Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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21 Trouville sur mer. Mardi 4 août 1846, 7 heures du matin

Je compte, je recompte. Je suis sévère. La partie est gagnée, gagnée au delà de mon attente. Sur 201 élections connues ce matin, nous en avons perdu 4, gagné 25. Reste 21 en gain, c’est-à-dire déjà 42 voix de différence en plus sur l'ancienne majorité. Il y a vingt à parier contre un que les 259 élections encore inconnues ne changeront pas en mal ce résultat. Bonne affaire. L'avenir n’en sera pas moins laborieux ; mais nous l'aborderons en excellente situation. J’ai eu confiance depuis seize ans dans le bon droit du bon sens. J’ai eu raison. C’est un grand plaisir. J’ai eu hier deux estafettes l’une à 5 heures, l'autre à onze. Celle-ci m’a réveillé. Je venais de me coucher. Mais je ne me plains pas. J'en aurai deux aujourd’hui qui m'apprendront à peu près tout. Vous aurez su tout cela avant moi. Tant mieux. J’aime votre plaisir au moins autant que le mien.
Beau temps ici, malgré quelques ondées soudaines. La mer toujours aussi belle. Décidément, de tous les spectacles naturels, si ce n'est pas le plus magnifique (la terre a dans les grandes montagnes et les grandes forêts, des aspects supérieurs), c'est le plus constamment saisissant et intéressant. Je vous écris, au bruit de la marée montante qui monte et vient mourir sous mes fenêtres. Je passe la journée ici, et à 6 heures, je retournerai au Val Richer, remmenant Pauline à qui les bains de mer ont parfaitement réussi. Point d’autres nouvelles, comme de raison. Le monde en suspens, du moins le monde en France. Le Roi m’écrit qu'il est parfaitement content de la conversation du Prince Royal de Bavière qui a passé samedi, et dimanche au château d’Eu et qui a dû quitter Dieppe hier pour le Havre, et puis pour Paris. Le Prince Jean de Saxe a donné sa démission du Commandement en chef des gardes nationales saxonnes. Une revue générale approchait & on a cru, lui compris, qu'après l'affaire de Leipzig l’an dernier, il ne pouvait s'y présenter. La dernière session des Chambres a fait faire, au parti Constitutionnel en Saxe, un progrès décisif. Ne dédaignez pas la Saxe. De tous les petits états allemands, c'est celui où j’entrevois le plus de bon sens politique. Adieu dearest. Je vous reviendrai après l'arrivée de mon courrier. Je l’aurai un peu plus tard ici qu’au Val Richer. 9 heures et demie Bonnes nouvelles encore, malgré quelques pertes cruelles. 25 voix de gain net sur 323 élections connues. Je regrette beaucoup MM. Jacques Lefèvre à Paris et Alphonse Périer à Grenoble, sort inévitable des batailles. J’attends ce soir les détails. Génie ne m’a envoyé que les chiffres. Je garde la lettre de Lord John. Je vous la renverrai bientôt. Jarnac doit arriver aujourd’hui à Paris. Je l’aurai au Val Richer du 8 au 10. Adieu. Adieu. J’ai là une foule de lettres insignifiantes, où il faut des réponses indispensables. Adieu comme à St. Germain. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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22 Bruxelles jeudi le 6 avril 1854

J'ai eu du courage tout le jour. La nuit, non, mon chagrin est aussi grand que ma joie avait été grande. Je me retrouve plus seule que jamais, et triste, triste. J’ai vu Brunnow longtemps. Il doute de la nouvelle. On a dit me dit que Kisseleff : " Qu’est-ce que nous font les Chrétiens." C'est à Van Praet qu'il a dit cela. C’est un sot. Brunnow convient que si elle est vraie elle peut & doit mener à tout. Le public de ce pays-ci était hier en extase. Le soir Van Praet & Lebeau, un doctrinaire. Certainement de l'esprit et hier en grande coquetterie. Ils sont drôles ici, ils me prennent pour un bel esprit.
Dites-moi je vous prie vos idées sur la nouvelle de Berlin. Brockhausen m'envoie le journal semi officiel qui la contient. Cela a l’air bien vrai, il me semble impossible que cette avance ne soit pas accueillie avec joie mais que de chemin à faire encore avant que cela aboutisse. J’ai écrit à Ellice ; ignorant. qu’il vienne à Paris, je dis quelques paroles qui pourraient toucher Marion. J’attends quelque chose de votre entrevue avec elle. Au fait vous pourriez bien lui rappeler qu’elle a lutté avec ses parents quand il s’est agi de venir chez moi, pour leur plaisir à elles, qu’elle pourrait bien lutter aussi quand cela devient une charité pour moi, et que je ne mérite pas cet abandon. Enfin, je suis sûre que vous direz ce qu'il faudra. Me voilà à cette même. table où nous étions il y a 24 heures. Mais votre place est vide. Cela me serre le cœur, et je suis prête à pleurer. Ah que votre visite m’a fait de joie et laissé de peine. Adieu. Adieu.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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22. Jeudi 10 août.
3 heures

De même que je ne suis pas un moment sans penser à vous, je ne puis plus être une heure sans vous écrire. Ma lettre est partie. J’en recommence une autre. Savez-vous ce qui m’est arrivé ce matin ? Ne recevant pas de lettres, il m’a passé une idée folle par la tête. J’ai cru que vous arriviez, que malgré ce que je vous avais dit et peut être pour cela même, vous viendriez, & voilà que mon cœur battait avec violence chaque fois qu’on ouvrait la porte du salon. Ce moment d’angoisse est passé. Il a duré de 1 à deux heures. Je vous le dis parce que je n’ai pas une autre nouvelle à vous conter. A présent que c’est passé je vais compter les heures jusqu’à vendredi. Il y en a 168 encore. Que c’est long !
Il ne vous arrivera pas d’accident n’est-ce pas ? Vous prendrez bien soin de vous. Vos enfants ne tomberont pas malades, votre mère ? Ah mon Dieu que de choses possibles qui pourraient vous empêcher de venir ! Je vous conjure encore de m’écrire tous les jours. N’en manquez pas un ; si vous ne voulez pas que je sois plus malade encore.

Vendredi 11. 8 heures
J’aurai une lettre j’espère mais en attendant que sont devenues toutes les autres ? J’ai reçu mes paquets de Londres. Rien ne m’est revenu de vous. Comme tout cela a été mal arrangé. & comme j’ai eu raison de revenir ici à moins que vous me laissiez sans m’écrire. J’ai pu dîner hier à l’Ambassade d’Angleterre. Lady Granville m’a répété par cœur chaque mot de votre lettre, elle le sait mieux que moi. Elle en a la tête remplie. Mais Monsieur, elle a raison. Je vous montrerai cette lettre. Il y a des idées sublimes et quel langage ! J’ai rencontré hier quelques personnes. qui m’ont parlé de votre discours à Caen avec une grande admiration. & moi qui ne savais pas du tout que vous en eussiez fait un. Je n’ai pas là les journaux. J’étais trop souffrante pour cela. Vous ne m’en avez pas dit un mot, où bien vous m’en aurez parlé dans l’une de ces lettres qui me manquent L’un de mes nouvellistes hier m’a dit qu’il me l’enverrait ce matin.

9 h. 1/2 Le N°18 est entre mes mains. Que vous êtes grand, que vous êtes noble. Que je suis petite à côté de vous ! Monsieur, je l’ai bien pressenti. Vous ne me trouvez pas digne de vous. Vous me dites poliment que c’est mes nerfs qui me font extravaguer. Mais si ce n’était pas mes nerfs si j’étais comme cela ? Vous me laisseriez Vous m’abandonneriez ? Pardonnez-moi Monsieur, pardonnez- moi tout. Je ferai je penserai tout ce que vous voudrez. J’essayerai tout pour vous plaire. Mais laissez moi vous parler sans cesse ; vous dire tout ce qui remplit mon cœur, ma tête. C’est vous, vous. Rien que vous. J’ai tort mille fois tort de vous le redire ainsi sans répit. J’essaye de me contraindre, je n’y réussis pas. Je quitte ma lettre, j’y reviens. Ah mon Dieu que je suis loin d’être comme vous voudriez que je fusse. Mais j’y arriverai.
Je crois que je suis mieux ce matin. Mon médecin n’est pas encore venu me le dire, mais je vous le dis. Je crois que c’est votre lettre qui m’a fait du bien. Vous voyez bien qu’il me faut une lettre tous les jours, tous les jours jusqu’à vendredi Il n’y a plus que 6 jours pleins jusque là. Je ne serai j’espère ni dans mon lit couchée. Je serais sur mes deux jambes mais vous me trouverez changé. Ne me le reprochez pas. Demandez en raison à la poste à St Ouen. Tout le mal vient des 10 jours passés sans lettres. Ah quel mal ils m’ont fait !
Je vais essayer de vous parler d’autre chose. Les élections d’Angleterre ont été à merveilles jusqu’ici. Mieux, beaucoup mieux que ne l’avaient espéré les Tories. J’espère qu’ils n’y puiseront pas trop d’assurance, j’espère que Peel et Wellington resteront dans les dispositions dans les quelles je les ai laissés. C’est à dire qu’ils offriront à lord Melbourne un appuis cordial, désintéressé pour le moment en se réservant de s’associer plus tard à son gouvernement, & que lord Melbourne acceptera ce marché à la condition de concerter avec eux les mesures principales. Il y était disposé quand je l’ai quitté. Il a quelques collègue fougueux qui ne voudront pas de cet arrangement mais il m’a presque donné le droit de croire qu’il se rappellera les conseils que j’ai osé lui donner, et qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux que je trouve aujourd’hui dans votre lettre.
Je lui ai fait son portrait tel que vous voulez bien faire le mien, & puis mes nerfs, c’étaient ses radicaux, et je le conjurai de s’en guérir. Je raisonne très bien Monsieur quand il ne s’agit ni de vous ni de moi. Aujourd’hui je suis démoralisée sur ce chapitre mais vous viendrez me remettre sur le bon chemin. Je viens de prendre l’air un moment. Il est doux & charmant comme vos bois doivent être délicieux. Comme cet air là me ferait du bien !
Adieu monsieur, adieu, n’est-ce pas je vais mieux aujourd’hui ? Midi

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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22 Val Richer Lundi 18 août 1845
9 heures

Vous êtes en France. Vous avez certainement passé hier car il faisait beau. Le beau temps continue. J’aurai après demain de vos nouvelles de Boulogne. C’est charmant. Ce sera bien mieux, le 30.
Point de nouvelles du tout ce matin. Sinon des frontières d'Espagne. L’enthousiasme des populations basques, autrefois carlistes, pour les deux Reines, est curieux. Bresson m’en écrit des détails amusants qui lui arrivent à Bagnères d’où il partira bientôt pour rejoindre M. le duc de Nemours à Bayonne et aller avec lui à Pampelune. Les Reines se prêtent de très bonne grâce à ce mouvement populaire. Elles se promènent à dos de mule ou à pied dans les vallées, dans les montagnes. Les paysans illuminent les montagnes, les vallées et escortent les Reines en bande de milliers d'hommes. C’est une fête, et un chant universel de ce côté des Pyrénées qu'on entend presque de notre côté. Le Roi de Prusse ne fait pas mieux sur le Rhin pour la Reine d'Angleterre. Je suis charmé de cet accueil Espagnol. Il consolide le cabinet, satisfait & calme le Général Narvaez. Le gouvernement rentrera à Madrid raffermi. J’ai tort de prédire ainsi sur l’Espagne. Mais voilà mon impression.
A propos du Roi de Prusse, la Reine reste un jour, de plus à Stolzenfels. Elle en partira le 16 au lieu du 15. " On est parvenu, m'écrit-on de Mayenne, à lui faire comprendre que le Roi était fort affecté de voir qu'en public, une visite annoncée et préparée de si longue main, ressemblait si fort à un passage."
Je suis charmé que vous approuviez mon discours. Ici et à Paris, il a fort réussi. On s'en occupe encore. A dire vrai, on ne sait de quoi s’occuper. Le calme est profond, la prospérité toujours croissante, la satisfaction réelle, la confiance dans l'avenir plus grande qu’elle ne devrait. Tout cela ne me supprimera, à la session prochaine, ni un débat, ni un embarras, ni une injure. Le bien et le mal marchent, dans le pays-ci à côté l’un de l'autre, sans se faire tort l’un à l’autre. Nous verrons. Au fond, moi aussi j’ai confiance. Mais quand j'étais jeune, j’avais une confiance joyeuse. A présent, il n'y a pas de joie dans ma confiance. Je sais trop combien le succès même coûte cher et reste toujours mêlé et imparfait. Adieu.
Il faut que j'écrive au Maréchal, au Garde des sceaux, à Salvandy, à Génie. J’écris beaucoup, à vous c’est mon repos comme mon plaisir. Adieu. Adieu.
Je vous trouve très raisonnable sur vos yeux, voyant ce qui est, restez dans cette disposition .

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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23. Paris samedi 12 août 1837,
8h. du matin.

Quelles lettres que ces lettres N°12 & 13 qui me sont revenus de Londres hier que vous m’y dites de ces paroles si douces, si profondes, qui m’attendrissent m’exaltent, me calment, qui font tout cela à la fois. Je ne sais l’effet qu’elles eussent produit sur moi en Angleterre. Ici elles me font du bien elles m’en ont fait hier. Elles m’en feront aujourd’hui car je les relirai. Je les relirai bien des fois. Soyez toujours pour moi ce que vous êtes en m’écrivant ces lettres. Je le mériterai tous les jours davantage, vous verrez cela.
9 heures 1/2
Le N°19 vient de m’être remis. Comment vous croyez que je n’ai pas lu votre Histoire de la révolution d’Angleterre. Je l’ai lue, relue. Je vous en ai parlé, mais c’était à une époque où vous ne faisiez par la moindre attention à ce que je vous disais. Cet ouvrage est regardé en Angleterre comme le meilleur qui existe et comme faisant époque. On y est fort impatient de la suite. Dans ce genre-là histoires, mémoires, j’ai beaucoup lu & il n’y a guère de proposition nouvelle à me faire. C’est le seul genre de lecture qui me plaise. Mais vous avez raison de penser qu’au fond une occupation sérieuse et qui n’a pas un but pratique immédiat ne me plaît pas trop, ce qui fait que je suis très souvent ennuyée, très ennuyée même.
Aujourd’hui non car je pense, je pense. Je trouve même que je n’ai pas assez de temps pour penser. Mais monsieur, je ne voulais plus vous dire cela du tout. Et je le veux Monsieur depuis votre lettre de ce matin. Elle me laisse bien froide, bien calme. Je l’ai méritée. La vivacité de mes expressions vous aura déplu, où vous aura effrayé. Vous voulez me remettre l’esprit en ordre. Vous faites comme mon médecin, il me tient au régime. Ne le faites pas trop, j’en serais triste. Donnez-moi quelques douces paroles qui aille chercher le fond de mon cœur. J’ai besoin de cela tous les jours. Adressez vos lettres à l’hôtel de la Terrasse. J’y rentre aujourd’hui. Je me moque du soleil & des ouvriers.
Je veux être chez nous, vous recevoir chez nous. Vous aimez cela mieux aussi ? Vous voulez savoir ce que je fais. Hier trois heures à l’air au bois de Boulogne, avec Marie et un secrétaire de l’ambassade d’Autriche que j’ai fait courir inutilement la nuit de Boulogne à Abbeville, croyant que J’allais mourir et auquel je voulais laisser le soin de ramener Marie & mes diamants à Paris. Il ne m’a plus trouvé à Abbeville. C’est le même qui a couru il y a 9 ans en Angleterre pour me remettre une lettre du Prince de Metternich que je n’ai plus voulu recevoir. Le pauvre homme est chanceux. Vous voyez bien que je lui devais une promenade au bois de Boulogne, il était honoré et embarrassé à l’excès j’ai prié Marie de lui faire quelques gentillesses.
J’ai vu lady Granville longtemps. Nous n’avons parlé que de vous. Elle me soigne, elle voudrait me voir perdre mon air abattu. Le prince Paul de Würtemberg m’a fait demander de le recevoir. Il est accouru plein de l’espoir que tout marchait à la confusion en Angleterre. Je l’ai horrible ment contrarié par tout le bien que je lui ai dit de la Reine, du premier ministre et la bonne disposition où j’ai laissé ce pays. Il espère encore que je radote car il m’a dit que j’avais fort mauvaise mine & même de la fièvre. Il m’a pris le pouls et m’a assuré que je devais me soigner. Tous les Würtemberg sont médecins & le duc Eugène était accoucheur.
A propos son courrier qui est aussi cousin germain de mon Empereur va épouser la princesse Marie. Le prince Paul prétend le savoir de M. Molé lui- même. Le Roi de Würtemberg ignore parfaitement cette négociation à laquelle il ne donnera jamais son consentement. C’est Léopold qui l’a conduit. J’ai dîné seule avec Marie hier. & de 8 à 10 heures je me suis encore fait traîner en calèche. Par une belle nuit et une belle lune. Mais c’est bien ennuyeux. J’ai mal dormi. Mes occupations sont des lettres à écrire. J’ai négligé tout les monde, il faut y revenir. Vous ai-je dit que M. de Talleyrand me presse de venir à Valençay & d’y faire venir M. de Lieven ? Cela ne sera pas. Mais au reste nous causerons de tout cela. C’est prodigieux tout ce que nous avons à nous dire. Eh bien, j’ai idée que nous ne nous dirons rien. Vous souvenez-vous nos belles promesses de nous écrire des nouvelles ? Nous ne nous en sommes pas dit une seule.
De vous rapporter des bras ? Vous n’en trouvez pas. On ne saurez remplir ses engagements plus mal que je ne l’ai fait. Mais il me fallait des lettres, elles ne venaient pas. Tout tout le mal est venu de là. Adieu, je trouve que ma lettre ressemble un peu à la vôtre, mais votre cœur ressemble au mien, cela rétablit tout.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°23. Dimanche 13. 2 heures

C’est vrai ; je crains de vous agiter. J’y pense sans cesse en vous écrivant. Je voudrais n’employer avec vous que des paroles, si douces, si douces, de ces paroles qui bercent l’âme et l’apaisent, en lui plaisant sans l’émouvoir. Vous m’avez témoigné, en arrivant à Paris, tant d’effroi à l’idée du trouble qui vous saisirait si j’allais vous voir sur le champ, vous m’avez demandé avec une anxiété si douloureuse, de vous laisser le temps de vous reposer, de vous calmer que je suis moi-même plein de trouble et d’anxiété sur tout ce qui va à vous même de ma part, et constamment préoccupé d’éviter ce qui pourrait vous causer le moindre ébranlement.
Vos lettres d’hier et d’aujourd’hui (N° 22 et 23) me rassurent, un peu. J’en trouve le ton plus tranquille, plus fermé. Cependant j’hésite encore ; je retiens encore mon cœur, ma voix. Je sais tout ce qu’il faut retrancher aux paroles humaines, et combien elles exagèrent en général les faits ou les sentiments qu’elles expriment. Mais avec vous, dearest, je prends tout au pied de la lettre, loin de rien retrancher, j’ajoute. Je crois plus que vous ne me dîtes. Vous ne savez pas tout ce que je vois dans une phrase de vous. J’y vois non seulement ce qu’il y a mais tout ce qu’il y avait en vous au moment où vous l’avez écrite, si votre main tremblait, si votre cœur battait, si vos regards étaient troublés ou sereins, votre contenance animée ou abattue. Et sans y songer, par instinct, je réponds moins à ce que vous me dites qu’à ce que j’ai vu dans votre écriture, dans vos paroles ; en sorte que je réponds peut-être à une impression, très fugitive à un nuage sur votre front à un frisson dans vos nerfs.
Ah l’absence. l’absence ! Madame, la moins lointaine est toujours l’absence avec tous ses vides, tous ses ennuis ! Je vous aime pourtant infiniment mieux à Paris qu’à Londres, Dussé-je ne pas aller vous y voir. Et j’irai cette semaine ; et vendredi, à une heure, je serai hôtel de la Terrasse dans le cabinet devant la fenêtre duquel je me suis tant promène le vendredi soir 30 Juin ! Que vous avez bien fait de vous y rétablir.

10 heures 1/2 du soir
Je vous ai dit que ceci était mon heure mon heure à moi. Tant que le jour dure, quoi qu’on fasse, on appartient un peu aux autres. Les autres dorment. Mes fenêtres sont ouvertes. Il n’y a pas plus de mouvement, pas plus de bruit dans la campagne que dans ma maison. Rien ne vit plus excepté la lune qui regarde tout dormir, et moi qui pense à vous. C’est une étrange impression qu’une joie qui commence et ne s’achève pas, un flot de bonheur qui monte dans l’âme et retombe sur elle ne trouvant pas où se répandre. Le ciel est si pur, l’air si doux, la lune si claire, la vallée si tranquille ! Que je jouirais de tout cela, si vous étiez là ! Mais vous n’y êtes pas. Cet autre soir quand nous sommes revenus de Châtenay, j’étais près de vous ; je vous parlais, vous me parliez. Je n’ai pas regardé le ciel, la lune, la vallée. Je ne leur ai pas demandé de compléter ma joie. Elle était complète, immense. Et tout cela, n’y entrait pour rien, et je n’avais besoin de rien, & cette boite où nous roulions ensemble était pour moi toute la nature. Ne retournerons-nous jamais à Châtenay ?

Lundi 8 heures 1/2
Vous me demandez d’être toujours pour vous ce que j’étais en vous écrivant les N°12 et 13. Dearest, j’ai éprouvé bien rarement en ma vie les sentiments que ces lettres-là vous expriment sans doute, comme toutes les autres ; mais quand ces sentiments sont nés en moi, ils n’ont jamais changé, jamais faiblis. La cause en est si rare, l’effet si puissant et si doux ! Je suis, en fait d’affection et de bonheur mille fois plus difficile que je ne le puis dire. J’y veux, j’y veux instinctivement, absolument des conditions que Dieu ne réunit guère. Et quand il lui a plu, quand il lui plaît de ne traiter avec cette faveur immense, je vivrais mille ans sans épuiser son bienfait. Ceci est la dernière lettre à laquelle vous répondrez. Elle vous arrivera Mercredi, et j’aurai votre réponse. Jeudi à Lisieux où je la prendrai avant de partir pour Paris. Quelle parole! Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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23 Val Richer, Mercredi 22 mars 1854

Que vous dirai-je d’ici, sinon qu’il fait un temps superbe quoique un peu froid ? Ce lieu me plaît, et je m'y retrouve toujours avec plaisir, même en l’air et seul. J'en repars demain soir. Je vous écrirai vendredi de Paris. La guerre ne plait pas aux gens qui m'entourent ici, ni bourgeois, ni paysans. Mais les bourgeois n'en payent pas et les paysans ne s'en battront pas moins bien. Il n'y a pas un conscrit réfractaire dans tout l’arrondissement de Lisieux, et on y a déjà souscrit 500 000 fr, pour l'emprunt. Il me semble qu’on m’a dit quelque chose lundi dans la matinée avant mon départ, mais je ne m'en souviens pas. J’ai vu quelques personnes Broglie, Dumon, Mallac, Darey. J’ai rendu à Flahaut sa visite, mais je ne l’ai pas trouvé.
Je me souviens. On a dit Lundi à la Bourse que la police avait fait une visite chez moi, et que, je venais au Val Richer parce qu’on m’y avait engagé. Si c'était des haussiers ou des baissiers qui me feraient l’honneur de se servir de mon nom pour mentir, je n'en sais rien. Je veux croire que c'était des baissiers. Adieu. J'espère bien, aujourd’hui, ou demain, avoir ici un mot de vous. Adieu. G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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24. Hôtel de la Terrasse, samedi 12 août
3 heures

Me voici là où je vous ai vu, où je vous reverrai. Je me sens mieux. Je suis sûre que vous comprenez cela, car vous comprenez tout ce que je sens tout ce que j’éprouve. Mon Dieu Monsieur que nous avons fait une bonne affaire de nous rencontrer. Je ne pense plus à notre bêtise. Elle a duré longtemps cependant, deux ans ! Je pense à l’esprit qui nous est venu tout-à-coup, à ce 15 de juin ! Mon cœur bondit de joie. Je regarde cette porte qui va s’ouvrir pour vous vendredi. Je la regarde presque comme je vous regarderai. Monsieur, je suis heureuse heureuse. Je le serai n’est-ce pas ? Vous viendrez. Vous ressemblerez à votre N°12, 13 qu’ils sont charmants ces N°. Je viens de les relire. Vous ne savez pas ce que c’est de lire des lettres pareilles assise sur le même meuble à côté de la même chaise où vous étiez placé. Dans ce moment cependant Je vous écris de mon salon. J’y étais bien triste. Ah mon Dieu le moment où vous m’avez quittée ! Vous ne savez pas... oui vous savez tout ce j’ai éprouvé. Je n’y veux pas penser. Je veux penser à vendredi. Et bien & vendredi je ne le comprends pas.

Dimanche, 8 heures. Je n’ai pas dormi et cependant je suis mieux. J’ai mille choses à vous dire, je n’en trouve pas une seule. Je suis heureuse autant que je me sentais triste. Monsieur je crois que j’ai les impressions trop mobiles, je ne sais pas gouverner mon imagination, elle m’emporte toujours. Vous me ferez du bien vous réglerez tout cela. Vous me donnerez l’habitude du bonheur aujourd’hui je n’en ai encore éprouvé que les tourments. Je suis pour vous ce que J’étais pour mes enfants, plein de passion et d’inquiétude. Vous ne me connaissez pas encore. M’aimerez-vous encore quand vous me connaîtrez mieux ? Monsieur, je le crois et puis je vous promets de devenir tout ce que vous voudrez que je sois. Ah quelle puissance vous avez déjà sur moi !

