Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton Jeudi 5 juillet 1849

Vous avez raison ; nos bons moments sont courts et rares. Ne les employons pas à nous quereller. Je veux seulement vous dire que quand votre lettre m'est arrivée ce matin, je venais d’arranger ma semaine prochaine pour avoir le plus de jours possible pour nous. Si vous pouviez bien croire une fois que ces jours-là me manquent autant qu'à vous, et que j’en jouis autant que vous ! Je suis décidé à ne pas mourir avant de vous avoir vue sachant tout à fait combien je vous aime. Quelles pitoyables lettres que ces lettres de Benjamin Constant à Mad. Récamier que je viens de lire dans la Presse ! Tendres avec tant d'effort ! Spirituelles avec tant d'affectation.

Je suis, comme vous, bien aise de Rome. Par cette raison-ci surtout. Il est bon que la République Romaine soit morte de la main de la République française. Je craignais toujours quelque simulacre de raccommodement. Si le Pape a un peu d’esprit et de bons conseils, il fera ses conditions comme il voudra. Ni ses sujets, ni ses protecteurs, ni Romains, ni Autrichiens, ni Français, ne sont en état de lui imposer ce dont il ne voudra pas. Mais je crois bien qu’il n'ait point d'esprit. Bedeau est en effet un peu ridicule et Oudinot peut le recevoir en souriant. Je suppose qu’il (Bedeau) s’arrêtera à Marseille où il aura appris la nouvelle. M. de Corcelles est un négociateur honnête, et très ami du Pape, mais esprit faux. J’ai eu ce matin, des nouvelles d'Italie, assez curieuses. Leçon très insuffisante. Les élections qui vont se faire en Piémont seront républicaines. Il y aura là une nouvelle explosion, non de guerre autrichienne, mais d’anarchie intérieure. Le chef du Cabinet actuel, M d'Azeglio est un Odilon Barrot moins courageux, moins expérimenté, et qui ne croit pas avoir rien à expier. Le pays, tous ces petits pays Italiens sont ruinés ; peuples et gouvernements. La Toscane vient de s'endetter pour 50 millions. Les Etats Romains pour 70. Peu d’étrangers et beaucoup d’oisifs. Et la violence des haines a remplacé, la vivacité des espérances. Les hommes semés ont les plus sinistres pressentiments. J’ai vu Bunsen. Plus unitaire que jamais et répétant que l’armée prussienne, après avoir vaincu la République, saura bien vaincre aussi le cabinet Brandebourg. Il venait de recevoir la nouvelle que Landau s'est rendu, et que les Prussiens ont dû y entrer le 2.

Ce que vous me dites du Prince de Mett. me chagrine. Quand une vie a été grande, je n’aime pas à en voir disparaître la grande ombre. Flahaut dit qu’il a été bien des fois, à Vienne dans le même état. Adieu. Adieu. A demain à 5 heures. Adieu. Adieu. Voilà le courrier de 2 heures qui ne m’apporte rien. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton. Lundi 4 Sept. 1848
Midi

Je ne veux pas que vous soyez sans lettre demain toute la matinée Quoique je réserve pour le soir la longue conversation. J’ai vu Dumon hier au soir ; pas Salvandy qui dînait à Holland House, et en est sorti trop tard. Salvandy vient de m'écrire qu'il viendrait me voir demain matin. Il est, à ce qu’il paraît, en assez mauvaise santé et dans un état de grande excitation, ne pouvant ni travailler, ni donner. Il avait quelque envie d’aller se faire juger à Paris, pour donner quelque satisfaction à son agitation. Il a cédé aux premières objections de Dumon. Il est ici pour quelques jours. Montalivet est venu surtout pour les affaires privées du Roi. Elles paraissent en meilleur train. Le gouvernement veut en finir et a demandé que le Roi nommât un fondé de pouvoir avec lequel il pût débattre et traiter. On a indiqué en même temps que Dupin serait accepté. Dupin, consulté, a dit qu’il accepterait. Et le Roi, après quelque hésitation, vient de nommer Dupin. On est fort préoccupé, à Claremont de la crainte que quelque incident ne vienne déranger cette bonne veine. On avait entendu dire que je me proposais d'écrire. On a témoigné à Dumon le désir que j’attendisse. Il a fort rassuré. Montalivet a dit à Dumon les mêmes choses qu’à Montebello sur la fusion, et sur ce qu'on en pensait à Claremont. A demain les détails.
Lady Palmerston devrait bien me rendre un petit service, trop petit pour que je me fasse la petite affaire de la demander à son mari. Mad. Baudrand avait envoyé à mes filles, par André un petit pot à crème en argent, fort joli, dit-on. La douane l’a pris sur André et l’a retenu. Je voudrais bien qu’on me le fit rendre en payant, comme de raison les droit exigés, si mon ami Ellice était ici, c’est à lui que je m'adresserais. Il a fait toutes mes affaires de ce genre. Mais Glengwich est trop loin. Et je m'adresse à Dieu, à défaut de ses saints, si tant est qu’Ellice soit un saint, et un saint de Lord Palmerston. Pouvez-vous écrire ou dire à Lady Palmerston deux mots sur mon pot à crème ?
L'impression de Paris est à la guerre. Le gouvernement parait croire qu’une forte démonstration suffira pour rendre l’Autriche plus traitable. Mais les démonstrations mènent loin. Vous voyez qu'on en médite une sur le Rhin en même temps que sur les Alpes. Je persiste à douter. Pourtant, pour Cavaignac, l’alternative est cruelle. Si l’Autriche cède, ou s’il la bat, ce sera pour lui un grand succès. Londres a un bien grand intérêt à ne pas lui laisser courir cette chance, car c’est en le triomphe de Paris tout seul, ou la guerre générale. Je répète que je persiste à douter. Adieu. Adieu.
André a remis à Jean, avec vos paquets, deux bouteilles de vin de Bordeaux. Gardez-les moi, je vous prie. Adieu. Adieu. G.
Lord Aberdeen m’a renvoyé votre lettre du 28. Il ajoute : " I'm already in debt with the Princess, and will write to her very soon."

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val-Richer, Vendredi 28 juin 1850,
Cinq heures

Je viens de lire attentivement Lord Palmerston habile mensonge d’un bout à l'autre. Bien plus mensonge qu'habile pour qui s’y connait un peu. Il omet hardiment ce qui est. Il affirme hardiment ce qui n'est pas. Ce serait ridicule et périlleux, s’il n’était pas sûr de son public et s’il avait des contradicteurs bien décidés.
Grèce. Il oublie qu’en 1835 il a dénoncé le Duc de Broglie au Prince de Metternich comme trop favorable à une constitution à Athènes.
Portugal. Il ne songe plus à renverser Costa Cabral. Donc il n’y a jamais songé.
Espagne. Narvaez, ce reckless adventurer, dans sa dépêche du 19 Juillet 1846, est aujourd’hui l'observateur le plus fidèle de la constitution.
France. Lord Normanby n'a été lié parmi les opposants à M. Guizot, qu'avec M. Molé, aussi monarchique que M. Guizot.
Autriche. L’Autriche a été six mois sans se plaindre de la non-production d'une dépêche. Donc elle n’avait pas à se plaindre.
Russie. Pas un moment des dépêches de Mr. de Nesselrode, du moins dans ce que j'ai aujourd’hui.
Quand on est aussi effrontément résolu à mentir en se taisant ou en se contredisant. On n'a pas grand peine à se défendre. Il se défend bien quand il accable de compliments la nation française pour retourner, contre les adversaires anglais, le reproche qu'ils lui ont fait de m'avoir renversé par haine personnelle, et avec moi la Monarchie. C'est le meilleur morceau du discours. La péroraison, qui me paraît avoir ou grand succès est un lieu commun d'éloquence vulgaire bon pour des badauds. Mais il a bien fait de s'en servir puisqu’il avait là des badauds pour l'applaudir. Je comprends le succès ; mais c’est un succès qui ne fait honneur ni à l'orateur, ni à son public.
Samedi 29 - 9 heures
Le chaud est passé ici, après deux orages nous sommes entrés, dans une température fort modérée. J'espère qu’il en est de même pour vous. Si le soleil vous fait mal, je finirai par m'en dégoûter. Je ne suis plus curieux que de Peel. Je n’espère pas qu’il dise tout ce qu’il y a à dire. Mais il pourrait dire beaucoup sans dire tout. L’article des Débats sur Palmerston me convient. Je voudrais vous envoyer des nouvelles pour vous distraire un peu de vos paquets. Je n'en ai point. Adieu, adieu.
Avez-vous revu, ou reverrez-vous Chomel avant de partir ? Je vous écris encore à Paris, selon votre ordre. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 9 Juillet 1850
5 heures

Je partirai demain de bonne heure pour Trouville. Pas avant la poste pourtant ; je veux avoir ma lettre. Mais je n'aurai guère le temps d’écrire. J'écris donc aujourd'hui. Je me suis beaucoup promené ce matin. Mon mal de tête est à peu près dissipé. Mais je n’ai pas plus de nouvelles à vous mander.
Avez-vous remarqué la lettre de Vienne dans le Journal des Débats d’hier lundi ? Je ne veux pas croire que l' ouvrage d’un port à l'embouchure du Danube puisse être entre vous et l’Autriche, une affaire sérieuse. Voulez-vous réellement que l’Allemagne se réorganise et se raffermisse ? Ou ne seriez-vous pas fâchés que son état d’anarchie et d'impuissance se prolongent ? Ce serait de là bien petite politique. Les plus grands s’y laissent quelquefois aller.
M. de Meyendorff va-t-il, ou non à Vienne ? Je le voudrais partout, tout son esprit me paraît bon. L'affaire danoise n'existe-t-elle vraiment plus qu'entre le Danemark et les Duchés ? Si la Prusse en est réellement sortie, il est impossible qu’elle ne finisse pas bientôt. Vous voyez qu'aux nouvelles je substitue les questions. Vous reviendrez d'Ems bien forte sur les affaires allemandes. Vous avez beau être Allemande et Russe ; ce ne sont pas ces affaires là qui vous intéressent le plus. Quand la France ou l’Angleterre ne sont pas en scène vous êtes bien tentée de vous endormir, soyez tranquille ; la France et l'Angleterre ne sont pas près de vous laisser dormir. Dalmatie, St Aignan et Mornay, qui reviennent de St. Léonard ont trouvé la Duchesse d'Orléans moins crispée, et plus abordable.

Mercredi 10, 8 heures
Pas de lettre encore aujourd’hui. C’est trop fort. Je m'en prends à la police allemande, nassauvienne, prussienne, n'importe laquelle. Je ne veux pas croire à quelque accident. Mais je suis très impatient, pour ne pas dire mieux. Adieu, Adieu. Je reviendrai ici ce soir attendre la poste de demain.
Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton Vendredi, 22 sept. 1848
Une heure

Je n'ai de nouvelles que de M. Hallam et de Mad. Austin. Je me trompe ; j'ai trouvé hier en rentrant une bonne lettre de Lord Aberdeen. Je ne vous l'envoie pas pour ménager vos yeux. Je vous la lirai dimanche. Rien de nouveau. Très autrichien. Regardant toujours l'Angleterre comme possible parce que l’Autriche ne cédera pas et ne doit pas céder. Il ne parle de revenir que dans le cours de Novembre. Les journaux modérés sont abasourdis du résultat des élections. L'Assemblée nationale soutient énergiquement son parti. Evidemment tout le monde est inquiet et tâtonne. Vous aurez vu à quel point l'élection de M. Molé a été contestée. Encore n’est-elle pas positive ? Le Communisme est en progrès effrayant. Aura-t-on assez peur et pas trop peur ? Je m’attends à quelque explosion rouge qui donnera aux modérés, un coup de fouet. M. Ledru Rollin se met à la tête des Montagnards croyant à leur victoire. Je parie que, dans son esprit, il dispute déjà à Cavaignac la présidence de la République. Nous sommes tellement hors de ce qui est sensé que tout est possible.
Lisez attentivement le récit de la prise de Messine qui est dans les Débats. Curieux exemple de l'absurde manie révolutionnaire qui est dans les esprits. Il est clair que les Messinois sont insensés, et ont été les plus féroces. On assiste à leurs atrocités. On tient leur défaite pour certaine. On rend justice à la modération du général Napolitain. N'importe c’est pour les Messinois [?] la sympathie. Uniquement parce que c’est une insurrection et une dislocation. Et le Roi de Naples, qui a offert aux Siciliens dix fois plus qu’ils n'espéraient d'abord est un despote abominable parce qu'il ne cède pas tout à des fous qui sont hors d'état de résister. La raison humaine est encore plus malade que la société humaine. Adieu.
Je vais me remettre à travailler. C’est bien dommage que je ne puisse pas dire tout ce que je voudrais. Je supprimerai de grandes vérités, et peut-être de belles choses. Adieu. Adieu. A demain.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton, Mardi 19 sept 1848
Une heure

Bugeaud commence assez bien. L’armée des Alpes l’a adopté. Pourtant je ne crois pas au succès. Je doute que les débats se fussent compromis comme ils l’ont fait pour la liste de conciliation, s’ils n’y étaient pas poussés par l'opinion d’un grand nombre de conservateurs. Si Bugeaud ne passe pas, outre l'échec, il y aura le mal de la rancune entre conservateurs. Je ne comprends pas la manœuvre des Débats. On les accuse d'être trop bien avec Cavaignac. On nomme des intermédiaires. Qu'ils aient fait ce qu’il faut pour n'être jamais en péril, cela se peut, et je ne m'en étonne pas, quoique je ne crois pas, que, pour eux ce fût nécessaire. Mais je ne pense pas qu’ils soient allés plus loin. L’Assemblée nationale est très irritée et jalouse contre eux.
C’est l’Autriche qui est un curieux spectacle. Vienne près d'échapper au moment ou Venise est près de tomber. L'impuissance anarchique au centre, la victoire monarchique aux extrémités. Avec quoi paie-t-on l'armée et combien de temps la payera-t-on ? D'après mes journaux français. Messine n’a point été repris et on n'a point égorgé 20 000 Autrichiens sur 10 000. Je n'ai pas encore vu le Times. Ni personne. Point de nouvelles donc, et je vous ai donné hier toutes mes réflexions. Je crois bien que si nous étions ensemble, nous ne resterions pas court. Mais on n’écrit pas le quart de ce qu’on dirait.
Je suis assez curieux de votre visite à la Princesse de Parme. Et plus encore de ce qui nous viendra de Paris à son sujet. J'ai peur que la cour de ce parti-là ne soit ce qu’elle a toujours été, ingouvernable pour les chefs du parti et mettant à cela sa dignité et sa vanité. Tant pis pour la France certainement ; mais tant pis surtout pour le parti. Il a déjà manqué bien des chances de se remettre en France, là où il aurait toujours dû être. S’il manque encore celle-ci ce sera grand dommage. Mais après tout, la France, tant bien que mal, s'est déjà tirée d'affaires bien des fois sans lui et malgré lui. Elle en viendra encore à bout, s’il le faut Adieu. Adieu.
Je viens de me promener une heure et demie Je vais travailler. Ce que je fais me plaît. Adieu. Vous aurez songé n'est-ce pas à me donner des nouvelles de vos yeux. Il ne vous font pas mal certainement après dîner, dans la chambre obscure. J’aime la chambre obscure. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton Vendredi 15 sept 1848
Une heure

Je rentre de ma promenade. Je la placerai tous les jours à cette heure-là, et je serai toujours chez moi à 2 heures. Brouillard général, mais léger et pas froid. Il faisait bon marcher.
Je viens de lire le discours de Thiers, en conscience. Comme toujours spirituel, naturel, utile, long et pas grand. L'appréciation des Débats est juste sans bienveillance. Ce qui me paraît d’une bien petite conduite, c'est de parler solennellement sur toutes ces spéculations insensées, et de se taire absolument dans tout débat qui serait un combat. C’est un évènement que la flotte sarde s'en allant de Venise, et laissant à la flotte autrichienne toute liberté de la bloquer. Venise tombera comme Milan, Toutes les révolutions ont eu fair play l'Italienne comme la française, comme l'allemande. Aucune ne gagnera la partie. Vous avez raison, quel spectacle à décrire pour un grand esprit qui saurait tout voir, et pourrait tout dire. Jamais Dieu n'a donné aux hommes une telle leçon de sagesse en laissant le champ libre à leurs folies.
Un homme que je ne connais pas vient de m’envoyer de Paris un volume de 1184 pages, intitulé. Recueil complet des actes du Gouvernement provisoire (Février, mars, avril et mai 1848). Complet en effet ; les petites comme les grandes sottises. Monument élevé à une Orgie. Ce volume vaut la peine d’être regardé, et gardé. Toutes ces sottises passent comme des ombres, et on les oublie. On ne sait ni s’en délivrer, ni s’en souvenir. Précisément ce qui arrive d’un cauchemar, dans un mauvais rêve.
On travaille à monter un coup pour que le Président de la République soit nommé par l'Assemblée nationale et pour que l'Assemblée nationale actuelle vive quatre ans comme le président qu’elle aura nommé. Si cela est tenté et échoué, l’échec sera décisif. Si la tentative réussit, elle amènera une explosion. On n'acceptera pas ce bail. Voilà, un ancien député conservateur M. Teisserenc qui vient me voir, et part le soir pour Paris. Je vais écrire pour affaires. Adieu. Adieu.
J’espère que vous n'aurez pas oublié d’écrire à M. Reboul. Vous n'oubliez guère, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Jeudi 25 Juillet 1850

La poste me traite ici cette année avec une grande courtoisie ; elle envoie un facteur au Val Richer exprès pour moi. Il vient directement, chargé de mes seules lettres et attend quatre heures avant de repartir. Comme au temps de ma puissance. Cette faveur a été sans doute l'objet de quelque hésitation, car deux ou trois fois, elle a été suspendue. Je suis rentré dans la foule ; le facteur faisait une tournée de canton, arrivait ici tard et repartait presque aussitôt. Il paraît qu’on s'est enfin tout à fait décidé pour la bonne grâce. Le facteur me le dit. J’en suis fort aise, et je témoignerai de quelque façon au directeur général que j’y suis sensible.
On annonce la convocation des Conseils généraux pour la fin d’août, quinze jours ou trois semaines après le départ de l'Assemblée. Ils se préparent fort tranquillement. C’est évidem ment une institution plus enracinée dans le pays que beaucoup d'autres, les propriétaires y ont goût et confiance, sans distinction de partis. Si les Conseils généraux exprimaient vivement et généralement quelque voeu, faisaient quelque démarche cela aurait assez d'autorité. Mais ils ne feront, cette année, rien de semblable ; point d'impulsion forte ni générale, point de but précis. Ils resteront à peu près, dans la même ornière que l’assemblée et le gouvernement. Il n'en résultera rien.
Je suis frappé de l’ignorance où vous êtes, vivant en Allemagne, sur les affaires d'Allemagne. On y pense donc bien peu en Allemagne. Car enfin, quoique vous n'ayez à Ems personne de bien amusant, vous y avez du monde. Si vous étiez à Plombières ou à Vichy, vous entendriez bien autrement parler des affaires de France et de Paris. Les plus froids et les plus sots en seraient sans cesse occupés. Il faut qu’il y ait au delà du Rhin bien peu de public et de publicité politique. Ce qui se passe à Vienne et à Berlin mérite fort à coup sûr qu’on y regarde. Pour moi, je suis avec un vif intérêt la réorganisation de la Monarchie autrichienne et les soubresauts rusés et vains de l'ambition prussienne. Vous avez raison ; petit pays, excepté pour les savants et pour les Chambellans. Vous me ferez voir le Rhin. Je ne le verrai probablement jamais sans vous.

