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187. Val Richer, Dimanche 29 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
L'ordre du jour de Lord Raglan sur les médecins de son armée est bien rude, et certainement bien mérité. On ne donne pas de telles leçons à son propre monde sans une nécessité absolue. Mais il est beau de les donner. Evidemment l’armée anglaise a souffert et souffre encore beaucoup. Quant au siège même le rapport de Canrobert du 13 suffit pour prouver qu’il est difficile, et qu’il sera long. Rien n’est sûr et tout est possible. Mais je ne me lasse pas de redire que vous êtes en présence d’une obstination au moins égale à la vôtre.
Je suis bien aise que l’amiral Bruat se fasse honneur. C’est un homme d’une intelligence et d’un courage rares. Il m’a très bien secondé dans l'affaire la plus difficile, et la plus ennuyeuse que j’ai eue, celle de Taïti. C'est à lui, militairement, comme à moi politiquement, que la France doit d'avoir conservé cette possession à laquelle la Californie, l’Australie, la Chine et le Japon ouverts donnent chaque jour plus de valeur.
J'admire la promptitude de vos nouvelles, mais je ne m'accoutume pas à la lenteur des nôtres ; je ne comprends pas qu’on n'ait pas organisé un service de bateaux et d'estafettes pour faire arriver les rapports de Balaklava à Vienne aussi vite que vos courriers vont de Sébastopol à Moscou. Il est assez naturel que nos généraux en Crimée n’y pensent pas toujours ; leur action est plus importante que notre information ; mais le gouvernement aurait dû régler cela dès le début et très régulièrement. Il est très intéressé à savoir et beaucoup aussi à parler. Quand la presse n’est pas libre, c’est au pouvoir à l'alimenter. Je suis très contrarié que Morny ne soit pas encore revenu à Paris.
Midi
Je trouve les dépêches du Moniteur obscures ; elles en disent plus en un sens que le Prince Mentchikoff n’en a avoué moins dans un autre sens ; elles détruisent plus de fortifications et moins d'hommes. Du reste, je vois qu’on vient d'organiser un service pour que nous ayons des nouvelles directes tous les deux jours. Il est bien ridicule qu’on ait attendu jusqu'à aujourd’hui. Adieu, Adieu. G.
186. Val Richer, Samedi 28 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si vous n'avez pas lu tout entière la lettre d’un de nos officiers, du 39e régiment de ligne, insérée dans les Débats d’hier Vendredi, lisez-la malgré la longueur. Elle est amusante, quoique vulgaire, et à travers bien des bouffés de complaisance nationale, le tableau doit être vrai. Il n’y a point de garçonnades qui égalent, celles de Pétersbourg. Ce que je trouve de plus ridicule, dans de tels mensonges, ce n’est pas le mensonge ; c’est l'enfantillage. J’aime les enfants plus que personne. mais les hommes enfants me sont insupportables. Voilà d'abondantes récompenses pour les vainqueurs de l'Alma. Celles des généraux sont peut-être un peu promptes ; mais pour les soldats, je ne trouve rien de trop. Quand on a donné obscurément ses bras, ou ses jambes pour faire son devoir, on mérite bien un peu d’honneur et d'aisance pour ce qui reste de vie.
Les petits Etats Allemands me paraissent bien vivement préoccupés de la chance d’une rupture entre l’Autriche et la Prusse. Ils ont raison. Autrefois, les Allemands pouvaient se faire la guerre entre eux en conservant leur indépendance. Aujourd’hui s'ils se divisaient, ils ne seraient plus que les instruments des uns et des autres. Entre les grandes puissances de l'Est et de l'ouest l'Allemagne n’a pas trop de tout son poids pour rester aussi une grande puissance. Nous nous sommes moqués des puérilités de la patrie Allemande ; il y a au fond de cela une idée juste. Du reste, je ne crois pas à la rupture. L’Autriche fera des politesses et la Prusse des concessions. L'orgueil Prussien a subi bien des désagréments depuis 1848 ; je doute qu’il les repousse maintenant à coups de canon ; surtout quand les coups de canon seraient très contre la pente nationale.
Ce que vous me dites des dispositions expectantes de l’Autriche jusqu'au printemps avec ce qu'on rapporte, n’est pas d'accord de l'avis du baron de Hess qui a demandé, au dernier conseil de guerre tenu à Vienne que l’Autriche ne demeurât plus sur la défensive. Onze heures Le facteur ne m’apporte rien, et je vous dis Adieu. Est-ce que le retour du Roi Léopold ne vous enlèvera pas quelquefois Van Praet ? Adieu. G. Adieu. G.
153. Bruxelles, Vendredi 27 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le bulletin du 21 arrivé hier soir (quelle vitesse) promet beaucoup malgré que les termes soient sobres. Nos renforts arrivaient. Le siège dure. Crept. croit savoir que le 22 il a dû y avoir 40 000 h de plus, dont 20 mille de cavalerie. C’est formidable. Est-ce que ce que je traitais de bêtise dans ma dernière lettre pourrait devenir Quel événement ! vrai ?
Ceci est devenu la source des nouvelles. Crept. me lisait hier soir 26. La dépêche du Prince Menchikoff du 21. Imaginez le tour de l'Europe. Et le télégraphe on commence qu'à Moscou. Nous sommes restés Van Praet et moi livrée à de vastes conjectures. A propos votre petit message d'amitié lui a fait un bien grand plaisir.
Il y a à Paris dit-on des lettres anglaises qui font un très triste tableau de l’état de souffrance de l’armée anglaise. Le Times le dit beaucoup aussi. Hier il disait en toutes lettres. Nous avons envoyé 31 m homme. Nous en avons perdu 10 m le tiers.
La situation entre les deux gros allemands est éclaircie. La Prusse ne doit des secours à l’Autriche que si celle-ci est attaquée. L’Autriche prétend qu'on lui doit assistance si les circonstances la forçaient à entrer dans la lutte. Décidément la Prusse tiendra à son dire et sans doute le reste de l’Allemagne lui donnera raison. Il faudra que l’Autriche cède. Voilà ce qu’on croyait hier.
J’ai lu ce matin avec beaucoup d’intérêt une longue lettre d'un officier Français dans le [Journal] des Débats. A propos lisez-vous le feuilleton dans le Moniteur. [Gerty] Il me charme. Il y a tant de naturel. Adieu, pas de lettre aujourd'hui. Il faut attendre demain. Ollif me mande que Morny est encore malade à la campagne. Il n’est pas venu à Paris. Adieu. Adieu.
185. Val Richer, Vendredi 27 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je crois que j’ai oublié hier en fermant ma lettre, de dater la fin du Jeudi 26. Je me rectifie par scrupule d’exactitude. Vous vous rappelez l’embarras où nous a jetés, pour d’anciennes lettres, une inattention de ce genre ; nous avons perdu une demi heure à nous mettre d'accord.
Quelle bizarrerie que la première nouvelle du bombardement nous vienne par Pétersbourg ! Je trouve le ton des quelques lignes du Prince Mentch. triste et peu confiant. Je présume qu'après deux ou trois jours de bombardement, on aura donné l'assaut. C'est là qu’il y aura eu un grand Holocauste de vies humaines. Si, comme le dit un de mes journaux, je ne sais plus lequel, les alliés se rembarquent après la destruction de Sébastopol et vont hiverner à Scutari, ce sera l’avis du gouvernement Anglais qui aura prévalu, et la chance de paix sera un peu meilleure. On ne sera pas nez à nez et forcés de se battre pendant. l'hiver. L'enivrement et l'irritation se calmeront plus aisément à distance. Pour tout le monde, et pour toutes choses, il y a avantage, après un grand coup à une suspension des coups. C’était le grand art de l'Empereur Napoléon d’offrir et de faire brusquement la paix après quelque éclatante victoire. Son successeur, saura-t-il en faire autant, et vous y prêterez-vous ? Vous êtes fiers et obstinés. Vous seriez pourtant un peu embarrassés, si, Sébastopol détruit, on vous offrait la paix aux mêmes quatre conditions de M. Drouyn de Lhuys et de Lord John Russell, ni plus, ni moins et parce qu’on admettrait implicitement sans vous le dire impoliment, que la destruction de Sébastopol est une limitation suffisante de votre puissance dans la mer Noire.
En attendant qu’on dit cette sagesse, on fait en France et en Angleterre de bien françaises ; elle leur demanda à venir un l’année prochaine. Je ne sais à quoi il faut le plus croire dans ce qu’on en dit, à la dissimulation où à l'exagération. Chez nous il y a peut-être de l’une et de l'autre ; mais, en Angleterre, l’une et l'autre sont à peu près impossibles. Vous aurez vu l'énumération de la flotte qu’on équipe pour la Baltique. Vous aurez là, si la paix ne se fait pas le pendant de l'expédition de Crimée.
La bénédiction de votre Empereur à genoux, à ses fils à genoux, en présence d’une armée à genoux, m'a touché. J’ai oublié qu’ils n'étaient pas encore partis. Ils font bien de partir enfin. Dieu veuille ménager le cœur de leur mère. Ils vont à l’armée du Prince Gortchakoff ; on ne se bat guère là, cette année du moins.
Je connais beaucoup Florence Nightingale, qui va en Orient à la tête d’une compagnie de sœurs de la charité laïques. C'est une belle, spirituelle vive, et noble personne, de 30 à 35 ans. Elle venait assez souvent voir mes filles à Brompton. Elle entendit dire que je leur lisais quelquefois des tragédies, ou des comédies françaises ; elle leur demanda à venir un jour. Je lus Polyeucte. L'expression passionnément pieuse et romanesque de sa figure en m'écoutant me frappa. C'est un beau dévouement. Mais quand on a de la beauté et guère plus de 30 ans, il faut être enveloppée dans une longue robe de bure noire et cachée sous une guimpe blanche. L'humilité religieuse non seulement de cœur, mais du dehors, est nécessaire à cette vie-là, et en fait la sureté ; la moindre apparence mondaine n’y va pas du tout.
Midi
Rien de nouveau dans les journaux. C'est décidément par Pétersbourg que nous avons les nouvelles. Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Diplomatie, Diplomatie (France-Angleterre), Femme (portrait), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Marine, Napoléon 1 (1769-1821 ; empereur des Français), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Analyse), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (France), Politique (Russie)
184. Val Richer, Mercredi 25 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n'ai point eu de lettre ce matin. Je n'y comptais pas. Je ne vous ai pas écrit non plus. Je n’avais rien à vous dire. La conversation seule est intarissable. Rien de nouveau le 15. Et on ne dit pas précisément quel jour le feu commencera. Je n'en crois pas moins au résultat ; mais certainement le retard est singulier. Tout le monde ici s'en étonne, les simples comme les gens d’esprit. Il y a de l’ignorance et de l'imprévoyance partout. On ne savait probablement, ni comment Sébastopol était fait ni tout ce qu’il fallait pour l'attaquer. On attend ce qui a manqué, et on nous fait attendre ce qu’on nous a promis. Que ferez vous en attendant ?