Qu’ai-je donc fait hier ? Je ne m’en souviens plus. J’ai déménagé. C’est fort ennuyeux, mais ce qui est plus ennuyeux encore c’est d’avoir trouvé des ouvriers dans mon appartement. Ils y sont encore pour trois jours. N’importe je ne me fâche pas. J’ai quitté ce bruit là pour le bois de Boulogne. J’y ai été seule, & là pas une âme. Les Granville les seules créatures humaines que j’y ai rencontrées. J’étais dans la disposition la plus douce. Je pensais à vendredi. Il me semblait aussi que vous viendriez vous promener avec moi et tout me ravissait. Il m’a paru que je n’avais jamais vu le bois de Boulogne. Enfin Monsieur J’étais calme, bonne. Je dînai chez Lady Granville. Ah voici ce que j’avais à vous dire le duc de Palmella était placé vis-à-vis de moi à dîner, il m’a beaucoup regardée vous ne sauriez concevoir comme je lui en ai été reconnaissante. Je ne suis donc pas si changée et peut-être me regarderez-vous avec plaisir. Mais Monsieur je crains que non. Palmella à cette vieille habitude ; on retrouve toujours ce qui a plu une fois. Mais vous, je n’ai jamais pu vous plaire, et aujourd’hui j’ai de plus, l’air très maigre et malade. et vous ne me sauriez aucun gré de l’être à cause de vous. Voilà mon spleen qui me reprend. Pozzo vint le soir chez Lady Granville il venait d’arriver. Il a tout une autre physionomie à Paris, il à l’air jeune et gai, à Londres il ne va pas du tout. Il y est de mauvaise humeur et on l’est envers lui. Mon séjour à Londres ne lui a pas plu.
Imaginez que votre lettre ce matin court le quartier, et que je ne parviens pas à la tenir. Il valait bien la peine de me lever si joyeuse ; d’être si contente de me trouver à la Terrasse ! Ces murs que j’ai eu tant de plaisir à revoir, ils ne me disent plus rien, & ce petit morceau de papier que de douces choses il me dirait. N’avez-vous pas remarqué combien souvent les contrariétés les plus inattendues viennent traverser les joies les plus sûres ? Quoi de plus sûr que votre lettre aujourd’hui que je suis à Paris, et bien je passe d’une rue à une autre, et voilà que tout est dérangé. Pourquoi donc étais- je si gaie ? Monsieur rien ne dérangera Vendredi n’est-ce pas ? Adieu.
Voici ce que m’écrit la duchesse de Sutherland : " Parlez moi de M. Guizot. Je pense bien souvent à ces belles effusions, d’un cœur et d’un esprit bien remplis. Je vous remercie tendrement de m’en avoir montré quelque chose. Un cœur brisé qui n’en montre que mieux comme il bat." Ne trouvez-vous pas monsieur que c’est bien dit ? Vous ne saurez croire que de têtes exaltées pour vous. Pardonnez-le moi.
Adieu. Adieu. Je crois que je m’en vais courir moi-même à tous les grands et petits bureaux de poste. Le N°20 est venu, je n’ai que le temps de vous le dire.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°24 Lundi 14, 4 heures.

Ceci est mon dernier mot. Vous l’aurez jeudi. Vendredi, j’apporterai moi-même ma lettre. Que celle de ce matin, m'a fait plaisir ! Elle est calme, gaie. Certainement vous êtes mieux. Savez-vous ce qui me trouble avec vous, quant à votre santé ? Vous avez besoin, je crois, d’en être distraite, de porter votre imagination ailleurs. J’hésite donc à vous en parler. Et pourtant ! Et puis à part la contrainte, il y a, dans cette réticence, dans le soin de détourner vos pensées en retenant les miennes, un arrangement une petite supercherie qui me déplaît.
J’ai besoin de laisser librement, aller près de vous mon esprit, mon cœur, ma parole, ma vie. Il m’en coûterait infiniment de vous tromper tant soit peu, même pour vous servir. Je le ferais cependant si votre santé y était intéressée. Qu’elle ne le soit pas Madame; que je puisse vous parler de tout, vous tout montrer, vous tout dire ! Nous nous sommes en effet écrit très peu de nouvelles. Nous les avons peut-être réservées pour le moment où nous serons ensemble.
Y a-t-il des nouvelles aujourd’hui du reste ? Toutes choses sont si prévues qu’on n’en parle plus quand elles arrivent. Savez-vous ce que c’est que l’escompte en fait d’argent ? On escompte tous les événements. Tout se passe tout se fait d’avance. Les élections anglaises finissent à peine. Leurs résultats n’ont pas encore commencé. On n’y pense déjà plus. Les nôtres se préparent. On en a déjà tant parlé, on en parlera tant d’ici à quelques jours, qu’on y arrivera blasé, épuisé. C’est une vraie maladie que ce long bavardage préalable, et une maladie sans remède, car elle est dans nos institutions, dans nos mœurs. Que deviendraient des jeunes gens qui disserteraient, bavarderaient, rêvasseraient, écrivailleraient sur l’amour bien avant de l’éprouver avant de voir une femme ? J’aime que la pensée et l’action, le dire et le faire se suivent de plus près et se lient plus intimement. Je suis sûr que l’un et l’autre s’en trouvent mieux.

Mardi 9 heures
Je me suis levé tard ce matin, et voilà l’homme de la poste qui arrive plutôt. Il faut que je lui donne ma lettre ! J’ai moins de regret qu’elle soit courte. J’y supplierai vendredi. Je lis en courant votre n°25. N’ayez plus de chagrin de mon chagrin. Il est passé puisque vous me rassurez, puisque d’ici déjà je vous vois mieux. Vendredi! Point d’adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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24 Val Richer, Mercredi 20 août 1845

Comment, le feu était à bord du bateau pendant que vous passiez ! Je suis ravi que vous ne l'ayez su qu'à Boulogne. Et irrité à l’idée que vous auriez pu courir un grand danger moi n'étant pas là ! Que la vie est difficile à arranger avec un peu de sécurité !
Votre conversation avec Bulwer vaut fort la peine qu’on y pense. Ce serait excellent s’il y avait certitude, probabilité seulement que les deux mariages faits, les deux maris vivraient bien ensemble. Mais c’est le contraire qui est probable. Ce serait, je le crains une forme de plus pour la rivalité. Pourtant j’en parlerai à qui de droit.
Certainement on a envie à Londres de m’inquiéter de me tracasser sur Tahiti et en nous rendant le séjour insupportable de nous amener à l'abandon. On se trompe. Je ne le ferai pas. Je ne puis pas. Pour nous conduire là, il faut commencer par mettre quelqu’un à ma place. Je tiendrai donc bon à Tahiti dans les limites du Protectorat reconnu par l'Angleterre, rétabli comme elle l'a désiré. C’est une très ennuyeuse affaire. Je ne l’ai pas cherchée. Mais je l’ai acceptée. Je la porterai jusqu'au bout. On ferait bien mieux à Londres de l'accepter aussi simplement, et de donner aux agents anglais des instructions sérieuses pour qu'ils l’acceptent aussi, tranquillement, ce qu'ils ne font pas. Et après tout pour vous dire le fond de mon âme, on ne m'inquiétera pas. Nous ne nous brouillerons pas pour Tahiti. Nous en avons eu les plus belles occasions ; et quand nous nous sommes vus au bord de ce fossé là, ni les uns, ni les autres, nous n'avons voulu sauter. Nous ferons de même. Raison de plus pour se résigner effectivement de part et d'autre aux ennuis de cette misère, et pour travailler à les chasser, au lieu de les nourrir. Si on prenait cette résolution, à Londres comme à Paris, vous n’entendriez bientôt plus parler de Tahiti.
Je me porte très bien. Beaucoup marcher m'est évidemment très bon. Ici j’en ai l'occasion et le loisir. Le beau temps, s’est gâté. Cependant, il revient deux ou trois fois dans la journée, et on peut toujours se promener. Nous nous promènerons à Beauséjour. Bien plus doux encore qu’il n’est beau. Je le retrouverai avec délices. Vous regardez mon cabinet ; moi le vôtre. Nous nous gardons l’un l'autre.
Rothschild dit que M. de Metternich est très mécontent du Roi de Prusse qui n’a pas voulu accepter la conversation sur la constitution. Je doute que ce soit vrai. Les émeutes saxonnes refroidiront un peu, je pense, les goûts populaires du Roi de Prusse. On m'écrit de Paris : " Quel fou que ce Roi qui mécontente tous les gouvernements absolus et en même temps s'amuse à nous insulter dans ses calembours de corps de garde ! " La Duchesse de Sutherland me fait demander si je connais une honnête famille qui veuille recevoir et loger, à Paris, son fils et un précepteur. Vous en a-t-elle parlé ? Adieu. Adieu.
Etienne vous a-t-il écrit si Page était venu le voir, et lui donner son adresse ? Il faut surveiller l’exécution des lettres de Guillet comme celle des instructions du Père Roothaan. Les Jésuites ont quitté leur maison de la Rue des Postes. C'est le commencement de la soumission. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°25 Lisieux, Samedi 26, 9 h du matin

J’arrive et je repars dans une demi-heure. Je suis un peu fatiguée ; non d’avoir couru la poste, non de n’avoir pas dormi, mais de ce mouvement contradictoire de cet odieux tiraillement qui emportait mon corps loin de vous tandis que mon âme retournait vers vous.
Parmi les sentiments qui me pressent, la surprise tient une grande place, la surprise de vous avoir quittée la surprise de ne pas vous voir aujourd’hui, de ne pas vous voir demain. Cela est, et je me demande à chaque minute si cela se peut. Je m’effraie quelques fois, Madame de l’empire que prend sur moi le besoin que j’ai de vous le bonheur que j’ai près de vous. Car enfin, je suis encore destiné à une vie active, sévère. J’ai des devoirs de tout genre des devoirs publics, des devoirs privés, mes enfants, ma mère un peu de renom à soutenir des curieux qui m’observent des rivaux qui m’épient. Tout cela est difficile laborieux. Il faut, pour suffire à tout cela que je suis vigilant, indépendant, disponible, que m’a poussée le soit comme ma personne. Que ferai-je si je suis à ce point envahi, absorbé, si j’arrache avec effort mon âme à une idée unique pour la lui rendre aussitôt de plus en plus exclusivement possédée ? Et pourtant désormais, il n’en peut être autrement, il n’en sera pas autrement. Je le sais, je le sens ; je ne m’en défends pas ; je repousserais avec aversion, si elle pouvait me venir, toute idée de m’en défendre ; mais elle ne me vient pas, elle ne me viendra pas. Aidez-moi Madame à mettre en harmonie tous mes sentiments, toutes mes volontés. Aidez-moi à ne rien oublier, à ne rien négliger de ce que je dois aux autres, à moi-même, à vous car c’est à vous maintenant que je dois tout, c’est à vous que revient, qu’appartient en définitive tout ce qui me touche, c’est pour vous, pour votre plaisir, pour votre orgueil, qu’il faut que jusqu’au dernier moment de ma vie, je me montre égal, supérieur à toutes les tâches dont il plaira à la providence de me charger. Je me sens si fier ! Que j’en sois toujours digne ! Je ne supporterais pas l’appréhension du moindre déclin dans ce qui m’a valu... Je ne veux pas lui donner de nom. De quoi vous parlé-je là quand mon cœur étouffe d’autre chose? Oui, c’est à dessein. Je cherche depuis que je vous ai quittée, tout ce que je puis avoir en mon âme de plus haut de plus ferme. Ce n’est que là que je puis trouver un peu de force. Je retrouverai assez tôt toute ma faiblesse. Que dis-je retrouver ? Elle est là ; je la sens et elle m’est plus chère que jamais. Here’s the place. G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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25. Dimanche 13 août 1 heure.

J’ai fermé ma lettre au moment où l’on m’a remis la vôtre. Je n’ai eu que le temps. de vous l’annoncer. Monsieur, il faudra que je vois vos enfants. Votre petite-fille de huit ans surtout, que je l’aime ! Elle doit être charmante. Vous m’avez dit qu’elle avait vos yeux. Vous l’aimez plus que les autres. Quand les verrai-je Quelle est l’époque où toute votre famille rentre en ville ? Vous m’avez bien dit Monsieur l’emploi de votre journée lorsqu’elle est auprès de vous. Mais maintenant êtes-vous donc seul ? Tout seul c’est impossible. C’est trop triste ! Je vous remercie de m’avoir dit mes heures. Je ne regarderai plus si bêtement la lune à 10 heures. Hier tout jute à cette heure le sir Robert Adair me la faisait admirer entre les peupliers du jardin de l’Ambassade. Il me racontait comme elle est belle à Constantinople quand elle donne sur les cyprès qui ornent les cimetières. Il dit que rien n’est si beau, si important que ce spectacle et pendant toute la description qu’il m’en faisait je me tenais sur le balcon en face de cette lune qui marchait et qui brillait dans les feuillages. Je ne pensais pas à Constantinople, j’allais un peu à l’occident de Paris, et je n’y découvrais rien. C’est avoir peu d’instinct, car je sais aujourd’hui que vous étiez à votre fenêtre. Et bien Monsieur moi tous les soirs je suis en voiture ouverte à cette heure-là, hors les jours où je suis sur le balcon de Lady Granville. Je ne reçois personne Je veux de l’air. Je ne sais pourquoi je veux garder mon indépendance jusqu’à votre arrivée. Si vous voulez que j’ouvre ma porte alors, je le ferai.
Monsieur, je suis tout à coup frappée d’une idée. Dans ce n° 20 vous ne m’annoncez pas ma lettre de la veille qui a dû vous être remise avant que vous n’ayez fermé la vôtre, et je crois me rappeler qu’elle contenait quelque chose d’horriblement triste. Cela me revient comme un mauvais rêve. Je vous aurai fait de la peine. Pardonnez-le moi je vous en conjure. Je me laisse aller à tout ce qui se présente à mon esprit, je vous écris dans tous les instants du jour. J’ai de mauvais moments Je devrais me taire alors, & c’est alors que j’éprouve le besoin impérieux de vous parler. Je ne le ferai, je ne le ferais plus, pardonnez-moi. pardonnez-moi comme on pardonne à un enfant. J’ai été mal vous le savez. Je ne sais pas gouverner mes nerfs. Je vais mieux. J’irai mieux je serai bien tout à fait quand je vous aurai auprès de moi.
Lundi 14 7 1/2
Monsieur, je fus passer hier ma journée à St Germain. Je n’y avais jamais été. Lord & lady Granville m’y reçurent. Ils habitent une petite maison à côté de la Terrasse que c’est beau & comme l’air y est vif et pur. Ils me donnèrent un dîner anglais roast meat & pudding, c’est tout ce que j’aime. Je mangeai vraiment ce qui ne n’est guère arrivé depuis deux mois. Après le dîner ; nous nous fîmes traîner sur cette belle Terrasse. Vous ne m’aviez jamais dit qu’il y eût quelque chose de si beau aussi près de Paris, et puis Monsieur quel plaisir. Je m’étais rapprochée de vous. N’est-ce pas c’est votre route ? Marie n’avait pas pu venir avec moi, je me fais accompagner par M. Aston en allant nous causerons beaucoup d’Angleterre et je lui payais ses bons offices par quelques confidences sur sa reine & son premier ministre. En revenant je crus m’être acquittée, et comme l’air était charmant, bien doux, que je n’avais pas dormi la nuit, je m’endormis profondément. Je ne me réveillai qu’à la barrière. Je lui demandai l’heure 10 heures dix minutes. J’ouvris bien vite mes yeux, je regardai à droite & je vous trouvai, je trouvai vos yeux fixés sur cette belle lune. Le pauvre Aston n’eût rien encore. Il me remercia cependant beaucoup de lui avoir permis de m’accompagner au total j’ai été bien contente de ma journée. Elle m’a reposée. J’ai fait ma course en calèche. Il faisait chaud en allant mais pour revenir c’était charmant, du moins j’ai fait de jolis rêves.
10 heures Je viens de recevoir votre lettre de vendredi. J’avais donc deviné. Je vous avais fait bien de la peine, à vous, à qui je ne voudrais donner que du bonheur. J’ai pleuré en lisant votre lettre. Je vous demande pardon à genoux, & puis je me suis relevée fière, forte, décidée, oui Monsieur bien décidée à ne plus vous causer un seul moment de peine, à me bien porter, à ne plus vous dire une parole triste, je prierai Dieu de m’aider à tenir toutes ces promesses. Et vous, Monsieur, je vous en demande une, une seule qui résume tout, que vous m’avez déjà faite dans le fond de votre cœur, que vous me répéterez tous les jours de ma vie, que vous me direz, que vous m’écrirez ce mot ce seul mot qui me fait vivre, vivre heureuse, vivre pour vous, pour vous seule. Adieu Monsieur je me crains, je ne veux pas continuer. Vendredi quel beau jour ! Et on dit que c’est un mauvais jour. & Lady Holland le croit ; qu’est-ce que cela nous fait ?

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°26 Lisieux, samedi 26, 9 h. 1/2

Je ne veux pas que vous soyez un jour, sans lettre. Je ne pourrai vous écrire du Val-Richer que demain dimanche, et vous n’aurez ma lettre que mardi. Je vous écris donc d’ici une seconde fois, cinq minutes après avoir envoyé le n° 25 à la poste. On y mettra celui-ci demain, et vous l’aurez lundi. En fait de lettres au moins, point de lacune dans l’absence qui est elle-même une si douloureuse lacune dans la vie. Si vous saviez comme je voudrais écarter de votre âme, de votre personne toute impression triste tout incident pénible, toute cause de chagrin, de souffrance, de fatigue, d’ennui, embaume l’air autour de vous, aplanir la terre sous vos pas gouverne les éléments, les événements toute la nature et toute la destinée pour votre plaisir, pour votre repos ! Il me semble que c’est mon devoir, que je réponds de vous, de tout pour vous. Quand je vous vois agitée, je me le reproche ; abattue, je me le reproche. Si du dehors, quelque contrariété vous survient, mon premier mouvement est de croire que j’aurais pu prévenir m’interposer. Et cette illusion dissipée, je crois encore que s’il m’était permis de parler d’agir certainement j’amènerais toutes choses, à ce qui peut vous plaire, je convaincrais toutes les personnes qu’elles doivent être et faire tout ce qui vous convient. En tout ce qui se rapporte à vous mon désir est si vif, si profond, que je ne puis me persuader que l’efficacité lui manque. De moi, pour vous l’impossible me semble absurde. C’est une grande vanité, Madame, une vanité que les impitoyables faits ne se chargent que trop de démentir. Et pourtant le sentiment demeure en moi toujours le même ; il résiste aux faits, il survit aux mécomptes. Tant notre cœur est indépendant des chaines mêmes que nous portons ici bas, et son pouvoir d’aimer supérieur à ce monde étroit et dur au sein duquel il se déploie !
Adieu. Promenez-vous aux Tuileries. Promenez vous à pas bien lents. Quand vous rentrerez dans votre Cabinet, asseyez-vous tout de suite sur votre canapé, au milieu. Et le soir ne donnez jamais de thé à personne sur la petite table près de la fenêtre, jamais. Voilà déjà dix-huit heures que je vis des souvenirs de ces huit jours. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°27 Du Val-Richer, Samedi 26, 4 heures

Me voici rentré dans mon Val-Richer. Le lieu me plaît ; mais qu’importe ? Je vous ai dit, je crois, qu’au milieu des plus grandes scènes politiques en y prenant la part la plus active, l’intérêt le plus vif en y désirant ardemment le succès, jamais je n’avais vu là, jamais je n’avais reçu de là le bonheur, rien qui méritât le nom de bonheur. Il m’est arrivé aussi d’être fatigué, très fatigué de souhaiter le repos, le repos de l’esprit et du corps loin des affaires, loin des hommes, l’oisiveté complète et sinon la complète solitude, du moins sa paix et son silence. Et quand j’ai pu me donner ce repos, j’en ai joui très doucement, presque puérilement. Mais là non plus, je n’ai jamais senti, ni attendu le bonheur. Les hommes se croient heureux à bien bon marché ! Aux uns du pouvoir aux autres du calme ; à ceux-là les applaudissements de la ville à ceux-ci les charmes de la campagne; et ils se disent contents ! Et il y a des philosophes et des poètes pour célébrer l’une ou l’autre de ces situations comme la plus belle ou la plus douce destinée humaine !
Madame, j’ai entendu retentir les applaudissements ; j’ai vu le soleil briller, et la lune dormir sur les plus tranquilles, les plus gracieuses prairies; j’ai connu les joies puissantes du succès et les plaisirs suaves du repos. Tout cela est très superficiel, très incomplet ; tout cela, ne m’a jamais donné que des impressions dont je sentais l’insuffisance en même temps que la douceur. Il n’y a qu’une impression complète, suffisante pour notre âme. Et l’instinct universel, le dit comme moi. Voilà deux créatures qui s’aiment; elles sont ensemble ; elles se partent. Personne ne les a entendues ; elles n’ont parlé à personne. Dites au premier venu qu’elles s’aiment, qu’elles s’aiment vraiment ; et demandez-lui, s’il croit que tant qu’elles s’aiment quelque chose leur manque. Sans hésiter il vous dira non. Allez à elles ; et, si vous avez le courage de les déranger, demandez leur à elles. Même si quelque chose leur manque ; elles vous regarderont en pitié. Prenez toute autre face de la vie, ce qui vous plaira, le pouvoir, la gloire, la science, la retraite, y a-t-il une autre situation à laquelle on puisse adresser la même question et recevoir la même réponse ? Princesse, je dis du repos du Val-Richer comme du bruit de la salle du Palais Bourbon, c’est quelque chose, mais peu bien peu. Je le dis encore bien plus aujourd’hui qu’il y a huit jours.
Quels huit jours ! Les retrouverons-nous ? Nous retrouverons nous jamais à ce point libres et seuls ? C’est là notre plus beau moment m’avez-vous dit une fois ; il est passé ! Dearest, cela n’est pas vrai, quoique vous l’ayez dit. Il y a un genre et un degré de bonheur où il n’y a point de plus beau moment où aucun beau moment ne passe. On ne mesure point ce qui est infini. On ne compare point ce qui est parfait. Il n’en faut croire en de telles choses, ni le raisonnement, ni le langage humain. Le langage est borné et grossier. Le raisonnement est borné et grossier. Il faut s’en rapporter au mouvement instinctif, à la foi intérieure, à la voix inarticulée, de notre cœur. Là, dearest, tout moment près de vous est infiniment doux, parfaitement beau. Et non seulement les plus beaux moments ne sont jamais passés ; mais les moments actuels, les moments qui sont là, sont toujours les plus beaux. Ce qui est vaut toujours mieux que ce qui a été. Ce qui sera au moment où ce sera, vaudra mieux que ce qui est. L’âme ravie et à peine capable de suffire à son ravissement ne conçoit rien de supérieur, rien d’égal. Voilà la vérité, la pure vérité, la vérité de l’amour et du Ciel mille fois plus sûre, plus réelle, que toutes les appréciations, toutes les comparaisons où notre intelligence et notre langage s’épuisent, et s’épuisent sans succès.
Dimanche 9 heures et demie
Je sors de mon lit. J’ai très bien dormi. J’étais fatigué hier au soir. Je me suis couché à 9 heures. Je ne me suis réveillé qu’une fois à 2 heures et pour une demi-heure. Que je voudrais vous savoir un tel sommeil ! J’ai encore un peu d’enrouement bien peu, et de plus en plus en déclin. C’est le seul mal auquel je sois réellement sujet, le seul dont j’aie été une fois assez gravement atteint en 1832, six semaines après mon entrée au Ministère de l’instruction publique. J’ai passé plus d’un mois dans mon lit, complètement dans mon lit. A la vérité je ne m’y étais mis qu’après avoir lutté contre le mal avec une assez sotte obstination, au moins autant par amour propre et pour ne pas céder que par la nécessité des Affaires. J’ai tenu un grand conseil de l’instruction, publique, qui a dure près de deux heures, une demi-heure après m’être fait mettre 40 sangsues et pendant qu’elles coulaient encore. Il y a en nous bien de l’enfantillage. J’ai beaucoup usé de ces organes là ; j’en userai encore beaucoup. Il faut que je le ménage. Il n’est pas du tout affecté en lui-même ; mais toute affection générale s’y porte aussi le repos général me fait-il toujours plus de bien que tout remède particulier.

10 h. Voilà votre N° 28. Moi aussi ce samedi sans lettre me parait horriblement pour vous et pour moi. Mais dormez, dormez ; je vous le demande en grâce. Cela vous va si bien d’avoir bien dormi ! Seulement, dormez dans votre chambre plutôt qu’au bois de Boulogne. Adieu. C’est le vôtre que je vous renvoie avec le mien de plus.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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28. Vendredi 25 août. 6 heures

Je ne voulais pas vous écrire aujourd’hui et me voilà. Je suis sortie à quatre heures, j’ai été chez Mad. Durazzo sans la trouver chez Mad. de Stackelberg qui m’a reçue, je suis rentrée. J’ai pris le livre gris que nous avions laissé sur la table. J’ai commencé depuis la première page, je n’ai pas compris ce que je lisais arrivée à un passage marqué au crayon dont je venais d’entendre la lecture, j’ai fondu en larmes. Marie était là, je ne l’avais pas remarquée, elle me dit " Es macht ihnen immer traurig." J’ai quitté le livre, je me suis mis au balcon j’avais besoin d’air, il ne me fait pas de bien.
Qu’est-ce qui peut me faire du bien ? Comprenez-vous que le premier moment d’une peine bien vive puisse laisser sans émotion ? Comme je crains cela en moi ! Parce que je sais bien qu’ensuite c’est terrible. Eh bien oui c’est terrible. Je sais bien qu’il y a moins de jours que de doigts d’une main et cependant mon cœur me fait mal, bien mal. J’y ai mal surtout parce que je ne puis pas le raconter. N’est-il pas étrange que le dernier mot ait été Molière. Quelle idée Molière ! Et puis de l’effroi en regardant la montre et puis, et puis si vite, si vite que j’en suis restée étourdie, et tout est fini.

Samedi 8 1/2
Je fus au bois de Boulogne hier au soir seule avec Marie. Je marchais longtemps ; si longtemps que je m’en dormis. Cela vous est-il jamais arrivé ? Marie qui me donnait le bras s’en aperçut, et éclata de rire. Je ris aussi, car en vérité c’était fort ridicule. Je rentrai vers neuf heures, et la crainte de rester seule me fit aller chez Mad. de Castellane. J’y trouvai deux jeunes gens, pas l’idée de conversation, l’accident du bois de Boulogne allait me reprendre, j’en eus peur et je m’en retournai chez moi, à dix heures j’étais dans mon lit. Je n’ai pas aujourd’hui comme hier un bon compte à vous rendre de ma nuit. Elle s’est trouvée fine à 2 heures. Je me suis mise en diligence et j’y suis restée jusqu’à 7 1/2.
Je viens de faire ma promenade aux Tuileries et je vous prends avant mon déjeuner. Monsieur je vous ai dit là mes faits & gestes. Vous ne m’avez pas demandé de vous dire mes pensées. Je vous charge de les y mettre tout comme il vous plaira. Quelle journée j’ai devant moi ! N’attendre rien. Je vous ai dit hier comme tout m’avait semblé beau dans ce jardin. Je n’y ai plus rien trouvé de ce que j’y ai vu hier, mais j’y ai vu autre chose. Deux cygnes toujours ensemble, toujours à côté l’un de l’autre, je me suis arrêtée devant cette pièce d’eau, je les ai regardés, suivis jusqu’à ce que ma vue soit devenue trouble. De grosses larmes ont rempli mes yeux, alors je n’ai plus regardé.