9 heures
Précisément aujourd’hui vous me donnez sur l'Allemagne, des renseignements intéressants. Ce que vous me dites a l’air vrai. Vous voyez que la nomination de la commission permanente est devenue tout-à-fait une affaire. Sans conséquence, comme tout aujourd'hui, mais qui excite vivement les passions ce qui se croit des passions. L’Elysée y est battu ; ce qui ne servira de rien à l'Assemblée.
Je trouve le discours de Lord Palmerston au reform Club meilleur que son discours à la Chambre des communes. Plus vif, et plus original. Je suis assez frappé qu’aucun de ses collègues ne soit allé à ce dîner. C’est probablement d'accord avec lui.
On me dit que le Vice Président des Etats-Unis, M. Fillmore est un homme très distingué, beaucoup plus distingué que le Général Taylor. Le choléra en veut aux Présidents américains. Deux en quelques années. Les rois d’Europe ont été plus ménagés.
Le petit article du Constitutionnel sur la première communion du Comte de Paris est intéressant. Mais évidemment le Roi est toujours bien faible. J’aurai un de ces jours de ses nouvelles avec détail. Adieu, adieu.
Je crois un peu que les eaux d’Ems sont un humbug. Je l’ai entendu dire. On envoie là les personnes à qui on ne veut ni bien ni mal. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Paris Samedi 10 août 1850

Il n’y a plus personne ici, et j’ai eu du monde hier tout le jour Dalmatie Mallac, Génie, Piscatory, des insignifiants. Rien de plus que ce que nous savons ; mais un sentiment général qu’il faudra absolument du nouveau l'hiver prochain, et que tout ce qui est est usé. Le banquet de l'Elysée fait encore assez de bruit. Changarnier et les officiers supérieurs étaient partis quand les sous officiers se sont promenés dans le jardin, en criant : " Vive l'Empereur ! Aux Tuileries ! Pas tous, à beaucoup près, dit-on, mais un certain nombre. Et on dit que ces banquets se renouvelleront au retour du Président que tous les sous-officiers de l’armée de Paris y seront successivement invités. Cela déplaît beaucoup aux Généraux. Changarnier pourrait bien interdire, aux sous-officiers d’y aller. Alors le conflit entre les deux. Evidemment la Camarilla du président se remue assez et voudrait se faire un parti dans l’armée. Si son voyage réussit, s'il est bien reçu par les populations, on s’attend à quelque chose. Je ne m'attends à rien. Et au fond, Piscatory, non plus, ne croit pas qu’il se fasse rien, quoiqu’il eût bien envie de croire qu’il se fera quelque chose. On dit qu'au retour de l’assemblée, les diverses réunions, Rivoli, Richelieu, & & se disloqueront que, dans toutes, les sensés et les fous sont las de vivre ensemble et veulent se séparer, que tous les partis sont en état de désorganisation. Je crois cela ; mais je crois que l'explosion et les conséquences de cet état se feront encore attendre longtemps. Un seul fait est certain c’est que pour le moment, les légitimistes sont en perte et les orléanistes en progrès. On fait toutes sortes de raisonnements fantastiques ; voyez l’Espagne pourquoi s’est-elle sauvée ? Parce qu'il n’y avait sur le trône que des femmes et des enfants. Plus les apparences, d’un gouvernement sont faibles, moins il y a de péril ; le peuple veut un gouvernement qu'il ne craigne pas, qu'il ne respecte pas, qui ait besoin de sa protection.
Savez-vous pourquoi vous êtes tombé sans être soutenu ? Parce que vous imposiez trop, parce que vous n'avez point de préjugés populaires. Si le Roi avait suivi, en 1840, la pente populaire, s’il s’était engagé n'importe dans quoi en harmonie avec les traditions de la révolution et de l'Empire, il serait arrivé on ne sait pas quoi, mais autre chose, quelque chose qui eût duré. J’écoute, je souris, j'objecte ; je finis par parler sérieusement, et on ne sait plus que dire. Les esprits sont bien grès de retomber dans les vieilles maladies ; mais les corps sont fatigués et impuissants.
J’ai passé près de deux heures à Bruxelles avec le Prince de Metternich. Grande satisfaction de me voir ; il voulait être plus que poli. Après lui, il a fallu entrer chez Madame de Metternich ; il m'y a conduit. Aussi gracieuse que lui, là, il a fallu m'asseoir. Des compliments et des questions sur mes filles, sur leur mariage ; on cherchait mes faibles pour entrer par là. Quand je m’en suis allé il m'a reconduit jusqu'au milieu de l'escalier. Il m'a même écouté en silence deux ou trois fois. Bonne conversation. Il m’a parlé de l’Autriche et de Thiers. Plein de confiance dans l’avenir de l'Autriche : " Les hommes qui gouvernent sont de braves gens, pleins de courage " sur quoi, il me raconte toutes leurs fautes, et les embarras qui résultent de leurs fautes. Mais tout va bien. Ce qu’il m'a dit de ses conversations avec Thiers m’a intéressé. Il a fini par : " Je ne suis pas Thiériste." Et alors une longue comparaison entre sa situation à lui Metternich, et la mienne, pourquoi, il ne retourne pas en Autriche, pourquoi je fais bien de rester en dehors de tout ; en quoi nous nous ressemblons et en quoi nous différons . Pour qu’il y ait vie, il faut qu’il y ait les conditions de la vie. Ce n'est pas la même chose d'être tout-à-fait vieux, et de ne l'être pas encore tout-à-fait & &. Il m'a amusé, et il s'est amusé. Adieu.
Mon fils vient de m’arriver. On dit qu’il y a ce matin, une séance publique de l'Académie française ; prix Monthyon, l'éloge de Mad. de Staël. J'irai peut-être, pour voir quelques personnes. Adieu, Adieu. J’espère bien avoir une lettre ce matin. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton. Mercredi 13 Sept. 1848
Midi

Avec votre lettre ce matin, deux longues lettres de Brougham et d'Ellice. Brougham dans un accès de tendresse. Il voudrait m'envoyer son manuscrit, et que je le lusse pour y ôter, ajouter ou changer ce que je voudrais. Comme de raison, je ne refuserai. Enorme dissertation d’Ellice qui regarde la guerre et la banqueroute française comme infaillibles, et veut que l'Angleterre se retire tout-à-fait de l’Europe. Convaincu de la vertu et de l’impuissance de Cavaignac. Charmé d'avoir chez lui Duchâtel qui chasse et s’ennuie. " The patience of that ardent chasseur is beginning, to be sorely tired with our storms and torrents of rain. Amiable and interesting as he is from his knowledge of men and of affairs, how entirely he is homme d'affaires! If it was not for his engouement now for the chasse. I dearely know how I should employ his time for him in the Country. He will miss his old avocations and interests. much more than you will do."
Ellice me paraît avoir un plan pour le gouvernement de l'Irlande, et il espère que Lord John l'adoptera pendant sa visite à Dublin. J’ai ce matin quelques nouvelles d'Italie. Les chances en Sicile sont pour le Roi de Naples. Non pas pour soumettre l’intérieur de l'île, mais pour reprendre possession des villes et des points importants de la côte. Le Prince Gramatelli, qui est ici de la part des insurgés, est très abattu furieux, comme toute l'Italie contre l'Angleterre qui a laissé tout espérer, et ne tiendra rien. Dans l’intérieur de l'Italie dans les Apennins, de petits démembrements se font, de petites républiques indépendantes se proclament. Déjà crois ou quatre en Toscane et dans les légations. Anarchie complète impuissance, complète des gouvernants. Le Pape travaillant à temps, sans bruit, son épingle du jeu. De concert avec les cardinaux qui se concertent avec Vienne. Gènes à peu près perdu pour Charles-Albert. Conviction générale que l’Autriche ne veut que gagner du temps. Elle fait la police sous main en Italie comme elle la faisait ouvertement jadis. Le parti républicain, Mazzini et tous ses petits éclateront un de ces jours, et ce sera le coup de grâce de l'Italie. L’Autriche, se croira, en droit de tout faire contre eux et l'Angleterre de tout laisser faire. Et la République française dira qu’on a dérangé sa médiation qui allait réussir, et elle n'empêchera rien. Voilà les pronostics des Italiens gens d'esprit.
Je fais du feu. Il faisait froid hier chez Lady Cowley que j’ai trouvée. Elle cherche une maison. Georgine m’a paru de très bonne humeur. Il paraît que cette pauvre Aggy est mourante. Adieu. Adieu. Oui, jeudi n’est que demain. Hébert et Dumon viennent dîner avec moi aujourd’hui. Je serai demain au railway comme à l’ordinaire, avant 5 heures trois quarts. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23013_00356.jpg
Val Richer. Vendredi 12 Sept. 1850
6 heures

Je me lève de bonne heure et le soleil est levé avant moi, brillant dans un ciel pur. Je veux absolument croire qu’il vous aidera à chasser votre rhume. Je commence à me sentir reposé. Je me mets au courant de ma correspondance. J'étais fort en arrière. Les lettres prennent bien de la place dans la vie. Mais ce n'est pas une place perdue. On agit beaucoup par lettres bien des gens se défient moins d’une lettre que d’une conversation. On croit plus volontiers un absent. On lui sait gré de la peine qu’il prend pour persuader et on met moins d'amour propre, à lui résister.
Je vais faire aujourd'hui une visite à huit lieues de chez moi. M. de Neuville le député de Lisieux et le gendre de M. de Villèle. Vous m'en avez je crois entendu parler. Il est venu me voir plusieurs fois et je ne lui ai pas encore rendu sa visite. C’est toute une journée. Je reviendrai dîner chez moi.
J’ai lu L'ère des Césars dont je vois que les journaux font quelque bruit ! C’est un livre ridicule d’un homme d’esprit impertinent. Le Président dit à Cherbourg : " Donnez-moi du pouvoir ". Ses écrivains lui disent à lui : " Prenez du pouvoir " Il ne prend pas et on ne lui donne pas. Sot contraste! Plus l’action est prudente et modeste, plus la parole est exigeante et superbe. On se dédommage par ce qu’on dit de ce qu’on ne fait pas, de ce qu’on n'ose et ne peut pas faire.
Entendez-vous un peu parler des affaires du Piémont ? On me disait à Paris. (Je ne me rappelle plus qui) qu’on s'en inquiétait aux Affaires étrangères, et que si la querelle se réchauffait entre Turin et Vienne, et si Turin demandait appui à Paris, on ne serait pas en état de le refuser ou plutôt d'empêcher le Président de le donner. On dit aussi que les agents anglais recommencent à se remuer beaucoup là. Dans la stérilité de la saison je ramasse tous les on dit. Vous n'avez plus même Antonini pour le questionner.

Midi
J’ai été pris par des gens de Lisieux et je n'ai que le temps de fermer ma lettre avant de partir pour ma visite lointaine. Je vous parlerai demain de Fleischmann. Mais chassez votre rhume. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, samedi 8 Juin 1850
7 heures

Vous me dites que Montebello ne part pas. Est-ce qu’il ne part pas du tout ? J'espère qu’il ne fait que retarder sa course de quelques jours, et que, la loi de déportation une fois votée, il ira. Je crois sa visite importante. Est-ce que M. Molé est sérieusement malade ? Je suis en train de questions. Manie d'absent. Je ne saurai que demain quelque chose de la séance d’hier soir à Londres. Je n'y compte pas. La question n'est pas assez grosse pour forcer les votes, et les acteurs ne sont pas assez décidés pour exploiter sérieusement une petite question. Ce sont deux curiosités très différentes que celle qui attend quelque chose et celle qui n'attend rien. Pourtant la curiosité y est toujours. Sans croire aux journaux, je suis assez frappé de ce qui vient de Berlin sur la visite du Prince de Prusse à Varsovie. Evidemment, cette visite a changé quelque choses aux dispositions de l'Empereur. Il a bien raison du reste de ne pas se jeter à l'aventure dans ce chaos allemand. Décidé et réservé, c'est son attitude depuis Février, elle lui a réussi. Il n'en doit sortir, s'il en sort, que pour quelque chose de très grand et d’indispensable.

10 heures
Les journaux répètent, et vous confirmez le départ de l'Empereur d’Autriche pour Varsovie. Il y a ou concert entre les trois souverains, ou lutte de deux devant un. Je crois plutôt au dernier fait. La querelle de l’Autriche et de la Prusse n'ira pas à la guerre ; ils ne le veulent pas eux-mêmes et au besoin vous l'empêcherez. Mais c'est une querelle, très sérieuse, querelle de prépondérance et d’ambition, qui recommencera toutes les fois que la question révolutionnaire sommeillera. Les jours de repos sont finis pour l’Europe ; l'être paisible qui était la réaction de l’ère belliqueuse de l'Empire est accomplie. Nous entrons dans la réaction contraire. Je ne crois pas aux grandes et longues guerres ; mais des menaces des commencements des échantillons de guerre, des révolutions, des quasi-révolutions, de contre-révolutions une instabilité générale, rien qui dure et rien qui finisse, c'est là ce qui nous attend pour longtemps.
Ce que Thiers vous a dit de son projet de visite à St Léonard me frappe assez et je crois à votre application de son départ ou de son retard. Je suis ennuyé de cette antithèse ; elle est trop longue et trop monotone.
Voilà Londres fini ; car évidemment le retard, c’est la fin. Quand le cabinet viendra amener qu’il est raccommodé avec la France, la Chambre des Lords ne votera pas une censure ; ou si elle la vote, le cabinet n’en tiendra compte. Ce sera de l'opposition platonique. Les individus s'en peuvent accommoder, mais les corps ne se résignent pas à étaler ce mélange de mauvais vouloir et d'impuissance. Ajournée au 17, la motion de Lord Stanley tombera dans l’eau ou sera rejetée.
Est-il vrai que Mercredi dernier, à l'assemblée générale de l'Institut, au milieu d’un grand discours de Salvandy, un pigeon blanc, qui s'était introduit dans la salle est venu se poser sur sa tête et s'est si bien empêtré dans son toupet qu’on a eu quelque peine à l'en dépêtrer ? On me mande cette bouffonnerie. Je n’y puis pas croire. Ce serait trop drôle. Adieu, et merci de votre longue lettre. Avez-vous encore vos deux fils ? Adieu Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Samedi 14 sept 1850

Je ne puis vous rien dire encore de définitif sur René de Fleischmann. Mon gendre Conrad ne veut pas avoir un avis définitif avant d'en avoir causé avec son frère qui arrivera ici du 20 au 25. La lettre de ce jeune homme lui a plu extrêmement, ainsi qu’à ma fille Henriette, Tout leur plaît dans la famille, et la personne. Mais la fortune est bien, bien petite. C'est Mirabeau, je crois, qui disait : " 1500 livres de rente de ma Sophie ". Mais Mirabeau était déjà amoureux, et de plus très aventureux. René de Fleischmann paraît avoir grande envie de laisser là sa place au chemin de fer pour devenir secrétaire de la légation de Wurtemberg, ce qui ne lui vaudrait rien du tout pendant on ne sait combien de temps, pour lui valoir on ne sait pas quoi, ni avec quel degré de sécurité, quand il deviendrait chargé d'affaires. Il n'aurait donc, en se mariant que les 1800 fr. de pension que lui ferait son père, de qui il n'en peut attendre, et un jour éloigné j'espère, que 2 ou 3000 fr. de plus. C’est vraiment trop peu pour vivre habituellement à Paris. Il faudrait ou un peu plus de revenu personnel et assuré, ou une meilleure place dans les chemins de fer.
Mlle. de Witt est très simple et très bonne ménagère, et accoutumée à l'économie hollandaise. Mais elle a vécu jusqu'ici, en commun avec ses frères et sa tante, Mlle Temminck, par conséquent dans une maison très aisée. On ne voudrait pas qu’elle se trouvât trop gênée dans sa propre maison. J’avais espéré, sans en rien savoir du tout, que le jeune homme aurait, soit de sa place soit de son père, quelque chose comme 6 ou 7000 liv. de rente. Pas bien grande ambition. Je voudrais savoir quelque chose de précis sur la place qu’il a au chemin de fer et sur ce qu’on pourrait faire pour lui en faire avoir une meilleure, soit dans le chemin de fer où il est, soit dans un autre.
Voilà, en tout cas tout ce que je puis vous dire aujourd'hui. Quand Cornélis et sa femme seront revenus, la délibération de famille sera complète. Je serais vraiment fâché que cela ne pût pas s'arranger. J’aime le père et le fils me plaît.
Qu'est-ce je vous prie, que cette nouvelle de Berlin que M. de Meyendorff quitte votre service, pour sa santé ou pour autre cause, et s'en va en Italie ? et que c’est le comte Creptovitch qui remplace Medem à Vienne ? Cela me parait une sornette. Moi aussi l'affaire de Hesse me préoccupe. Je n'en sais pas le fond ; mais je crois toujours l’incapacité brutale de ces petits gouvernements allemands. Les mesures, me semblent bien grosses pour les motifs, s’il faut occuper la Hesse, je ne comprendrais pas que l’Autriche, se résignât à la seule occupation prussienne. Bade d’abord, puis la Hesse, ce serait une manière commode de prendre possession sous forme d’occupation.
J’ai fait hier ma visite. Seize lieues par un très beau temps il est vrai. Mad. de Neuville est bien, l’air intelligent et très arrêté. Deux fils d'assez bonne mine. On m’a tout présenté. M. de Neuville m'a dit que M. le comte de Chambon l’avait chargé de me dire combien il regrettait de ne pas m'avoir rencontré en Allemagne. J’ai répondu que j'étais parti quelques jours plutôt pour ne pas le rencontrer, et pourquoi. Je me sais rien de tel que de tout dire pour que tout soit compris.
Le Duc de Broglie m'écrit : " Je reçois votre lettre d'hier et je vous félicite d'avoir fait ce qui me reste à faire, et ce que je ferai avant mon retour à Paris. Je crois qu’il vaut mieux; pour les personnes que vous venez de voir, que les visites se succèdent ; elles ont besoin d'être entretenues dans leurs bonnes dispositions. " Voilà votre lettre. J’attends bien impatiemment que votre gorge soit mieux. Adieu, Adieu. Adieu. G.

P.S. Je viens de lire à Conrad, qui l’approuve tout- à-fait, ce que je vous dis de René de Fleischmann. Il me demande seulement de supprimer, quant à présent, et jusqu’à ce qu’il ait vu son frère, cette phrase " Je voudrais savoir quelque chose de précis..." jusqu'à " soit dans un autre.» Tenez donc, je vous prie cette phrase pour non avenue jusqu'à nouvel avis.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Lundi 23 Sept 1850
Huit heures

Mes enfants sont arrivés. Merci de votre lettre. J'ai bien envie que tout soit vrai. Je reçois d'ailleurs bien des détails sur la situation, point contraires à ce que vous me dîtes d’une personne, mais qui me prouvent que d’autres personnes travaillent bien ardemment en sens contraire. Et les anciennes rivalités sont pour beaucoup dans cette ardeur là. Ce serait bien puérile s’il n’y avait pas derrière les noms propres tout autre chose, que des passions ou des intérêts personnels. Les personnes sont la personnification de politiques profondément diverses, et dans les principes et dans les tendances. C'est là ce qui fait la ténacité, et en même temps l'excuse des rivalités. Je voudrais bien que vous puissiez me dire quand le Duc de Noailles viendra à Paris. Je serais bien aise de le savoir deux ou trois jours d'avance.

Dix heures
Vous me demandez ce que je pense de la circulaire Barthelemy. Je vous ai dit hier ma première impression avant d'avoir vu celle de personne. Un énorme blunder, une bonne intention déplorablement exécutée et produisant par conséquent un effet contraire à l’intention. Toujours la même inintelligence des sentiments du pays et de l’impression que font sur lui certains noms, certaines paroles. La même démarche pouvait être faite, la même idée pouvait être exprimée de façon à forcer l’approbation des hommes sensés, et sans blesser même les badauds. On eût fait ainsi un pas. Au lieu de cela on donne un succès aux hommes à qui on veut donner sur les doigts et à qui le public eût été charmé de voir donner sur les doigts, car au fond il les déteste ; il voit en eux les émigrés, et les Jacobins à la fois. Je répète le mot de Napoléon : " tout est dans l'exécution. "
Je m'étonne que Berryer n'ait pas pressenti l'effet. On l'exploitera immensément. Je ne vois à ce triste incident qu’un avantage, c’est que la glace est rompue contre la Gazette de France. En résultera-t-il autre chose, qu’une discorde de plus ? Ou bien ceux qu'on a voulu battre ne reprendront-ils pas avantage pour avoir été si mal habilement battus ? Je crains la pusillanimité après la maladresse.
Certainement Boislecomte à de l’esprit beaucoup de pénétration et d'invention. Il est de ceux qu’il ne faut pas toujours croire, mais toujours écouter. Adieu. Adieu.
L'écheveau s’embrouille de nouveau en Allemagne; mais il me semble que Vienne tient décidément le bon bout du fil. A présent il faut dévider. C'est ce que Catherine de Médicis disait : " C'est bien coupé ; maintenant il faut coudre. "
Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mercredi 25 Sept 1850

J’espère que vous aurez bientôt de meilleures nouvelles de votre fils Alexandre. Vous ne me dites pas quel est son mal. Peut-être ne vous l’a-t-il pas dit lui-même. Il a l’air d'avoir un bien bon fond de santé. Dieu vous garde d’une longue inquiétude.
Vous aurez vu qu’on ne pouvait m'en dire, sur la circulaire, plus que je n'en pense. Je trouve le mal très grave et le symptôme encore plus grave que le mal. Que personne ne se soit douté de l'effet ! Certainement cela tourne au profit du Président, et je ne doute pas que ses conseillers, n’en tirent parti. S'ils savent se conduire, la chance est pour eux, non pas pour toujours, mais pour longtemps.
Vous avez raison de trouver à Achille Fould vraiment de l’esprit ; il en a et ce qui est plus rare, son esprit est de l’esprit politique ; il a de la mesure, et de la prévoyance, les deux qualités essentielles de l'esprit politique.
Je regrette de n'avoir pas été à Paris pendant le séjour de Lady Allice. Sa bizarrerie me plaît et sa passion pour vous me touche, Quand vous lui écrirez, parlez-lui de moi, je vous prie, et de mon regret.
La citation de Massillon est une bonne fortune pour La Rochejaquelein. Sa seule bonne fortune dans cette affaire, car elle ne vaut pas mieux pour lui que pour le parti. Il aura beau dire et on aura beau lui dire d'autres paroles. l'excommunication lui restera. Il est déclaré et repoussé dans la région des ombres errantes, rendez-vous des brouillons qui veulent plaire à tous les partis.
Croyez-vous, comme je le vois dans mes journaux, que, de Vienne, on soutienne à Cassel M. de Hassenpflug] ? Que l’Autriche défende les petits Princes de l'Ambition prussienne, je le comprends ; mais je ne la trouve pas, pour cela obligée d’épouser tous les Princes sots.
Que signifie ce qu’on appelle le manifeste du Président inséré dans le Bulletin de Paris et que l'Assemblée nationale attaque si vivement ? Cela fait-il aussi du bruit ? Si c'est authentique, il y a de quoi faire du bruit. Les premières séances de l'assemblée, seront curieuses. Je trouve l'article de M. Véron dans le Constitutionnel habilement fait. Pour lui-même et pour le Président. Il y a du monde, dans le pays, derrière cette position-là. Vous ne lisez pas l’Univers. Il défend la circulaire Barthélemy et reproche aux journaux légitimistes leur faiblesse. Le seul de son espèce.

