Votre recherche dans le corpus : 431 résultats dans 5770 notices du site.Collection : 1854 (1er janvier-21 décembre) : Dorothée, une princesse russe, persona non grata à Paris (1850-1857 : Une nouvelle posture publique établie, académies et salons)
152. Val Richer, Dimanche 3 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si les feuilles d'Havas d’hier disent vrai, on a eu de Vienne la nouvelle officielle que l'expédition contre la Crimée était en cours d'exécution, et le Maréchal Arnaud a dû partir hier même, pour en prendre le commandement. Cette dernière assertion m'inspire du doute ; je sais qu’il y a eu entre Paris et Londres, assez d’embarras et presque de débats sur la question du commandement en chef des forces ; le maréchal St Arnaud y prétendait, et à cause du nombre de son armée et à cause de sa propre qualité. Les Anglais s’y sont positivement refusés. Peut-être seront-ils plus faciles pour une expédition spéciale et limitée où l’unité du commandement est à peu près, nécessaire. Nous verrons. Le oui ou non de l'expédition doit être décidé à l'heure qu’il est à si elle a lieu, nous en sauront bientôt le résultat.
Il paraît que le choléra s'en va tout à fait. J’ai lu avec plaisir, dans le Moniteur la lettre du gouverneur Turc de Gallipoli au commandant Français pour le remercier du courage, et du dévouement que tous les officiers médecins et employés de l’armée ont mis au service de tout le monde ; Turcs et Chrétiens, Montebello, doit être depuis hier à St Adresse. pauvres et riches. En France, on a très justement destitué les administrateurs de toute espèce et de tout grade qui ont quitté leur ville au moment du fléau. Et le nombre n'en a pas été grand.
Onze heures
La réaction d’ordre commencé à Madrid. Le départ de la Reine Christine, la réunion des capitalistes pour avoir de l'argent et la fermeture du club le plus fougueux sont de circonstances décisives, pour le moment. Au dehors, personne évidemment ne s'en mêlera et n'aura besoin de s'en mêler. On me dit qu'au milieu de tout ce bruit, l'Infante reste très populaire, et qu’on sait à ce ménage, beaucoup de gré de sa complète immobilité. J’ai des nouvelles de Claremont. La famille royale un moment réunie, le 26 Août dans la chapelle de Weybridge, s'est redispersée. aussitôt après. Ils reprendront tous leurs questions d’hiver à la fin de ce mois. La Reine est retournée à Torquay pour trois semaines, avec le Duc de Nemours et ses enfants. On me dit que l'hiver sera difficile à passer pour elle à Claremont ; sa déplaisance pour cette résidence augmente chaque jour, et on ne sait comment on pourra continuer de l’y faire vivre. Il m’écrit pour me demander quand je veux qu’il vienne me voir, et où il faut vous écrire maintenant. Je tâcherai de vous l'envoyer ; mais n'y comptez pas. Je n’entrevois rien dans mes journaux. Adieu donc et adieu.
153. Val Richer, Lundi 4 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Les journaux, comme votre lettre m’apportent le refus de votre Empereur. Je m’y attendais, et j’ai beau m'attrister, je n’ai rien à dire. Les trois premières conditions étaient acceptables, discutables du moins mais la quatrième, l'abdication dans la mer noire, il faut y être absolument contraint. Vous y serez contraints ; les Alliés, sont plus forts que vous, et plus habiles. Ils seront aussi obstinés. Je ne crois pas à leurs divisions. L’Autriche sera tout-à-fait entrainée, et entrainera l'Allemagne. De ceux là, même sur qui vous comptez le plus, une immobilité qui se défendra soigneusement du moindre acte et du moindre air de bienveillance, c’est là tout ce que vous pouvez attendre. Je ne sais ce qui va arriver des plans d'expédition en Crimée, mais s'ils ne s'exécutent pas cette année ce sera pour l'an prochain. L’Angleterre détruira Sébastopol et si elle ne peut pas le détruire, elle fondera dans la Mer noire un Sébastopol anglais qui couvrira, contre vous, Constantinople et vous coupera la route de l’Asie. Si j'étais anglais, j’aimerais bien mieux cela que la destruction de votre Sébastopol à vous.
Je ne crois pas que l'Empereur Napoléon, se lasse bientôt de la guerre. Elle le sert plus qu’elle ne l’embarrasse. L’amitié anglaise lui vaut plus que ne lui coûte votre inimitié. Il la gardera à tout prix. Et s’il témoignait quelque ennui, s’il lui fallait quelque dédommagement, tenez pour certain que le cabinet anglais le lui laisserait prendre, ou il voudrait, le Prince Murat à Naples, Tunis, les Baléares, que sais-je ? L’Angleterre consentira à tout plutôt que de perdre l’appui de la France dans la lutte où elle est engagée contre vous.
Je trouve de bon goût votre destruction spontanée des forts de Hanigo à la barbe des vainqueurs de Bomarsund. Vous n'auriez pas sauvé les murailles vous épargnez la vie des hommes ; et surtout vous vous épargnez le spectacle d’une défense courte et assez faible soit faute de nombre, soit faute d'obstination. Je ne sais ce que valent vos victoires d’Asie ; mais en tout cas, vous donnez bien largement le St André, plus largement encore que l'Empereur Napoléon le bâton de Maréchal et le grand cordon de la légion d’honneur. Ce que vous ont dit les Shaftesbury de Lord Palmerston est d'accord avec ce qui m'en revient aussi d'Angleterre. Décidément il est vieux et devint-il premier ministre, ce qui n'est pas probable, ce ne serait pas un ministre de guerre bien énergique, ni bien puissant. Aberdeen continuera jusqu'au bout à faire la guerre par force.
Adieu jusqu'à demain, car je vous écris tard dans la matinée. Nous avons un temps de plus en plus beau depuis six semaines.
Mardi 5
Je n’ai rien aujourd’hui que la confirmation des mauvaises nouvelles d’hier. En voilà pour longtemps, car on est bien engagé de part et d'autre. Il faut de gros événements pour faire sortir les alliés de leurs exigences, ou vous de vos refus. Adieu, Adieu. G.
154. Val Richer, Mercredi 6 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Tout ce que je vois dans les journaux m'indique que votre Empereur s'est tenu pour offensé des propositions. Je le comprends. Mais alors, comme il doit se trouver imprévoyant et mal au courant de l'Europe, et non seulement de l'Europe, mais de sa propre situation dans ses propres Etats ! A coup sûr, il se croyait en mesure de faire un bien autre déploiement de force et de puissance ; s’il avait prévu qu’en un an il ne parviendrait pas à mettre 300 000 hommes, en ligne, qu’il ne prendrait pas Silistrie et ne défendrait pas Bonard, et qu’il évacuerait les Principautés devant l’armée d’Omer Pacha et les notes de l’Autriche, il n'aurait certainement pas commencé. Il s'est trompé sur lui-même autant que sur les autres, et autant que les autres se trompaient sur lui. Le danger pour les autres à présent, c’est d'avoir trop de confiance dans leur découverte que vous n'êtes pas à beaucoup près, aussi forts qu’ils le croyaient ; ils vous croiront moins forts que vous n'êtes réellement, et ils exigeront de vous plus qu’ils ne pourront obtenir. Je m'effraye de penser à quelle extrémité il faudra qu’on vous réduise pour que vous accordiez ce qu’on vous demande. Si l'expédition de Crimée réussit, si on vous prend Sébastopol, on deviendra probablement encore plus exigeants, et vous plus récalcitrants. Je me tiens en garde contre le penchant des simples spectateurs à une sévérité facile ; mais en vérité je ne crois pas qu’il y ait jamais plus d'imprévoyance et de légèreté, ni une plus énorme question ainsi engagée, sans nécessité réelle et uniquement de faute en faute. J'en reviens à ma conjecture. C’est Dieu qui veut que l'Europe change Je suis frappé de cette phrase : " Le Maréchal St Arnaud va tenir à Constantinople ou à Varna, un conseil de guerre pour délibérer sur la question de savoir si l'état sanitaire de l’armée permet l'expédition de Crimée. " Cela me semble indiquer qu’elle n'aura pas lieu.
En attendant, on prépare à Boulogne. une nouvelle armée qui puisse partir quand on voudra pour se trouver en ligne, le printemps prochain. C'est le sens du camp. C’est à Boulogne que le maréchal Soult forma l’armée que l'Empereur Napoléon prit là, pour aller gagner la bataille d’Austerlitz, L’intimité est grande entre la maison Bonaparte et la maison de Cobourg. Le Roi Léopold ne va pas à Boulogne, un peu faute d'envie, un peu pour que le Prince Albert y puisse être premier personnage. Qu'y fera-t-on du Roi de Portugal ?
Midi
Merci de votre N°126, long et intéressant. L'expédition de Crimée paraît bien certaine. Adieu et Adieu. G.
155. Val Richer, Vendredi 8 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Nous sommes en suspens, attendant des nouvelles de l'expédition de Crimée. Il est arrivé hier, dans ma maison, une lettre d’un petit soldat du 21e de ligne de Varna, du 20 août. Ils s'attendent tous les matins à être embarqués, mais on ne leur dit pas du tout où ils vont. La lettre est gaie et entrain ; point de découragement ni de peur du choléra. Il en parle en passant, et comme du passé.
Tout ce qui vient des Principautés, indique que les Turcs vont tâcher de passer le Pruth et de vous poursuivre en Bessarabie. Il y aura certainement là aussi quelque mouvent Anglo-Français. On continuera de vous obliger à disséminer vos moyens de défense. La proclamation de l'Empereur au camp de Boulogne donne à croire qu’une partie de ces troupes-là ne tarderont pas à entrer aussi en campagne et comme il sera trop tard pour la Baltique, elles iront sans doute renforcer l’armée d'Orient qui prendra, où elle est ses quartiers d’hiver, si rien n'est fini cet hiver, comme j'en ai bien peur.
Je ne trouve pas heureux le mot de l'Empereur Napoléon au Roi des Belges : " Je suis quelque peu en cérémonie avec vous ", ni la réponse du Roi : " Je suis heureux d'avoir l'occasion de faire avec vous bonne connaissance de part et d'autre, le sentiment qui perce dans les paroles est très naturel ; mais l'expression en aurait pu être mieux tournée. Du reste le rigorisme des ministres Belges me semble excessif ; on ne viole pas la neutralité en faisant une visite à un voisin qui vient sur votre frontière. Je suppose que M. de Brouckère a déjà repris sa démission. Jusqu'ici ma première impression sur les événements d’Espagne se vérifient assez ils s’apaisent plus qu’ils ne s'enveniment. L’armée a fait la révolution, mais elle n’est pas du tout révolutionnaire. Nous n'avons pas assez peur des révolutions avant, et trop peur pendant.
Il serait bizarre que la Reine Christine devint folle en se sauvant. Je ne l'aurais jamais crue destinée à cet accident-là. Elle a l’esprit ferme et froid. Elle aura eu grand peur pour son mari, pour ses enfants, et pour son argent. Greville a raison ; s’il arrivait quelque chose entre l'Angleterre et les Etats-Unis, ce serait grave. Mais je n'y crois pas. Je ne vois pas d’où viendrait la querelle. Des incidents comme celui de Grey Town n’y suffisant pas malgré l'orgueil Anglais et la brutalité américaine, ils s’arrangeront toujours. Au-dessus des passions et des vices, des deux pays, le bon sens surnage. Reste Cuba. Les Anglais ne feront pas la guerre pour Cuba, malgré leur déplaisir.
Midi.
Si vous partez le 12, je ne vous écrirai plus qu'une fois à Schlangenbad. Les correspondances des journaux sur le choléra en Orient sont encore plus tristes que votre lettre. Lisez dans les Débats d'aujourd’hui vendredi, à l'article littéraire Variété, une petite pièce de vers qui commence ainsi : Ainsi passez, passez Monarques débonnaires, doux pasteurs de l'humanité ! C'est vrai. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Diplomatie, Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Angleterre), Politique (Belgique), Politique (Espagne), Politique (Etats-Unis), Politique (France), Politique (Turquie)
157. Val RIcher, Dimanche 10 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis, et de tout temps de votre avis, c’est une mauvaise affaire pour tout le monde, entreprise, sans nécessité pour personne, et qui en se prolongeant rendra, à tout le monde, des embarras de plus en plus graves, sans amener, au profit de personne, aucune grande et satisfaisante solution. Voilà certes, pour tout le monde toutes les raisons possibles de s’arranger. Mais je doute que, ni de l’une, ni de l'autre part, on ait assez de prévoyance, et de résolution pour prendre bientôt son parti. On ne se soumettra qu'à l'expérience accomplie dans toute la rudesse de ses leçons.
Je crois aussi que le temps est pour vous. Parce que vous êtes chez vous, comme vous dites, et par d'autres raisons encore. Mais ne vous faites pas d'illusion ; si les efforts de cette année n'aboutissent à rien, et si on ne s’arrange pas cet hiver, on fera l’année prochaine des efforts doubles, triples ce qu’il faudra pour compenser vos nouveaux préparatifs. Londres est essentiellement persévérant ; Paris ne se séparera pas de Londres et ni à Paris, ni à Londres, l'argent et les hommes ne manqueront. La proclamation du Maréchal St Arnaud n’a point l’air d’un général démoralisé à une armée démoralisée. C'est donc le Maréchal, qui commande en chef l'expédition, et Lord Raglan reste à la tête des troupes qui n’y vont pas. Probablement à l'heure qu’il est le canon gronde, autour de Sébastopol. Il est évident que vos victoires en Asie sont réelles, et que les Turcs s’y sont mal battus. C'est ce qui arrivera partout où ils ne seront pas sous les yeux des Européens, et mêler de beaucoup d’officiers Européens.
Savez-vous que le Duc de Noailles a été assez gravement malade d’une inflammation d'estomac avec toute sa famille ? Il a quitté Maintenon que le choléra ravageait, et ils sont allés chercher un abri au Marais, chez Mad. de la Ferté. Ils reviendront à Maintenon dés que le ravage aura cessé. Ils y sont peut-être revenus ces jours-ci, car le choléra est en grand déclin, partout.
Rainulphe d'Osmond, le neveu manchot de Mad. de Boigne, épouse, Mlle. de Maleyssie. C'est un mariage d'inclination née sur la plage de Trouville.
