Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteurs : Hallam, Henry (1777-1859)

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Auteurs : Hall, Basil (1788-1844)

Auteurs : Hall, Basil (1788-1844)

Auteurs : Guyard de Saint-Chéron, Alexandre (1807-1892)

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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316 Calais, mercredi 26 février 1840, 2h1/2

Merci mille fois, merci comme adieu. Votre lettre est arrivée une heure avant moi. Elle m’attendait sur la cheminée. Un plaisir inespéré, un plaisir attendu, lequel est le plus doux ? Je n’en sais rien. Je penche en ce moment pour le plaisir inespéré. Je ne m’attendais pas à trouver ici un plaisir. Je suis bien. J’ai dormi cette nuit et déjeuné ce matin, à Montreuil. Je vais faire ma toilette, recevoir les autorités, dîner et me coucher. Je pars à 4 heures du matin, pour entrer dans le port de Douvre avec la marée, vers 7 heures. J’y passerai deux heures, et je serai à Londres, de 4 à 5 heures ? Il fait un temps admirable, et j’ai éprouvé la nuit dernière qu’on pouvait se garder à merveille du froid.

Je ferai, sur le paquebot comme ailleurs, ce que vous me dîtes, tout ce que vous me dîtes.

J’aurais voulu m’arrêter à Abbeville à l’auberge où vous avez été malade. J’aurais voulu m’arrêter à Boulogne. J’aurais été triste pourtant. Adieu. Adieu. N’ayez pas de vaines terreurs. C’est bien assez des maux réels et des craintes légitimes. Adieu. G.

Demain, je verrai des lieux où vous avez été, que vous avez aimés. Ce sera pour moi ce que la chaise verte était hier pour vous. Oui, nous nous reverrons, à Londres et sur la chaise verte à Paris.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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317 Londres Vendredi 28 février 1840, 9 heures

Je me lève. Je suis arrivé hier à 5 heures un quart. J’ai mis un peu plus de huit heures de Douvres à Londres par un beau soleil froid qui est entré avec moi dans le brouillard de la ville et s’y est éteint tout à coup. J’espère que je n’en ferai pas autant.

La Londres que j’ai traversée m’a paru plus belle que je ne m’y attendais, les maisons moins petites, l’aspect plus monumental. Mais quelle monotonie grise ! C’est du jour sans lumière.

En débarquant à Douvres, j’ai trouvé l’Angleterre différente, très différente de la France, pays, villes, personnes, rues, tout. Après deux heures de voyage, l’impression avait disparu, je me trouvais chez moi. Au fond, c’est la même civilisation, et les ressemblances surpassent les différences.

Hertford-House est très beau, le rez-de-chaussée surtout. Le premier étage est mal meublé. J’y suis établi dans une bonne chambre sur la cour, au dessus du salon qui précède mon cabinet du rez-de-chaussée et dont on a fait une petite salle à manger. J’ai bien dormi. Mais la maison est vide, la ville est vide, le pays est vide. Rien ne les remplira.

Je verrai lord Palmerston chez lui à Carlton-Terrace, ce matin, à une heure. Il est possible que la reine me donne dès demain mon audience.
Lady Palmerston est la première personne que j’ai rencontrée dans Londres. Sa voiture a passé à côté de la mienne. Nous nous sommes regardés. Elle ne m’a pas reconnu, mais moi elle et le chancelier de l’ambassade que j’avais avec moi, me l’a nommée à l’instant. J’irai demain soir à son samedi.
 
2 heures et demie
 
Je viens de chez Lord Palmerston. La Reine me recevra, à ce qu’il paraît, demain. Point de discours. M. de Talleyrand en a fait un. Le général Sébastiani point. On aime mieux que je n’en fasse point. On m’a très bien reçu. J’ai été de la chez lord Landsdowne et lord Melbourne que je n‘ai pas trouvés.
 
Les bals de la Reine vont commencer. Lundi prochain, une petite soirée dansante. Le Prince Albert a décidément du succès. La Reine a été très bien reçue, il y a trois jours à Drury lane.
M. de Bülow arrive demain.

Ellice est venu en mon absence. J’y ai regret. Alava m’a écrit  de grand matin, désolé de ne pouvoir venir à la place de son billet. Il est cloué dans son fauteuil par un lumbago. Je viens de parcourir tout le beau quartier. Tout est petit et l’ensemble est grand, très grand. Une chose me choque, c’est la manie des ornements dans toutes ces petites maisons. Je n’ai vu nulle part tant de colonnes, de colonnettes, de figurines, d’enjolivement de toute espèce. Ce qui est charmant et point exagéré du tout dans votre dire, c’est la propreté ou pour mieux dire l’éclat des carreaux de vitre, des portes de tout ce qui paraît. À  ce degré la propreté devient de l’élégance qui donne bonne opinion des gens et se passe de bon goût.

Voilà une invitation qui m’arrive de lord et lady Palmerston à dîner pour demain samedi, avec de duc de Sussex.
Seriez-vous assez bonne pour faire venir le petit [luc] dont je n’ai pas l’adresse, et l’engager à porter chez ma mère, s’il en a encore au même prix, ou à peu près, un service de [nappage] de Saxe pour 24 couverts pareil au premier, et deux ou trois services, moins beaux pour 12 couverts. Je vois que je ne trouverai rien ici à si bon marché ; et je crois me rappeler qu’il a dit à ma mère qu’il en avait encore.

Ma maison est fort loin d’être montée. Je suffis aux premières nécessités. Ce sera cher, même resserré dans le simple convenable. Je veux dire le premier établissement ; je ne sais pas encore ce que sera le service courant ; mais j’entrevois qu’il n’aura rien d’excessif.

Le vote d’hier soir préoccupe un peu mais plus de préoccupation que de conséquences. Je n’ai encore rencontré personne qui pensât sérieusement à la possibilité d’une autre administration. 
Je vous parle bien à tors et à travers, de tout pêle mêle et sans rien dire. J’ai sur l’esprit comme sur le cœur le poids de cet Océan qui nous sépare. Mes lettres de ce matin me disent qu’il n’y a toujours rien. Quand en aurai-je de vous ? Demain, j’espère. Adieu. Dites-moi tout ce qui vous occupe ou vous ennuie. Je voudrais vous suivre dans toutes vos heures. Triste, triste effort.
Adieu. Adieu. G.

P.S. Le fils de M. de Nesselrode vient d’arriver en courrier de St Pétersbourg.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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318 Londres Samedi 29 février 1840
9 heures du matin

J’éprouve ici le matin une grande impression de calme. Personne ne vient. Personne ne me parle. Je n’entends point de bruit. C’est le repos de la nuit, sauf les ténèbres. Il me semble que je sors d’un guêpier bruyant, et que je contemple une ruche d’abeilles qui travaillent toutes sans bourdonner. Vous avez raison. Avec du bonheur  domestique, la vie peut être ici aussi douce que grande. Il y a en France trop de mouvement extérieur; ici, pas assez de mouvement intérieur. En tout, l’aspect de cette société me plaît; je m’y sens à l’aise et dans un air sain, bien que trop froid.

Voilà du bonheur, le 316. Décidément chaque fois, je vous dirai mille fois merci. Oui, c’est du bonheur, un bonheur charmant quoique triste. Que serait-ce s’il était gai ? Je ne comprends pas Mad. Sébastiani ; malgré tout ce que j’en savais, ceci est plus bête. Mais je comprends encore moins Génie. Je lui ai répété ma recommandation pour tous les jours, cinq minutes avant de monter en voiture. Je n’entrevois qu’un motif, les obsèques de ce pauvre M. Devaines. Elles ont dû avoir lieu avant-hier jeudi, et Génie aura eu toutes sortes de soin à prendre. C’est un travail de mourir, et ceux qui s’en vont lèguent à ceux qui restent l’embarras avec le chagrin. Il est impossible que Génie ne soit pas allé vous voir hier.

4 heures Je viens d’avoir des aventures. Je sors de chez la Reine. Imaginez que je reçois, à une heure dix minutes, un billet de Lord Palmerston qui me dit que la Reine me recevra à une heure. J’envoie sur le champ chez Lord Palmerston pour constater mon innocence. Je m’habille en toute hâte. Je demande mes chevaux. Je pars. J’arrive avant 2 heures, à Buckingham. Comme de raison, on m’attendait. Je monte et trouve Lord Palmerston qui arrivait aussi. Les ordres de la Reine lui étaient parvenus tard. On ne les lui avait pas remis tout de suite. Heureuse-ment la Reine avait d’autres audiences qu’elle avait données en atten-dant. [Point de maître des cérémonies. Sir Robert Chesler, prévenu en même temps que moi, n’avait pas été aussi preste que moi.]

Bref, la Reine m’a reçu avec beaucoup de bonne grâce; sa dignité la grandit; son regard est intelligent et animé. Je lui ai dit en entrant : « J’espère, Madame, que Votre Majesté sait mon excuse, car je serais inexcusable. » Elle m’a répondu en souriant, et j’ai vu que Lord Palmerston était excusé aussi. Mon audience a été courte. Le Roi, la famille Royale, les relations du Roi avec le Duc de Kent son père, la surprise que je ne fusse jamais venu en Angleterre etc, etc. [Je suis sorti. Lors Palmerston est resté un moment après moi. Je m’en allais ; il m’a rejoint en courant : « Vous n’avez pas fini ; je vais vous présenter sur le champs au Prince Albert et à la Duchesse de Kent ; sans cela, vous ne pourriez leur être présenté qu’au prochain lever, le 6 mars ; et il faut qu’au contraire que, ce jour-là, vous soyez de vieux amis. »]

Nous avons été chez le Prince Albert, très beau et agréable jeune homme d’une physionomie douce, ouverte, intelligente, simple et élégant de langage. Il m’a retenu un quart d’heure. Nous avons causé. Il m’a plu tout à fait...

[De là, chez la Duchesse de Kent, au rez de chaussée. Elle était un peu malade de la goutte. Au moment où je traversais le vestibule pour aller reprendre ma voiture, sir Robert Chester est entré descendant de la sienne. Je lui ai fait toutes mes excuses dont je n’avais pas besoin. Je suis rentré chez moi, j’ai quitté mon harnois. J’ai couru une heure et demie pour aller m’écrire chez les Ducs de Sussex & de Cambridge, la duchesse de Glocester, les Princesses Auguste et Sophie-Mathilde, et me voici de retour. Demain les visites du cabinet. Après demain celle du Corps diplomatique. Les cartes pleuvent chez moi ce matin. On me remet à l’instant celle de Lord Aberdeen, Lord Holland et Lord Howe. Je demanderai demain à être reçu par la Reine Douairière.

Je suis allé hier soir chez Lady Holland sans la trouver. Elle était à Covent Garden où la Reine a été fort bien reçue. Les loges en face ont été louées pour 20 £ pour la voir, et les loges à côté 10 liv., pour ne pas la voir.

Dimanche 9 heures.

J’ai été plongé hier en Angleterre ; jusqu’au fond. A dîner le duc de Sussex, le Duc de Norfolk, le Duc de Devonshire, Lord Carlisle, Lord & Lady Albermarle, Lord & Lady Minto, Lord & Lady Elisabeth Howard, Lady Seymour, &, &, tous Whigs sauf un petit Tory dont j’ai oublié le nom. Le soir un rout immense, tout ce qu’il y a de ministres, de corps diplomatique, de membres des deux chambres, Whigs, Torys, radicaux, depuis lors Aberdeen jusqu’à M. Grote ; mais les Whigs souverains, selon leur droit.

J’ai passé ma soirée à être présenté et à accueillir des présentés. On me dit que je dois être content, très content que j’ai été bien lion et bon lion. Il me semble que j’ai rencontré de la curiosité et de la bienveillance. Je suis décidé à y être difficile. Je ne fais nul cas des demi-succès et des succès de début. Il les faut, mais pour commencer, comme il faut un premier échelon à la plus haute échelle. Si je suis bon à quelque chose ici, pour mon pays & pour moi, ce ne peut être qu’en inspirant une estime & un intérêt soutenu & croissants.