Onze heures
Je ne vous reviens que pour vous dire adieu. Ne manquez pas, je vous prie, de me donner des nouvelles de votre fils, dès que vous en aurez. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 29 Sept. 1850

Je vous vends Fleischmann. Je suis frappé de son hostilité contre l'ancienne diète de Francfort. Quand un homme aussi honnête et sensé pense cela, il y a bien à regarder. Car il n'est pas complaisant pour les radicaux ; témoin ce qu’il vous dit de la Reine des Pays-Bas. Evidemment, il faut à l'Allemagne, autre chose que ce qu'elle avait avant février ; elle n'y retournera pas et ne s'y tiendra pas tranquillement. De loin, la raison le dit ; voilà un homme intelligent et monarchique à qui l’observation le dit de près. Le bon chemin entre le bouleversement et l'immobilité n'est pas encore trouvé. L’Autriche devrait le trouver ; elle n’est plus vouée à l'immobilité ; de gré ou de force elle change tant de choses dans sa propre maison, elle y admet tant de nouveau; elle devrait trouver aussi et admettre le nouveau qui convient au grand corps allemand. C’est la seule manière de déjouer l'ambition de la Prusse. Tout ce qu’il faut à l’Autriche, c’est que la confédération germanique subsiste tran quille et point asservie à la Prusse. Il ne se peut pas que l'ancienne organisation soit la seule qui atteigne à ce but. " Cherchez et vous trouverez. “, dit l'évangile qui a toujours raison. Je suis convaincu que, si l’Autriche, cherche sérieusement et sincèrement, elle trouvera.
Le Roi de Wurtemberg me fait dire qu’il espère que je retournerai sur le Rhin l'été prochain et qu’il me priera alors de pousser jusqu'à Stuttgart. Avez-vous vraiment quelque idée d’y aller voir, votre grande Duchesse ?
Peel and his times m'amuse toujours beaucoup. Je viens de lire 1827, l'apparition et la disparition de Canning. Vous n'êtes pas nommée du tout ; mais les menées autour de George IV, pour la formation de ce Cabinet brillant et éphémère sont assez vivement racontées, par un libéral modéré et de peu d’esprit, qui déteste les cours et les femmes dans les cours. Il parle du travail caché que faisait ou laissait faire le Duc de Wellington pour remplacer lui-même, Lord Liverpool et il dit : " The king was disposed to favour this tortuous course ef proceeding ; he had et this time become a kind of English Sardana palus, and was anxious, to have a government sufficiently strong to relieve him from all anxieties about affairs of state, and to leave him free to enjoy the imitation of a Mohammedan Paradise which he had established at Windsor, perfect in all respects save the prohibition of wine." Il raconte assez bien l'effet que fit sur le Roi la démission, simultanée des six anciens collègues Tories de Canning : " This, which certainly looked like an attempt to intimidate, fired the pride of George IV ; he immediately confirmed the appointment of M. Canning, and gave him full power to supply the places which had been vocated. " Cela vous amuserait.

10 heures
Votre lettre est intéressante. J'y répondrai demain. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Mardi 15 oct. 1850

Voici une question que je ne trouve pas, dans ma bibliothèque d’ici, les moyens de résoudre et sur laquelle mon petit visiteur ira peut-être vous consulter. mon libraire veut mettre sur le titre de Washington, les armes des Etats-Unis d’Amérique, et sur le titre de Monk, les armes d'Angleterre. Mais ce sont les armes d’Angleterre sous les Stuart qu’il faut là et non pas les armes d'Angleterre sous la maison de Hanovre. Je ne me rappelle pas bien et je ne puis indiquer d’ici les différences. On fera la vérification, à la Bibliothèque du Roi, (nationale aujourd’hui) et je pense qu’on trouvera là tout ce qu’il faut pour la faire. Mais si quelque renseignement manquait aurait-on, à l'Ambassade d'Angleterre, et votre ami Edwards pourrait-il procurer de là un modèle des armes de Charles 2 en 1660 ? J'espère qu’il ne sera pas du tout nécessaire que vous preniez cette peine, mais je veux vous prévenir qu’il est possible qu’on vienne vous en parler.
Ce que vous a dit de Cazes ne m'étonne pas. Bien des gens le pensent. C'est peut-être le plus grand danger qu’il y ait à courir. J’ai très mauvaise idée de ce que serait le résultat. Probablement encore un abaissement de plus. Mais la tentation serait forte. Je dois dire que les dernières paroles qui m’ont été dites à ce sujet ont été très bonnes et très formelles.
Avez-vous revu Morny ? Je suis assez curieux de savoir, s'il vous dira quelque chose de mes quelques lignes, et de l’usage qu’il en a fait.
La corde est en effet bien tendue en Allemagne. Pourtant il me semble que Radowitz prend déjà son tournant pour la détendre un peu. Que vaut ce que disent les journaux de son travail pour amener l'union restreinte à n'être qu'une union militaire comme il y a une union douanière ? Ce serait encore un grand pas pour la Prusse et je ne comprendrais pas que les petits États se laissassent ainsi absorber par la Prusse sans avoir au moins le voile et le profit de la grande unité germanique. Mais il y aurait là un commencement de reculade. Je persiste en tout cas à ne point croire à la guerre. Personne n'en veut, excepté la révolution qui a peu prospéré en Allemagne. L'indécision même de votre Empereur entre Berlin et Vienne est un gage de paix. Y eût-il guerre, le Président ne serait pas en état, le voulût-il de faire prendre parti pour la Prusse. On ne prendrait point de parti de Paris comme de Pétersbourg et de Londres on remuerait ciel et terre pour empêcher la guerre, qui serait de nouveau la révolution. Je ne viens pas à bout d'être inquiet de ce côté, malgré le duo de bravoure de Radowitz et de Hübner.

10 heures
Je vois beaucoup de bruit dans les journaux et rien de plus. Pas plus de coup d’Etat en France que de guerre en Allemagne. Je n'ai qu'une raison de me méfier de mon impression ; c’est qu’il ne faut pas aujourd’hui trop croire au bon sens. Notre temps a trouvé le moyen d'être à la fois faible et fou. Adieu, adieu.

Je reçois de mauvaises nouvelles du midi de la France. On m’écrit que les rouges y redeviennent très actifs. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton Mardi 10 Juillet 1849
Midi

Je suis arrivé hier à point, pour l'avant dernier ommibus. J'étais chez moi à 10 heures un quart. Il fait bien moins chaud aujourd'hui. Vous viendrez peut-être à Londres. Je vais faire des visites toute la matinée. Rien de Paris. Je viens de voir quelques personnes. Une longue lettre de M. de Tocqueville ; assez blessé des attaques de l'opinion Anglaise contre l'expédition de Rome. La lettre est singulièrement médiocre. On me dit qu’il faut lire ce matin, dans le Times, une lettre d’un hongrois sur les affaires de Hongrie. On espère que, tranquille de ce côté, l’Autiche se retournera vers la Prusse et la contiendra. Si cela arrive l’Autriche sera le point d'appui de la France. J'ai dit à deux ou trois personnes que Thiers ne venait pas. Cela fait rire tout le monde, et n'étonne personne. Panizzi qui sort de chez moi, et qui part lundi pour Paris est charmé de gagner son pari avec Ellice. Il avait parié que Thiers ne viendrait pas. Il prétend que, cela reconnu, Ellice ira avec lui, Panizzi aux eaux d’Aix en Savoie.
J'aime bien mieux qu’Ellice se réserve pour vous accompagner à Paris, si vous êtes forcés d'y venir à présent. Mais vous ne serez pas forcée ; vous garderez la rue St Florentin. Décidément, c'est ce que je préfère pour vous. Pas autre chose à vous dire. Adieu. A demain. Je n’ai point de nouvelles des passagers de St Léonard, Dumon et autres. Nous avons eu de bien charmantes journées hier et auparavant. Quand les retrouverons-nous, avec un long avenir ?
Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lowestoft Lundi 21 août 1848
Midi

Mauvais jour. Pas de lettre et une violente tempête. Vous n'aurez que du petit papier. J’ai passé ma matinée à lire une immense discussion de la Chambre des communes sur Vancouver Island. Un vraiment très beau discours de M. Gladston. Peu agréable pour Lord Grey. Il est en bien grand déclin. Vous ne regarderez jamais à Vancouver Island. Il y aura pourtant là un jour un grand Empire... Anglais ou Americain. C'est là la question This is a great subject, dit M. Gladstone the small begining of a great subject. As Wordsworth our greatest modern pact said : " The boy is father to the man." Le discours est tout-à-fait beau, et a eu un grand succès. Ch. Buller a défendu lord Grey, spirituellement et sensément mais petitement. Je n'ai rien de mieux à vous dire. Si vous étiez là, nous parlerions de tout. Qu’y avait-il donc de si charmant dans ma lettre du 16 ? Je ne me rappelle que quelques phrases sur l'Impératrice qui en effet pourront lui plaire. Les siennes m’avaient beaucoup plu.
Voilà donc l'Empereur rentré à Vienne. Comme les choses qui se ressemblent le plus se ressemblent peu ! Tout le monde a dit que c’était une seconde édition de la fuite de Varennes. Mais ici le retour est une fête. L’Autriche est encore bien monarchique, son histoire est la seule belle de ce moment. L'archiduc Jean à Francfort et Radetzky à Milan. M. de Metternich doit être bien content que cela soit fait, et un peu triste de ne l'avoir pas fait. Pas plus de nouvelles, ce matin de Paris que de Londres. Je ne suppose pas que le débat sur l’enquête ait pu commencer aujourd’hui. On attendra la fin de la distribution des Papiers. Les journaux anglais traitent le Général Cavaignac aussi bien que les journaux français Lord Palmerston. De part et d'autre, on s'amadoue. On a raison. Adieu. La tempête ne se calme pas. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lowestoft, jeudi 17 août 1848
10 heures

Le temps est superbe. Je viens de me promener au bord de la mer. Mais vous manquez au soleil et à la mer bien plus que la mer et le soleil ne me manqueraient si vous étiez là. D’Hausonville m’écrit très triste quoique point découragé : " A l'heure qu’il est, me dit-il, le pouvoir nouveau est, vis-à-vis de la portion saine de l'Assemblée nationale à peu près dans les mêmes dispositions que l’ancienne commission exécutive. Autant que M. de Lamartine, M. Cavaignac redoute l’ancienne gauche, et comme lui il est prêt à s'allier avec les Montagnards, pour ne pas tomber dans les mains de ce qu'il appelle les Royalistes. Ce dictateur improvisé paie de mine plus que de toute autre chose, et a plus le goût que l’aptitude du pouvoir. Vienne une crise financière trop probable ou la guerre moins impossible depuis les revers des Italiens, et la république rouge n’aura pas perdu toutes ses chances. " Il veut écrire sur la politique étrangère passée. Il me dit que c’est à son excitation que son beau frère a écrit dans la revue des Deux Mondes, sur la diplomatie du gouvernement provisoire, l’article dont vous m’avez parlé. " Les documents diplomatiques insérés, dans la Revue rétrospective me serviront dit-il de point de départ pour venger, pièces en mains, cette diplomatie du gouvernement de Juillet, si étrangement défigurée. Je voudrais finir par indiquer quelle doit être dans cette crise terrible, l’attitude de ceux qui ont pensé ce que nous avons pensé, et fait ce que nous avons fait, si vous croyez utile de m'esquisser ce plan, je recevrai vos conseils avec reconnaissance et j’en ferai profiter notre pauvre parti resté, sans chef et sans boussole dans ce temps, si gros et si obscur." Ceci m'explique un peu Barante.
Évidemment l’envie de rentrer en scène vient à mes amis. J'ai aussi des nouvelles de Duchâtel, d’Écosse où il se promène charmé du pays. Je vous supprime l’Écosse. Voici ce qu’il me dit de la France : " Il me semble que, dans le peu qu’elle fait de bon, la République copie platement et gauchement la politique des premières années de la révolution de 1830." Quel spectacle donne la France.
On m’écrit de chez moi que les élections municipales ont été excellentes. Les résultats sont beaucoup meilleurs que de notre temps. Le député actuel de mon arrondissement, qui faisait toujours partie du conseil municipal n'a pas pu être élu cette fois.

Une heure
Votre lettre est venue au moment où j’allais déjeuner. J'espère que celle de demain me dira que votre frisson n’a pas continué. La phrase du National ne me paraît indiquer rien de particulier pour moi. Il insiste seulement sur le danger pour la République d’un débat qui mettra en scène le dernier ministre de la Monarchie qui n’a fait, après tout, que combattre ces mêmes auteurs de la révolution qu'on demande aujourd’hui à la république de condamner. Je comprends que ce débat, leur pèse. S'il y a un peu d’énergie dans le parti modéré, il faudra bien que le National et ses amis le subissent. Mais je doute de l’énergie. Tout le mal vient en France de la pusillanimité des honnêtes gens. S'ils osaient, deux jours seulement, parler et agir comme ils pensent, ils se délivreraient du cauchemar qui les oppresse. Mais ce cauchemar les paralyse, comme dans les mauvais rêves.
La lettre de Hügel est bien sombre, et je crois bien vraie. Je vous la rapporterai avec celle de Bulwer à moins que vous ne le vouliez plutôt. Je vois que Koenigsberg le parti unitaire a pris le dessus. Parti incapable de réussir, mais très capable d'empêcher que la réaction ne réussisse. La folie ne peut rien pour elle-même ; mais elle peut beaucoup contre le bon sens. Pour longtemps du moins. Que dites-vous du Général Cavaignac parcourant les Palais de Paris le Luxembourg, l’Élysée & pour voir comment on en peut faire des casernes et des postes militaires. On voulait nous prendre pour les forts détachés, dont le canon n'atteint pas Paris. Aujourd’hui, on met les forts détachés dans les rues. Ce qui me frappe, c’est que Cavaignac et les siens ont l’air de régler cela comme un régime permanent. C'est de l'avenir qu’ils s’occupent. Ils sont convaincus que, si on ôte au malade sa camisole de force, il jettera son médecin par la fenêtre. Et le gouvernement ne consiste plus pour eux qu’à prendre des mesures pour n'être pas jetés par la fenêtre. Adieu.
J’attendrai la lettre de demain un peu plus impatiemment. Je travaille. Que de choses je voudrais faire ! Adieu. Adieu. G.
J’avais donc bien raison hier de croire que la chance du Roi de Naples en Sicile pourrait bien valoir mieux que celle du Duc de Gènes.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lowestoft, Mardi 15 août 1848
Une heure

Longue lettre. Par conséquent bonne. Bonne pour elle-même, et comme symptôme. Vous n'écrivez pas longuement quand vous êtes souffrante. Soyez tranquille ; le mauvais temps, s’il s’établissait ne prolongerait pas mon séjour ici. Plutôt le contraire. Une vraie tempête cette nuit. Un bâtiment s’est perdu sur la côte. On a sauvé l'équipage. Le soleil se lève et le vent tombe ce matin. L’air de la mer me réussit. J’ai un appétit rare pour moi. A chaque instant, ceci me rappelle Trouville, l’été dernier. C’était bien joli. J'ai bien eu envie de vous garder un peu rancune de votre mauvaise humeur en arrivant au Val Richer. Mais je n'en ai rien fait. Quand retrouverai-je Trouville au lieu de Lowestoft ?
Si votre Empereur est en si bonne disposition pour la République et la reconnaît, rien ne vous empêchera de la reconnaître aussi quand elle aura renoncé à me faire un procès. Quel dommage d'avoir la langue liée ! Jamais il n’y a eu un meilleur moment pour parler au nom de la bonne politique. La mauvaise tourne si piteusement. Je commence à ne plus comprendre pourquoi ni comment on donnerait la Lombardie à Charles-Albert. Après ce qui s’est passé à Milan, ce ne serait pas même un mariage de raison. Le divorce viendrait bientôt. Deux Toscanes, comme dit le Roi, ou la Toscane doublée, comme vous dites aujourd’hui. Quoiqu'on fasse, il y aura au bout de tout ceci, un mort, l’unité italienne et un bien malade, le Roi Charles-Albert. Et un autre qui aura bien de la peine à ressusciter quoique vainqueur, l’Autriche. Pour que l’ordre se rétablisse réellement en Italie, il faut qu’il se rétablisse en France, en Allemagne, partout. A chaque nouvelle crise la question devient de plus en plus générale et unique, et toute l’Europe solidaire. Je suis de votre avis sur l’unité allemande. C’est la plus chimérique, et la plus folle de toutes. Elle ne s’établira pas. Mais la fermentation allemande durera longtemps, plus longtemps que les autres. (On veut faire à Francfort une nation et on ne veut détrôner pas un de tant de souverains.) On prétend à l'unité, et on ne veut sacrifier aucune indépendance. Il y a dans ce double dessein une inépuisable anarchie. Mais l’Allemagne ne se lassera pas tout de suite de cette anarchie. Elle y est moins pesante. et moins ruineuse qu'ailleurs précisément à cause de tous ces petits états qui après tout, au milieu de ce chaos, se gouvernent à peu près comme auparavant.
Je lirai ce soir le Prince de Linange. Je suis un peu curieux de ce qu'en dira le spectateur de Londres. Il a d’illustres souscripteurs qu’il voudra peut-être ménager. Ce dont je suis bien plus curieux, c’est de la bataille dans l’Assemblée nationale à propos du rapport de la Commission d’enquête. Si ce débat a lieu, et je ne comprends guère aujourd’hui comment il n'aurait pas lieu, ce sera à coup sûr un événement, le début d’une situation nouvelle. A moins que la mollesse des hommes n’annule les résultats naturels de la situation. Nous voyons cela, souvent.
J’aime mieux que vous restiez à Richmond. Et je crois qu’à l’épreuve vous l’aimerez mieux aussi. Vous vous feriez difficilement à Tunbridge des commencements d'habitudes. Je ne comprends pas ce que Barante peut écrire, ni qu’il écrive. Je n’ai pas de ses nouvelles depuis longtemps. A la vérité je lui dois une réponse. Je doute qu’il écrive rien qui fasse beaucoup d'effet. Son esprit ne va guère à l'état actuel des esprits. Je vais demander ce qu’a écrit Albert de Broglie sur la diplomatie de la République. Adieu. Adieu.
Je vais me promener au bord de la mer. Seul. J’ai toujours aimé la promenade solitaire, faute de mieux. Je n’ai rien de France. Adieu. Adieu. G. J’oubliais de vous dire que je trouve très bonne la dépêche de M. de Nesselrode sur les Affaires de Valachie. Conduite et langage.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mercredi 26 juin 1850
7 heures

J’ai oublié de vous demander quoique j'en sois curieux, si vous étiez allée dimanche à Passy si vous y aviez fait votre rencontre et si vous lui aviez parlé de ce qu'on m'a dit à St Léonard. Je suppose qu'il n'est pas très pressé de vous rencontrer. Il est plus hardi à tendre ses pièges qu'à se trouver en face de ceux qu’il y voudrait prendre.
Le facteur va m’apporter les premières nouvelles de Londres. Je crains bien que la conclusion de l'affaire si petite pour Paris n'ait nui au débat. Le bataillon radical et fanatique qui entoune Palmerston et lui apporte solennellement son portrait, fait peur à bien des gens ; ils saisirent ce prétexte de donner satisfaction à leur peur. Si l'Angleterre, ce qui j’espère bien, n’arrivera pas, devait être emportée aussi par le démon révolutionnaire Palmerston serait le Judas qui le livrerait. Tâchez de savoir de Hübner si l’Autriche est en effet disposée, comme nous l'a dit le comte Creptowitch, à abandonner sa prétention d'entrer dans la confédération germanique avec tous ses états allemands où non allemands. Plus j’y pense, plus je trouve comme le Roi, qu'elle aurait tort d'y persister. La politique simple et attachée uniquement à l’intérêt principal est la seule qui convienne aujourd’hui : aux temps faciles et calmes il appartient de tenir grand compte des intérêts secondaires & de poursuivre simultanément des buts divers. L’Europe n'en est pas là.