La dépêche Prussienne est bien entortillée et timide, autant que l’Autrichienne était nette et dure. Que feront, M. de Pforten et M. de Bensk, car ce sont là les médiateurs ? L’un et l'autre vous sont favorables, d’intention ; mais je doute fort que l'action suive. M. de Seebach m’a eu l’air d'admettre la chance que l'Allemagne se coupe en deux, et qu’une partie de la confédération adhère à la Prusse et à vous par la Prusse, tandis que l'autre suivrait l’Autriche dans l'alliance occidentale. Je ne crois pas du tout à cette chance-là. Les Allemands ne se battront pas entre eux à cette occasion-ci. L'Allemagne entière restera neutre, ou deviendra Anglo-française. dans l'hypothèse de l'Allemagne coupée en deux, Seebach regarde la Saxe, comme liée à la Prusse, par cette raison et " Dans un remaniement de l'Europe, la Prusse seule peut nous manger et en a envie ; il faut que nous soyons ses amis pour lui ôter tout prétexte. Pauvre garantie que l’amitié de qui veut vous dévorer.
La querelle semble l'échauffer beaucoup entre le Roi de Danemark et ses Chambres. Trois dissolutions en vingt mois, c’est beaucoup. J’ai bien peur que les libéraux danois ne soient pas plus sensés, ni plus patients que d'autres. Ce serait dommage, au milieu des folies Européennes, les Etats scandinaves s'étaient jusqu'ici bien tenus.
Midi
Je suis désolé des retard de mes lettres. Je me suis plaint bien vivement à Lisieux. La première tournée du bombardement a été bien chaude. Il est impossible qu’on tue 500 hommes par jour pendant longtemps. Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Conversation, Diplomatie, France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Marine, Politique (Allemagne), Politique (Analyse), Politique (Autriche), Politique (Europe), Politique (Prusse), Politique (Russie), Relation François-Dorothée
152. Bruxelles, Mercredi 25 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
La dernière dépêche de Menchikoff du 18 annonce bien les horreurs de la guerre de siège. L'Amiral Korniloff tué commandait la place, notre meilleur officier de marine et d'une bravoure sans pareille. C’est une perte bien grande. Tous les jours nous allons apprendre des nouvelles c.a.d. des horreurs.
Voici vos deux lettres. à la bonne heure. Je suppose que les journaux Français répètent les bulletins russes que le télégraphe apporte ici le 6ème jour.
Constantin m’a enfin écrit à Pétersbourg, on craignait que l'ennui se retirât sans même offrir la bataille. Voilà les rêves dans lesquels on vit ! Les Holland viendront probablement me voir. Montebello ne m’a pas répondu. Je commence à souffrir de rhumatismes, & hier J'avais vraiment bien mal. Il y a des courants d’air dans mon appartement. L'hiver n'y serait pas tenable. On me mande que Compiègne est remis jusqu’après Sébastopol. Brockhausen est bien mal noté à Berlin, c’est Constantin qui le dit. Cela n'empêche pas que je me réjouisse bien de le revoir. Adieu. Adieu.
Mad. Crept. est d'une vivacité de patriotisme qui fait enrager ou rire, comme Hélène qui a tant étonné van Praet. Je crois que ces dames me méprisent bien, & même je le vois. Les jeunes grands ducs vont en Crimée. Ils y sont sans doute. Le G. D. héritier aura son quartier général à Vilna. Adieu.
183. Val Richer, Mardi 24 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il fait frais ce matin, mais très beau. Quoique je n'admette pas de beau froid. Ceci n’est pas encore du froid, et c'est encore du soleil. Je voudrais être sûr que vous en jouissez comme moi, sinon avec moi. C'est bien assez différent.
Je ne sais pourquoi je me figure que ce qu’on m’a prédit pourrait bien être arrivé et que Sébastopol attaqué le 13 a été peut être enlevé le 17, mardi dernier. Ce serait drôle. Nous ne sommes pas dans un temps où les prédictions s'accomplissent. Mais je trouve que la nouvelle du bombardement commencé le 18, bien que non garantie, a l’air vraie.
Ce que vous écrit Greville est d'accord avec mes instincts. Si vous vous obstinez vous aurez affaire à aussi obstiné que vous. L'Angleterre a donné contre l'Empereur Napoléon 1er un exemple de persévérance que l'Europe toute entière de Lisbonne à Moscou était fort loin d'imiter. Elle le redonnera, contre vous, dans son intimité avec l'Empereur Napoléon 3 qui ne se séparera point d'elle. Les temps et les personnes sont bien changés, et en Angleterre même, bien des choses sont changées. Mais le fond du caractère et du gouvernement Anglais subsiste. Leur intérêt et leur honneur national sont engagés. L’intérêt, et l’honneur personnel de l'Empereur Napoléon, le sont aussi. Je suis profondément convaincu que cette guerre n'était point nécessaire, et pouvait être évitée ; mais on l’a faite, on la fait et tout pareil à celui de l'embarquement de on la fera jusqu'à ce que vous consentiez à une paix désagréable pour vous, mais qui vous sera pire, si vous ne la faites que plus tard, et qui, faite aujourd’hui, préviendrait le bouleversement de l'Europe, et vous laisserait vous-mêmes plus en mesure de reprendre avec le temps une partie de vos avantages naturels. Je ne sais ce que vont faire l’Autriche et la Prusse ; probablement prendre parti activement contre vous, l’Autriche au moins ; mais si avant cette résolution extrême, et Sébastopol étant pris, elles vous ouvrent quelque nouvelle porte de paix, vous ferez bien d'y passer. Si Sébastopol n'est pas pris, tout continuera, ou plutôt restera en suspens pour recommencer au printemps prochain. Et Dieu sait ce qui arrivera ou se préparera d’ici là, en Europe !
Midi
Je reçois tard le 150. Je suis bien aise, et que M. Lebeau ne vous ait pas endormie, et du pourquoi. Adieu, Adieu.
Vraiment, pardonnez moi, ma brutale franchise, la dernière dépêche du Prince Mentchikoff a l’air d’un mensonge tout pareil à celui de l'embarquement de l’armée Anglaise pour arriver à Balaklava. G
Mots-clés : Circulation épistolaire, France (1804-1814, Empire), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon 1 (1769-1821 ; empereur des Français), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Politique (Angleterre), Politique (Autriche), Politique (Europe), Politique (France), Politique (Prusse), Politique (Russie)
151. Bruxelles, Lundi 23 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Si je suis bien informée, l’Autriche veut attendre le printemps avant de se lier par traité à la France & à l'Angleterre. Mais elle demande secours si d'ici là elle en avait besoin contre nous. On dit que c'est là ce que M. de Serres est venu de Vienne porter à Paris. La réponse de la Prusse est bien mal faite et bien embrouillée mais au fond elle ne peut pas plaire à l’Autriche. Je l'ai lu hier dans l’Indépendance, je pense que vous l'aurez aujourd’hui dans les débats. A propos vous y aurez surement lu avec plaisir une vieille dépêche de M. de Burst à l’adresse de l'Angleterre. Me voilà une bonne.
Mardi matin. Le temps détestable continue ; pas de promenade possible. Pas de visiteurs, car il pleut Hier Creptovitch par torrents. Pendant mon dîner, toujours noir ; la veille Kisseleff de même couleur et frondeurs tous deux. Le soir toujours Van Praet & Convay. On attend le roi aujourd’hui. Il sera bien troublé de la situation confuse de l’Allemagne. Je crois toujours que les petits iront à l'Autriche, mais il faudra des coups peut être pour y forcer la Prusse. On dit que M. de Mantenffel a tout-à-fait épousé les idées du roi.
Sébastopol traine. On ne comprend pas que Menchikoff n’ait pas inquiété les travaux de siège. Mais il n’a su rien faire. Voici ce que j’apprends de positif. Si l’on forçait la Prusse de sortir de sa neutralité pour des intérêts qui ne seraient ni prussiens, ni allemands. Mantenffel se retirait décidément. Les procédés violents de l’Autriche contre nous ont excité à Berlin une réprobation générale, & rappelé les mauvais temps du prince Schwarzenberg contre la Prusse. Midi. Voilà la poste venue et point de lettres. Est-ce qu’elle va reprendre ses allures hostiles. Je suis bien triste de n’avoir rien. Adieu, adieu.
182. Val Richer, Lundi 23 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je prends quelque plaisir à me dire vingt fois par jour où vous êtes, ce que vous faites. Je connais les lieux, et la distribution de votre temps. Il me reste cela de la bonne semaine que nous venons de passer ensemble.
Il pleut ici tout le jour ; les feuilles tombent, le vent souffle. L’automne est venu plus tard que de coutume ; mais enfin il arrive. Je me promène pourtant. L’air est très sain dans ce pays.
Je n’ai pas vu Montebello. Mad. Lenormant chez qui j’ai dîné m'a donné des nouvelles de Maintenon. Le Duc de Noailles ira vous voir au commencement de Novembre. Le Duc de Mouchy est de plus en plus mal. On ne croit pas qu’il atteigne 1855. M. Molé ne va pas bien. Le Duc de Noailles en est tout-à-fait inquiet. La fièvre le reprend continuellement, sans qu’on sache pourquoi. Quand il s'est levé après avoir passé trois jours dans son lit, il était si faible qu’il ne pouvait marcher qu'avec deux bras. Le Chancelier a été enrhumé ; mais il s'est remis et va bien. Il se remettra toujours. Mad. de Boigne est très contente de sa nouvelle nièce. Mad. Duchâtel est venue à Paris voir sa mère Mad. Jacqueminot qui est très malade. Personne d'ailleurs à Paris. On y était occupé du procès de Mlle Rachel autant que de Sébastopol M. Legouvé, qui est venu me voir pour l'Académie lui a écrit, après l'avoir battue, un billet très galant pour la conjurer de le dispenser de la signification du jugement. On dit qu’elle jouera Médée, et qu’elle le jouera bien.
Voilà pour les coteries et les frivolités. Je n’ai rien à vous dire du monde sérieux. Je fais ici comme à Bruxelles, j’attends, mais j’attends sans vous. Il paraît que la réponse Prussienne a donné pas mal d'humeur à Vienne. J'oubliais de vous dire que j’ai passé chez Mad. de Seebach ; elle n’y était pas ; mais son mari y était. Nous avons causé un quart d'heure. Fort triste. Il croit que la Saxe adhérera toujours à la Prusse mais que la Prusse finira par adhérer à l’Autriche. Mad. Seebach voulait me parler de Mlle. de Cerini, de ses détresses de famille, comment vous la trouviez, si vous en étiez contente & & Je regrette votre pasteur luthérien, M. Verny. C’était un homme d’esprit et un excellent homme. Il est mort sur son champ de bataille, en deux minutes. Il s'est interrompu au milieu d’une phrase, s'est assis, a passé sa main sur son front. Deux médecins qui se trouvaient dans l’auditoire sont montés en hâte dans sa chaine ; il était mort, frappé d'apoplexie. Onze heures Votre lettre m’arrive sans numéro. J'y mettrai le 149. Adieu, adieu. Mille amitié de ma part, je vous prie, à M. Van Praet. C'est le vrai mot. Je suis charmé toutes les fois que je le retrouve. Adieu. G.