Fanny Cowper est charmante ! Elle promène partout, modestement mais sans embarras, un regard si jeune et si indépendant ! Je serais surpris si elle n’avait pas des goûts très décidés, en attendant des volontés.

Lord Aberdeen est venu à moi avec un empressement marqué. Je l’ai trouvé plus vieux et l’air moins sombre que je ne m’y attendais.

Lord Melbourne m’a parlé français de très bonne grace et longtemps. Il n’y a qu’Ellice qui soit décidé à ne pas me dire un mot de français. Il a raison. Je lui ai promis d’aller diner chez lui mercredi, en famille, et vendredi, chez Lord Charendon, en petit comité. Lord Charendon a été très aimable.

Je n’ai pas vu, du Cabinet, Lord John Russel, et du corps diplomatique, le Baron de Brunnow.

Connaissez-vous une Mad. Stanley, jolie, vive, spirituelle, whig très décidée et très active, que Lord Palmerston appelle notre Chef d’Etat major ? Son mari est un whipper-in important.

J’ai trouvé là le Prince de Capoue et sa femme. Il y  a plus que l’océan entre les façons anglaises et les façons napolitaines.

Le Duc de Sussex a l’air d’un très bon homme. Il m’a beaucoup parlé de ses voyages sur le continent. Il a vu commencer toutes les révolutions, en France, en Espagne, en Portugal. Il prenait grand plaisir à me raconter Mirabeau. Vous savez que M. Croker m’a dressé à ces leçons-là.

J’étais à table entre Lady Cecilia Underwood (vous savez) et Lady Albermarle qui m’a mis très bonnement, au courant de tout le monde. Lady Palmerston avait à côté d’elle le Duc de Sussex et le duc de Norfolk. C’est la règle, n’est-ce pas ?

J’ai échangé en courant quelques paroles avec Lady Palmerstonn affectueuses pour vous. Elle a l’air très contente, et répand avec beaucoup de grace son contentement tout autour d’elle. Son fils, Lord Cooper m’a paru sprituel.

Si nous étions ensemble, je vous dirais mon compliment de Lady Palmerston à mon sujet, que j’ai entendu en passant. Mais cela ne se dit que tout bas quoique tout seuls.

Vous avez raison ; elle a l’air très fine et voyant tout sans y regarder.

5 heures

J’ai eu toute à l’heure un vrai plaisir. J’ai été à Stafford house. Le Duc et la Duchesse de Sutherland m’ont accueilli presque avec amitié. J’aime Stafford-house. C’est très beau, très beau. Et ce sera encore plus beau, car le premier étage n’est pas fini. J’ai vu ce qui est fait et ce qui se fait. Le Duc m’a promené partout. L’Escalier a vraiment de la grandeur, assez pour que la richesse y soit bien placée. Le comte de Montfort m’y a succédé.

J’apprends que j’ai eu tort de ne pas me mettre à côté de Lady Palmerston. C’est Lady Albermarle qui m’a trompé. Je lui donnais le bras. Je l’ai consultée ; elle m’a dit que je devais me placer  à côté de Lady Cécilia Underwood, quasi altesse royale. Je prendrais ma revanche.

J’ai fait ce matin toutes mes visites de cabinet, et Lord Charendon sort d’ici. Il a vraiment de l’esprit, et un esprit gracieux. Nous nous sommes entendus au-delà de mon attente. Je dine chez lui vendredi, samedi chez Lord Lyndhurst, Dimanche chez Lord Landsdown. Il y a aussi un dîner arrangé chez le duc de Devonshire, avec le duc et la duchesse de Cambridge. Je subis cette première bouffée , j’espère qu’elle ne soufflera pas toujours.

Je vous parle de tout, et pas un mot de ce qui se fait à Paris. Que serviraient mes paroles ? Vous en savez plus que moi. J’attends ce que me mandera le duc de Broglie. Il a mes pouvoirs, sauf ratification. Adieu pour Aujourd’hui. Il fait très froid. Mais je n’ai pas l’impression d’un changement de climat.

M. Dedel sort aussi de chez moi, très ouvert et très bienveillant. Je crois que je me trouverai bien de lui et avec lui Lundi.

Lundi 2 mars 9 heures

Je ne compte pas avoir de lettre de vous ce matin, par la poste. Vous aurez attendu le courrier des affaires étrangères. C’est horrible une poste qui arrive et qui ne m’apporte rien de vous. Le Val-Richer, Baden ne m’ont jamais coûté si cher. Je m’y accoutume tous les jours moins. C’est déjà si peu qu’une lettre ! Et pourtant c’est tout.

J’ai passé deux heures et demie hier soir chez Lady Holland, empressée, charmante. J’ai trouvé Lord Holland toujours le même, absolument le même, la seule personne qui ne m paraisse pas vieillie, d’esprit ni de corps. Lord John Russel et Ellice y avaient dîné. Lord & Lady Palmerston y sont venus le soir. J’ai un peu causé avec Lady Palmerston, et j’ai protesté contre l’erreur où m’avait attiré Lady Albermarle avant-hier. Voici mes dîners de la semaine. Mercredi Ellice. Vendredi, Lord Clarendon. Samedi, Sir Robert Peel. Dimanche, Lord Landsdown. Mardi 10, le Duc de Sutherland. Il me semble que je vous en ai dit la moitié plus haut.

10 heures ¼

J’avais tort de ne pas espérer. La poste est charmante. Que de choses à vous répondre ! En attendant vous gagnerez quelque chose à ma joie. Je ferai partir ce volume aujourd’hui. Un autre suivra promptement. Que ne donnerais-je pas en ce moment pour causer une heure avec vous ! Adieu. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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318 Londres, Mardi 3 mars 1840

6 heures

Je viens de passer ma matinée à écrire une longue dépêche sur la conversation que j’ai eue hier au soir avec Lord Palmerston et où nous n’avons pas encore abordé les affaires d’Orient. Je devais le revoir aujourd’hui à une heure. Mais il m’a prié de remettre à demain. Il était obligé d’employer sa journée à préparer les documents demandés par la Chambre des Communes sur la querelle avec la Chine. Sa vie pendant la session est vraiment très dure. Il travaille beaucoup. Je lui trouve l’esprit net, prompt & pratique. Il doit prendre de l’influence.

 Je n’ai encore fait que rencontrer Lord Melbourne. Mais il me plaît. Je lui trouve un certain mélange de bonhomie &  de commandement, d’insouciance& d’autorité que je n’ai pas encore vu. Son crédit auprès de la Reine est toujours le même. Les Whigs aiment tendrement la Reine. Ils font remarquer qu’on n’a pas encore cité d’elle un acte, un mot qui manquât de prudence ou de tact.

Elle n’a plus grand goût à la danse. Elle aime mieux son mari.

Je dîne jeudi à Buckingham-Palace. Cela me fait déranger un petit dîner chez moi ave Dedel, Alava et le baron de Blum. Le corps diplomatique me parait très avisé de ces petits dîners & d’une partie de whist après.

M. de Hummelauer a plus d’esprit que vous ne m’aviez dit. Il part au mois de mai, charmé de quitter l’Angleterre, où il s’ennuie, pour aller à Milan épouser une jeune Italienne de 18 ans qu’il ennuiera, je pense. Ellice est venu dîner hier avec moi, très bon et très aimable. Je puis abuser de lui tant que je voudrai. Je lui ferai plaisir.1

J’ai interrompu mes écritures ce matin, pour aller mettre des cartes, chez Lord Lyndhurst, Lord Cowley, et le marquis de Northampton. Voilà qui est bien intéressant , n’est-ce pas ? Je vous dis tout.

Ma chambre donne sur le square. On dit qu’elle est très gaie. Décidément, ici, le ciel et la terre se confondent, gris tous les deux. J’ai regardé hier le soleil bien plus en face que ma lampe. C’est là, jusqu’à présent, le seul fait physique qui me frappe en Angleterre. Je n’ai du reste aucune impression d’un changement de climat, de température et d’habitudes. Si j’avais près de moi ceux que j’aime j’oublierais parfaitement que j’ai changé de lieu. Mon cuisinier a le plus grand succès. Ellice dit qu’il n’a point de pareil. Mon maître d’hôtel est excellent. Je ne suis pas aussi content de mon valet de chambre. Je ne vous dis que des balivernes et j’ai à vous parler de choses si importantes. Je n’ai pas voulu les entamer ce matin. Je me repose avec vous de ma dépêche.

Mercredi, 5 heures

 Je voulais vous écrire avec détail sur le parti que je prends, vous dire toutes mes raisons qui me semblent décisives et ne me laissent aucun doute. Je sors de chez Lord Palmerston qui m’a gardé trois heures et demie. J’ai à peine le temps d’envoyer à la poste. A après-demain donc les détails. Mais je veux que vous sachiez au moins l’ensemble. Voici des copies de la lettre que j’ai reçue ce matin du Duc de Broglie, et de celle que j’écris aussi ce matin, à M. Duchâtel. Vous serez au courant. J’y ai bien pensé. Je suis parfaitement convaincu. J’attendrai et je regarderai. Quel douloureux ennui que l’éloignement! Je voudrais vous tout dire et je ne vous dis rien, rien.

Je suis charmé que vous ayez vu ma mère. J’étais sûr qu’elle vous plairait. Adieu, adieu. Quand je cesse de vous écrire, c’est encore une séparation. Adieu au moins.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Londres, jeudi 5 mars 1840, 8 heures du matin

Je me lève. Comment aurez-vous dormi cette nuit ? Hier était un triste jour. J’ai le coeur plein de remords d’être loin de vous. Je ne vous ai jamais fait le bien que j’aurais voulu. Vous ne savez pas, vous ne saurez jamais tout le bien que je voudrais vous faire, mon ambition infinie, insatiable, avec vous. Je vous aime trop pour me résigner jamais à me sentir impuissant et désarmé quand je vous vois un chagrin, n’importe lequel, n’importe de quelle date. Non, je ne me résignerai jamais à ce que cela soit, jamais à le croire; je m’en prendrai toujours à l’imperfection de notre relation, à la séparation de nos vies, à l’impossibilité où je suis de vous donner tout ce que j’ai en moi pour vous, d’exercer auprès de vous, sur vous, toute cette puissance d’affection et de tendres soins, le seul vrai baume que Dieu ait mis à notre disposition pour les blessures de l’âme. Dearest, vous avez beaucoup souffert, et il vous a toujours manqué du bonheur à côté de la souffrance. Il n’y a pas moyen de supprimer la souffrance dans la vie humaine; elle en est inséparable ; mais le bonheur aussi peut s’y placer; et la destinée le plus rudement frappée, le cœur le plus déchiré peuvent contenir en même temps les joies les plus intimes et les plus douces. C’est ce mélange de bien et de mal, cette compensation de l’un par l’autre que je voudrais du moins vous donner. Près de vous, je faisais déjà si peu! Quoi donc de loin?