10 heures
Certainement, la journée d'avant-hier est grande. Le petit billet qu’il vous a écrit me plait. Il y a de quoi penser à son petit château du Loiret. Décidément, la prudence, l'extrême prudence prévaut partout. Il faut donc que l’initiative vienne des intéressés pour qu’il y ait de bons conseils. Je n’ai jamais douté que dans le cas les conseils seraient bons. Mais je crois aussi que les plus intéressés ne sont pas les seuls intéressés, et qu’il y a bien des manières de prendre soi-même l’initiative sans inconvenance ni imprudence, quand on veut arriver au but. Je viens de lire le commencement de la séance des Communes et du discours de Rocbuck. Voilà donc la question posée entre la politique de l'Angleterre pendant trente ans et sa politique actuelle, entre M. Pitt et Lord Palmerston. Rocbuck condamne, dans le passé la lutte contre la révolution, et promet, pour l'avenir, l'appui de l’Angleterre à la Révolution. Et on appelle cela la cause de la civilisation et de la liberté ! Il est possible que Sir Robert se taise, qu'il laisse injurier ainsi tout ce passé auquel il a pris part, et pousser l'avenir dans ce détestable mensonge qui confond la révolution avec la liberté. Mais je suis décidé à ne pas comprendre son silence. L'occasion est belle pour rendre à son pays un immense service, et avoir, dans son Parlement, un immense succès. Dieu veuille qu’il le fasse ! S’il ne le fait pas, si personne ne le fait, je commencerai à être inquiet pour l'Angleterre. Adieu. Adieu.
Je jouirais bien de ce magnifique temps, si je ne craignais qu’il ne soit trop chaud pour vous. Adieu, adieu. Je ne comprends pas pourquoi ma lettre d'avant-hier a été en retard. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val-Richer Vendredi 7 Juin 1850
7 heures

Je trouve les journaux timides sur la dotation du Président, timides à la défense et timides à l'attaque. Il aura son argent, mais il le payera cher. Ce serait trop cher s’il était roi, ou destiné à le devenir. Un pouvoir temporaire peut risquer cela, le risque lui vaut mieux que de n'avoir pas le sou tant qu’il dure et d'être en banqueroute quand il s'en va. L’Ordre le journal d'Odilon Barrot, est bien vif contre. Il y a là des rancunes qui se donneront libre carrière toutes les fois que le Président leur en fournira l'occasion.
C'est ce soir le débat à la Chambre des Lords. La motion de Lord Stanley est bien rédigée, modérée et incisive. Mais je suis de l’avis d'Ellice ; je doute que Stanley et Aberdeen soient in earnest. Ils n’oseront pas se charger du gouvernement ; et les Whigs jouent évidemment le jeu de leur en imposer le fardeau pour les effrayer du succès. Ils déclineront, sous main, le succès. Ce sera grand dommage. Je suis convaincu qu’un grand Ministre conservateur, aurait aujourd’hui en Angleterre une admirable chance, et ferait jouer à l'Angleterre un rôle admirable en Europe. Ce ne serait plus le Torysme de M. Pitt et de Lord Castlereagh, un Torysme agressif et belligérant ; mais un Torysme grave et mesuré pratiquant pacifiquement la bonne politique, blâmant hautement la politique révolutionnaire et lui retirant partout tout appui, un Torysme de principes de langage, et d’attitude, puissant par l'autorité plus que par les coups. Il n'en faudrait pas davantage au point où en est aujourd’hui l’Europe, pour la faire rentrer dans la bonne voie. Les difficultés intérieures seraient plus grandes pour un cabinet Tory ; pourtant je les crois, surmontables. Rien ne me déplaît davantage que les honnêtes gens manquant à faire le bien ; bien plus que les coquins faisant le mal. C'est pourtant ce qui arrivera à Londres.

10 heures
Vous avez raison de prédire à Piscatory qu’il voterait les 3 millions. Bien d'autres en feront autant. Et ils voteront bien autre chose. Je suis très curieux de Varsovie. Je vois dans un journal que l'Empereur d’Autriche est parti pour y aller. Est-ce vrai ? Certainement le rôle Russe entre Berlin et Vienne est difficile. Prusse et Autriche prétendent l’une et l'autre à des choses fort nouvelles et qui dénaturent fort la confédération germanique. En tout, le monde est en train de vouloir du nouveau, et rien n'est plus difficile que de démêler, le bon dans le nouveau. Je suis charmé de votre nouvelle que rien n'est fini avec Lord Palmerston. Bon article dans les Débats d’hier. Mais je n'ai pas confiance dans Londres. Il n'y a point de prudence égale à la prudence anglaise.
Pas de réponse encore sur ce que j'ai écrit à propos des voyages à St Léonard. Adieu. Adieu. Hubner doit être bien content de vous avoir à dîner. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Vendredi 25 oct. 1850

J’ai trouvé hier en arrivant, et je reçois ce matin une quantité d’épreuves à corriger. Monk, dont l’impression finit. Je veux que ce soit prêt à paraître à mon retour à Paris. De plus, je vais dans une heure, déjeuner à Lisieux. Préface pour dire que ma lettre sera courte. Je n'aime ni à écrire ni à recevoir des lettres courtes. Nous avons tant à nous dire et le temps s'en va si vite. Le courrier m'apporte une lettre de Morny qui m’écrit ce qu’il vous a dit. Il a senti la nécessité d’un peu d’excuse. Je m'attendais à ce qui est arrivé. Je n'en suis point dérangé ; mais je suis bien aise que l'abus soit constaté. Vous savez que je suis décidé à ne pas m'inquiéter des Affaires d'Allemagne.
Salvandy a parfaitement raison. Pour qu'une alliance avec la Prusse fût bonne à quelque chose à la France, il faudrait que la Prusse elle-même fût décidée à céder à la France les provinces du Rhin, en prenant à son tour en Allemagne son dédommagement. On n'en est pas là. Pour faire quelque chose aujourd’hui, il faudrait faire de grandes choses. On ne fera rien.
Je crois un peu à l'engourdissement de Lord Palmerston.Sa dernière lutte l’a laissé atteint. Il n'y a pas à s'y fier. Il est hardi et étourdi. Mais certainement il a envie de se reposer. Je me sais s’il y a quelque chose dans les journaux. Je n'ai pas le temps de les lire avant de partir pour Lisieux. Je crois que le Pape s’est trop pressé de faire un archevêque de Westminster. Il n’est pas assez bien assis chez lui pour s'attirer une forte bouffée de colère populaire anglaise. Palmerston en pourrait tirer grand parti. Je suis frappé de la décadence de l’esprit ecclésiastique Romain. Plus de foi fanatique et plus d'habileté politique ; c’est bien dangereux. On prétend pourtant que le Cardinal Antonelli est un homme d’esprit. Il n’y paraît pas. Adieu, adieu.
J’aurai, d’ici à mardi, je ne sais combien de petites affaires. La mort de mon pauvre juge de Lisieux m'oblige à me mêler de toutes. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie. Lundi 24 sept 1849 Sept heures

Je vois approcher avec plaisir le jour où je retournerai chez moi. Je suis très bien ici très choyé. Bonne conversation, et qui me plait sur toutes choses comme sur les affaires. Mais j’ai l’esprit plein de ce que je fais de ce que je veux faire. Il n’y a qu’une conversation que je préfère toujours à mes propres préoccupations. Ce que je fais me préoccupe sérieuse ment. Je me figure que ce qui manque le plus aujourd’hui en France, c’est quelqu'un qui dise la vérité avec quelque autorité ; la vérité que tout le monde croit, que tout le monde attend, et à laquelle personne n’ose toucher. Je ferais certainement cela. D’abord sous le manteau anglais ; puis et pas longtemps après, sous ma propre figure française, en parlant de mon temps et de moi- même. Il est clair que l'autorité ne me manque pas. Je voudrais que vous vissiez tous les gens qui viennent me voir. Je suis frappé surtout de ceux d’ici, que je ne connaissais pas auparavant, la plupart du moins. Conservateurs, il est vrai, mais conservateurs de toute sorte et de toute date. Vous seriez frappée de leur déférence. Et de leur curiosité pleine d’assentiment quand j'explique comme je l’entends, ce qui s’est passé, la conduite que j'ai tenue, et pourquoi je suis tombé quoique ma politique fût bonne, et parce qu’elle était trop bonne. N'ayez pas peur ; je ne suis point arrogant, ni blessant. Je ne fais que profiter du sentiment que je rencontre pour exprimer librement le mien. Si le temps et la force ne me manquent pas un moment viendra, où mon avis sera d'un grand poids. Mais le temps et la force pourront bien me manquer. Je vieillis. Je me fatigue vite, et de corps et d’esprit, par la promenade et par le travail. J’ai besoin de repos, de sommeil. Je dors quelques fois dans le jour. Je serais encore en état de donner un coup de collier. Mais à un effort soutenu, prolongé, sans relâche, et sans liberté, je pourrais fort bien ne pas suffire.

10 heures
Je suis bien aise que vous soyez allée à Claremont. Et sûr que votre observation est très juste. La mauvaise fortune n'a fait qu'accroitre la disposition ancienne et constante du Roi; se plaindre de tout le monde, et ne se louer de personne. Mauvaise disposition pour être bien servi. Je sais que l’intérieur n'est pas très harmonieux surtout en ce qui concerne le séjour de l'hiver prochain. L’Angleterre leur déplait à tous excepté au Roi. C’est lui qui a raison. A moins que l'hiver de Claremont ne convienne pas à la santé de la Reine, ce dont j'ai peur. Que dites-vous de Gustave de Beaumont à Vienne ? Au fond, peu importe. Mais le gros bavardage que vous avez entendu à Holland House sera encore plus déplacé à Vienne. M. de Falloux, est décidément hors de danger. Plus de nécessité de retraite, et sa convalescence servira à ajourner, les deux plus périlleuses discussions. Ce qui va beaucoup mieux aussi, c'est le choléra de Paris. Il s'en va. J’ai des nouvelles de plusieurs médecins, unanimes à se rassurer. Que faites-vous de M. Guéneau de Mussy ? Tant que vous resterez en Angleterre, je suis bien aise qu’il y reste. Adieu, adieu. Adieu encore. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche, 5 août 1849
7 heures

J'allume mon feu, en me levant. André le prépare la veille ; un bon petit fagot ; je n'ai qu’une allumette à y mettre. J’ai toujours avec plaisir du feu pendant deux heures le matin pour ma toilette. Il fait très beau, mais point chaud. Décidément du moins jusqu’à ce que l’automne se fasse sentir, je garde l’appartement que j’avais ; je le préfère beaucoup ; il m'est plus commode mes deux cabinets de toilette sont beaucoup plus grands ; j'ai beaucoup plus de place pour mes papiers. Il est plus loin du service de la maison ; c'est de l'autre côté que se font les affaires de ménage, qu'on va et vient. D'ailleurs pas la moindre trace d’humidité pas plus de mon côté que de l'autre. Enfin j'aime mieux, pour moi, rester où je suis si je m’aperçois plus tard que l'exposition à quelque inconvénient ; je changerai. Jusqu'à présent, à mon goûts je perdrais au change.
Vous voyez que les bruits de 18 Brumaire et d'Empire s'en vont en fumée. Je vous l'ai dit ; personne ne croit que la durée du régime actuel sait possible ; mais personne n'a et n'aura le courage de prendre l'initiative d’un changement. La République et la Constitution seront, non pas respectées, mais pas touchées, parce qu'elles sont ce qu'on appelle le fait établi et l’ordre légal et parce que personne n'a bien envie de ni bien confiance sans ce qui viendront après. On attendra la nécessité de changer, la nécessité évidente, urgente, absolue. Et cette nécessité ne viendra si elle vient que lorsqu'on approchera d’une nouvelle élection du président et de l'Assemblée ; jamais une société n'a été plus résignée à l'état horrible et précaire, au pain et à l'eau, ce qu’il faut strictement pour vous aujourd’hui, sans certitude de l'avoir demain. Cela même ne peut pas durer j’en suis bien sûr. Mais combien de jours, de mois, d'années Pour la vie des grands états, nous m'avons pas la mesure du temps. La honte est immense ; le danger matériel et personnel peu de chose. A la condition d'abaisser à ce point leurs prétentions, les honnêtes gens sont les maîtres du terrain. Restent les évènements imprévus, les nécessités inattendues les coups du sort, qui sont les décrets de Dieu. Pour ceci, la France actuelle, n'est pas en état d’y pourvoir, et si elle y est forcée, il faudra bien quelle change. Je n’entrevois, pour le moment, rien de semblable à l'horizon. Il n’y a plus en Italie que des embarras. Le Pape bataillera plus ou moins longtemps pour avoir dans son gouvernement plus ou moins de laïques ; le Roi de Sardaigne luttera comme il pourra contre sa nouvelle chambre quasi-belliqueuse et républicaine mais l’un et l'autre vivront sous la tutelle du trio Français, Autrichien et Anglais qui sera plus ou moins d'accord, mais qui le sera assez pour maintenir ce qui vient de se rétablir. La Hongrie traine, malgré les prédictions de Lord Ponsonby. Les élections Prussiennes, à ce qu’il paraît modérées. L'Allemagne, qui a un avenir bien plus gros que l'Italie, semble faire une halte après une orgie. Les deux états sont Londres et Pétersbourg, ne demandent qu'à se tenir tranquilles en veillant auprès des Etats malades. Mes pronostics sont donc à l'immobilité pour demain, après-demain. Nous verrons plus tard. Je ne vois personne qui ait la moindre inquiétude pour la tranquillité de Paris.

Onze heures
Je suis bien aise que vous ayez revu M. Guéneau de Mussy. Je désire que même bien portante, il vous voie de temps en temps. Adieu. Adieu. J’ai reçu je ne sais combien de lettres insignifiantes deux ou trois exigent une réponse sur le champ. Adieu, dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Vendredi 24 août - 10 heures

Voilà donc les affaires de Hongrie terminées. J'en suis fort aise. Terminer pour la part Russe, non pour la part Autrichienne qui commence, et qui sera la plus difficile. L'affaire finit très bien pour l'Empereur. C'est lui qui a vaincu. C’est à lui que l’insurrection se soumet. Après avoir usé de sa force contre l’insurrection, usera-t-il de son influence pour la transaction, pour qu’elle soit sensée, et équitable, seule façon qu’elle soit durable ? Je ne sais pas du tout ce que la transaction doit être ; je ne connais pas assez bien les faits. Mais je suis sûr qu’il en faut une. Si la transaction était, comme la victoire, l'œuvre de l'Empereur, si la Hongrie lui devait l’une comme l’Autriche lui doit l'autre, ce serait grand et utile très impérial et très Russe. Cette fin du drame mérite qu'on reste assis pour y regarder. La satisfaction anglaise de n'être pour rien dans l'affaire de Rome ni dans l'affaire de Hongrie est un peu risible. L’inaction est quelquefois la bonne et la seule bonne politique. Mais quand d'autres ont fait là où soi-même on n'a rien fait, on peut être content, mais c’est un contentement dont en ferait. mieux de ne pas parler car il y a toujours, au fond, un peu de dépit que les paroles découvrent. En tout, il me semble qu'avec tout le monde, vous comprise, Lord & Lady Palmerston se remuent et parlent beaucoup. Cela n'est pas très digne, et cela n'indique pas des gens très satisfaits, ni très assurés dans leur situation.

3 heures et demie
Encore du monde. M. Janvier m’arrive pour 24 heures. Amusant ; rien de plus. Confirmant tout ce que nous pensons. Pas d'Empire. On n'en veut plus parce que cela aurait un air définitif sans l'être. On aime mieux le provisoire avoué. Peu m'importe que M. de Metternich voie dans ma lettre sur Rome qu'il s'est trompé une fois. Je ne serai même pas fâché qu’il voie que je le pense. Si c’est là la raison qui vous empêche de lui montrer ma lettre je suis d’avis que vous la lui montriez. Je serai charmé que Madame de Caraman fasse votre portrait, à condition qu’il sera pour moi. Elle y réussira peut-être mieux que Madame D. [?]. Essayez, je vous prie. Décidément il paraît que les voyages ne réussissent pas au président. Ses amis lui conseillent de n'en plus faire. Une bonne réception, dans une ville ne compense pas une mauvaise réception dans une autre. Il ne lui vaut rien qu'on le voie ainsi maltraité alternativement. Et quoi qu’il ne fasse pas de fautes, il ne fait pas non plus de conquêtes.

Samedi 25 onze heures
Pas de lettre ce matin. Evidemment on les trouve très intéressantes quelque part. Je ne suppose pas au rebond d'autre cause. C'est bien ennuyeux. Ma journée est gâtée quand ma lettre me manque. Adieu. Adieu. Adieu. Vous êtes bien heureuse. Vous n’avez pas encore eu cet ennui. Adieu, dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Lundi 27 août 1849
3 heures

Je vois que le succès de l'Empereur préoccupe beaucoup les Anglais. Reeve m'écrit : " Aujourd’hui que les guerres de Hongrie, de Bade et de Rome sont finies, et que les armées dominent partout on se demande quel sera le rôle de la politique conquérante. Il me revient des bruits de rapports plus intimes, entre la Russie, l’Autriche et le président de la République représenté par le général Lamoricière ; rapports destinés soit à étouffer les foyers révolutionnaires en Suisse et en Allemagne soit à un certain remaniement des territoires menaçant pour les petits états qui sont peu capables de se défendre et de maintenir l’ordre chez eux. D'après ces bruits, il s’agirait même de mesures prononcées contre la Suisse qui présente en effet de grands dangers. Quoiqu’il en soit, cette politique toute Russe, laisserait tout-à-fait de côté l’Angleterre. Que faut-il penser de tout cela ? Il est certain que nous n'avons rien fait pour nous attirer la confiance de l’Europe ; et personnellement il n'est pas impossible que les yeux de Louis Napoléon se tournent du côté de St Pétersbourg. Mais le sol de l’Europe est peu affermi pour tenter de pareilles expériences."
Vous voyez qu’ils prennent bien vite l'alarme. Les hommes sont toujours, beaucoup plus prompts qu’il ne faut à l'espérance et à la crainte. Que d'agitations perdues? Ici, dans le gros du public on n'a pas l’esprit si éveillé. Les idées sont plus courtes, et les sentiments plus vagues. On n’était pas sans quelque intérêt de routine pour les Hongrois. Cependant votre succès ne déplait pas ; c’est un gage d’ordre et de paix. Cependant on n’est pas sans quelque inquiétude de votre puissance. Aurez-vous envie de vous mêler d'autres affaires ? On espère que non ; mais on n’est pas sûr ; si votre armée rentre tranquillement, en Pologne, vous serez presque populaires, comme puissants et comme modérés. Le mouvement de reprise des Affaires commerciales continue. Rouen, Le Havre, Lisieux, Elbeuf, Lyon sont assez contents. Paris souffre toujours, et les villes de province n’en sont pas fâchés. Il y a vraiment un sentiment de rancune profonde contre Paris. Mais de rancune plutôt que d'émancipation. Il me parait impossible que ce soit par bêtise que Lord & Lady Palmerston prennent si publiquement le deuil de la Hongrie. Il y a là un parti pris, un parti politique. Ils croient qu’il leur vaut mieux d'être populaires parmi les vaincus qu'agréables aux vainqueurs. Et puis la routine, les engagements, les relations personnelles. En tout cas, je conviens que fermer sa porte ce jour-là, c’est bien fort.