Midi. J’ai fait mon déjeuner. J’ai lu les journaux, j’ai fait ma longue toilette. Je viens vous dire adieu. J’appuie sur ce mot, il est si triste ! Et cependant je le couvre de mille pensées ravissantes. Monsieur venez les y chercher Adieu. Adieu. Demain mes lettres, j’attendrai une lettre et autre chose.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°28 Dimanche 27. Une heure

J’ai à écrire ce matin trois ou quatre lettres indispensables ; mais il m’est impossible de ne pas commencer par vous. Un quart d’heure seulement ; puis, je vous quitterai pour aller à mes devoirs. Est-ce sur que je vous quitterai ? Je passerais si doucement ma journée à vous écrire. Au moins, si je vous quitte, vous saurez ce qu’il m’en a coûté, n’est-ce pas ? L’absence qui est toujours intolérable, ne peut être tolérée qu’à une condition, la confiance, la parfaite sécurité du cœur. Le Ciel veut de la foi ; et partout où il y a de la foi, il y a quelque chose du ciel qui adoucit toutes les amertumes de la terre.

2 heures
Voilà les visites du Dimanche qui commencent. Je voudrais bien ne pas être trop interrompu aujourd’hui. Vous avez raison de faire aussi, des visites, outre la distraction vos dettes seront payées. Payez aussi vos dettes de lettres si vous en avez encore. Je vous le recommande comme si cela était nécessaire pour que vous fussiez libre, bien libre la semaine prochaine. Ne trouvez-vous pas qu’on prend plaisir à multiplier les précautions, les arrangements, à entrer, sans la moindre nécessité dans les plus petits détails ? Il y a une importance qui se répand sur toutes choses et leur prête à toute sa grandeur. Moi, j’ai déjà réglé toute ma course de Compiègne. J’irai après demain mardi chercher ma mère et mes enfants à Trouville. Je les ramènerai ici mercredi, à la rigueur, en forçant. personnes et chevaux, je pourrais revenir le mardi soir ; mais je soigne encore mon reste d’enrouement ; et Mad. de Meulan, que j’emmène a quelque envie de se promener un peu au bord de la mer. Il faut penser au plaisir de ceux avec qui l’on vit et qui vous aiment n’est-ce pas ? Je suis sûr que vous y pensez beaucoup que vous êtes très bonne, très attentive pour vos entours.

10 heures et demie
J’ai mal pris mon jour pour désirer de ne pas être interrompu. Comme j’écrivais mes lettres de devoir, deux visiteurs me sont arrivés de treize lieues, un neveu de Mad. Récamier et un de nos plus habiles paysagistes, M. Alligny. Il a pris fantaisie à celui-ci de venir dessiner une vue du Val Richer. Je les ai reçus, promenés, et je viens seulement de les envoyer coucher. Ils répartiront demain, après déjeuner. Savez-vous ce qui m’arrive à chaque, incident de la vie aux plus petits incidents? Je me dis. Cela me plairait si..... Cela m’amuserait si .... Comme le si n’y est pas, cela ne me plaît ni ne m’amuse. Cependant je me plais, je m’amuse, intérieurement à imaginer à me raconter tout bas ce qui serait, ce qui se dirait, comment toutes choses se passeraient si le si était là. C’est ce que j’ai fait depuis 4 heures, en marchant, en causant, en cherchant le plus joli point de vue, pour le paysagiste en prenant du thé ce soir. Ou je me trompe fort ou ces messieurs m’ont trouvé aimable et sont contents de mon accueil. Ils ont vraiment cru qu’en leur parlant c’était à eux que je pensais. Mais j’ai trop parlé. Je suis enroué ce soir. Ce n’était pas la peine. Je vais me coucher. Adieu. Ce n’est pas le vrai adieu. Celui-ci à demain, après avoir reçu votre lettre. Pourquoi pas deux adieu ? Il y en aura deux, Madame et je vous promets que l’on ne nuira point à l’autre.

Lundi 3 heures
Il pleut horriblement. J’attends le facteur depuis dix heures. Enfin le voilà. Comment tant de joie peut-elle en une seconde, succéder à tant d’ennui ? Que de choses je voudrais vous dire ! Mais il faut que le facteur reparte tout de suite. Adieu. Adieu Je crois que le second vaut mieux que le premier. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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29. Samedi 6 heures le 26 août

Je suis si triste, si triste, Monsieur, que je ne sais comment faire pour vous écrire. Je ne puis pas vous conter ce que j’ai dans le cœur, je ne le sais pas moi-même. C’est une désolation un vide affreux. Je n’ai courage, envie à rien ; je m’établis dans le coin de mon canapé, non pas mon coin, l’autre ; j’y reste, je m’y endors. J’y ai vraiment dormi. Je me suis vengée de ma mauvaise nuit. Le Prince Paul de Würtemberg est venu me réveiller, il n’y a pas trop réussi. Je suis sortie, il faisait trop chaud, me voilà rentrée. Je prends lady Russell, elle dit trop ce que je voudrais dire ; je m’indigne de mon impuissance et je suis prête à renouveler la proposition que je vous fis il y a bientôt deux mois de Boulogne de laisser là notre correspondance mais quelle différence !
Ah Monsieur comme j’ai vécu. Comme mon âme a grandi. Comme j’en suis fière ! Et comme toute ma fierté s’humilie avec transport devant cette providence qui m’a menée par tant d’épreuves à tant de bonheur !

Dimanche 8 1/2
J’ai mieux dormi, c’est cela sans doute que vous voulez savoir d’abord et puis je vous ramène à hier. Mon éternelle promenade au bois de Boulogne seule avec Marie. J’y ai marché longtemps. à 9 heures j’ai vu quelques personnes ; l’ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, M. de Hugel, M. de St Simon, le comte Hangwitz, M. de Brignoles sortait d’un grand dîner chez le président du conseil. Il s’était avisé de lui dire qu’il vous avait trouvé chez moi le soir. Sur quoi M. Molé lui a dit : " Monsieur, il y est deux fois le jour." Il riait fort ne me racontant cela parce que la mine l’avait amusé autant que la parole. Les nouvelles de Madrid portent qu’Espartero ne pourra pas se soutenir et que la faction démocratique porte de nouveau Mendizabal au pouvoir. J’ai renvoyé mon monde à 10 1/2.
J’ attends votre lettre. J me suis promenée longtemps aux Tuileries parce que je voudrais la lettre avant le déjeuner, à jeun.
9 1/2 la voilà. Je l’ai emportée dans mon Cabinet. Je me suis placée dans le coin du canapé qui n’est pas le mien, j’ai ouvert et vite vite avant qu’un air étranger n’effleurât cette feuille je l’ai.... Monsieur trouvez le mot, et bien si fort, si fort, de telle manière, que la phrase Anglaise est presque effacée. Je suis restée quelques temps comme cela. Pensant, pensant que dans le même moment peut être ma lettre rencontrait le même accueil, et la distance s’est évanouie, et ma tête s’en est allée.
Vous me connaissez maintenant monsieur. et vous me voyez depuis le Val-Richer comme vous me verriez de près. Voilà donc avant la lettre, main tenant après la lettre. Ah c’est celle là que je saurai, que je sais par cœur. Elle me rend forte, elle me rend faible. Elle m’impose du devoir, vous le verrez Monsieur je les remplirai. Vous l’avez déjà vu. Je vous ai laissé partir. J’ai tant de choses à vous dire, les plus petites choses du monde. Mais il n’y a rien de petit dans ce qui nous regarde. Et cependant les écrire. Cela ne va pas M. de Hugel m’a dit que jamais il ne vous avait trouvé si remarquable jamais votre conversation ne lui avait paru si intéressante que l’autre jour chez Mad. de Boigne. Je savais bien pourquoi. Je voudrais bien me regarder quand on me parle de vous. Quant à mes paroles, je crois que je les mesures.
Adieu, Monsieur, adieu. Vous ne sauriez croire comme je suis pressée de mettre ma lettre dans l’enveloppe après y avoir imprimé le dernier sceau. Je suis même presque pressée d’arriver à ce dernier mot. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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30. Dimanche 6 heures le 27 août

Je vous écris de notre cabinet vous ne savez pas, vous savez ce que c’est que les souvenirs qui s’attachent aux plus petites choses. Ainsi quelle que part que mon oeil porte je vous vois, devant moi à côté partout. Et dimanche prochain vous y serez bien réellement et mon cœur s’élance avec une joie inexprimable vers l’image de ce bonheur.
J’ai marché bien avec plaisir aux Tuileries de midi à une heure. Il faisait frais, j’avais des forces. J’ai eu un long tête-à-tête plus tard avec le comte Médem. Il a de l’esprit et il est de mes amis. Demain il envoie mes lettres. Palmella lui a succédé. Je l’ai pris avec moi et Marie en calèche j’en reviens. Nous avons causé il m’a distrait. M. Molé est venu me voir pendant que j’étais sortie. Il me semble qu’il est impossible de raconter sa vie avec plus de scrupule que je ne vous raconte la mienne.
Je viens de faire une découverte ; nos noms respectifs ont chacun le même nombre de lettres. Essayez. Noms de baptême, tout. Eh bien cela me charme. Quelle bêtise !

Lundi 9 1/2
Quel doux réveil ! Ma nuit a été mauvaise ; vers le matin je me suis endormie à 8 h. 1/2 j’ai sonné, & en entrant ma femme de chambre me remet une lettre. Je ne fus plus pressée de me lever. Mon Dieu que je fus heureuse ; je vous raconterai cela. Je fis mieux que lady Russell et les battements de mon cœur répondirent vite à ces douces paroles. Ils y répondirent avant même de les connaître. Que vous êtes ingénieux à trouver à faire, tout ce qui peu me plaire. Vous aviez raison un jour de défier mon cœur de femme. Je m’humilie devant cette seconde lettre de Lisieux. Monsieur, que je vous en remercie ! Comme je m’arrête à chaque phrase, à chaque mot, quelle douceur vos paroles répandent autour de moi, Ah que je suis heureuse !
Je vous ai laissé hier à 6 heures & vous voulez savoir ce que j’ai fait depuis. J’ai été au bois de Boulogne seule avec Marie. Nous marchons, et en vérité beaucoup. Cela me prouve que mes forces me reviennent. Le plaisir que j’y trouve c’est de pouvoir vous le redire. La soirée hier était fraîche cela me convient mieux que la chaleur. En rentrant je me suis mise au piano, j’ai trouvé beaucoup de Rossini dans ma tête. Il m’a semblé que cela vous conviendrait.
A propos vous ai-je dit que jamais je ne lis le soir ? Depuis deux ans & demi, j’ai tant pleuré, tant pleuré que ma vue est abimée. Je la ménage aux lumières cela fait que l’hiver les ressourcent me manquent beaucoup. Elles ne me manqueront plus l’hiver prochain, n’est ce pas ? Pozzo est venu de bonne heure ; et puis les Durazzo, le comte Nicolas Pahlen arrivés dans la journée de Londres, ce pauvre Thorn. Voilà tout Pozzo est retournée à la Révolution de 89, & m’y a tenu jusque passé onze heures. Il m’a dit des horreurs d’une Révolution à venir, possible. Mon sanz s’est glacée. J’ai souvent entendu raisonner sur cela, j’y restais froide.
Aujourd’hui ! Ah aujourd’hui !! Monsieur, je viens d’envoyer ma lettre à mon mari. Après avoir donné toute satisfection à ma fierté offensée je n’ai pas pu m’empêcher, avant de la fermer, de laisser cours à un peu de tendresse. Il m’a semblé si dur pour moi comme pour lui, après tant d’années d’union de ne lui envoyer qu’une lettre bien froide. Il y a deux jours que je n’ai relu la sienne. Je ne veux plus la voir. Ce que je vous dis là, ce que je fais c’est de la faiblesse. Vous me voulez telle que je suis ; et bien vous me voyez Monsieur. Je n’ai pas besoin de vous dire que je me tiens dans mon salon le soir.
Demain vous reverrez vos enfants. Quand vous embrasserez votre fille aînée tâchez de vous souvenir de moi, car je l’embrasse de tout mon cœur. Adieu Monsieur. Ce mot qui marque si péniblement l’absence comme il est devenu pour nous le signe charmant de la présence, on du moins de la plus douce illusion. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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30 Paris Jeudi 6 avril 1854

Je suis arrivé à 11 heures un quart et j'étais dans mon lit à minuit, heureux de vous avoir vue, triste de vous avoir quittée. Que tout est imparfait en ce monde ! Dans mon âme, je ne me résigne pas du tout à cette imperfection quoique extérieurement je fasse comme si je m’y résignais. Ce qui me manque me manque amèrement. Voici en quoi j’ai un bon esprit et un bon caractère ; malgré ce qui me manque, je jouis de ce qui m’est donné. Le mal ne me gâte pas le bien. J’ai vivement joui de ces cinq jours, et j'en jouis encore, quoiqu’ils soient passés. Je vous voudrais la même disposition ; et pourtant je ne voudrais pas vous changer ; pas du tout.
Je n'ai encore vu presque personne. On me paraît très préoccupé de la lettre de votre Empereur au Roi de Prusse. On désire toujours la paix ; on se demande comment elle pourrait sortir de là, et aussi comment la guerre pourrait continuer. Si votre Empereur se déclarait satisfait pour les Chrétiens, et évacuait les Principautés. Si cet incident avorte, ce sera dommage, car il est pris fort au sérieux. On est frappé aussi de l’entière latitude que laisse le dernier débat du Parlement pour les ouvertures, et les bases de la paix. Ce que nous nous sommes dit à ce sujet a été également remarqué ici par les gens intelligents. Adieu Adieu.
Je ne suis qu’un peu fatigué. Mon enrouement n'est rien. J'ai besoin d’une bonne nuit de sommeil. Il fait très bien ici ; mais j'aimerais bien le beau temps dans le bois de la Cambre. Adieu. Adieu.
Mes respects vraiment affectueux, je vous prie, à la Princesse Kotchoubey. Adieu encore.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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31. Paris, Lundi 28 août 1837 2 heures

Il me faut une lettre commencée, quand je ne ferais qu’y placer le numéro. C’est donc pour cela tout seul que vous me renvoyez à ma table. Mais Monsieur, je suis bien lasse. J’ai beaucoup écrit. J’ai trop de correspondances, elles m’ennuient, & je ne sais comment les secouer. J’ai marché malgré la pluie, car il pleut, mais ce temps me convient mieux que la chaleur. J’ai même eu froid cette nuit. J’ai repris mon couvre-pied. Comment êtes-vous ? Cette irritation à la gorge vous a-t-elle enfin quitté ? Je veux savoir cela. Je veux tout savoir. Je vous en donne bien l’exemple cette heure-ci et les suivantes me sont bien dures à supporter. Je ne puis fixer mon attention sur rien, pas même sur les livres que vous m’avez laissés. Je les prends, je les quitte. Je me couche sur mon canapé. Je m’y assieds, je change de place. Je me promène dans le salon. Je ne regarde plus dans les glaces. M’y voir seule, c’est si triste ! Monsieur, que les heures sont longues. Je relis deux lettres. Elles me font tant de bien. Mon âme en est si doucement caressée. Que de vœux elles m’arrachent. Que de prières j’adresse au Ciel, que de promesses, je me fais à moi-même ! Il me semble qu’à nous deux rien n’est impossible. Que nous pouvons défier les hommes. Ah ! Qu’on ne vienne par troubler mon bonheur car j’oublierais tout, plutôt que de m’en séparer. Monsieur, voilà une parole bien coupable, & cependant, je sens que le fond de mon cœur ne l’est pas. Jamais au contraire, il n’a été rempli par de plus doux, par de plus nobles sentiments, par des sentiments plus religieux. Ah, que vous m’avez fait de bien !
Mardi 9 heures. Le N°27 est là. On me l’a remis lorsque je rentrais de ma première promenade. Je l’ai portée dans mon cabinet, & là sur mon canapé je l’ai ouvert. C’est charmant des lettres, vos lettres, mais il y a quel que chose de mieux que cela ! J’ai fait hier une promenade accoutumée, mais il n’y a pas eu moyen de marcher, il a plus à verse tout le jour, il pleut fort à matin, mais j’ai perdu patience, et j’ai marché un peu dans l’eau comme s’il faisait sec. J’ai hâte de vous dire que j’ai changé de chaussures parce que vous iriez peut être vous mettre en tête que j’ai pris froid. Monsieur, c’est incroyable toutes les pauvretés que je vous dis et tout ce que je vous prête d’inquiétude pour la santé. Cela ressemble singulièrement à la table de thé. Vous le voulez bien n’est-ce pas ?
J’ai commencé ma soirée hier avec quelques ennuyeux, les Stackelberg et autres, je l’ai mieux fini, avec le duc de Noailles qui est venu passer deux jours à Paris pour moi. Nous avons eu des plaisir à nous revoir ; nous avons très vite bavardé & je l’ai renvoyé à 11 heures.
Le mérite que je lui trouve c’est d’être de très bonne compagnie ; de savoir un peu tout, & de prendre intérêt à tout ce qui a occupé ma vie extérieure, ainsi d’être curieux des personnes qu’il n’a jamais vues dès qu’elles ont de l’importance. Ce qui me frappe en général dans les Français c’est leur parfait dédain pour tout ce qui n’est pas France et Français. Ils se regardent comme seules dignes d’occuper la scène, les Piscatory sont fort nombreux. Il me parait que les français méprisent parfaitement tous les autres peuples en masse et en détails. Ils font exception pour les Anglais, & ceux-là ils les détestent parce qu’ils leur portent envie. Ils cachent cela sous une même forme de silence ou d’indifférence pour tout sujet étranger.
Dès le commencement, de mon arrivée ici vous êtes le seul qui m’ayez adressé quelques questions sur l’Angleterre. Depuis, et avant même notre mois de juin chaque fois que nous causons ensemble. Vous me meniez sur terre étrangère, vous interrogiez même la petite Princesse. Tout cela je l’ai bien remarqué. La vraie supériorité n’est pas méprisante. Monsieur j’aurais bien de belles choses à vous dire la dessus, ainsi qu’une observation toute récente que j’ai faite ici sur quelqu’un mais je vous parle là de choses qui sortent de mon sujet, de mon sujet musique. J’y ai presque du remord.
Je viens de recevoir un billet dans lequel il y a cette phrase. " Vous êtes seule je crois, c’est-à-dire que l’objet de vos respects s’est éloigné." Je n’ajoute ni ne retranche pas un trait de plume. Je n’ai pas de lettre de mon mari. Les N° précédents le dernier ne m’arrivent même pas. Au fond cela me repose. En fait de lettres je ne veux que les vôtres, je ne veux lire que cela, penser qu’à cela. Mon médecin me trouve mieux je veux bien le croire, mais il n’y paraît pas.
Adieu monsieur vous voilà au bord de la mer, ou du moins vous allez y être ? J’achève cette lettre à midi. Encore cinq jours, cinq grands jours c’est-à-dire que dimanche à cette heure-ci ; mon cœur battra déja bien fort. Adieu, adieu Dearest.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°32 Du château de Compiègne, Mardi 5. 10 heures 1/2 du soir.

On vient de se séparer. Je remonte chez moi. Je ne me coucherai pas sans avoir causé un moment avec vous. J’ai eu ce matin un vif déplaisir. Je m’étais promis de vous écrire un mot avant de partir. Il m’est odieux de vous laisser tout un jour sans lettre, sans un signe de vie de moi, quand ce jour-ci comme tous les jours, loin de vous comme près de vous, mon âme est pleine de vous ; quand le sentiment de votre présence ne me quitte pas plus que celui de la vie. Il n’y a pas eu moyen. J’étais à peine levé que deux personnes me sont arrivées, puis deux autres. On m’a tenu jusqu’à 9 h. 1/4. Il a fallu partir. Je suis donc parti. Mais les chevaux ont beau courir, l’espace a beau s’étendre entre vous et moi ; vous êtes là, je vous vois, je vous entends ; je recommence nos charmants entretiens, et quand j’ai fini, je recommence encore. Ce sont là des rêves. Madame, des rêves de malade, car l’absence est le pire des maux. Mais que ce papier vous apporte du moins mes rêves ; qu’aujourd’hui, demain en y regardant, vous aussi vous puissiez rêver que je suis là, que je vous parle. La vie dure si peu et s’en va, si vite, et on en perd tant ! à côté de ces moments si beaux que nous passons ensemble, mettez, comptez, je vous prie, tous ceux que nous donnons à qui ? à quoi ? Cela est-il juste ? Cela est-il raisonnable ? Il faut que la société, ses devoirs, ses convenances, ses arrangements soient bien puissants et bien sacrés pour que nous leur fassions une si large part à nos dépens à nous, à nous mêmes.
Je ne suis pas, vous le savez, de nature rebelle. J’accepte sans murmurer les lois de la destinée et du monde. Et pourtant qu’elles nous coûtent cher ! Que de sacrifices à leur faire, et quels sacrifices ! Allons, allons, je ne veux pas me plaindre ; je n’ai point droit de me plaindre ; hier était trop beau, après-demain sera trop beau. Je demande pardon à Dieu de mes paroles inconsidérées. Je lui demande pardon sans repentir et sans crainte. Je ne crains pas que Dieu regarde, au fond de mon cœur. Il y voit tant de reconnaissance pour Ie nouveau trésor qu’il me donne après m’avoir tant ôté ?

Mercredi 6 7 h.1/2
Je me lève. J’ai assez bien dormi. Nous sommes ici peu de monde. M. le Chancelier, le Général Sebastiani et sa femme, le Duc et la Duchesse de Trévisse, Eugène d’Harcourt, M. Lebrun (de l’Académie française), M. Duchâtel et moi. Puis des officiers du camp. J’ai dîné hier à côté de la grande Duchesse de Mecklembourg, excellente personne, toujours prête à s’émouvoir et aussi à s’amuser, frappée, charmée de l’activité qui règne dans ce pays-ci, mais un peu inquiète de tant de mouvement, inquiète des journaux, inquiète des chemins de fer qui vont chercher, dans les coins les plus reculés, tous les esprits, toutes les existences et ne laissent nulle part ni repos, ni les vertus qui ne fleurissent que dans le repos.
Elle voudrait bien mettre d’accord et voir prospérer ensemble tous les bons et beaux sentiments de toute espèce, ceux de l’ancien état social et ceux du nouveau, la fierté individuelle et la sympathie universelle, la grandeur de quelques-uns et l’égal bonheur de tous, la sérénité pieuse et l’activité puissante des esprits. Toutes les idées tous ces désirs un peu vagues et confus, et amenant un certain mélange d’admiration et de crainte, de curiosité et de timidité, d’attendrissement et de réserve, qui est assez intéressant à regarder.
Mad. la duchesse d’Orléans est engraissée et animée.Je n’ai causé avec elle que deux minutes après dîner. Elle espère que l’air de Compiègne guérira mon rhume. J’ai répondu que malheureusement il n’en aurait pas le temps, car j’étais obligé de demander à M. le Duc d’Orléans la permission de repartir demain. Aujourd’hui le déjeuner à 11 h. 1/2. Après le déjeuner une promenade en calèche, je ne sais où, peut-être aux ruines de Pierrefonds. Nous comptons partir demain matin vers 6 heures et être à Paris vers 1 heure. On a dû aller vous le dire. Nous n’avons fait cet arrangement, M. Duchâtel et moi, qu’au moment où nous montions, en voiture. Imaginez que je n’ai vu encore ni Mad. de Flahaut, ni Emilie et pour les voir, il faudra que j’aille ce matin, chez elles dans la ville. Mad. de Flahaut ne loge point au château. Elle y a passé quatre jours, comme toutes les personnes invitées ; mais ses quatre jours finis, c’est-à-dire hier matin, elle en est sortie pour retourner dans la maison qu’elle a louée. J’irai remettre la lettre de M. de Mentzingen entre le déjeuner et la promenade, mais je ne réponds pas de causer beaucoup avec Emilie.
J’attends une lettre ce matin. Je ne fermerai la mienne qu’après l’avoir reçue. Cependant j’ai bien envie de vous dire un premier adieu, sauf à recommencer. Il fait beau. vous êtes encore dans votre lit. Adieu. Vous vous promenez dans une heure aux Tuileries. Adieu. Adieu 9 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Est-elle charmante comme toutes ou plus charmante que toutes ? Je n’en sais rien. Je dirais volontiers l’un et l’autre. Soyez sans inquiétude sur mon rhume. Il serait fini depuis longtemps si je ne l’avais tant secoué, la nuit, le jour, au bord de la mer sur les grands chemins huit jours d’immobilité le dissiperont tout-à- fait. Moi aussi, pendant qu’elle durait, je me suis plaint dans mon âme de la soirée d’avant-hier. Mais j’avais tort. Il ne faut se plaindre de rien quand vous êtes là.
Adieu oui, Adieu, à demain. Vous me conterez en détail votre conversation.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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32. Paris Mercredi 30 août 1837
9 1/2