6 heures

Vous avez raison. Je suis faible quelquefois avec mes amis. Mais dans cette occasion, ma faiblesse était bien embarrassée, car elle avait à choisir : le Duc de Broglie, MM. de Rémusat et Jaubert d’un côté, MM. Duchâtel et Villemain de l’autre. Evidemment il fallait chercher ailleurs que dans mes amitiés le motif de décision. Je ne vous redirai pas ce que vous aurez vu dans ma lettre à Duchâtel et dans celle du Duc de Broglie. Il ne m’est resté, il ne me reste aucun doute. Je ne sais ce qui arrivera. Je penche à croire qu’au fond ce Ministère fera à peu près comme le précédent. Je suis sûr qu’il le voudra; je présume qu’il le pourra. Je ne lui vois ni des amis bien exigeants, ni des ennemis bien intraitables. S’il en était autretrement, si le pouvoir allait réellement à la gauche, je n’hésiterais pas un instant. Ils le savent. Voici ce que m’a écrit Thiers :

 « Mon cher Collègue, je me hâte de vous écrire que le Ministère est constitué. Vous y verrez, parmi les membres qui le composent, deux de vos amis, Jaubert et Rémusat, cl dans tous les autres, des hommes auxquels vous vous seriez volontiers associé. Nos fréquentes communications depuis dix-huit mois nous ont prouvé, à l’un et à l’autre, que nous étions d’accord sur ce qu’il y avait à faire, soit au dedans, soit au dehors. Nous pouvons donc marcher ensemble au même but. Je serais bien heureux si en réussissant tous les deux dans notre tâche, vous à Londres, moi à Paris, nous ajoutions une page à l’histoire de nos anciennes relations. Car aujourd’hui comme au 11 octobre, nous travaillons à tirer le pays d’affreux embarras. Vous trouverez en moi la même confiance, la même amitié qu’à cette époque. Je compte en retour sur les mêmes sentiments. Je ne vous parle pas d’affaires aujourd’hui. Je ne le pourrais pas utilement. J’attends vos prochaines communications et les prochaines délibérations du nouveau Cabinet. Ce n’est qu’un mot d’affection que j’ai voulu vous adresser aujourd’hui, au début de nos relations nouvelles. » Je lui ai répondu ce matin : « Mon cher Collègue, je crois comme vous qu’il y a à tirer le pays de graves embarras. Je vous y aiderai d’ici, loyalement et de mon mieux. Nous avons fait ensemble, de 1832 à 1836, des choses qu’un jour peut-être, je l’espère, on appellera grandes. Recommençons. Nous nous connaissons et nous n’avons pas besoin de beaucoup de paroles. Vous trouverez en moi la même confiance, la même amitié que vous me promettez et que je vous remercie de désirer. Nous nous sommes assurés en effet, dans ces derniers temps, que nous pouvions’ marcher ensemble vers le même but. Rémusat m’écrit que le Ministère s’est formé sur cette idée : Point de réforme, point de dissolution. C’est le seul drapeau sous lequel je puisse agir utilement pour le Cabinet, honorablement pour moi. Si quelque circonstance survenait qui me parût devoir modifier nos relations, je vous le dirais à l’instant et très franchement. Je suis sûr que vous me comprendriez, et même que vous m’approuveriez. » Vous voilà au courant, comme on peut l’être de loin. Misérable communication ! Pendant que je vous écris, mon âme, mes regards, ma voix vous cherchent. Adieu. Je vous quitte pour aller m’habiller et dîner chez la Reine.

Vendredi 6 mars, 5 heures

J’ai diné à la droite de la Reine qui avait son mari à sa gauche. Elle a été très aimable pour moi. Soyez tranquille ; pas la plus petite allusion aux Affaires. La famille Royale, la Princesse Marie, Melle Rachel, Paris, Buckingham-Palace ont défrayé la conversation. La Reine a eu pour moi les mêmes bontés que Mme la Duchesse d’Orléans ; elle a lu mes ouvrages. Elle a un joli regard et un joli son de voix. Dans son intimité elle a supprimé la retraite des femmes avant les hommes. Hier les vieilles mœurs ont prévalu. J’avais à ma droite Lady Palmerston, puis Lord Melbourne, le Marquis de Westminster, Lady Barham etc, 28 en tout.

Après le dîner, on s’est établi autour d’une table ronde, dans un beau salon jaune qui m’a fait frémir tout le cœur en y entrant. C’est presque la même tenture que votre premier salon. Deux ou trois femmes se sont mises à travailler. Nous avons causé, sans trop de langueur, grâce à Lady Palmerston et à moi jusqu’à onze heures un quart que la Reine s’est retirée.

 J’ai découvert au-dessus des trois portes de ce salon trois portraits... Je vous donne à deviner lesquels! Fénelon, le Czar Pierre et Anne Hyde, Duchesse d’York. Je me suis étonné de ce rapprochement de trois personnes si parfaitement incohérentes. On ne l’avait pas remarqué. Personne n’a pu en trouver la raison. J’en ai trouvé une. On a choisi ces portraits à la taille. Ils allaient bien aux trois places.

On disait hier matin une nouvelle. La Reine n’avait pas paru la veille à dîner, elle était souffrante ; elle est grosse. Lady Holland a apporté cela le soir chez Ellice où j’avais dîné. Mais la Reine a dîné hier et ce matin elle a tenu un lever qui a duré deux heures. C’est beaucoup si elle est grosse. Cependant on ne retire pas la nouvelle.

Ce lever, m’a ennuyé et intéressé. C’est bien long et bien monotone. Pourtant j’ai regardé avec une émotion pleine d’estime le respect profond de tout ce monde, courtiers, Lawyers, Aldermen, Officers, passant devant la Reine, la plupart mettant un genou en terre pour lui baiser la main, tous parfaitement sérieux, sincères et gauches. Il y faut cette sincérité et ce sérieux pour que tous ces vieux habits, ces perruques, ces bourses, ces costumes que personne, même en Angleterre, ne porte plus que pour venir là, ne fassent pas un effet un peu ridicule. Mais je suis peu sensible au ridicule des dehors quand le dedans ne l’est pas. J’ai vu le Duc de Wellington, triste vue, presqu’aussi triste que celle de Pozzo; rapetissé de trois ou quatre pouces, maigre, chancelant, vous regardant avec ces yeux vagues et éteints où l’âme qui va s’enfuir ne prend plus peine de se montrer, vous parlant de cette voix tremblante dont la faiblesse ressemble à l’émotion d’un dernier adieu. Il n’est point moralement dans l’état de Pozzo, l’intelligence est encore là, mais à force de volonté et avec fatigue. Il s’est excusé de n’être pas ecore venu chez moi : «  J’étais à la campagne ». Je crois que je dinerai avec lui chez le Sir Robert Peel.

M. de Brünnow n’est pas encore venu chez moi. C’est le seul. Il était au lever de la Reine, très empressé, auprès des Ministres, busy-body 2 et subalterne dans ses façons.

Lady Palmerston m’a parlé de Paul. Il ne va absolument nulle part, si ce n’est à Crockford à 9 heures pour dîner. Il passe sa journée chez lui, en robe de chambre et à fumer. M. de Brünnow, dans les premiers moments, l’a vu deux ou trois fois et a essayé de le voir davantage. Paul n’a pas voulu. M. de Brünnow ne le voit plus.

Le mariage de Darmstadt n’est point certain. Le Grand Duc y retourne pour voir s’il pourra se décider. On doute qu’il se décide. Il est toujours amoureux en Russie. M. de Brünnow reviendra ensuite ici comme ministre en permanence, en attendant, fort longtemps peut être, un ambassadeur.

Samedi, 8 heures du matin

Hier, à dîner chez Lord Clarendon, M. de Brünnow s’est fait enfin présenter à moi. Il est bien remuant, papillonnant, aimable. Ce dîner m’a plu, Lord Clarendon est plus continental, plus de laisser-aller. Nous avions le Marquis de Douro et sa femme, la plus belle personne de l’Angleterre, dit-on, et vraiment très belle. Point d’esprit du tout. Comme lui. Entre nous il en est étrangement dépourvu. Plus que cela, car il parle beaucoup & se met en avant. Je vous étonnerais en vous répétant les pauvretés qu’il m’a dites. Toujours Lord Melbourne, Lord & Lady Palmerston. Après dîner, j’ai été à Devonshire House, où j’ai trouvé la Duchesse de Cambridge et un très select party, Lady Jersey, La Duchesse de Montrose, &, &. On dansait, le Duc de Devonshire autant que personne. On me parle beaucoup de vous, et je suis sûr que je réponds très bien.

10 heures

Voilà le 319. Mon remords de n’être pas auprès de vous redouble. Je me reproche l’agrément que je trouve ici, le plaisir que je prends à regarder, à être bien reçu. Je ne supporte pas la pensée d’être gai quand vous êtes triste, entouré quand vous êtes seule. Et pourtant cela est et je l’accepte en fait au moment même où mon cœur s’en indigne. Ah !Pardonnez-moi dearest, pardonnez-moi cette faiblesse de notre nature, à laquelle il n’y a peut-être pas moyen d’échapper et qui n’empêche pas que dans toutes les situations, à toutes les heures du jour, je n’aimasse mille fois mieux être auprès de vous que partout ailleurs, et partager votre tristesse plutôt que toutes les joies du monde. N’est-ce pas que vous me le pardonnez? N’est-ce pas que vous savez bien tout ce que vous êtes pour moi? La mer qui nous sépare est bien profonde, mais mon affection pour vous l’est mille fois davantage. Et j’aurais ici tous les succès imaginables que je leur préférerais mille fois le succès de vous donner un jour, une heure de bonheur.

Vous voulez que je vous parle des affaires. M. de Brünnow est évidemment en panne, attendant que les embarras, les obstacles au progrès de la négociation viennent de nous, pour se saisir tout à coup de ce fait, se faire un mérite de l’empressement, de la facilité de son maître, pousser peut-être cette facilité plus loin qu’il ne l’a fait encore, et enlever brusquement le succès. Je tâcherai de ne pas le servir dans cette tactique. Evidemment il y a ici un désir sincère, vif, de ne pas se séparer de nous ; on fera des sacrifices réels à ce désir. Il y a des dissidences marquées, à cet égard, dans le cabinet ; quelques-uns tiennent beaucoup plus à nous que d’autres. Mais tous y tiennent, et je n’entends pas le moins du monde me prévaloir des dissidences, ni chercher seulement à m’en servir. J’ai commencé à traiter et je traiterai jusqu’au bout l’affaire avec la plus entière franchise, m’appliquant uniquement à convaincre tout le monde de l’intérêt supérieur des deux pays au maintien de l’alliance, et de la nécessité d’une transaction, entre le Sultan et le Pacha, qui puisse être acceptée par le Pacha comme par le Sultan, par la France comme par l’Angleterre et qui mette fin à cette question-là en ajournant toutes les autres.

M. d’André n’a apporté de Pétersbourg que des lettres assez vagues, plutôt l’idée que l’affaire ne marchait pas, et un redoublement de colère de l’Empereur qui avait espéré, dit-on, que la dépêche, inspirée par lui, de M. de Nesselrode à Médem, amènerait une réponse qui amènerait une rupture. Je n’en crois rien. Pourtant, je n’en sais rien.

Adieu. Adieu. Continuez de me tout dire. Vos lettres me font un peu vivre à Paris, et cela m’est très utile. Soyez tranquille. Je n’oublierai pas vos recommandations. Mais répétez les moi toujours. Adieu encore.

 Continuez de m’écrire les lundi et jeudi par les Affaires Etrangères, et le samedi par la Poste. Et si vous vouliez quelque chose de plus indirect, envoyez votre lettre à Génie.