Mots-clés : Académie française, Diplomatie, Femme (politique), Femme (portrait), Femme (statut social), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Autriche), Politique (Prusse), Relation François-Dorothée, Réseau social et politique, Salon, Santé, Théâtre, Vie domestique (Dorothée)
150. Bruxelles, Dimanche 22 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Hier rien, ou à peu près. Menchikoff mande en date du 14. Rien n’est changé, tout va bien. Nous ne savons pas trop ce que cela veut dire, peut être une dépêche de la veille égarée.
J’ai vu le soir vaudrait & Lebeau. Celui-ci est resté tard. Je ne me suis pas endormie. Il m’a parlé de la France et des personnages des dernières 24 années. Il les connait tous et me parait les juger bien. Sur le roi Louis Philippe, il m’a dit des choses nouvelles pour moi. Ses importunes, ses colères ne souffrent pas la contradiction. Je ne savais pas tout cela.
Voici surtout ce qui a fait que je n’ai pas dormi. Il de vous m’a parlé et avec une admiration charmante. Votre Cromwell il le sait par cœur. Il l’a dévoré & veut le recevoir encore. Il trouve Cromwell (l'homme) sublime, superbe. Il était d'une éloquence effrayante. Voilà ma soirée.
Dans ce moment on m’apporte votre lettre très intéressante. Mais hélas où est la parole. L’Allemagne préoccupe tout le monde, c'est une grande affaire ; mais je ne crois pas possible que la Prusse se sépare de l’Autriche. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Correspondance, Femme (diplomatie), France (1830-1848, Monarchie de Juillet), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Histoire (Angleterre), Louis-Philippe 1er (1773-1850), Politique (Allemagne), Politique (Autriche), Politique (Prusse), Réception (Guizot), Réseau social et politique, Salon
181. Val Richer, Samedi 22 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Deux mots seulement.
J’arrive un peu fatigué de ma nuit en voiture. Une nuit dans mon lit me reposera tout-à-fait. Je n’ai pas eu froid du tout. Il faisait mouillé, mais très doux. Je trouve tous les miens bien portants. Je compte sur une lettre demain. Après sept. jours de présence réelle et continuelle deux jours et demi sans aucun signe de vie, c’est très uncomfortable.
Adieu. G. Adieu. G.
149. Bruxelles, Samedi 21 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Me voilà donc seule, après huit jours si remplis, si heureux. Il me semble que tout cela a été un jour.
Le mauvais temps a empêché la promenade & les visiteurs. Cerini pour me distraire !! Le soir van Praet & Creptovitch, celui-ci de trop. J’ai eu une lettre de Greville. Ils ont eu des rapports détaillés. 7 000 malades du Choléra et des Anglais seuls de la fièvre c'est effrayant. Le reste de la lettre un étonnement de la conduite de Menchikoff surtout de n’avoir pas inquiété ou empêché la marche sur Balaklava. Ferme résolution d'aboutir là. Ferme résolution de faire le pendant dans le nord lorsque la saison le permettra décidés à être sauvages une fois qu’ils s’y sont mis. Voilà la lettre.
On annonce le commencement du bombardement le 13. Cela se rapproche de la date du 12 qu'on vous avait prédite. Nous avons bien ri hier Van Praet & moi de la surprise du capitaine Clamande à votre nom. Aurez-vous vu Montebello ? Je lui ai écrit. J’ai écrit aussi à Ste Aulaire, aujourd’hui. à Morny. Adieu. Adieu.
180. Paris, Samedi 21 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J'étais dans la gare à 9 heures 40 minutes, chez moi à 10 heures, dans mon lit à 10 heures et demie. Fatigué par tristesse. Ce mouvement qui m'emportait si vite loin de vous m’avait encore attristé.
En arrivant à la gare, M. de Beyens m'a dit qu’on avait eu à Bruxelles, au moment de notre départ, la nouvelle qu’un traité d'alliance offensive et défensive venait d'être signé entre l’Autriche, l’Angleterre, et la France, et que l’Autriche allait entrer immédiatement en campagne. Les deux personnes que je viens de voir n'en savent rien. On est ici très impatient, sans être inquiet, à ce qu’il me semble. Cependant on dit que, sauf une grande soirée le 23, il n’y aura pas de fête à Compiègne jusqu'à ce qu’on aie des nouvelles de Sébastopol. Les préparatifs de renforts se font sur une plus grande échelle encore qu’on ne dit. Il y a quelque humeur dans le public de l'extrême renchérissement de toutes choses non seulement les objets de luxe, mais les nécessités de la vie commune. On ne comprend pas bien pourquoi. On s'étonne et on se plaint.
Le gouvernement se préoccupe des affaires d’Espagne. Il a cru comprendre qu'Espartero se résignerait volontiers à l'abdication de la reine Isabelle, pour redevenir régent au nom de la petite Princesse des Asturies. On lui a fait dire qu’on n'accepterait pas cela, et que si les choses prenaient ce tour, on serait favorable aux prétentions du comte de Montemelin dont le manifeste a été inséré dans le Moniteur par suite de cette déclaration. Les choses vont mal à Madrid. La Reine répète qu’elle veut s'en aller, que le Cabinet ne tient pas ce qu’il lui avait promis. Il avait promis de présenter aux Cortés constituantes, une Constitution, toute faite et de livrer bataille pour la faire accepter. Il ne fait point de constitution, ne veut pas livrer de bataille et laissera tout faire aux Cortés. La Reine menace d'abdiquer au profit du comte de Montemelin. On attend la Reine Christine, ce soir. Narvaez est à Vichy, et va venir à Paris. On aurait autant aimé qu’il n’y vint pas ; mais il a insisté.
Malgré ma tristesse, ces sept jours ont été une grande joie, et il m'en reste beaucoup. Adieu, Adieu.
Je sortirai tout à l'heure. J’attends encore deux personnes. J’irai à l'Académie, puis chez Mad. Seebach de qui j’ai trouvé chez moi un billet ; elle désire me voir à 5 heures et demie, je vais dîner chez Mad. Lenormant, et je pense à 7.
Une heure
Mallac et le général Trézel sortent d’ici. Le premier arrivé de chez Duchâtel. Mad. Kalergis. devait y aller, mais n’y est point allée. Les détails que m'a donnés Trézel, qui arrive d’Eisenach sont parfaitement d'accord avec ceux que j’ai sus à Bruxelles, et que je vous ai racontés. Adieu, Adieu. G.
232. Paris, Mercredi 20 décembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Pourquoi n’ai-je pas eu de lettre hier ? En temps ordinaire, une lacune d’un jour ne m'inquiéterait pas ; mais aujourd’hui tout m'inquiète. Je suis bien pressé de la porte d'aujourd’hui.
J’ai vu hier Montebello, il fera aujourd’hui, de votre lettre, l’usage que vous désirez. J’ai achevé de le mettre bien au courant. Il a encore son fils, le marin, pour quelques jours, et le second fait, ces jours-ci même, ses examens pour entrer à l'Ecole militaire.
On veut avoir un grand nombre de jeunes officiers à sa disposition. On a plus que doublé le chiffre des admissions à l'Ecole. Montebello ne savait rien d'ailleurs, ni aucune des personnes que j'ai vues. La guerre, en se prolongeant ne gagne pas en popularité. On m’a dit hier soir que le projet de loi pour le nouvel emprunt avait été porté le matin au Conseil d'Etat. On n'en savait pas le chiffre.
A en croire les apparences, le cabinet anglais s'est créé une assez grosse difficulté, en demandant à former une légion étrangère. L'opposition à ce sujet est bien absurde. Pour quoi n'épargnerait-il pas les vies et les douleurs anglaises s’il trouve au loin de bons soldats à employer au loin ? J’ai peine à croire du reste que l’embarras soit sérieux.
Une heure
On me dit qu’il sera sérieux. Je viens de voir deux ou trois personnes, et des lettres de Londres qui croient à la chute du Cabinet. Je n'y crois pas. Ce serait trop absurde. Pourtant je ne crois plus qu'aucune absurdité soit impossible. Ce serait l'Angleterre livrée à Lord John et à Lord Palmerston, et à sa passion populaire du moment. Nous saurons bientôt ce qui en est. Mais je suis bien plus pressé d'avoir une lettre de Bruxelles. Pourquoi n'est-elle pas encore venue ?
2 heures
La voilà. Je craignais bien cette attaque de bile. Je vous le demande en grâce, par affection pour moi, ayez du courage, vous êtes bien triste, vous avez bien des raisons d'être triste ; mais il y a des maux bien pires. Et si vous avez du courage les vôtres, les nôtres ne deviendront pas pires. J’attends votre réponse à ma lettre d’hier. Vous aurez vu que j’avais, sur la lettre à écrire, la même impression que vous. Je crois qu’on doit et qu’on peut vous en dispenser. Montebello doit venir me voir ce soir, ou demain matin, après sa visite. Nous verrons ce qu’on peut attendre de ce côté. Adieu. Adieu. G.
[?], Le 19 octobre 1854, Frédéric-Alfred de Falloux à François Guizot
Paris, Jeudi 12 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
147. Bruxelles, Mercredi 11 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Me voici encore sans lettre depuis deux jours. La dernière est de Samedi. C'est bien provoking, et je ne sais pas au juste. Si j'ai à vous attendre demain ou après-demain. Vous ne voulez pas que je m’inquiète, mais malgré l’expérience je retombe sans cesse. Je vois deux fois pas jour mon gouteux (Lansdowne) il va mieux ce qui me fait de la peine ; sa société me plait quoiqu'il soit devenu un peu sourd.
Nous sommes dans une grande curiosité des ennemis de Crimée. Si Menchikoff a ses renforts, cela peut-être prolongé et contente, si non, c'en est fait de Sébastopol. Je ne sais ce que je dois désirer dans l’intérêt de la paix, car c’est toujours à cela que je regarde. Je n’ai pas envie de vous dire autre chose aujourd’hui qu’adieu. J’espère bien que ce sera ma dernière. lettre. Fixez-moi l'heure.
148. Bruxelles, Mercredi 11 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Voici ma seconde lettre aujourd’hui. C'est pour vous dire que Lord Lansdowne vous attend avec beaucoup d'impatience. Il veut partir pour Londres samedi mais il désirerait bien vous voir. Je vous promets à lui pour vendredi au plus tard, mais je veux que vous sachiez qu'il y a deux personnes au lieu d'une qui désirent vivement votre venue. Hâtez-vous donc je vous en prie. Je ne conçois pas que je n'ai pas un mot de vous. C’est déplorable. Rien depuis Samedi. On me dit que cette lettre pourra vous être remise demain à 5 heures de l’après midi. Adieu. Adieu.
178. Val Richer, Mardi 10 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez aujourd’hui que quelques lignes ; j’ai une multitude de petites affaires, et pas la moindre envie de vous écrire. Il me revient seulement dans l’esprit qu’en rappelant hier un mot du Maréchal de Villars, je l’ai attribué à la mort du Maréchal de Boufflers ; c’est du Maréchal de Berwick que je voulais dire. Je me corrige pour l’honneur de ma mémoire. Je reste très frappé de la mort du maréchal St Arnaud. Pas même le temps de retourner mourir à Constantinople, où sa femme était venue avec lui et restée à l’attendre, je crois. Mourir en mer, en vue de Sébastopol ! Il a fallu certainement une grande énergie pour vivre jusque-là vivre à cheval et gagner une bataille avec le choléra dans le corps.