Onze heures
e vous adresse donc cette lettre à Bruxelles, poste restante. Moi aussi, je vous aime mieux là et je vous crois plus près. C'est plus près en effet et plus facile. Adieu, Adieu. Il n’y a certes, sujet à orgueil pour personne.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Conditions matérielles de la correspondance, Femme (mariage), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Mariage, Politique (Angleterre), Politique (France), Politique (Russie), Politique (Turquie), Relation François-Dorothée (Politique), Réseau social et politique
158. Val Richer, Mercredi 13 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voilà la première fois depuis un mois, que je me lève, sans le soleil. Je voudrais qu’il vous accompagnât à Ostende et à Bruxelles. Je jouis du beau temps autant pour vous que pour moi. La séparation n'ôte rien aux petites préoccupations de l'affection. Il me paraît qu’on a beaucoup d'humeur à Paris des dernières résolutions de l’Autriche. On comptait sur une alliance active, et on l’avait beaucoup dit. Tellement que presque tout le corps diplomatique y croyait. Confiance un peu puérile. L’Autriche a fait et fera tout ce qu’elle pourra pour vous diminuer, sauf de vous combattre. Elle appuiera les tendances de la politique des Alliés sans s'associer aux actes de leur guerre. Ce qu’elle ferait si elle était poussée dans ses derniers retranchements, si on lui faisait craindre sérieusement le soulèvement de l'Italie, je ne le sais pas ; mais elle n’en est pas là. Tant que la Révolution ne sera pas sur ses épaules, elle gardera son attitude de médiateur expectant. Elle en profitera pour gagner du terrain sur vous pendant la guerre, et vous en profiterez un jour, et l'Europe entière en profitera pour le rétablissement de la paix.
Je ne crois pas plus à une désunion sérieuse entre l’Autriche et la Prusse qu'à la guerre de l’Autriche contre vous. Le bruit a couru un moment à Paris que par suite des dernières résolutions de son Empereur, le comte de Bual se retirait. Le bruit a été démenti.
Tout le monde attend très impatiemment des nouvelles de l'expédition de Crimée. Le retour du Général Espinasse et ce qu’on dit de ce qu’il dit me déplaît. Je crains que l'imprévoyance, et la présomption ne soient pas d’un seul côté. C’est un sentiment très pénible que de n'avoir pas confiance dans la capacité du gouvernement de son pays.
Je crois que la visite du Roi Léopold n'aura pas été inutile à l'Empereur Napoléon. Il lui aura dit beaucoup de choses que celui-ci ne savait pas, et qui doivent le conduire à penser qu'autant au moins que personne, il a besoin de la paix.
Les nouvelles d’Espagne sont bonnes et mauvaises. Bonne en ce sens qu'à Madrid la réaction d’ordre a repris le dessus, et que, grâce au général O'donnel et à ses troupes, le gouvernement est le maître. Mauvaises dans la plupart des Provinces où l’anarchie est complète. C'est l'état normal de l’Espagne, et il peut durer longtemps, car il dure depuis longtemps.
La Reine Christine n’est point folle. Elle a au contraire, presque seule dans sa maison, conservé la sérénité de sa tête, et dans sa route, elle a parlé politique à ceux qu’elle rencontrait officiers ou Alcades, leur donnant à tous de bons conseils.
Midi
Adieu, adieu. Vous arrivez aujourd’hui à Bruxelles.
159. Val Richer, Jeudi 14 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
On attend à Brest et à Cherbourg l’amiral Parseval et sa flotte. Dans l'opinion de nos marins, sur Charles Napier ne sort pas bien de cette campagne. On l'a trouvé bien timide et ne se préoccupant que d’éviter la responsabilité. On dit aussi que pour prendre Bomarsund, l'envoi d’un futur Maréchal, et de 10 000 hommes de troupes n'était pas nécessaire, et que l’amiral Parseval l’avait dit d'avance, offrant de prendre l'île et le fort avec les seuls marins et les canons de ses vaisseaux. Quand Baraguey d’Hilliers est arrivé là, il paraît qu’il a un peu négligé Parseval et qu’il est allé voir Napier et s'entendre avec lui sur l'opération, sans faire en même temps visite à l’amiral Français. Parseval qui est fier, froid et très gentleman, a trouvé cela mauvais, et est allé sur le champ se plaindre à Baraguey d’Hilliers du procédé, ajoutant que, si on ne lui faisait pas la place et la part auxquelles, il avait droit, il attaquerait, lui seul Bonarsund dans deux heures, et qu'avant la fin du jour il serait maître de la place. Tout s'est raccommodé. Voilà les bruits de nos ports. On dit aussi qu’au moment du départ de nos troupes pour la Baltique, quand Baraguey d’Hilliers a vu qu’on lui donnait pour chef du Génie, le général Nielle, officier très distingué et considérable dans son armée, il a craint de voir se renouveler à ses dépens, l’histoire du Général Oudinot et du général, aujourd’hui Maréchal Vaillant, au siège de Rome. Il s'en est expliqué nettement et est parti rassuré.
En Orient, le général Canrobert est très populaire dans l’armée. En apprenant le mauvais état de sa division mal engagée par le général Espinasse dans la Dobrutscha, il s’y est rendu sur le champ et a pris, ses mesures pour ramener la division malades et valides avec une promptitude, une intelligence, et une vigueur dont les troupes lui ont su beaucoup de gré.
Montebello m'est arrivé hier. Son fils lui revient ces jours-ci de la Baltique. Il est très impatient de le voir arriver. Il y a un peu de choléra sur son vaisseau, qui est celui de l’amiral, l'Inflexible. Ils ont perdu six hommes en deux jours. Son second fils va entrer à St Cyr. Il dit qu’il ira vous voir à Bruxelles. Il ne m’a apporté aucune nouvelle, des détails sur les succès de l'Impératrice à la cour et dans sa maison ; on la trouve bonne, généreuse attentive, spirituelle. Montebello dit que sa belle-sœur est tout-à-fait sous le charme. Pas la moindre disposition de l'Empereur à se mêler des affaires d’Espagne. L'Impératrice l'en détournerait au lieu de l’y pousser. Il ira la chercher à Bordeaux, et la ramènera au camp de Boulogne.
Onze heures
Le Morning Chronicle a bien raison de démentir, les toast attribués à l'Empereur et au Prince Albert. J’avais peine à y croire. Adieu, Adieu. G.
160. Val Richer, Vendredi 15 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si nous étions ensemble, nous ne parlerions que de l'expédition de Sébastopol. Nous ferions des conjectures, et nous attendrions. Il n’y a pas moyen de parler d'autre chose en s'écrivant, ni de s'écrire toutes les conjectures. Quel que soit le résultat, je le tiens, comme vous, pour triste en ce sens qu’il éloignera la paix. Personne n'acceptera un grand revers.
Les journaux disent que Lord Raglan s'est embarqué aussi. La question du commandement a donc été résolue selon le désir du Maréchal St Arnaud.
Je trouve le ton de votre dernière réponse aux communications de l’Autriche très convenable, modéré et triste. Pour les spectateurs les plus indifférents, tout l’aspect, de cette guerre est triste. Vous brûlez vos villes, ou bien en vous les brûle. Vous vous en allez des lieux qu’on vous prend et ceux qui vous les prennent n’y peuvent pas, rester et s'en vont aussi. Et succès ou revers rien n'avance à rien. Il y a, sous tout cela, un grand fonds d'absurdité et d'impossibilité.
Ce ne serait explicable que dans l'hypothèse d’une guerre à mort, comme celle de l'Europe en 1814 avec l'Empereur Napoléon. Mais l'hypothèse n’est pas admissible.
Samedi 10 heures
Votre lettre de Bruxelles m’arrive de bonne heure. Moi aussi, cela me plaît de vous savoir, j’ai presque dit de vous avoir plus près. Mais l'avenir ne me paraît pas meilleur qu'à vous. Vous levez de nouveau des soldats ; nous aussi. Si l'attaque sur Sébastopol ne décide rien, l’année prochaine sera terrible.
La liberté de la mer noire, toute seule ne signifie rien. Seulement une facilité pour la création d’un Sébastopol Anglais. C'est à mon sens, la pire chance pour vous.
Où êtes-vous logée à Bruxelles ? Bellevue, l’Europe, où enfin ? A part l’intérêt de l'adresse je tiens à le savoir. Je voudrais avoir vu le lieu où vous êtes. Adieu, Adieu. G.
Est-il vrai comme je le vois dans Galignani, que Kisseleff est revenu à Bruxelles ?
161. Val Richer, Dimanche 17 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Pourquoi Mad. Kalergi revient-elle à Bruxelles. Paris, cela se comprend ; on y vient pour son plaisir. Mais Bruxelles, il y faut la nécessité, ou des affaires. Quelles sont ses affaires ? Ce séjour là sera suspect. Pour votre repos, dans le lieu le plus rapproché de Paris, je ne voudrais pas qu’il s'y reformat une coterie Russe apparente et bruyante, c’est-à-dire dont on fit du bruit. Je ne crois pas que cela servit à rien pour la paix, et je ne suppose pas que votre Empereur compte sur les informations ou sur l'influence de Mad. Kalergis. De Bruxelles, personne n'influe sur Paris, et le Roi Léopold seul peut avoir quelque chance d'influer sur Londres.
Ce que vous me dites de l'état d’esprit de votre Empereur doit être vrai. Sa situation est difficile et mauvaise. La défensive va mal au pouvoir absolu, et à l'orgueil. Certainement il n’a pas l'art de plaire et de se faire des amis. Vos deux derniers souverains Catherine et Alexandre l'avaient et s'en sont très efficacement servis. Quand on est un peu venu nouveau, dans une grande et vieille société comme l'Europe, il faut être très fort ou très aimable, et les deux ensemble encore mieux.
Vous aurez surement remarqué l’article de St Marc Girardin dans les Débats d’hier, sur la nouvelle brochure de M. de Figuemont. Les esprits sont en travail partout en Europe pour se faire, à votre égard, des idées, des systèmes qui vous rejettent d'Europe en Asie. Votre Empereur, prenant le contrepied de ses prédécesseurs, a voulu être plus Russe qu'Européen. Il y a réussi, et l'Europe est en train de le pousser dans la même voie.
On me dit qu’à Paris le public est très vivement préoccupé de Sébastopol. La préoccupation est toujours mêlée de quelque inquiétude. En province, on n’y pense guère. On y penserait beaucoup si l'expédition ne réussissait pas. La tranquillité est profonde et la sécurité très courte. Mais on s'attend au succès.
Les articles du Times et ceux d'Havas indiquent qu'à Londres et à Paris, on ne veut pas prendre trop d'humeur de l’inertie actuelle de l’Autriche. On explique, on montre quels services, son attitude a déjà rendus ; on espère mieux si le mieux devient nécessaire. J’ai cru longtemps qu’on ne pourrait pas faire la guerre, une vraie guerre, sans qu’elle devint générale. Ce qui se passe depuis un an m'en fait douter un peu. C'est le mérite de l'Empereur Napoléon d'avoir trompé, jusqu'ici, les espérances des révolutionnaires. S'il se laissait aller à la guerre générale, il perdrait nécessairement ce mérite, car la guerre générale, c’est la guerre révolutionnaire. Maintenant l’Autriche a cette grande force qu’on ne peut pas lui faire la guerre sans se jeter dans la révolution.
Montebello m'a quitté, excellent homme. Il dit toujours qu’il ira vous voir à Bruxelles. Il a sa femme malade, et comme il dit, toutes les infortunes du père de famille qui a des enfants de tous les âges, une fille à marier, un fils dans la Baltique, un autre à examiner pour l'école de St. Cyr, deux au collège, et un qui sort de nourrice. Il est absorbé.
Adieu. Adieu. G.
162. Val Richer, Lundi 18 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne comprends pas comment ces quatre lettres ne vous sont arrivées qu'à la fois. Vous ne les aviez donc pas fait demander à la poste même, où je les avais adressées poste restante, ne sachant pas votre adresse à Bruxelles. Enfin, cela n’arrivera plus ; vous avez une adresse Je suis très contrarié de tous ces absents. Je m'était promis que vous trouveriez à Bruxelles une espèce de petit homme provisoire, en attendant le vrai. Est-ce que Van Praet est malade qu’il retourne en Italie ?
Il faut qu’on trouve à vous loger à Bellevue. Prendre une maison à Bruxelles, c’est trop fort. Quels sont donc les étrangers qui remplissent tous les hôtels ? N'aurez- vous pas au moins, parmi eux, passé les premiers moments, quelques ressources de société ? Au moins faut-il qu’ils vous amusent un peu s'ils vous délogent. Voilà le général Espinasse défendu par le Moniteur et retournant en Orient. Vous souvenez-vous que c’est lui qui a fermé, l'Assemblée législative le 2 Décembre ? L’Assemblée législative me rappelle Montalembert. Il était à Bruxelles, il n’y a pas longtemps à ce que m’a dit quelqu’un qui en venait, et qui y avait dîné avec Mérode. Ce serait là deux ressources.
Mardi
Lisez l’un à côté de l'autre, si vous ne l'avez déjà fait, les derniers articles du Times sur le Prince Albert au camp de Boulogne et l'article du Moniteur de Dimanche. C'est à qui mieux mieux. Il faut que, pour les deux pays, cette alliance soit bien, aujourd’hui, dans la nécessité des choses pour qu’elle surmonte ainsi, tous les souvenirs, toutes les répugnances du passé, et survive à toutes les révolutions. Votre Empereur est dans une politique de routine. La France et l’Angleterre, en sont sorties.
Il me paraît que vous aurez affaire aux Turcs en Bessarabie, en même temps qu'aux Français et aux Anglais en Crimée. Les mouvements d’Omer Pacha indiquent une campagne dans la Dobroudja et au delà du Pruth. Je suis frappé aussi de l'envoi de tous les réfugiés Polonais, Hongrois, Italiens, qui servaient sous Omer Pacha, à l’armée Turque d’Asie. On se prépare de tous côtés pour cet automne et pour le printemps prochain, à une générale et rude campagne.