Je ne sais comment il se fait que ce N° n’a pas été commencé hier. J’ai été interrompue au moment où j’allais vous écrire avant dîner après je me suis fait traîner en calèche ; le soir je m’abîmerais les yeux si j’écrivais, et il a fallu me coucher sans vous avoir dit un mot depuis Midi ! Votre N°28 m’a été remis il y a une demi -heure. Je vais toujours lire vos lettres à notre place. Monsieur vous êtes trop loin pour que je vous raconte tout ce qui accompagne ces lectures. En général vous êtes trop loin, vous l’êtes dès que vous quittez mon canapé vert. Tout ce que je pense sur ce sujet est effrayant, car infini, êtes- vous ma destinée ?
J’ai reçu une lettre de mon fils de Baden, son père lui ordonne de venir le trouver à Ischel, lui répétant qu’il ne viendra pas me voir en France. Alexandre va obéir mais il lui en coûte bien de ne pas me voir, il en est triste ; et je me dis que sans vous, je serais là où m’appellent tous mes devoirs. Je me serais trouvée quelque part sur le Rhin avec mon mari et mes deux fils. Je suis souffrante il est vrai, mais si c’était pour vous, j’irais au bout du monde, ma santé n’y ferait pas obstacle, je ne craindrais rien. Aujourd’hui je me refuse à quatre petites journées de voyage !
Monsieur, il n’y a pas de regret dans ce que je vous dis là, mais je ne peux m’empêcher quelques fois et souvent même de trouver en moi des remords. J’ai besoin de votre présence ; je rêve alors, j’oublie la vie ; mon cœur n’appartient plus qu’à une seule pensée ; mon esprit, mon âme se fondent dans votre âme, dans votre esprit. Nul souvenir extérieur ne m’atteint. Je le répète, je rêve. Ah faites-moi rêver toujours !
Que de charmantes paroles dans votre lettre de ce matin. "Le Ciel veut de la foi ; et partout où il y a de la foi, il y a quelque chose du Ciel qui adoucit toutes les amertumes de la terre. " Ah que je vous aime ! Je ne sais plus ce que j’ai fait hier. M. de Flahaut est venu me voir très en courant. Il venait d’arrive très inopinément avec M. le duc d’Orléans, qui voulait voir le roi. Il y avait conseil aux Tuileries et le roi y était encore à 8 h du soir.
Ma diplomatie le soir a voulu y trouver l’expédition de Constantine. Je me suis promenée fort agréablement au bois de Boulogne à pied malgré la pluie, mais c’est un temps bien malsain bien mou. L’ambassadeur de Sardaigne M. & Mad. Durazzo, le duc de Noailles, M. de Hugel passèrent la soirée chez moi.
A propos de 8 à 9, ou a peu près, vous pouvez me chercher à mon piano. J’y ai repris goût. Avant vous j’ai essayé quelques fois de m’y remettre. Il me faisait pleurer. Depuis c’est différent. Mais que de choses qui sont différentes ! Il m’est impossible de lire avec intérêt les journaux, et c’était mon plus grand plaisir. Je lis par habitude, mais sans aucune curiosité et hier je n’ai été frappée que d’un article celui qui raconte qu’un homme s’est tué en essayant d’attraper un perroquet c’était à Lisieux. Quand une de vos lettres me témoigne du plaisir de celle que vous venez de recevoir de moi, comme vous faites dans la dernière, je meurs d’envie de savoir ce qui vous a plu en elle. Je ne sais jamais ce que je vous ai dit, je voudrais le savoir, je voudrais vous plaire toujours. Qu’est-ce qui vous plait Monsieur, qu’est-ce que je dois faire, qu’’est-ce que je dois dire ? Venez me raconter cela dimanche.
Vous vous êtes couché dimanche avec la voix enrouée, & lundi vous ne me dites pas si elle allait mieux! Monsieur cela m’inquiète, tout m’inquiète. Hier de votre côté le Ciel était horrible, j’ai eu peur. Loin de vous j’ai peur de tout. Je vois mille accidents possibles. Monsieur, quelles félicités dans le sentiment que je vous porte, mais quels tourments ! Vous ne répondrez plus qu’à cette lettre-ci quelle joie ! Adieu Dearest, adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°34 Lisieux- Jeudi matin

J’aurai recours au même expédient. J’écrirai deux lettres coup sur coup pour que vous ne soyez pas un jour sans lettre. J’y ai du mérite. Vous savez que je n’aime pas les décadences. Quelle décadence ! La parole est déjà si inférieure à la pensée! Que l’écriture est inférieure à la parole ! Nous sommes étrangement soumis aux circonstances matérielles de la vie : rien n’est changé en moi, rien en vous ; le fond des âmes, le fond des choses est absolument le même. Bien plus, notre moyen de manifester, d’exprimer notre âme est le même ; toujours des mots, rien que des mots, des mots français tant que la langue en peut fournir. Mais les mots au lieu de les dire, il faut les écrire ; au lieu de passer en une seconde de mes lèvres à votre oreille. Et faut qu’il aillent, collés sur ce papier traverser je ne sais combien de lieues, je ne sais combien d’heures pour arriver à vous. Et tout est changé ! Et loin de dire tout ce que je pense, je n’’écris pas la millième partie de ce que je dirais ! Et les mots que je vous envoie tombent de mon âme lentement, lourdement comme de la glace comme du plomb ! Et dans ce moment même, dans ce que je vous dis là, que fais je? J’observe, je disserte, en moraliste en spectateur, il n’y a là rien de vrai rien de réel; Je sens autre chose, que ce que j’exprime, je pense à autre chose, qu’à ce que je vous dis. Ah, j’ai mille fois raison, Madame, de ne pas aimer les décadences ; mais, sinon les pires, du moins les plus incommodes de toutes sont celles qui ne sont qu’apparentes, et au sein desquelles le fond toujours le même, toujours aussi animé, aussi riche, ne paraît plus que sous une forme misérablement terne, courte, insignifiante. C’est comme si le soleil toujours ardent et brillant à son foyer, ne pouvait plus envoyer sur le monde qu’une lumière pâle et froide. Pour peu qu’il eût conscience de lui-même, il en souffrirait cruellement.
J’en reste là. Je m’ennuie de mes comparaison de mes réflexions. Je me raccoutumerai à écrire, je réapprendrai à oublier les immenses intervalles d’espace, de temps, qui nous séparent et les sacrifices qu’il faut leur faire. Mais aujourd’hui, je ne puis pas. J’ai encore les yeux pleins de ce que je voyais les oreilles charmées de ce que j’entendais il n’y a pas seize heures Vous écrire me distrait de vous. En cessant je vous verrai, je vous entendrai encore. Je l’aime mieux. Permettez-moi de vous dire adieu. C’est en vous disant adieu que je vous retrouve. Adieu donc. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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34. Paris jeudi 31 août 1837 3 heures

Quelle horreur je vous ai dit en terminant ma lettre. Il y a le choléra à Paris & je vous conjure d’y venir ! Ah Monsieur j’ai peur pour moi, & je n’ai pas peur pour vous. Qu’allez-vous penser de moi ? Et cependant, cependant, je recommence. Venez, nous veillerons l’un sur l’autre. 6 heures j’ai essayé de me promener au bois de Boulogne. Il fait froid, il fait sale. Je ne suis pas en train. Ce choléra me reste sur l’esprit. Donnez-moi donc du courage, je n’y penserai plus lorsque vous serez là. Maintenant j’en suis toute préoccupée. Je suis trop seule, je le suis même tout à fait, & je ne veux faire des avances à personne afin de garder ma liberté, mes bonnes heures de la matinée, que nous savons employer si bien. Ah que j’y pense, & quel frissons plaisir cela me donne ! Monsieur est-ce bien vrai que je vous verrai dimanche ? Vous me l’avez bien promis.
Je viens de recevoir une lettre de M. de Lieven une de celles qui me manquaient. Il me parle beaucoup du prince Metternich chez lequel il a passé une journée en grande causerie d’affaire. 9 heures. Je n’ai rien pris à dîner, je me suis sentie mal, j’ai fait venir mon médecin. Il m’a bien interrogée et puis il m’a assuré que j’avais un vilain accès de nerfs, & voilà tout. Ainsi vraiment de la poltronnerie, pas autre chose ; Monsieur voilà qui est bien misérable, & je vous conseille de me mépriser un peu j’avais besoin de vous dire cela encore ce soir mais je ne vous dirai pas autre chose car j’ai mal aux yeux. Je ne sais pas écrire à la bougie. Bonsoir, bonne nuit, je vous dis tout cela sur notre canapé vert. Dimanche je n’y serai pas seule. Ah quelle ravissante pensée !

Vendredi 1er Septembre 9 1/2 Je savais bien qu’il vous fallait un writing desk, & ce malheureux writing desk n’arrive pas. Pardonnez-moi. Monsieur ; c’est bien français de voyage sans son portefeuille, moi, je ne conçois pas cela ; il ne faut plus que cela vous arrive. Il me semble que je suis de mauvaise humeur ! C’est vrai je le sens un peu. J’ai eu une mauvaise nuit, à 7 heures je me suis rendormie. Je n’ai sonné ma femme qu’après 8 1/2 et en regardant à ma montre je me suis dit. J’aurai une bonne lettre dans mon lit, & j’y resterai encore un peu avec elle. La lettre est venue. Mes yeux, mon cœur dévoraient déjà cette enveloppe. Concevez-vous que la vue de ce papier rose m’ait refroidie un peu. Et puis quelques mots seulement !
Voilà ce que c’est de se réjouir, de croire. Il ne faut jamais croire. Je ne veux plus croire qu’à côté de moi sur mon canapé vert. Là point de mécompte n’est-ce pas ? Je reviens à la lettre ; après un petit instant de surprise j’ai couru à la fin, as in duty bond et j’ai fait tout ce qui me commandait ce duty. Mais franchement je ne l’ai pas fait comme de coutume. Vous voyez que je pousse la franchise jusqu’à l’impolitesse.
J’ai lu ensuite. J’ai joui de votre plaisir de celui de vos enfants, j’ai vu tout cela bien vivement devant mes yeux. Oui Monsieur j’ai joui, et un instant après j’ai senti mon cœur se gonfler, & mes yeux ne voyaient plus clair. Je n’ai plus de ces joies, et vous que de joies qui ne vous viennent pas de moi, tandis que moi, je n’en ai plus que de vous, oui de vous seul. Conservez-moi ce bien que j’ai trouvé. Monsieur conservez le moi tel, toujours tel que je l’ai connu pendant ces huit jours. Le jour où je le trouverais autre, je demanderais. à Dieu qu’il fût le dernier de ma vie.
J’ai reçu hier soir, M. Aston, M. de Hegel, sir Robert Adair le duc de Richelieu le duc d’Orléans ne va pas en Afrique, c’est le duc de Nemours. Vous allez donc à Compiègne, vous êtes obligé de venir à Paris. Ai-je douté que vous y vinssiez sans cela. Je n’en sais rien. Je ne sais rien bien clairement aujourd’hui. Monsieur venez, venez. Voici ma dernière lettre. Il pleut à verse, des torrents l’air e est tout obscurci. Midi. Mon médecin sort de chez moi, il ne me trouve pas bien. Venez donc Monsieur et je serai bien. Je ne vous dirai donc plus rien demain je parlerai au canapé vert, au coussin brodé. Et après demain, après demain ! Adieu, adieu !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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34 Paris, lundi 10 avril 1854

Hier matin, le chancelier ; hier soir le Duc de Noailles, Molé, Duchâtel, Savandy, Berryer. Personne ne sait et n'attend rien de nouveau, si ce n'est la guerre réelle. Vous semblez partout décidés à une guerre purement défensive. C'est la guerre indéfiniment. Il faudra pourtant bien qu’elle finisse, dit-on. Qui sait ? Je suis triste, et plein de sombres pronostics. Je ne connais rien de plus inattendu, de moins nécessaire, de plus factice que tout ce qui arrive. Apparemment Dieu le veut. Si la paix n’est pas faite, l'hiver prochain, nous en aurons pour dix ans, et l'Europe entière bouleversée.
Le nouveau protocole, après la déclaration de guerre a en effet une grande valeur. On dit que la lettre de l'Empereur d’Autriche à l'Empereur Napoléon, en ce sens. " Maintenant, approbation de la politique occidentale, entente continuée dans la neutralité ; avec la Russie, jamais union active ; avec la France et l'Angleterre, union active peut-être, probablement plus tard, certainement le jour où les intérêts propres de l’Autriche seraient engagés. "
Voici une moins grande question. La mort de M. Tissot laisse une place vacante à l'Académie Française. M. l’évêque d'Orléans se présentera-t-il pour faire, en lui succédant, l'éloge d’un vieux Jacobin archi-voltairien ? Je voterai pour lui, s’il se présente ; mais je serais étonné qu’il se présentât. Il y a encore dans l'Académie quatre octogénaires, dont deux malades. M. l'évêque d'Orléans n'attendra pas longtemps une autre vacance.
J’irai aujourd'hui voir et renverser la prince de Ligne. On ne se rencontre plus nulle part. Le Chancelier ne donne plus à dîner. Molé ne reçoit plus. Dans trois ou quatre semaines, tout le monde sera disposé.
J’attends ma fille Pauline demain, et certainement avant le 15 Mai. Je serai rétabli au Val Richer. Quand les grandes satisfactions de l’âme me manquent, je prends les petites en dégoût, et je ne me plais plus que dans le libre repos de la famille et de la campagne.
Kisseleff a bien peu d’esprit d'être revenu chez vous sans commencer par vous offrir son appartement avec ses excuses. L’égoïsme finit toujours par être sot et ridicule. La moindre société humaine vaut un peu de bienveillance sincère et de sacrifices mutuels, je dirai volontiers un peu d’amitié. Où il n’y en a pas du tout, la simple politesse même et le bon goût disparaissent bientôt. Adieu, Adieu.
On commence à se désoler sérieusement du beau temps. On dit que si ce soleil sec dure encore quinze jours, la moitié de la récolte prochaine sera perdue. La disette avec Dantzig et Odessa de moins, ce serait grave. Adieu encore. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°35 Lisieux, jeudi 8 h 1/2

Ceci est pour le second jour, un morceau de pain, rien qu’un morceau de pain. Je viens de me donner une demi-heure de libre rêverie. J’appelle cela rêverie je ne sais pourquoi. Je ne rêve point ; je vois, j’entends, je sens très distinctement, très positivement. C’est aussi près de la réalité qu’il se peut quand ce n’est pas la réalité. Il est vrai qu’il y a un abyme. Mais en dépit de cet abyme, mon souvenir ne ressemble point à ce qu’on appelle de la rêverie ; il est clair, précis, animé. Il n’y a point de nuage, il n’y a que de la distance entre vous et moi. Cela me vient, je crois de vous et de ce que vous êtes, aussi bien que de moi-même vous êtes une nature, simple vraie à contours grands et nets. Il n’y a en vous rien de vague d’incertain rien qui, vu de loin, s’altère, s’efface, se confonde avec les vapeurs de l’horizon. De loin, ce n’est que votre image, mais une image lumineuse, vivante, comme vous l’êtes de près vous-même ; une image qui est à l’épreuve de l’éloignement comme de l’oubli, et à laquelle l’espace ni le temps ne peuvent rien ôter.
Dearest, je m’épuise en paroles pour vous donner quelque idée de ce que je sens aujourd’hui. Bien vainement à coup sûr. J’aime mieux m’en rapporter à vous. Parlez-vous de ma part ; et quand vous vous serez dit tout ce que vous saurez, ajoutez encore, et puis encore et puis toujours. Vous n’irez jamais au bout de ce que je vous dirais. Je vais monter en calèche pour le Val-Richer. J’y serai dans une heure et demie. C’est dans mon Cabinet seulement, auprès de ma fenêtre, que je puis reprendre avec quelque douceur nos conversations par lettres. Ici je ne sais sentir que la présence d’hier ou la séparation d’aujourd’hui. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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35. Paris, mardi 5 7bre 10 heures

Ah que hier soir ressemblait peu à avant-hier! J’ai trouvé notre condition abominable et puis je trouve que Je m’en suis très mal tirée. Je n’ai jamais été si gênée. Je n’ai pas été assez polie pour vous. Je l’étais davantage il y a trois mois. Je devais être hier comme il y a trois mois, j’ai été parfaitement sotte. Vous vous êtes très convenablement ennuyé. Vous avez été doux, poli, vous avez subi tout cela admirablement. Je ne suis pas encore revenue de l’assaut de Varsovie. Enfin Monsieur, je vous demande pardon de hier au soir. et puis vous dire adieu, comme je le dis aux autres ! C’est détestable.
Mais savez-vous que je suis très sérieusement inquiète de votre rhume. Je vous prie de commencer votre prochaine lettre par m’en parler. Vous aviez la poitrine très embarrassée hier au soir. Après votre départ nous nous sommes débarrassés de Pozzo, parce que mon ambassadeur voulait me parler. Il m’a tenu jusqu’à minuit. Avant cela il faut que je vous dise que selon l’usage vous êtes demain l’objet de la conversation. Pahlen vous trouve une tête superbe, de cette tête on a passé à tout ce qui en sort, & Pozzo a raconté un peu votre carrière ; il y a un point sur lequel j’aurai à vous demander quelque explication. Il me semble que je n’ai rien dit lorsqu’on a parlé de vous. Je ne me fie pas à ce que je dirais, j’aime mieux me taire ou à peu près.
Monsieur je manque complètement de tenue devant vous, & à propos de vous. Cela viendra peut être. Je ne vaux quelque chose que sur mon canapé vert et vous sur le fauteuil. L’habitude est prise & j’y suis fort naturelle.
Je passe à mon entretien avec le comte Pahlen. Il a été à Marienbad tout exprès pour voir M. de Lieven tout est pire encore que je ne me l’étais imaginé. Il n’y aura aucun moyen de le faire venir. C’est de la folie mais qui vient de très haut. Pahlen ne conçoit pas comment je me tirerai de cet imbroglio. Que d’absurdités il m’a coûtées. Il me parait qu’il est lui même fort embarrassé de certaine ordonnances dont je vous parlerai. Savez-vous le sentiment que j’éprouvais au milieu de ces confidences qui feraient frémir tout loyal Seythe ! Celui d’une parfaite sécurité et force ; et savez vous où je la trouve ? Ah Monsieur comme vous le savez. Je ne me suis trouvé dans mon lit qu’après minuit & demi. Ma nuit s’en est ressentie, et puis il m’est résulté que j’ai dormi longtemps ce matin. Je n’ai sonné qu’à 10 heures. Vous étiez parti depuis longtemps.
Vous courrez maintenant, vous causez de choses qui nous sont bien étrangères. Moi, je n’aurai aucune distraction, je passerai une triste journée, demain viendra déjà mieux parce que ce sera la veille de Jeudi. Monsieur, il y a quelque chose de mauvais en moi. J’ai l’âme inquiète des que vous vous éloigné, les premières vingt quatre heures sont détestables, je prends tout ce qui s’est passé pour un rien, et je ne respire librement que lorsque je reçois votre première lettre, ces lettres qui font si bien la continuation de nos doux entretiens. Je ne me suis par accoutumée au bonheur, à un bonheur si immense, si complet. J’y crois quand je le tiens ; ainsi il me faut votre main, ou votre lettre. à défaut de cela je suis vite démoralisée. Il me semble que toutes ces réflexions me viennent de ce mauvais adieu d’hier. Il ne faut plus que ce soit ainsi quand nous ne devons pas nous revoir le lendemain

1 heure
Le temps est triste, je n’ai nulle envie. de sortir, je ne suis pas sortie encore. Je trouve M. Duchâtel un homme bien heureux. Adieu Monsieur adieu. Je vais lire les journaux, & puis je lierai La fronde & puis j’essayerai une promenade. Je voudrais être arrivée à onze heures et me coucher. Cette montre qui va quelques fois si vite comme elle est lente aujourd’hui, comme tout me semble tourd ! Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°36 Du Val-Richer, Jeudi 5 heures

Voilà la troisième fois aujourd’hui. Je m’étais promis ce matin d’attendre à demain. Mais j’en ai trop envie. Ma solitude me pèse trop. Je ne suis pas en train de résistance. Je suis fatiguée. J’ai voyagé cette nuit par un temps effroyable, la pluie, le vent, le froid, et une pauvre lune qui se débattait pour jeter au milieu de ce chaos un peu de lumière. Je ne me suis pas bien nettement aperçu de tout cela. Je rêvais, mais d’un rêve qui ne parvenait pas à l’illusion. Il faut de la foi en rêve comme dans la veille. Je crois que sans la regarder, sans y penser cette tourmente de l’atmosphère m’a troublé et dérangé au fond de cette voiture où j’étais pourtant bien seul, bien enfermé.
Le soleil est revenu depuis que je suis ici ; du soleil pour mes yeux, mais non pas pour mon âme. Il y a longtemps que je n’ai été à ce point en disposition triste et faible. On me croit beaucoup de force, et j’en ai. Mais la force ne supprime aucune de nos faiblesses. Elle les empêche Es, rien ne de gouverner notre conduite; voilà tout. Du reste je ne sais pourquoi j’appelle cela une faiblesse. Le vide est immense mais pas trop, pas plus que n’était le bonheur. Il est juste d’en sentir l’absence aussi vivement que la possession. Mes enfants, m’ont reçu avec transport. J’en ai été ému jusqu’à la reconnaissance. Je les aurais volontiers remerciés de leur joie. Je désire que vous les connaissiez. Mais vous ne les verrez jamais habituellement. C’est grand dommage. Ils vous aimeraient. Ils ont le cœur très prompt, très développé. Leur affection joyeuse, confiante, caressante, vous ferait du bien. Je voudrais vous voir entourée de sentiments doux, tendrement empressés. Je ne serais point jaloux de ce que vous y pourriez prendre de distraction même de plaisir.
Je vous trouve si seule de cœur ! Cela pèse sur le mien à toutes les heures du jour. Quand je ne suis pas là, vous êtes obligée de tout faire vous-même pour vous. Cependant si je devais perdre quelque chose la moindre chose à ce que vous trouveriez ailleurs aurais-je assez de vertu pour m’y résigner ? Je ne crois pas. Certainement non, je ne crois pas. Et me voudriez-vous cette vertu là ? J’espère bien que non. Imaginez qu’hier en arrivant à l’hôtel des poste pour monter en voiture, la première personne que j’aie aperçue dans la cour, c’est l’ambassadeur de Sardaigne qui venait embarquer, dans la malle poste de Turin, ce savant Prémontais qui a dîné avec nous mardi, et qu’il aime beaucoup. J’ai eu de cette rencontre, une joie d’enfant. Il me semblait qu’à côté de M. Brignole, j’entrevoyais une autre figure, seulement, il était entre elle et moi. C’était autrement mardi. J’aime mieux mardi.

Vendredi, 8 heures
J’ai beaucoup dormi. La pluie est ce matin plus épaisse que jamais. Je n’y ai pas regret. S’il faisait beau, il faudrait se promener, aller, venir être un peu en harmonie avec le soleil. Je resterai beaucoup dans mon cabinet. Mais j’y ai regret pour vous. Vous avez besoin d’air, de promenade moralement comme physiquement. Et puis soit santé, soit caractère, ces contrariétés-là vous atteignent plus que moi. En tout vous êtes sensible aux petites contrariétés. " Je suis un peu enfant gâté. " me disiez-vous l’autre jour. Il y a du vrai. Le cours de votre vie est pour beaucoup en cela. Vous avez été cruellement frappée, peu contrariée. Vos épreuves se sont passées dans la région haute. Au dessous dans celle des petits intérêts, et des petits plaisirs, vous avez eu, vous avez fait tout ce que vous avez voulu. Il en résulte quelques fois. Et vous entre la gravité si égale, si dédaigneuse de votre nature, et votre vivacité, votre susceptibilité sur des choses qui au fond ne vous font rien, et ne vous touchent qu’à la surface un contraste singulier pour qui ne vous connait pas. J’aime ce contraste. Il dit qui vous êtes, d’où vous venez, comment s’est passée votre vie. J’aime que le caractère les impressions, les habitudes, d’une personne, d’une femme surtout soient l’écho vrai, l’image vivante de sa destinée.
Il faut aux hommes plus d’indépendance de disponibilité ; il faut qu’ils soient plus prêts et moins sensibles à toutes choses. Restez comme vous êtes Madame, un peu enfant gâté dans le menu détail de la vie. Cela me plait, et je n’y perdrai rien. Vous voyez où j’aboutis toujours.