 

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Londres, dimanche 8 mars 1840,

une heure

Nos journaux vous donnent ce matin le projet de charivari qu’on a voulu me donner à Londres. Vous en entendrez plus de bruit que je n’en ai entendu ici. Je n’étais pas chez moi quand ces douze ou quinze polissons sont venus, et ils n’ont pas même commencé, tant la police a été prompte à les chasser. Ces choses-là se font ici avec une rudesse très simple et très efficace. C’était douze ou quinze réfugiés, mauvais sujets du procès d’avril. Je n’ai appris le fait que deux jours après, par le Globe. Personne ne m’en avait parlé et n’y avait pensé. J’ai été obligé d’aller aux renseignements pour savoir ce que c’était.
J’ai dîné hier avec Sir Robert Peel, un dîner bien anglais, cossu, long, lourd et froid, quoique cordial. J'ai beaucoup causé avec mon voisin de droite Sir Henry Hardinge, soldat brave et sensé qui m’a plu. Je m’aperçois de jour en jour de mon progrès pour parler. Mais je vais tout simplement, et il me semble qu’on m’en sait gré.
Vous m’avez trop dit que le premier acte du dîner était très silencieux. On parle assez et c’est presque toujours moi qui me tais.
Lord Aberdeen, qui n’avait pas pu venir dîner parce qu’il était engagé chez Lady Holland, est venu le soir, et nous avons beaucoup causé. Il est très instruit et d’une conversation très variée. Je vous répète tout ce que vous m’avez dit. Cela me plaît de découvrir à chaque instant que vous aviez raison.
Les Tories sont en effet très aimables pour moi. Ils viennent tous me chercher. Lord Londonderry est presque le seul qui ne soit pas encore venu. Aussi, quoique Lady Londonderry m’ait écrit un petit billet bien doré pour m’engager à aller passer la soirée chez elle après-demain mercredi, je m’en excuserai sur quelque prétexte. Le Général Sébastiani, ni  personne de l’Ambassade n’allait jamais là. Le langage était trop violent contre nous, trop tendre pour vous. Si Lord Londonderry vient me voir, je verrai ce que j’ai à faire. Autant que j’en puis juger, il ne me sera pas difficile de vivre en bons rapports avec les Tories sans donner aux Whigs aucun ombrage. Je dirai ce que je pense et je serai ce que je suis. La vérité est ici fort bien acceptée. Vous avez bien raison, c’est un mérite immense.
Lady Palmerston chez qui je suis allée hier au soir en sortant de dîner, m’a demandé en passant : «  Connaissez-vous depuis longtemps Sir Robert Peel ? ». Ce n’était plus un rout chez elle, mais une petite soirée assez agréable.

 4 heures
Je viens de chez Lord Melbourne. Nous avons causé une heure et demie. Il me plaît beaucoup, beaucoup; sa figure, son esprit, ses manières. Il s’est étendu dans son fauteuil, à côté du mien, détournant la tête et tournant l’oreille; il a parlé anglais, moi, français, dialogue très régulier, chacun à son tour, interrompu seulement par ses rires. On dirait qu’il vit pour rire. Je traiterai volontiers d’affaires avec lui. Il comprend à merveille, avec élévation dans les idées, et point préoccupé de son propre sens. J’ai peu à vous dire des affaires mêmes. Elles sont stationnaires. On attend le plénipotentiaire Turc, Ie nouveau cabinet français. On s’observe. Personne ne voudrait être le premier à avoir une résolution. On croit assez ici qu’au fond vous êtes embarrassés du Traité d’Unkiar-Skelessi, que si les circonstances, vous obligeaient à l’exécuter, si la Porte vous le demandait, vous le feriez, par honneur ; mais que cette chance vous déplaît, que vous en craignez les conséquences, et que vous saisiriez volontiers quelque manière d’échapper aux charges de ce protectorat exclusif et compromettant.
Je crois vous avoir déjà dit qu’on avait grande envie de faire quelque chose avec nous et grand embarras à faire quelque chose sans nous. Il me semble que je vois cette disposition en progrès.
M. de Werther part demain pour Berlin. Il passera quelques jours à Paris.

Lundi, 9 heures
J’ai dîné hier à Landsdown-House, un dîner plus agréable et plus causant que de coutume, Lord & Lady Holland, Lord & Lady Clarendon, le Duc et la Duchesse de Sutherland, Lord John Russel, M. Charles Greville et moi. Je vous ai placée au milieu de cette conversation. Elle serait devenue charmante.
De là chez Lady Jersey où j’ai trouvé Lord Aberdeen, Lord Stuart et Lord Elliot, l’homme de Londres qui parle le mieux français. Il y a, chez Lady Jersey, plus de liberté, d’abandon, et de façons sociables qu’ailleurs. Mais quelle inépuisable parole que la sienne ! et quel infatigable mouvement ! Elle a, sur toutes choses, des phrases, des désirs, des fantaisies, des volontés. C’est là, je crois, ce qui lui donne cette puissance dont vous vous étonniez.
Lord Leveson me paraît très occupé de Fanny Cowper. On croit qu’il l’épousera, et même que la Charge de Sous-Secrétaire d’Etat a été donnée dans cette idée. Lord Levenson est fort à la mode, me dit-on.
L’affaire du privilège des Chambres va finir par le bill de John Russell. Il paraît que la Chambre des Lords l’adoptera. L’affaire des corporations municipales d’Irlande finira aussi dans cette session. Il y aura transaction entre le Gouvernement et l’opposition, et la Chambre des Lords adoptera. Le Ministère paraît très solide, malgré les échecs passés et futurs. Au fond, tout le monde croit à sa durée. J’ai à dîner aujourd’hui M. Dedel, M. de Blum, M. de Werther et de M. de Hummelauer.

Une heure
Merci de tout ce que vous me renvoyez à Londres. Je suis bien aise de le savoir. J’accepte le reproche d’avoir un peu manifesté mon opinion sur les personnes. Je me souviens en effet de deux occasions où j’aurais mieux fait de ne rien dire. Mais je proteste contre ce qui me revient par Génie du ravissement que j’ai témoigné, et de ce que j’ai trouvé excellent. Ceci m’apprend qu’à Londres comme à Paris on peut broder, exagérer ; soit par goût, soit par dessein. Je suis sûr d’avoir été dans mon langage à ce sujet, très réservé, ne manifestant ni inquiétude, ni confiance, espérant plutôt que craignant, comme c’est mon rôle, mais rien de plus. J’y avais pensé, et je n’ai rien dit de cela sans y avoir pensé. Je ne vais guère, dans ce cas, plus loin que je ne devrais.
Soyez tranquille, je n’aurai point de loge à l’Opéra! Je n’irai même pas à l’Opéra. Je ne vois pas pourquoi je changerais à cet égard mon habitude qui est aussi mon goût. Je suis sûr que le spectacle me causerait une impression pénible. Je vous l’ai dit souvent ; je n’ai jamais su m’amuser seul ; j’ai besoin, absolument besoin de partager tout plaisir vif, toute émotion douce et un peu saisissante. L’autre jour, après dîner, chez Ellice, sa belle-fille et M. Dundas ont chanté, chanté presque toute la soirée pour me faire plaisir. J’avais fini par avoir le coeur tout-à-fait mal à l’aise.
Adieu. Il fait beau et doux aujourd’hui. Je me promènerais bien volontiers. Mais je ne me promènerai pas. Adieu, Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874) ; Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857) ; Schlumberger, Jean (1877-1968) ; Naville, Jacques
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Première de couverture des Lettres de François Guizot et de la princesse de Lieven : 1836-1846, préface de Jean Schlumberger, Édition annotée par Jacques Naville, Tome premier1836-1839, Paris, Mercure de France, 1963, 321 pp.
Ce volume contient 329 lettres.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874) ; Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Première de couverture des Lettres de François Guizot et de la princesse de Lieven : 1836-1846, préface de Jean Schlumberger, Édition annotée par Jacques Naville, Tome deuxième 1840, Paris, Mercure de France, 1963, 274 pp.
Ce volume contient 268 lettres.

Mots-clés :

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Londres, mardi 10 mars 1840, 11 h 1/2 du soir

J’ai dîné chez la Duchesse de Sutherland, puis un quart d’heure chez Lady Minto. Je rentre. Moi aussi, le coeur m’a battu en entrant à Stafford house, dans ce salon vert qui était le vôtre, dans cette salle à manger où le Duc me plaçait à côté de vous. Je vous ai cherchée, je vous  ai vue, partout, toute la soirée. Cette maison vous convient. On se promet de vous y revoir. On me l’a dit. Je me le suis fait redire. Je ne comprends pas toujours la première fois. Qu’il y a de temps d’ici là! n’est-ce pas, vous n’avez plus de plaisir à rien? vous me le dites. Laissez-moi être égoïste librement, autant qu’il me plaît. Je le suis sans remords. Vous n’y perdez rien. Voici un incident qui vaut la peine de vous être conté. Décidément M. de Brünnow1 n’est pas venu chez moi. Il s’est fait présenter à moi chez Lord Clarendon. Nous nous sommes rencontrés deux jours après, le lendemain plutôt, chez Lady Palmerston et nous avons causé. Mais enfin, il n’est pas venu et ne viendra pas. Ce n’est pas tout. Un petit attaché, celui que j’ai amené avec moi, Gustave de Banneville, était allé porter à Ashburnham-House, qui est toujours le quartier général de l’Ambassade Russe, sa carte pour M. de Kisselef qui n’y demeure plus. Au lieu de porter cette carte à M. de Kisselef, on l’a portée à M. de Brünnow qui demeure Mywart’s Hotel. M. de Brünnow est venu en hâte ce matin, à ma grille, sans entrer dans la cour, porter une carte de lui sur laquelle il avait écrit au crayon, pour M. Gustave de Banneville. Je me suis fait expliquer la méprise, et quelques heures après, j’ai envoyé M. de Banneville porter sa carte chez M. de Brünnow, en écrivant aussi au-dessus, au crayon, pour M. le Baron de Brünnow. Il se trouve ainsi que M. de Brünnow a fait la première visite au dernier attaché qui s’est empressé de la lui rendre. Nous en avons un peu ri.

Evidemment M. de Brünnow a des instructions spéciales à mon égard. Il a l’air d’être, et on me dit qu’il est le plus poli, le plus obséquieux des hommes. Il l’a été beaucoup dans nos deux rencontres chez autrui. A la première, je passerai devant lui sans le voir. Il paraît qu’on a été très fâché de ma mission ici. J’espère qu’on aura raison. Convenez que cela est drôle, et qu’en fait de mes dispositions envers la Russie, me voilà bien loin de mon point de départ. J’ai attendu très tranquillement et avec réserve avant de parler à personne de cette boutade de mauvaise éducation officielle. Mais cela commence à circuler, à la grande surprise et moquerie de tout le monde. N’en parlez pas du tout avant deux ou trois jours, je vous en prie, à qui que ce soit. J’en rendrai compte après-demain.

[Neumann part dans les premiers jours d’avril , aussi tôt après le lever que la Reine tiendra le 1er. Il l’annonce lui-même, sans dire si c’est un départ temporaire ou définitif. Brünnow part toujours aussi à la fin du mois. Le champ de bataille me restera, en attendant le combat.

On attendra aussi le plénipotentiaire turc. L’officier qui en a porté la demande à Constantinople doit y arriver en ce moment. Il n’y allait pas exprès pour cela. Il passait par Constantinople en retournant aux Indes.

Adieu pour ce soir. Je vais me coucher. Je me suis couché fort tard tous ces jours-ci, et je n’ai pas assez dormi. Adieu

 Mercredi, 9 heures

J’espérais une lettre ce matin. J’y compte pour demain. Je n’ai pas été content du N° 320, venu lundi, non parce qu’il portait un petit paquet de petits griefs, mais parce qu’il y avait, ou je me trompe fort, des réticences. La dernière que vous veniez de recevoir de moi, était courte. Je vous disais ma résolution de rester ici, sans vous rien dire de la joie que m’aurait value la résolution contraire. Enfin, elle était écrite un triste jour, et je ne vous en parlais pas2. Vous avez pensé à tout cela, et vous ne m’en avez rien dit. Dites-moi si je me trompe. Et si je ne me trompe pas, une autre fois dites-moi tout ; point de réticence, en fait de griefs surtout. Presque toujours, j’aurai raison, et je me sens en état d’avoir un tort... que vous me pardonnerez.