Si j’ai le temps, je vous écrirai un mot Jeudi de Paris, qui devra vous arriver Vendredi vers 9 heures du matin. Ne vous inquiétez pas en voyant venir une lettre ; cela ne voudra pas dire que je ne viens pas. Et ne vous inquiétez pas, s'il ne vous en vient point ; cela voudra dire seulement que le temps m’a empêché. Mon indicateur des chemins de fer me dit que le train qui part de Paris à 7 heures du matin arrive à Bruxelles à 2 heures 35 minutes.
Onze heures
Lord Lansdowne devrait avoir raison ; la chute de Sébastopol devrait mettre fin à la guerre. Nous verrons. Je ne vois rien dans les journaux, et je n'ai de lettre que la vôtre.
Adieu, Adieu. G.
177. Val Richer, Lundi 9 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vous écris encore aujourd’hui et demain. Et puis, je vous verrai, ce qui sera charmant. Je n’ai plus de goût à vous écrire. Il me semble que je ne vous ai rien dit du tout depuis six mois. Je me reposerai Jeudi à Paris, où je ne trouverai personne que l'Académie, et je partirai vendredi matin, par le convoi de 7 heures, pour être avec vous à 2 heures. Je vous quitterai le Vendredi suivant 20, à 3 heures, pour passer le samedi à Paris, et être ici, dimanche matin 22. Dieu veuille ne rien déranger à ces arrangements ! Le plus sensible effet, pour moi, de la vieillesse c’est un sentiment permanent d'insécurité. Rien ne change plus en moi, et tout chancèle ou s'écoule autour de moi. C'est lorsque, au dedans, j’ai atteint le point fixe, qu’au dehors tout me semble incertain. Contraste étrange, et qui serait très douloureux, si la foi, et l'espérance en Dieu n'étaient pas au bout. Ne soyez pas malade, je vous en prie.
Je crois aussi que Sébastopol sera pris. Evidemment, vous ne vous êtes attendus nulle part à ce qui vous arrive. Vous n'avez été prêts nulle part. C'est insuffisance, j'en suis convaincu, autant qu'imprévoyance. Pour agir, vous avez trop d’espace à parcourir, et à remplir. La tête est trop faible et les bras sont trop courts pour un si grand corps. On imputera tout à votre Empereur, et ce sera injuste ; la faute est autant à l'Empire qu'à lui même vous êtes un état disproportionné ; il y a, entre l'étendue matérielle, et la force sociale, une inégalité énorme, et qui se révèle quand vous trouvez en présence d'Etats plus complets et plus harmoniques à l’intérieur ; comme il arriverait à un corps aux trois quarts creux et vide qui viendrait à se heurter contre un corps plein.
Le rapport du Maréchal St Arnaud sur l'Alma ne m’a point plu. Le canon vaut mieux sur le champ de bataille qu’en paroles, depuis vingt ans que je ne vais plus au spectacle, j’ai perdu l'habitude des poses et des phrases théâtrales. Mentchikoff est inconvénient. Lord Raglan est loué, comme l'aurait loué M. de Lamartine. Il me reste dans l’esprit que les Anglais sont arrivés un peu tard dans la bataille, et que c'est le général Bosquet qui l'a gagnée. Il y a évidemment beaucoup d’entrant, dans les troupes alliées.
Onze heures
Je ne puis pas dire pauvre homme ! C'est une belle mort, annoncée par lui-même, dans les dernières lignes de son rapport sur la bataille qu’il a gagnée. Le maréchal de Villars disait du Maréchal de Boufflers tué d’un boulet de canon, cet homme là a été toujours heureux ; moi, je mourrai dans mon lit comme un vilain de maréchal St Arnaud a presque dit la même chose en partant. Il a été heureux aussi.
Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Académie des sciences morales et politiques, Armée, Diplomatie (Russie), Discours du for intérieur, Femme (santé), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Russie), Relation François-Dorothée, Santé (Dorothée), Vieillissement
146. Bruxelles, Lundi 9 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le Marquis de Lansdown est retenu ici par la goutte. Il croit qu'il n'en sera pas débarrassé avant la fin de la semaine et se réjouit bien de l'idée de vous voir. Il est en grande admiration de vos deux volumes qu'il a achevés hier. JE cause avec lui beaucoup et agréablement. Constantin me mande de Berlin en date d'avant-hier que Menchikoff avait reçu 20 m d'hommes de renfort depuis la bataille de l'Alma. Les opérations du siège pourront trainer en longueur, & le temps nous est favorable. Tout cela est bien mieux. Mes Russes sont très remontés, beaucoup trop. Ils sont toujours hors de mesure. Voici ma dernière lettre au Val Richer. Quel bonheur. Vous me direz pour quel jour & quel train vous vous êtes décidé Adieu. Adieu. Je vous écrirai encore à Paris.
145. Bruxelles, Dimanche 8 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lord Lansdowne est ici malade. Je l’ai vu. Vous connaissez ses formes réservées & convenables. Nous avons donc qui parler de tout. Il croit comme moi à la chute prochaine de Sébastopol et il dit à ceci : " Si Séb. tombe, tout motif de guerre disparait ; vous aurez perdu votre influence et votre prépondérance en Orient. C’est ce qui nous fallait. La guerre ne sera plus qu’une question d’honneur. Ce ne sera plus une question politique. La mort du M. St Arnaud leur cause un certain plaisir, c’est Raglan qui aura le commandement des armées alliées.
Le Cabinet anglais se réunira à la fin de ce mois. Il parle assez légèrement de Lord Aberdeen et comme d’un premier ministre qui n’est pas chef du tout. Je le verrai encore et nous recommencerons. Le 30 Menchikoff s’était rapproché de Sébastopol, les Français ne lui avaient pas disputé la position du fort Nord. Nous croyons ici que l’affaire peut durer, si elle traine nos renforts arriveront. Gladstone a écrit hier à Lansdowne que les frais de la guerre sont déjà couverts par le surplus de la recette du dernier trimestre dont le rapport va paraître. Certainement la guerre n’est pas incommode à l'Angleterre. Lord Palmerston ne donne pas fini à l’époque de notre rencontre. Grande satisfaction dans sa gestion de l’intérieur, il ne s'en occupe qu’avec ennui, & dégout. Je vois très peu de personnes ici. Tous les diplomates sont en congé. Il n'y a que les Russes & vous savez ce que c’est. Van Praet n’est pas revenu encore.
Le roi se plaît beaucoup dans sa villa du lac de Come. Je serais étonnée qu'il la quittât. C'est la vie qui lui convient. Le goût de solitude et de retraite a même déteint sur ses enfants. Le duc de Brabant à la même disposition. C'est bien dommage. Je me sens un peu mieux depuis hier, mais je ne réponds pas de demain. Pauvre, pauvre santé. Adieu. Adieu.
J’espérais bien que le drame de la Crimée serait fini à l’époque de notre rencontre. Il n'en sera rien. Nous ferons encore de plans de campagne. Nous en ferons d'autres aussi. Adieu, adieu.
176. Val Richer, Samedi 7 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Cette irrégularité de me lettres me déplaît beaucoup, malgré les douces paroles qu’elle me vaut. Je ne vous veux pas ce surcroît d’agitation. Je ne sais qu’y faire Mercredi, en passant à Lisieux, je me plaindrai au directeur de la poste et j'accuserai l’inexactitude de mon facteur, probablement très innocent. On verra du moins que j'y fais attention.
Je reçois de trois points très différents, des lettres qui me montrent quel effet faisait la prise de Sébastopol et quel effet fera la méprise. C'est plus étourdi qu’il n’est permis. Le silence du Moniteur n’est pas une excuse suffisante. Pendant que le Moniteur n'affirmait pas, le gouvernement semblait croire fermement et accréditait la nouvelle de cent manières. Le même effet a été produit à Londres quoique le Duc de Newcastle ait été plus explicite dans ses assertions qu’il ne savait rien au delà de la petite lettre de Lord Raglan après la bataille de l’Alma. A présent, il faut que Sébastopol soit pris, et sans trop attendre. Vous me pardonnez mais il faut. Je parle Français.
Je ne crois même meilleur Français que Barbés malgré la grâce qu’il vient d'obtenir.
Barante m'écrit, dans la fois générale : " La supériorité mécanique d’une civilisation avancée, la régularité de l'administration et de la machine du gouvernement, et par dessus tout la supériorité financière ont donné à cette guerre un aspect nouveau. Ce qui avait été impossible par terre, il y a 40 ans, a pu s'accomplir facilement par mer. Ce n’est pas que je suppose une expédition dans l’intérieur de la Russie. Le but est atteint. Sébastopol était évidemment le point décisif. Maintenant que vont faire les vainqueurs et le vaincu ? Je doute que l'Empereur Nicolas se soumette aux conditions que nécessairement on lui imposera. Il serait, ce semble, plus raisonnable et plus pacifique d’exiger la suppression de toute marine militaire dans la mer Noire que y aller les flottes anglaises et françaises mais l’un et l'autre hypothèse ne seront sans doute pas acceptées par la Russie. Je suis curieux de savoir jusqu'à quel point l'opinion Russe poussera le blâme et le mécontentement, et de quelle façon, l'Empereur supportera l'adversité. Il ( Barante) m'écrit d'Orléans, où il est allé passer deux jours avec Madame de Talleyrand qui s'en retourne dans sa patrie allemande. " Elle se conserve merveilleusement, dit-il, et ne vieillit pas. Elle aime mieux sa vie princière et féodale de Sagan que le séjour de France.
Onze heures
Le courrier ne m’apporte rien. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Circulation épistolaire, Civilisation, Conditions matérielles de la correspondance, Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Marine, Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Angleterre), Politique (France), Presse, Réseau social et politique
175. Val Richer, Vendredi 6 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
144. Bruxelles, Vendredi 6 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il y a eu hier six mois que nous nous sommes séparés. Jamais nous n'étions restés si longtemps loin l'un de l’autre. Ah que cela a été long !
Il est clair maintenant qu'on s’était trop pressé de croire à la prise de Sébastopol. Nous nous défendons bien. L'honneur au moins est sauvé. Mais pourrons-nous tenir longtemps ? Vous êtes plus fort. N'y a t-il pas de quoi frémir ne songeant à ce sacrifice énorme de vies humaines. Moi cela me bouleverse. J’ai le cœur bien tendre à l’endroit des Français. J’ai trouvé les Anglais bien sauvages ils m'attendrissent moins.
Lady Alice est partie. Vraie perte pour moi. Des dévouements, des soins, de bons sentiments. Si je vous avais écrit hier je vous aurais effrayé sur mon compte. J’étais bien malade. Il m’a fallu un médecin, un inconnu. Le connu est en voyage avec le roi. J’étais mieux vers le soir.