Autre campagne, moins bruyante. Voilà une vacance nouvelle à l'Académie Française. Il y en a deux à l'Académie des Inscriptions, et Fortoul sera nommé cette fois. A l'Académie Française, nos trois réceptions se feront en Janvier. J’ai reçu hier une lettre de l'évêque d'Orléans qui est pressé. Berryer est prêt. Salvandy prépare ses trois discours. On annonce un hiver littérairement assez animé. Les souvenirs des Cent-jours de Villemain s'impriment, et paraîtront en novembre. Albert de Broglie publiera les deux premiers volumes d’une Histoire du Christianisme au 4e siècle, quand il (le Christianisme) est monté sur le trône avec Constantin.
Onze heures
Comme de raison, les journaux ne m’apportent rien, et je n'ai à vous dire qu'adieu et adieu. G.
Mots-clés : Académie (élections), Académie des inscriptions et belles-lettres, Académie française, Affaire d'Orient, Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Diplomatie, Diplomatie (France-Angleterre), Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), histoire, Littérature, Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (France), Politique (Russie), Politique (Turquie), Réseau académique, Réseau social et politique, Salon
163. Val Richer, Mardi 19 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si j’avais été à Paris l'article des Débats sur M. de Meyendorff, serait autre. Je ne sais d’où ils ont reçu des renseignements ; mais outre les inexactitudes, l'article n’est pas utile, et il aurait pu l'être. Si quelque chose peut être utile dans une situation si avancée et avec votre Empereur. Du reste j’ai appris depuis longtemps que lorsqu’on veut être utile, il ne faut pas se trop inquiéter de savoir quand et comment on le sera, ni si on le sera certainement ; il faut dire, ou faire sans hésiter, ce qui a chance d'être utile et s'en remettre du sort de cette chance à ce que les incrédules appellent, les événements et les Chrétiens la providence de Dieu. " La providence de Dieu ne souffre pas qu’on l'enchaine ; elle veut que le succès demeure entre ses mains. Je trouve cette belle phrase dans un discours inconnu d’un galant homme inconnu, membre du Long Parlement dans la révolution d’Angleterre. Il s’appelait Sir Henry Rudyard.
Nos journaux évaluent aujourd’hui vos forces en Crimée, l’armée de rase campagne, à 35 000 hommes seulement ! Si vous cachez bien là votre jeu, vous avez raison ; mais si loin de le cacher vous n'exagérez, comme vous avez fait ailleurs, c’est de là bien mauvaise politique aujourd’hui. Dans l'état actuel des sociétés et des affaires, les grands gouvernements ont plus d’intérêt à être crus en général qu’ils n'en peuvent avoir à mentir tel jour en particulier.
Les arrivants de Paris, y compris Montebello parlent très mal du nouvel arrangement de la place Louis XV. Précisément devant vos fenêtres, au-dessous, et tout le long des deux terrasses des Tuileries, on a fait un passage des voitures, une rue. On dit que C’est très laid. Heureusement, cela ne vous en dégoûtera pas. J’ai beau faire, j’ai beau être triste ; je ne puis pas croire sérieusement que vous serez bien longtemps sans revenir là. Et pourtant toutes les perspectives sont bien mauvaises. Aucun moraliste, ni Montaigne, ni Pascal lui-même n’a assez dit tout ce qu’il y a de contradictions dans notre cœur ; tantôt nous nous précipitons follement dans nos craintes ; tantôt nous les repoussons absolument. Faibles âmes et pauvre sort.
Midi
Voilà le N°134. Vous avez tort de croire qu’on est très craintif, en France sur le résultat de l'expédition de Crimée. On s'en préoccupe ; mais en général, on croit au succès. C'est aussi mon instinct. En grande partie parce que je ne crois guères, ni à ce que vous dites, ni à ce que vous faites. Nous aurons un de ces jours des nouvelles du débarquement. Adieu, Adieu. G.
163. Val Richer, Mardi 19 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
164. Val Richer, Mercredi 20 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
165. Val Richer, Samedi 23 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je comptais aller vous voir à mon retour à Paris, du 15 au 20 novembre, j’irai plus tôt ; mais je ne puis y aller que dans trois semaines du 12 au 15 octobre. J’ai invité ici quelques personnes du 25 sept au 2 octobre, et du 3 au 12. Je ne puis pas ne pas les recevoir. Je vous sacrifierai, comme vous dites le Duc de Broglie, chez qui je devais aller dans la dernière quinzaine d'Octobre. J’aurais bien envie de vous gronder pour votre appel au Duc de Broglie, et au jardinier, mais vous êtes trop loin et trop triste. Je vous gronderai de près. Je cherche à deviner quelles bombes peuvent vous atteindre ; je m'en figure deux ou trois une surtout qui me paraît inadmissible. Nous verrons. Soignez votre santé. Je puis espérer de vous donner un bon conseil, et un peu de courage ; mais hélas, votre santé passe mon pouvoir.
Voilà le débarquement accompli, sans résistance, et l’armée alliée en marche sur Sébastopol. Le prince Mentchikoff a probablement concentré là toutes ses forces n'en ayant pas assez pour lutter sur plusieurs points. Probablement aussi, la lutte sera acharnée sur ce point-là. Peut-être aussi sur la route, car il y a bien cinq ou six jours de marche d’Eupatoria à Sébastopol, et je présume que vous n'avez pas laissé les routes, s'il y en a en bon état. Que de destructions ! Il semble qu’on attaque à la fois, Sébastopol, Odessa et Anapa. Si le Prince Mentchikoff ne se fait pas tuer, il a tort.
Je ne puis vous parler que de Sébastopol ou de vous-même. Et sur les deux, il faut attendre. J’aurai mes lettres de bonne heure le matin.
10 heures.
Les journaux ne m’apportent que la confirmation officielle de la nouvelle d’hier. Nous ne saurons rien, je présume, d’ici à huit jours. Adieu. G. Adieu.
J'étais déjà bien impatient d'aller vous voir dans deux mois. Je le suis bien plus à présent. Adieu. G.
166. Val Richer, Dimanche 24 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si Sébastopol est pris et détruit les puissances occidentales demanderont de nouveau et catégoriquement à l’Autriche de prendre parti. Parviendra-t-elle à tenir son attitude de médiateur armé jusqu'au jour où sa médiation amènera la paix ? Cela se peut si la paix est prochaine. Ce sera impossible si la guerre se prolonge. Il y a, dans l'avenir un point bien noir. Je plains l’Autriche si on marche jusqu'à ce point-là. Elle aura à choisir entre l’Alliance occidentale et la guerre révolutionnaire. L'article du Times d’hier est bien dur et menaçant.
Je remarque aussi un article du Morning Chronicle qui annonce pour le printemps prochain, si la paix ne se fait pas dans l’hiver, une expédition de débarquement dans la Baltique aussi formidable que celle qui agit maintenant dans la Mer Noire. Votre Empereur n'a évidemment pas cru, et ne croit probablement pas encore à l'étendue des moyens d'action qu’on peut déployer contre lui. Parmi les éléments de force, vous êtes trop accoutumés à ne penser qu'au nombre ; il y en a deux autres, très puissants aujourd’hui, et qui vous manquent. L'argent et la rapidité. Vous êtes moins riches, et vous n'avez, pour vous mouvoir, ni la vapeur sur mer, ni les chemins de fer sur terre. Ces deux forces là vous enlèvent, en grande partie le bénéfice du temps qui naturellement serait pour vous.
Que de choses à nous dire bientôt. Le champ des commentaires et des réflexions est infini. Que peut-on en mettre sur une petite feuille de papier.
Il m’arrive un déluge de lettres pour la place vacante à l'Académie française. Je suis au treizième candidat. Je ne crois pas que vous en connaissiez un seul, excepté, M. de Marcellus qui n’est pas sans quelque chance. Je ne crois, pourtant pas que ce soit lui. M. et Mad. Lenormant, qui doivent venir passer quelque jours ici le 5 octobre appuient vivement M. Legouvé. Ils ont quelque influence dans l'Institut. Je n'ai d’engagement avec personne et je garderai ma liberté jusqu'au dernier moment. L'élection ne se fera pas avant le mois de décembre.
Onze heures
Certainement vous avez tort de douter. Vous serez tranquille demain. J'y pense avec joie. Encore bien plus au milieu d'Octobre. Adieu, Adieu. G.
Pas malade, je ne me préoccupe que de cela. Adieu. G.
Mots-clés : Académie (candidature), Académie (élections), Académie française, Chemin de fer, Conversation, Femme (santé), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Marine, Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Autriche), Politique (Russie), Relation François-Dorothée (Politique), Réseau académique, Santé (Dorothée)
168. Val Richer, Mercredi 27 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je me promets aujourd’hui, une lettre de vous un peu moins agitée. Nous causerons de tous vos troubles. Depuis que je sais que Mad. Kalergis vient passer l’hiver à Paris, la situation me semble plus simple.
Je doute que vos renseignements sur l’Autriche soient bien exacts, sur la disposition du public, je veux dire. Si Bual et Bach étaient seuls contre vous, ils ne seraient pas de force à dominer tout le monde, Empereur et pays. Je vous crois un grand parti à la cour, dans la noblesse, dans l’armée, mais hors de là vous avez peu d’amis et même là, tous ne sont pas vos amis. Témoin feu Schwartzenberg. Il n'était certainement pas le seul de sa tonte dans sa classe. Et puis vous avez contre vous le danger qu’il y aurait à être avec vous. Le mauvais vouloir de l'Empereur Napoléon ferait aujourd’hui à l’Autriche plus de mal que le vôtre. Je persiste à croire qu’on fera tout ce qu’on pourra pour ne pas vous faire la guerre et que probablement, on n'y réussira ; mais si la guerre se prolonge, les dernières extrémités viendront, et alors je ne réponds de rien. Il me paraît impossible que nous n'apprenions pas bientôt ce qui s’est passé à Sébastopol. Puisque l’armée a débarqué à sept lieues, seulement et s'est mise aussitôt en marche, le siège doit avoir commencé du 18 au 20. Y aura-t-il autre chose qu’un siège ? Se battra-t-on en rase campagne tout cela est bien obscur et bien étrange. Je m'étonne de plus en plus que pas un de vos grands Ducs ne soit là, ni nulle part. On a joué un mauvais tour au grand Duc Constantin en annonçant, qu’il était parti. Notre public n’y pensait guère, à présent tout le monde parle de cette immobilité de la famille impériale.
Vous avez raison de dire qu’il faut regarder du côté des Etats-Unis. Je vois qu’ils viennent de se faire céder, par un traité avec le Roi Tamahéma (je ne sais quel chiffre), les îles Sandwich. C'est un petit commencement, mais un commencement. Leur ministre à Madrid, M. Soulé, était et est encore, quoique absent, dans les menées révolutionnaires les plus extrêmes. Il a été vraiment obligé de partir. Même Espartero ne pouvait plus le tolérer.
Onze heures
Pas de lettre. Cela m'étonne un peu. Vous devez avoir reçu avant hier ma lettre qui vous disait que j'irais vous voir du 12 au 15 octobre.
À demain donc. Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Autriche), Politique (Etats-Unis), Politique (Russie), Salon
169. Val Richer, Jeudi 28 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
170. Val Richer, Vendredi 29 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Nos journaux disent que le Prince Mentchikoff n’a avec lui que 25, 000 hommes, qu’il en attend 15 000, et qu’on lui livrera bataille avant que ce renfort n’arrive. Je suis décidé à ne pas croire à un si petit chiffre, pas plus qu'au gros chiffre dont vous me parle. Ce serait incompréhensible. Je crois plutôt à des mensonges énormes qu'à des vérités ridicules. Mais les hommes abusent vraiment du mensonge.
J’ai eu hier quelques personnes à dîner de Lisieux et de Londres. Tout ce qui vient de Londres est bien décidé, et peu effrayé d’une longue guerre. Jusqu'ici le pays n'en souffre pas. Le gouvernement dépense beaucoup d'argent, et il faut bien que le pays le lui donne ; mais on en gagne plus qu’on n'en a à donner. Il en est à peu près de même chez nous. Un peu de bataille et de victoire pour satisfaire de temps en temps, l’attente des imaginations ; à ce prix, la guerre peut durer longtemps sans qu’on s'en plaigne beaucoup.
J’ai des nouvelles de ce pauvre St Aulaire, très tristes. Sa fille, Mad. de Langsdorff est toujours dangereusement malade : " Si Dieu nous accorde sa guérison, ce sera au prix de longues souffrances." Ils sont tous réunis à Etiolles ; Mad. d'Harcourt, Mad. d'Esterno comme il ne me donne pas de détails, je ne sais pas quel est le mal ; mais il faut que les soins soient très assidus et très pénibles car il me dit : " La santé de ma femme et celle d'Emile résistent à un terrible, régime. " On a encore opéré de Cazes de la pierre ces jours derniers avec succès. Je n’ai jamais vu d'homme se défendre. aussi énergiquement.
Montalembert aussi m'écrit ; non pas de Bruxelles, mais de Bourgogne, comme je l’avais espéré un moment pour vous. M. de Falloux veut se présenter pour la place vacante à l'Académie, et il me fait demander, par trois ou quatre personnes, mon avis, et ma voix. Je ne crois pas qu’il soit nommé de ce coup ; mais il aura, en tous cas, une minorité respectable qui servira à rendre son élection plus prochaine. A sa place, je ne voudrais pas me présenter pour n'être pas élu ; mais cela le regarde. Montalembert va bien d'ailleurs, et ne me paraît occupé que de son histoire des ordres religieux.
Samedi 20 sept. Ma raison pour être bien aise que Mad. Kalergi passe l'hiver à Paris est simple. Je trouve l'exemple bon et autorisant. Il n’y a donc pas d'impossibilité. Un bon exemple et votre santé, cela doit suffire. Adieu, Adieu, en attendant la conversation, avant quinze jours. G.
171. Val Richer, Dimanche 1er octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il fait vraiment un temps merveilleux, aussi chaud que beau. Qu’il vous fasse du bien, je vous en prie, et que je ne vous trouve pas trop souffrante, en arrivant. La même impression sur vos affaires me revient de toutes parts. Duchâtel m'écrit : " Comme vous, je crois au succès en Crimée. L’incapacité Russe passe toute prévision. On a beau se vanter à St. Pétersbourg ; ce ne sera pas un petit échec que la prise de Sébastopol. Ce que l'Empereur Nicolas a de mieux à faire dans son intérêt, c’est la paix. Plus tard, il la fera, plus dures en seront les conditions. C'est le marché des livres Sibyllin."