11 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Vous aimez que le dernier mot soit le plus tendre. Eh bien oui, ce sera le plus tendre, de beaucoup le plus tendre. Quelque mal que vous en disiez quelques fois, rien ne vaut adieu. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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37. Paris jeudi 14 septembre
10 1/2

J’ai tant à vous dire ; j’ai vécu si longtemps depuis le moment où vous m’avez quittée que je ne sais où commencer dans ce moment je suis plus remplie de mon réveil que de toute autre chose. Qu’il a été doux. Charmant ! Que j’ai été attendri de tout ce que vous me dites et de ce que vous ne me dites pas. Que je vous sais gré de ce que vous ne me dites pas, et que vous eussiez pu me dire ; de ce que vous indignez sans le marquer. Il n’y a pas une nuance qui m’échappe. Tout est converti en trésors dans mon cœur. Je vous remercie Monsieur, je vous remercie de savoir si bien me plaire, en tout, toujours ; et d’être sans cesse pour moi inattendu, quoique le même. Ah ! Que j’aurais de choses à vous dire sur cette lettre, que je la relirai, que je l’aime ! Elle a été très bien logée, il faisait froid, elle a eu chaud et moi aussi. J’attendais avec impatience le moment de nous établir confortablement l’un et l’autre.
Mon ambassadeur l’a un peu retardé, il est resté seul avec moi depuis dix-heures 1/2 & jusqu’à 11 1/2 J’avais eu M. & Mad. de Stackelberg le duc d’Assuna, et Pozzo ; avec celle- ci le commencement de ma soirée de 9 à 10. à 8 1/2 ! Je me suis placée à mon piano, j’ai joué la Gazza. Marie m’avait quittée de bonne heure pour aller à l’opéra. Mon dîner a été triste.
Avant le dîner, je m’étais promenée au bois de Boulogne, j’ai marché dans notre allée jusqu’à ce que la pluie m’en eu chassée, et je m’étais mi en voiture au moment où vous m’avez quittée. Je vous ai fait marcher à reculons Monsieur, je vous ramène à ce moment si pénible, dont je repousse le souvenir en même temps que je le caresse. Ce moment que je suis si pressée de voir effacé dans onze jours. Onze n’est-ce pas ? Vous ne m’avez pas dit clairement si c’était Le 24 ou le 25 Je prends le pire, le 25. Ce ne peut pas être plus tard ? Je me rappelle cependant que vous m’avez nommé dimanche. Dimanche est le 24, sera-ce dimanche ?
M. de Pahlen était bien noir hier. Il n’a pas vu M. Molé depuis le jour de son arrivé, tout est bien froid entre nous. Dans ces cas là Pahlen court au galop, et il assène vite à une charge de Cavalerie. Monsieur voilà une chose que nous n’avons pas mise dans notre avenir. Celle là me fait quitter la France. M. de Pahlen a fait aux Russes résidant à Paris, la déclaration qui lui a été présenté. Il leur a intimé l’ordre de partir, il n’a pas celui de l’exécuter.
Il a fait une nuit épouvantable les coups de vent m’ont réveillée souvent. J’avais froid pour vous ; étiez-vous bien garanti ? Il me semble que oui. Et maintenant vous voilà chez vous. Il sonne midi je viens d’achever ma toilette. Votre petite fille aura été bien heureuse. Je vois tout ce ménage si joyeux de votre retour, vous l’êtes aussi, soyez le tout-à-fait. Oubliez un moment mes larmes. Vous ne les avez pas vues ; mais vous avez pensé qu’elles couleraient, & vous avez pensé vrai. Je sais m’affliger comme je sais jouir. Tout est un peu extrême en moi. Ne le pensez vous pas ? Je ne sais pas un régler, vous avez encore bien à faire pour me rendre digne de vous. Vous avez tort de me dire de rester comme je suis, encouragez-moi plutôt à devenir plus modérée plus patiente, à me livrer moins à l’impulsion du moment, à jouir plus tranquillement du bonheur que le ciel m’envoie, n’accepter avec plus de résignation des contrariétés inévitables. Je me raisonne admirablement, je me crois bien sûre de mon fait, et cinq minutes après, je fais naufrage Aidez-moi, guidez moi, ordonnez oui ordonnez.
Je m’en vais marcher sous les arcades il pleut à verse. Je suis bien aise qu’il fasse triste. Le soleil serait une moquerie une insulte. Je n’attends le soleil que le sountag, et je l’attends avec Sehnsucht que ce mot dans votre bouche m’ a surprise m’a charmé en voiture lors que nous allions au palais des beaux arts. Je ne sais pourquoi ce mot m’a paru en encouragement ? Vous l’avez dit alors sans rien ni raison et parla même il m’a semblé y voir quelque chose. Y avait-il quelque chose ? Je ne crois pas aujourd’hui mais alors je croyais, j’arrivais à croire.
Monsieur j’avais alors déjà bien des jouissances qui vous étaient inconnues. En tout il me semble vous avoir toujours devancée aujourd’hui le pas est égal. Adieu. Adieu. Adieu, mille fois adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°37 Vendredi 15 4 heures

Qu’Adam dut avoir de peine à s’accoutumer, à vivre hors du Paradis ! Là, il ne pensait qu’à jouir de la vie. Il n’y pensait même pas. La vie était pour lui parfaitement pleine, et légère, douce et animée. Pas un moment séparé d’Eve. Punit de solitude et toujours seule. Des entretiens charmants, des silences charmants. Un amour serein comme le ciel, chaud comme le soleil, inaltérable et inépuisable. La prière pour repos, comme l’amour pour bonheur. Tout le jour, tous les jours passés à goûter, avec Elle, les dons de Dieu, à remercier, avec Elle, Dieu de ses dons. Quand on a connu un état si beau, comment en supporter un autre ? Pauvre Adam ? Il n’est pas besoin de l’avoir connu ; c’est assez de l’avoir entrevu. Je ne suis pas de ceux, vous le savez qui méprisent la vie réelle et croient qu’il n’y a de vrai bonheur, que dans les rêves de l’imagination. Une heure de bonheur réel, et il y a de telles heures, vaut mille fois mieux que les plus beaux rêves de l’imagination la plus divine. Mais le bonheur se montre en passant ; c’est là son vice. Et quand il s’est montré, quand il s’est laissé saisir un moment, c’est alors que l’imagination est toute puissante à nous enchanter de l’image de sa durée, à le rappeler, à le retenir devant notre âme sous toutes ses formes, avec toutes ses joies, grandes, petites, sérieuses, gaies, innombrables, infinies. Voilà le rêve légitime, le rêve irrésistible Madame. Je pourrais passer des journées des années à m’y livrer, à me figurer, à goûter en idée tous les ravissements d’une vie qui serait tout entière ce qu’a été un jour, une heure. Rien n’égale alors l’allégresse la fertilité de ma pensée. Le monde avec tous ses intérêts la destinée humaine avec toutes ses chances, comparaissent devant moi. J’aborde toutes les situations, toutes les suppositions. Je deviens Roi, obscur, riche, pauvre, puissant, proscrit. Je travaille sans relâche ; la goutte me cloue oisif, sur mon fauteuil. Je mets mon bonheur aux prises avec les fortunes les plus diverses, favorables ou contraires. Et je le contemple avec délice toujours le même au sein de tant de vicissitudes supérieures à tous les triomphes, à toutes les épreuves répandant tantôt son charme sur les plus frivoles incidents. tantôt son baume sur les plus cruelles blessures. Et je contemple avec plus de délice encore la créature, à qui je le dois et mon cœur se gonfle de reconnaissance au moins autant que de plaisir. Et j’ai beaucoup de peine à revenir à moi, à me persuader que tout cela, n’est qu’un rêve ; car en vérité ce bonheur là est si conforme, à ma nature, j’y espère avec tant d’ardeur, je me sens tant de puissance pour en jouir, qu’il me faut tout ce que j’ai dans l’âme de raison et de fermeté pour me résigner à ne le connaitre que par des apparitions, et à l’entrevoir sans le posséder ! Je ne rêve que pour vous Madame.
Je vous conte mes rêves comme toute chose mais à vous seule. Si le monde s’en doutait, il me croirait fou, et ne voudrait plus jamais me confier ses affaires. J’ai pourtant bien raison, et le monde a bien tort quand il ne croit ses affaires bien faites que par ceux qui ne se soucient pas d’autre chose. Je connais les plus habiles en ce genre. Leur habilité est si courte, si légère, elle oublie et laisse en souffrance tant d’instincts puissants, tant de grands intérêts de la nature humaine qu’en vérité, si le monde n’était pas aujourd’hui bien petit d’esprit et de cœur il ne s’en contenterait pas.

Samedi 8 heures
Je suis très fâché du redoublement de froideur dont vous me parlez ; mais je n’en saurais craindre rien de grave. A moins qu’on ne veuille la guerre chez vous ce que je ne crois pas, nous n’aurons point de guerre. Si nous étions très voisins, si nos toits se touchaient, je ne serais pas si sûr de mon fait. Entre un Prince qui fait ce qu’il veut et un peuple qui dit ce qu’il veut, une parole peut amener bien vite un coup de canon. Mais à la distance où nous sommes avec de si épais matelas entre nous, il faut, pour que la guerre commence, ou la folie et la puissance de Napoléon ou de bons et solides motifs. Ni l’une ni l’autre cause n’existe et n’existera de longtemps. Je comprends toutes les préventions, toutes les humeurs. Ce que je ne comprends pas, c’est que lorsqu’on est placé si haut lorsqu’on voit par conséquent, si loin on accorde aux préventions et aux humeurs un tel empire. L’Empereur ne peut avoir que deux pensées politiques, la lutte contre l’esprit révolutionnaire et la grandeur de la Russie. Pour la première, la Russie comme toute l’Europe a besoin, absolument besoin de la France. La France aujourd’hui peut lutter avec plus de crédit et de succès que personne contre l’esprit révolutionnaire, elle l’a éprouvé jusqu’au bout ; elle n’a plus rien à en apprendre et plus rien à en attendre. Mal conseillé, à tout risque elle pourrait le déchaîner encore ; elle sait mieux que tout autre comment on peut le réprimer. Je dis le réprimer, non seulement matériellement, dans les rues, pour un jour, mais moralement dans les esprits, pour l’avenir. L’Europe orientale qui redoute et combat ce mal avec tant d’ardeur ne sait pas Elle même à quel point il est profond, général, là où il se cache comme là où il éclate, et combien notre concours, notre concours sincère et prudent est indispensable pour le guérir partout. Et je n’hésite pas à dire que la France a déjà donné à cet égard, des preuves de savoir faire comme de bon vouloir ; et elle en donnerait bien davantage, si elle recueillait partout, le juste fruit de sa résistance.
Quant à l’avenir diplomatique et territorial de l’Europe, je n’en sais rien, personne n’en sait rien. Je n’y pense pas, personne n’y peut penser activement aujourd’hui. Mais il est évident que des Puissances européennes la France est celle dont les intérêts permanents, les désirs possibles sont le moins opposés, le plus aisément conciliables avec les intérêts et les désirs Russes. Il n’y a point là, dans l’état actuel de l’Europe, de quoi fonder dès aujourd’hui, et pour le présent, un système une politique. Il y a à coup sur motif puissant, motif de rester en mesure pour l’avenir. Rester en mesure, se trouver toujours libre, toujours prêt, ne pas se créer soi-même et d’avance, des embarras, des obstacles, c’est je crois, la première sagesse celle dont on recueille le plus sûrement les fruits, que tôt ou tard on regrette le plus d’avoir oubliée, celle qui convient surtout à un gouvernement qui se vante et avec raison de la persévérance et de l’esprit de suite qu’il apporte dans ses desseins. Voilà de bien sages paroles n’est-ce pas ? Ce n’est pas sur celles-là que je veux rester avec vous. J’attends votre lettre dans deux heures. Je ne vous dirai adieu qu’alors.

10 h. 1/2 Ah, remplissez quatre pages d’Adieu ; il n’y en aura jamais autant que j’en veux. Et vous avez bien raison. Vos paroles valent mille fois mieux que tous mes raisonnements. Mais aussi je m’ennuie infiniment de mes raisonnements. Je les prends quand je n’ose pas me livrer à autre chose. Adieu, adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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38. Paris, vendredi 16 septembre 9 heures

Vous avez si bien raisonné sur la pauvreté de nos ressources, vous m’aviez si bien démontré la misère d’une lettre que j’ai presque lu sans plaisir celle qui est venu me trouver ce matin dans mon lit, & j’ai béni notre bonne invention qui nous vaut à moi du moins, un instant de transport & de bonheur. Voyez monsieur, ne raisonnez pas tant, ne me montrez pas ces tristes réalités. Quoi ? Vous créez la peine & vous prenez encore à tâche de me la bien définir, bien expliquer, de me montrer qu’il ne me reste pas un pauvre petit plaisir ! Savez-vous ce qui eut mieux valu ? C’était de me dire à quoi vous avez employé cette longue nuit ; si vous avez dormi, veillé, rêvé. Si vous avez eu froid ou chaud. Vous avez cent fois plus d’esprit que moi et dans ces cas-là je ne vous l’envoie pas, j’aime mieux ma bêtise.
Moi Monsieur, je ne disserte pas. Je pleure, oui je pleure ; cela me fait du bien, et puis je pense que j’aime à vous le dire, à vous rappeler nos jours, à les espérer encore, à vous raconter tous les petits incidents des moments passés sans vous, à vivre encore avec vous de cette manière. Est-ce que je vous fais de la peine Monsieur ? M’aimerez-vous moins si je vous ressemble si peu. Mais non, cela n’est pas possible. Tout ce que je pense vous le pensez. Je suis heureuse de le croire, d’en être sûre. Et bien je suis sûre que vous lisez tout ceci avec plaisir ; je voudrais égayer votre cœur, en lui donner que de la joie, je suis si bien que c’est là tout mon vœu, Il me semble presque que c’est mon devoir. Vous me donnez tant de bonheur, je voudrais embellir votre vie. Je le fais n’est-ce pas ? Vous êtes content de moi. Monsieur, comment suis-je arrivée à vous dire tout cela ? Je ne le sais plus ce que je sais c’est que je vous aime, je vous aime ! Et je m’occupe du 25, & jusque là je veux que vous me disiez tout ce que vous faites. J’aime les détails, j’aime à vivre avec vous dans votre intérieur.
Voyons ma journée hier. J’ai marché avant mon lunchon sous les arcades ; à 2 heures j’ai vu le comte Frédéric Pahlen frère de l’ambassadeur après lui, le prince Paul de Wirtemberg, qui est plein d’espoir que le mariage ne se fera pas. Après encore la petite princesse, que j’ai ramenée chez elle. Le bois de Boulogne ensuite, notre allée et d’autres où j’ai marché.
En revenant je suis allée chercher un piano. J’ai lu avant mon dîner ; je me suis reposée après, et j’ai passé ma soirée entre la petite princesse & mon ambassadeur. Nous avons dit des bêtises. Je me suis levée pour aller chercher La lune à dix-heures. Elle n’y était pas. Il y avait de vilains nuages noirs entre vous et moi. J’ai repris tristement ma place ; à onze heures 1/2 je me suis couchée. J’ai pris la lettre sans N° avec moi, j’ai bien dormi, et le voici il me semble qu’il est impossible de vous ennuyer plus complètement que je ne le fais. Aujourd’hui sera comme hier et vous le saurez encore.
J’ai eu une longue lettre de lady Cowper. Jamais il n’a été question de M. Stöckmar. Il est parfaitement décidé que la Reine n’aura pas de private secretary, et jamais ce n’eut pu être un étranger. Elle expédie les affaires avec ses Ministres. dans toute communication écrite avec eux, c’est elle seule qui ouvre & ferme, les boites, et dans les affaires moins secrètes elle se fait aider par son private purse; espèce de secrétaire subalterne, & Miss Davis une de ses filles d’honneur. L’arrivée de Léopold a fait du bien dans le ménage. La Duchesse de Kent porte un visage moins sombre ; il lui a démontré l’inutilité de sa mauvaise humeur. La petite reine est fort gaie, fort contente, & en fort grande amitié avec sa tante la reine des Belges.
1 heure. Je rentre d’une longue promenade à pied. Il fait horriblement, sale mais il me faut de l’exercice. Il me semble que la guerre civile est terminée en Portugal, & très pitoyablement pour les Chartistes. Adieu Monsieur si vous me dites encore que les mots sont des bêtises & que les mots écrits sont plus bêtes encore ? Savez-vous comment je vous répondrai ? par une lettre de quatre pages où il y aura adieu adieu & rien que cela bien serré, oui bien serré bien long.
Adieu car je vous dis trop de bêtises, adieu donc. J’avais déjà fermé ma lettre, apposé le sceau. J’ai voulu relire la lettre que vous m’avez remise de la main à la main. Ah quelle lettre ; qu’elle me fait frémir de joie. Il ne faut pas, que je la lise trop souvent, mais j’y reviendrai, une fois le jour, c’est permis, c’est possible. Je n’y manquerai pas jusqu’au 25. Ne dites pas que les paroles c’est peu de chose. Ces paroles sont tout. Que je les aime ! Monsieur vous voyez bien que d’adieu en adieu, il faudra bien que vous arriviez jusqu’à celui-ci. Adieu

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°38 Londres, samedi 16, 10 heures

Je le crois bien que vous avez eu peu de plaisir à lire mes lettres de Lisieux. J’en ai eu très peu, moi, à les écrire. Il faut que vous me le pardonniez, Madame. Je viens de passer avec vous des jours ravissants, des jours de confiance si tendre d’abandon, si doux ! A chaque heure, à chaque minute de ces beaux jours, j’ai senti grandir et s’étendre dans mon cœur la confiance l’abandon, la tendresse. Je vous quitte. A l’instant même, je vous écris. Que vous écrirai-je ? Tout ce que je vous disais tout à l’heure, ou tout mon chagrin de ne plus vous le dire ? Ni l’un ni l’autre ne se peut. Et pourtant, je n’ai pas autre chose dans l’âme. J’essaie d’échapper à mon âme. Je me détourne. Je me jette à côté. Ne pouvant aller à vous en liberté, je vous raconte avec effort ma tristesse, ma gène et ses causes, et ses ennuis. Ah ! Vous avez raison, mille fois raison ; votre laisser-aller est bien plus aimable ; mais il n’est pas plus tendre.
Votre lettre m’a charmé ce matin, me charme ce soir, me charmera demain ; mais vos paroles si douces, si pénétrantes, ne m’aiment pas davantage que ne vous aimait avant-hier ma pénible contrainte. Vous le voyez du reste ; elle ne dure pas. C’est le mal du premier jour, c’est l’oppression du poids de l’absence au moment où il tombe sur mon âme. Elle le soulève bientôt ; elle le repousse ; elle reprend avec vous même de loin, ses habitudes de Délicieuse intimité. Oui, vous pouvez bien le dire, c’est le vrai mot ; de loin ou de près, vous embellissez ma vie. Vous avez des paroles charmantes, des joies charmantes à m’envoyer ici, à 45 lieues, comme pour notre Cabinet de la Terrasse. Ne changez rien, ne changez rien, je vous en conjure, à votre manière, à votre nature. Ne vous entravez pas, ne vous étouffez pas. Dites moi toujours tout, tout ce qui traverse votre cœur, ce qui remplit vos journées, les lettres qu’on vous écrit, les visites, qu’on vous fait, les bêtises qu’on vous dit. Tout me plaît, tout m’importe. Vous me permettrez bien, n’est-ce pas de trouver toujours que la présence vaut mieux que l’absence, les conversations mieux que les lettres ? Je vous promets de ne plus m’arrêter, de ne plus vous arrêter avec moi sur la comparaison, de ne dédaigner, de ne laisser perdre aucun petit plaisir, de les trouver tous grands, venant de vous, et de vous en renvoyer de même sorte que vous trouverez grands aussi, n’est-ce pas ? J’ai, du fond de mes bois, du sein de ma famille, mille récits à vous faire, mille détails à vous donner. Vous aurez tout, tout. Mais je persiste. Il n’y a point de détails, point de récits qui puissent valoir une lettre de quatre pages où il y aurait : " adieu, adieu, et rien que cela, bien long et bien serré »

Dimanche 11 heures C’est moi, c’est moi qui serai un enfant gâté si vous continuez. Quel moment ravissant vient de me donner la lettre qui m’arrive ! et que de fois aujourd’hui, demain, ce ravissement recommencera !
Je devrais vous gronder. Il y a bien de quoi. Mais je ne puis, non, je ne puis. Et pourtant vous n’êtes pas pardonnable dearest, ces doutes, ces inquiétudes ne sont pas pardonnables. Si vous me connaissiez mieux, quand vous me connaîtrez tout-à-fait, vous saurez ce qu’il me faut tout ce qu’il me faut pour me faire prononcer une seule fois des paroles, que je voudrais vous redire sans cesse, que je vous redis sans cesse au fond de mon cœur ; que mes lèvres balbutient tout bas, quand je suis seul même quand il y a autour de moi du monde. On n’entend pas, on ne sait pas, mais les paroles que vous aimez, qui vous feraient supprimer la moitié de votre lettre elles sont là, toujours là. Adieu, Adieu. Le facteur me demande ma lettre. Il faut qu’il parte. Adieu. Demain, je vous parlerai de tout. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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38 Val Richer, Mercredi 27 Juillet 1853

Je vois qu’on commence à craindre que vous ne vouliez trainer en longueur, pour épuiser la Turquie et attendre quelque désordre, Turc ou Grec. Vous auriez grand tort ; vous accroîtriez l'humeur et vous consolideriez l’union des deux Puissances maritimes. Aussi je n'y crois pas. Il est temps d’en finir. Il y a un beau discours de M. Royer Collard en faveur de l'hérédité de la pairie, dont la péroraison commence par ces mots : " Arrêtons-nous, c’est assez de ruines." Ne vous fâchez pas si je dis de l'affaire d'Orient : " C'est assez de fautes."
Le Parlement d'Angleterre se conduit bien ; malgré les impatiences de M. Layard, il n’a été rien fait là qui pût embarrasser le cabinet ni aggraver la question. Lord Aberdeen doit être content. Il aura fait prévaloir la bonne politique dans une circonstance grave. J’ai rarement vu le Parlement si calme au milieu d’une presse si vive. Je vous envie la conversation du Roi de Wurtemberg. Les deux plus charmantes conversations sont celle d’un Roi et celle d’une femme homme d’esprit. Je me suis promis plusieurs fois d'aller sur le Rhin pour y goûter ce plaisir là. Je n'y ai pas encore réussi. Que d’agréables choses dans la vie. auxquelles, on ne réussit pas ! Pour un homme déjà vieux, je me suis donné trop de tâches à finir. Je veux pourtant les finir.
J’ai enfin le soleil depuis trois jours. magnifique ce matin. J'en jouis plus vivement que je ne puis dire. Je me promène sans but, lentement, pas bien loin ; je muse dans mon jardin comme les amateurs de Paris sur les boulevards. Quelque chose me manque pourtant, et me manque beaucoup.
Vous aurez lu l’article de St Marc Girardin dans les Débats d’hier sur l'avenir de la question d'Orient. Spirituel, sa solution ne vous convient pas ; mais vous la lui aurez pardonnée, puisqu’il la traite lui même de roman. Il a raison ; on fait un petit état par transaction et protocole, non par un grand Empire. Cette affaire là ne se videra pas sans coup de canon. Je la crois encore loin.

Midi.
Mon facteur arrive très tard. J’ai trouvé la circulaire de Drouyn de Lhuys bonne en soi et concluante contre vous. Je présume que c’est de la réaction de Thouvenet, plus courte et plus claire que ne serait l’autre. Du reste, il était aisé d'avoir raison des pièces auxquelles on répondait. Adieu, adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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39. Samedi 16 Septembre 9 h.

Vos douces paroles sont venues me trouver dans mon lit. Je vous remercie. Vous ne savez pas comme j’ai besoin de vous quand vous n’y êtes pas. Je vous l’ai dit vingt fois le jour il me vient la pensée que votre affection ne peut pas être ce que j’imagine qu’elle est lorsque vous êtes présent. Ce n’est pas vous qui êtes l’objet de ce doute c’est moi qui le suis. Et plus je vous montre tout ce que je suis pour vous plus je me persuade, quand vous êtes loin, que je perds dans votre estime ; que vous pouvez être touché de l’affection que je ressens pour vous, mais qu’elle vous parait trop vive, trop en dehors qu’elle doit vous lasser. Et puis quand je suis dans ce train de réflexions je vais vite à l’extrême, et j’étais triste hier, bien triste.
Le soir à ma table ronde je n’écoutais personne. Je regardais à la montre. Je voyais bien l’heure où vous remontez dans votre chambre, où vous me dites que vous vous enfermez avec moi. Eh bien, j’en ai été saisie comme d’un mauvais moment. Un moment où vous retraçant tant d’heures passées ensemble vous pourriez peut être en regretter l’emploi. Je vous vois Monsieur, je vois le mouvement d’indignation avec le quel vous repoussez en méchantes paroles, vous n’avez pas besoin de me répondre mais laissez moi vous dire tout ce qui traverse ma tête. Et trouvez-y autre chose, s’il est possible qu’une preuve de plus, que ma vie entière est attachée au bonheur dont je jouis aujourd’hui, & que je suis éperdue à la seule pensée qu’il puisse éprouver la moindre diminution. Encore une fois Monsieur je le trouve trop grand, je ne m’en trouve pas digne, & quand de flatteuses paroles, telles que vous me les écrivez aujourd’hui viennent me rehausser à mes propres yeux. Je suis heureuse, je vous crois, je porte la tête plus haut et le cœur plus rempli que jamais de ma félicité !
Mais savez-vous donc Monsieur ce que j’ai fait hier ? J’étais pressée de vous le dire et voilà que je m’égare En revenant du bois de Boulogne j’ai été reporter deux livres. J’ai demandé à entrer la portière est venu ouvrir les volets, j’ai tout vu tout regardé, touché. Les portraits comme je les ai regardés ! Ah Monsieur que suis je devenue quand j’ai aperçu le petit tableau contre la porte. Cette tête, cette tête chérie couchée sur ce canapé ; cette figure blanche auprès, anxieuse, caressante. Ah quel mouvement de jalousie, d’horrible jalousie s’est emparée de moi. Il ne faisait pas assez clair pour que je puisse lire les vers écrits dessus. Je n’en avais pas besoin, je ne le voulais pas. Je suis restée devant ce petit tableau. Son souvenir ne me quitte pas. Vous ne m’aviez pas parlé de ce tableau. Vous pensiez peut être qu’il me ferait de la peine ! La portière voyant comme ce tableau m’occupait me dit : " Monsieur était sujet à des migraines." Marie, car elle était avec moi, se mit à rire. Le rire de Marie, le dire de la portière tout cela augmenta mon horrible tristesse. Je fus prête à fondre en larmes.
Monsieur je ne puis pas supporter ces images, & vous ne me direz jamais jamais rien qui rappelle qui ressemble à ces scènes d’intimité. Ma visite se borna à ces quatre chambres. Je ne puis pas demander à voir l’étage supérieur, Marie était avec je redescendis triste, & cependant heureuse. Il me semblait que j’avais pris possession de ces quatre chambres. Mais ce petit tableau, Monsieur, ce petit tableau me serre le cœur.
La petite fille est jolie, elle me parait charmante. D’après ce qu’on m’a dit de votre fils je crois qu’il était mieux que le portrait. L’un des fils de lord Grey doit lui ressembler excessivement et il est bien beau. Je quitte votre maison. En rentrant je trouvai un billet dans lequel il y a ceci : "Depuis deux jours seulement il est parti. J’ai suivi sa marche. Et je comptais aller contribuer pour ma petite part à combler le vide que son absence doit vous laisser. Vous. voyez que je me rends justice et que Je ne m’en fais pas à croire." J’ai pensé que ceci vous divertirait.
Ma société se composa hier au soir de la petite princesse, son mari, Mad. Durazzo, l’ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, le comte Médem, Pahlen, M. Sueyd, & Mëchlinen. Celui-ci nous le chassâmes, ou à peu près vous avez fait comme de raison la conquête d’Adair, il trouve que vous connaissez l’Angleterre mieux que lui.

1 heure. J’ai beaucoup marché, presque jusqu’à me fatiguer. L’air est lourd, chaud & triste. Le soleil ne vient pas, je n’en ai pas besoin. J’ai pensé, rêvé tout le temps. Je pense, je rêve bien plus encore que je ne faisais à votre premier retour au Val-Richer tout ce qu’il y avait alors en moi est doublé. Ah que je suis heureuse & triste !
Votre buste ressemble, mais je ne l’aime pas. Il est si raide. J’ai vu le dessin de la campagne, enfin j’ai tout vu. Marie a regardé cela comme une visite classique. Elle était si curieuse de votre habitation ! Quand y reviendrez- vous pour y rester ? Ah, il n’y aura que cela de bon. Un bonheur bien réglé, bien établi. Adieu. Adieu, & comme je vous dis cet adieu ! Tâchez de bien le comprendre.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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40. Samedi 2 heures 16 7bre

Je pense avec ravissement que samedi prochain je ne vous écrirai plus. Monsieur je ne sais comment le temps passe sans vous. & il passe cependant ! Dites-moi bien tout ce que vous faites, quand vous vous promenez ! Il me semble que vous devriez être dehors dans ce moment avec votre petite fille. Je la crois bien bavarde. Elle doit bien vous amuser vous distraire, savez-vous jouer avec des enfants ? Que je voudrais regarder tout un jour dans ce Val-Richer.

Dimanche, 9 heures. Voilà votre N°36. Quelle bonne, quelle charmante lettre ! Je jouis du bonheur que vous donnent vos enfants. Il n’y a pas un mouvement d’envie dans ce sentiment là. Ce bonheur est fini pour moi, mais je suis heureuse de vous voir le goûter. Parlez moi de vos enfants beaucoup toujours. Vous êtes peinée de ma solitude ! Imaginez donc ce qu’elle était avant le 15 juin ! Avec tant d’amour, tant d’ardeur, tant de capacité d’aimer ! Et bien j’aimais ces tristes souvenirs, j’adorais ces images chéries, je ne m’occupais que d’elles. Je désirais le ciel, c’est là que je vivais, et j’acceptais l’existence que je m’étais faite à Paris, comme la chose du monde la plus passagère ; l’idée même de n’y être pas fixée flattait ma pensée dominante. Une mauvaise auberge en attendant une bonne demeure. Tout en moi était d’accord avec cette pensée là. Je cherchais à me distraire mais c’était pour passer le temps. Il me paraissait devoir marcher plus vite ici qu’ailleurs, c’est pourquoi j’avais choisie Paris, et la rue Rivoli pour bien regarder ce ciel ! Monsieur le vue du ciel est une grande douceur. Vous y avez bien regardé n’est-ce pas ? Monsieur, c’est affreux, c’est horrible d’être restée sur cette terre !

