midi
Je n’attendais pas de lettre aujourd’hui. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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11. Val Richer Mardi 7 Juin 1853

Les Anglais n'ont pas envie de la guerre. Vous ne prendrez pas Constantinople. L'Empire Ottoman ne tombera pas demain. Greville a raison de se dire sûr de l’Autriche et de la Prusse en tant qu’il veut dire que l’Autriche et la Prusse s'employeront à empêcher la guerre, c’est-à-dire à faire en sorte que vous ne demandez pas trop et que la Turquie vous cède assez.
Dans Phèdre, Hippolyte dit :
Un seul jour ne fait pas d’un mortel vertueux,
Un coupable assassin, un lâche incestueux.
J'en dis autant de Pétersbourg, de Londres, de Vienne, un seul jour ne fait pas, d’un gouvernement sensé, un fou. Vous resterez sensés, et les autres aussi. Et vous aurez où aller, Paris ou Londres, à votre choix. Il n’y a de question que celle des plus ou moins grands embarras qu’il faudra traverser pour arriver au but. Peut-être quelques coups de canon avant la paix. J'en doute. Pourtant cela se peut. Vous êtes en effet bien engagés ; et il vous faut quelque chose pour vous dégager. Si l'Europe a un peu d’esprit, elle vous ouvrira la porte qu’il vous fait. Cela ne me paraît pas bien difficile.
Je viens de retourner mon papier. Pardonnez moi les tâches qui sont sur la dernière page. Je n’ai pas fait attention que la première n'était pas séche.
Le rapport de M. Billault à l'Empereur sur la session au corps législatif, m'a amusé. Encore quelques injures au régime parlementaire, pour la convenance. Et puis de grands efforts pour bien établir que dans la session qui finit, on a fait beaucoup de rapports, beaucoup de lois, beaucoup discuté, beaucoup amendé, qu’on a été très parlementaire, sans que personne s’en doutât.
Les hommes ne peuvent se résoudre, à dire tout simplement la vérité, ni à mentir tout à fait. Je vois que le mariage du duc de Brabant se fera à Bruxelles et non pas à Vienne. C'est donc à Bruxelles qu’ira la Reine Marie Amélie. Point d’embarras donc pour les rencontres dans la maison de Bourbon. On en était assez préoccupé.
Je garde les lettres d’Ellice puisque vous ne me demandez pas de vous les renvoyer.
L'étourderie de Lord John Russell me paraît grosse. La commission de ces trois catholiques peut avoir des conséquences graves pour le cabinet. Qu'avait-il besoin de se laisser aller à cet accès de franchise protestante ? Est-ce pure étourderie ou bien recherche de popularité ?

Dix heures et demie.
Votre grosse nouvelle ne me fait pas changer d’avis depuis le commencement, j'admets la possibilité au canon, mais d’un canon qui n'allumera pas un grand feu, le seul qui mérite qu’on s'en inquiète. Seulement je deviens de plus en pas curieux de savoir comment Europe et Russie se tireront de cet embarras. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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10 Val Richer. Lundi 6 Juin 1853