Pardon d’un langage, si dur. Le petit bulletin de St Pétersbourg sur le débarquement des allées en Crimée est étrange dans son insignifiance. Le Prince Mentchikoff est aussi imprévoyant que prudent. Comment n'avait-il pas prévu que les troupes débarqueraient sous la protection des batteries de la flotte ? Vous empêchez nos journaux d’entrer chez vous ; vous devriez empêcher aussi les vôtres de venir chez nous. Je deviens aussi dur que Duchâtel.
Pardonnez-moi aussi. Vos prisonniers sont en effet bien traités par notre peuple ; il n’y a aucune malveillance pour eux, plutôt le contraire.
Ce qui est bien ridicule, c’est la correspondance de Lord Dundonald avec les journaux Anglais. Evidemment on a très bien fait de ne pas lui donner le commandement.
Lirez-vous, comme moi, toute la lettre de la Reine Christine, jusqu'au bout, sans en sauter une ligne ? C'est un fouillis bien sentimental, et bien embrouillé, très inférieur au manifeste que notre ami les Bermudes rédigea pour elle en 1840. Pourtant, au fond, il y a beaucoup d’esprit, et une ferme intelligence de la situation générale en Espagne, et de la sienne propre. C’est bien dommage que ce pauvre Valdegamas, soit mort ; il serait bien éloquent sur tout ceci, et aussi amusant qu'éloquent. Midi Point de lettre ni de nouvelle. Adieu, adieu.
171. Val Richer, Dimanche 1er octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
172. Val Richer, Lundi 2 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
172. Val Richer, Lundi 2 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai lu attentivement, les rapports de l’amiral Hamelin et de ses officiers. A part le mérite et le succès de l'opération même, ils m'ont plu ; ils sont sérieux et simples, sans fanfaronnade et pleins d’entrain. Je connais beaucoup le contre amiral Bouet qui a été la cheville ouvrière du débarquement. C’est un officier très distingué, spirituel, animé, hardi, beau parleur et bon acteur. Il doit avoir de la puissance sur les hommes.
J’ai lu aussi les dépêches Autrichienne et Prussienne en réponse à votre réponse en la communiquant à leurs agents J’aime mieux l’Autrichienne, quoiqu’elle soit aussi trop verbeuse. Elle a moins de prétentions. Il est clair que tant que la pression Anglo-française, ne sera pas plus forte les Allemands ne vous feront pas la guerre.
Voici une nouvelle d’un intérêt très private. et qui m’a fait grand plaisir. On ajourne au moins d’un an le boulevard de la Madeleine à Mousseaux. Ainsi je suis sûr de passer encore l’hiver tranquillement dans ma petite maison. Je ne suis pas difficile en fait d'avenir ; un an me paraît beaucoup. C'est à cause de l'exposition de l'industrie de l'an prochain que cet ajournement a lieu. Il y a assez de décombres dans Paris. On construit à ce qu’il paraît, rue de Rivoli, pour les étrangers de 1855, un hôtel garni qui sera gigantesque et magnifique. On s'attend à une exposition très brillante, spectacle et spectateurs. Revenez rue St Florentin, soyez ma fête de 1855.
Midi
Voilà votre 140. Malgré vos observations et le passeport grec, je persiste ; Madame Kalergis prouve qu’on peut être russe et passer l'hiver à Paris. Je trouvais déjà que Mad. Svetchine, et la comtesse de Stackelberg étaient des exemples suffisants, et que, si l’âge et la mauvaise santé étaient, pour elles, de bonnes raisons, les mêmes raisons pouvaient être bonnes aussi pour vous. Mais Mad. Kalergis n’a pas même les raisons-là ; elle est jeune, elle se porte bien. Elle est de plus la nièce du comte de Nesselrode ; elle vient de tenir, pendant je ne sais combien de mois, la maison de son oncle. Pour l’apparence du moins ce n’est pas une personne insignifiante. Et pourtant on l’autorise. Pourquoi serait-on. plus rigoureux envers vous ? Ce que Mad. Kalergis fait pour s'amuser, ne pouvez-vous pas le faire pour n'être pas malade ?
On s'attend à une exposition très brillante, Si j'en croyais mes journaux de ce matin, Sébastopol serait pris, et sans grand peine. Il est au moins certain qu’une première bataille a eu lieu. J’attendrai bien impatiemment mon courrier demain. Adieu. Adieu. G.
173. Val Richer, Mercredi 4 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Non, mon séjour auprès de vous ne sera pas étranglé, et vous n'avez nul besoin de me prier. Je vais vous voir autant pour moi-même que pour vous. Vous ne savez pas à quel point je suis occupé de vous. en ce moment plus que jamais, s’il peut y avoir en ceci du plus et du moins. Je comprends tout ce qui se passe dans votre âme, et les blessures vives qui vous atteignent là où vous vous croyez bien froide. Votre lettre d’hier m’a beaucoup touché. J’aurais voulu me transporter auprès de vous, comme une dépêche du télégraphe électrique, pour vous distraire de cette catastrophe, car je vous en distrairai en vous en parlant. Nous n'épuiserions pas, en bien des jours, tout ce que nous aurons à nous dire. Les détails me manquent encore ; mais il me semble que vous vous êtes très énergiquement défendus. Je pense avec horreur à ce qui a pu se passer dans ce second port où le Prince Mentchikoff s'est retiré avec une partie de la flotte. Ce serait plus horrible que l’incendie de Moscou. Je comprends que les alliés veuillent à tout prix, les vaisseaux mais les hommes ? Vous voyez que je prends pour vrai ce que Bourqueney a mandé d'après Omer Pacha. J’ai envoyé hier soir à Lisieux pour faire demander au sous Préfet, s’il avait reçu quelque chose de plus. Il n’avait que les mêmes assertions. Pas même le jour précis où tout cela s'est passé. Il faut attendre. La vie se passe à attendre.
Vous avez raison ; il vous convient, en ce moment d'être un peu seule. On vous choquerait où l’on vous ménagerait, et vous ne pourriez rien dire. Je sais très bon gré à Lady Alice de vous être restée. Je m'intéresse à la tristesse d'Hélène et de Constantin.
Vous avez surement remarqué ce qu’on disait hier de l’amiral Parseval qui ralliait son escadre à Kiel pour aller rejoindre Napier. Je ne pense pas qu’on puisse rien entreprendre dans la Baltique. Il est trop tard. Le beau temps nous a quitté hier ici. Les pluies et les vents d’automne commencent. Les félicitations de Hübner ne se sont pas fait attendre, et avec un caractère bien officiel. Je ne sais pas quelle combinaison Narvaez retourne à Madrid. Il n’y va certainement pas sans y être appelé. Rappelez-vous, je vous prie, que je vous ai annoncé sa réconciliation avec Espartero. Pour la cause de la Reine et de l’ordre, je suis fort aise qu’il rentre en Espagne. Brouillé comme il l'est avec la Reine Christine, il devait avoir quelque humeur d'être proscrit, ou du moins émigré avec elle.
Que dira-t-on à Berlin de la permanence du camp du Nord pendant l’hiver ? Si la paix ne se fait pas, tenez pour certain que le camp du midi sera permanent aussi. On voudra avoir partout des troupes prêtes.
Midi
Rien d’officiel et de détaillé encore ; mais la confirmation des nouvelles d’hier. Adieu, Adieu. G.
175. Val Richer, Vendredi 6 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
176. Val Richer, Samedi 7 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Cette irrégularité de me lettres me déplaît beaucoup, malgré les douces paroles qu’elle me vaut. Je ne vous veux pas ce surcroît d’agitation. Je ne sais qu’y faire Mercredi, en passant à Lisieux, je me plaindrai au directeur de la poste et j'accuserai l’inexactitude de mon facteur, probablement très innocent. On verra du moins que j'y fais attention.
Je reçois de trois points très différents, des lettres qui me montrent quel effet faisait la prise de Sébastopol et quel effet fera la méprise. C'est plus étourdi qu’il n’est permis. Le silence du Moniteur n’est pas une excuse suffisante. Pendant que le Moniteur n'affirmait pas, le gouvernement semblait croire fermement et accréditait la nouvelle de cent manières. Le même effet a été produit à Londres quoique le Duc de Newcastle ait été plus explicite dans ses assertions qu’il ne savait rien au delà de la petite lettre de Lord Raglan après la bataille de l’Alma. A présent, il faut que Sébastopol soit pris, et sans trop attendre. Vous me pardonnez mais il faut. Je parle Français.
Je ne crois même meilleur Français que Barbés malgré la grâce qu’il vient d'obtenir.
Barante m'écrit, dans la fois générale : " La supériorité mécanique d’une civilisation avancée, la régularité de l'administration et de la machine du gouvernement, et par dessus tout la supériorité financière ont donné à cette guerre un aspect nouveau. Ce qui avait été impossible par terre, il y a 40 ans, a pu s'accomplir facilement par mer. Ce n’est pas que je suppose une expédition dans l’intérieur de la Russie. Le but est atteint. Sébastopol était évidemment le point décisif. Maintenant que vont faire les vainqueurs et le vaincu ? Je doute que l'Empereur Nicolas se soumette aux conditions que nécessairement on lui imposera. Il serait, ce semble, plus raisonnable et plus pacifique d’exiger la suppression de toute marine militaire dans la mer Noire que y aller les flottes anglaises et françaises mais l’un et l'autre hypothèse ne seront sans doute pas acceptées par la Russie. Je suis curieux de savoir jusqu'à quel point l'opinion Russe poussera le blâme et le mécontentement, et de quelle façon, l'Empereur supportera l'adversité. Il ( Barante) m'écrit d'Orléans, où il est allé passer deux jours avec Madame de Talleyrand qui s'en retourne dans sa patrie allemande. " Elle se conserve merveilleusement, dit-il, et ne vieillit pas. Elle aime mieux sa vie princière et féodale de Sagan que le séjour de France.
Onze heures
Le courrier ne m’apporte rien. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Circulation épistolaire, Civilisation, Conditions matérielles de la correspondance, Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Marine, Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Angleterre), Politique (France), Presse, Réseau social et politique
177. Val Richer, Lundi 9 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vous écris encore aujourd’hui et demain. Et puis, je vous verrai, ce qui sera charmant. Je n’ai plus de goût à vous écrire. Il me semble que je ne vous ai rien dit du tout depuis six mois. Je me reposerai Jeudi à Paris, où je ne trouverai personne que l'Académie, et je partirai vendredi matin, par le convoi de 7 heures, pour être avec vous à 2 heures. Je vous quitterai le Vendredi suivant 20, à 3 heures, pour passer le samedi à Paris, et être ici, dimanche matin 22. Dieu veuille ne rien déranger à ces arrangements ! Le plus sensible effet, pour moi, de la vieillesse c’est un sentiment permanent d'insécurité. Rien ne change plus en moi, et tout chancèle ou s'écoule autour de moi. C'est lorsque, au dedans, j’ai atteint le point fixe, qu’au dehors tout me semble incertain. Contraste étrange, et qui serait très douloureux, si la foi, et l'espérance en Dieu n'étaient pas au bout. Ne soyez pas malade, je vous en prie.
Je crois aussi que Sébastopol sera pris. Evidemment, vous ne vous êtes attendus nulle part à ce qui vous arrive. Vous n'avez été prêts nulle part. C'est insuffisance, j'en suis convaincu, autant qu'imprévoyance. Pour agir, vous avez trop d’espace à parcourir, et à remplir. La tête est trop faible et les bras sont trop courts pour un si grand corps. On imputera tout à votre Empereur, et ce sera injuste ; la faute est autant à l'Empire qu'à lui même vous êtes un état disproportionné ; il y a, entre l'étendue matérielle, et la force sociale, une inégalité énorme, et qui se révèle quand vous trouvez en présence d'Etats plus complets et plus harmoniques à l’intérieur ; comme il arriverait à un corps aux trois quarts creux et vide qui viendrait à se heurter contre un corps plein.
Le rapport du Maréchal St Arnaud sur l'Alma ne m’a point plu. Le canon vaut mieux sur le champ de bataille qu’en paroles, depuis vingt ans que je ne vais plus au spectacle, j’ai perdu l'habitude des poses et des phrases théâtrales. Mentchikoff est inconvénient. Lord Raglan est loué, comme l'aurait loué M. de Lamartine. Il me reste dans l’esprit que les Anglais sont arrivés un peu tard dans la bataille, et que c'est le général Bosquet qui l'a gagnée. Il y a évidemment beaucoup d’entrant, dans les troupes alliées.
Onze heures
Je ne puis pas dire pauvre homme ! C'est une belle mort, annoncée par lui-même, dans les dernières lignes de son rapport sur la bataille qu’il a gagnée. Le maréchal de Villars disait du Maréchal de Boufflers tué d’un boulet de canon, cet homme là a été toujours heureux ; moi, je mourrai dans mon lit comme un vilain de maréchal St Arnaud a presque dit la même chose en partant. Il a été heureux aussi.
Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Académie des sciences morales et politiques, Armée, Diplomatie (Russie), Discours du for intérieur, Femme (santé), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Russie), Relation François-Dorothée, Santé (Dorothée), Vieillissement
178. Val Richer, Mardi 10 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez aujourd’hui que quelques lignes ; j’ai une multitude de petites affaires, et pas la moindre envie de vous écrire. Il me revient seulement dans l’esprit qu’en rappelant hier un mot du Maréchal de Villars, je l’ai attribué à la mort du Maréchal de Boufflers ; c’est du Maréchal de Berwick que je voulais dire. Je me corrige pour l’honneur de ma mémoire. Je reste très frappé de la mort du maréchal St Arnaud. Pas même le temps de retourner mourir à Constantinople, où sa femme était venue avec lui et restée à l’attendre, je crois. Mourir en mer, en vue de Sébastopol ! Il a fallu certainement une grande énergie pour vivre jusque-là vivre à cheval et gagner une bataille avec le choléra dans le corps.
Si j’ai le temps, je vous écrirai un mot Jeudi de Paris, qui devra vous arriver Vendredi vers 9 heures du matin. Ne vous inquiétez pas en voyant venir une lettre ; cela ne voudra pas dire que je ne viens pas. Et ne vous inquiétez pas, s'il ne vous en vient point ; cela voudra dire seulement que le temps m’a empêché. Mon indicateur des chemins de fer me dit que le train qui part de Paris à 7 heures du matin arrive à Bruxelles à 2 heures 35 minutes.