Mardi 20 août. 9 heures
Pour la première fois, je me souviens aujourd’hui que je n'aurai rien et j'attends la poste avec indifférence. Je vais dîner chez un de mes amis à six lieues d’ici. Il y aura beaucoup de monde ; un seul homme notable de la société de Lisieux est exclu, le gendre de M. Duvergier de Hauranne M. Target. Il s'est mal conduit envers moi, et j'ai déclaré en arrivant, que je ne le verrais pas. Il me fallait un bouc émissaire, un seul, pour les lâchetés et les trahisons. J’ai pris celui-là à l'approbation générale du pays. Je suis le plus amnistiant des hommes ; si peu d’entre eux peuvent me blesser ! Mais il y a un sentiment public de justice et de convenance auquel il faut donner une certaine mesure de satisfaction.

Onze heures
Adieu. Adieu. Je n'ai que cela à vous dire, et j’aimerais mieux vous le dire de près. Adieu. G. J’ai mes deux lettres aujourd’hui. Certainement je ferai comme vous ; j'irai les demander et me plaindre si cette irrégularité se renouvelle. Vous avez raison sur Milner. C’est un bon homme et intelligent. Cela m'amuse toujours de voir comme nous nous rencontrons, toujours dans le même avis. Je vous disais cela de Milnes, il y a quelques jours. Adieu, adieu, dearest. Je suis charmé de mes deux lettres. Il pleut. Je ne me promènerai pas autant qu’hier. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Vendredi 7 sept 1849

J’ai déjeuné hier avec dix huit personnes, quelques une venues de Rouen, de Trouville et de Paris. J’ai été frappé de l’uniformité de leur langage. Elles disent que, dans les villes, dans la bourgeoisie, Henri V et le comte de Paris ensemble gagnent beaucoup de terrain ; dans les campagnes, l’Empereur. Les paysans ne veulent de la légitimité, ni de la République. Je parie toujours, d’ici à assez longtemps, pour le statu quo, ou à peu près. Mais le sentiment de l’instabilité domine évidemment toujours dans les esprits. Il renait pourtant une peu de prospérité. Rouen, Le Havre, Lyon, sont contents. Quand l’Assemblée se réunira, le cabinet pourra se targuer de la tranquillité publique pendant l’entracte, du silence des Conseils généraux et de la renaissance des Affaires. C’est assez, ce me semble, pour ralentir l’attaque. Il y avait là hier, deux membres de l’Assemblée qui disaient tout haut : " Si nos gros bonnets veulent prendre le pouvoir, nous renverserons le cabinet sur le champ ; sinon, ce n’est pas la peine. " Il ne me revient sur les dispositions de Molé et de Thiers, que ce que je vous ai déjà dit. On évalue, dans l’Assemblée, les rouges à 200 ; le tiers-parti, amis de Dufaure à 150 ; décidés, légitimistes ou Orléanistes à 400. Je n’ai rien de plus dans mon sac pour l’intérieur. Au dehors, je sais que Georgey est déjà gracié. J’en suis charmé. J’ai peu de confiance dans la magnanimité par habilité. Au reste, les affaires de l’Autriche en Italie, bien que plus simples et plus finies en apparence que les affaires en Hongrie, me semblent, au fond, plus mauvaises et moins finissables. Je comprends une vraie pacification entre l’Autriche et la Hongrie ; il y a là des bases d’arrangement, une semi-indépendance, une constitution ancienne et reconnue, et qui peut être rajeunie. Entre l’Autriche et la Haute Italie, il n’y a que de la force ; point de passé autre que la conquête ; point de droits naturellement acceptés. La force est probablement très suffisante pour rester. Mais rester, ce n’est pas pousser des racines ; et il faut des racines, surtout de notre temps où les orages sont toujours à prévoir. Il y assez de mauvaise humeur en effet dans le billet de lord John. Je crois, comme vous, qu’on ne s’épargnera pas pour vous brouiller, et qu’on n’y réussira pas. Ce serait trop bête. Pour vous, vous avez beau jeu à être patient. Et pour l’Autriche, elle ne peut se rétablir que par la patience. Je ne la connais pas assez bien pour savoir. Quelles sont les ressources de régénération intérieure. Je suis porté à croire qu’elle en a, qu’elle se relèvera. Mais il faut qu’elle se relève. Sans quoi, ce sera lord John qui aura raison, et vous serez vis à vis de l’Autriche, comme vis-à-vis de la Turquie et de la Perse, des protecteurs-héritiers. Le monde sera curieux à voir dans un siècle ou deux. Il aura résolu bien des problèmes.
Je rentre dans le Val Richer. J’y attends demain D’Haussonville. J’y ai aujourd’hui Lady Anna Maria Domkin qui me raconte des commérages de Richmond, Madame de Caraman cherchant un mari anglais et disant aux personnes qui lui demandent pourquoi elle n’en prend pas un : « Ma vie est voué aux arts. » Elle (Lady Anna-Maria) s’étonne que vous vous plaisiez à Richmond, entre Lady Alice Peel, Madame de Metternich et les Berry. J’ai défendu vos sociétés et dit du bien de Lady John. Votre lettre à lord John est très bien tournée. Vous avez le don de la malice dans la franchise.

Samedi 8 Sept heures
Je relis votre lettre. Je voudrais précisément vous demander des nouvelles de Marion. Faites-lui, je vous prie, toutes mes tendresses, mes anciennes et constantes tendresses. Je ne puis souffrir ces longs silences, ne point parler et ne rien entendre des personnes qu’on aime, comme si l’amitié n’était plus ou si la mort était déjà là. Interrompez cela pour moi, de temps en temps, avec Marion. C’est vraiment bien triste que ses parents ne veuillent plus de Paris. Est-ce qu’elle ne pourrait pas, elle, y venir passer six semaines ou deux mois avec vous, quand vous y serez, pour sa santé ? Comment va Aggy ? Je suis sûr que vous ne faites pas attention au concile provincial qui va se tenir à Paris. Vous avez tort. C’est un événement. Soyez sûr que les questions religieuses reprendront en France une grande place, ne fût-ce que parce qu’on n’en a pas parlé depuis longtemps. Les libertés politiques pourront souffrir de tout ceci ; les libertés religieuses, non. Celles-là seront nouvelles, et sacrées. Et elles fourniront, autant que les autres, de quoi parler et se quereller.
Avez-vous remarqué ces dernières paroles de Manin quittant Venise : « Quoiqu’il arrive, dites : cet homme s’est trompé ; mais ne dites jamais cet homme nous a trompés. Je n’ai jamais trompé personne ; je n’ai jamais donné des illusions que je n’avais point ; je n’ai jamais dit que j’espérais lorsque je n’espérais pas. » C’est bien beau. Je m’intéresse à cet homme-là.
Onze heures
Votre lettre arrive, plein d’intérêt. Si ce que vous dit Marny est vrai, le changement de cabinet sera un événement. Adieu, adieu. Adieu, G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton. Lundi 2 oct. 1848
2 heures

J'espère bien que cette indisposition ne sera rien. Vous avez raison de vous tenir tranquille et de manger très peu. Le repos et la diète. Moi aussi, j’ai été un peu incommodé cette nuit. Mais ce n’est rien du tout. Je viens de me promener une heure par un joli temps. Le voilà qui se gâte. Quel déplaisir que la distance !
Je suis allé hier voir Dumon. Il y a dans ce quartier bien des maisons à louer. Même deux ou trois. Grosvenor Place qui me paraît un très bon emplacement. Dumon restera seul lundi prochain. Sa femme et sa fille retournent à Paris. Il quittera sa maison de Wilton-Street, et se rapprochera de l'Athenaeum, sa ressource contre la solitude. Mais il sera toujours fort à portée de ce quartier-là. Duchâtel revient à la fin d’octobre, et passera l’hiver à Londres. Si on ne peut pas le passer en France. Presque toutes les lettres de France croient à une crise prochaine qui nous y fera rentrer. Personne ne dit bien pourquoi ni comment. Mais tout le monde le dit, les simples comme les gens d’esprit, à mon profond regret, ce n’est pas mon impression. Voici la nouvelle qu’on m’apporte ce matin, tout bien examiné, tous calculs faits, Cavaignac et ses amis en sont venus à penser que si on tentait de le faire nommer Président maintenant il ne serait pas nommé, et que tout croulerait. Ils se sont rejetés alors dans l’expédient contraire qui serait d’ajourner la nomination du président de la République jusqu'au moment de la dissolution de l'Assemblée elle-même, c’est-à-dire après les lois organiques. Jusque-là, on resterait et exactement comme on est, sans toucher à cette machine qu'on ne peut pas toucher, sans la briser. On m'assure que c’est là ce qui sera proposé ces jours-ci. La réunion de la rue de Poitiers s'y opposera. Mais on croit qu’elle sera battue, toutes les autres portions de l'Assemblée, y compris les Montagnards, désirant éviter une crise dont elles ne se promettent rien de bon pour elles-mêmes. C’est un gouvernement de plus en plus convaincu qu'il ne peut pas vivre, et décidé à ne pas remuer pour ne pas mourir. En définitive, il n'en mourra pas moins. Mais cela peut durer encore quelque temps.
Les Italiens affluent ici, en colère croissante contre la France et la République. Cavaignac ne sait pas la valeur des moindres paroles en Affaires étrangères. Il a, lui-même tout récemment encore, donné aux gens de Milan, aux gens de Venise, aux gens de Sicile, des espérances qui sont tombées le lendemain après une séance du Conseil. On les renvoie à Londres, en disant : " Nous ferons comme Londres. " Et Londres ne dit rien du tout. Le Roi de Naples n'attaquera, pas Palerme. Il prendra, ou se conciliera successivement toutes les autres villes, laissant Palerme vivre comme elle pourra dans son anarchie. Le temps est pour lui. A Rome on augure très mal du Cabinet Rossi. On dit que le Pape l’usera et le laissera tomber comme les autres. Et s’il veut résister plus réellement que les autres, les Républicains demain le feront tomber. Les fantaisies républicaines sont en progrès dans tous les coins. L'avocat Guerazzi reste le maître à Livourne et se promet de devenir le président de la République Toscane. Le cabinet du grand Duc va se dissoudre. Son président, le marquis Capponi, capable et honnête, aveugle et impotent, déclare qu’il ne peut plus continuer, par impotence et par honnêteté. La fermentation républicaine gagne Gênes de plus en plus ; à ce point que l’idée y circule de s'annexer à la Lombardie autrichienne. Si l’Autriche doit consentir à accepter Gênes comme ville libre et port franc. L'Empereur d’Autriche protecteur du Hambourg de la Méditerranée. Vous voyez que tout n’est pas près de finir là. Adieu. Adieu.
J’ai trouvé l'adresse de Salvo. Il part cette semaine pour aller passer quinze jours à Paris. Adieu, j'espère que demain matin, je vous saurai bien. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, mardi 11 sept 1849

4 heures

Voici l’histoire de la lettre du Président sur Rome. Il l’a écrite lui seul. Puis il l’a montrée d'abord à M. de Tocqueville, qui s’est un peu effarouché, et a fait des objections. Le Président a réfuté les objections et soutenu sa lettre ajoutant d'ailleurs, qu’elle était partie. La conversation a continué entre eux et Tocqueville entrainé, moitié par les raisonnements, très obstinés (du président) moitié par l'autorité du fait accompli, a fini par se rendre et par approuver la lettre se réduisant à demander qu’elle fût montrée au Conseil. Le président y a consenti ; le conseil a été convoqué et la lettre montrée. Tous les ministres présents, sans exception ; nommément M. de Falloux. Tous, ou presque tous, ont répété les objections de M. de Tocqueville. Tous sont revenus au même point, à l’approbation de la lettre partie. Le Président a bien constaté cette approbation. Puis, trois jours après, il a dit que sa lettre n'était point partie avant la délibération du Consul mais seulement le lendemain. Ils se sont regardés, et n’ont rien dit. Vous savez tout ce qui a suivi la publication de la lettre. On dit qu'elle a été écrite par l'inspiration de Dufaure. C'est vraisemblable, et tout le monde le croit. Le parti légitimiste a fait dire au Président, par un intermédiaire fort accrédité auprès de lui, qu'ils étaient bien fâchés mois qu'il leur serait impossible de voter pour lui, sur cette question, dans l'assemblée, qu’ils ne pourraient se dispenser de voter avec le petit parti catholique (30 ou 40 membres) qu’il s’était aliéné par sa lettre. Que la majorité courait donc grand risque d'être disloquée. Le général Changarnier blâme ouvertement la lettre et paraît, en tout, moins intime avec le Président. Les conséquences de ceci à l’intérieur, peuvent donc être grosses. Quant aux conséquences à l'extérieure, il faut attendre ce que diront le Pape et l’Autriche. Je doute qu'ils fassent comme les ministres du Président et qu'ils avalent la lettre parce qu'elle est écrite et publiée. Le rédacteur du journal légitimiste de Caen vient de m’arriver en hâte pour me dire que la réconciliation des deux familles était faite, que M. le Duc d’Escars le lui écrivait positivement, et que son journal l’annoncerait demain. Ils sont évidemment en grand travail pour faire faire, et surtout pour faire croire. On dit que M. de Montalivet, agit fort dans ce sens. Vous en revient-il quelque chose ?
Autre bruit de Dieppe. Thiers a fait une longue promenade en mer, dans un bon canot, avec trois hommes sûrs. Il a rencontré au large M. le Prince de Joinville, et ils ont passé deux heures ensemble. L’attaque contre Dufaure, pour sa répugnance à écarter les fonctionnaires rouges au quasi-rouges, sera très vive. Chacun a des faits choquants à citer. La coïncidence de deux attaques vives sur la politique du dedans, et celle du dehors, fera plus que doubler l'effet. Le cabinet peut sortir de la mort, et le Président blessé. Je ne rencontre personne qui croie au dire de Morny sur Thiers et Molé prenant le pouvoir. Le choléra devient plus rare à Paris. Toujours grave quand il vient, mais plus rare. On dirait aujourd’hui qu’Odilon Barrot, en était atteint. Ce qui est sûr, c’est qu’il a été assez souffrant pour demander instamment qu’on le laissât. tranquille pendant huit jours, sans lui parler de rien, dans sa maison de campagne de Bougival. Il y était en effet quand la publication de la lettre du Président est venue l’en tirer. M. de Villèle est fort malade, dans sa terre près de Toulouse. Plus malade encore d'esprit que de corps. La tête très affaiblie, presque en enfance. Il n'a que 75 ans. M. Ravez sera remplacé à l'Assemblée par son fils. Il me semble que j'ai vidé mon sac. J’ai eu du monde toute la matinée de Paris, Trouville et Caen.
Lady Anna Maria Domkin est partie ce matin. Encore un orage tout à l'heure. Mercredi 12, huit heures Toujours la pluie, et assez froid. J’ai eu hier un assez bon échantillon de la disposition des fonctionnaires qui servent ce gouvernement-ci. Le Préfet du département est venu me voir. Il n’était pas encore venu, moitié par lâcheté, moitié à cause de la session du Conseil général. C’est un homme sensé, intelligent, honnête tout cela dans la région moyenne, et préfet sous la monarchie. Il a l’esprit très libre, et la langue assez libre sur toutes choses, y compris toutes les personnes. Il m’a raconté le séjour du Président au Havre où il était la session de son Conseil Général, les circulaires des Ministres, les discours en promenade de M. Léon Faucher, en spectateur qui ne prend pas grand intérêt au spectacle et n'admire pas beaucoup les acteurs. Les hommes de ce temps-ci ont l'art d'avoir de l’impartialité sans indépendance et de la liberté d’esprit sans dignité. Au fait, ce n’est rien de plus que la nature humaine, déshabillée et courbée par des coups de vent trop forts pour elle.

Onze heures
Ménagez vos yeux. C'est beau à moi de vous dire cela en présence d'une lettre un peu courte. N'importe ; ménagez vos yeux, et adieu sans fin. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mercredi 12 Sept. 1849 3 heures

Je pars demain à onze heures pour Broglie, après l’arrivée de la poste qui ne m’apportera rien de vous. Je vous ai dit de m'écrire là hier. J’aurais pu retarder d'un cour. Je compte bien trouver votre lettre-là, en arrivant à quatre heures.
Voici de longs extraits d’une lettre de Piscatory qui m’arrive ce matin. Je vous l’enverrais si vous aviez des yeux pour lire cette infernale écriture. " On vient de me demander, et je viens de refuser d’aller à Berlin. Je ne suis pas de ceux qui couvrent avec de la dignité et de la fidélité, la nonchalance et la crainte de la responsabilité. Mais ce qu’il y a à faire à Berlin, quoique considérable, ne me plait pas, et ne me semble pas avoir une chance suffisante de succès. Aux yeux du public, Berlin est un poste, non pas une affaire actuelle et déterminée. Le choix et l'acceptation ne s'appliqueraient pas. Cependant je passerai par là dessus, si je croyais que le Roi de Prusse et les sujets, jacobins et caporaux, pussent être détournés de la voie dans laquelle ils sont engagés et où Palmerston les entraine. Mais je crois qu’on aura beau faire les derniers efforts pour les retirer ; en échouera. Alors la mission se borne à une observation plus ou moins intelligente. On a mieux à observer à Paris qu'à Berlin. Pour vous prouver que ce n’est pas la peur qui m'arrête, je vous avouerai que si on m'offrait Rome, j'aurais bien de la peine à m'empêcher de courir cette très chanceuse. aventure. " Viennent des détails sur la lettre du Président. Moins précis que ceux que je vous ai donnés : " Barrot explique la lettre en disant que c’est l’épanchement d’un jeune Prince qui cause avec un serviteur fidèle. Qu’il vienne dire cela à la tribune, et les plus modérés des républicains jetteront de beaux cris ... En lisant dans le Moniteur le démenti donné par Falloux à la note communiquée à la Patrie, j'ai cru le Cabinet détraqué ; mais on me dit ce soir que Falloux reste. Je ne sais si on viendra à bout d’apaiser tout cela ; mais certainement, quand l'Assemblée reviendra, l'affaire reprendra sa valeur pour désunir le majorité. Evidemment Dufaure l'emporte ; la lettre est à son profit et sur les consuls généraux il a eu influence. " Raisonnements pour établir que cela est inévitable, et qu’il faut lisser, M. Dufaure tranquille. " Nous devons, travailler à remonter le courant en nageant à côté du bateau, et non pas en ramant dans le bateau. Et d'abord est-il bien sûr que nous soyons décidés à ramer ? Thiers y répugne beaucoup. M. Molé n'a qu’une envie de femme grosse, ou plutôt il a appétit parce qu’il prévoit le moment où il n'aura plus de dents pour manger. " Les gros bonnets ainsi écartés, vient une question. " Peut-être est-il vrai que nous devrions avoir notre part dans le Cabinet. Je ne crois pas que cela fût difficile. Mais si les gens de mon opinion et de ma mesure y entrent un jour, je leur prédis que ce sera en victimes dévouées. " Je vous fais grâce des gémissements de la victime. Elle finit par me demander mon avis sur son sacrifice. Il doute que sa qualité de membre de la commission permanente, lui permette de venir me voir à Broglie. Je compatis fort aux embarras de l’Autriche point aux vôtres avec elle. Persistez dans votre très bonne conduite ; allez-vous en et tenez-vous tranquilles. Vous y grandirez encore, et l'Autriche délivrée de votre poids, pourra respirer et se relever. Il me semble que M. de Metternich doit regretter de ne plus gouverner son pays dans ce moment. C’est un grand moment. Sans doute il est fort dur d'avoir été sauvé ; mais c’est beaucoup d'être sauvé. Et d'ailleurs l’Autriche s'est si bien sauvée elle-même en Italie qu’elle peut le consoler de n'avoir pu en faire autant partout.
Pourquoi cherchez-vous une maison pour Lord Beauvale? Est-ce qu'il va revenir à Richmond ? J'apprends ce matin la mort d’un bon homme, l’évêque de Norwich. Rien étourdi et bruyant pour un évêque. Mais très honnête et très bon. Ami intime de mes amis les Boileau, qui en sont désolés. Je suis bien aise que Madame de Caraman vous soit bonne à quelque chose.