Une heure

 Je viens de faire un déjeuner savant chez M. Hallam, avec Lord Landsdowne, Lord Mahon, Lord Southampton, Sir Francis Palgrave, et M. Milman, Chanoine de Westminster. Vrai intérieur de savant Anglais. On m’a reçu dans la bibliothèque de M. Hallam. Puis nous avons passé dans la salle à manger, où nous avons trouvé Misstriss Hallam et sa fille, debout à nous attendre. Une salle à manger très nue, quasi sans meubles, mais de petites colonnes et un grand portrait sur la cheminée. [Du café d’abord, avec de la cassonade grise. Puis des côtelettes chaudes, une volaille froide. Puis du fromage rapé, du caviar. Puis des œufs, du beurre, toutes sortes de pain grillé. Enfin du thé. Et tout au travers une très bonne conversation, point politique du tout mais bien substantielle et variée dans l’ordre scientifique. Il m’a paru que les convives s’y plaisaient, et j’ai bien peur qu’une nouvelle porte ne se soit ouverte là aux invitations. En voilà une qui m’arrive de Lord Mahon pour déjeuner Mercredi prochain.]

Miss Hallam jolie, de 25 à 30 ans, peu d’espoir de se marier, parfaitement silencieuse, le regard très modeste, mais doucement animé, et se soulevant quelquefois avec une curiosité très intelligente, pour se rabaisser aussitôt. Tout cela était très Anglais, et pas du monde anglais que je vois tous les jours.

Jeudi midi

Pas de lettre ce matin. Je n’y comprends rien. Comment ne m’avez-vous pas écrit par la poste après avoir manqué lundi le courrier des Affaires Etrangères? Est-ce que je suis destiné à subir le même chagrin que vous avez eu ici en 1837 ? Ce qui me rassure un peu, c’est que j’ai ce matin des nouvelles de Génie qui ne me dit pas un mot de vous. Le mal se sait si vite ! Mais c’est une triste sécurité que le silence. Adieu. Je vais attendre jusqu’à demain matin.

Pour Dieu, convenons bien de nos faits : le lundi et le jeudi, écrivez-moi par le courrier des Affaires Etrangères et le samedi par la poste. Et si le lundi ou le samedi le courrier des Affaires Etrangères ne partait pas, écrivez-moi par la poste, ne fût-ce que quelques lignes pour que je ne sois pas inquiet. Je cherche un moyen de me faire arriver ici les lettres que vous ne voudrez m’envoyer ni par les Affaires Etrangères, ni directement par la poste. Je n’ai encore rien qui me satisfasse pleinement. Adieu. Je suis dans une triste et déplaisante disposition.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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323 Londres Vendredi 13 mars 1840

Une heure

Pas plus de lettre aujourd’hui qu’hier, qu’avant-hier. Je m’y perds si c’est votre faute, c’est bien mal. Mais ce ne peut être votre faute. Je suppose que vous aurez posté une lettre Lundi aux Affaires Etranges trop tard ; elle ne sera pas partie ; et une hier, pour le courrier qui m’arrivera demain matin. J’aurais donc deux lettres demain. Je suppose cela parce qu’il faut bien supposer quelque chose. Quel amer déplaisir ! Car je ne veux pas aborder l’idée de l’inquiétude. Ma mère me dit aujourd’hui qu’elle vous enverra mes enfants. Il me semble que si vous étiez malade, elle le saurait. Il me semble à tort ; le contraire se pourrait fort bien.

De quoi voulez-vous que je vous parle ? J’ai été hier voir le Royal Coronation picture, un détestable tableau où beaucoup de portraits sont ressemblants, surtout la Duchesse de Sutherland et Fanny Cowper. Puis j’ai fait neuf visites. Puis je suis rentré chez moi. J’y ai dîné et je ne suis sorti qu’à dix heures et demie pour aller passer une heure chez Lady Holland. J’y ai trouvé le révérant M. Sidney Smith, the most witty man, dit-on, in the three kingdoms. Je n’étais en train ni de l’esprit des autres, ni du mien propre. Lady Holland se désole de ne m’avoir pas encore donné à dîner. Elle trouve sa maison de South street trop petite. Son cuisinier vient de mourir. Son maître d’hôtel vient de partir pour aller passer quinze jours dans sa famille, sur le continent. Tout est en désarroi chez elle.

On remarque depuis quelques jours un changement sensible dans les manières de la Reine avec les Torys. Elle les traite mieux. Plusieurs ont été invités aux derniers bals. Elle a été très aimable pour le Duc de Wellington Lundi dernier, à dîner. Il me semble que cela veut dire simplement que les Whigs sont sans inquiétude.

Une heure après minuit.

Je reviens de chez Lady Palmerston. Quelle odieuse journée ! Personne n’a jamais su ce que je puis souffrir. Je n’ai pas naturellement l’imagination noire ni agitée ; mais quand le trouble entre en moi, il m’ébranle jusqu’au fond de l’âme. Je ne voudrais pour rien au monde,  laisser voir à qui que ce soit au monde ce qui s’est passé en moi, depuis 48 heures, ce que j’ai pensé, senti, imaginé, dit et contredit, accepté et repoussé intérieurement. Et tout cela tomberait, tout cela s’évanouirait devant quelques lignes de vous ! Il se mêle un peu de colère à mon chagrin. Vous ne vous en doutez pas ; vous êtes bien tranquille. Quelque arrangement insignifiant, la lenteur d’un domestique, une visite prolongée, je ne sais quelle pauvreté a causé tout cela. J’espère qu’il n’y a pas d’autre cause, que vous n’êtes pas malade. Je vais me coucher. Adieu.

Londres, samedi 14 [mars 1840], 10 heures

Dieu soit loué ! Ce n’est rien. Il n’y a que mon mal à moi, mon mal passé. Voilà 321 et 322. L’une par le portefeuille, l’autre par la poste.  J’avais deviné juste. Le 321 avait été remis trop tard aux Affaires étrangères. Je joins ici le bout de l’enveloppe sur lequel on l’a écrit, si on a écrit vrai. Vous avez très bien fait de remettre le 322 à Génie. Je suis occupée à trouver ici une bonne adresse sous laquelle vous puissiez, au moins une fois par semaine, m’écrire  sûrement par la poste. Vous m’écririez une fois par le portefeuille, une fois sous cette adresse et le samedi directement. Mais en attendant, servez vous souvent de Génie, et quand vous vous serez du Portefeuille, arrivez à tems rue des Capucines. Quel brouillard vient de se dissiper autour de moi ! Pour la première fois, j’ai vu du soleil à Londres.

Du reste soyez tranquille. Il n’y a rien, dans le 321, qui valut le retard à la rue des Capucines, si le retard est de leur fait.

Je reprends mes récits. Il me semble que je n’ai rien oublié, ni matin, ni soir. J’ai passé hier toute la journée chez moi. J’ai été à onze heures chez Lady Palmerston. Très joli bal plein et point étouffé. La Duchesse de Cambridge y était. Sa fille ne quitte pas la place. Elle serait jolie si elle n’était pas énorme. J’ai causé avec Lord Landsdowne, Lord Aberdeen, Lord Stuart, Lord Wilton, le Duc et la Duchesse de Somerset, &. On dit qu’il faut biens e défendre de la dernière, qu’elle s’attache à sa proie. Son mari a l’air d’un bon homme, un savant Seigneur. Il m’a fait toutes les caresses qu’un Anglais peut faire. Nous commençons à causer presque avec confiance Lord Aberdeen et moi. De la confiance et nulle confidence, n’est-ce pas cela? Vous  avez raison. Il y a un métier qu’il faut apprendre. Je m’y applique. Je sais me taire tout à fait, sans peine même. J’espère que j’apprendrai à me taire en parlant.

Nous sommes fort en coquetterie réciproque, Lady Palmerston et moi. Coquetterie encore sans liberté, ni vérité. Elle m’a dit que je la trouverais tous les matins, d’une heure à trois. J’irai. Je ne me suis empressé vers personne.

J’ai ce soir lord Northampton, lady Cottenham et Mistriss Stanley. Celle-ci est vraiment agréable. Personne ici excepté Lord Eliot ne parle français aussi bien qu’elle, et l’esprit français comme la langue.

Lundi soir chez Lady Lyndhust. Mardi matin, le musée britannique ; dîner cez lady Aylesbury, Mercredi, déjeuner chez Lord Manon ; dîner chez Mad. Grote ; le soir chez Lady Jersey. La fin de ma semaine est plu libre. La première moitié de l’autre est déjà prise. Je trouve que c’est  trop et je commence à refuser. M. De Bourqueney me sert beaucoup dans toutes ces questions là. Il connait bien le monde anglais, et il y est bien posé. Je crois qu’il a bien envie de retourner à Paris le plus tôt possible. Je le traite très bien et je le crois très content de moi. Mais il était l’ambassade.

Hier, dans la soirée, j’ai passé trois fois devant. M. de Brünnow sans le voir. Quant au fond des affaires, tout trainera.  Décidément on attendra le Plénipotentiaire de Constantinople. En attendant, le Pacha se fortifie chez lui. Il évacue de lui-même les villes saintes et en rappelle ses troupes. La guerre avec la Chine coûtera cher. Les bulletins de Pékin ne ressembleront pas à ceux de Londres. L’Empereur (de Pékin) a félicité ses braves marins de l’éclatante victoire remportée sur les barbares Etrangers. Il a pourtant dégradé son Amiral de deux boutons. Prenez-vous quelque intérêt à la Chine? Lord Lyndhurst en est très occupé.  Il dit qu’il y a une question Constitutionnelle dans la manière dont cette guerre a été déclarée, et que le Cabinet sera fort attaqué sur ce point.

 

M. de Bülow ne pense guère à moi, ni à personne. Il est uniquement occupé de sa santé, encore plus préoccupé qu’occupé. Le vent, le brouillard, le soleil, le froid, le chaud, le monde, la solitude, tout lui fait mal, tout l’agite. Il est évidemment dans un triste état nerveux, qui pourrait devenir beaucoup plus triste. On en est très frappé.  

Je reçois ce matin du Maréchal Soult une lettre très tendre. Je lui ai écrit très poliment à propos de sa retraite. Il espère que je lui écrirai quelques fois.  On m’écrit très diversement sur la situation du Ministère, les uns à peu près comme vous, les autres sûrs de sa chute prochaine.  Je crois que les premiers ont raison. Certainement , il n’y a et il n’y aura rien de triomphal. On emploiera à vivre tout ce qu’on a d’esprit. Il me semble qu’on doit y réussir. On me comble de compliments et de tendresses.

Vous avez raison aux trois quarts sur la dernière page de la longue lettre ; pas tout à fait. Il fallait prendre soi-même le pouvoir, ou du moins la présidence d’un grand Cabinet dans lequel nous aurions tous été. C’était la bonne conduite, et la victoire complète de notre parti qui adhérait tout entier à cette combinaison, et marchait en tête de tous les ralliés de toute origine. On a manqué à cette fortune, qui était obvious et pouvait  être grande. Il n’est plus resté à tenir que des conduites incertaines et d’un succès douteux. J’ai une longue lettre de M. Duchâtel, fort amicale, plus calme et d’un ;bon jugement.

 Ma Mère m’écrit qu’elle a reçu de vous une nouvelle, longue et bonne visite. Elle ne me dit rien de plus. Sous sa gravité et son autorité, ma mère est très timide, surtout avec moi. Et toujours un peu jalouse. Je ne m’étonne pas de son silence, et il ne signifie pas du tout que vous ne lui ayez pas plu. Je parierais du contraire ; mais elle ne me le dira pas d’elle-même. Je suis tout à fait de votre avis sur les commérages de gazettes. Qu’ils viennent de Hanovre, ou de Pétersbourg, ou d’ailleurs, n’y répondez pas plus dans vos correspondances que dans les gazettes mêmes. Il ne faut pas se laisser tracasser. Et il ne faut faire et dire que ce qu’on veut. Adieu. Un tout autre adieu que celui d’avant-hier quoique le fond soit toujours le même. Je voudrais bien que Vérity ait le pouvoir de vous débarrasser de votre malaise. Je ne l’espère guères ; mais vous faites bien de le voir. Il vous calme un peu, et s’il y avait quelque mal réel, il le verrait. Adieu. Adieu.