J’apprends dans ce moment que le 23 vous étiez à Balaklava au sud de Sébastopol, que votre artillerie de siège était arrivé & que Menchikoff avec 20 m hommes était au nord à Bakhtchissaraï. vous prendrez Sébastopol, car je doute que les renforts arrivent à temps.
Que je vous remercie de votre 173 bien bon et tendre.
Ayez bien soin de faire aérer votre chambre à Paris. Vous y passerez 24 heures, faites y faire du feu. Le temps est très laid ici, une tempête affreuse. Adieu et bien adieu.
173. Val Richer, Mercredi 4 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Non, mon séjour auprès de vous ne sera pas étranglé, et vous n'avez nul besoin de me prier. Je vais vous voir autant pour moi-même que pour vous. Vous ne savez pas à quel point je suis occupé de vous. en ce moment plus que jamais, s’il peut y avoir en ceci du plus et du moins. Je comprends tout ce qui se passe dans votre âme, et les blessures vives qui vous atteignent là où vous vous croyez bien froide. Votre lettre d’hier m’a beaucoup touché. J’aurais voulu me transporter auprès de vous, comme une dépêche du télégraphe électrique, pour vous distraire de cette catastrophe, car je vous en distrairai en vous en parlant. Nous n'épuiserions pas, en bien des jours, tout ce que nous aurons à nous dire. Les détails me manquent encore ; mais il me semble que vous vous êtes très énergiquement défendus. Je pense avec horreur à ce qui a pu se passer dans ce second port où le Prince Mentchikoff s'est retiré avec une partie de la flotte. Ce serait plus horrible que l’incendie de Moscou. Je comprends que les alliés veuillent à tout prix, les vaisseaux mais les hommes ? Vous voyez que je prends pour vrai ce que Bourqueney a mandé d'après Omer Pacha. J’ai envoyé hier soir à Lisieux pour faire demander au sous Préfet, s’il avait reçu quelque chose de plus. Il n’avait que les mêmes assertions. Pas même le jour précis où tout cela s'est passé. Il faut attendre. La vie se passe à attendre.
Vous avez raison ; il vous convient, en ce moment d'être un peu seule. On vous choquerait où l’on vous ménagerait, et vous ne pourriez rien dire. Je sais très bon gré à Lady Alice de vous être restée. Je m'intéresse à la tristesse d'Hélène et de Constantin.
Vous avez surement remarqué ce qu’on disait hier de l’amiral Parseval qui ralliait son escadre à Kiel pour aller rejoindre Napier. Je ne pense pas qu’on puisse rien entreprendre dans la Baltique. Il est trop tard. Le beau temps nous a quitté hier ici. Les pluies et les vents d’automne commencent. Les félicitations de Hübner ne se sont pas fait attendre, et avec un caractère bien officiel. Je ne sais pas quelle combinaison Narvaez retourne à Madrid. Il n’y va certainement pas sans y être appelé. Rappelez-vous, je vous prie, que je vous ai annoncé sa réconciliation avec Espartero. Pour la cause de la Reine et de l’ordre, je suis fort aise qu’il rentre en Espagne. Brouillé comme il l'est avec la Reine Christine, il devait avoir quelque humeur d'être proscrit, ou du moins émigré avec elle.
Que dira-t-on à Berlin de la permanence du camp du Nord pendant l’hiver ? Si la paix ne se fait pas, tenez pour certain que le camp du midi sera permanent aussi. On voudra avoir partout des troupes prêtes.
Midi
Rien d’officiel et de détaillé encore ; mais la confirmation des nouvelles d’hier. Adieu, Adieu. G.
143. Bruxelles, Mercredi 4 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Ma vie reste suspendue à une lettre. Trois jours sans lettre ! Comment voulez-vous que je n'en tombe pas malade d'inquiétude. Je ne sais que croire. Je crois le pire. La dépêche du Prince Menchikov du 26 septembre donne un formel démenti à toutes les nouvelles de télégraphe. Sébastopol n’est pas tombé et nous avons de quoi le défendre. Mes Russes étaient redevenus gaillards hier. Trop même. Toujours de l’excès. Nous avons encore à attendre des nouvelles décisives. Elles ne peuvent venir qu’après demain.
Midi. Ah Dieu merci, je l'ai prié, & remercié à genoux. 2 lettres. Vous ne saurez jamais les agitations de mon cœur. Je n'ai que cela à vous dire aujourd’hui. Nous commençons à croire que Sébastopol ne sera pas pris. Ce serait en France comme en Angleterre un grand désappointement. On a trop cru au succès. Au reste, attendons. Quel malheur de ne pas pouvoir se parler dans un moment pareil. Ici grands & petits dans les rues, on ne parle que de cela. Quel spectacle curieux.
Adieu. Adieu, pauvre lettre, mais Vous serez bien aise de me savoir l'âme en repos. Que me fait Sébastopol pourvu que j’ai vos lettres. Adieu.
172. Val Richer, Lundi 2 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
142. Bruxelles, Lundi 2 octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je n'ai jamais vu des gens démoralisés comme mes russes. Crept. Kisseleff tout cela anéantis. C’est ridicule. Il faut d’abord savoir si tout ce qu’on dit est vrai. Moi, je ne m'en tiens qu'au Moniteur. Et bien, une bataille perdue et une retraite. Attendre. Je ne puis pas croire le reste à la reddition si facile de Sébastopol, & à la lâcheté de la garnison. Si cela était, alors il serait temps de se voiler la face. Vous ne vous faites pas une idée du mécontentement et des propos contre le maître, le nôtre. C’est d'un excès à un autre. Il réussit sait toutes les qualités les plus merveilleuses, il n’en possède plus une.
Je suis d'une grande curiosité. Si vous avez eu ce succès magnifique, vraiment, il ne vous faut rien de plus, et la paix viendrait bien à propos sur un pareil triomphe. Vous pourriez même vous montrez faciles & généreux. Reste toujours à savoir si nous accepterions même le raisonnable. Je crois que oui, car l’Europe entière s'en mêlerait pour de bon.
Le 3. Mardi. Ma lettre n’est pas partie, elle n'en valait par la peine petite et grande Russes viennent chez moi l’un après l’autre. Leur langage est vraiment étonnant. C'est moi qui les calme cela me fait rire. Si l'on est comme eux en Russie, ce serait menaçant. Je ne crois pas encore que Sébastopol soit tombé. Je m’en tiens au Moniteur. Le rapport de St Arnaud ne dit rien sur ce ton, et les télégraphes privés ont été trop menteurs pour y croire. Pourquoi n’ai-je pas de lettre aujourd’hui. J'en suis triste, ne me donnez pas du chagrin, j’en ai assez. Lady Alice est encore ici pour deux jours. Il faut que je sois bien pauvre pour regarder cela comme une ressource.
Je compte les jours, je compte les heures. 10 jours. 240 heures. Je ne vous attends pas avant le 13. Je vous ai dit qu'il faut que vous vous reposiez. Je vous prie. Prenez le soir avant, et donnez moi après tout ce que vous pourrez Je suis à vos genoux. J'ai encore eu une bien bonne lettre de Morny. Il est en Auvergne et revient à Paris vers la fin du mois je pense. Adieu. Adieu. Votre dernier lettre est de vendredi. En y pensant, c’est bien long. bien je devrais m'inquiéter. Ni hier ni aujourd’hui, rien qu’est-ce qui vous est arrivé ? Adieu. Adieu.
172. Val Richer, Lundi 2 octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai lu attentivement, les rapports de l’amiral Hamelin et de ses officiers. A part le mérite et le succès de l'opération même, ils m'ont plu ; ils sont sérieux et simples, sans fanfaronnade et pleins d’entrain. Je connais beaucoup le contre amiral Bouet qui a été la cheville ouvrière du débarquement. C’est un officier très distingué, spirituel, animé, hardi, beau parleur et bon acteur. Il doit avoir de la puissance sur les hommes.
J’ai lu aussi les dépêches Autrichienne et Prussienne en réponse à votre réponse en la communiquant à leurs agents J’aime mieux l’Autrichienne, quoiqu’elle soit aussi trop verbeuse. Elle a moins de prétentions. Il est clair que tant que la pression Anglo-française, ne sera pas plus forte les Allemands ne vous feront pas la guerre.
Voici une nouvelle d’un intérêt très private. et qui m’a fait grand plaisir. On ajourne au moins d’un an le boulevard de la Madeleine à Mousseaux. Ainsi je suis sûr de passer encore l’hiver tranquillement dans ma petite maison. Je ne suis pas difficile en fait d'avenir ; un an me paraît beaucoup. C'est à cause de l'exposition de l'industrie de l'an prochain que cet ajournement a lieu. Il y a assez de décombres dans Paris. On construit à ce qu’il paraît, rue de Rivoli, pour les étrangers de 1855, un hôtel garni qui sera gigantesque et magnifique. On s'attend à une exposition très brillante, spectacle et spectateurs. Revenez rue St Florentin, soyez ma fête de 1855.
Midi
Voilà votre 140. Malgré vos observations et le passeport grec, je persiste ; Madame Kalergis prouve qu’on peut être russe et passer l'hiver à Paris. Je trouvais déjà que Mad. Svetchine, et la comtesse de Stackelberg étaient des exemples suffisants, et que, si l’âge et la mauvaise santé étaient, pour elles, de bonnes raisons, les mêmes raisons pouvaient être bonnes aussi pour vous. Mais Mad. Kalergis n’a pas même les raisons-là ; elle est jeune, elle se porte bien. Elle est de plus la nièce du comte de Nesselrode ; elle vient de tenir, pendant je ne sais combien de mois, la maison de son oncle. Pour l’apparence du moins ce n’est pas une personne insignifiante. Et pourtant on l’autorise. Pourquoi serait-on. plus rigoureux envers vous ? Ce que Mad. Kalergis fait pour s'amuser, ne pouvez-vous pas le faire pour n'être pas malade ?
On s'attend à une exposition très brillante, Si j'en croyais mes journaux de ce matin, Sébastopol serait pris, et sans grand peine. Il est au moins certain qu’une première bataille a eu lieu. J’attendrai bien impatiemment mon courrier demain. Adieu. Adieu. G.
171. Val Richer, Dimanche 1er octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il fait vraiment un temps merveilleux, aussi chaud que beau. Qu’il vous fasse du bien, je vous en prie, et que je ne vous trouve pas trop souffrante, en arrivant. La même impression sur vos affaires me revient de toutes parts. Duchâtel m'écrit : " Comme vous, je crois au succès en Crimée. L’incapacité Russe passe toute prévision. On a beau se vanter à St. Pétersbourg ; ce ne sera pas un petit échec que la prise de Sébastopol. Ce que l'Empereur Nicolas a de mieux à faire dans son intérêt, c’est la paix. Plus tard, il la fera, plus dures en seront les conditions. C'est le marché des livres Sibyllin."
Pardon d’un langage, si dur. Le petit bulletin de St Pétersbourg sur le débarquement des allées en Crimée est étrange dans son insignifiance. Le Prince Mentchikoff est aussi imprévoyant que prudent. Comment n'avait-il pas prévu que les troupes débarqueraient sous la protection des batteries de la flotte ? Vous empêchez nos journaux d’entrer chez vous ; vous devriez empêcher aussi les vôtres de venir chez nous. Je deviens aussi dur que Duchâtel.