Jeudi onze heures
Adieu, adieu. Je pars. Je vais chercher votre lettre. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie. Lundi 17 sept 1849 8 heures
Vous êtes devenue d’une grande intimité avec Lord John. Vous le voyez tous les jours. C’est très bien fait malgré son attachement à Kossuth. Lady John mérite que vous causiez avec elle. Elle a assez d’esprit pour se plaire avec ceux qui en ont plus qu'elle. Et son mari is very uxorious. Je me figure que si j’avais été là Madame de Metternich n'aurait pas. retenu cette expression de sa colère contre Lord Palmerston qu’elle vous a soustraite. Vous voyez ce que j'en pense. Je regrette que son mari devienne si ennuyeux. Les décadences me déplaisent toujours. Soyez tranquille ; je ne redeviendrai pas doctrinaire. Fatuité à part, je ne voudrais pas redevenir rien de ce que j’ai été. Je crois que ce serait déchoir. Redevenir jeune en restant ce que je suis à la bonne heure. Et si je ne me trompe, vous en diriez autant. J’ai écrit hier une longue lettre à Lord Aberdeen. Et aussi à Claremont.
M. Dufaure fait en ce moment une chose qui fera plaisir au Roi. Il a demandé au duc de Broglie de présider une commission chargée d'examiner et de trier tous les papiers enlevés aux Tuileries après Février et déposés aux archives générales. " Il est temps, dit-il de trier ces papiers, et de rendre à la famille royale, ce qui lui appartient. Le Duc de Broglie a accepté, comme de raison. Les journaux légitimistes qui m’arrivent ce matin me frappent assez. Ils détournent leur parti de l'attaque contre le Cabinet au retour de l'Assemblée. C'est M. de Falloux qui fait cela. Il n’espère pas refaire à son gré le Cabinet nouveau, et il aime mieux maintenir celui-ci, où il est plus gros qu’il ne serait avec Molé et Thiers. En tout les légitimistes travaillent plus encore que tout autre parti, à ajourner les grosses questions. Il ne se sentent pas en état de profiter des solutions. Ils veulent pénétrer plus avant dans le pouvoir sous le manteau de la République. Sans compter qu'ils sont comme des affamés qui depuis longtemps n'approchaient pas de la table, et qui ne veulent pas risquer la part qu’ils sont en train de reprendre du gâteau. J'ai lieu de croire qu'il y a eu entre les deux branches de la famille royale quelques paroles même quelque démarche réelle de réconciliation, pour arriver du moins aux apparences de la réconciliation. Les légitimistes se vantent de quelque chose parti de Claremont. Pouvez- vous sonder un peu ce qui en est ? Par la Duchesse de Glocester, ou la Duchesse de Cambridge, ou les aboutissants légitimistes ?
Est-il vrai que vous laissez en Hongrie 40 ou 50 000 hommes ? Je ne puis pas mettre la moindre importance à Céphalonie. J’en suis fâché pour ces pauvres grecs, qui certainement seront rudement punis. Les Anglais sont d'admirables égaux et de terribles maîtres. Avez-vous remarqué deux grands articles des Débats, l’un sur l’Autriche l’autre sur la Prusse ? Je serais assez curieux de savoir ce qu'en pense M. de Metternich s'il pouvait ne pas vous le dire si longuement.
Adieu, Adieu. Je ne sais rien de précis. Mais je suis sûr que le Cabinet est plus content de ses nouvelles de Rome. Adieu. Je ramasse toutes les petites choses que j'ai à vous dire ; mais je ne vous dis pas les grandes, c’est-à-dire la grande. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mercredi 3 Oct. 1849 9 heures

Je comprends que l’Autriche et la Russie insistent pour se faire rendre les fugitifs hongrois et polonais. Je comprends que la Turquie, refuse de les rendre. Certainement aucun des grands gouvernements Européens ne les rendrait. Être la seule nation en Europe capable de cela, c’est beaucoup. Les Turcs ne sont plus assez barbares. Sont-ils assez faibles ? Si j’avais à parier, je parierais que les fugitifs s’évaderont et iront en Angleterre. Vous ne ferez pas la guerre à la Turquie pour les reprendre. La France et l’Angleterre ne vous feront pas la guerre, avec la Turquie pour l'aider à ne pas vous les rendre. Tout le monde sera dans une impasse dont tout le monde voudra sortir. Ils s’évaderont. On criera d’un côté, on se taira de l'autre. Et bientôt on n’en parlera plus. Resteront dans le monde Kossuth, Bem, et Mazzini, trois hommes qui se seront fait un nom dans les événements de 48 et 49. La seule chose qui en reste. En apparence du moins et pour quelque temps car si les évènements ont été impuissants et ridicules, leurs causes subsistent, toujours redoutables, à ces trois hommes correspondent trois questions dont deux, l’Italienne et la Polonaise sont insolubles mais très vivaces et dont la troisième la Hongroise ne peut être résolue que par un bon gouvernement Autrichien, ce qui n’est par sûr. Et le vent de folie révolutionnaire, et socialiste soufflant toujours sur ces trois places de l’Europe, il y a à parier que l’accès de fièvre chaude qu'elles viennent de lui donner n’est pas le dernier. Si vous lisiez les journaux légitimistes, vous verriez que le parti catholique lui-même, les politiques du moins, M. de Falloux en tête ne songent qu’à profiter du Motu proprio du Pape pour sortir de Rome sauf à négocier encore après pour obtenir de lui quelque chose de plus, un peu plus d’amnistie ou un peu plus de constitution. On n'insistera pas sur le dernier point. Qui gardera le Pape et Rome après cela ? Peu importe. On aimera mieux les Espagnols que les Autrichiens. On se résignerait aux Autrichiens. L’armée française aura rétabli le Pape dans Rome, et protégé la politique modéré. C’est assez pour s'en aller. Que la politique modérée, et le Pape deviennent ensuite ce qu’ils voudront. La République française ne songe qu'à se laver les mains des révolutions et des restaurations qu'elle a faites. Ni pour les unes, ni pour les autres, elle ne se charge du succès.
Je suis frappé de la rentrée en scène, à Paris de Proudhon et de Louis Blanc par leurs nouveaux journaux la Voix du Peuple et le Nouveau monde. Le parti modéré a beau vouloir dormir ; ces gens-là, ne le lui permettront pas. Ou des batailles au moins annuelles dans les rues, ou un gouvernement assez fortement constitué pour que ceux-là, même qui ont envie de la bataille la croient impossible ; il n’y a pas moyen d'échapper à cette alternative. Il faut que la société mette le socialisme sous ses pieds, ou qu’elle meure de sa main. Et pour mettre le socialisme sous ses pieds, il faut ou cent mille hommes et le général Changarnier en permanence dans Paris, ou un vrai gouvernement. Combien de temps maintiendra-t-on le premier moyen pour s’épargner la peine de prendre le second ? C’est la question.

Onze heures
Nous ne pouvons nous répondre que le lendemain. Je vois que vous craignez plus que moi que la rupture entre la Russie et la Porte ne devienne sérieuse. Si elle devenait sérieuse, vous auriez le dernier. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mercredi 31 octobre 1849
8 heures

L'Empereur a eu raison de finir vite et avec le Turc seul. Mais je crois que Palmerston ne se console aisément d'être arrivé un peu tard. Vous connaissez sa fatuité ; il se dira : « mon oncle a suffi." Ceci ne changera point les situations à Constantinople ; votre influence à vous est là au fond, partout et de tous les jours ; celle de l'Angleterre n'est qu'à la surface et pour les grands jours ; on craint tous de vous; on espère quelque chose de l'Angleterre. La porte n'est pas égale. Non seulement les pas en avant, mais les pas de côté, mais même les pas en arrière tout en définitive, vous profite à vous tant votre position est forte et naturellement croissante. L'Empereur prouve un grand esprit en sentant cela, et en se montrant modéré et coulant quand il le faut. Il y risque fort peu, et probablement, un peu plus tard, il y gagnera au lieu d’y perdre. Mais ayez plus de confiance dans cette sagesse, et ne croyez pas si aisément à la guerre pour des boutades. Je suppose que Vienne restera quelque temps sans donner de successeur à Collaredo. Il faudra que Londres se contente de Keller. Vienne a raison. Montrer sa froideur sans se fâcher, c'est de bon goût d'abord, et aussi de bonne politique. L’Autriche n'en sera pas moins grande à Londres parce que son agent y sera petit. Mais le corps diplomatique de Londres descend bien. Méhémet Pacha et Drouyn de Lhuys en sont maintenant les plus gros personnages. Puisque M. Hübner est enfin venu vous voir, ce dont je suis bien aise, causez un peu à fond avec lui de la Hongrie. Ce pays- là est entré dans l’Europe. On regardera fort désormais à ses affaires. Est-ce sage la résolution qu'on vient de prendre à Vienne de maintenir, quant à la Hongrie, la Constitution centralisante de mars 1849, et de considérer son ancienne constitution comme abolie, au lieu de la modifier ? Je n’ai pas d'opinion; je ne sais pas assez bien les faits ; mais je suis curieux de m'en faire une. Puisque M. Hübner est un homme d’esprit il vous reviendra souvent. Je me promets de m'amuser de votre visite à Normanby. Que de choses à nous dire ! Précisément les choses amusantes. On ne rit pas de loin. Vous avez bien fait de faire cette visite. Au fond, c'était, je crois la règle. Et puis il n’y a que les petites gens qui comptent toujours par sols et deniers. Vous aurez ceux là bien plus empressés. L'accompagnement dans la rue est le commencement de l'attitude. Plus j’y pense, plus je crois que mon avis tel que je l'ai dit à M. Moulin est le bon. Il vous sera revenu par Petersham. Ne se prêter à aucune demi-mesure extralégale, et pousser à la formation du plus décidé, et du plus capable cabinet conservateur possible. Les répugnances de ceux qui ont sauté le fossé de la république sont ridicules ; c’est du calcul égoïste ou pusillanime, non de la fierté. Je suis en cela de l'avis du duc de Noailles. Le Gouvernement du tiers parti ne compromet et n'use pas les conservateurs, c’est vrai ; mais il ne leur profite pas ; aujourd’hui du moins il ne leur profite plus. Et bientôt, il les mettra tout-à-fait en danger, M. Dufaure couve maintenant M. Ledru Rollin. Etrange. situation ! Les conservateurs ont le pouvoir et ne le prennent pas. Cela a pu être sage d’abord ; mais ce qui est sage d’abord ne l'est pas toujours. J'en parle bien à mon aise moi qui suis en dehors. Mais pourquoi n’en parlerais-je pas à mon aise ? Onze heures Trouvez-vous étrange qu’en parlant à M. Moulin de mon plaisir à revenir à Paris, je n'aie parlé que de mon fils, et de mes livres ? Adieu, adieu, adieu.
Je ne vous gronde pas. Je ne me plains pas. Vos velléités d’injustice m'irritent et me plaisent. Quant à l’air gai, je vous ajourne à la rue St Florentin. Adieu Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton Samedi 11 nov. 1848
7 heures

Je me lève. Le jour commence. Je viens d'allumer mon feu. Puis à vous. Je vais déjeuner ce matin chez Macaulay, avec Lord Mahon et quelques oiseaux de passage à Londres. Avez-vous froid à Brighton ? Il faisait froid hier ici, par un beau soleil. J'espère qu’il ne faisait pas froid à Brighton.
J’ai vu du monde hier chez moi, car je ne sors point. M. Vitet, très longtemps. Il était venu la première fois avec Duchâtel, son ami d’enfance, et son patron politique spécial. On ne cause librement que tête à tête. Je l'ai trouvé hier très intelligent et très sensé. Convaincu qu’il n’y a de bon et d'efficace que la fusion. Parce que cela seul peut être fort, et que cela seul est nouveau. Il n’y a pas moyen, de part ni d'autre, de ne faire autre chose que recommencer. Mais la fusion est horriblement difficile. Les nôtres y sont les plus récalcitrants. Ils croient plus que les autres qu'ils peuvent s’en passer. Quoiqu'on ne parle pas des Princes, ni des Orléanistes, au fond, c’est là ce qui est dans la pensée de la grande majorité. Il faut plus de temps et plus de mal pour leur faire accepter la raison. Elle n’a pas encore la figure de la nécessité.
Les derniers venus d'Eisenach rapportent un mauvais langage. Sémiramis ne veut pas partager ses grandes destinées. D'un autre côté, le duc de Noailles a parlé à Mad. Lenormant en homme assez découragé, qui rencontrait parmi les siens, bien peu d’intelligence et beaucoup d'obstacles. Vous avez vu que sa lettre est pourtant pressante. Evidemment tout est encore loin, par conséquent vague et obscur. L'avenir le plus prochain et le plus pratique est l’élection d’une nouvelle Assemblée. C'est à cela qu’il faut penser et travailler dès aujourd’hui. Elle videra la question. Pour ces élections-là, les deux partis monarchiques sont très décidés à agir de concert. Je vous envoie là pêle-mêle ce qu’on me dit et mes réflexions.
Hier soir, Lavalette et sa femme qui repartent aujourd'hui pour Paris, et de là pour une terre qu'ils ont près de Bordeaux. Et près de Bugeaud chez qui ils vont passer deux jours. Lavalette revenait de Richmond. Il avait trouvé le Roi bien, la Reine mieux, le Prince de Joinville, malade, le Duc d’Aumale repris et dans son lit. Il avait été content du dernier. Le Roi triste parce qu'on ne lui envoie pas d’argent de Paris. On ne veut lui donner de l'argent ni sa vaisselle, que lorsqu’il aura fait son emprunt pour payer ses dettes. Et l’emprunt n’est pas encore fait. Un brave amiral, que le Roi a connu jadis et dont Lavalette avait oublié le nom, était venu le matin à Richmond, offrir au Roi dix mille louis, avec toute la franchise et la shyness anglaises.
Je n'ai point eu de lettres. Merci de celle que vous avez pris la peine de copier pour moi. Amusantes. Quels subalternes ! Je ne les ai montrées à personne. Montebello m’a écrit hier matin. Il me donnera tous les jours des nouvelles du Roi, tant qu'ils seront là. Vous n'aurez peut-être pas remarqué dans les Débats d’hier un petit article sur les élections du Calvados, emprunté à un Journal de Caen. Ce que j’ai écrit a fait son effet. On ne me portera point. On portera un légitimiste que je connais un peu, honnête homme et assez distingué.
J’ai eu des nouvelles de Turin et de Florence. Charles Albert persiste à regarder un conflit entre lui et les Autrichiens comme inévitable. La république le talonne plus que jamais. Gênes est de plus en plus menaçant. Il est tout seul. On le laissera tout seul. Mais on le poussera sur le champ de bataille. Tout son désir, c’est que le premier boulet y soit pour lui. Il disait tout cela il y a huit jours. A Florence, le grand Duc a été sur le point de s'enfuir, et n'y a pas renoncé. L’anarchie est au comble. On a de la peine à écrire d’une ville à l'autre. Il faut des occasions. Adieu. Adieu.

C'est mardi que j'espère aller vous voir. Pour revenir mercredi matin. J'attends une lettre de Sir Robert Peel. Mais je compte toujours aller vendredi à Drayton. Adieu, Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 4 oct 1849
2 heures

Je ne puis croire à cette guerre ; à moins que votre Empereur n'ait un parti pris de la vouloir, ce que je ne crois pas. Je ne pense qu'à cela et j’arrive toujours à la même conclusion. Ils s’évaderont. Je vois déjà dans un journal de ce matin, que Kossuth s'est évadé. Ce n’est probablement pas encore vrai. Cela deviendra vrai. Faire la guerre parce qu’ils se seront évadés, pour en punir la Porte comme un geôlier négligent ou vendu, est impossible. Certainement si l’Angleterre soutenait effectivement la Porte, la France en ferait autant. Peut-être même, ici, n'en serait-on pas fâché. Une occupation qui serait distraction. Ce pays-ci s’inquiète des francs jamais des millions. Il déteste de donner de l'argent ; mais il aime à le jeter par les fenêtres. Je ne peux me résoudre à examiner sérieusement l’hypothèse où vous ne pourriez habiter ni Londres, ni Paris. Naples, si une fois vous y étiez arrivée aurait, pour l’hiver le mérite du climat. Bruxelles serait froid, mais sûr. La Belgique resterait neutre. Et au moins aussi bonne compagnie à Bruxelles qu'à Naples. Et bien plus près. J’en parle parce que vous m'en parlez. Je répète encore que je n'y crois pas. Mais il résultera de cette affaire-ci une situation bien plus accentuée, comme on dit aujourd'hui, en Europe ; la Russie et l’Autriche d'un côté, la France et l’Angleterre de l'autre, la Prusse entre deux, penchant géographiquement du premier côté, moralement du second. C’est très mauvais. L’Europe coupée en deux c'est de l'encouragement et de la force pour les révolutionnaires de tous les pays. Il ne se peut pas que l'Empereur ne voie pas cela. Certainement si cette guerre éclatait l'Italie et la Hongrie recommenceraient. Et Dieu sait qui les imiterait. Il ne faut pas ouvrir de telles perspectives. Pour la troisième fois, je n'y crois pas. Vous viendrez bientôt à Paris. Mais il est clair, qu’il faut attendre un peu pour y voir plus clair. Avez-vous remarqué dans les débats d’hier 3, la lettre de [Bucha?] ? Assez piquante probablement du vrai. La réponse napolitaine à Lord Palmerston est très bonne. Peu lui importe. Il veut. s'afficher Protecteur de la Sicile. Par routine et par mauvais esprit. Le même partout et toujours. C’est un spectacle qui m'ennuie. Je ne lis pas les Mémoires d’Outre-tombe. C’est vous qui me faisiez lire ces frivolités-là, Outretombe, Raphael. Quand je ne vous ai pas, je ne me doute pas qu'elles paraissent. Je vais demander les passages où il est question de vous. J’ai eu la brochure de M. Dunoyer. Honnête homme, lourd et courageux. Plein de pauvres idées, et d’erreurs de fait sur les journées même de Février, mais beaucoup de sens et de bonne hardiesse sur la situation générale d’à présent. Je n'ai rien du tout de Paris. Ce silence absolu et la nullité des premières séances de l'Assemblée me font croire qu’il se brasse quelque chose. On se tâte, on se prépare, on doute, on projette tout bas ; et en attendant on se tient coi. Je ne crois toujours à rien de plus gros qu’à une modification du Cabinet.
Onze heures et demie
Voici votre lettre. Je persiste toujours à ne pas craindre ce que vous craignez. J’ai écrit à Paris pour être bien précisément tenu au courant des intentions et des dispositions du gouvernement et du public. Ce que j'en sais déjà ne me permets pas de douter que la France ne fasse tout ce que fera l'Angleterre et qu'elle ne pousse l'Angleterre plutôt que de la retenir. Adieu, adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton Mercredi 8 Nov. 1848
4 heures

Flahaut et Lavalette sortent de chez moi. Très troublés des nouvelles de Paris d'hier. Baisse énorme à la Bourse ; plus de 40 sous sur le 3 et sur le 5 pour 100. Anxiété générale comme la veille du 28 juin. Les républicains disant tout haut " Nous ne nous laisserons pas renverser. " Les modérés : " Nous ne nous laisserons pas déporter. " La garde mobile et la ligne tout près d'en venir aux mains non plus par des duels, mais en corps. La revue de l’armée ajournée, point à cause du temps mais parce que plusieurs régiments annonçaient qu’ils crieraient : " à bas Cavaignac ! Vive, Louis Bonaparte ! " Tous les symptômes de l'approche d’une lutte, d’une crise. Morny écrit : " J’ai de l’or ; j’aurai un passeport ; si nous sommes battus, je m’en servirai. " Duchâtel a trouvé hier le Roi sérieusement inquiet du Prince de Joinville. Et même un peu de la Reine. Leur arrivée à Richmond aura été triste.