Onze heures
Lord Lansdowne devrait avoir raison ; la chute de Sébastopol devrait mettre fin à la guerre. Nous verrons. Je ne vois rien dans les journaux, et je n'ai de lettre que la vôtre.
Adieu, Adieu. G.
Paris, Jeudi 12 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
180. Paris, Samedi 21 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J'étais dans la gare à 9 heures 40 minutes, chez moi à 10 heures, dans mon lit à 10 heures et demie. Fatigué par tristesse. Ce mouvement qui m'emportait si vite loin de vous m’avait encore attristé.
En arrivant à la gare, M. de Beyens m'a dit qu’on avait eu à Bruxelles, au moment de notre départ, la nouvelle qu’un traité d'alliance offensive et défensive venait d'être signé entre l’Autriche, l’Angleterre, et la France, et que l’Autriche allait entrer immédiatement en campagne. Les deux personnes que je viens de voir n'en savent rien. On est ici très impatient, sans être inquiet, à ce qu’il me semble. Cependant on dit que, sauf une grande soirée le 23, il n’y aura pas de fête à Compiègne jusqu'à ce qu’on aie des nouvelles de Sébastopol. Les préparatifs de renforts se font sur une plus grande échelle encore qu’on ne dit. Il y a quelque humeur dans le public de l'extrême renchérissement de toutes choses non seulement les objets de luxe, mais les nécessités de la vie commune. On ne comprend pas bien pourquoi. On s'étonne et on se plaint.
Le gouvernement se préoccupe des affaires d’Espagne. Il a cru comprendre qu'Espartero se résignerait volontiers à l'abdication de la reine Isabelle, pour redevenir régent au nom de la petite Princesse des Asturies. On lui a fait dire qu’on n'accepterait pas cela, et que si les choses prenaient ce tour, on serait favorable aux prétentions du comte de Montemelin dont le manifeste a été inséré dans le Moniteur par suite de cette déclaration. Les choses vont mal à Madrid. La Reine répète qu’elle veut s'en aller, que le Cabinet ne tient pas ce qu’il lui avait promis. Il avait promis de présenter aux Cortés constituantes, une Constitution, toute faite et de livrer bataille pour la faire accepter. Il ne fait point de constitution, ne veut pas livrer de bataille et laissera tout faire aux Cortés. La Reine menace d'abdiquer au profit du comte de Montemelin. On attend la Reine Christine, ce soir. Narvaez est à Vichy, et va venir à Paris. On aurait autant aimé qu’il n’y vint pas ; mais il a insisté.
Malgré ma tristesse, ces sept jours ont été une grande joie, et il m'en reste beaucoup. Adieu, Adieu.
Je sortirai tout à l'heure. J’attends encore deux personnes. J’irai à l'Académie, puis chez Mad. Seebach de qui j’ai trouvé chez moi un billet ; elle désire me voir à 5 heures et demie, je vais dîner chez Mad. Lenormant, et je pense à 7.
Une heure
Mallac et le général Trézel sortent d’ici. Le premier arrivé de chez Duchâtel. Mad. Kalergis. devait y aller, mais n’y est point allée. Les détails que m'a donnés Trézel, qui arrive d’Eisenach sont parfaitement d'accord avec ceux que j’ai sus à Bruxelles, et que je vous ai racontés. Adieu, Adieu. G.
181. Val Richer, Samedi 22 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Deux mots seulement.
J’arrive un peu fatigué de ma nuit en voiture. Une nuit dans mon lit me reposera tout-à-fait. Je n’ai pas eu froid du tout. Il faisait mouillé, mais très doux. Je trouve tous les miens bien portants. Je compte sur une lettre demain. Après sept. jours de présence réelle et continuelle deux jours et demi sans aucun signe de vie, c’est très uncomfortable.
Adieu. G. Adieu. G.
182. Val Richer, Lundi 23 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je prends quelque plaisir à me dire vingt fois par jour où vous êtes, ce que vous faites. Je connais les lieux, et la distribution de votre temps. Il me reste cela de la bonne semaine que nous venons de passer ensemble.
Il pleut ici tout le jour ; les feuilles tombent, le vent souffle. L’automne est venu plus tard que de coutume ; mais enfin il arrive. Je me promène pourtant. L’air est très sain dans ce pays.
Je n’ai pas vu Montebello. Mad. Lenormant chez qui j’ai dîné m'a donné des nouvelles de Maintenon. Le Duc de Noailles ira vous voir au commencement de Novembre. Le Duc de Mouchy est de plus en plus mal. On ne croit pas qu’il atteigne 1855. M. Molé ne va pas bien. Le Duc de Noailles en est tout-à-fait inquiet. La fièvre le reprend continuellement, sans qu’on sache pourquoi. Quand il s'est levé après avoir passé trois jours dans son lit, il était si faible qu’il ne pouvait marcher qu'avec deux bras. Le Chancelier a été enrhumé ; mais il s'est remis et va bien. Il se remettra toujours. Mad. de Boigne est très contente de sa nouvelle nièce. Mad. Duchâtel est venue à Paris voir sa mère Mad. Jacqueminot qui est très malade. Personne d'ailleurs à Paris. On y était occupé du procès de Mlle Rachel autant que de Sébastopol M. Legouvé, qui est venu me voir pour l'Académie lui a écrit, après l'avoir battue, un billet très galant pour la conjurer de le dispenser de la signification du jugement. On dit qu’elle jouera Médée, et qu’elle le jouera bien.
Voilà pour les coteries et les frivolités. Je n’ai rien à vous dire du monde sérieux. Je fais ici comme à Bruxelles, j’attends, mais j’attends sans vous. Il paraît que la réponse Prussienne a donné pas mal d'humeur à Vienne. J'oubliais de vous dire que j’ai passé chez Mad. de Seebach ; elle n’y était pas ; mais son mari y était. Nous avons causé un quart d'heure. Fort triste. Il croit que la Saxe adhérera toujours à la Prusse mais que la Prusse finira par adhérer à l’Autriche. Mad. Seebach voulait me parler de Mlle. de Cerini, de ses détresses de famille, comment vous la trouviez, si vous en étiez contente & & Je regrette votre pasteur luthérien, M. Verny. C’était un homme d’esprit et un excellent homme. Il est mort sur son champ de bataille, en deux minutes. Il s'est interrompu au milieu d’une phrase, s'est assis, a passé sa main sur son front. Deux médecins qui se trouvaient dans l’auditoire sont montés en hâte dans sa chaine ; il était mort, frappé d'apoplexie. Onze heures Votre lettre m’arrive sans numéro. J'y mettrai le 149. Adieu, adieu. Mille amitié de ma part, je vous prie, à M. Van Praet. C'est le vrai mot. Je suis charmé toutes les fois que je le retrouve. Adieu. G.
Mots-clés : Académie française, Diplomatie, Femme (politique), Femme (portrait), Femme (statut social), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Autriche), Politique (Prusse), Relation François-Dorothée, Réseau social et politique, Salon, Santé, Théâtre, Vie domestique (Dorothée)
183. Val Richer, Mardi 24 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il fait frais ce matin, mais très beau. Quoique je n'admette pas de beau froid. Ceci n’est pas encore du froid, et c'est encore du soleil. Je voudrais être sûr que vous en jouissez comme moi, sinon avec moi. C'est bien assez différent.
Je ne sais pourquoi je me figure que ce qu’on m’a prédit pourrait bien être arrivé et que Sébastopol attaqué le 13 a été peut être enlevé le 17, mardi dernier. Ce serait drôle. Nous ne sommes pas dans un temps où les prédictions s'accomplissent. Mais je trouve que la nouvelle du bombardement commencé le 18, bien que non garantie, a l’air vraie.
Ce que vous écrit Greville est d'accord avec mes instincts. Si vous vous obstinez vous aurez affaire à aussi obstiné que vous. L'Angleterre a donné contre l'Empereur Napoléon 1er un exemple de persévérance que l'Europe toute entière de Lisbonne à Moscou était fort loin d'imiter. Elle le redonnera, contre vous, dans son intimité avec l'Empereur Napoléon 3 qui ne se séparera point d'elle. Les temps et les personnes sont bien changés, et en Angleterre même, bien des choses sont changées. Mais le fond du caractère et du gouvernement Anglais subsiste. Leur intérêt et leur honneur national sont engagés. L’intérêt, et l’honneur personnel de l'Empereur Napoléon, le sont aussi. Je suis profondément convaincu que cette guerre n'était point nécessaire, et pouvait être évitée ; mais on l’a faite, on la fait et tout pareil à celui de l'embarquement de on la fera jusqu'à ce que vous consentiez à une paix désagréable pour vous, mais qui vous sera pire, si vous ne la faites que plus tard, et qui, faite aujourd’hui, préviendrait le bouleversement de l'Europe, et vous laisserait vous-mêmes plus en mesure de reprendre avec le temps une partie de vos avantages naturels. Je ne sais ce que vont faire l’Autriche et la Prusse ; probablement prendre parti activement contre vous, l’Autriche au moins ; mais si avant cette résolution extrême, et Sébastopol étant pris, elles vous ouvrent quelque nouvelle porte de paix, vous ferez bien d'y passer. Si Sébastopol n'est pas pris, tout continuera, ou plutôt restera en suspens pour recommencer au printemps prochain. Et Dieu sait ce qui arrivera ou se préparera d’ici là, en Europe !
Midi
Je reçois tard le 150. Je suis bien aise, et que M. Lebeau ne vous ait pas endormie, et du pourquoi. Adieu, Adieu.
Vraiment, pardonnez moi, ma brutale franchise, la dernière dépêche du Prince Mentchikoff a l’air d’un mensonge tout pareil à celui de l'embarquement de l’armée Anglaise pour arriver à Balaklava. G
Mots-clés : Circulation épistolaire, France (1804-1814, Empire), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon 1 (1769-1821 ; empereur des Français), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (Europe), Politique (France), Politique (Prusse), Politique (Russie)
184. Val Richer, Mercredi 25 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n'ai point eu de lettre ce matin. Je n'y comptais pas. Je ne vous ai pas écrit non plus. Je n’avais rien à vous dire. La conversation seule est intarissable. Rien de nouveau le 15. Et on ne dit pas précisément quel jour le feu commencera. Je n'en crois pas moins au résultat ; mais certainement le retard est singulier. Tout le monde ici s'en étonne, les simples comme les gens d’esprit. Il y a de l’ignorance et de l'imprévoyance partout. On ne savait probablement, ni comment Sébastopol était fait ni tout ce qu’il fallait pour l'attaquer. On attend ce qui a manqué, et on nous fait attendre ce qu’on nous a promis. Que ferez vous en attendant ?
La dépêche Prussienne est bien entortillée et timide, autant que l’Autrichienne était nette et dure. Que feront, M. de Pforten et M. de Bensk, car ce sont là les médiateurs ? L’un et l'autre vous sont favorables, d’intention ; mais je doute fort que l'action suive. M. de Seebach m’a eu l’air d'admettre la chance que l'Allemagne se coupe en deux, et qu’une partie de la confédération adhère à la Prusse et à vous par la Prusse, tandis que l'autre suivrait l’Autriche dans l'alliance occidentale. Je ne crois pas du tout à cette chance-là. Les Allemands ne se battront pas entre eux à cette occasion-ci. L'Allemagne entière restera neutre, ou deviendra Anglo-française. dans l'hypothèse de l'Allemagne coupée en deux, Seebach regarde la Saxe, comme liée à la Prusse, par cette raison et " Dans un remaniement de l'Europe, la Prusse seule peut nous manger et en a envie ; il faut que nous soyons ses amis pour lui ôter tout prétexte. Pauvre garantie que l’amitié de qui veut vous dévorer.
La querelle semble l'échauffer beaucoup entre le Roi de Danemark et ses Chambres. Trois dissolutions en vingt mois, c’est beaucoup. J’ai bien peur que les libéraux danois ne soient pas plus sensés, ni plus patients que d'autres. Ce serait dommage, au milieu des folies Européennes, les Etats scandinaves s'étaient jusqu'ici bien tenus.
Midi
Je suis désolé des retard de mes lettres. Je me suis plaint bien vivement à Lisieux. La première tournée du bombardement a été bien chaude. Il est impossible qu’on tue 500 hommes par jour pendant longtemps. Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Conversation, Diplomatie, France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Marine, Politique (Allemagne), Politique (Analyse), Politique (Autriche), Politique (Europe), Politique (Prusse), Politique (Russie), Relation François-Dorothée
185. Val Richer, Vendredi 27 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je crois que j’ai oublié hier en fermant ma lettre, de dater la fin du Jeudi 26. Je me rectifie par scrupule d’exactitude. Vous vous rappelez l’embarras où nous a jetés, pour d’anciennes lettres, une inattention de ce genre ; nous avons perdu une demi heure à nous mettre d'accord.
Quelle bizarrerie que la première nouvelle du bombardement nous vienne par Pétersbourg ! Je trouve le ton des quelques lignes du Prince Mentch. triste et peu confiant. Je présume qu'après deux ou trois jours de bombardement, on aura donné l'assaut. C'est là qu’il y aura eu un grand Holocauste de vies humaines. Si, comme le dit un de mes journaux, je ne sais plus lequel, les alliés se rembarquent après la destruction de Sébastopol et vont hiverner à Scutari, ce sera l’avis du gouvernement Anglais qui aura prévalu, et la chance de paix sera un peu meilleure. On ne sera pas nez à nez et forcés de se battre pendant. l'hiver. L'enivrement et l'irritation se calmeront plus aisément à distance. Pour tout le monde, et pour toutes choses, il y a avantage, après un grand coup à une suspension des coups. C’était le grand art de l'Empereur Napoléon d’offrir et de faire brusquement la paix après quelque éclatante victoire. Son successeur, saura-t-il en faire autant, et vous y prêterez-vous ? Vous êtes fiers et obstinés. Vous seriez pourtant un peu embarrassés, si, Sébastopol détruit, on vous offrait la paix aux mêmes quatre conditions de M. Drouyn de Lhuys et de Lord John Russell, ni plus, ni moins et parce qu’on admettrait implicitement sans vous le dire impoliment, que la destruction de Sébastopol est une limitation suffisante de votre puissance dans la mer Noire.