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Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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324 Londres, Dimanche 15 mars 1840
10 heures
 
Je me lève le cœur serein. Ma soirée d’hier a été très active. J’ai été partout où vous savez que je devais aller. Chez Lord Northampton, à la réunion de la Royal Society, il y a avait grand monde, et de tout monde, Lord Landsdowne, Lord Burghesh, Lord Aglesbury, bien d’autres, et avec eux l’Astronome Herschel, le sculpteur Chantrey, le dessinateur Copley Fielding, le géologue Murchison, l’Encyclopédie vivante. Tous bien aises d’être ensemble et se traitant très cordialement.  Je me suis amusé de les voir, et de voir leur manière avec moi. Les Anglais sont très curieux, et il faut que leur curiosité s’arrange avec leur dignité et leur timidité. Ils me regardent en passant et passent froidement, comme à leur ordinaire. Puis, ils se retournent, et si je ne les regarde pas, ils me regardent. Il y a en eux, au fond, plus de mouvement et de bienveillance que dans leurs manières qui sont froides et tendues. Ils ne montrent pas ce qu’ils sentent, par gaucherie et embarras encore plus que par fierté. Il en résulte, dans toutes leurs relations et leurs façons extérieures, un défaut de naturel, de facilité et d’émotion sociale qui doit choquer et repousser. Je suis d’autant plus sûr de ce que je dis là qu’il est impossible de se montrer plus empressé et bienveillant qu’on ne l’est pour moi. Je rencontre partout curiosité et faveur. Et cela me revient de Paris comme je le sens moi-même des Tuileries comme de vous. Mais un pauvre étranger qui arrive ici doit se croire en face des glaces polaires. Je dis plus ; les Anglais me paraissent fort peu bienveillants entre eux ; dans leurs réunions, à tables, en causant, en dansant, assis ou passant les uns après les autres, ils ont constamment (les femmes surtout) un air d’observation caustique et de petite hostilité qui répand dans l’atmosphère sociale je ne sais quoi de contraint et d’amer.
J’ai entrevu chez Lord Cottenham un monde que je ne connaissais pas encore du tout, the law. Il occupe la maison de Lord Granville. Il n’y avait que très peu de monde chez Mistriss Stanley. Lady Holland venait d’en partir, très inquiète pour son fils, M. Fox, qui a été pris, il y a trois jours, d’un mal de gorge très grave. J’enverrai ce matin savoir de ses nouvelles. Je vais ce soir chez Lady Stanhope, et peut-être un moment chez Lady Jersey.
3 heures
Le colonel Fox est un peu mieux ce matin. J’ai dîné avec Lady William Russell. Elle ne me plait pas beaucoup.  Personne, esprit, tout a l’air massif et solennel. Du reste, je retiens mon jugement. Ailleurs, les apparences sont souvent trop favorables ; ici, c’est le contraire. Mes nouvelles de Paris ne m’apprennent rien. La corde me parait bien tendue. J’attends le débat des fonds secrets. Vous m’en apprenez plus que tous les autres. Ils dissertent. Vous racontez.
 
 lundi 16 mars,
9 heures.
Je ne suis pas sortie hier soir. J’avais le cerveau horriblement pris. Je me suis couché à 10 heures. Je suis mieux ce matin, mais encore très enchifrené. C’est ma première épreuve du climat. J’aurai probablement été enrhumé aussi à Paris. J’ai passé deux heures avec Lord Palmerston de 5 h. et ½ à 7h. et ½. J’avais des dépêches à lui lire, des dépêches de politique expectante. J’incline à croire que, si c’était à recommencer, on ne s’engagerait pas ici dans la voie où l’on s’est engagé. Evidemment on n’a pas vu toutes les faces de la question, et on est un peu surpris quand elles apparaissent. Pour vous, vous accepterez tout, le Plénipotentiaire turc, le recours de la Porte à l’Europe et non plus à vous seuls etc. Vous avez deux motifs. Vous vous voulez vous désunir. Et vous ne voulez pas être caposés à la nécessité d’exécuter le traité d’Unkiar Skelessi. Vous l’exécuteriez s’il le fallait absolument, si la Porte le réclamait. Vous vous y croiriez obligés d’honneur. Mais cette obligation vous  pèse et vous inquiète extrêmement. Vous prévoyez que ni l’Angleterre, ni la France, ni au fond l’Autriche ne le toléreraient, qu’il en naîtrait des complications, peut-être des luttes. Vous ne voulez pas d’une situation si périlleuse, et vous céderez, vous reculerez, vous ajournerez pour sortir de la politique isolée et responsable. Votre redoublement d’humeur contre la France, du moins en ce qu’il y a de réfléchi et d’explicable, me paraît même tenir à ce qu’elle vous contrarie et vous gêne dans cette manœuvre.
Midi .
Je remonte après déjeuner. Je devrais vous gronder si je pouvais vous gronder. Comment, je n’ai pas de lettre du lundi au samedi, je vous en dis mon inquiétude, non chagrin, et votre premier mouvement, c’est de me faire des reproches, de trouver mauvais que je ne vous aie pas parlé de Lady Autrobus ! Et vous finissez par me dire que, s’il en est ainsi, vous n’irez pas à Londres cet été! Tenez, c’est une mauvaise phrase et écrite dans  un mauvais moment. Mais je vous ai vu de mauvais moments, et mon affection pour vous est restée la même. Elle est invulnérable. Et quand je devrais vous gronder, je finis par m’attendrir sur vous. Que de choses ne vous dirais-je pas en ce moment si nous étions ensemble! Des vérités peut-être. Je l’ai fait quelquefois. De loin, je ne peux pas, je ne veux pas. De loin, je ne veux vous rien envoyer que de doux. N’en abusez pas, Jr vous en prie. Je vous le pardonnerais. Vous trouvez mes lettres trop courtes, tant mieux. Elles sont longues pourtant. Mesurez mon écriture. Vous verrez qu’une de mes pages en tient deux des vôtres. Mais trouvez-les toujours trop courtes. Certainement non, nous ne nous disons pas tout, et c’est l’immense ennui de l’absence. Il n’y a pas moyen que je vous dise tout ce qui me traverse le cœur et l’esprit en vous écrivant. Il n’y a pas moyen. Sans aucun doute, tous les diplomates sont venus chez moi les premiers, sauf M. de Brünnow ; depuis les Chefs de mission jusqu’aux moindres attachés. Et M.M. de Bülow, Dedel, Hummelauer, Alava, Blome sont revenus me voir plusieurs fois. Qu’’est-ce que Montrond veut donc que j’aie déjà fait? Notez qu’on ne me demande de rien faire. Je cause. Je fais penser à beaucoup de choses auxquelles on ne pensait pas. Je jette du doute sur des idées presque arrêtées, des partis presque pris. Je fais entrevoir des transactions possibles. Que résultera-t-il de tout cela? Je n’en sais rien. Mais je ne fais et ne puis faire autre chose, que semer des paroles et établir ma position personnelle. Je vous dirai, pour ne laisser tomber aucun de vos reproches, que le bal de la Reine m’a peu frappé et que j’étais dans mon lit à une heure. Il y avait fort peu de spectateurs. Les danseurs étaient tout, et la Reine a raison ; il faut que ceux qui s’amusent aient la majorité.
3 heures et demie
Toujours des visites. Mais ce matin j’ai vu Lady Palmerston et la Duchesse de Sutherland. Lady Palmerston a été très aimable. Pour la première fois, nous avons causé un peu à l’aise. Son esprit convient fort à cela parce qu’il est très naturel. Pour la Duchesse de Sutherland, je me repens. Je lui trouve plus d’esprit que je ne lui en trouvais. Et tant envie d’en avoir! Elle aspire haut. Si bonne d’ailleurs, quelque chose de si pur ; une sérénité si animée. Puis, je me trouve bien ns Stafford-House.
Je dine dimanche chez Lady Palmerston, en très petit comité, presque en famille, m’a-t-elle dit. Comme j’en sortais, j’ai rencontré ç la porte M. De Brünnow qui descendait de sa voiture avec deux beaux bouquets « pour les belles dames » m’a-t-il dit en me saluant. Je voulais vous parler de ma maison et de ce qu’elle me coûte. Mais j’attendrai que le mois de mars soit écoulé. J’y verrai clair encore, et je vous enverrai un état complet de mes dépenses. Je suis moins effrayé du service courant que de l’établissement. C’est énorme ce qui manque dans une maison bien meublée. Mon maître d’hôtel est excellent, aussi bon dans sa sorte que mon cuisinier. Mais Diabera est un valet de chambre médiocre, ahuri, maladroit, peu de mémoire ; du reste zélé comme un lion et doux comme un agneau. Je ne sais pourquoi je dis zélé comme un lion. Ce que c’est que le besoin d’une antithèse.  Adieu ; malgré ma rancune, je veux que ma lettre parte aujourd’hui. Le Ministère a eu la majorité pour former la commission des fonds secrets. Est-ce une majorité? Adieu, adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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325 Londres, mardi 17 mars 1840,

9 h 1/2

J’ai fait  hier soir un grand plaisir à deux pauvres personnes bien vieilles, bien changées, aux Berry. Elles ont été parfaitement heureuses de me voir entrer. J’y ai passé trois quarts d’heure. Elles ne sortent jamais le soir. Six ou sept personnes y viennent habituellement. J’ai promis d’y diner un jour avec M. Macaulay. Ne croyez pas que j’accepte toutes les petites invitations. J’en ai déjà refusé beaucoup, et j’en refuserai davantage. Il y a une comtesse de Salis qui a imaginé d’écrire à sa cousine à Paris, que je connais assez, pour que celle-ci m’écrivît et me conjurât d’aller chez elle. J’ai reçu à la fois les deux lettres et une invitation à dîner. Je refuse. Mad. de Salis a ici une grande fortune, une bonne maison et vit dans le meilleur monde. Mais on me dit que c’est one of the greatest bores de Londres. De chez Miss Berry, chez Lady Lyndhouse, a dancing party ; toute la plus haute aristocratie Tory, la Duchesse de Cambridge, le Duc de Wellington, le marquis de Londonderry ; et au milieu de tout cela, Lady Lyndhurst sémillante dans sa petite et maigre stature, décolletée jusque sous les bras, et dansant, m’a-t-elle dit, pour mettre tout  le monde en train. Elle était ravie de se montrer dans sa grandeur à l’ambassadeur de France. En rentrant chez moi à minuit et demi, j’ai trouvé un courrier qui arrivait de Paris dont il était parti avant-hier à 7 heures du soir (29 heures c’est admirable !) ; il m’apportait une lettre du Ministre de l’Intérieur que je vous envoie. Vous y verrez l’idée qu’ils se forment eux-mêmes de la situation après le vote des bureaux de samedi pour la commission des fonds secrets. Vous n’entendez guères que l’autre cloche. M. de Rémusat est un homme d’esprit et sans humbug, plutôt despending que sanguine. Gardez cette lettre pour vous ; non qu’il y ait la moindre chose à taire, mais pour la convenance. J’ai le cerveau encore pris . Si j’avais pu rester chez moi encore hier au soir et me coucher de bonne heure, ce serait fini. Mais il n’y avait pas moyen de ne pas allez chez Lord Lyndhurst où déjà j’avais refusé une invitation à dîner. Vous n’avez aucune idée de la chaleur qu’il faisait là, certainement 28 à 30 degrés. Vous n’y seriez pas restée dix minutes. J’en avais très mal à la tête. Aujourd’hui, je ne sortirai que pour aller diner chez Lady Aylesbury. J’ai des dépêches à faire.