Si le résultat de votre opération sur Constantinople était de refaire l'alliance de l’Autriche, la France et l’Angleterre ; vous y perdriez plus que vous n'y pourriez gagner. Et l’Europe aussi. Mais je ne crois à aucune alliance sérieuse. Vous sortirez de ceci moins bien que vous n'étiez avec tout le monde, et n'ayant pas gagné sur la Porte tout ce que vous vouliez, mais ayant gagné pourtant, et sans guerre européenne. Tout bien considéré, je doute que vous ayez fait de la bonne politique, et même que vous ayez bien fait votre politique. On vous avait fait plus beau jeu que vous n'avez bien joué. Mais votre position est si forte que vous avancez même en bronchant. D'ailleurs, vous avez un but et vous y marchez. Toutes les autres puissances en Europe ne veulent que le Statu quo.
Le temps est redevenu doux et charmant. J’ai marché hier trois heures de suite, sans fatigue. C'est de l'appétit et du sommeil de plus. Je me plains seulement que la journée n'ait pas 36 heures. J’ai pris, une rage de travail et de promenade à la fois à laquelle les 24 heures ne suffisent pas.
Vous aussi les 24 heures ne vous suffisent pas. Au jour du jugement dernier, vous ne direz pas comme ce pauvre Valdegamas. " Mon dieu, j’ai fait des visites. " mais " Mon dieu, on m’a fait des visites ? Je m'amuse de votre amusement.
Andral a trop d’esprit pour vous faire partir de Paris tant que vous vous y amuserez si bien. Je vois que Bourqueney à Vienne et M. Gobineau à Berne se donnent bien de la peine pour raccommoder l’Autriche et la Suisse. Je ne comprends pas que ce soit difficile du moment que l’Autriche est décédée, comme elle le paraît, à ne pas employer la force pour obtenir ce qu'elle demande. Quand on ne veut pas se battre, à quoi bon se quereller ?
Le succès du voyage du Roi Léopold me revient aussi par Claremont où l’on s'en réjouit beaucoup. Il influera grandement pour remettre l’Autriche bien avec l’Angle terre. Evidemment, il s’y est déjà beaucoup employé ! La Reine d'Angleterre est mieux que jamais pour toute la famille d'Orléans. Le cardinal Wiseman a très éloquemment parlé pour la première communion du duc de Chartres. Peu de Français et beaucoup d’Anglais présents.

Onze heures et demie
Je n'ai que le temps de fermer ma lettre. A demain la conversation. Adieu, Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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9 Val Richer, Dimanche 5 Juin 1853

La colère des journaux impériaux contre l'impartialité du Journal des Débats envers vous m'amuse ; il me revient que l'Empereur en a jugé autrement et qu’il a bien parlé de l'article des Débats ; si bien que Flahaut, est venu le dire à Armand Bertin. L'Empereur a plus d’esprit que ses journaux. Probablement il trouve bon que ses journaux parlent d’une façon et lui d’une autre ; il faut des paroles à toutes les adresses. C’est une pratique utile au premier moment, et qui plus tard, crée des embarras. Je comprends les gouvernements fondés, sur le secret, et le silence, je ne veux pas dire le mensonge ; mais aujourd’hui le secret et le silence ne sont pas assez absolus ; il perce toujours assez de lumière pour que ce qui reste de ténèbres ne fasse pas grand profit.
Les embarras de langage de Lord Clarendon sur votre Empereur ne dissoudront pas plus le cabinet anglais que la brouillerie de l'Empereur avec le Sultan ne mettra le feu à l'Europe. Le bon sens Anglais, et le bon sens européen pourvoiront chacun au danger qui le regarde. Et quand Lord Palmerston serait ministre des affaires étrangères, je doute qu’il fit plus et autrement que Lord Clarendon. Le Times exprime le sentiment anglais aussi bien que celui de Clarendon ou d'Aberdeen. L’Angleterre ne croit l'Empire ottoman ni sauvable au fond, ni très menacé aujourd’hui. De là sa politique circonspecte et patiente. Elle s'y tiendrait, quel que fût le ministre.
Le Duc de Nemours part le 15 pour Vienne avec sa femme et ses enfants. Il ne fera que traverser Vienne ne voulant pas y séjourner. Il passera son temps en Hongrie.
La Reine Marie Amélie ira au mariage du Duc de Brabant. S’il se fait à Vienne, comme je le suppose, la réunion sera nombreuse et curieuse.
Un bon juge m'écrit : " En Angleterre, on se préoccupe peu de l'affaire d'Orient ; on semble certain que l’issue en sera pacifique. Le voyage du Roi des Belges est, aux yeux des Anglais, un événement bien autrement considérable que la mission du Prince Mentchikoff. "