Pardonnez-moi aussi. Vos prisonniers sont en effet bien traités par notre peuple ; il n’y a aucune malveillance pour eux, plutôt le contraire.
Ce qui est bien ridicule, c’est la correspondance de Lord Dundonald avec les journaux Anglais. Evidemment on a très bien fait de ne pas lui donner le commandement.
Lirez-vous, comme moi, toute la lettre de la Reine Christine, jusqu'au bout, sans en sauter une ligne ? C'est un fouillis bien sentimental, et bien embrouillé, très inférieur au manifeste que notre ami les Bermudes rédigea pour elle en 1840. Pourtant, au fond, il y a beaucoup d’esprit, et une ferme intelligence de la situation générale en Espagne, et de la sienne propre. C’est bien dommage que ce pauvre Valdegamas, soit mort ; il serait bien éloquent sur tout ceci, et aussi amusant qu'éloquent. Midi Point de lettre ni de nouvelle. Adieu, adieu.
141. Bruxelles, Dimanche 1er octobre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Lady Raglan vient de recevoir une dépêche télégraphique de Vienne qui lui annonce une grande bataille livrée le 20. 50.000 Russes battus & en retraite (retraite où ? Je ne sais pas.) On ajoute sans le garantir que Sébastopol est tombé. Vraiment si c’est vrai, c’est bien vite. Je suis très nervous de cette nouvelle. D'une façon ou de l’autre je savais bien que je serais très émue. Je le suis plus que je ne pensais. Cela me touche tout juste sur une déplorable nuit. Je n’ai dormi que trois heures. Je suis brisée. Pas de lettres de vous ce matin. Au fond mon isolement dans ce moment a un côté convenable. Que dire devant des faits si honteux pour nous ? J’aime mieux ne pas parler cependant je ne veux pas croire encore à la reddition de Sébastopol.
Ma lettre est interrompue par des récits de domestiques, des éditions de journaux Belges. Je ne crois que le Moniteur et c’est bien assez. Il n’est pas midi encore.
Lady Alice est ma seule, ressource dans ce moment. Elle reste jusqu’à jeudi. Très bonne femme et résignée à mes mauvaises manières pour elle. Vous les connaissez. Adieu. Adieu. Hélas moins que jamais la paix.
J’espère que votre séjour ici ne sera pas étranglée. Je me désole déjà en pensant que vous voudrez me traiter moins bien que ne vous traitent vos amis, ou que vous ne les traitez. Je vous prie, je vous prie.
171. Val Richer, Dimanche 1er octobre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
140. Bruxelles, Samedi 30 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je ne reçois jamais vos lettres régulièrement. C’est quelque fois le matin, d’autres le soir. Voilà ce qui a fait que ma réponse à votre venue n’a pu être faite que le lendemain, car passé quatre heures, ici on n'écrit plus. Kalergi n’est rien comme précédent. Elle est grecque ou anglaise. Passeport grec très libre. Je vois que vous fondiez des espérances sur cela. Hélas. Elle est partie ce matin, à la même heure Hélène pour la Russie emmenait mon fils jusqu’à Dresde. à la même heure van Praet pour une tournée. Il ne me reste absolument que les Creptovitch. Jugez !
L’Empereur sera à Varsovie, le 20 octobre, il y restera, c’est bien. Pour la guerre ou pour la paix. Il dirigeait de la Néva les opérations sur la mer noire & le Danube. Nous avons vu comme cela a été. L’Impératrice ira se fixer à Moscou. Toute la garde impériale c.a.d. 80 mille hommes sont dirigés sur Varsovie. Nous présenterons là un front de 200 m hommes à ce qu’on dit.
En Crimée nous n’avons pas 40 mille, imaginez ! On parle beaucoup de mauvais état de votre armée. Je n’y crois pas. Vous n’aurez pas entrepris l’expédition. On croit main tenant que nous serons quelques jours encore sans nouvelle importante de Sébastopol. En tous cas on ne peut pas le prendre par un coup de main. Brunnow a été appelé à Pétersbourg, ce n’est pas pour le consulter sur des opérations militaires. Moi je suis bien aise qu'il y aille.
Voici votre lettre. Je n’accepte décidément pas le 12. Votre santé avant tout. Reposez-vous bien à Paris je vous en conjure, portez vous bien et ne vous fâchez jamais contre moi. Il me semble que pour le quart d’heure je n’ai pas d’autre vœu. Vous êtes bien mon premier en toute chose.
Je n’ai pas lu encore la lettre de la reine Christine. Les premières paroles me paraissent bien dignes. Mon lecteur Auguste est à l'hôpital. Cerini ne sait pas lire. Emilie assez mal, & mes yeux presque pas. Adieu. Adieu.
170. Val Richer, Vendredi 29 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Nos journaux disent que le Prince Mentchikoff n’a avec lui que 25, 000 hommes, qu’il en attend 15 000, et qu’on lui livrera bataille avant que ce renfort n’arrive. Je suis décidé à ne pas croire à un si petit chiffre, pas plus qu'au gros chiffre dont vous me parle. Ce serait incompréhensible. Je crois plutôt à des mensonges énormes qu'à des vérités ridicules. Mais les hommes abusent vraiment du mensonge.
J’ai eu hier quelques personnes à dîner de Lisieux et de Londres. Tout ce qui vient de Londres est bien décidé, et peu effrayé d’une longue guerre. Jusqu'ici le pays n'en souffre pas. Le gouvernement dépense beaucoup d'argent, et il faut bien que le pays le lui donne ; mais on en gagne plus qu’on n'en a à donner. Il en est à peu près de même chez nous. Un peu de bataille et de victoire pour satisfaire de temps en temps, l’attente des imaginations ; à ce prix, la guerre peut durer longtemps sans qu’on s'en plaigne beaucoup.
J’ai des nouvelles de ce pauvre St Aulaire, très tristes. Sa fille, Mad. de Langsdorff est toujours dangereusement malade : " Si Dieu nous accorde sa guérison, ce sera au prix de longues souffrances." Ils sont tous réunis à Etiolles ; Mad. d'Harcourt, Mad. d'Esterno comme il ne me donne pas de détails, je ne sais pas quel est le mal ; mais il faut que les soins soient très assidus et très pénibles car il me dit : " La santé de ma femme et celle d'Emile résistent à un terrible, régime. " On a encore opéré de Cazes de la pierre ces jours derniers avec succès. Je n’ai jamais vu d'homme se défendre. aussi énergiquement.
Montalembert aussi m'écrit ; non pas de Bruxelles, mais de Bourgogne, comme je l’avais espéré un moment pour vous. M. de Falloux veut se présenter pour la place vacante à l'Académie, et il me fait demander, par trois ou quatre personnes, mon avis, et ma voix. Je ne crois pas qu’il soit nommé de ce coup ; mais il aura, en tous cas, une minorité respectable qui servira à rendre son élection plus prochaine. A sa place, je ne voudrais pas me présenter pour n'être pas élu ; mais cela le regarde. Montalembert va bien d'ailleurs, et ne me paraît occupé que de son histoire des ordres religieux.
Samedi 20 sept. Ma raison pour être bien aise que Mad. Kalergi passe l'hiver à Paris est simple. Je trouve l'exemple bon et autorisant. Il n’y a donc pas d'impossibilité. Un bon exemple et votre santé, cela doit suffire. Adieu, Adieu, en attendant la conversation, avant quinze jours. G.
139. Bruxelles, Jeudi 28 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pourquoi êtes-vous si content que Mad. Kalergis passe l'hiver à Paris ? Explain.
J’espère que vous me trouverez encore en vie le 14 octobre, mais je n'en suis pas sûre du tout. Ma santé et ma tête sont dans un état très alarmant. Je ne dors pas au delà de quatre heures.
La nuit, encore ce sont les bonnes. Je me traine à peine en marchant. J'ai beaucoup maigri depuis ces quinze jours de Bruxelles. Je tousse abo minablement. Il faudrait un miracle moral prodigieux pour me remettre. J’ai beaucoup de peine à rassembler mes idées pour écrire une lettre. Ce serait bien dommage si je perds l’esprit.
Mad. Aurige est venu passer un jour ici. Son mari lui mande que personne à l’armée ne sait où il est à marche & contre marche ; lui commandait l’arrière dans la retraite. Le décourage ment et le mécontentement sont grands. On n'a jamais fait la guerre comme cela. Le cœur bat bien fort en pensant à Sébastopol. Et c’est égal de quelque façon que cela tourne, l’idées de cette horrible lettre effraye l'imagination. Je persiste, nous serons battus.
J'aime bien ce que le journal de l'Eure raconte de nos prisonniers. Je viens de le lire dans les Débats. Je ferme ceci bien vite car on entre. Adieu. Adieu.
169. Val Richer, Jeudi 28 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
168. Val Richer, Mercredi 27 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je me promets aujourd’hui, une lettre de vous un peu moins agitée. Nous causerons de tous vos troubles. Depuis que je sais que Mad. Kalergis vient passer l’hiver à Paris, la situation me semble plus simple.
Je doute que vos renseignements sur l’Autriche soient bien exacts, sur la disposition du public, je veux dire. Si Bual et Bach étaient seuls contre vous, ils ne seraient pas de force à dominer tout le monde, Empereur et pays. Je vous crois un grand parti à la cour, dans la noblesse, dans l’armée, mais hors de là vous avez peu d’amis et même là, tous ne sont pas vos amis. Témoin feu Schwartzenberg. Il n'était certainement pas le seul de sa tonte dans sa classe. Et puis vous avez contre vous le danger qu’il y aurait à être avec vous. Le mauvais vouloir de l'Empereur Napoléon ferait aujourd’hui à l’Autriche plus de mal que le vôtre. Je persiste à croire qu’on fera tout ce qu’on pourra pour ne pas vous faire la guerre et que probablement, on n'y réussira ; mais si la guerre se prolonge, les dernières extrémités viendront, et alors je ne réponds de rien. Il me paraît impossible que nous n'apprenions pas bientôt ce qui s’est passé à Sébastopol. Puisque l’armée a débarqué à sept lieues, seulement et s'est mise aussitôt en marche, le siège doit avoir commencé du 18 au 20. Y aura-t-il autre chose qu’un siège ? Se battra-t-on en rase campagne tout cela est bien obscur et bien étrange. Je m'étonne de plus en plus que pas un de vos grands Ducs ne soit là, ni nulle part. On a joué un mauvais tour au grand Duc Constantin en annonçant, qu’il était parti. Notre public n’y pensait guère, à présent tout le monde parle de cette immobilité de la famille impériale.
Vous avez raison de dire qu’il faut regarder du côté des Etats-Unis. Je vois qu’ils viennent de se faire céder, par un traité avec le Roi Tamahéma (je ne sais quel chiffre), les îles Sandwich. C'est un petit commencement, mais un commencement. Leur ministre à Madrid, M. Soulé, était et est encore, quoique absent, dans les menées révolutionnaires les plus extrêmes. Il a été vraiment obligé de partir. Même Espartero ne pouvait plus le tolérer.