En attendant qu’on dit cette sagesse, on fait en France et en Angleterre de bien françaises ; elle leur demanda à venir un l’année prochaine. Je ne sais à quoi il faut le plus croire dans ce qu’on en dit, à la dissimulation où à l'exagération. Chez nous il y a peut-être de l’une et de l'autre ; mais, en Angleterre, l’une et l'autre sont à peu près impossibles. Vous aurez vu l'énumération de la flotte qu’on équipe pour la Baltique. Vous aurez là, si la paix ne se fait pas le pendant de l'expédition de Crimée.
La bénédiction de votre Empereur à genoux, à ses fils à genoux, en présence d’une armée à genoux, m'a touché. J’ai oublié qu’ils n'étaient pas encore partis. Ils font bien de partir enfin. Dieu veuille ménager le cœur de leur mère. Ils vont à l’armée du Prince Gortchakoff ; on ne se bat guère là, cette année du moins.
Je connais beaucoup Florence Nightingale, qui va en Orient à la tête d’une compagnie de sœurs de la charité laïques. C'est une belle, spirituelle vive, et noble personne, de 30 à 35 ans. Elle venait assez souvent voir mes filles à Brompton. Elle entendit dire que je leur lisais quelquefois des tragédies, ou des comédies françaises ; elle leur demanda à venir un jour. Je lus Polyeucte. L'expression passionnément pieuse et romanesque de sa figure en m'écoutant me frappa. C'est un beau dévouement. Mais quand on a de la beauté et guère plus de 30 ans, il faut être enveloppée dans une longue robe de bure noire et cachée sous une guimpe blanche. L'humilité religieuse non seulement de cœur, mais du dehors, est nécessaire à cette vie-là, et en fait la sureté ; la moindre apparence mondaine n’y va pas du tout.
Midi
Rien de nouveau dans les journaux. C'est décidément par Pétersbourg que nous avons les nouvelles. Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Diplomatie, Diplomatie (France-Angleterre), Femme (portrait), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Marine, Napoléon 1 (1769-1821 ; empereur des Français), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Analyse), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (France), Politique (Russie)
186. Val Richer, Samedi 28 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si vous n'avez pas lu tout entière la lettre d’un de nos officiers, du 39e régiment de ligne, insérée dans les Débats d’hier Vendredi, lisez-la malgré la longueur. Elle est amusante, quoique vulgaire, et à travers bien des bouffés de complaisance nationale, le tableau doit être vrai. Il n’y a point de garçonnades qui égalent, celles de Pétersbourg. Ce que je trouve de plus ridicule, dans de tels mensonges, ce n’est pas le mensonge ; c’est l'enfantillage. J’aime les enfants plus que personne. mais les hommes enfants me sont insupportables. Voilà d'abondantes récompenses pour les vainqueurs de l'Alma. Celles des généraux sont peut-être un peu promptes ; mais pour les soldats, je ne trouve rien de trop. Quand on a donné obscurément ses bras, ou ses jambes pour faire son devoir, on mérite bien un peu d’honneur et d'aisance pour ce qui reste de vie.
Les petits Etats Allemands me paraissent bien vivement préoccupés de la chance d’une rupture entre l’Autriche et la Prusse. Ils ont raison. Autrefois, les Allemands pouvaient se faire la guerre entre eux en conservant leur indépendance. Aujourd’hui s'ils se divisaient, ils ne seraient plus que les instruments des uns et des autres. Entre les grandes puissances de l'Est et de l'ouest l'Allemagne n’a pas trop de tout son poids pour rester aussi une grande puissance. Nous nous sommes moqués des puérilités de la patrie Allemande ; il y a au fond de cela une idée juste. Du reste, je ne crois pas à la rupture. L’Autriche fera des politesses et la Prusse des concessions. L'orgueil Prussien a subi bien des désagréments depuis 1848 ; je doute qu’il les repousse maintenant à coups de canon ; surtout quand les coups de canon seraient très contre la pente nationale.
Ce que vous me dites des dispositions expectantes de l’Autriche jusqu'au printemps avec ce qu'on rapporte, n’est pas d'accord de l'avis du baron de Hess qui a demandé, au dernier conseil de guerre tenu à Vienne que l’Autriche ne demeurât plus sur la défensive. Onze heures Le facteur ne m’apporte rien, et je vous dis Adieu. Est-ce que le retour du Roi Léopold ne vous enlèvera pas quelquefois Van Praet ? Adieu. G. Adieu. G.
187. Val Richer, Dimanche 29 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
L'ordre du jour de Lord Raglan sur les médecins de son armée est bien rude, et certainement bien mérité. On ne donne pas de telles leçons à son propre monde sans une nécessité absolue. Mais il est beau de les donner. Evidemment l’armée anglaise a souffert et souffre encore beaucoup. Quant au siège même le rapport de Canrobert du 13 suffit pour prouver qu’il est difficile, et qu’il sera long. Rien n’est sûr et tout est possible. Mais je ne me lasse pas de redire que vous êtes en présence d’une obstination au moins égale à la vôtre.
Je suis bien aise que l’amiral Bruat se fasse honneur. C’est un homme d’une intelligence et d’un courage rares. Il m’a très bien secondé dans l'affaire la plus difficile, et la plus ennuyeuse que j’ai eue, celle de Taïti. C'est à lui, militairement, comme à moi politiquement, que la France doit d'avoir conservé cette possession à laquelle la Californie, l’Australie, la Chine et le Japon ouverts donnent chaque jour plus de valeur.
J'admire la promptitude de vos nouvelles, mais je ne m'accoutume pas à la lenteur des nôtres ; je ne comprends pas qu’on n'ait pas organisé un service de bateaux et d'estafettes pour faire arriver les rapports de Balaklava à Vienne aussi vite que vos courriers vont de Sébastopol à Moscou. Il est assez naturel que nos généraux en Crimée n’y pensent pas toujours ; leur action est plus importante que notre information ; mais le gouvernement aurait dû régler cela dès le début et très régulièrement. Il est très intéressé à savoir et beaucoup aussi à parler. Quand la presse n’est pas libre, c’est au pouvoir à l'alimenter. Je suis très contrarié que Morny ne soit pas encore revenu à Paris.
Midi
Je trouve les dépêches du Moniteur obscures ; elles en disent plus en un sens que le Prince Mentchikoff n’en a avoué moins dans un autre sens ; elles détruisent plus de fortifications et moins d'hommes. Du reste, je vois qu’on vient d'organiser un service pour que nous ayons des nouvelles directes tous les deux jours. Il est bien ridicule qu’on ait attendu jusqu'à aujourd’hui. Adieu, Adieu. G.
188. Val Richer, Mardi 31 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il fait le plus magnifique temps qui se puisse voir clair comme en Août doux comme en septembre. J’ai passé presque toute ma journée dans mon jardin. Ce serait charmant, si ce n'était pas les derniers beaux jours. Autrefois, l'hiver avait aussi son charme. Dieu veuille qu’il le retrouve !
La correspondance de nos généraux, Français et Anglais, ne me plaît pas. Je la trouve vague, molle, écourtée, sans caractère. Les vôtres mentent effrontément ; les nôtres ont l’air de ne savoir que dire. Je suis convaincu qu’au jour de l'action, ils feront leur devoir, et qu’ils le feront avec intelligence ; mais il n’y a évidemment là, ni une idée arrêtée, ni une volonté maîtresse. Bizarre contraste jamais guerre n'a été plus factice, plus engagée par le seul fait des hommes et de leurs démarches, bien ou mal conçues ; et l'événement une fois en train, ces hommes, qui l’ont lancé, se trainent à sa suite, languissamment, à tâtons, comme s’ils n'avaient rien prévu et préparé dans ce que seuls, ils ont décidé. On peut être mal informé et point prêt quand on est pris au dépourvu par quelque brusque et impérieuse nécessité mais il faut mieux savoir et diriger d'avantage, ce qu’on a soi-même amené ! Avez-vous quelque idée sur ce qu’il y a de vrai dans ce qu’on dit de l'activité de votre travail aux Etats-Unis et de ses effets ? On prétend que l'opinion américaine, qui vous était très hostile au commencement de cette guerre, tourne en votre faveur, grâce à vos efforts diplomatiques, financiers, commerciaux. Je ne vois pas ce changement dans le peu qui me revient des journaux américains. Mais certainement, si la guerre se prolonge, elle amènera des transformations, et des complications inattendues. La plus grave de toutes serait celle qui amènerait l’Amérique à prendre parti dans des questions purement Européennes, comme celle-ci.
En fait d’Amérique, je ne lisais pas reste ; mais vous me le ferez lire. Mes filles qui ont lu l'original disent comme vous que c’est plein d’intérêt, et charmant par le naturel, mais bien long. Lisez vous vous-même, ou Mlle de Cerini commence-t-elle à vous lire ? Je le voudrais bien. J’ai beaucoup dit à Mme de Seebach qu’elle devait s'y appliquer, car c'était là sa principale utilité.
Midi et demie
Mon facteur est pressé. J’ai à peine jeté un coup d’œil sur mes journaux. Ils ne disent pas grand chose ; mais mon impression, en les lisant, est d'accord avec ce que vous me mandez ; il n’y a pas de grands renforts et Sébastopol sera pris. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Correspondance, Femme (éducation), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Lecture, Littérature, Parcs et Jardins, Politique (Analyse), Politique (Angleterre), Politique (Etats-Unis), Politique (France), Politique (Russie), Presse
189. Val Richer, Mercredi 1er novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
C’était le mois de Novembre qui nous réunissait. J’y entre avec un sentiment très perplexe.
J’ai eu hier plusieurs visites. Tout le monde croit à la prise prochaine de Sébastopol. Je n’ai jamais vu un si singulier. mélange de doute et de confiance. On ne croit à rien de ce que disent les journaux, même officiels on s'étonne qu’ils n’en disent pas davantage, mais on compte sur le succès. On y compte surtout, passez-moi de vous le dire crument, parce qu’on a cessé de croire en vous dans votre force et dans votre habileté. C'est là, dans notre public, le fait nouveau et important. Fait qui aura certainement beaucoup d'influence sur l'avenir, une influence probablement très exagérée. On s'étonnera quelque jour de vous trouver plus forts qu’on ne vous aura crus, comme On s'étonne aujourd’hui de vous trouver plus faibles qu’on ne croyait.
Le Journal des Débats donnait hier deux dépêches de Pétersbourg et de Berlin (26 Août et 5 sept) que je n’avais pas encore lues. Je suis accoutumé au Style allemand, de dépêches ou de livres ; mais que dites-vous de cette phrase Prussienne : " Nous ne revendiquons pas aux quatre points que la Russie vient de refuser comme base de négociation le monopole d'être exclusivement propres à remplir ce but ; mais nous contenons, en en détachant, l'écorce d’une susceptibilité à laquelle nous ne contestons pas d'être naturelle à y trouver un noyau appelé à reparaître, tôt ou tard, avec telle ou telle modification, comme base de l’arrangement qui assurera à l'Europe les bienfaits de la paix. Le traducteur français est sans doute pour beaucoup dans cette phrase ; mais ce n’est certainement pas lui qui a inventé l'écorce, et le noyau.
Les élections Espagnoles ont à ce qu’on assure, trompé l’attente des révolutionnaires, et pour peu que le ministère veuille résister, il trouvera, dans les Cortés qui s’approchent, un point d’appui. Cela calmera peut-être les désirs d'abdication de la Reine Isabelle. Autrefois, il n’y avait que les grands hommes qui abdiquassent aujourd’hui, c’est une fantaisie qui prend aux plus médiocres. La lassitude et la peur dominent. Notre temps est un temps de mécomptes, mécomptes pour les honnêtes gens, mécomptes pour les coquins. Est-ce un pas vers la décadence ou vers la sagesse ?
Onze heures
Je dis comme ce pauvre de mousseaux de Givré qui ne dit plus rien, car il est mort du choléra : " rien, rien, rien ! " ; mais toujours Adieu, adieu, et adieu. G. G.
190. Val Richer, Jeudi 2 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne comptais pas vous écrire aujourd’hui ; mais je veux vous dire qu’on a reçu à Paris, du 25, des nouvelles contradictoires, l’une celle des lignes anglaises, forcées et de leur cavalerie abîmée par le général Liprandi arrivé tout récemment avec son corps d’armée ; l'autre que ce même jour, 25 oct. les alliés ont fait, sur Sébastopol une grosse attaque qui a mis la place à bout de résistance. On m'écrit les deux choses ; mais je ne trouve rien du tout dans le Moniteur, et les feuilles d’Havas ne donnent que la première nouvelle la mauvaise pour nous, ce qui me fait craindre qu’elle ne soit la seule vraie. Entre le mensonge et le silence, la vérité est difficile à reconnaître. Il faut attendre. On commence évidemment à être très préoccupé des lenteurs du siège. L'alimentation des armées alliées est une grosse affaire. Il arrive tous les jours à Balaklava, 31 navires chargés, uniquement à cette intention. Il ne faudrait pas que le temps devint trop mauvais.
L’Evêque d'Orléans, sera reçu à l’Académie d’aujourd’hui, en huit jours, le 9. Il l'a demandé afin de pouvoir partir pour Rome, où il est appelé pour décréter l'immaculée conception de la Vierge.
Mlle Rachel (quel nom à mettre après ce que je viens de dire !) ne veut pas jouer Médée. Elle va en appeler du jugement du tribunal. Elle compte beaucoup, sur la protection de M. Fould.
Il y a du malheur sur les familles de mes amis. Ce pauvre Villemain à sa fille aînée, 19 ans, mourante de la poitrine. Il y a de quoi lui rendre la folie. Adieu, Adieu.
Ne soyez pas malade. Vos indispositions sont en général assez simples ; mais votre force n’est pas grande. Il vous faut un bon climat, une vie monotone. du repos d’esprit et Andral. Adieu. G. Ce que vous me dites de l’Autriche et de M. Bach est d'accord avec toutes mes conjectures. Les souverains absolus sont absolument imprévoyants ; pour se débarrasser de l’aristocratie qui les gène, ils grandissent à ses dépens, la démocratie qui les renversera après les avoir servis. S'ils avaient de l’esprit et du courage, ils feraient, à l’aristocratie comme à la démocratie, leur part dans le gouvernement, et les garderaient soigneusement toutes deux pour les limiter et les contenir l’une par l'autre. Mais qui est ce qui a la sagesse de demain ? Adieu encore.