Onze heures
Vous êtes bien noirs en effet. On l’est toujours au moment du coup de feu. Je n'en persiste pas moins, et j’ai bien de la marge, car quelques coups de canon de votre part ne me feraient pas changer d'avis. Toute l'Europe va peser sur vous pour vous rendre le plus modérés possible ; vous pèserez de votre mieux sur l'Europe pour lui faire accepter le plus possible de vos exigences et quand, de part et d'autre, on aura touché à la limite du possible, on s’arrangera. Adieu, adieu. Certainement non. Andral ne vous laissera pas partir. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Samedi 30 oct. 1852

L'affaire Belge me paraît, pour le moment, bien près d'être arrangée ; le ministère Broucker va se former ; il avait été appelé comme le plus propre à terminer les négociations avec la France. Il s'acquittera de sa mission, et la question commerciale ne sera plus un prétexte aux querelles politiques. Resteront la presse et les réfugiés, nous verrons si les Chambres belges feront quelque chose à cet égard.
Albert de Broglie me disait hier que la Suisse était inondée du pamphlet de Victor Hugo ; on l’offre aux voyageurs sur les bateaux à vapeur, dans les auberges. Les radicaux sont toujours les maîtres là, et très malveillants pour le président.
Le Piémont en revanche se loue beaucoup du président. M. de Cavour dit qu’il a été presque étonné de l'accueil que lui a fait le gouvernement français et de la bienveillance, toute politique, qu’on lui a témoignée. Ils n'ont, disent-ils, absolument aucune inquiétude, pour la Savoie et ils comptent sur un appui diplomatique s’ils étaient tracassés d'ailleurs.
Il me paraît qu’il n’y a guère de doute sur la venue du Pape, si on le lui demande formellement. A part toute autre considération, son caractère l’y poussera ; il a le goût de la popularité ; il en trouvera plus en France que partout ailleurs, et comme Pape, et comme formateur libéral.
La Times est bien violent sur l'affaire de l'emprunt Turc. Il y a là quelque chose que je ne sais pas, et qui donne à Londres, et à Paris beaucoup d'humeur, peut être à des gens qui manquent là une bonne occasion de donner beaucoup d'argent.
La Duchesse d'Orléans était très souffrante. vraiment très souffrante avant son accident ; les entrailles en fort mauvais état ; le repos absolu qu’elle a dû garder lui a fait un bien réel. Elle est, à tout prendre, bien aise de retourner en Angleterre, dans sa famille ; elle commençait à la trouver fort seule, délaissée ; elle n’a, auprès d'elle, personne qui puisse lui donner un bon conseil et un utile appui. Elle passera l’hiver dans quelque bon coin du midi de l’Angleterre. Le climat de Claremont ne lui réussit pas.
Le comte de Paris a été très bien au moment de l'accident de voiture intelligent, courageux et affectueux. Je recueille des bribes de conversation, en attendant mieux.

4 heures et demie
Mon facteur vient tard. Abdel Kader ne déshonore pas votre appartement de la Terrasse. C'est un grand homme malheureux. Il y a des grands hommes dans le désert. Adieu, Adieu.
Je crois sans en savoir rien de plus que ce que vous m'en dites, que l'Empire commencera modestement. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 26 oct. 1852

Il m’est revenu hier que le roi Jérôme avait de nouveau repris grande confiance. L'examen attentif des anciens Senatus consultes rend difficile, le système de l'adoption. L'Empereur Napoléon l’a formellement interdit à ses successeurs. On ne veut pas s'écarter de sa volonté. J’ai peine à croire à une superstition si jeune.
Il me revient aussi qu’on parle d’une protestation du comte de Chambord. Vous m’avez dit que ses amis, le Duc de Noailles entre autres, le niaient tout-à-fait, et conseillaient le silence. Il y a du pour et du contre. Le silence est peut-être le plus sensé et le plus probable.
Entendez-vous dire que la bourse est inquiète et que malgré le discours de Bordeaux et l'hymne de Mlle Rachel, les idées de guerre roulent dans des têtes qui ne sont pas sans importance ?
Je persiste à croire à la paix prochaine. Je suis convaincu que l’Europe y aidera jusqu'à la dernière limite de la possibilité.
Mes hôtes Anglais sont partis hier. J’ai fini des visites. J'en ai eu cette année au moins autant que j'en désirai. Certainement si je n'étais pas pressé d'aller vous voir je resterais ici plus tard. J’ai peu de curiosité pour les petites choses, et peu d’espérance, pour les grandes.
Le mouvement et le bruit de Paris ne conviennent guère à cette disposition. Mais je veux vous voir. Je compte décidément partir le 12 et vous voir le 13. Ma fille aînée part le 2.