Onze heures
Pas de lettre. Cela m'étonne un peu. Vous devez avoir reçu avant hier ma lettre qui vous disait que j'irais vous voir du 12 au 15 octobre.
À demain donc. Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Autriche), Politique (Etats-Unis), Politique (Russie), Salon
138. Bruxelles, Mardi 26 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Votre lettre m'a raffermi le cœur. Je regrette bien le délai, je serai bien embarrassée d'ici là peut être. Mais que faire, puisque vous ne pouvez pas avant. Si vous étiez là je vous rappellerai ce que je vous ai souvent dit même il y a 17 ans. Je viens après bien du monde. Vous l'avez contesté, j’ai maintenu mais ne disputons pas, surtout jamais de loin. J’attendrai le 12, Dieu sait avec quelle impatience ! Vous dites du 12 au 15, il est bien clair que je vous verrai au moins le 14 ?
Il est venu des renseignements. de Vienne selon lesquels nous serions en Crimée bien plus fort qu’on n’a jamais pensé. On dit 130 mille hommes. Cela me parait bien exagéré. Mon neveu avait rapporté à peine 60 mille ans la garnison de Sébastopol. Et puis si cela était, comment avoir laissé débarquer. Comment attendre encore que vous fassiez venir vos renforts ? Je ne crois plus ni à la force, ni à la rue, ni à aucune habilité chez nous. Mais je deviens tous les jours plus curieuse de ce qui va se passer là.
Lady Alice Peel m’est arrivée. Ce n’est pas un renfort très nécessaire, surtout tant que Kalergis et Hélène sont ici. Elle aurait mieux fait de venir la semaine prochaine. Elle repart demain. Lady Raglan qui est ici a refusé absolument de me voir. C'est un procédé de house keeper, et qui étonne tout le monde en Angleterre. Elle m’a écrit un billet que je garde. Un chef d’œuvre.
La lettre de Greville est curieuse aussi mais d'une autre façon. Je mets de côté ce qui pourra vous divertir. J'ai eu avant hier de la musique. Kalergis, Olga, et un neveu de van Praet, tous trois hors ligne. Hier personne que van Praet, tout le monde était en l'air, les fêtes de la Révolution, illuminations & Cérini est dans son lit malade. Je suis très mal campée ici. J’ai toute espèce de misères. Gallons part. Auguste est dans une maison de santé. Je reste avec Jean. Je ne jouis de tous mes désastres, j’aime les choses complètes. Adieu. Adieu.
137. Bruxelles, Dimanche 24 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le cœur me bat bien fort en attendant votre réponse. De toutes les angoisses, celle qui peut me faire douter de votre affection est la plus intolérable. Je ne vous ai peut être pas assez dit l'urgence. Si je pouvais vous expliquer de loin ma situation mais c’est impossible. Il me faut un conseil, où le chercher ? Il n'y a que vous au monde pour me guider et me secourir. Tout ce que j’ai de raison et d’esprit ne me vient pas en aide. C'est la résolution qui me manque, il n'y a que vous qui puissiez me la donner. J'ai de curieux renseignements sur l’Autriche. Elle est bien pris d'une banqueroute. L'emprunt volontaire a été en effet un emprunt forcé. Si elle était entraînée à la guerre, ses finances dégringoleraient d'emblée jusque dans la cave. Elle ne peut donc pas la faire, elle ne veut pas la faire. Toute l'armée est contre, voir même le général Hesse qui la commande.
Politiquement, elle ne se soucie pas du tout de voir l'Angleterre prendre pied dans la mer noire ou seulement participer à la liberté de la navigation du Danube à son embouchure. Elle nous préfère bien aux Anglais.
Bual est absolument aux mains de Bourqueney. Lui et Bach sont vos seuls ennemis. Je suis frappée des deux Moniteurs de suite reproduisant une brochure la Prusse et la Russie. C’est bien fait.
L’Empereur Napoléon a fait à Cowley un éloge énorme du Prince Albert, frappé de son mérite, de son esprit & & Le Prince l’a invité au nom de la Reine de venir à Windsor avec l’Impératrice. Il a répondu qu’il espérait voir la reine à Paris. Tout ceci m’est mandé pas Greville. Voilà Lady Alice qui arrive pour m’interrompre. Adieu bien vite.
166. Val Richer, Dimanche 24 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si Sébastopol est pris et détruit les puissances occidentales demanderont de nouveau et catégoriquement à l’Autriche de prendre parti. Parviendra-t-elle à tenir son attitude de médiateur armé jusqu'au jour où sa médiation amènera la paix ? Cela se peut si la paix est prochaine. Ce sera impossible si la guerre se prolonge. Il y a, dans l'avenir un point bien noir. Je plains l’Autriche si on marche jusqu'à ce point-là. Elle aura à choisir entre l’Alliance occidentale et la guerre révolutionnaire. L'article du Times d’hier est bien dur et menaçant.
Je remarque aussi un article du Morning Chronicle qui annonce pour le printemps prochain, si la paix ne se fait pas dans l’hiver, une expédition de débarquement dans la Baltique aussi formidable que celle qui agit maintenant dans la Mer Noire. Votre Empereur n'a évidemment pas cru, et ne croit probablement pas encore à l'étendue des moyens d'action qu’on peut déployer contre lui. Parmi les éléments de force, vous êtes trop accoutumés à ne penser qu'au nombre ; il y en a deux autres, très puissants aujourd’hui, et qui vous manquent. L'argent et la rapidité. Vous êtes moins riches, et vous n'avez, pour vous mouvoir, ni la vapeur sur mer, ni les chemins de fer sur terre. Ces deux forces là vous enlèvent, en grande partie le bénéfice du temps qui naturellement serait pour vous.
Que de choses à nous dire bientôt. Le champ des commentaires et des réflexions est infini. Que peut-on en mettre sur une petite feuille de papier.
Il m’arrive un déluge de lettres pour la place vacante à l'Académie française. Je suis au treizième candidat. Je ne crois pas que vous en connaissiez un seul, excepté, M. de Marcellus qui n’est pas sans quelque chance. Je ne crois, pourtant pas que ce soit lui. M. et Mad. Lenormant, qui doivent venir passer quelque jours ici le 5 octobre appuient vivement M. Legouvé. Ils ont quelque influence dans l'Institut. Je n'ai d’engagement avec personne et je garderai ma liberté jusqu'au dernier moment. L'élection ne se fera pas avant le mois de décembre.
Onze heures
Certainement vous avez tort de douter. Vous serez tranquille demain. J'y pense avec joie. Encore bien plus au milieu d'Octobre. Adieu, Adieu. G.
Pas malade, je ne me préoccupe que de cela. Adieu. G.
Mots-clés : Académie (candidature), Académie (élections), Académie française, Chemin de fer, Conversation, Femme (santé), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Marine, Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Autriche), Politique (Russie), Relation François-Dorothée (Politique), Réseau académique, Santé (Dorothée)
165. Val Richer, Samedi 23 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je comptais aller vous voir à mon retour à Paris, du 15 au 20 novembre, j’irai plus tôt ; mais je ne puis y aller que dans trois semaines du 12 au 15 octobre. J’ai invité ici quelques personnes du 25 sept au 2 octobre, et du 3 au 12. Je ne puis pas ne pas les recevoir. Je vous sacrifierai, comme vous dites le Duc de Broglie, chez qui je devais aller dans la dernière quinzaine d'Octobre. J’aurais bien envie de vous gronder pour votre appel au Duc de Broglie, et au jardinier, mais vous êtes trop loin et trop triste. Je vous gronderai de près. Je cherche à deviner quelles bombes peuvent vous atteindre ; je m'en figure deux ou trois une surtout qui me paraît inadmissible. Nous verrons. Soignez votre santé. Je puis espérer de vous donner un bon conseil, et un peu de courage ; mais hélas, votre santé passe mon pouvoir.
Voilà le débarquement accompli, sans résistance, et l’armée alliée en marche sur Sébastopol. Le prince Mentchikoff a probablement concentré là toutes ses forces n'en ayant pas assez pour lutter sur plusieurs points. Probablement aussi, la lutte sera acharnée sur ce point-là. Peut-être aussi sur la route, car il y a bien cinq ou six jours de marche d’Eupatoria à Sébastopol, et je présume que vous n'avez pas laissé les routes, s'il y en a en bon état. Que de destructions ! Il semble qu’on attaque à la fois, Sébastopol, Odessa et Anapa. Si le Prince Mentchikoff ne se fait pas tuer, il a tort.
Je ne puis vous parler que de Sébastopol ou de vous-même. Et sur les deux, il faut attendre. J’aurai mes lettres de bonne heure le matin.
10 heures.
Les journaux ne m’apportent que la confirmation officielle de la nouvelle d’hier. Nous ne saurons rien, je présume, d’ici à huit jours. Adieu. G. Adieu.
J'étais déjà bien impatient d'aller vous voir dans deux mois. Je le suis bien plus à présent. Adieu. G.
136. Bruxelles, Vendredi 22 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Ma dernière lettre vous a-t-elle contrarié, touché ? Je reste perplexe et la respiration me manque quand je pense au faible fil qui me tient encore en vie et en good sense. Car je crois quelque fois que ma tête, m’abandonnera. Certainement je n’y trouve pas la force nécessaire pour prendre un parti. Vous me dites bien à propos aujourd’hui aucun moraliste n’a assez dit ce qu'il y a de contradictions dans notre cœur. Tantôt nous nous précipitons follement dans nos craintes, tantôt nous les repoussons absolument. Un rien chez moii fait pencher la balance vers un côté, & puis je m'arrête effrayée. Ah que j'ai besoin de secours. Je vous remercie de critiquer l'article sur Meyendorff. L'auteur est bien léger, il traite les sujets qu'il ne comprend pas. Quel dommage ! L'occasion était si bonne pour de bonnes choses.
Brunnow et Kisseleff ne sont pas infames, surtout le premier. Je ne sais pourquoi cettedistinction. L'un et l'autre ont mal servi, mal renseigné. Dans ce moment on leur ordonne de faire les morts, on ne veut pas d'eux à Pétersbourg. Meyendorff, que le public accuse aussi, a conservé toute sa faveur personelle auprès de l'Empereur. Il a été nommé grand [?] de la cour, mais on le conserve sur les cadres de la diplomatie et certainement il reparaitra quand la Russi retrouvera sa place ne Europe. Quand cela sera-t-il ? Mad. Kalerdgis part dans quelques jours pour Paris où elle va passer l'hiver. Elle est très agréable et bonne à faire jaser. Au fond là à Pétersbourg comme de ce côté-ci on pense de même, on reconnait les fautes. L’auteur seul ne les reconnait pas.
Le drame de la Crimée peut traîner en longueur. Quelle angoisse. Adieu. Adieu, que me répondrez-vous ? Je crois que j’ai tort de douter, mais je suis si accoutumée aux revers. Ah que celui-ci serait dur. Adieu.
135. Bruxelles, Mercredi 20 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vos lettres font la seule joie de ma vie. J'en ai eu une excellente de Morny. Il quittait Paris pour aller passer quelques semaines à la campagne.