10 heures Je continue je n’ai pas pu continuer tantôt. Eh bien Monsieur le 15 juin est venu. Ne me plaignez plus aujourd’hui de ma solitude. Mais ne m’y laissez plus retomber. Tuez-moi plutôt. Vous savez bien que je vous dis vrai. Ce serait un bien fait. Comme vous me connaissez ! Comme tout ce que vous me dites sur mon compte me frappe de vérité. Vous me faites faire ma connaissance. Vous voyez que je suis sur le chapitre, des petites contrariétés, & de l’effet qu’elles font sur moi. Vous m’expliquez moi admirablement. Vous devez m’avoir bien regardée. Vous avez mis jusqu’ici beaucoup de bienveillance à cet examen, montrez moi mes défauts. Je vous en pris corrigez-moi, reprenez-moi. Vous verrez comme je serai docile. Monsieur j’ai si envie de vous plaire, de vous convenir en tout, en tout !
J’ai passé hier deux grandes heures au bois de Boulogne. Je me suis assise sur ce que Marie appelle votre banc. Je ne suis pas sortie de cette allée. J’y marchais avec vous. J’ai passé chez la petite princesse un moment avant le dîner. Elle n’est pas venue le soir. Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai vu que Pozzo, M. Aston, une autre Anglaise & une grande dame Russe, Mad. de Razonmofsky. Ah mon Dieu quelle espèce ! 70 ans ; des roses sur la tête, une toilette à l’avenant. Et puis l’Empereur m’a dit cela, j’ai envoyé des robes à l’Impératrice ; & des petites manières, et enfin tout ce qu’il faut pour me faire frémir à la seule pensée de vivre dans un pays où l’on porte des roses à 70 ans. Ah ma patrie, comment êtes-vous ma patrie ?
La petite princesse m’a montré hier dans la presse un article sur moi & vous. ll n’y a rien dont j’ai à me plaindre, mais vous savez combien j’aimerais mieux que mon nom ne parut jamais jamais.
Pozzo resta fort tard hier. Il m’amusa un peu. Il y a dans ses récits quelque longs qu’ils soient et un peu rebattus pour moi, toujours des drôleries nouvelles, de la farce italienne, une manière originale qui en fait toujours un petit spectacle. A dire vrai hier même sans cette bouffonnerie il m’aurait endormie, car c’était incohérent. Tout 12, 13 & 14 dans une demi-heure. Mais quand il m’est venu aux conférences de Prague, et qu’après une nuit passée inutilement à émouvoir cette grave & raide Autriche personnifiée dans M. de Metternich, Pozzo s’était endormi de guerre lasse, & que je ne sais plus qui vient le secouer à 9 heures du matin pour lui dire " Réveillez vous belle endormie, l’Autriche entre dans la coalition, & l’Europe va à Paris." On ne résiste pas à la belle endormie, elle vous réveille tout de suite.
Je viens de recevoir une lettre de M. de Noailles qui me donne bien des remords. Je vois que je lui ai fait bien de la peine. Il me le dit sur un ton qui me plait. Il ne veut plus de personne & me charge de le dire aux Schönberg & Pozzo & Pahlen. Ceux là seront un peu désappointés et ne trouveront pas du tout comme lui que je vaille la peine de rompre une partie qui leur faisait grand plaisir. Mais plus j’y pense & plus je trouve que je fais bien de n’y pas aller. Il me faut toute ma longue toilette ; il me faut un tour aux Tuileries avant l’église, & comme c’est dimanche il faut que ma lettre soit mise à la poste avant que j’en revienne. Je vous dis donc adieu. Adieu Monsieur je compte bien sur un bon accueil à ce vilain mot, et je fais pour cela des avances très tendres. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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42. Mardi 19 septembre 9 heures 1/2

Quand je reçois vos lettres, dans le moment où je les lis, je suis si heureuse si parfaitement heureuse que pour cet instant là il me semble que je ne regrette pas votre absence. Cette impression dure deux minutes, cinq minutes peut-être, & puis le désir, l’ardent désir de vous voir là près de moi, bien près de moi, devient si vifs, il s’empare si entièrement de tout mon être que j’étends les bras, j’appelle mais à voix bien basse, je répète mille fois ces trois petits mots que vous m’avez appris, (oui vous me les avez appris) et un triste, un long soupir finit tout cela, et je me réveille bien complètement pour trouver devant moi une éternelle journée qui ne m’offre plus d’autres ressources que de venir vous redire toujours la même chose de la même manière, et d’une manière si froide que je me suis saisi d’un grand mépris pour mes lettres. Monsieur comme vous m’étonnez en me disant qu’elles-vous plaisent ! Je sais bien qu’elles pourraient vous plaire, mais je n’ose pas vous plaire, et il y a des jours & des moments où cette contrainte m’est insupportable. Dans ce moment surtout, ah si je pouvais vous dire tout ce que j’éprouve. Monsieur quand vous le dirai-je ?
Sera-ce dimanche ou lundi, pourquoi vous obstinez-vous à ne pas répondre à cette interrogation, est-ce que vous méditez quelques iniquités ? Je fis hier avant dîner une très longue promenade avec la petite princesse ; toute l’avenue de Longchamps à pied. c’est presque trop, & j’arriverai très fatiguée au dîner de mon ambassadeur. Il y avait trente personnes à table. M. Molé & l’ambassadeur de Sardaigne furent mes voisins ; ma droite était mieux occupée mardi dernier !
A propos il ne faut pas que j’oublie de vous dire que M. de Brignoles qui s’est vanté à moi de la rencontre dans la cour de l’hôtel des postes m’a dit qu’elle lui avait fait un extrême plaisir. C’est bien plus personnel que celui que vous a causé sa vue. J’aime bien cet ambassadeur, je l’aime beaucoup. Les dîners de M. de Pahlen ne durent jamais moins de deux heures. C’est donc une grosse affaire que les voisins. M. Molé était en train; nous avons causé de tout. Il est dans la plus parfaite assurance sur le résultat des élections. M. Thiers ne fera à ce qu’il parait que traverser Paris, il ira à Lille attendre l’ouverture de la session. M. Salmandy est à Valençay, avec des projets de conquête. On a bien fait sonner hier le retour en Normandie. Pour m’enlever tout prétexte de crainte, j’ai répondu en riant qu’il faudrait d’abord que j’en eusse ; et puis un instant après, on a cité les quelques jours inexpliqués passés à Paris ; ce qui fait un système de guerre très incohérent qui allait assez comme remplissage des deux heures de dîner mais qui n’ira pas longtemps comme cela. La séance après le dîner fut longue et je suis obligée là de rester la dernière. Cela dura jusque vers dix heures. Il était trop tard pour mon salon.
La petite princesse allait au spectacle la Sardaigne chez Madame de Castellane ; je m’y laissai entraîner je la trouvai couchée. M. Pasquier y vint. Elle fit un récit un peu étrange, & puis M. Molé arriva pour faire le thé comme s’il était dans son ménage ; cela me fit me redresser un peu et je partis. Monsieur cet intérieur là est d’un parfait mauvais goût, je suis fâchée de l’avoir vu ainsi, je me sentis parfaitement déplacée. Je fus dans mon lit hier avant onze heures. Il fait une chaleur excessive j’en souffre. J’aime l’air d’automne et de printemps. Mais le chaud comme le froid me sont insupportables.
J’ai lu à mon déjeuner une lettre de Madame de Dino ; elle me demande si vous irez toujours en nov. à Rochecotte. Elle vous croit sans doute établi à Paris. Elle s’ennuie, elle demande des nouvelles. Je n’en sais pas je n’en demande pas. Je ne suis plus curieuse de rien. Je ne pense qu’à la Normandie, c’est là où je vis, je ne veux des nouvelles que de là. Que me fait tout le reste du monde, il m’importune. Je voudrais vivre dans un bois, un petit cottage, toute seule. J’irais ouvrir la porte deux fois le jour ! Monsieur, j’étouffe de tout ce qui se présente à ma pensée. Défendez-moi de vous écrire, défendez moi de me livrer à de si doux rêves, Venez me défendre tout cela ; ici je vous obéirais ; de si loin je me révolte, je pense si pense ! Ah mon Dieu jusqu’à ce que j’arrive à ne plus savoir ce que je vous dis.
Adieu. Adieu et comment ! Jamais je n’ai tant appuyé sur ce mot. Adieu. Quoique ma lettre ne porte la date que d’une seule heure j’y suis revenu vingt fois. Je vous ai quitté, je vous ai repris, & je ne la ferme que dans ce moment 2 heures. Il me semble que je ne vous fais toute cette inutile explication que pour me ménager le prétexte d’un nouvel Adieu. J’en suis insatiable aujourd’hui. Votre lettre m’a mise dans ce train. Je ne sais pourquoi. Venez donc encore chercher cet adieu de ce côté-ci.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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43. Mercredi 25 Septembre 9 1/2

Que nous sommes loin l’un de l’autre Monsieur. Vous allumez vos cheminées lorsque j’étouffe à Paris. Depuis trois jours la chaleur est excessive, et pour ma part elle m’empêche de dormir. Venez-vous chauffer ici ; il y fait charmant. Ce tableau est donc bien récent, il est de cette année-ci peut être de notre année ? Je l’ai devant les yeux sans cesse. J’ai passé une très grande partie de la matinée, hier au bois de Boulogne. Je perds tant de temps à ces promenades que je ne parviens pas à prendre en main un livre. Après mon dîner j’essaie de me faire lire par Marie, elle m’endort. C’est si monotone. Je regrette mes yeux.
J’ai eu mes habitués hier soir. Mon ambassadeur Pozzo, la petite princesse, M. Sneyd, M. Aston, et puis le duc de Valençay et M. de la Redorte comme extraordinaires. Vous savez que celui-ci est fort épris de la duchesse de Sutherland. Il me dit que M. Thiers sera à Valençay sous peu de jours. Votre futur gendre étonne tout le monde par sa haute taille, on dit que c’est presque un géant, fort beau & ressemblant à mon empereur. Il porte l’uniforme et la cocarde russe !
Je vous dis rien du tout aujourd’hui. Je fais pénitence pour hier, ou je vous disais trop. Vous savez que c’est ma manière. Demain peut être je retoucherai. Il n’y a rien de plus charmant que mon appartement dans les heures de la matinée. Vous ne sauriez croire comme il est gai, frais, clair. Vous n’avez jamais vu notre cabinet de bonne heure, il vous plairait. Je tiens beaucoup à un local gai, à du soleil surtout. Mon humeur s’en ressent toujours. Il me faut le côté du midi. Je ne puis pas concevoir que je sois née au 60 ème degré de latitude ; je ne puis rien concevoir de mon passé, je ne conçois que mes malheurs. Ceux là sont toujours devant mes yeux dans mon cœur ; tout le reste m’est incompréhensible. Je ne suis entrée dans ma vraie nature que depuis trois mois. C’est bien là ce qui lui convenait, ce qu’il fallait qu’elle trouvât ici bas ne le trouvant plutôt, sous d’autres auspices, je n’aurais pas pu lui consacrer ma vie. Aujourd’hui tout est accompli, et je n’ai plus que cette vocation entre moi et l’éternité. Je m’y voue, je m’y livre toute entière avec bonheur avec confiance, car vous me l’avez dit, Dieu voit cela avec plaisir, et vous êtes pour moi la voix de Dieu.

1 heures Je viens de marcher pendant une heure sous ces ombrages si frais. Vous m’avez quittée il y a huit jours, je n’en compte plus que quatre n’est-ce pas ? Mais répondez-moi donc. Je n’ai pas reçu un mot de mon mari ni de mon fils qui est avec lui. J’espère en recevoir la réponse à ma lettre que lorsque vous serez auprès de moi. Quelle qu’elle soit je saurai mieux la supporter. Adieu monsieur, adieu. J’ai bien envie de dire un jour à M. Molé pour calmer ses inquiétudes qu’il n’y a rien que je vous dise avec plus de plaisir que ce mot adieu. En vérité c’est un drôle de goût que nous avons là. Adieu donc adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°43 Vendredi 22. 7 h. 1/2

Je me réveille bien triste. Je l’étais hier au soir. Je le serai souvent. Hier en vous écrivant, j’étais surtout préoccupé d’une injustice possible de votre part. Aujourd’hui, je le suis bien plus du chagrin même. M. Duvergnier de Hauranne est arrivé. M. Duchâtel ne se marie que le 2 octobre et il se marie sans mariage, absolument sans personne que les parents et les témoins nécessaires. En sortant de l’église, il va passer quelques jours à Meudon, et de là, il part pour Mirembeau, en Saintonge où est sa terre.
Je n’ai donc là, ni motif, ni prétexte. J’en attends un autre. Vous recevrez cette lettre-ci dimanche. Vous attendiez mieux le jour là. Quand vous me partez de vos longues journées, de votre impatience de les voir couler, j’éprouve un sentiment analogue à celui que j’éprouve quand vous m’écriviez d’Angleterre vos inquiétudes, vos douleurs de n’avoir pas de lettre. Pardonnez-moi encore, Madame ; ma première impression est une joie profonde de cette tendresse si vive. La peine ne vient qu’après. Je jouis pour moi avant de souffrir pour vous. Quand vous étiez en Angleterre, quand vos lettres m’arrivaient exactement, et non pas les miennes à vous, je souffrais pour vous. Aujourd’hui, quand je ne pars pas, c’est pour vous et pour moi j’aime mieux dire pour nous, que je souffre.
Quand viendra, la dissolution ? J’établis autour de moi, dans la conversation, qu’elle n’obligera probablement d’aller passer trois au quatre jours à Paris. Mais nous sommes à la merci de l’événement, à la merci des nécessités électorales du pays qui m’entoure. Que de chaines nous portons. J’en ai secoué beaucoup. Il en reste encore énormément.
J’ai ma mère souffrante ce matin. Elle est sujette à des étourdissements, à des vertiges qui pourraient devenir quelque chose de plus grave. On est venu m’avertir au moment où je me levais. Je sors de chez elle. Elle vient de prendre un bain de pieds avec beaucoup de moutarde. Elle est mieux. J’espère que ce ne sera rien du tout. Je lui ai vu plusieurs fois ces petits accidents, et ils ont toujours disparu devant des remèdes, fort simples Mais elle va avoir 73 ans. J’aime beaucoup ma mère. Je lui dois beaucoup. Et personne ne la remplacerait auprès de mes enfants. Elle est avec eux d’une tendresse, d’une assiduité, d’une vigilance inquiète qui fait presque tout ce qui me reste de sécurité. Quand j’avais mon fils, ma sécurité était infiniment plus grande. Tout homme et tout jeune qu’il était, j’étais sur qu’à mon défaut il soignerait, il élèverait ses sœurs et son fière avec une affection, une attention paternelle. Et il était plein d’esprit, de sens, d’activité sérieuse, de tout ce qui fait qu’on peut être à la tête d’une famille. Aujourd’hui moi manquant ma famille, si jeune, resterait comme un faisceau sans lin, un troupeau sans berger. C’est une forte attache que de se sentir nécessaire. Mais c’est aussi un pesant fardeau.
Je vous parle de ma famille. Ne vous arrive-t-il pas quelques fois d’être dans cette disposition où l’on n’ose pas, où l’on ne veut pas ne [?] que sur un seul sujet, sur le sujet intime qui remplit l’âme, et où cependant l’on ne pourrait souffrir de parler de choses indifférentes ? On va alors à ces choses qui sont beaucoup quoiqu’elles ne soient pas tout, à ces intérêts qui tiennent vraiment au cœur quoiqu’ils n’en occupent pas le fond. Ce n’est pas l’intimité personnelle exclusive, c’est encore de l’intimité et qui a quelque douceur.

11 heures
Votre n° 44 m’arrive une demi heure plus tard que de coutume. C’est long, une demi-heure ! Mais le dédommagement est immense, charmant. Ne me gâtez pas trop. J’ai tant de plaisir à croire tout ce que vous me dîtes ! Nous avons besoin pourtant de nous gâter l’un l’autre jusqu’à ce que nous nous retrouvions. Ah, que je voudrais trouver quelque parole qui vous apportât ce que j’ai dans l’âme ! Adieu. Adieu, un adieu triste est au moins aussi tendre qu’un adieu. satisfait. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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44. Paris, le 21 Septembre jeudi 10 heures

Ce qui me frappe en vous beaucoup est tout juste la qualité qu’on vous conteste. Ainsi on m’a sans cesse répété, qu’il n’y a en vous ni naturel ni vérité, que tout est à effet ; et ce qui me charme, ce qui m’en chante est de vous voir toujours, sur toute chose si simple, si éloigné de la moindre prétention, préparation. (Pardonnez-moi la comparaison Monsieur) de vous voir en cela me ressembler si parfaitement. Ce que j’aime encore en vous beaucoup, beaucoup et je vous l’ai déjà dit, c’est ce tact, ce bon goût qui vous accompagnent toujours. Il y a tant de délicatesse dans tout ce que vous dites, tout ce que vous faites! Voyez Monsieur, vous pourriez manquer de tout cela et être encore supérieur à tous, être encore l’objet de mes respects comme dit M. Molé (et il ne sait pas tout ce qu’il exprime dans ce mot !) mais si vous saviez comme tout cela me charme ! Comme j’aime à être fière de tout en vous, à rencontrer toujours ce que je voudrais qui fût, non seulement à ne jamais heurter contre rien qui me froisse, mais à trouver mieux que je n’attends jusques dans les nuances les plus imperceptibles et il n’y a rien d’imperceptible quand on regarde comme je regarde, quand le cœur regarde de si près, si près, avec tant d’anxiété, de passion, et cependant soyez en bien sûr, sans aveuglement ; au contraire avec des yeux très difficiles.
Eh bien, Monsieur tous les jours dans chaque mot que vous me dites, chaque ligne que vous m’écrivez. Je fais une nouvelle découverte charmante. Ce bien que j’ai acquis, j’y trouve mille trésors nouveaux, toujours, tous les jours, et cela me fait des joies inexprimables. Vous m’avez fait regarder dans votre intérieur, que je vous en remercie, comme vous m’avez attendrie, enchantée que vous êtes heureux Monsieur. Oui vous êtes heureux. Vous savez si bien jouir de ce qui vous reste ! Vous ne voulez pas que je regrette d’être encore ici bas sans plus jamais jouir d’aucune des joies que vous ressentez ?
Ah Monsieur, dans le moment où je pense à tant de bonheur fini pour toujours, ce regret me vient bien naturellement. Ces moments sont courts, une image chérie se présente à ma pensée et la détourne de la vue de ces tombeaux. Mais je frissonne & je jouis parce qu’en même temps, quand vous y êtes cette première sensation est plus rare ; mais vous absent, qu’est-ce qui me reste ? Pardonnez-moi mes tristes paroles, je veux vous parler d’autre chose.
Hier malgré la chaleur, j’allai avec la petits princesse, Marie & M. Sneyd me faire traîner jusqu’à St Cloud à ce qu’on appelle la lanterne. Là nous descendîmes. C’est beau, et c’est joli, je redescendis à pied. Et puis nous nous fîmes mener au bois de Boulogne que je trouve plus joli encore parce que j’en ai l’habitude. Vous ne savez pas que j’aime beaucoup mes habitudes ainsi je marche mieux dans mon allée, que dans les autres allées. & j’y trouve l’air meilleur, qu’à St Cloud. Tout cela ensemble fit cependant quatre heures de plein air, & d’un air charmant. La petite princesse était toute fatiguée je ne l’ai pas été, ce qui me prouve que je reprends des forces. Mais encore une fois comment n’avez vous pas beau temps & bien chaud en Normandie ? Je suis indignée de vous voir faire du feu. Marie me quitta tout de suite après le dîner pour aller à l’opéra avec la petite Princesse. Je ne vis personne que M. de Brignole pendant une heure qui me fit toutes ses confidences diplomatiques, nous ne nous étions encore jamais trouvés en tête-à-tête et après lui lord Hatherton (ci-devant Littleton secrétaire d’état pour l’Irlande & qui y a fait des bêtises) avec lui ce fût de la politique anglaise fort intime parce que les Anglais ne se gênent jamais avec moi. A propos lui croit savoir, que la reine est bête, c’est possible.

J’allais me coucher avant onze heures. La chaleur me tient encore éveillée dans la nuit, & vers le matin je m’endormis très profondément, & je fis des rêves des rêves charmants, comme je n’en ai jamais fait encore. Ah Monsieur quels jolis rêves et tout en rêvant je me disais, que je faisais mal de rêver comme cela, je cherchais à m’éveiller, & cependant j’aimais tant mon rêve. Je laissai durer le combat, parce que je ne voulais pas me séparer de ce que je savais bien qui allait m’échapper au moment où ma main toucherait le cordon de la sonnette. Je l’ai pris, je ne l’ai pas tiré, j’avais tant de peine à m’y décider. Enfin il a fallu le faire, et à 9h 1/2 seulement. J’ai dit adieu à mon rêve pour dire bonjour à votre lettre que j’ai tenue quelques temps sans l’ouvrir tant je trouvais encore le rêve plus joli que la lettre. Voyez Monsieur quels aveux je vous fais !
Je le disais bien hier il y a intermittence ce qui me fait espérer que demain je serai très bien élevé, je m’en vais même vous quitter à présent pour essayer d’anticiper sur demain 2 heures Monsieur toute votre explication ou plutôt votre récit si simple sur sur les vers de Pétrarque, m’a tant touché ! Cela s’applique encore à mes observations du commencement de ma lettre. Ah j’aime tout, tout !
Adieu monsieur, je retourne au commencement de votre lettre. Laissez-moi mes regrets, mais soyez sûr, bien sûr que quand je suis avec vous ou avec vos lettres, j’aime la vie, je l’aime beaucoup je m’y sens heureuse, bien heureuse. Mais que de fois, je retouche ! Adieu, adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 44 Vendredi 5 heures

Savez-vous que je n’ai pas seulement des ennemis, mais aussi des amis qui s’occupent beaucoup de mes fréquentes visites, de nos longues conversations, et qui s’en inquiètent un peu ! Ils se disent entre eux que certainement il y a de la politique là dessous, de votre part, comme de la mienne, de ma part comme de la vôtre. Nous sommes l’un et l’autre spirituels, habiles ; nous avons l’un et l’autre pris part, et point renoncé sans doute aux affaires de ce monde. Est-ce que je me disposerais à changer de politique à devenir russe au lieu d’anglais à ressusciter la sainte au lieu de la quadruple Alliance ?
Il faut que j’y prenne bien garde. J’ai besoin de ménager les sentiments, les habitudes, les préjugés de mon pays que j’ai déjà heurtés plus d’une fois, bien qu’avec raison, pour l’administration intérieure. Et puis, quand j’entre dans une relation politique importante, significative, je devrais en parler à mes amis politiques, leur dire ce que je veux, ce que je fais, les tenir au courant enfin, car leur cause est la mienne ; nos intérêts, nos destinées sont les mêmes. Ils me sont ; ils me seront très fidèles. Ils voudraient bien être toujours instruits. Cela se dit très doucement très affectueusement. Cela me revient indirectement. J’y réponds et j’y répondrai très simplement souriant un peu, disant de vous un peu de ce que j’en pense, rassurant mes amis sur la fixité de ma politique comme sur l’étendue de ma confiance en eux et gardant bien du reste ma liberté, que je n’ai jamais livrée. J’admire toujours à quel point les hommes, même des hommes distingués, prônent le côté petit et tortueux des choses, au lieu du côté simple et grand et à force de chercher finesse, s’en vont à cent lieues de la vérité.

Samedi matin, 6 heures
Je me lève. Voilà une heure et demie que j’essaie en vain de me rendormir. On dit que la faim empêche de dormir. J’ai faim. Vous me parlez du bonheur qui me reste et m’entoure. Vous me dîtes que j’en sais jouir. Vous avez raison. Je n’ai jamais dans mes plus cruels moments, méconnu le prix de ce qui me restait. Je ne m’y suis jamais senti indifférent. Je ne me suis jamais permis de me dire à moi-même que j’y pouvais être indifférant. Je me serais cru coupable envers Dieu, plus coupable envers ces créatures qui m’aiment, m’aiment beaucoup, & qui ont droit non seulement que je les aime, mais que je me trouve heureux de ce quelles m’aiment. L’affection veut donner du bonheur, et souffre et s’offense quand elle n’en donne pas. Je sais tout cela. Bien plus, je le sens ; et naturellement, sans effort, je jouis en effet de l’affection de mes enfants, de ma mère, de mes amis ; et je leur montre que j’en jouis, et j’espère qu’ils le croient, j’en suis sûr.
Mais laissez- moi, Madame, être avec vous parfaitement sincère, c’est-à-dire vous montrer toute mon âme. C’est en cela, pour moi, que la parfaite, sincérité consiste. Aux autres, je ne mens point, mais je ne dis pas tout. Ces relations, ces affections, ces joies qui me restent, en même temps que je les ai toujours senties, je ne me suis jamais donné, je n’ai jamais pu me donner le change à moi-même sur leur importance pour moi, sur leur place en moi. Je ne voudrais pas même en vous parlant à vous seule, même avec la certitude que nul autre ne verra jamais ce que je vous dis, je ne voudrais pas dire un mot qui fût injuste qui fût offensant pour ces sentiments et ces bonheurs là. Mais il ne leur est pas donné de pénétrer jusqu’au fond de mon âme, de remplir ma vie, d’être mon âme et ma vie. Ils animent, ils embellissent la région où ils se passent, mais cette région est pour moi celle du monde extérieur et non pas la mienne propre ; c’est une région où je me promène, et non pas cette où j’habite.
Voltaire fait quelque part dans La Henriade, je crois la description du système céleste, de toutes les planètes, de tous les astres, de leur hiérarchie, de leur immensité. Il les nomme, il les compte, les compte encore ne parvint pas à les épuiser. Au dessus, au delà de ceux qu’il a nommés, qu’il a comptés.

Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin.
Par delà tous les lieux, le Dieu des lieux réside.