4 heures

Pour la première fois, ce matin, j’ai été me promener à pied une heure et demie, dans Regent’s Park. En été ce doit être très beau et charmant. Il y a là réunies deux choses qui vont rarement ensemble, la grâce et l’étendue. C’est le double mérite que me paraît avoir ici la nature, arrangée par l’homme. Je ne l’ai pourtant vue encore qu’à demi gelée. Voilà le Plénipotentiaire Turc qui va recevoir ses pouvoirs. Il viendra ici sans retard. Et vous, vous n’avez d’objection à rien.  Soyez sûre que je vous ai donné la vraie raison. Personne aujourd’hui en Europe ne veut être engagé dans une situation difficile et en courir les chances. Rois, Empereurs, Ministres, absolus ou constitutionnels, tous se trouvent compromis par leur métier et cherchent à s’affranchir des grandes affaires...

De Brünnow achète toute la cave de Pozzo. Dix mille bouteilles de vin, dit-on. A coup sûr, il compte rester ici. J’ai eu hier la visite du speaker de la Chambre des Communes. Il est très populaire ici, dans tous les partis. Je trouve Lord Aberdeen beaucoup plus impartial que je ne m’y attendais. Il m’a fait le plus grand éloge du speaker whig et du Chancelier Whig « Le meilleur Chancelier , m’a-t-il dit, que nous ayons eu depuis bien longtemps. Mais il ne faut pas dire cela trop haut ici. » Nous étions chez Lord Lyndhurst.

Mercredi 9 heures

Eh bien, Les Aylesbury, qui n’ont pas d’esprit, en ont eu assez pour m’arranger hier un dîner agréable, Lord et Lady Burghersh, Lord et Lady Wilton, Lady Palmerston et sa fille, Lady Lichfieldn Lady Seymour et son mari, enfin Lord Claude Hamilton qui revient d’Egypte et est amoureux du Pacha. Je l’enverrai à Lord Palmerston qui devait aussi venir dîner mais qui a été retenu à al chambre. Assez de conversation à dîner, et beaucoup, et très bonne, après dîner, avec Lady Palmerston. Lady Wilton aussi a beaucoup d’esprit. On me dit ici qu’à tout prendre c’est la plus aimable personne de la société. Lady Burghersh me traite bien. Lord Burghersh veut me rendre musicien. Mais décidément c’est Lord  Aylesbury que j’ai le plus charmé. Il m’épouserait.

Voilà le courrier des Affaires Etrangères qui ne m’apporte rien de vous. Je m’y attendais. Rien du ministère non plus. La politique et …. Me manque également. Mais je compte retrouver le second ailleurs.

10 heures

Je pars pour aller déjeuner chez Lord Mahon. La poste est venue aussi et ne m’a rien apporté. Mais je suis décidé à compter que j’aurai quelque chose, indirectement. L’ennui, c’est d’aller déjeuner sans l’avoir reçu. Les voies les plus sûres sont les plus lentes. Que ce monde est imparfait.

Midi et demi

J’avais bien raison de compter. Voilà le 324, bien doux et bien bon. Mes chevaux sont revenus de chez Lord Mahon plus vite qu’ils n’y étaient allés. J’avais à déjeuner Lord Ellenborough et Sir James Graham. Après-déjeuner, Lady Mahon, vraiment jolie et aimable, plus de facilité et de laisser aller que je n’en ai vu à personne ici, et parlant français à merveille. Il faut que je m’habille pour le lever de la Reine. Je trouve que cela revient souvent. Ma curiosité n’y suffit pas. Il n’y aura pas de Drawing-room que le 9 avril. Pourquoi avez-vous le côté gauche engourdi ? Cela me déplait. Ce qui me déplairait au moins autant, (je n’ose pas dire plus) ce serait que le retard de l’arrivée de votre nièce retardât votre voyage ici. Il me semble que cela devrait produire l’effet contraire. Vous ne pouvez l’attendre indéfiniment. Vous la trouverez à Paris avec votre belle-sœur ?

4 heures et demie

Je rentre et la poste me presse. Oui, tous les deux jours. Je comptais ne faire partir ce ci que demain. Mais j’aime mieux l’abréger et que vous ne l’attendiez pas en vain. C’est si dur d’attendre ce qui ne vient pas ! Je renvoie bien des choses à l’ordinaire prochain. De Brünnow m’a présenté à St James le fils de Kesselrode. C’est drôle l’impolitesse commandée à côté de la politesse empressée. Certainement M. de Kisselef est venu le premier chez moi, comme tous les autres. Adieu. Adieu.

 

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Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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326 Londres Jeudi 19 mars 1840,
8 heures et demie

J’ai dîné hier avec cinq ou six radicaux, genre fort tranquilles quoique bien radicaux. Tout le monde ici est patient et pratique. M. Grote me parle des Chartistes comme Lord John Russell et Lord John Rus-gell comme Lord Aberdeen. Il y a bien du factice dans le classement des hommes et bien du convenu dans leur langage officiel. Mais c’est Ià le Gouvernement représentatif. Il crée le dissentiment et la guerre. La vie politique est à ce prix.
Je dînerai le 4 avril avec M. O’Connell, chez Mistriss Stanley qui n’est pas très jolie et dont je vous parle tant, mais qui a beaucoup de mouvement, un peu d’esprit, et me parait chargée de garder la frontière du Camp Whig et du Camp radical pour y maintenir le bon accord. Vous voyez qu’on voit chez elle ce qu’on ne voit pas ailleurs. Les Holland y dineront.
On dansait hier au soir chez Lady Jersey. Elle était bien affairée ; ses filles, son fils, le Duc, l’Ambassadeur de France, la musique. Elle suffisait à tout. J’y ai rencontré pour la première fois. Lady Tancarville qui avait été malade. Elle a été la plus polie du mande, avec recherche. Je suis un peu froidement avec Lady Londonderry, c’est-à-dire elle avec moi. Elle m’avait écrit, de très bonne grace, pour m’engager à aller chez elle un soir. Lord Londonderry est venu chez moi. Je lui ai rendu sa visite. Mais l’ambassadeur de France n’est jamais allé chez Lord Londonderry. L’hostilité violente de son langage a établi cela. Le duc de Nemours, pour s’être laissé entraîner à entrer chez lui deux minutes après une revue, a été fort tancé. Je n’ai pas cru devoir changer tout à coup cette habitude, quand le langage de Lord Londonderry ne changeait pas. Je me suis excusé auprès de Lady Londonderry par un bon prétexte. Je l’ai fait à regret, mais il n’y avait pas moyen. J’aurais scandalisé mon Ambassade, et à Paris encore plus. Je m’arrangerai pour que Lord Londonderry sache que je serais charmé que des paroles convenables et douces me rendissent ma liberté.
Pourquoi me dites-vous que vous vous inquiétez de beaucoup de façons? Qu’est ce que cela veut dire? Ayez beaucoup, beaucoup de chagrin de notre séparation, vous n’en aurez jamais plus que je n’en veux; et le mien ne vous fera jamais plus de plaisir que le vôtre à moi ; mais je ne vous permets, comme vous à moi, qu’un seul chagrin, une seule inquiétude. Et puis dites-moi tout ce que vous avez sur le cœur et dans le cœur.
Je suis fort aise que Pahlen vous revienne. Mais je dis comme vous ; je ne le croirai parti que quand il sera arrivé. Je reçois beaucoup de lettres. M. de Broglie, M. Villemin, M. Cousin, M. Duchâtel, M. Dejean, M. Duvergier de Hauranne. Je vois assez clair dans ce chaos. Mais j’attends le résultat. Je suis de plus en plus porté à croire que les fonds secrets seront votés. Et la situation restera, après, très tiraillée, très précaire. Mandez-moi toujours tous les commérages; et avec votre parfaite vérité. Vous êtes le miroir le plus fidèle, le plus transparent qui se puisse.
Je crois que vous avez raison de n’aller dans aucun salon politique, et celui du Maréchal Soult en est un. Peut-être feriez-vous bien de faire, le matin, une visite à la Maréchale ; je dis une visite, pas une carte. Ils ont toujours été aimables pour vous.
 
Personne ici n’a entendu parler d’un voyage de la duchesse de Kent à Paris. Du reste cette pauvre duchesse de Kent a complètement disparu. On ne la voit nulle part. Elle ne dine presque jamais chez sa fille. Elle a l’air horriblement triste et je la comprends.
 
5 heures
Je reviens du British Museum. C’est long. J’ai fait après quelques visites, le speaker, Lord Witton, Sir Henry Hardingge, &. Je réponds ce soir à la bonen grace e Lady Tancarville ; J’irai chez elle avec le rout de Lady Landsdowne. C’est Lady Palmerston qui me l’a fait conseiller ce matin par M ; de Bourquenoy en me disant qu’elle s’y trouverait. Lady Palmerston soigne mes affaires dans le monde d’une façon très aimable.
 
Il n’y a de très beau au British Museum que les marbres d’Elgin. Mais ceci a surpassé mon attente. Quel charmant peuple que celui qui plaçait sous son beau soleil de si beaux ouvrages de l’homme! Mais qu’auraient dit les sculpteurs d’Athènes s’ils avaient su que leurs chefs-d’œuvre seraient un jour enlevés à coup de marteau et transportés, tout brisés, sous les brouillards d’un pays barbare dont ils avaient à peine entendu parler? Un midshipman Anglais, il y a quelques mois, se promenant à Athènes s’est grossièrement amusé à casser ; avec sa canne, le nez d’une belle statue, l’une des dernières debout. On l’a dénoncé à l’amiral qui a destitué le midshipman.
 
 Je trouve en rentrant des lettres plus contradictoires que jamais. Ils sont tous également sûrs de leur fait. Je renonce à prévoir. Mais je suis très préoccupé. L’imbroglio peut être énorme, et aboutir à un péril réel. Et pourquoi? Au fond, ils ont tous envie de faire et feraient à peu près la même chose. Quelle différence de regarder de loin et hors de la mêlée. Croyez-vous que ce qu’on découvre vaille mieux que ce qu’on perd de vue?
Votre tristesse me préoccupe bien davantage. J’en jouis d’abord; puis, je me le reproche et je m’en désole. Je vous suis donc bien nécessaire. Je le crois quelques fois, et je m’y confie. D’autres fois, et souvent, je le découvre comme quelque chose de nouveau et je m’en étonne. Comprenez-vous qu’on ait en même temps beaucoup d’orgueil et fort peu de présomption? C’est mon fait. Je me crois capable de beaucoup, mais je ne suis pas enclin à m’arroger beaucoup. Il m’est arrivé de m’apercevoir que je tenais plus de place que je ne supposais. Dites-moi bien toute la place que je tiens dans votre cœur. Je vous répète que je ne suis pas présomptueux ; mais je vous répète aussi que mon ambition est sans limites et que je vous défie. Vous vous souvenez de mon défi, dans nos premiers temps.
 
A propos, et c’est fort à propos en effet, n’ayez aucune inquiétude sur les lettres que vous remettez à Génie. La voie est très sûre. Je vous en indiquerai une autre demain. Il ne faut pas user toujours de la même. Pour la nouvelle, vous n’aurez pas besoin de donner vos lettres à Génie. Vous pourrez les mettre vous-même à la poste, sous le couvert indiqué. C’est plus simple et toujours plus prompt. Seulement, point d’enveloppe bordée de noir. Et vous devriez de temps en temps, le plus souvent même, faire mettre l’adresse par une autre main, par Babet par exemple. C’est souvent d’après l’écriture, encore plus que d’après le nom, qu’on arrête une lettre.
Ne dirait-on pas que nous conspirons? Nous sommes bien bons de prendre tant de soins.

9 Heures
Que je vous dise tout de suite, avant de sortir, ce qui s’est passé Lundi au bal de la Reine. M. De Brünnow a dansé, dansé tout à coup, au grand étonnement de tout le monde, avec Lady Ashley. C’était évidemment une avance à la Reine, une pétition, comme on dit ailleurs. La Reiune n’a point répondu. M. de Brünnow n’a point dansé avec elle. C’était un grand amusement ce mati au Club.
Mettez cela je vous prie avec les bouquets du dimanche.
 