Jeudi 9 Nov. 8 heures
J'ai dîné hier chez Lady Coltman, des magistrats et Macaulay. Moins abondant que de coutume. Préoccupé de son livre (Histoire de la révolution de 1688) qui paraîtra le 4 décembre. Lord Jeffrey, qui en a lu des fragments, dit que c'est excellent au-dessus de ce qu’il attendait. Cela vous est égal. Vous aimez assez les vieilles gens, point les vieux temps. Il faut que vous-même, de votre personne, vous ayez été de quelque chose dans les choses pour vous y intéresser. Vous êtes très personnelle. Point de nouvelles là. Ni Anglaises, ni Françaises. Presque tout le monde content du résultat de Vienne. En gros, le public anglais veut du bien à l’Autriche. Le libéralisme de Macaulay se satisferait en espérant l'affranchissement des Slaves et un affaiblissement pour la Russie.
Je mettrai moi-même cette lettre-ci à la poste tout-à-l’heure avant 9 heures. Je veux voir, si elle vous arrivera ce soir. Vous me le direz. Si j’apprends dans la journée quelque chose qui en vaille la peine, je vous écrirai un mot avant 5 heures. J'attends, M. Vitet qui a dû arriver hier de Paris. A moins que le mauvais temps ne l'ait arrêté à Boulogne.
On dit qu’hier il y avait tempête. L’avez-vous eue à Brighton ? Jai rapporté de Brighton une impression très agréable. Probablement plus agréable qu'il ne mérite. Je vois par ce qui me revient de Paris que là dans Paris, la perspective de la chute de Cavaignac déplait à pas mal de gens. Par terreur de la transition. Et aussi parce que, sans aimer la République pas mal de gens se disaient qu'après tout, peut- être, en entourant Cavaignac, en le soutenant la république modérée serait possible. On les jette dans un danger et on leur retire une chance. Ils en voudront beaucoup à Thiers d'avoir poussé à Louis Bonaparte. M. de Tocqueville est fort prononcé dans ce sens. On recrute ouvertement chez lui pour Cavaignac. Les Anglais qui vont à Paris vont beaucoup là. L’armée des Alpes est, pour Cavaignac et le républicain, un grand sujet d'inquiétude. Ils craignent qu’un beau jour, tout à coup, le maréchal Bugeaud n'aille se mettre à la tête et ne marche sur Paris. Je recherche tous les bruits, tous les petits propos pour vous les envoyer. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, 5 octobre 1849

Ce que vous me dites de la différence qui existe entre les demandes de l’Autriche et les vôtres me frappe, et me confirme dans ma première conjecture. Vous ne voulez pas, aujourd’hui, la ruine de l’Empire Ottoman ; mais vous voulez mettre une bonne occasion à profit pour faire un grand pas. Vous demandez péremptoirement l'extradition, au nom de la lutte contre les révolutions. Si la Turquie vous l'accorde c’est un grand coup sur les révolutionnaires ; si elle vous la refuse, c'est une grande raison, et très plausible, pour prendre vous-même vos suretés. Et vos suretés, c’est l’occupation forte et permanente des Provinces Danubiennes qui couvrent vos frontières, et sont contre vous, le foyer de révolution. Vous ne vous les approprierez pas encore tout de suite et d’un seul coup ; mais vous vous y fortifierez, vous vous y établirez ; vous les gouvernerez, provisoirement encore, mais vous-mêmes et en votre propre nom. La Turquie payera ainsi les frais du secours que vous avez donné à l’Autriche, et vous lui prendrez, en provinces les garanties qu'elle vous aura refusées en réfugiés. Et l’Europe ne vous fera pas la guerre pour cela, tandis que si vous attaquez la Porte pour Bem et Kossuth l’Europe la défendra peut-être, probablement même. Si vous attaquez la Porte pour Ben et Kossuth, l’Europe verra là la ruine de la Porte, et de votre part un parti pris de la détruire. Elle ne veut pas souffrir cela. L’Europe est accoutumée au contraire à vous voir avancer et grandir dans les provinces danubiennes. Et même résignée, au fond, à vous y voir établir en maîtres définitifs, car elle regarde cela comme inévitable. Le temps des longues prévoyances et des résolutions fortes prises, en vertu des longues prévoyances est passé pour l’Europe occidentale. La France ne pense plus à cette grande politique et l'Angleterre n'en veut plus. Vous pouvez faire tout ce qui exigerait. que la France et l’Angleterre, pour vous en empêcher adoptassent et pratiquassent de concert cette politique là. Mais il y a tel acte en soi bien moins grave que l'occupation définitive des Provinces Danubiennes qui peut soulever en France, en Angleterre dans toute l’Europe occidentale une de ces émotions publiques soudaines, puissantes qui jettent les gouvernements dans ces résolutions extrêmes auxquelles leurs propres calculs et desseins ne les conduiraient pas. Votre exigence de l'extradition, poussée jusqu'à la guerre, pourrait bien être un acte semblable et produire de tels effets. Si donc l'Empereur ne veut pas engager aujourd’hui, en Orient la question suprême, je ne puis croire qu’il ait fait sa demande avec l’intention de la soutenir à fond ; ce serait trop méconnaître l'état des esprits en Europe et trop risquer pour un petit motif. Je suis tenté de croire à une ambition et à une intention plus détournées. Voilà mon impression, et sur quel raisonnement elle se fonde. Et j'aboutis toujours à ma même conclusion ; la guerre ne se fera pas. Autre raison décisive. L'Empereur, qui en veut surtout aux révolutions, ne peut pas soulever une guerre dont le drapeau serait : « L’Angleterre et la France patronnent et couvrent les chefs de révolutions. » Mais ma raison n'est décisive que si bien certainement l'Empereur ne veut surtout aux révolutions, et ne songe pas à en profiter pour aller à Constantinople. Adieu en attendant votre lettre.

Onze heures et demie La voilà. Et probablement de bien vives agitations de votre part, et de bien longs raisonnements de la mienne pour un incident pas grand chose. C’est égal ; la seule chance valait bien la place que nous lui avons faite. Adieu, adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton, Mercredi 8 nov. 1848
9 heures

Voici une lettre très curieuse. Lisez-la, je vous prie, vous-même, malgré vos mauvais yeux et renvoyez-la moi tout de suite. G[énie] me fait dire qu'il importe infiniment que ses lettres restent entre lui et moi, et qu'il n'en revienne rien à Paris. Vous verrez combien tout cela confirme ma résolution. Je devrais dire notre résolution de me tenir parfaitement tranquille et en dehors de toutes les menées.
Le Roi me fait écrire hier par d'Houdetot " Le Roi me charge de vous dire que les accidents de santé de ses chers malades, sans être plus graves, ayant continué, les médecins avaient conseillé un changement d’air immédiat ; ce qui l’avait décidé à aller passer quelques jours à Richmond, à l’hôtel du Star and Garter. Nous partons aujourd’hui même à une heure. Le Roi désire que vous sachiez bien le pourquoi de ce mouvement afin de vous mettre en garde contre les bruits publics." D’Houdetot aurait dû me donner quelques détails sur la Reine. Mais enfin elle a pu évidemment être transportée, sans inconvénient. Je voudrais savoir qui occupera votre petit appartement. J'irai les y voir. Pourvu que mon travail m'en laisse le temps, car je veux absolument le finir sans retard et l'envoyer à Paris. Le moment de le publier peut se rencontrer tout à coup. Et dans l'état des affaires au milieu de tout ce mouvement d'intrigues croisées, je ne serais pas fâché de donner une marque publique de ma tranquillité et liberté d’esprit en parlant à mon pays sans lui dire un mot de tout cela. Cette course à Drayton va me faire perdre encore du temps. Je réponds aujourd’hui à Sir Robert Peel, mais je n’y resterai que jusqu'au mardi 21 et non jusqu'au jeudi 23 comme il me le demande. Ce serait charmant, s'il vous invitait aussi.
Je reçois à l’instant même un billet de Duchâtel qui était allé hier a Claremont au moment où le roi et toute la famille partaient pour Richmond. Il a trouvé le Duc de Nemours et le Prince de Joinville, très souffrant. Ils ont eu une rechute, c’est ce qui a déterminé la résolution, soudaine.
La dernière scène de Vienne est tragique. Le parti révolutionnaire, étudiants et autres est plus acharné que je ne le supposais. On m’apporte de Paris de bien sombres pronostics sur l'Allemagne. On s’attend que l'Assemblée de Francfort se transportera à Berlin, et finira par y proclamer la République. La Monarchie, et l’unité allemande paraissent de plus en plus incompatibles. Le rêve en progrès est celui d’une république allemande, laissant subsister dans son sein, par tolérance et jusqu’à nouvel ordre des monarchies locales. En France les esprits sont malades sans passions. En Allemagne, il y a la maladie, et la passion. Adieu, adieu. Merci de votre accueil, digne réponse à votre merci de ma visite. Adieu vaut mieux. M. Vitet arrive aujourd’hui de Paris. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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122 Val Richer, Vendredi 21 Juillet 1854

Sacy (ou son rédacteur) a eu certainement tort ; la liberté des cultes existe en Russie ; elle a même, depuis longtemps été l’un des mérites de votre gouvernement, et l’un de ceux dont on l’a et dont il s'est avec raison, le plus vanté. Les Débats n'auraient pas eu tort s'ils avaient simplement dit qu’en sa double qualité de chef de la religion grecque et de souverain absolu, votre Empereur avait fait souvent, dans l’intérêt de l’unité de son pouvoir religieux comme politique, de la domination et de la propagande tyrannique, aux dépens des cultes non-Grecs de ses états Catholiques, Protestants, Juifs, en ont souffert et s'en sont plaints. Vous vous rappelez les religieuses persécutées, les Jésuites bannis, les Provinces Baltiques tracassées, les Juifs de Lithuanie transportés en masse. Il y a eu certainement là de quoi réclamer au nom de la liberté religieuse. Mais on ne s’inquiète jamais assez de savoir la vérité des faits et de ne parler que dans la mesure de la vérité. Je comprends qu’on se préoccupe des lenteurs de l’Autriche ; je n’y mets, pour mon compte que très peu d'importance ; je suis de l’avis de Gréville ; à cause de la Prusse, l’Autriche ne peut faire autrement. Le dénouement sera le même : ou bien vous vous déciderez à faire la paix, une paix désagréable pour vous, mais nécessaire, ou bien l’Autriche prendra décidément parti contre vous et la Prusse elle-même un peu plus tard. Au point et dans le courant où sont les choses, cela me paraît inévitable.
C'est étrange qu'Orloff ait été si insolent avec l'Empereur d’Autriche de deux choses l’une ou le comte Orloff n’a pas autant d’esprit qu’on lui en donne, ou s’il n'a fait qu’agir selon les instructions de votre Empereur, votre Empereur s'est bien trompé sur le caractère et la situation du jeune souverain auquel il avait affaire. Infatuation ! Infatuation. C'est la maladie des jolies femmes, des peuples en révolution et des souverains absolus. J’aurais certainement pris plaisir à causer avec votre jeune Prince de Nassau. Je me le rappelle, très bien. Ces deux ans passés à parcourir l’Amérique du nord, lui font honneur.

Onze heures et demie
Rien dans les journaux, ni du Danube, ni d’Espagne. Deux lettres de Paris qui ne m’apprennent pas. L'Impératrice n’est pas grosse puisqu'elle va prendre des bains de mer. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, mardi 9 oct. 1849
6 heures du matin.

Votre perplexité me désole. Elle ne me gagne pas encore ; mais au fait elle est bien naturelle. Toutes les bonnes raisons sont contre la guerre. Je devrais savoir ce que valent les bonnes raisons. Je croyais impossible que la France fit, ou laissât faire une stupide folie comme la révolution de Février. L'Empereur aussi peut avoir sa folie. Et alors ! Ne vous y trompez pas ; ce que dit Morny et ce qu’il écrit au Président n’y fera rien. La France fera ce que fera l’Angleterre. Et la France poussera plutôt que de retenir. Et si cela arrivait, vous verriez Thiers et Molé, au moins le premier, entrer au pouvoir, et se mettre à la tête de cette grande affaire, espérant encore, par l'alliance intime de la France et de l'Angleterre ce que Napoléon espérait à lui tout seul, distraire et satisfaire l’esprit de révolution par la guerre, en le contenant. Chimère, mille fois chimère dans laquelle ils échoueraient bien plus vite et bien plus honteusement que n'a échoué Napoléon, mais chimère qui les tenterait (je les connais bien) et qui bouleverserait le monde. Car vous dîtes vrai; ce serait la guerre partout, et la révolution partout. Cela n’arrivera pas ; cela ne se peut pas. Il ne se peut pas que l'Empereur soit aussi fou et aussi aveugle que la garde nationale de Paris en Février. Personne ne peut prévoir, personne ne peut imaginer quels seraient, en définitive, les résultats d’un si épouvantable bouleversement, mais à coup sûr, ils ne seraient bons pour aucun des grands et réguliers gouvernements aujourd’hui debout. La fin du monde profiterait peut-être un jour à quelqu'un certainement pas à ceux qui y auraient mis le feu. Même conclusion de ma part et avec la même conviction. Mais je répète que votre perplexité me désole car enfin la chance existe, et quel serait notre sort, à nous deux, dans cette chance ! J'y pense sans relâche comme si j’y pouvais faire quelque chose. Cela ne sera pas.
Neuf heures
Je n’ai rien à espérer aujourd’hui. Je vous renvoie votre lettre allemande. Intéressante. C’est un homme d’esprit. Assez ressemblant à Klindworth. Je voudrais bien que l’Autriche et la Prusse parvinssent à s'entendre, pour quelque temps au moins, et à rétablir un peu d'ordre, en Allemagne. Si l'Empereur veut bien ou la guerre, il aura la guerre et pas Bem, et Bem bouleversera de nouveau l'Allemagne pour lui faire la guerre. Je ne fermerai ma lettre qu'après l’arrivée de la poste, pour voir si j’ai à vous dire quelque chose de Paris. Midi Le facteur arrive très tard. Je n’ai que le temps de fermer ma lettre. Adieu, Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer 11 oct. 1849
8 heures

Puisque vous n'avez pas été absolus et péremptoires dans votre demande, ni la Porte dans sa réponse, raison de plus pour que l'affaire s’arrange. On trouvera quelque expédient qui couvrira la demie-retraite que fera de son côté chacune des deux puissances. Nous n'avons vu la guerre avorter depuis vingt ans malgré les plus forts motifs de guerre du monde pour la voir éclater par un si misérable incident. C'est comme la guerre entre la France et l'Angleterre pour Tahiti. Nous en avons été bien près ; mais ce n'était point possible. Il me parait que Fuad Efendi n'a pas été renvoyé à la frontière et qu’il doit être arrivé à Pétersbourg. La tranquillité où l'on est à Vienne sur cette question me parait concluante. S'il y avait la moindre raison de craindre, les esprits Autrichiens seraient renversés. Jamais l’Autriche n'aurait été à la veille d'un plus grand danger. Je vous répète qu’à Paris personne ne s’inquiète sérieusement de cette affaire. M. de Tocqueville a été, jusqu'ici, un homme d’esprit dans son Cabinet et dans ses livres. Il est possible qu’il ait de quoi être un homme d’esprit dans l'action et gouvernement. Nous verrons. Je le souhaite. C’est un honnête homme et un gentleman.
Je savais bien que ma petite lettre au Roi pour son anniversaire lui ferait, plaisir. J'ai reçu hier la plus tendre réponse. Après toutes sortes de compliments pour moi, dans le passé : « vous me donnez la plus douce consolation que je puisse recevoir, non pas à mes propres malheurs, (ce n’est pas de cela dont je m’occupe); mais à la douleur que me causent les souffrances de notre malheureuse patrie, en me disant que vous anticipez pour moi une justice à laquelle j'ai été peu accoutumé pendant ma vie. Cette justice, je l'espère et surtout je la désire pour vous comme pour moi. Mais j’ai trop peu de temps devant moi pour me flatter d'en être témoin avant que Dieu m’appelle à lui. La maladie du corps politique est bien grave. Ses médecins n’en connaissent guères la véritable nature, et je n’ai pas de confiance dans l’homéopathie qui me parait caractériser leur système de traitement. J’aurais bien envie de laisser couler ma plume mais je craindrais qu'elle n'allât top loin. Ma bonne compagne, qui se porte très bien, et qui a lu votre lettre, me charge de vous dire qu'elle en a été bien touchée.» J’ai été touché moi de cette phrase : une justice à laquelle j’ai été peu accoutumé, pendant ma vie. Il parle de lui-même comme d’un mort. Lord Beauvale a en effet bien de l’esprit, et du meilleur. Merci de m'avoir envoyé sa lettre. Je regrette bien de ne l'avoir pas vu plus souvent pendant mon séjour en Angleterre. Recevez-vous toujours la Presse ? Je ne la reçois pas, mais, M. de Girardin m'en envoie quelques numéros, ceux qu’il croit remarquables. J'en reçois un ce matin. Tout le journal, plus un supplément, remplis par un seul article le socialisme et l'impôt. Vous feriez je ne sais pas quoi plutôt que de lire cela. Je viens de le lire. Une heure de lecture. Tenez pour certain que cela fera beaucoup de mal. C'est le plan de budget, de gouvernement et de civilisation de M. de Girardin. Parfaitement fou, frivole, menteur, ignorant, pervers. Tout cela d’un ton ferme convaincu, modéré, positif, pratique. Des chimères, puériles et détestables présentées de façon à donner à tous les sots, à tous les rêveurs, à tous les badauds du monde l'illusion et le plaisir de se croire de l'esprit et du grand esprit et de l'utile esprit. Quelle perte que cet homme-là ! Il a des qualités très réelles qui ne servent qu’à ses folies et à ses vices. Personne ne lira ce numéro en Angleterre, et on aura bien raison. Et j’espère que même en France, on ne le lira pas beaucoup. C’est trop long. Mais rien ne répond mieux à l’état déréglé et chimérique des esprits. Je vous en parle bien longtemps, à vous qui n'y regarderez pas. C'est que je viens d'en être irrité.
Onze heures J’aime Clarendon Hôtel. C’est un premier pas. Je vous écrirai là demain. Vos yeux me chagrinent. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 23 octobre 1849
7 heures

Madame Austin m'est arrivée hier. Voici ce que m’écrit Reave : « Je suis revenu à Londres au moment de la discussion turque. Au fond, de part et d’autre, je sens que nous avons pris cette affaire un peu trop vivement et Lord Palmerston en a profité pour jeter une pierre dans le jardin de ses adversaires. Mais il en résulte que l’Angleterre a montré que les endormeurs du Peace congress, ne l’avaient pas tout à fait assoupie, que l'Empereur de Russie s’attachera davantage à son état de repos armé ; et que l’on a acquis ici des notions plus justes sur la valeur vraie de la soi-disant alliance de la République française, qui consiste essentiellement à ne rien faire. A tout prendre, je ne regrette pas cette petite campagne, malgré le petit ridicule qui s’attache à tout excès de vigueur hors de propos. Du reste la mission arrogante du Prince Radziwill et l'exécution militaire de Louis Balthiany, sans la procédure judiciaire qui devait faire ressortir sa culpabilité sont, je crois, les deux fautes capitales des Empereurs alliés. On dit qu’il a été saisi une correspondance de Bathory, étant ministre avec le Roi Chartes Albert. Si cela est vrai, il aurait suffi de constater le fait devant la justice. du pays pour le conduire au supplice d’une manière légitime. »
Vous voyez qu’on sait à quoi s’en tenir à Londres sur le concours qu'on peut attendre de la République française, et qu’on ne croit pas à de bien grands coups après tant de bruit. Vous dites bien : le problème à résoudre pour l'Empereur c'est de concilier la grande attitude avec la raison. Il en viendra à bout, sa boutade n’a pas été heureuse ; elle a retourné contre lui l'Europe qui allait à lui, et elle ne lui vaudra pas en Turquie ce qu'elle lui a fait perdre en Angleterre et en France. Il n'en avait pas besoin pour faire, à l'occasion des affaires de Hongrie, un grand pas vers Constantinople. Le pas était fait ; et s'il tenait à le constater, il y avait dix manières d'atteindre ce but là, à meilleur marché. L'Empereur s’est laissé aller à une première idée, et à un premier accès de vainqueur. Il lui en coutera quelque chose de le reconnaitre et de rentrer dans une autre voie. Mais il le fera. Il a un sentiment trop juste de sa mission et de son intérêt de souverain, je veux dire de grand souverain, pour le lancer et pour lancer l'Europe dans le chaos de la guerre et de la révolution parce qu'on ne lui livrera pas Bem et Dembinski. Je suis très curieux, mais plus curieux qu'inquiet du résultat de la mission de Fuad. Effendi. Reeve me dit peu de chose de l'état des esprits en Angleterre sur nos affaires intérieures. Ceci seulement qui est sensé et qui me plaît assez. « Nos yeux se tournent de nouveau avec. sollicitude vert la France. Si M. Thiers se décide enfin à prendre un rôle plus actif, je ne vois devant lui qu’une des catastrophes qui lui sont familières. Il ne manquerait plus que cette direction suprême pour couronner les malheurs du pays. Je suis de plus en plus heureux que vous soyez complètement étranger à ce qui se passe dans cette assemblée. C'est là, je crois le sentiment de tous vos amis de ce côté de la manche, et de plusieurs de ceux qui m’écrivent de l’autre. Dans une position aussi radicalement fausse que celle de la République, il est impossible de faire autre chose du pouvoir qu’une déplorable fiction. " Je suis content de l’issue du débat sur Rome. Le défilé est passé. Le gouvernement, Président. et cabinet s’en tire sans y grandir, et la bonne cause est la seule qui ait été bien défendue. Ce sont là, pour le moment, les seuls résultats auxquels en toute occasion, il faille prétendre. Je doute que j’ai aussi pleinement satisfaction dans les deux questions encore sur le tapis, l'affaire turque et le rappel des deux branches bannies. On passera aussi ces deux défiles ; mais personne, je le crains ne dira ce qu’il y aurait à dire sur l’une et l'autre affaire, comme Montalembert, et même La Rozière, l'ont dit dans celle de Rome.
Onze heures et demie
Adieu, Adieu. Je n'ai que le temps de fermer ma lettre La vôtre est intéressante. J'en reçois une de Piscatory qui l’est aussi. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie, Jeudi 24 octobre 1850