Pardonnez-moi la pompe de cette image. C’est la seule où je reconnaisse vraiment la disposition de mon âme, et ce qui s’y passe. On peut me parler d’une foule de liens, d’affections, de jouissances ; on peut en décrire la force et la douceur. Je le reconnaîtrai, je le sentirai avec ceux qui le diront. Mais par delà tous ces lieux, le Dieu des lieux réside. Et ce n’est point là pour moi, Madame une volonté un parti pris, pas plus qu’une impression de jeunesse une fantaisie d’imagination. C’est le fait, le fait pur et simple, le fait constant pour moi, en moi soit que je l’ai possédé, soit qu’il m’aie manqué un seul sentiment, un seul bonheur, a toujours été pour moi le Dieu des lieux. Je vous le disais avant le 15 Juin, et vous ne vouliez pas me croire. Je vous le redis aujourd’hui. Croyez-moi ; et ne me parlez d’aucune compensation ; et gardons ensemble nos regrets, nos regrets justes & sacrés. Et soyez bien sûre que je sens comme vous les vôtres ; bien sûre que je donnerais je ne sais pas quoi pour vous voir entourée des joies qui me restent. Mais ne mettons rien, joies ou regrets, à côté de ce qui est au delà, et au dessus de tout. Ah, que ne passons-nous notre vie ensemble ! Ce que je vous dis là, je vous le ferai voir.

4 heures Votre lettre m’arrive tard. J’ai là M. Duvergier de Hauranne, dans mon cabinet. La cloche du déjeuner sonne. J’aurais tant de choses à vous dire ! Une seule, une seule aujourd’hui. Au nom de Dieu, ne soyez pas malade. J’ai besoin de votre santé comme de... Adieu. Adieu. Un adieu sans pareil, si cela se peut. G.
Ma mère est un peu mieux ce matin.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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47 Paris, Dimanche 23 Avril 1854

Andral n’est pas toujours prompt à répondre ; il est à la fois très occupé et un peu indolent. Si vous me dites encore une fois qu’il n'a pas répondu, je le ferai prier de s’en souvenir.
Je ne suis pas sorti hier soir. J’avais un peu mal à la gorge, et j’ai à parler samedi prochain, dans l’un des nombreux meetings protestants que nous avons toujours à cette époque de l'année, après Pâques. Les visites, et les conversations abondent, Laymen and Clergymen. Je m’y prête de bonne grâce, mais il n’y a point de conversation qui me satisfasse et me plaise. Je cause comme un indifférent avec des étrangers. L'impression des personnes que j’ai vues hier dans la matinée est conforme à la vôtre et à la mienne. On approuva la première de vos deux Pièces ; on trouve la seconde bien faible. En tout, on est très froid sur toutes choses, pièces et nouvelles. On n'attend rien de décisif, ni comme guerre ni comme paix, et on vit dans une apathie sans sécurité.
Voilà le Moniteur qui m’apporte le traité d'alliance Anglo-française. Ce n'est rien de plus que la sanction officielle du fait, sans engagement plus étendus ni plus précis. Je trouve la réplique du Moniteur à votre réponse vague et terne. Là aussi, il y a un air d’ennui et de lassitude ; il semble qu’on ne voie plus rien à dire ni à faire, et qu’on se laisse couler au flot des événements sans savoir où ni pour combien de temps.
Adieu. Je n’ai rien de plus à vous dire. Vous causerez demain avec le duc de Noailles. Je dîne demain chez sir Henry Ellice avec la plupart des Anglais qui sont à Paris. Ils repartiront dans le cours de la semaine. Ils disent tous que la seconde partie de leur session sera courte et froide. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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47. Paris, dimanche le 21 Septembre 9h1/2

Quel triste réveil. Votre lettre, vous savez ce qu’elle contenait cette lettre ? Point de noce. Votre mère malade. Vos occupations électorales en province, pas la plus légère espérance d’une course à Paris, et tout cela m’arrive le jour où devait tenir pour moi tant de bonheur !
En même temps, je reçois deux lettres de mon mari dont je vous transmets les passages importants dans la première du 5 Sept. il me dit : "Tu me fais de nouvelles propositions sur un voyage de circumnavigation pour te rencontrer au Havre ! S’il n’existait pas des entraves insurmontables à une telle entreprise, j’y aurais pensé à deux fois d’après les allusions qui ont été faites à ce sujet à mon passage par Carlsbad. Ce sont les conséquences nécessaires d’une fausse position trop prolongée. Il est urgent qu’elle subisse une modification d’un côté ou de l’autre."
Dans la seconde lettre du 10 Septembre " Ton N°356 m’est parvenu hier, le précédent n’est point entré encore. C’est pour cela peut-être que celui-ci ne m’est point intelligible. Tu sembles avoir reçu la lettre par laquelle je te demandai de me faire connaître ta détermination. Je suis dans l’obligation d’insister sur une réponse catégorique, car je dois moi-même rendre compte des déterminations que j’aurai à prendre en conséquence. Je t’exhorte donc à me faire connaître sans délai, si tu as intention de venir me rejoindre on non. Je dois dans un délai donné prendre une résolution quelque pénible que puisse m’être une semblable nécessité."
Que direz-vous Monsieur de tout cela ? Il est évident par la première, que des commérages ont voyagé jusqu’à Carlsbad ; & par la seconde qu’il a pris envers l’Empereur l’engagement de me forcer à tout prix à quitter Paris ? Voilà où j’en suis. Savez-vous ce qui arrivera ? L’Empereur lui permettra de venir sous la condition expresse de m’emmener et lui viendra avec empressement, incognito me surprendre. Car voilà sa jalousie éveillée, & je le connais. Il est terrible. Il est clair qu’il ne croira pas un mot des certificat du médecin. Car il me dit dans une autre partie de sa lettre " il est plaisant de remarquer que les médecins de Granville le renvoient de Paris, & que les tiens t’ordonnent d’y rester, ils sont complaisants, avant tout." Si, si ce que je crois arrive, c’est sur la mi octobre que mon mari serait ici. Qui me donnera force & courage ? Je suis bien abandonnée.
Ma journée hier a été plus triste que de coutume. Votre lettre m’avait accablée. J’ai eu de la distraction cependant, le prince Paul de Wurtemberg pendant un temps, qui m’a fait le récit de tous les embarras existants encore pour le mariage. Mon ambassadeur en suite. Ma promenade d ’habitude au bois de Boulogne, mais  tout cela n’y a rien fait ; à dîner il m’a pris d’horribles souvenirs. Je n’étais qu’à eux, à eux comme aux premiers temps de mes malheurs. Tout le reste était à la surface tout, oui vous-même. Le fond de mon cœur était le désespoir, je ne trouvais que cela de réel. Je demande pardon à ces créatures chéries d’avoir
été si longtemps détournées de mon chagrin. Je demandais à Dieu comme le premier jour, de me réunir à eux dans la tombe, dans le ciel, tout de suite dans ce tombeau. Je n’entendais & ne voyais rien, Marie parlait je ne l’écoutais pas et tout à coup des sanglots affreux se sont échappés de
mon coeur. Vous ne savez pas comme je sais pleurer. Vous ne pourriez pas écouter mes sanglots, ils vous feraient trop de mal.

J’ai quitté la table, j’ai pleuré, pleuré sur l’épaule de cette pauvre Marie qui pleurait elle-même sans savoir de quoi. J’ai ouvert ma porte à 9 h 1/2. Je n’ai vu que mon ambassadeur & Pozzo.
Ma nuit a été mauvaise, & mon réveil je vous l’ai dit.
Midi
Qu’est-ce que votre mère vous donne de l’inquiétude, puisque le cas de la dissolution échéant vous pourriez être forcé de la quitter pendant quelques jours ne serait-il pas plus prudent, & plus naturel de la ramener à Paris, d’y revenir tous, de vous y établir. Cette question ne vous est-elle pas venue ? L’été est fini, la campagne n’est plus du bénéfice pour la santé.
Un courrier de Stuttgard a posté au prince de Wurtemberg défense de conclure le mariage à moins qu’il ne soit stipulé que tous les enfants seront protestants. La Reine exige qu’ils soient tous catholiques, le prince se conforme à cette volonté qui est celle de la princesse aussi, & il a écrit au roi de Würtemberg en date du 19 par courrier français qu’il passerait outre si même le Roi n’accordait pas son consentement. Dans ce dernier cas cependant il est évident que le ministre de Würtemberg n’assisterait pas à la noce & que cela ferait un petit scandale. Le prince Paul jouit de tout cela. Il abhore son frère. Hier il a dîné à St Cloud
pour la première fois depuis 7 ans.
Je cherche à me distraire en vous contant ce qui ne m’intéresse pas le moins du monde. Adieu Monsieur, dès que je suis triste, je suis malade, j’espère ne pas le dernier trop sérieusement. Je voudrais me distraire, je ne sais comment m’y prendre.
Dites-moi bien exactement des nouvelles de votre mère, & dites-moi surtout, si vous n’auriez pas plus confiance dans le médecin de Paris & les soins qu’elle trouverait ici.

Adieu. Adieu toujours adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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48. Lundi le 25 Septembre
10 heures

Je l’ai parfaitement prévu, pensé sans vous le dire, que les amis s’inquiéteraient, & vous tourmenteraient encore plus que les ennemis. Vous ne m’apprenez, donc rien de nouveau. J’avais l’instinct de cela de mille autres choses quand je vous disais, il y a trois semaines je crois que notre bon temps était passé. Soyez en sûr ces huit jours de parfaite liberté ne peuvent plus renaître. Mais que de tristes réflexions à faire pour moi ! Savez-vous bien où tout cela peut mener ? Nous ne sommes qu’au début de tracasseries interminables, et croyez-vous que l’Empereur permette, puisse permettre que mon nom se trouve mêlé à des intrigues françaises puis-je m’y exposer moi-même quel air cela a-t-il ?
Dans mon pays Monsieur je suis une très grande dame, la première dame par mon rang, par ma place au Palais et plus encore, parce que je suis la seule dame de l’Empire qui soit comptée comme vivant dans la familiarité de l’Emp. & de l’Impératrice. J’appartiens à la famille voilà ma position sociale à Pétersbourg, et voilà pourquoi la colère de l’Empereur est si grande de voir le pays de révolution honoré de ma présence. Monsieur ne riez pas quoique j’en ai grande envie, c’est du grand sérieux. Avec des idées pareilles imaginez ce qu’il va dire quand lui arriveront les commérages, les petits journaux, les grands peut-être, que sais-je, des tracasseries politiques, et vous Monsieur emmènerez-vous un auditoire pour voir, entendre, ce qui se fait, ce qui se dit dans mon cabinet vert ? Persuaderez-vous des amis méfiants, des ennemies acharnés ? Vous me faites sortir Monsieur d’une position qui était devenue bonne qui serait devenue meilleure. Je suis toujours restée au courant des affaires de l’Europe.
Je n’ai jamais connu les intrigues de partis en France que pour en rire. Je n’ai pas pris plus d’intérêt à un homme politique qu’à un autre. Voilà ce qui était bien, ce qui faisait pour moi, de ce qui se passe ici, un spectacle animé curieux mais rien qu’un spectacle dont je jouissais avec ma petite société en pleine innocence, & pleine insouciance. Déjà cette position commence à s’altérer, je le vois à la mine de la petite diplomatie de petite espèces. Elle est encore un peu ahurie, et je ne manque aucune occasion de la dérouter. Je poursuivais dans cette intention mais cela me réussira-t-il ? Je vous ai montré pour mon compte le très mauvais côté de ma position actuelle. J’ai été chercher le pire parce qu’en fait de mal, j’aime à échapper aux surprises, je veux vous dire cependant que je ne m’agite pas, je ne m’inquiète pas plus qu’il en faut. Je compte un peu sur mon savoir-faire, infiniment sur mon innocence. Nous verrons comment cela pourra aller.
Mais arrivons enfin à ce qui nous importe à nous. Quand vous reverrai- je? Je vous ai écrit une triste lettre hier, n’était-elle pas même un peu brutale Je me sais jamais ce que j’ai écrit, mais j’ai toujours souvenance de l’impression sous laquelle j’ai écrit. Cette impression était bien mauvaise. Elle n’est guère meilleure aujourd’hui. J’ai un chagrin profond. Vous ne sauriez croire tout ce que j’essaye pour me distraire. Ne vous fâchez pas je cherche à me distraire de vous car lorsque je me livre à vous dans ma pensée je me sens toujours prête à fondre en larmes. Je me puis pas vivre comme cela, je ne puis pas me bien porter, vous voulez que je me porte bien. Mais que faire, qu’imaginer ?
Je lis un peu. Je me promène plus longtemps que de coutume. Le soir je quitte ma place, je fais de la musique je dis des bêtises. Enfin je ne me ressemble pas. Hier au soir si vous étiez entré vous ne vous seriez pas reconnu chez moi. Marie occupant mon coin, ce coin encombré de gravures, et garni, par M. Caraffa, dont les yeux noirs trouvent, les yeux bleus de Marie fort beaux. M. Durazzo M. Henage je ne sais quel jeune anglais encore. Moi au piano avec toute la Sardaigne qui chantait on me rappelait des morceaux de Bellini, Adair quelques autres je ne sais plus qui. Le piano est devant une glace. J’y voyais la porte, & je me suis dit vingt fois, cent fois " S’il entrait ! " Et je voyais dans la glace que mes yeux prenaient une autre expression.
En vérité Monsieur je ne conçois pas comment je pourrai aller longtemps comme cela et je frissonne en vous disant cela. Madame de Castellane est venue chez moi hier matin, et en m’attendant nullement à l’objet de cette visite ; elle m’a fort adroitement amenée à ne pas pouvoir lui refuser d’aller dîner chez elle un jour. Cela ne me plait pas cependant. J’ai choisi jeudi. Pendant qu’elle était là je reçu un billet de M. Molé. Un billet de phrases galantes, qui ne demandait pas de réponse. Tout cela veut-il couvrir les pêchés passés, ou servir de masque à de nouveaux ? Ah, j’ai le Temps sur le cœur.
2 heures. Je viens d’écrire une bonne et forte lettre à M. de Lieven. Je crois que vous en sériez très content. Je ne comprends pas ce qu’il pourra y répondre. Mon fils qui est auprès de lui me mande qu’il est comme fou sur le chapitre de mon séjour ici, et qu’il n’y a pas moyen de placer un mot en ma faveur. C’est une vraie démence. Que de tracas de tous les côtés, que des images qui s’amoncellent ! Et les compensations en bonheur que j’ai trouvées, que le ciel a mis sur ma route quand reluira-t-il pour moi ?
M. de Broglie va revenir pour les couches de sa fille. Cela ne peut-il pas faire un petit prétexte ! Mais par dessus tout la santé de votre mère ? L’air n’est-il pas plus froid en Normandie ? Les cheminées ferment ici elle serait mieux. Pourquoi ne pas établir d’avance qu’il faut rentrer plutôt en ville. Vous n’avez pas d’habitudes sur ce chapitre, car vous n’êtes établi chez vous à la campagne que depuis cette année. Et mon dieu que me sert de vous fournir toutes ces raisons, si elles ne vous viennent pas à l’esprit, si elles ne vous viennent pas au cœur (Oh la mauvaise parole).
Je ne pense pas ce que je vous dis, mais permettez-moi d’être triste, extrêmement triste, & de le rester tant que vous ne m’aurez pas fourni une date. Le 25 aujourd’hui m’a fait mal. J’y avais tant compté. Ce salon ce cabinet que je regardais avec tant de complaisance en pensant au 25, auxquels je trouvais un air si gai, si charmant, il me font un effet désagréable aujour’’hui en y entrant j’avais envie de fermer les yeux. Demain je dîne chez Pozzo, j’avais dit d’avance que je ne serais pas chez moi le soir. Je pensais que le 26 vous en revenant de la noce & moi du dîner nous passerions notre soirée dans mon cabinet ; que vous prendriez du thé à la petite table. Je pensais à de si jolies pensées. Cela fait mal aujourd’hui. Adieu Monsieur, adieu, comme toujours plus que jamais adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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49 Paris, Mardi 25 Avril 1854

Ce froid me déplait beaucoup. J’ai mal à la gorge, et très mal à propos dans une semaine de meetings et de conversations. Le soleil tout brillant qu’il est, est peu efficace contre le vent dur et sec. Enveloppez-vous bien dans le bois de La Cambre, et n'abusez pas de la voiture ouverte ; vous avez, sur ce dernier point, des habitudes Anglo-russes dont je me méfie. Vous n’avez plus que cela d' Anglo-Russe.
Hier soir, un Comité Protestant et Mad. de Champlouis avec de la musique. Bonne à ce qu’on dit, et à ce que je crois parce qu'elle m’a plu. Vous avez beau vous moquez de mon ignorance ; je persiste à accepter. mon plaisir quand il me vient. Les arts, la musique surtout ont le privilège qu’on n'a pas besoin de s'y connaître pour en jouir. Ils trouvent toujours, dans les plus inexpérimentés, des fibres qu’ils remuent, et qui à leur tour, remuent toute l'âme.
Le traité de la Prusse et de l’Autriche fait de l'effet. On dit qu’il sera communiqué à la Diète de Francfort qui l’approuvera, et qu'alors, c’est-à-dire vers l'automne, au nom de toute l'Allemagne, on demandera aux Puissances belligérantes de mettre fin, par une transaction, à une situation interminable par la guerre. On parle même déjà des bases de la transaction ; on dirait que votre Empereur a eu tort dans les deux moyens qu’il a pris pour imposer à la Porte ses demandes, sa mission du Prince Mentchikoff et l’occupation des Principautés ; mais il avait réellement quelque chose à demander, et la Porte a eu tort de lui refuser toute satisfaction, et les Puissances occidentales ont eu tort de ne pas engager sérieusement la Porte à lui en accorder une. Tous ces torts admis, on en viendrait à l’évacuation des Principautés, et à un congrès, si mieux n’aimaient votre Empereur et la Porte en finir tout de suite par quelque chose d’analogue à la Note de Vienne un peu modifiée et sans commentaire. Voilà les prédictions. Je n’ai pas trouvé Andral hier quand j’ai passé chez lui. Je lui écrivais ce matin pour le presser, si vous ne me dites pas qu’il a répondu.
Les départs commencent. Henriette part lundi prochain pour le Val Richer, avec son mari et son enfant. Pauline et les siens resteront avec moi jusqu’au 19 Mai. Nous ferons les élections de l' Académie Française le 18, et celles de l'Académie des inscriptions le 19 et le soir même je partirai, à ma grande satisfaction. Les Broglie seront retenus un peu plus longtemps à Paris à cause des couches de la belle-fille qui va très bien. Les Ste Aulaire et les Duchâtel seront partis.
Adieu, Adieu. Avez-vous repensé à Mlle de Chériny ou à quelque autre ? Je dois dire que M. de Chériny n'a pas du tout l’air d’une grande dame Allemande à qui il faut apporter sa chaise. Adieu, G

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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49. Mardi 9 heures le 26 septembre

Mon Dieu que vous avez raison lorsque vous me dites " Vous avez rencontré sur votre chemin bien peu d’affections vraies." Que vous avez raison encore quand vous attribuez bien ma méfiance à cette triste habitude de n’avoir jamais trouvé de vrai dévouement. Je vous remercie, je vous remercie beaucoup de m’expliquer si naturellement cette injustice dans mon caractère. Ce défaut n’était pas dans mon cœur, il y est venu par l’expérience mais Monsieur, cette découverte c’est vous qui me la faites faire ce matin par votre lettre. Je voudrais bien vous dire, vous prouver tout ce que je vous en porte de reconnaissance. Eh bien, je vous entends d’ici vous ne voulez une preuve une seule. Vous l’aurez. Je veux croire croire, tout ce qui me vient de vous, croire en vous, ne croire qu’en vous. Ah si vous saviez comme ces élans de mon âme sont sincères, comme cette promesse vient du fond de mon cœur vous m’aimeriez dans ce moment si vous étiez auprès de moi.
Je suis triste de penser que mes deux dernières lettres vous auront donné de l’humeur, et j’ouvrirai la vôtre demain avec un peu de crainte. J’ai peur de vous Monsieur, oui j’ai peur, quand je sens que j’ai pu vous déplaire, que je vous ai montré de l’impatience, de l’injustice. Pardonnez-moi, pardonnez moi, je vous en prie. Regardez au fond de tout cela, pardonnez-moi la forme. Vous verrez comme bientôt vous n’aurez plus rien à me pardonner & vous serez joyeux de votre ouvrage. Je relis votre lettre & j’y trouve bien quelque chose à redire. En parlant des soucis qui pèsent sur les hommes, de leurs devoirs de tous genres, vous ajoutez : " Si leur situation était un peu abaissée, leur considération tant soit peu diminuée, ils perdraient un peu, beaucoup peut être dans la pensée, dans l’imagination, & quelque jour dans le cœur des personnes qui les aiment le plus." De qui parlez-vous là Monsieur, il n’est pas possible que vous ayez pensé à moi en écrivant cela. J’aime votre gloire, parce que vous l’aimez, j’aime tout ce que vous aimez, mais pour moi pour ma satisfaction ? Ah c’est votre cœur seul qu’il me faut. Vous, un cottage. Vous, toujours, sans cesse, sans autre intérêt sans autre distraction pour vous, comme pour moi. Voilà Monsieur comme aime une femme. Mais vous n’êtes pas femme, vous ne comprenez pas. Je vous demande seulement de ne pas mépriser ce que vous ne comprenez pas.Dans ce moment Monsieur je me sens plus haut que vous.
Me voila donc attendant celle dissolution avec une impatience ! Je crains d’y montrer trop d’intérêt. Hier soir j’ai demandé quand elle aurait lieu. J’ai essayé de donner à mon accent toute l’indifférence possible, je crains que cela ne m’ait pas beaucoup réussi. M. Molé était chez moi, il m’a dit : " ni tout de suite, ni très tard. Un juste milieu." cela ne m’a pas beaucoup avancé. J’ai été un moment seule avec lui, il est venu de bonne heure. Il est plein de recherches, de manières gracieuses. Il va à Compiègne demain. Il veut que je remette à lundi le dîner chez Mad. de Castellane afin qu’il puisse en être. Tout cela ne me plaît pas trop, & il m’est difficile de m’en tirer. L’article du Journal des Débats hier lui a paru être écrit tout à fait dans votre intérêt.
M. de Pahlen, Pozzo, M. de Boigne, Mad. Durazzo et le prince Schenberg passèrent la soirée chez moi. Je la finis tête-à-tête avec Pahlen, c’est toujours de mon mari que nous parlons ensemble, & quoique ce soit triste nous avons fini par rire. J’ai eu une lettre de M. Thiers ce matin de Cauterets encore. Il s’ennuie. Le 1er octobre il le quitte avec sa famille. Ils iront passer quelques jours chez M. de Cases ou chez M. de Talleyrand, et puis il va établir sa famille à Lille & lui-même veut aller en Hollande. Il passera par Paris peut-être, il n’en est pas sûr mais s’il y passe je le verrai.
On m’écrit de Valençay que la visite de M. Salvandy a eu pour objet de faire comprendre que M. de Valençay ne pouvait pas être fait pair à la prochaine nomination. Cela a donné beaucoup d’humeur. Je veux tout de suite avoir expédié toutes mes petites nouvelles. M. de Hugel est fou. Je m’en étais aperçu un peu ; vous ne sauriez croire l’instinct & que j’ai pour cela, & hier au soir M. Molé m’a dit avant que je lui en parlasse qu’il le croyait dérangé. Il vient chez lui à huit heures du matin tous les jours, les larmes aux yeux, lui découvrir une nouvelle conspiration.
Je reviens à vous. Il est dix heures & demi, vous recevez ma lettre ; encore une mauvaise lettre, je suis en grande colère contre moi-même et vous êtes si doux pour moi, si doux, si bon ! Mais, Monsieur l’absence ne vous vaut rien. Vous faites tant de mauvaises découvertes sur mon compte ! Si cela dure encore vous finirez par trouver que vous avez fait un bien mauvais marché, venez prendre tranquille possession de votre bien, & vous penserez autrement. Je suis bien aise des bonnes nouvelles de votre mère & de vos enfants ; mais vraiment établissez les ici, vous serez moins inquiet pour votre mère ; est- ce que vous ne trouvez donc pas cela vous même.
Ce n’est plus de moi que je parle. Je dîne aujourd’hui chez Pozzo. J’irai embrasser Lady Granville avant de m’y rendre. Ils arrivent ce matin, c’est un grand plaisir pour moi. 1 heure M. l’officier de la légion d’honneur est venu m’interrompre ; après lui mon énorme toilette, maintenant je vais faire ma première promenade. Ah ! si je pouvais aller vers vous au lieu de cette lettre ! Si tout à coup je me trouvais dans ce cabinet que vous fermez à clé ! Monsieur, je vais dire mille bêtises. Faites-moi taire. Vous me promettez de me nommer un jour dans la lettre que je reverrai demain ou après-demain. Mais sur cela vous seront arrivées mes mauvaises lettres, vous vous serez fâché, vous n’aurez plus en envie de me donner le moindre plaisir. Monsieur je crois que je me trompe encore, vous aurez eu pitié de moi, vous m’aurez plainte, mais vous ne m’aurez pas punie. Demain à 10 h 1/2, je me dirai que vous n’êtes plus fâché, que vous m’aimez encore, toujours, oui toujours, toujours.
Ah ! Que d’adieux, je vous adresse en répétant un mot toujours. C’est celui-ci qui est le bon aujourd’hui toujours.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°49 Jeudi 28, 6 heures

Je suis rentré tard hier. J’étais fatigué. Je me suis couché. Aujourd’hui, je me lève de bonne heure avant le soleil. Le 6 octobre, je ferai le contraire. J’aurai couru toute la nuit. Je me coucherai en arrivant à Paris au moment où le soleil se lèvera. Peu m’importe qu’il y ait un soleil au ciel ce jour-là. Je sais où trouver le mien. Je n’y veux pas trop penser. C’est encore si loin. De demain, vendredi, en huit jours. Y aura-t-il ce jour-là, ou le lendemain un dîner chez Pozzo, ou je ne sais quoi qui vous autorise, à fermer votre porte le soir ? Le lendemain vaudrait mieux peut-être. La dissolution sera au Moniteur le 4. Les élections commenceront le 4 novembre. Je crois mon renseignement positif.
Que de lettres j’écrirai d’ici-là ! On y tient beaucoup. Déjà, il m’arrive des plaintes de ce que je n’écris pas assez. On manque de conseils, d’informations. On veut pouvoir lire à ses amis des passages de mes lettres. J’admire infiniment le proverbe italien : lutto’l mondo e come la nostra famiglia. Il faut vos lettres à Lady Granville pour s’amuser et amuser son mari. Il faut les miennes à mes amis politiques... aussi pour s’amuser eux et leurs amis ; car c’est bien plus de l’amusement, un peu de mouvement moral qu’ils y cherchent, qu’une utilité immédiate et positive. Je leur donnerai satisfaction. Je vais écrire, écrire écrire.
Comment ? Ce pauvre M. de Hügel est fou ? Cela ne m’étonne pas. Il avait depuis quelque temps quelque chose de mystérieux et d’excessivement subtil qui m’étonnait quelques fois. Je l’attribuais à la nature de son esprit. Les Allemands ont de cela. Ils arrivent à la finesse par la subtilité et à la discrétion politique par le mystère. Qui M. de Metternich, enverra-t-il ici à sa place, en l’absence de l’Ambassadeur ? Car je ne suppose pas que les chargés d’affaires aient le privilège des Rois. Ils ne peuvent pas être fous.
Je suis charmé que les Granville soient revenus. C’est une intimité que je vous aime. Quand ils ne seront plus si effarouchés de mes rivalités politiques, j’essaierai d’y entrer un peu.
Que vous revient-il de Londres ? Je ne suppose pas qu’il se passe rien de significatif à la petite session de Novembre. Elle n’aura, je crois, que la liste civile pour objet. Les radicaux me paraissent bien modestes, bien décidés, à accepter qu’on ne leur donne rien pour éviter l’alliance des Whigs et des conservateurs. Mais la nullité et l’inaction ne sont pas, quoiqu’on en dise des éléments de durée.
De quoi je vous parle là ? Il semble que moi aussi, je veux épuiser mes petites nouvelles. J’accueille très bien les vôtres ; mais laissez-les toutes pour me dire, pour me redire toujours comment aime une femme. Le 6 octobre, dearest, dans notre cabinet, je vous dirai, et je suis sûr que vous me croirez, je vous dirai à quel point je vous comprends ? Je vous dirai quelle vie eût été pour moi aussi douce, aussi pleine que pour vous. Je ne veux pas l’écrire. Il y a des choses que je n’aime pas à écrire. Elles sont intimes à ce point qu’il me déplaît de les voir exposées au grand air, exposées à tomber je ne sais sous qu’ils yeux, à provoquer je ne sais quel sourire. Même très sûr que cela n’arrivera pas, l’idée seule de la possibilité me choque et m’arrête. Mais quand je vous aurai dit à quel point je vous comprends vous conviendrez avec moi que femme ou homme, quand on aime, on veut que ce qu’on aime se déploie dans toute sa beauté, s’élève aussi haut qu’il se peut élever. L’amour se passe de tout et prétend à tout. Il se suffit parfaitement à lui-même, et rien ne suffit à son ambition. Je suis sûr que vous pensez, que vous sentez comme moi. Mais encore une fois, je ne veux pas écrire tout ce que j’ai dans le cœur.
J’attends votre lettre de ce matin avec une douce sécurité. Elle répondra à celle où je vous donnais une date. Mais gardez-vous bien de jamais me taire aucune de vos impatiences, de vos injustices. J’ai droit à tout, et je veux tout avoir le worse comme le better. En attendant, je vais écrire à droite & à gauche. Je vous quitte pour je ne sais qui & je ne sais combien.