La respiration manque quand on songe à Sébastopol & on ne pense qu’à cela. Quelle boucherie cela va être ! L’ordre du jour de Menchikoff est le pendant de celui de St Arnaud, il n’y a pas à reculer. On ne se rendra pas. Cela fait frémir. Je persiste à penser que vous réussirez à moins que le ciel ne s’en mêle, c’est à dire les tempêtes. Et voilà l'équinoxe.
Je mène une pauvre vie ici, et dans quelques jours ce sera complet par le départ d'Hélène et de Paul. Van Praet habite la campagne, je ne le vois qu'un instant dans la journée, mais tout cela qui est cependant tant dans ma vie ne serait rien si je n’avais l’esprit bien agité. Je ne dors pas, j’ai perdu tout appétit. Je m'efforce de me tenir sur mes jambes, de vivre encore un peu de temps. Cela n’ira pas. La tête est trop tristement remplie et personne auprès de qui m'épancher et chercher conseil.
Un moment suprême s’approche pour moi. Dites-moi, si vous vous sentez le cœur de me faire un sacrifice. Vous allez faire des visites de 15 jours chez le duc de Broglie, vous faites des courses de Paris au Val Richer pour un jardinier. Ne pourrais-je pas être un peu le jardinier, un peu le duc de Broglie ?
Pour moi c’est un peu la vie ou la mort. Je ne sais pas prendre un parti et je suis force cependant de le faire. Je ne vais pas au devant des bombes, mais elles peuvent venir à moi. Il m'en est arrivée déjà une indirecte hier qui me bouleverse. Il faut bien du courage et j’en manque. C’est du très loin que je vous parle. Et bien, dites-moi, voulez-vous ? pouvez-vous ? quand pouvez-vous ?
J’ai été interrompue par la visite du G. D. de Weymar. Il ne passe ici que quelques heures. Même langage que tous les Princes en Allemagne. La paix, la paix. Votre Empereur. Blâme du mien. Pas de confiance dans le roi de Prusse. L'Empereur d'Autriche ne permet qu'à ses ministres de lui parler d’affaires. Bual & Bach, tous deux nos ennemis. Sébastopol agace les nerfs de tout le monde. Le temps est beau encore. Que me fait le beau temps. Adieu. Adieu, mon Dieu que je suis triste et flottante. Adieu.
Formentin, le 20 septembre 1854, Amable Floquet à François Guizot
Mots-clés : Décès, France (1852-1870, Second Empire), Peinture, Récit
164. Val Richer, Mercredi 20 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
163. Val Richer, Mardi 19 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Si j’avais été à Paris l'article des Débats sur M. de Meyendorff, serait autre. Je ne sais d’où ils ont reçu des renseignements ; mais outre les inexactitudes, l'article n’est pas utile, et il aurait pu l'être. Si quelque chose peut être utile dans une situation si avancée et avec votre Empereur. Du reste j’ai appris depuis longtemps que lorsqu’on veut être utile, il ne faut pas se trop inquiéter de savoir quand et comment on le sera, ni si on le sera certainement ; il faut dire, ou faire sans hésiter, ce qui a chance d'être utile et s'en remettre du sort de cette chance à ce que les incrédules appellent, les événements et les Chrétiens la providence de Dieu. " La providence de Dieu ne souffre pas qu’on l'enchaine ; elle veut que le succès demeure entre ses mains. Je trouve cette belle phrase dans un discours inconnu d’un galant homme inconnu, membre du Long Parlement dans la révolution d’Angleterre. Il s’appelait Sir Henry Rudyard.
Nos journaux évaluent aujourd’hui vos forces en Crimée, l’armée de rase campagne, à 35 000 hommes seulement ! Si vous cachez bien là votre jeu, vous avez raison ; mais si loin de le cacher vous n'exagérez, comme vous avez fait ailleurs, c’est de là bien mauvaise politique aujourd’hui. Dans l'état actuel des sociétés et des affaires, les grands gouvernements ont plus d’intérêt à être crus en général qu’ils n'en peuvent avoir à mentir tel jour en particulier.
Les arrivants de Paris, y compris Montebello parlent très mal du nouvel arrangement de la place Louis XV. Précisément devant vos fenêtres, au-dessous, et tout le long des deux terrasses des Tuileries, on a fait un passage des voitures, une rue. On dit que C’est très laid. Heureusement, cela ne vous en dégoûtera pas. J’ai beau faire, j’ai beau être triste ; je ne puis pas croire sérieusement que vous serez bien longtemps sans revenir là. Et pourtant toutes les perspectives sont bien mauvaises. Aucun moraliste, ni Montaigne, ni Pascal lui-même n’a assez dit tout ce qu’il y a de contradictions dans notre cœur ; tantôt nous nous précipitons follement dans nos craintes ; tantôt nous les repoussons absolument. Faibles âmes et pauvre sort.
Midi
Voilà le N°134. Vous avez tort de croire qu’on est très craintif, en France sur le résultat de l'expédition de Crimée. On s'en préoccupe ; mais en général, on croit au succès. C'est aussi mon instinct. En grande partie parce que je ne crois guères, ni à ce que vous dites, ni à ce que vous faites. Nous aurons un de ces jours des nouvelles du débarquement. Adieu, Adieu. G.
163. Val Richer, Mardi 19 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
162. Val Richer, Lundi 18 septembre 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne comprends pas comment ces quatre lettres ne vous sont arrivées qu'à la fois. Vous ne les aviez donc pas fait demander à la poste même, où je les avais adressées poste restante, ne sachant pas votre adresse à Bruxelles. Enfin, cela n’arrivera plus ; vous avez une adresse Je suis très contrarié de tous ces absents. Je m'était promis que vous trouveriez à Bruxelles une espèce de petit homme provisoire, en attendant le vrai. Est-ce que Van Praet est malade qu’il retourne en Italie ?
Il faut qu’on trouve à vous loger à Bellevue. Prendre une maison à Bruxelles, c’est trop fort. Quels sont donc les étrangers qui remplissent tous les hôtels ? N'aurez- vous pas au moins, parmi eux, passé les premiers moments, quelques ressources de société ? Au moins faut-il qu’ils vous amusent un peu s'ils vous délogent. Voilà le général Espinasse défendu par le Moniteur et retournant en Orient. Vous souvenez-vous que c’est lui qui a fermé, l'Assemblée législative le 2 Décembre ? L’Assemblée législative me rappelle Montalembert. Il était à Bruxelles, il n’y a pas longtemps à ce que m’a dit quelqu’un qui en venait, et qui y avait dîné avec Mérode. Ce serait là deux ressources.
Mardi
Lisez l’un à côté de l'autre, si vous ne l'avez déjà fait, les derniers articles du Times sur le Prince Albert au camp de Boulogne et l'article du Moniteur de Dimanche. C'est à qui mieux mieux. Il faut que, pour les deux pays, cette alliance soit bien, aujourd’hui, dans la nécessité des choses pour qu’elle surmonte ainsi, tous les souvenirs, toutes les répugnances du passé, et survive à toutes les révolutions. Votre Empereur est dans une politique de routine. La France et l’Angleterre, en sont sorties.
Il me paraît que vous aurez affaire aux Turcs en Bessarabie, en même temps qu'aux Français et aux Anglais en Crimée. Les mouvements d’Omer Pacha indiquent une campagne dans la Dobroudja et au delà du Pruth. Je suis frappé aussi de l'envoi de tous les réfugiés Polonais, Hongrois, Italiens, qui servaient sous Omer Pacha, à l’armée Turque d’Asie. On se prépare de tous côtés pour cet automne et pour le printemps prochain, à une générale et rude campagne.
Autre campagne, moins bruyante. Voilà une vacance nouvelle à l'Académie Française. Il y en a deux à l'Académie des Inscriptions, et Fortoul sera nommé cette fois. A l'Académie Française, nos trois réceptions se feront en Janvier. J’ai reçu hier une lettre de l'évêque d'Orléans qui est pressé. Berryer est prêt. Salvandy prépare ses trois discours. On annonce un hiver littérairement assez animé. Les souvenirs des Cent-jours de Villemain s'impriment, et paraîtront en novembre. Albert de Broglie publiera les deux premiers volumes d’une Histoire du Christianisme au 4e siècle, quand il (le Christianisme) est monté sur le trône avec Constantin.
Onze heures
Comme de raison, les journaux ne m’apportent rien, et je n'ai à vous dire qu'adieu et adieu. G.
Mots-clés : Académie (élections), Académie des inscriptions et belles-lettres, Académie française, Affaire d'Orient, Armée, Conditions matérielles de la correspondance, Diplomatie, Diplomatie (France-Angleterre), Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), histoire, Littérature, Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (France), Politique (Russie), Politique (Turquie), Réseau académique, Réseau social et politique, Salon
134. Bruxelles, Lundi 18 septembre 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas de lettre hier. J’attendrai aujourd’hui. Je n'ai rien d’autres part non plus, & personne ici ne sait un mot de nouvelles. Le monde entier regarde Sébastopol et attend ce qui sortira de là. Je crois que nous ne sommes pas assez forts en Crimée.
Vous avez une grande supériorité de nombre. Ce sont donc les accidents sur lesquels nous avons à compter en notre faveur. Ce qui me frappe c’est la crainte qui excite en France & en Angleterre sur l’issue de cette expédition. Les plus sensés la trouvent extravagante. J’ai peur qu’elle ne le soit pas. Nous ne pourrons savoir des nouvelles que dans quelques jours d'ici. Quel moment curieux. Le roi Léopold part ce matin pour aller visiter sa villa sur le lac de Come. C’est agréable de pouvoir se donner ce loisir au temps qui court. Il reviendra à la mi octobre pour les chambres. Ses ministres ont retiré leur démission. Hélène et Paul me quittent à la fin de la semaine ; quelle perte !
Dans ce moment une lettre de Constantin. Je n’y trouve pas de gasconade sur Sébastopol. Bien mauvais signe pour nous. Evidemment nous n'y sommes pas forts. Le dernier mot est : « Si Sébastopol est, détruit, l’Empereur ne peut plus faire la paix de sitôt. » Toute sa lettre est triste. Voici la vôtre aussi qui n’est pas plus gaie mais plus agréable dans tous les sens. que vous voudrez donner à ce mot. Pauvre Constantin ! Je vous ai dit que je suis à Bellevue, mais ni chez Kisseleff ni chez moi. A propos il est ici, il est tout de suite venu, empressé et embarrassé. Je le mets à son aise, c’est fini, il sentira son tort longtemps cela me suffit.
Barrot est très empressé aussi, les autres diplomates sont absents. Bruxelles est un désert. Molé a été si malade. qu'il lui a fallu se transporter à Paris pour rester sous la main d'Andral. Aucun de ses enfants ni de ses amis, tout seul. Une lettre triste et bonne. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Armée, Circulation épistolaire, Conditions matérielles de la correspondance, Correspondance, Diplomatie, Diplomatie (Russie), Enfants (Benckendorff), Femme (diplomatie), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Politique (Belgique), Réseau social et politique, Salon, Tristesse