Onze heures
J’ai toujours un peu craint, je vous l'avoue, que votre faveur n'allât pas beaucoup au delà de l'amusement que vous donnez. L’égoïsme, tantôt sérieux, tantôt frivole, est la vice d'en haut. Quand on a obtenu ce qu’on veut, ou ce qui plaît, on ne pense plus à rien ni à personne.
On pouvait prédire l'apoplexie d’Appony. Ce serait plus singulier si c’était sa femme. Adieu, Adieu.
Il fait bien vilain. Je crois qu’il est certain qu’à propos de l'Empire, on ne fera et ne dira rien à Claremont. La Duchesse d'Orléans avait quelque envie de parler, au nom de la monarchie constitutionnelle. Les Princes sont décidés à se taire.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Mardi 19 oct. 1852

J’ai bien peine à croire qu’on attende six semaines, et je ne trouverais pas cela habile. L'opinion du ministère des affaires étrangères est que l'affaire Belge s’arrangera. On n'y met pas beaucoup d'empressement à Bruxelles où l'on n'est ni bienveillant, ni vraiment inquiet ; mais personne, parmi les gens du métier à Paris ne craint que cela devienne politiquement grave. C’est trop tôt. Tout le monde est et croit à la paix.
Je ne puis pas juger si le Président a eu raison de mettre Abdel Kader en liberté. Cela dépend de l'état de l'Algérie. Il se peut que cinq ans d’absence, aient fait perdre là, à Abdel Kader, presque toute sa force. En ce cas, le président a bien fait.
Le voilà délivré du marquis de Londonderry. Il (le président) vient de faire un très bon acte en nommant Cardinal l’archevêque de Tours. C’est un des homme les plus sensés et les plus justement honorés du clergé.
Qu'est-ce que cet ouvrage que je vois annoncé dans le Journal des Débats, avec une certaine solennité : Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la Russie sous Pierre le grand et Catherine 1ère ? En avez-vous entendu parler ? C’est bien vieux pour vous intéresser, quoique ce soit Russe.
Voici, ma seule question sur votre santé. Vous me dites Chomel, Andral. Les avez-vous vus ensemble ? Chomel est-il revenu ? Se sont-ils mis d'accord sur votre régime ?
J’ai des nouvelles de Suisse. La Duchesse d'Orléans porte toujours et portera encore quelque temps le bras en écharpe. Mais elle va bien. Elle retourne décidément à Claremont avec la Reine.
Le Duc de Broglie est resté à Coppet. Il ne revient à Broglie que du 20 au 25. Il me paraît que la rencontre du Président et de Morny a été très affectueuse. Entendez-vous dire quelque chose de Flahaut ? Viendra-t-il à Paris dans cette circonstance ! Je me figure que Mad. de Flahaut a beaucoup d'humeur de n’y pas être.

Onze heures
Voici votre lettre. Je l’aime mieux que celle d’hier. Elle n’est pas abattue. Deux choses seulement ; tout de suite. Je serai charmé quand nous causerons ; mais ne comptez pas sur moi pour disputer beaucoup ; je ne dispute plus guères quand je disputerais trop. Et puis, quoique je sois vraiment désolé d'avoir brûlé la lettre d'Aggy, pardonnez moi d'avoir souri de votre légèreté française. Vous avez l’art de faire d’une pierre, mon pas deux coups, mais trente six millions de coups, pour rendre le coup plus lourd. Je n’ai pas la même goût ; je ne cherche pas en vous les défauts russes. Adieu, Adieu.
Vous ne m’avez point dit pourquoi lord Beauvale est contre le discours de Bordeaux.
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