11 heures
Le courrier m’arrive au milieu de quatre visiteurs. Je viens pourtant de parcourir le N° 50. Que de doutes et tristes choses ! Oui, dearest, comptez sur toujours. Adieu et toujours. Il faudra bien que nous venions à bout de cette situation. Soyez tranquille. Je veillerai sur moi jusqu’au 6. Adieu, adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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50. Paris, le 27 septembre Mercredi 9 heures

Ah, je respire, le 6 je vous verrai ; quelle bonne parole ! Quel bon accueil répété elle a valu à votre lettre ce matin. Que j’ai besoin de vous, de vos conseils de votre courage, mais par dessus tout de votre cœur, de votre cœur tout entier. Je ne sais de quoi je suis menacée mais voici encore une lettre de M. de Lieven. La mienne lui manquait toujours encore, deux plus fraîches que celle-là lui étaient parvenues, il renouvelle ses instances, & me dit encore : " Je serai contraint de prendre des résolutions auxquelles il me répugne de recourir." & plus loin " Je te supplie de peser mûrement ce que tes devoirs d’épouses & de mère te commandent de penser à ton avenir comme à ton présent." Mais mon Dieu que veut-il dire ? Serait-ce une séparation qu’il demanderait : Quoi ? Parce que je reste malade à Paris ? Vraiment ma raison se refuse à croire à une pareille barbarie. & cependant que veulent dire ces mots ? Je vais les transcrire en écrivant à mon frère, & me mettre complètement sous sa protection.
Au commencement de l’année 35 à Pétersbourg avec mes deux enfants bien portants, tous les honneurs tous les biens de la terre, moins la faculté physique & morale de m’accoutumer à cet horrible pays, je répétais cent fois à mon mari si cela finira par une catastrophe." C’est moi qui croyais finir. Vous savez les malheurs qui m’ont frappé, & en effet tout a été fini pour moi. Aujourd’hui encore je répète cela finira par une catastrophe, je ne savais laquelle mais il faut un dénouement à une situation aussi menacée et je vis sous le coup de cette attente. Tous les jours je puis voir éclater l’orage. J’ai vous, votre affection pour me soutenir. Ma ferme volonté de tout supporter plutôt que de vous quitter, & cependant Monsieur voyez à quoi je puis être exposée !
C’est vendredi qu’est le 6. Ah comme je l’attendrai ! Hier ma promenade a été courte. Il m’a pris la fantaisie d’aller dans des boutiques de vieilleries après, il était trop tard pour le bois de Boulogne j’ai marché dans les Champs Elysées J’ai été chercher des fleurs chez Mad. de Flahaut. Je suis allée embrasser lady Granville au moment où elle descendait de voiture. J’ai dîné chez Pozzo avec toute l’Europe ce que nous autres orthodoxes appelons la bonne Europe. M. Molé, qui devait y être a écrit pour dire qu’il était malade. J’ai beaucoup joui de l’esprit de Pozzo à dîner. Il en a extrêmement, et la vanité la plus simple du monde. Il croit très naturellement qu’il n’y a pas d’homme qui le vaille et il le dit très naturellement aussi. Cela est si établi dans son esprit, que je me suis surprise à me demander, s’il avait peut-être raison. Il m’a dit cependant une grande sottise. "Je n’ai jamais rien emprunté chez les autres. " Il n’y a que Dieu qui n’ait pas besoin d’autres.
Les tracasseries élevées par le roi de Würtemberg donnent bien de l’humeur et de l’embarras ici. Le mariage se fera quand même. Mais il ne sera pas reconnu en Wûrtemberg, quelle ridicule affaire ! C’est tout bonnement du crû du roi, mais je ne doute pas qu’on ne nous l’attribue encore. Il était dix heures lorsque je suis sortie de chez Pozzo, & j’y laissai tout le monde. J’allai chez lady Granville d’abord un long tête-à-tête avec Mylord dans son Cabinet, & puis elle avec mille questions ; & bien des conseils d’amitié. Les journaux l’ont indiqué, je voudrais pouvoir les oublier.
Je me suis couchée hier vers minuit à 8 1/2 votre lettre était dans mes mains et mieux que cela ! Elle m’a été remise en même temps que celle de mon mari. Hier je l’avais reçu avec celle de Thiers, & du prince Talleyrand. Vous comprenez qu’il n’y en a qu’une que je lie dans mon lit. Et mon Dieu, celles de M. de Lieven je n’en suis jamais pressée ! Je voudrais que vous fussiez là, je vous les remettrais & puis vous me les liriez avec quelques commentaires qui m’adouciraient les expressions ou le sens. Enfin vous me donneriez de la force. Je pleurerais auprès de vous. Ce serait si doux !
Monsieur, je vous ai vu étonné quelques fois de la terreur que m’inspire mon mari. rappelez-vous que j’avais quatorze ans quand je l’ai épousé, qu’il en avait douze de plus que moi, et qu’il est très naturellement devenu mon maître parce que j’étais à peu près un enfant. J’ai senti depuis, & bientôt même l’avantage que j’avais sur lui mais cette première impression est restée, et je tremble, oui je tremble quand je reçois ses lettres. Tenez aujourd’hui j’ai vraiment le frisson. C’est bien mauvais pour mes nerfs. Il ne sait pas le mal qu’il me fait, & s’il le savait peut être s’en réjouirait-il ! Ah Monsieur je n’ose pas vous dire que je suis malheureuse, & cela ne sera même pas exact, parce qu’il y a au fond de mon cœur un sentiment de bonheur, de bonheur du Ciel, mais cependant J’ai un chagrin bien grand, une angoisse de tous les instants qui troublent bien ce bonheur quand vous êtes là, quand vous serez là ah c’est autre chose.
Le 6 viendra-t-il bientôt ? Je vous remercie de m’avoir donné le délai de tous vos dîners, n’allez pas avoir d’accident en allant & venant ; vos routes sont mauvaises, les nuits sombres prenez bien des précautions, je vous en prie. Quel insupportable homme que votre Alexis de St Priest. Il a de l’esprit, mais sa manière est la plus insolente la plus arrogante que j’ai jamais rencontrée. Il était si odieux, à toutes les personnes qui le rencontraient chez moi, qu’il m’a été impossible de l’encourager à y revenir. Et puis c’est une commère ! Si vous voulez que je l’aime cependant Je l’aimerai. Il commence à faire froid. Quand comptez vous établir votre famille à Paris ? Ah revenez tous, il n’y aura que cela de bon.
Adieu Monsieur adieu. il me semble impossible de rien dire qui vaille un adieu quand il est comme les miens, quand j’y appuie avec tant de tendresses. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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51. Mercredi 27 Septembre 7 1/2

Voici une heure bien indue pour vous écrire mes yeux sont faibles ce soir, mais je viens de m’environner de beaucoup de bougies & j’espère pouvoir aller. Marie est allée dîner au Cabaret avec Mad. Durazzo. De là à l’opéra. J’ai fait un solitary dinner et au lieu de pleurer ce qui pourrait bien m’arriver, je vous écris !
J’ai eu ce matin une espèce de conseil chez moi composé du Comte Pahlen & du Comte Médem. Nous avons examiné, analysé, commenté la lettre de mon mari. Ils s’obstinent tous deux à ne voir la dedans que l’accomplissement d’un engagement pris encore l’Empereur. Ils se tiennent préparés à une démarche officielle qui pourrait leur être prescrite de la part de la cour. Ce serait à les entendre, l’extrême possible et cette démarche resterait parfaitement stérile parce que j’y opposerais constamment l’opinion du médecin. Nous avons prévu tous les cas, & obvié à tout. Mais enfin qui me dit que ces messieurs ont raison & que les lettres de mon mari n’ont pas une portée plus grave ? En attendant je voudrais pouvoir suivre leur conseil, qui est d’attendre tranquillement le dénouement de cette étrange affaire.
J’ai fait ma promenade au bois de Boulogne, par un vent très aigre et qui ne va pas. du tout avec mes nerfs. J’ai été causé, pleurer et rire avec lady Granville. J’ai dîné comme je vous l’ai dit et me voici. Vous ne pensez pas à moi dans ce moment vous êtes à dîner à Croissanville (dis-je bien ?) En rentrant chez vous, vous me retrouverez dans votre chambre, ah si vous pouviez me voir aussi vivement que je vous vois, moi ! Je vous regarde, je vous écoute, je retrouve tant de moments si intimes, si charmants. Je me livre de nouveau à ces rêves depuis que je sais que le 6 ils seront une réalité. Ah que je serai heureuse, & comme je jouirai de mon bonheur. Comme je sais en jouir !

Jeudi 10 heures. Votre lettre est bonne, tendre si tendre ce matin, elle m’a si doucement réchauffé le cœur ! Je l’ai lu trois fois dans mon lit à chaque fois elle me plaisait davantage. Comment ne pas croire tout ce que vous me dites ? Vous le dites avec tant d’effusion, tant de chaleur, tant de vérité. Je crois, je crois donc et puis je ne crois pas. Je crois que vous le pensez parce que vous le dites. Je crois, que mon cœur mérite tout ce que vous pensez de bien de lui, et au delà peut être, et j’aurais cru tout le reste si j’étais jeune. La jeunesse croit parce qu’elle a le droit de croire. Aujourd’hui Monsieur, votre affection pour moi est vive, tendre. Votre cœur a trouvé le cœur qu’il lui fallait mais vous êtes sous le charme de la surprise, vous oubliez mon âge. Vous vous le rappellerez bientôt, & voilà voilà ma crainte voilà ce qui fait que je ne crois pas tout ; ah si je pouvais tout croire ; croire que vous m’aimez que vous pouvez m’aimer comme je croyais être aimée quand... Je ne l’étais pas. Voyez l’étrange sort ! Ah que j’eusse été digne de vous alors ? Et alors vous n’y étiez pas.
Monsieur vous ne pouvez pas vous fâcher de tout ce que je vous dis là. Je voudrais que vos yeux fussent satisfaits comme l’est, comme doit l’être votre cœur comme il le sera toujours. Je voudrais être belle, jeune pour vous, pour vous seul. Non, je voudrais l’être aux yeux de tous, & n’en chercher le prix que dans les vôtres. Je voudrais vous voir envié de tous. Ah Monsieur, que vous êtes aimé ! ne me répondez pas à ceci à moins que ce ne soit pour me dire que vous voulez rester aveugle.
Que j’aime ce que vous me dites sur mes sanglots vous resteriez donc près de moi ? Monsieur, quand je pleurais (& j’ai pleuré dans ma vie !) mon mari sortait de la chambre, quelques fois il fuyait la maison. Je n’ai jamais trouvé une épaule amie sur laquelle reposer ma pauvre tête. Monsieur Je n’ai jamais connu le bonheur. Je n’en ai jamais eu que dans cette affection si entière, si extrême que j’avais pour ces deux enfants qui m’ont été ravis. Et cette affection était accompagnée d’une inquiétude si constante qu’il est difficile d’appeler cela du bonheur. Le bonheur ! Je le trouve auprès de vous mais non pas quand vous êtes au Val Richer. Ici, ici près de moi, bien près.
Après vous avoir quitté hier soir, c.a.d. après avoir cessé de vous écrire. Je me suis reposée pendant une heure, j’ai pensé pensé vous savez à qui, vous savez à quoi ? Plus tard j’ai fait de la musique seule, toute seule jusqu’à 10 heures. Mon jeu m’a plu. Il était comme mes pensées. Ah que je vous désirais là, à côté de piano ! Et si vous y aviez été j’aurais laissé là le piano.
M. Thorn est venu m’interrompre ; après lui la duchesse de Poix et sa fille. Imaginez une heure passée entre ce pauvre Thorn & cette duchesse la plus bête des femmes ! Elle n’a pas une demi-idée elle n’a que de très grandes manières, sa fille m’a fait une vrais ressource dans cette misère. Sabine est charmante, spirituelle, vive, curieuse, fine, caressante, & des façons d’un stable boy. C’est exact ce que je vous dis là. Tout le monde hier était à l’opéra & la petite princesse toujours à Maintenon. Je me suis couchée à onze heures. Mes yeux, mon âme regardaient dans cette chambre inconnue, qu’il me semble que j’habite depuis si longtemps.
Monsieur je suis dans une étrange veine hier & aujourd’hui. Je tourne autour de la même idée. J’y reviens par toutes les routes, et je ne finirais pas, Avec quelle douceur, quelle bonté, vous avez accueilli mes mauvaises lettres ! Monsieur si mon cœur pouvait renfermer encore plus d’amour je vous le donnerais. Je vous somme tout ce qu’il a, tout ce qu’il a jamais eu, plus qu’il n’a jamais eu. Ne répondez pas à cette lettre-ci je vous en prie encore, je me réponds moi-même vieille ou jeune vous m’aimez. Vous ne pouvez aimer que moi, penser qu’à moi. Je n’ai pas d’âge. J’ai votre cœur, tout votre cœur. Toujours, toujours. Ah que j’ai pris goût à ce mot. Je dis toujours, comme je dis adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°51 Val-Richer, Samedi 30 6 h. 1/2

J’ai tant à vous dire, tant à propos de votre N°51, que je ne sais si je ne ferais pas mieux de faire comme vous voulez, et d’attendre le 6. Je pourrais même attendre plus loin et vous ajourner, pour ma réponse comme je l’ai déjà fait à un an, deux ans. Les ajournements me plaisent. Il me semble que je prends possession de l’avenir. Mais aujourd’hui ; je ne puis pas. Quand je vous vois une idée, une impression qui met entre nous, je ne dis pas un nuage, mais tout ce qu’il y a de plus léger, une plume dans l’air, un grain de sable. Sans vos pas, il faut qu’à l’instant même je la repousse, je l’écarte que je rétablisse, de vous à moi, la parfaite sérénité, la parfaite confiance, la parfaite égalité. C’est mon droit, c’est mon premier besoin, Madame. Je ne puis souffrir que rien manque, dans votre pensée ou dans la mienne à notre affection. Je ne veux la perfection que là ; mais là, je la veux, je la veux tout à fait.
Comment dirai-je ? En y pensant, je trouve ce que vous me dites un peu ridicule et bien plus ridicule d’y répondre. J’ai eu un moment envie d’y répondre en riant, de vous envoyer la lettre d’un homme de vingt ans, bien jeune, bien ignorant bien ignoré, très épris, ne sachant pourquoi, surpris en effet, comme vous dîtes autant que charmé. A coup sûr, vous me l’auriez renvoyée en me disant que la poste s’était trompée, que ce n’était pas moi qui avais écrit cela. Vous vous seriez chargée de ma réponse Madame. Mais quelque vraie que celle-là eût été, je n’en veux pas. J’en veux une sérieuse, très sérieuse. Je ne sais pas rire si près de votre cœur et du mien.
Nous sommes du même âge, Madame. Je conviens qu’à titre d’homme. je suis un peu plus jeune que vous ; et peut-être y a-t-il des mathématiciens, des Statisticiens qui sauraient évaluer en chiffres la différence. Mais moi madame, je ne suis pas un chiffre. Je suis une créature vivante gouverné par mes impressions, mes idées, mes goûts, parfaitement indifférent aux goûts, aux idées et aux impressions des autres, ne tenant nul compte, pour ma vie intime, ma vraie vie, de ce que pensent, font, aiment ou n’aiment pas les autres, ne songeant seulement pas aux conventions, aux habitudes, aux routines des autres, ne consultant que moi, ne croyant que moi et le plus tranquille, le mieux établi des hommes dans mes sentiments et mes plaisirs, quand ils sont tels que je les veux moi, pour moi. Et je suis très sûr que je suis à cet égard, plus exigeant, et plus ambitieux que qui que ce soit.
J’ai épousé une femme qui avait près de quatorze ans de plus que mois, et puis une femme qui en avait quinze de moins. Ni l’une ni l’autre, je vous en réponds, ne s’est aperçue une minute de la différence. C’est que je les aimais vraiment. C’’est qu’elles répondaient vraiment à tous mes goûts, à tous mes désirs. C’est quelles m’aimaient de toute leur âme. Et leur âme était haute, leur cœur tendre, leur esprit rare. Elles appartenaient l’une et l’autre et par leur nature et par leurs habitudes de toute sorte, à la région la plus élevée. Il me faut tout cela. Tant que j’ai vécu auprès d’elles, j’ai senti mon affection croître comme mon bonheur. Et quand Dieu me les a enlevées, j’ai senti que je perdais, non seulement le bonheur dont j’avais joui, mais, un bonheur inconnu, inépuisable, toujours nouveau qu’elles avaient à me donner et moi à recevoir.
Dieu me traite avec une bonté, une magnificence dont je suis à la fois fier et confondu. Il vous amène vers moi, vous venue de si loin, si étrangère à mon pays, à mon passé, si imprévue, pour moi, et pourtant si sympathique à moi, à mes goûts, à mes désirs, à tout mon être, vous d’une si grande nature, d’un esprit si élevé et si aimable, d’un cœur si vif, d’un caractère si passionné et si doux ! Vous arrivez où je suis en deuil, désolée, ne regardant à rien, ne vous souciant de personne, cherchant à votre peine un peu de soulagement à vos ennuis un peu de distraction que vous n’aviez jamais l’air de trouver, donnant à tout le monde, l’idée d’un mal incurable et d’une créature supérieure à jamais abattue, isolée. Et un jour, vous me laissez voir, vous me dîtes que je vous consolerai, que je vous relèverai, que vous m’aimerez, que vous m’aimez, que nous retrouverons vous en moi, moi en vous cette intimité, ce bonheur qui surpassent, qui dominent tout ce qu’il y a sur cette terre, toutes ses joies et toutes ses douleurs ! Voilà ce qui est Madame. Voilà ce qui nous est arrivé à vous et à moi. Et vous venez me dire que vous êtes de dix mois plus âgée que moi ! Et il vous vient de là un doute qui vous préoccupe, qui vous empêche d’avoir foi, pleine foi en moi, dans mon affection, dans votre bonheur. Et vous me demandez si, moi aussi, je ne m’apercevrai pas un jour que je suis dix mois, plus jeune que vous? Ah Madame, que voulez-vous que je vous dise ? En vérité, vous nous replacez trop l’un et l’autre dans la foule. Je ne suis pas modeste. Je veux être pour vous tout ce que vous êtes pour moi, que vous trouviez en moi tout ce que je trouve en vous. Mais on nous faisant trouver. vous à moi, moi à vous, hors de toute prévoyance, de toute attente, quand notre vie intime à l’un et à l’autre semblait finie. Dieu a fait pour nous un miracle. Il y aurait plus que de l’ingratitude, il y aurait de la folie à n’en pas sentir la merveille, à n’en pas jouir avec une reconnaissance, une confiance un ravissement sans mesure comme le bienfait.

10 heures 1/2
Je ne comprends rien, rien du tout à ce retard qui me désespère. Je vous ai écrit comme à l’ordinaire. Ma lettre a dû partir de Lisieux jeudi avant- hier. Vous en aurez eu deux ce matin. C’est impossible, autrement. Mais je n’en suis pas moins désolé. Adieu, Adieu. Vous avez bien raison. Il faut être ensemble. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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52. Vendredi le 29 Septembre 1837 10 h 1/2

Qu’est-il arrivé à votre lettre ? Que vous est-il arrivé à vous même ? Je n’ai rien, rien ce matin. Je me contiens encore assez bien, parce que je suis encore étourdi de ce coup. Peu à peu mes idées reviendront, & avec elles mille fantômes horribles. Depuis mon arrivée à Paris, jamais vos lettres ne m’ont manquées. Ce n’est pas vous qui pouvez être cause qu’elle me manque aujourd’hui. La lettre a été volée, ou si vous n’en avez pas écrite vous êtes mal, bien mal. Monsieur, je vais passer la journée dans la fièvre pour me réveiller demain avec le délire. Je vais retomber dans l’état où j’étais à Londres, & ce sera mille fois pire, pire de tout ce qu’il y a de plus pour vous dans mon cœur.
Ah comme je jurerais volontiers aujourd’hui, que si je vous revois, je ne me sépare plus de vous, que si vous retournez au Val-Richer je vous suis. Ah, pour dire que je vous revoie ! Monsieur, vous ne vous faites aucune idée de mes angoisses. Je ne sais ce que j’ai à vous dire de ma journée d’hier.
Il me semble que ma matinée a ressemblé à toutes les autres. Je me tiens dans mon habitude de n’ouvrir ma porte qu’à mon ambassadeur & de renvoyer tous les autres à la soirée. Je vous conserve vos heures mais vous reverrai-je dans ce cabinet ! Je fis ma promenade au bois de Boulogne. Je dînai chez Lady Granville avec Pozzo les fréres Pahlen et quelques anglais. Chez moi je vis le soir, ce que je viens de vous citer des dîners ; la duchesse de Poix et sa fille, les jeunes Pozzo, le Prince Schonberg, M. de Massion.
J’étais fort triste hier soir, je ne sais de quoi. J’ai passé une fort mauvaise nuit au point de me lever pour me promener dans ma chambre. Cela m’a fait dormir plus tard que de coutume, à 10 heures seulement j’ai sonné ; j’ai souri du bonheur qui allait m’arriver, car ce bonheur de tous les jours, il est toujours nouveau, toujours plus ravissant pour moi. & ces mots : " il n’y a pas de lettres " m’ont fait un mal, un mal affreux. J’ai envoyé deux fois pour bien m’assurer de mon malheur. Ah que ces vingt quatre heures vont être longues ! Que ma nuit sera agitée et comme le cœur va me battre demain matin. Monsieur, est-ce que vous comprenez bien tout cela ? Ah, si vous pouviez pressentir dans ce moment, tout ce que je souffre, que vous seriez peiné, malheureux. Oui Monsieur je le crois. Mais dites-moi ce que je dois penser ? La poste est d’une si grande exactitude !
2 heures J’ai été me promener aux Tuileries. Pas une parole n’est sortie de ma bouche je ne puis pas parler. Dans ce qu’on fait autour de moi tout m’irrite. En traversant à pied la rue, je suis ordinairement d’un prudence qui ressemble beaucoup à de la poltronnerie. Ainsi, j’attends cinq minutes, plutôt que de traverser lorsqu’il y a une voiture en vue de très loin même. Aujourd’hui j’ai pensé me faire rouer. Il m’a semblé si indifférent d’avoir un accident ou de n’en avoir pas. Il me parait si inutile de vivre aujourd’hui. Vous pouvez être sûr que je ne prendrai pas le moindre soin de moi jusqu’à ce que j’aie une lettre. Monsieur vous ne m’avez pas vu avec une grande inquiétude sur le cœur, vous ne me verrez jamais comme cela car quand vous serez près de moi (si jamais vous êtes près de moi !) qu’est-ce qui peut m’inquiéter dans le monde.
Je suis bien misérable, je me fais peine à moi-même. Je pense à tout ce qu’il y a de plus horrible. Mon Dieu Monsieur qu’est devenue votre lettre ? Que faites-vous dans ce moment ? Ah si quelque voix du Ciel m’assurait seulement que vous vous portez bien ! Que vais-je devenir jusqu’à demain ?
La petite princesse est revenue hier au soir je vais lui demander ce matin ce que je lui demandais à Londres, elle va encore m’assurer que vous êtes bien, et comme un enfant, je m’en vais essayer de la croire. Ah Monsieur, le pauvre esprit que le mien. Comme mon cœur envahit tout, tout. Prenez pitié de moi, ne me quittez plus lorsque vous m’aurez retrouvée ; si vous me retrouvez. Je n’ai plus de force pour ces adieux que j’aime tant. Il faut avoir le cœur serré pour cela. Aurez-vous ma lettre ? La comprendrez- vous ? Ah Monsieur, une lettre, une lettre aujourd’hui me parait le comble du bonheur ! Adieu.
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