191. Val Richer, Samedi 4 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il paraît que vous dites vous mêmes à Pétersbourg, que les nouvelles du 25 du Prince Mentchikoff, annonçant un grand succès contre les Anglais, étaient fausses. Le Moniteur donne sous la même date des nouvelles très contraires, et bien cruelles pour l’intérieur de Sébastopol. Je suppose que l’amiral Hachimoff, que nous tuons aujourd’hui, n'est autre que l’amiral Kormiloff que vous avez tué, il y a quelques jours. Vos deux amiraux à la fois, ce serait trop. Quand viendra la fin de cette boucherie ?
Il serait curieux que la mission de M. de Beust et von der Pforten à Berlin aboutît à une dépêche Prussienne dure pour vous à force d’insistance pour vous rendre plus traitables. Je trouve cela dans mes journaux d’hier, et je n'en serais pas étonné. Les petits Allemands vous demandent de les tirer d’embarras par la complaisance, comme vous les en tiriez jadis par la force. Si vous ne les en tirez, ni d’une façon, ni de l'autre, ils s'en prendront à vous de leurs embarras.
Je suis porté à croire que cette concession des chemins de fer autrichiens à une compagnie Française est comme on le dit, une grosse affaire qui influera beaucoup sur les relations des deux Etats. Regardez-y bien ; quoiqu’on en ait souvent et sottement abusé, le mot civilisation n’est pas un mot vague, ni vain ; il y a, sous ce mot, une foule d’intérêts puissants qui deviennent aisément des liens puissants entre les peuples. Puissants par le bien être et par l'orgueil qu’ils satisfont également. Le goût commun et l'état semblable de la civilisation jouent, dans l'alliance Anglo-française, un plus grand rôle qu’on ne pense.
Jusqu’où les Etats-Unis feront-ils du bruit pour l'affront fait à M. Soulé ? J'en suis assez curieux. Je ne pense pas que cela aille bien loin. Au fait le gouvernement ici a eu raison ; les origines et l’ancienne vie de M. Soulé, et son affaire à Madrid, avec M. Turgot, et toutes ses allures méritaient cela. Les gouvernements ne doivent être ni susceptibles, ni insensibles aux injures.
Autre petite curiosité ; la Reine Isabelle, ouvrira-t-elle elle-même les Cortés ? Si elle ne le fait pas, cela donnera un grand élan au parti révolutionnaire dans cette assemblée ; l'absence sera une demi abdication. Si elle paraît en personne il n’y aura plus d'abdication du tout. J’ai peine à croire que l’Espagne tente la république.
Midi
Tout cela me paraît très obscur. Rien de plus ennuyeux que le mensonge. Ma conclusion est que les Anglais ont reçu un assez grave échec et que le siège continue avec les mêmes chances. Adieu, Adieu. G.
192. Val Richer, Dimanche 5 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je reviens à mon post scriptum d’hier. Tout cela est bien obscur, et c’est un grand ennui que l'obscurité dans un si grand intérêt. Trois choses que je ne comprends pas qu’il n’y ait pas un service de dépêches plus régulier et plus fréquent ; que les généraux et les amiraux n'en disent pas davantage dans leurs rapports que le gouvernement n'en dise pas davantage, si les généraux lui en disent davantage. Tout cela est de la pure malhabileté. Il faut savoir parler au public, même des affaires qui vont médiocrement. Notre public a donné la démission de la politique, mais moins de la politique extérieure que de l’intérieure. Pour la politique extérieure, il reste curieux et redeviendrait aisément animé et difficile. D’autant qu’on a soi-même surexcité plus d’une fois le vieil esprit national. Point de rapport, ou point de publication des rapports de l’amiral Hamelin sur l'affaire du 17 où les flottes, et la flotte Française en particulier, et le vaisseau amiral Français, la ville de Paris entr'autres, ont évidemment jouer le grand rôle et beaucoup souffert ! C’est inconcevable. Je dirai du silence comme du mensonge ; c’est une si bonne chose qu’il ne faut pas en abuser, car on l’use et on le décrie.
Par dessus le marché, mon journal des Débats et mon Moniteur d’hier m'ont manqué. Il n’y avait certainement rien que ne m'aient dit l'assemblée nationale et les feuilles d’Havas ; mais c’est impatientant.
Albert de Broglie, qui arrive de Paris m'écrit : " J’ai laissé Paris un peu inquiet des longueurs du siège auxquelles, on aurait du être préparé. Il n’y a point d’incertitude sur l’issue, mais un sentiment, je crois assez juste, que plus la défense des Russes sera longue, moins le coup sera décisif. pour la paix."
Albert me donne des nouvelles des St Aulaire. " Cette pauvre famille, après trois mois de tortures héroïquement supportées est, je crois à bout de forces. Elle n’a voulu voir personne encore J’ai eu un mot de Mad. d'Harcourt, et vu une lettre de Langsdorff à M. Doudan ; l’un et l'autre paisibles et désolés. " Il ne me dit pas que St Aulaire soit malade.
Serez-vous assez bonne pour remercier de ma part, le capitaine Van de Velde de sa brochure sur la guerre de Crimée qu’il a bien voulu m'envoyer à Paris et qu’on m’a renvoyée ici ? Je l’ai trouvée très claire, très intéressante et très vraisemblable pour les ignorants, comme moi.
A en juger par les extraits qu’on en a donnés à Londres et à Paris, les rapports du Prince Mentchikoff sur la bataille de l'Alma sont écrits avec dignité et convenance.
Midi
Avec les journaux, j’ai des nouvelles de Paris, de très bonne source. Je copie : " La version russe relative à l'échec éprouvé par les troupes anglaises était singulièrement exagérée ; mais peu s'en est fallu qu’elle ne fût exacte. La vérité est que le 25, le général Liprandi, à la tête d’un corps de 30 000 hommes a surpris et attaqué l'aile droite du corps d'observation des armées alliées, composée de la division Anglaise qui a été un moment très compromise. Mais l’arrivée du général Bosquet et de la division française a rétabli les choses et forcé les Russes à la retraite. Les Anglais ont fait des pertes sensibles surtout leur cavalerie. Les rapports de leurs généraux rendent l'hommage le plus complet à la valeur et à la décision de nos troupes qui ont dans cette occasion, sauvé la partie. Cette affaire fait le plus grand honneur au général Bosquet. qui paraît être un officier de grand avenir. Vous voyez que j’ai eu la même impression que vous sur les rapports du Prince Mentchikoff.
Adieu, Adieu. G. G.
193. Val Richer, Lundi 6 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J'étais pressé hier en vous envoyant les nouvelles qui m’arrivaient ; je n’ai pas copié le dernier paragraphe. Après les mots sur le général Bosquet, officier de grand avenir, on ajoute : " Les Anglais ont d'ailleurs pris leur revanche. Dans cette même journée du 27, les assiégés ayant tenté une sortie formidable sur les lignes anglaises, (sans doute en même temps que le général Liprandi les attaquait du dehors) ont été complètement battus, et ont laissé sur le terrain mille morts, dont les corps ont été comptés (on souligne ainsi). Tout cela est glorieux, mais horriblement triste.
Les journaux que vous recevrez aujourd’hui ou demain vous donneront probablement les détails. Je vous les envoie en tous cas comme ils me viennent.
J’ai lu en entier, les rapports du Prince Mentchikoff dont je n’avais vu que de extraits. Ils sont vraiment remarquables par l'absence de forfanterie et pas l’équité. Les journaux Anglais nient que le fils de Lord Clanricard ait été pris. Le sait-on positivement de Pétersbourg ?
Avez-vous lu le discours de Lord John à Mansion house pour provoquer les souscriptions au patriotic fund en faveur des familles des tués et des blessés ? Au milieu des éloges à la bravoure et au dévouement des soldats anglais, il les félicite et il félicite le pays de ce que leurs lettres, publiées dans les journaux, ont prouvé " that our rank and file can express themselves with a degree of intelligence and property which, while it marks their good feeling, indicates how much progress has been made in education, since the last war. " Voilà la passion de la civilisation, et cela a été couvert d’applaudissements.
J’ai une longue lettre de Macaulay. Purement littéraire ; des compliments sur Cromwell. Il me dit qu’il publiera dans quelques mois son Histoire de Guillaume 3. Toute préoccupation politique personnelle du moins l'a évidemment quitté : " My health is not very good. But I do not complain. I have numerous sources off happiness, independance, liberty, leisure, book, kind friends and relations."
Il viendra à Paris, le printemps prochain, pour l'exposition. Il nous faut la paix alors, pour que tout le monde y vienne. Midi Je vais lire les rapports détaillés, sur les affaires du 15. Je commence à comprendre celles du 25 et du 26, et j'en conclus que rien n'est fini. Adieu, Adieu. G.
194. Val Richer, Mercredi 8 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Des connaisseurs en fait de tactique politique prétendent à Paris que le gouvernement ne prend point de peine pour prévenir ou dissiper les inquiétudes parce qu’il veut qu’on soit inquiet, se promettant de donner par là plus d'éclat au succès final, et de regagner ce que le Tartare de Bourqueney lui a fait perdre. Je ne crois pas beaucoup à ces finesses, et je m'étonne de plus qu’il faille 17 jours pour avoir des nouvelles de Balaklava. Le Rapport de l’amiral Hamelin est très bien et lui fait honneur ; mais nous aurions de l'avoir au plus tard le 1er Novembre.
S'il est vrai, comme le dit le Constitutionnel, que nos troupes, vous aient repris le 26, les redoutes dont vous vous étiez emparées le 27 et qu'elles aient rejeté le général Liprandi au-delà de la Tchernaia, en même temps, qu'elles repoussaient la sortie des assiégés, l'opération offensive du prince Mentchikoff. aurait complètement échoué, et il lui resterait peu de chances de faire lever le siège par une bataille. Restent toujours deux questions vos renforts arriveront-ils plus vite et en plus grand nombre que les nôtres ? Combien de temps encore avec l’hiver qui approche des assiégeants, nourris par mer, peuvent-ils continuer le siège ? Je suis tout-à-fait de ceux qui croient que Sébastopol sera pris ; mais il faut qu’on se dépêche, car il ne reste plus beaucoup de temps pour le prendre.
Parlons d'autre chose. Faites mettre des bourrelets dans votre appartement pour peu que vous y restiez encore à toutes les portes et à toutes les fenêtres. Faites calfeutrer une fenêtre, s’il y a encore des courants d’air ; c’est assez d’une fenêtre à ouvrir. Avec du charbon et des bourrelets, on peut toujours se défendre du froid, et des vents coulis.
On m'écrit que le Chancelier a repris ses dîners du lundi, et que dans l'avant-dernier il a donné une marque de verdeur qui a diverti ses convives. C'étaient tous des jeunes gens de l'Académie, âge moyen, 60 ans. Le Chancelier a voulu prendre un papier dans son secrétaire, et a laissé tomber un trousseau de chefs, de toutes petites chefs, chefs de portefeuille à papiers qu’on serre, clefs de cassette à lettre qu’on garde. Les jeunes gens ont cherché par terre et n'ont pas trouvé. Le chancelier, tout en leur disant de ne pas se donner la peine, " et très content de nous humilier un peu nous autres sveltes et fringants ", dit le narrateur qui en était à continuer à causer en se promenant dans la pièce, et avec une adresse d’ancien préfet de police, sans faire semblant de rien, il tâtait le tapis du pied droit puis tout à coup, il s'est baissé, et s'est relevé tout aussi vite, le petit trousseau de clefs à la main. Ayez 89 ans à ce prix là. On attend avec assez de curiosité les deux discours de demain à l’Académie. On ne connait pas du tout celui de M. Dupanloup ; mais M. de Salvandy a lu le sien à plusieurs personnes, entr'autres de très longs fragments chez Mad. de Talleyrand. On dit qu’il y aura des hardiesses.
Cela m'amuserait assez d'être à Paris pendant que Lord et Lady Palmerston y sont. Je les verrais un peu et je les aurais beaucoup. Mais je présume qu’ils n'y resteront pas longtemps et moi, je n’y serai pas avant le 20 novembre. Je ne suis pas du tout pressé d'y retourner.
Midi.
Mes journaux annoncent l'assaut pour le 15 ou le 2 Novembre. Si cela était, nous le saurions bientôt. Adieu, Adieu. G.
195. Val Richer, Jeudi 9 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si j'étais autrichien, le séjour de Lord Palmerston à Paris me déplairait. S’il y machine quelque autre avenir Européen, ce sera aux dépens de l’Autriche. Il lui en veut de ce que malgré les plus belles chances, il n’a pas réussi, en 1848 à la chasser d'Italie. A dire vrai, je ne crois pas qu’il machine grand chose tant que la situation actuelle durera le ministère actuel tiendra. Et la situation actuelle ne peut finir que par la paix, ou par une extension de la guerre qui fera prendre parti à l’Autriche pour l'Alliance occidentale. Ni l’une, ni l’autre chance ne fait les affaires de Lord Palmerston.
Y a-t-il quelque chose de sérieux dans les nouvelles instances qu’on vous adresse de Berlin ? Sérieux en ce sens que si vous dites non, cela fasse faire à la Prusse un pas de plus vers l’Autriche et l'occident ; car je ne suppose pas que vous disiez autre chose que non. La Prusse le sait certainement. Pourquoi donc recommence-t-elle à vous presser ? Est-ce pour se donner, auprès des alliés le mérite d'avoir l’air de les aider, ou bien pour se préparer, dans votre obstination, une excuse pour vous abandonner. Pauvre politique, en tout cas, comme est toujours la politique des faibles entre les forts qui se battent.