Me voilà tranquille sur le Ministre de la guerre. Schramm est un bon choix. Bon pour Changarnier, et bon pour le président. Il est laborieux, assez capable, obéi des subalternes, et étranger, je crois, aux grandes prétentions, et aux petites tracasseries. Nous avons deux fois failli le prendre. Mais le Roi ne l'aimait pas. Ceci apaisera fort les débuts de la session. Le duc de Broglie, en est convaincu. Il restera encore assez de sujets de querelle.
L’Autriche et la Prusse s’arrangeront comme le Président et le Général Changarnier. Elles ne peuvent pas plus se faire la guerre, à moins d'être folles, et elles ne sont pas Folles. Il faut que l’Autriche gagne le gros de la bataille, la bataille de l’unité allemande. Le Parlement d'Enfurt mourant et la Prusse rentrant dans la diète de Francfort, c’est la grosse bataille gagnée pour l’Autriche. L'affaire de Hesse est l’escarmouche, la rencontre par occasion. Là, il faut donner à la Prusse quelque satisfaction une couverture pour sa retraite. On la trouvera à Varsovie d’ici, il me semble qu’elle peut se trouver aisément. Il suffit de donner, un peu sur les doigts au grand Duc et de le contraindre à s’arranger avec ses sujets qui après tout, ne se sont point soulevés. On peut faire quelque chose pour eux sans céder à l’insurrection. Tout n'est-il pas bien réglé ?
Je pars dans deux heures. Je suis fort aise d'être venu. Il y a deux mérites qui surnagent toujours et surmontent tout le reste, d'être homme d’esprit et honnête homme. Là où ces deux mérites se rencontrent, il est bien rare qu’il my ait pas moyen de s’entendre et rien de bon à faire.
Je ne vois rien de plus dans les journaux. Mais Schramm est assez pour un jour. Il neige ici. Ce matin, quand j'ai ouvert mes volets tout était blanc. Adieu Adieu.
J’aurais tant aimé que Lady Jersey fût partie avant mon arrivée. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lowestoft, mardi 22 août 1848
10 heures

Mon instinct me répète que la publication de ce Rapport de la Commission d'enquête ouvrira le tombeau de la République. Je dis la publication bien plus que le débat, dont je n’attends pas grand chose. La République n'en mourra peut-être pas beaucoup plutôt, mais, la voyant, telle qu'elle est, on la tiendra pour morte par impossibilité de vivre. Et elle mourra infailliblement de cette conviction générale. Les commencements de scènes, de démentis d’assertions aggravantes que je vois dans le Times d’hier confirment mon instinct. Je suis frappé aussi qu’on ait renoncé dans l'Assemblée à porter, comme on l’avait annoncé, M. de Lamartine à la Présidence, en envoyant M. Marrant au Ministère de l'Intérieur. En présence du rapport, on a senti que cette apothéose du Père de la République était impossible. J’attends impatiemment mes journaux français. Je serais étonné si cette semaine ne nous ferait pas faire un pas. Vous avez surement lu le spectateur de Londres de Samedi. Evidemment l’Autriche sortira de la Lombardie, et n'en sortira pas pour Charles-Albert. L’événement me donne plus complètement raison, dans la question Italienne que je ne l’avais espéré. J’ai soutenu que les peuples d'Italie, ne devaient faire que des réformes légales, de concert avec leurs gouvernements, que ni les gouvernements ni les peuples ne devaient songer à des remaniements de territoire ; que le Pape ne devait pas se brouiller avec l’Autriche ; que toute tentative, en dehors de ces limites, échouerait. C'est dommage que ce soit souvent un grand obstacle d'avoir eu raison.
Les nouvelles d’Espagne me plaisent. Les Carlistes de plus en plus nuls, et mon ministre des finances. C'est l'union rétablie dans les Moderados et leur concours assuré à Narvaez. Il n’est pas plus question à Madrid de Bulwer et de la rupture des Rapports avec l'Angleterre, que s'il n’y avait point d'Angleterre. Nous verrons comment lord Palmerston emploiera de ce côté ses vacances.

Une heure
Très intéressante lettre. Vous ne savez pas combien j’aime votre langage si naturel, si bref, si topique. Je m'inquiète peu de votre inquiétude sur ma lettre du 16. Je veux bien que vous me montriez, mais il me convient que vous me montriez tel que je suis, pensant librement et parlant comme je pense. Sans compter que, pour plaire beaucoup, il est bon de ne pas plaire toujours, et surtout de ne jamais chercher à plaire. II y a deux choses indispensables pour être pris au sérieux par les Rois, en leur agréant, beaucoup de respect et à peu près autant d'indépendance. Je vous écrirai demain ce que vous désirez. Demain seulement parce qu'il faut que, cette fois aussi, vous envoyez la lettre même. Elle vous arrivera jeudi matin. Je vous renverrai aussi demain la lettre de Paris. Je veux la relire, et je suis écrasé ce matin de correspondance. Plus une visite aux écoles de Lowestoft qu’on me fait faire à 2 heures.
Je crains beaucoup toute démonstration légitimiste. Non seulement elle échouerait ; mais elle gâterait l'avenir en compromettant, contre toute combinaison en ce sens, beaucoup de modérés. Le nom est peut-être dans ceci, ce qu’il y a de plus embarrassant. Il ne faut pas le prononcer. Que la réserve du langage soit en accord avec l'immobilité de l’attitude. N'oubliez jamais que les péchés originels du parti légitimiste sont d'être présomptueux et frivole, gouverné par les femmes et les jeunes gens. L'émigration. Voici les nouvelles que je reçois ce matin: « J'ai vu les Montesquiou qui reviennent d'Allemagne. Ce qu’ils disent est, à tout prendre, satisfaisant quant à la santé et au bonheur domestique. La résidence est très convenable et confortable, au milieu d’une jolie ville. Mais point de jardin. Seulement une terrasse au haut de la maison, où l'on prend le thé dans les belles soirées. Les environs et les promenades charmants. Beaucoup d'affection et de respect témoigné par tout le monde. Une existence paisible retirée et raisonnable. Mais les regrets de France bien vifs. Ils déjeunent à 11 heures, dinent à 4, le thé à 8, la conversation jusqu'à 10 : " Parlons de la France. " Elle se promène beaucoup et écrit beaucoup. Elle a reçu dernièrement beaucoup de visiteurs. La Maréchale de Lobau y est à présent, et les enfants de M. Reynier. Correspondance quotidienne avec Bruxelles." Ce ne sont que des détails sentimentaux. Vous voyez par votre lettre de Paris, que Pierre d’Aremberg se vantait, et qu'on est bien loin d'avoir pris là l'initiative. Je suis bien aise que vous ayez rencontré M. de Beaumont. Sa conversation avec vous est ce que j'aurais attendu. Et votre jugement de lui excellent. Je n'irai point au-devant de lui ; mais s'il vient au devant de moi, j'accepterai sa main. Il est du nombre des hommes envers qui je deviens chaque jour, au dedans plus sévère, au dehors plus tolérant. [...]

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lowestoft, Dimanche 13 août 1848
Une heure

Certainement, je suis triste. Je vous ai dit mille fois que, sans vous, j'étais seul. Et la solitude, c’est la tristesse. Je la supporte mais je n’en sors pas. Les Anglais n’y sont pour rien. Dans la belle Italie, je ne serais pas autrement. Peut-être l'Italie me dispenserait-elle d’un rhume de cerveau qui me prend, me quitte et me reprend sans cesse depuis quatre jours. Je me suis déjà interrompu deux fois en vous écrivant pour éternuer trente fois. J’espère que la mer, m'en guérira. La mer n’est pas humide. Décidément, en ceci, je ne suis pas comme vous. J’aime la mer devant moi. Elle ne m’attriste pas. Elle est très belle ici. Et cette petite ville est propre, comme un gentleman. Mes enfants commencent à se baigner demain. Aurez-vous quelqu’un à Tunbridge Wells ? Je ne vous veux pas la solitude, par dessus la tristesse. Il me semble qu’à Richmond lord John, Montebello et quelques visites de Londres ou à Londres sont des ressources que vous n'aurez pas ailleurs. Il est vrai que j’entends dire à tout le monde que Tunbridge est charmant. C’est quelque chose qu’un nouveau lieu charmant, pour quelques jours.
Il me revient de Paris qu'on n’y croit pas plus que vous au succès de la médiation. Ce n'est pas mon instinct. Si la situation actuelle pouvait se prolonger sans solution, je croirais volontiers que la médiation échouera. Elle vient, comme vous dîtes, plus qu'après dîner. Mais je ne me figure pas que l’Autriche se rétablisse purement et simplement en Lombardie et Charles Albert à Turin. Les Italiens conspireront, se soulèveront, la République sera proclamé quelque part. La République française sera forcée d’intervenir. C’est là surtout ce qu’on veut éviter par la médiation. Il faut donc que la médiation aboutisse à quelque chose, que la question paraisse résolue. Elle ne le sera pas. Mais à Paris et à Londres on a besoin de pouvoir dire qu'elle l’est. Pour sortir du mauvais pas où l'on s'est engagé. Tout cela tournera contre la République de Paris mais plus tard. On m'écrit que ces jours derniers le général Bedeau, dans des accès de délire criait sans cesse. "Je n’avais pas d’ordres! Je n'avais pas d’ordres." Vous vous rappelez que c’est lui qui devait protéger et qui n’a pas protégé la Chambre le 22 février.
Je suis bien aise que Pierre d'Aremberg soit allé à Claremont. Tout le travail en ce sens ne peut avoir que de vous effets soit qu'il réussisse ou ne réussisse pas. Quand on était à Paris, en avait assez d'humeur contre Pierre d’Aremberg qu'on ne voyait pas. Je suppose qu'on aura été bien aise de le voir à Claremont. A Claremont on est d’avis que la meilleure solution de la question Italienne, c'est de maintenir l’unité du royaume Lombardo-Vénitien en lui donnant pour roi indépendant un archiduc de Toscane. Idée simple et qui vient à tout le monde. Je la crois peu pratique. Un petit souverain de plus en Italie, et un petit souverain hors d’état de s'affranchir des Autrichiens, et de se défendre des Italiens. Ce serait un entracte, et non un dénouement. Je doute que personne veuille se contenter d’un entracte. Adieu. Adieu.
C’est bien vrai, les blank days sont détestables. Demain sera le mien. Votre lettre de Vendredi m'est arrivée hier, à 10 heures et demie du soir. Je venais de me coucher. Je m'endormais. On a eu l’esprit de me réveiller. Je me suis rendormi mieux. Je viens de recevoir celle d’hier samedi. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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45 Paris, Vendredi 21 Avril 1854

Hier à dîner chez Duchâtel, Lord Brougham, les trois Ellice, M. et Mme Emile Cornudet, Flahault, Dalmatie d'Haubersart, Dejean. Je m’en suis allé en sortant de table. J'avais du monde chez moi, le soir, les Boileau. Dumon, Senior, Liadières, le Prince, et la Princesse de Broglie et huit ou dix anciens déportés conservateurs que vous ne connaissez pas même de nom. Trés honnêtes gens, à la fois fidèles et sensés. Il y avait, et il y a encore là, dans notre ancien parti conservateur, un fonds d'excellent parti de gouvernement. Trop petits ; ils ne voyaient pas d’assez haut. Mais leur bon sens subsiste ; ils sont toujours pour la politique de la paix et de l’ordre Européen. Ils en veulent à votre Empereur de l'avoir sacrifiée pour courir après un peu plus d'influence, apparente peut-être, à Constantinople.
Personne ne croit à aucun arrangement. actuel ; il faut qu’on se batte, et qu’on se batte en vain. L'Autriche se réserve pour reprendre le rôle de médiateur l'hiver prochain, quand on se sera battu en vain tout l'été. Les Anglais se résignent à ne pas faire grand chose dans la Baltique, grand' chose d'éclatant ; mais ils bloqueront tous vos ports, toutes vos côtes ; effectivement, ce qui écarte les neutres et ce qui doit ruiner tout-à-fait votre commerce, c'est-à-dire vos grands propriétaires. Je les trouve un peu tristes dans leur langage, mais obstinés et patients ; ils sentent qu’ils ont fait trop de bruit et trop promis ; mais ils persistent, quoique plus modestement.
Voilà leur traité d'alliance offensive et défensive avec la France conclu et signé. On prépare ici de nouveaux envois de troupes. On crie beaucoup contre la folie des Turcs qui, en expulsant les grecs, ont expulsé tous les négociants, tous les fournisseurs avec lesquels ils avaient passé des marchés pour l'approvisionnement des armées alliées. Les marchés s'en vont avec les marchands de là de grands embarras et une juste humeur.
Le Moniteur énumère ce matin nos trois escadres. On dit que M. Ducos a dit à l'Empereur qu’il en avait dans la main une quatrième ; à quoi l'Empereur répondu : " Fâchez de la faire remonter dans la manche." Mad. de la Redorte vient d'être très malade. Sa fille était très jolie hier, chez Duchâtel ; mais on dit que ses yeux ont plus d’esprit qu’elle. Mad. de Caraman avait avant hier soir, une lecture des Mémoires sur les Cent Jours, de M. Villemain. J'en ai entendu un long fragment l’hiver dernier. C'est piquant. Cela paraîtra au mois d'octobre.
On dit beaucoup que la Chambre du Conseil va déclarer qu’il n’y a lieu à suivre contre M. de Montalembert. Ce bruit se soutient, et se confirme depuis plusieurs jours. Ce serait, pour le gouvernement, un désagrément momentané qui lui épargnerait un long embarras. Adieu.
Il a plu hier tout le jour. On dit que c’est excellent et je le crois. Pour moi, j’aime mieux le soleil. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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14 Val Richer, Samedi 25 Juillet 1846

Voilà une bonne lettre. Vous vous portez bien, vous me grondez et elle est longue. Mon éternuement est parti, et ma pauvre Henriette n’y est pour rien du tout. Ce n’est pas pour la mener promener, c'est pour mener promener M. Austin que je suis sorti le soir, et ma mère et Henriette s’en sont plaintes tout haut pour qu'il ne me fût pas possible de recommencer. Acquittez donc Henriette, dans votre esprit, et portez-vous bien. Je vous promets que je ne sortirai jamais le soleil couché. Lui et moi, nous ne serons jamais qu'ensemble sur l’horizon. Votre menace m’a fait trembler. Vous êtes charmante de vous mieux porter, charmante d'avoir si peur pour moi, mais bien... (je ne trouve pas de mot qui me convienne) de craindre le Val Richer et son influence. Je n'y apprends qu'à mieux sentir tout ce que vous êtes pour moi et le besoin que j’ai de vous. C’est un sentiment qui monte de jour en jour en moi comme la marée. Et jamais de reflux. Quelle comparaison ! Un reste de ma course de samedi dernier à Trouville. La vue de la mer me laisse toujours une impression profonde. Je ne connais rien de plus frappant que ce mouvement perpétuel dans cette monotone immensité.
Courrier très chargé ce matin deux dépêches et quatre lettres particulières de Flahault, M. de Metternich très blessé, très chagrin de Montalembert et Villemain. Ne se plaignant point de mon silence, disant qu’il le comprend et que j'ai bien fait. Je n’ai pas dû donner dans un piège qu'on me tendait la veille des élections. Metternich désavoue quelques uns des faits avancés par Montalembert. Henri Bogusez n’est pas mort. Il se porte bien a Cracovie. Quant aux faits indésavouables (sic) le gouvernement autrichien persiste à en repousser la responsabilité. Mais sinon la connivence, du moins l’apathie, la faiblesse l’imprévoyance, l'impuissance sont de plus en plus évidentes. Le Général Collin a évacué Cracovie parce qu’il n’avait, pour ses troupes, que 15 cartouches par homme et qu’il n’avait aucun moyen de s'en procurer dans toute l'étendue à son commandement. Aujourd’hui le corps d’armée qu’il faut entretenir dans la Galicie coûte un surcroit de dépense de 800 000 florins (plus de deux millions de francs) par mois. L’Autriche sera obligée de faire un gros emprunt. En outre grande fermentation dans toutes les parties de la Monarchie, même dans les états héréditaires. Les Etats de la Basse Autriche, réunis à Vienne, viennent de demander de prendre part à la confection des lois, l’abolition de la corvée & &. En Bohême, la noblesse prend l’initiative des réformes. Dans le gouvernement même dans les Affaires étrangères, beaucoup de choses arrivent dont M. de Metternich décline la responsabilité en disant qu’il ne les a pas sues qu’il n’en a pas entendu parler. Déclin palpable de l'état et de l'homme. Je n’aime pas les déclins, dussé- je en profiter. Je ne laisserai pas échapper le profit, s’il y en a mais le spectacle n’est pas de mon goût. Quant à Rome mes nouvelles sont d'accord avec les vôtres. Vienne s'en inquiète, combat l'armistice et fait, sur les réformes, du galimatias, sensé, mais si vague que ce n’est pas la peine de l'écrire. Il n’y a pas le plus petit conseil pratique à en tirer. Flahault va à Königswart, de là à Marienbad. Puis, il me demande un petit congé pour aller, soit à Venise, soit à Milan, voir sa femme et ses filles, y compris Lady Shelburne qui va aussi passer l’hiver à Rome. Vous le savez probablement déjà. Une lettre de Bulwer à moi tout-à-fait semblable à la vôtre. Aigre, inquiète déroutée souhaitant du mischief, comme vous dîtes, pour sortir d'embarras. Il n’en sortira pas. Ni personne. Bien mauvaise affaire que cette Reine à marier. Je ne vous en parlerai pas aujourd’hui. J’ai trop à y penser. Aujourd’hui je ne veux penser qu’à mon discours de demain. 600 personnes à table, et 10 000, non pas sous la table mais en dessous de la plateforme où est la table, se promenant là pour nous voir dîner et m’entendre parler, ce qu'elles n’entendront pas. Qu’il y a de choses, en ce monde qui seraient très ridicules si elles n'étaient pas très sérieuses ! Adieu. Adieu. Je vous remercie encore de tout. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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17 Paris, Mardi 14 Mars 1854

Le bruit court ici qu’il se fait en ce moment un dernier effort pour un accommodement, que le comte de Nesselrode, le comte Orloff et le Prince de Metternich se sont entendus, à cet effet, entre eux et avec Berlin, que la mission du Prince de Hohenzollern et du général Groeben sont à ce dessein, qu’il s’agirait de préliminaires de paix dont votre Empereur serait déjà à peu près d'accord, qui seraient officiellement convenus ensuite entre vous et la conférence de Vienne, après quoi vous traiteriez définitivement tête-à-tête avec les Turcs. J’ai peine à croire que cela soit réel, et encore plus que cela aboutisse. On est trop engagé de part et d’autre, et un tel mouvement ne s'arrête pas devant un travail si incertain et si obscur.
Je ne suis pas sorti hier soir. Je suis resté chez ma fille, à jouer au whist et à causer domestiquement. Vous ai-je dit qu'avant hier, dans la matinée, j’ai rencontré Thiers chez Mad. de Rémusat ? Quand je suis entré, il était assis à côté d'elle sur un canapé, avec deux autres visiteurs dans le salon ; il s'est levé en m'offrant sa place. " Non, lui ai je dit, je ne me mettrai sur ce canapé que si vous y restez. - bien volontiers. " Nous nous sommes assis à côté l’un de l'autre, et Mad. de Rémusat est allée se mettre sur un fauteuil. Une heure de conversation animée, et amusante.
Thiers, très partisan de la guerre ; vous croyant très puissants et très redoutables mais mon pas invincibles ; tôt ou tard, il aurait fallu en découdre avec vous ; l'occasion est bonne pour l'alliance, mauvaise pour vous. Inquiet de l’avenir cependant ; parlant bien du Maréchal Vaillant comme ministre de la guerre, homme capable, honnête et homme d’ordre, du reste, très bon enfant et visiblement caressant, non sans un peu d’embarras, en commençant. Mais tout embarras disparaît vite entre gens d’esprit. Cette heure là m'a plu, sans ne rien apprendre, ni rien changer.
On m’a dit positivement que Castelbajac avait été reçu. Je tâcherai de savoir comment. Je remarque que les diplomates ne viennent presque pas chez Molé. J’y suis allé les deux derniers mardi ; Hatzfeld lui-même n’y était pas. J’ai rencontré Hübner samedi sur l'escalier des Rothschild. Il descendait je montais. Nous nous sommes arrêtés deux minutes à causer, pour rien. Il n’a paru plutôt pas content. Adieu, Adieu. Je dîne aujourd’hui chez Madame de Caraman. G.
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