Je trouve que la guerre prend, entre les combattants, un déplorable caractère d'acharnement. Ces combats de tous les jours excitent plus de passion que les grandes et rares batailles. Même en France, malgré le peu de goût public pour la guerre, l'animosité s'éveille. Il y a à Lisieux en ce moment un prédicateur missionnaire assez célèbre, l'abbé Combalot ; il prêche tous les jours contre les incrédules, les Protestants et le tyran Tartare. Il disait avant hier : " L’Eglise catholique a triomphé de tous ses ennemis ; elle a abattu Calvin, elle a abattu Voltaire, elle a abattu Robespierre ; elle abattra Nicolas ! " et il est descendu de sa chaire sur cette parole. La classe un peu élevée, les négociants, les magistrats, le barreau, tous les bons bourgeois désapprouvent, les uns sérieusement, les autres en haussant les épaules. Mais le peuple écoute avidement ce prêtre qui est sincère et grossièrement éloquent ; et une haine absurde entre, par ses paroles, dans le cœur de la multitude catholique et patriote. Tout cela est honteux, et aussi dangereux que honteux. Non seulement on perpétue ainsi la guerre ; mais la guerre, ainsi faite, dans l’Eglise de Lisieux en même temps que sous les murs de Sébastopol, laisse des germes qui se développent, même la paix faite, et rendent le gouvernement très difficile. On m’a raconté ces sermons hier à Lisieux, où je suis allé dîner.
Midi
Je me figure que nous ne tarderons pas à apprendre l'assaut. Votre dépêche disant que, le 2, Sébastopol ne l’avait pas encore essuyé, semble indiquer qu’il devait l'essuyer bientôt. Adieu, Adieu. G.
196. Val Richer, Vendredi 10 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
197. Val Richer, Dimanche 12 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Moi aussi j’attends j'ouvre les journaux tous les matins avec précipitation. Je veux voir si nous avons fait un pas. A quoi sert que le temps passe, s'il ne nous approche pas du but. Je retournerai probablement à Paris le lundi 20. On commence à être vraiment inquiet à Paris. On parle, à ce qu’on me dit, de Changarnier, et du Maréchal Vaillant qui en a parlé à l'Empereur. Je n'en crois rien. A quoi cela servirait-il ? Il faut que Sébastopol soit pris avant la fin du mois. Le siège ne peut pas durer tout l’hiver. On parle aussi d’un nouvel emprunt ; les uns disent 600, les autres 700 millions. C’est trop tôt.
Comment un messager anglais perd-il ou oublie-t-il les dépêches de son général ? C'est inconcevable. Que de malédictions sur ce criminel étourdi ! Il y a des douleurs dont la pensée seule, sur la tête d’autrui, me bouleverse, et j’ai trouvé hier dans mes journaux, avec une joie vive, qu’un des jeunes. La Bourdonnaye l’officier de terre n’avait pas été tué à l'Alma et qu’il était revenu en France malade, mais en train de guérison. Quand la vieillesse n'endurait pas, elle affaiblit beaucoup. La séance de l’Académie a été très brillante et l'Evêque d'Orléans a eu un grand succès, grand même dans le public indifférent et plutôt disposé à la critique. On m'écrit : " Il y avait moins de prêtres que je ne m’y attendais, et la société un peu moins aristocratique que les relations de M. Dupanloup ne me l'auraient fait supposer. Cette société est encore à la campagne. J’ai aimé bien des choses dans le discours de l'Evêque, l’esprit général qui est élevé et doux, les élans d’une nature sympathique, la foi Chrétienne sans âpreté ni goût de combat, des idées fines exprimées avec une élégance abondante ; trop abondante, et beaucoup de désordre dans cette abondance. On pourrait en retrancher un bon quart et mettre le commencement à la fin et la fin au commencement, le discours n'en vaudrait que mieux. Je n’ai pas encore lu Salvandy. Il n’a pas eu de succès. Long sur long, c’est trop.
Il y a 22 candidats pour la place vacante à l'Académie. Je trouve le discours de la Reine d’Espagne, convenable dans sa soumission triste et inquiète à la souveraineté du peuple. Il y a du bon goût à Espartero de n'avoir pas chanté victoire par la bouche de la Reine vaincue. Nous allons voir comment se dessineront les Cortés et si le parti révolutionnaire monarchique résistera au parti purement révolutionnaire. Je suis porté à le croire.
Vous avez raison de rester dans votre lit si vous toussez beaucoup. Le lit est le meilleur remède contre les rhumes. Depuis que le Roi Léopold est revenu avez-vous vu son médecin ? C'est surtout de soins assidus que vous avez besoin, et rien ne peut remplacer Olliff, pouvoir exécutif d'Andral législateur. Midi.
Je ne trouve que des bruits vagues de nouvelles batailles d’assauts proclamés, et un fait certain, qu’on fait partir de nouveaux renforts. Adieu, adieu. G.
198. Val Richer, Lundi 13 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voilà le soleil, et le froid. Il a gelé cette nuit. Il fera beau le jour. Je voudrais savoir que vous toussez moins. Je persiste à croire que vous ferez bien de rester beaucoup dans votre lit tant que ce ne sera pas tout-à-fait passé. Et n'en croyez pas trop vos impressions du moment, vos fantaisies de grand air. C'est bon quand on est jeune ; à notre âge, il faut avoir chaud, et très peu de variations de température dans l'atmosphère où l’on vit.
Il me paraît que nos généraux ont pris l'offensive pour se débarrasser du général Liprandi. Je crois à cette bataille dont nous avions hier des bruits vagues. On dit que le pays, étant dévasté, vous avez encore plus de peine à y faire vivre votre armée, que nous la nôtre par mer. On fait toutes sortes de réflexions et de calculs pour se rassurer. J’ai peur que vous n'ayez la supériorité du nombre. Le choléra nous a enlevé beaucoup de monde ; aux Anglais plus qu'à nous, mais à nous aussi. On fait effort pour remplir les vides d'après des renseignements que j’ai lieu de croire exacts, les divisions Dulac et de salles qui étaient au camp du midi, et les troupes du camp de Sathonay près Lyon, qu’on fait partir aussi, forment un total de 12 000 hommes. C’est un grand renfort mais il arrivera bien tard.
Je ne sais si lord Palmerston fera de la politique à St Cloud ; il n'en a pas fait au banquet du Lord Maire, son interminable madrigal sur les alliances conjugales, à côté des alliances nationales, était bien anglais, et bien lourd. Aberdeen fait bien à mon avis, de faire en toute occasion de la paix, le fond de sa politique. C'est d’un effet étrange au milieu d’une guerre si vive ; mais ce sont des paroles qui se retrouveront un jour. Les feuilles d’Havas tout l'énumération, de neuf généraux que la guerre vous a déjà coûtés Schilder, Selvan, Dreschen, Chruleff, Bebutoff, Soltikoff, Meyer, Karamsin, et Korniloff. Sans parler des blessés. Est-ce exact ?
Midi
Toujours même situation. Vous dites vrai ; habilité ou non, c’est un grand spectacle, qui fait honneur à tous. Quelle folie de faire tuer tant de braves gens sans nécessité ? Si je disais tout ce que je pense de cette guerre et de la politique dont elle sort, j'étonnerais et j'irriterais bien du monde. Adieu, Adieu. G.
199. Val Richer, Mardi 14 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Quel chiffre ? Quand cela finira-t-il ? La neige tombe à gros flocons. Tout à l'heure les prés et les bois en seront couverts. En avez-vous autant à Bruxelles ? Cela vous fait toujours mal. Si vous étiez à Paris, vous auriez vos amis, des distractions et Andral. Je me reproche presque le courage que j’ai eu en étant d’avis que vous deviez partir. C'est un vrai déplaisir de retourner à Paris pour ne pas vous y retrouver.
J’attends des nouvelles de l'assaut. Le Moniteur disait hier comme votre grande Duchesse, le 4 ou le 5. On dit, en effet que Lord Raglan n'en veut pas. Il est épouvanté des pertes qu’il a déjà faites. Est-il vrai qu’il ait tancé, et même renvoyé Lord Cardigan ? Il paraît bien que la bravoure a été très étourdie. Certainement l'assaut sera terrible. C'est la conviction générale que nos forces sont insuffisantes. Si nous avions eu 20 ou 40 000 hommes de plus, ce serait fini depuis longtemps. Je trouve que cela perce dans les rapports des généraux. Canrobert parle des fatigues des soldats, en homme qui n'en a pas assez pour l'ouvrage à faire. On dit que c'était là le seul motif des objections de l’amiral Hamelin à l'expédition. Il demandait plus de monde.
C'est vraiment une honte pour l'administration Anglaise que l’insuffisance des secours médicaux. Si le fils du Duc de Sutherland a été quinze jours sans médecins, qu’est-ce donc des soldats ? C’est un spectacle assez frappant, au milieu de cette dislocation de l'Europe du Congrès de Vienne que le Roi Oscar élevant à Stockholm la statue du Roi son père et la dynastie Bernadotte maintenant, ouvertement sa neutralité. Les deux dynasties nouvelles, le roi Oscar en Suède, le Roi Léopold, en Belgique, sont les seules qui restent neutres tranquillement, et sans contestation.
Midi
Seconde édition, plus grosse, de la journée du 25 octobre ; une bataille à droite, une sortie à gauche. Vous n'avez pas réussi, et vous avez perdu beaucoup de monde. Mais nous en avons certainement perdu aussi. Toujours la même question : arrivera-t-il assez de renforts, et assez tôt, pour qu’on puisse tenir contre vous la campagne, et continuer le siège jusqu'à ce qu’on prenne la place ? Adieu, Adieu. G.
200. Val Richer, Mercredi 15 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ce que je crains beaucoup en ce moment, ce sont les batailles inutiles. Celle du 5 m'en a un peu l’air. Vous n'avez pas été assez battus pour renoncer à vos tentatives de faire lever le siège. Pourtant le rapport du Prince Mentchikoff est court et triste. C'est sans doute en repoussant la sortie de la garnison et en la refoulant dans la place que les alliés ont eu l’air de tenter ce qu’il appelle un assaut qui n’a pas réussi. Le général Canrobert a la une rude opération pour son coup d’essai de général en chef. Les renforts vont lui arriver de tous côtés, Français et Anglais. Combien de temps les flottes pourront-elles tenir la mer. On rabâche. Que faire autre chose ?
Les articles du Times et du Morning Chronicle indiquent qu’on se prépare, si le siège ne finit pas ces jours-ci à le continuer imperturbablement malgré l'hiver, et jusqu'à ce qu’il finisse. Cela doit être possible et si ce n’est pas absolument impossible, on aura raison de le faire, n'importe à quel prix. J’ai trouvé, en écrivant Cromwell, qu'au 17e Siècle avant les amiraux Anglais et Hollandais, Blake et Tromp, on ne croyait pas possible une campagne navale d’hiver, ni dans l’un, ni dans l'autre pays. Ces deux hommes l’ont cru possible, et l’ont exécuté ; ils se sont fait la guerre hiver comme été. La chose ne doit pas être plus impossible dans la mer noire que dans l'Océan. C’est toujours l'alimentation quotidiennement assurée de l’armée qui est la grosse difficulté. Les hommes se font tuer, mais les estomacs n'attendent pas.
L’ardeur pour la guerre est toujours bien grande en Angleterre. Avez-vous remarqué ce petit fait qu’il y a plus de 1200 demandes inscrites par avance pour les commissions qui peuvent vaquer dans l’armée, tandis qu’ordinairement le nombre des demandes ne dépasse pas 100.
Midi
Nous avons toujours la même impression. Pauvre St Aulaire ! Je ne le plains pas ; il était si triste ! On dit que son gendre Langsdorff est atteint d'une tumeur cancéreuse au bras. Adieu, Adieu. G. G. L'Empereur a eu raison de nommer. Morny. J'en suis bien aise.
201. Val Richer, Vendredi 17 novembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai écrit hier à Madame de St Aulaire, avec une vraie tristesse. Après bien des années d’une simple habitude de société, son mari, depuis que nous avions fait des affaires ensemble, était devenu pour moi un véritable ami sûr, fidèle, courageux et d’un commerce doux et animé. Je regretterai beaucoup de ne pas le retrouver. Je regrette de ne pas lui avoir dit adieu. Je vous ai mandé, je crois, ce qu’il m'écrivait après la mort de sa mère : " Je ne demande plus à Dieu qu’une grace, c’est que personne ne passe avant moi. Le pauvre homme ne l’a pas obtenu. La mort de sa fille l’a abattu et la maladie l'a trouvé hors d'état de résister. Je ne sais encore aucun détail.
Votre pasteur de la rue Chauchat, M. Verny, mort en chaire à Strasbourg, a laissé une femme et une fille qui sont dit-on, des personnes distinguées, et sans pain. On fait une souscription, parmi les Protestants, pour leur faire un petit capital qui bien placé leur donne de quoi vivre. De Strasbourg, on a déjà envoyé 18 000 francs. Ne voulez-vous pas donner quelque chose, par charité d’abord, et puis pour faire acte de présence à Paris, dans votre église, où M. Verny était, parmi les riches très considéré et parmi les pauvres très populaire ? François Delessert et Léon de Bussierre sont à la tête du comité.
J’attends avec une impatience triste et sans grande curiosité, les détails de la bataille du 5. Quatre généraux Anglais blessés, le général Joymanoff tué une journée entière de lutte et tout cela pour rester dans le statu quo. Il est clair que votre sortie a été repoussée, qu’en vous repoussant le général Forest a voulu, entrer dans la place pêle-mêle, et qu’il a été repoussé à son tour. Vous voyez ce que disent les journaux Anglais du vrai motif de la visite de Palmerston à St Cloud ; s'entendre avec l'Empereur pour qu’il envoie 50 000 hommes de plus, que l’Angleterre payerait. C’est très possible, et je suis très porté à y croire. Ce qu’il y a de certain c’est qu’on travaille vivement ici sur terre et sur mer, pour envoyer, non pas quelques mille hommes, mais une armée de plus.
Que signifie cette dépêche du Standard que le Prince Gortschakoff a annoncé officiellement à Vienne que la Russie, était prête à traiter avec l’Autriche sur la base des quatre garanties ? Je ne comprends pas et je ne crois pas.
Vous aurez cette lettre-ci dimanche. Ecrivez-moi lundi matin à Paris. J’y serai lundi soir à 11 heures, et je vous écrirai de là mardi. Une seule chose me plaît du retour à Paris ; nous nous parlerons du jour au lendemain.
Midi
Voilà le 163. L'Empereur fait très bien de renvoyer à Lady Clauricard son fils. Adieu, Adieu. G.