Vendredi, 8 heures et demie
Tout s’est passé hier le mieux du monde entre Lady Tancarville et moi. Son mari, son fils, ils ont tous été très empressés, très gracieux. Moi à mon tour. Nous avons beaucoup causé=. Lady Palmerston est venue. Elle m’a dit une heure après, chez Lady Landsdowne que j’avais parfaitement réussi. Je l’ai fort remerciée. Il ne faut pas mal parler un jour de réconciliation. Sans cela, je vous dirais que Lady Tancarville a l’air vulgaire et de mauvais goût. Son est on ne peut plus à la mode.
Le rout de Lady Landsdowne n’était pas immense. J’ai causé avec Lady Lichfield, Lady Minto, Lord Minto, Lord Northampton, Dedel, Alava. C’est une belle maison. Trop de statues. Je n’aime pas Apollon et Vénus dans un salon, sous des bougies, et au milieu de gens tous bien vêtus. Et puis une sortie détestable. Il faisait un ,vent d’Est très froid qui remplissait les deux vestibules et jusqu’au premier salon. J’ai cru que j’allais me renrhume. Le 2 avril, Lord Landsdowne donne un grand bal à la Reine.
Savez-vous qu’on dit déjà que le Prince Albert n’est pas, à beaucoup près, aussi occupé de la Reine, qu’elle de lui ? Il y a des gens qui voient cela dans ses manières. Je n’en suis pas du tout frappé. Je lui trouve l’air très aimable, très dignement mais très sérieusement aimable.
La contredanse dansée et la contredanse manquée, de M. de Brünnow amusaient beaucoup, surtout dans le corps diplomatique. Il me semble que, politique à part, les ministres spéciaux n’ont pas faveur parmi les ministres permanents. On dit que M. de Brünnow n’ira pas du tout à Darmstadt, et qu’il va s’installer tout de suite ici, seulement comme Ministre.
Neumann aussi ne part plus.
 
3 heures
Le 325 me ferait pardonner bien autre chose. Mais ne soyez pas malade. La bile ministérielle est la seule que je ne vous pardonne pas.
Voici une adresse de plus : M. Thomas Wright, Esq.
8, Great Castle-Street, Regent Street.
Mettez votre lettre à moi sous l’enveloppe de M. Herbet, Secrétaire particulier de l’Ambassadeur de France, Manchester Square, Hertford House. Et la lettre de M. Herbet sous l’enveloppe de M. Th. Wright. Je vous donnerai encore une 3ème adresse et vous m’écrirez alors une fois par semaine à chacune de ces trois adresses. J’aurai ainsi une lettre tous les deux jours sans aucun concours d’Affaires Etrangères, ni de personne autre.
Soyez bien polie (voilà une drôle de recommandation) pour le gros Monsieur du matin. C’est un excellent homme, très bien placé dans le bureau des finances, et qui ne pense qu’à mettre agréable.
 
Adieu, adieu. Ici encore je vous défie. Mais pas malade. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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327. Londres, Samedi 21 mars 1840
9 heures

Je ne comptais pas vous écrire aujourd’hui. Mais je pense que je ne pourrai pas demain. C’est Dimanche. Vous seriez deux jours sans lettre. Je ne veux pas. Je n’ai eu hier au soir qu’un rout, la vieille comtesse Douairière de Clare. Tous Torys. J’ai causé assez longtemps avec le Duc de Cambridge, le plus questionneur des Princes et qui questionne en criant comme sur la place publique. Ce n’était pas très nombreux. On me dit que la mode de la foule passe un peu, et qu’on aime mieux multiplier les routs en les divisant. Je ne sais si ce sera un gain. Il fesait tout à l’heure, quand on a ouvert mes volets, un très beau soleil, le premier soleil qui soit parvenu à descendre jusque dans ma chambre. Le voilà déjà noyé dans le brouillard Pourtant si vous étiez ici, il y serait plus brillant que dans la rue de Rivoli. J’irai faire aujourd’hui deux visites après déjeuner, à pied, Lord Charendon et Dedel. Le premier est resté quelques jours sans sortir à cause de la mort de Lord Morley. Je suis frappé du peu que sont ici les liens de famille. Pourtant les Anglais ont du cœur et du respect. Mais tout cela est peu abondant, peu expansif; et dès qu’il faut sortir d’un cercle très resserré, c’est l’égoïsme et le calcul qui prennent le dessus.

3 heures
J’ai eu bien raison de vouloir vous écrire aujourd’hui. J’en suis récompensé. Voilà un n°326 que je n’attendais que demain. Surprenez-moi souvent. Les détails que vous me donnez coïncident avec ce qui m’arrive de tous côtés. A travers les contradictions et les oscillations, il me paraît clair que les fonds secrets seront votés et que tous les tripotages depuis quinze jours auront été impuissants, donc mauvais pour quiconque y aura mis le doigt. Plus je vais, plus je suis sûr que j’ai bien fait de venir ici, bien fait d’y rester. A Paris, je n’étais pas le maître de la situation. C’était assez pour que la mienne fût fausse, car il fallait ou tout empêcher, ou tout accepter ; deux mauvais partis. Il me convient d’être quelque temps en dehors, convenablement en dehors. Cela me convient malgré l’humeur de Madame de Flahaut. Je la lui pardonne ; j’ai, bien sans malveillance pour elle, mais enfin, j’ai contribué à lui enlever, en aidant mon ami Baudrand à prévaloir, la situation qui lui plaisait. Il est naturel qu’elle m’en veuille. Mais, par exemple je compte bien qu’au mois de juin elle ne vous trouvera pas established in your pretty apartement. Ceci je ne lui pardonnerai pas. On est assez occupé ici de la motion prochaine de Sir James Graham (2 avril) sur les affaires de Chine. La guerre donne de l’humeur à quelques négociants, amis habituels du Cabinet. Ils la trouvent engagée légèrement, et craignent sa durée. Il y a quelques années, en 32 ou 33, lors du renouvellement de la Charte de la Compagnie des Indes, le Duc de Wellington s’inquiéta des relations de l’Angleterre avec la Chine, annonça à peu près ce qui vient d’arriver, et proposa, pour le prévenir, quelques amendements. Comme la Chambre était en Comité, ces amendements ne furent pas mentionnés sur ses registres; on ne se les rappelait pas bien. On vient d’en retrouver le texte dans un carton de la Chambre, et on les reproduira, dit-on, dans le débat des Communes. Les Torys me paraissent attacher quelque prix à cette circonstance. Ils parlent d’un échec possible pour le Cabinet. Mais les chefs sérieux, Lord Lyndhurst par exemple, me semblent convaincu, qu’il y a pour eux-mêmes, bien peu de chances. En général, le retour des Torys à la cour les a un peu calmés, du moins dans le langage de Salon. Il étaient désolés de leur exil. On prétend que la Marquise de Londonderry disait: Hang the Irish church if it holds me away from the Queen’s balls! Sir Robert Peel pourtant n’a pas encore été invité. On en parle beaucoup. Le Prince Albert, dit-on, a conseillé à la Reine de l’inviter. Et Lord Melbourne, qui était présent, a appuyé en ajoutant que Sir Robert était le chef d’un parti très puissant, et de plus un fort capable et fort galant homme avec qui il fallait que la Reine fût en de bons rapports. Je n’ai pas trouvé Lord Clarendon. Il était souffrant et dans son lit. J’ai vu Dedel qui me convient beaucoup. Il est bien préoccupé, et tout le monde est bien préoccupé du mariage
du Roi de Hollande. On le regarde comme infaillible. Et il y a des gens qui disent qu’il pourra lui coûter sa couronne. D’autres disent que Melle d’Outremont n’arrivera pas à Lahaye, qu’elle sera noyée sur la route. La colère du peuple hollandais est grande, et il a de vieux souvenirs d’émeutes mortelles.

4 heures ¾
J’ai été dérangé par deux visites, des Français qui ont besoin de l’Ambassade. Il faut que je finisse. Cette lettre-ci vous sera portée par un ancien valet de chambre à moi, aujourd’hui Mon homme d’affaires dans une maison qui m’appartient à Paris, très sûre. Je lui en adresserai quelques unes. Il s’appelle Simon Obry.
Adieu. Adieu. Je ne sais si j’aurai quelque chose demain. Je voudrais bien que la lettre d’aujourd’hui ne m’enlevât rien. Adieu

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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328. Londres, dimanche 22 mars 1840
10 heures

Je ne suis pas sorti hier soir. J’ai eu à dîner MM. de Bülow, Alava, Biörnstierna, Gersdorf et Münchausen. Ils ont joué au whist. Alava ne m’a quitté qu’après onze heures. Il a failli descendre à la cuisine pour faire à Louis son compliment. Il est très heureux depuis quelque tems. Son gouvernement devient quasi-tory et s’en trouve bien. Alava parle con gusto de toutes les lois qu’on va remanier. Un peu trop à mon avis. Du reste Rumigny et Aston s’entendront à merveille à Madrid ; ils ne se mettront point à la tête des factions opposées ; ils soutiendront ensemble le gouvernement de la Reine au lieu de tirer chacun à soi. J’oublie que l’Espagne ne vous intéresse pas du tout. Vous avez tort. Il y a là quelque chose qui commence. Mais vous n’aimez pas ce qui commence. Il vous faut du plein midi. Bülow m’a paru hier moins préoccupé de sa santé, moins nervous. Il causait volontiers. Il a beaucoup de goût pour son Prince royal. Il n’y a, dit-il, à Berlin de mouvement d’esprit et de conversation que chez lui. Je vous ai envoyé sur le champ les nouvelles du corps diplomatique. Vous les ,aviez peut-être déjà. Médem ira-t-il à Stuttgart ? J’en doute. N’a-t-il pas refusé Stockholm il y a un an ? S’il part, j’en suis fâché pour lui, et même un peu pour vous. Sa conversation vous plaisait assez.
Je vous consulte et bien à l’avance, sur une grave question. Je donnerai mon premier grand dîner le 1er mai. Autrefois, c’était un dîner français. Sébastiani a changé cela et en a fait un dîner du Corps Diplomatique, plus les principaux membres du Cabinet. On me propose ou de faire comme Sébastiani, ou de donner un dîner tout anglais, sauf les deux ou trois principaux du Corps Diplomatique et composé ainsi qu’il suit :
Le Cabinet tout entier... 14 les hommes seulement
Les lords Leveson à cause de son père Uxbridge  pour la Cour Albermarle Hill Pour l’armée Tankerville il y a toujours été Somerset Devonshire Pour le monde Sutherland Anglesey M Elllice Esterhazy Bülow Pour le Corps Diplomatique Alava de famille.
Il y aurait, dans ce nombre, plusieurs refus. On me propose, comme remplaçants Les Lords Carlisle, Breadalbane, Skrewsbury Dites-moi votre avis.
Le dîner tout anglais, ou à peu près, est peut-être plus utile. Mais il me semble que le dîner au Corps Diplomatique est plus convenable. Ne criera-t-on pas beaucoup si j’abandonne la tradition ? Puisque nous sommes à table, je poursuis. Voici deux autres dîners qui viendront à leur tour. Pesez-les bien. 1° Le dîner Tory
Les Cambridge…. 6 personnes, le fils, la fille, la dame d’honneur
Les lords Wellington 1 Peel 2 Lord et Lady Aberdeen 1 Lyndhurst 2 Lord et Lady Stanley 2 Lord et Lady Jersey 3 Sa fille pour la fille de la duchesse de Cambridge Witton 2 Cowley 2 Les lords Stuart de Rothsay 2 Londonderry 2 s’ils viennet tout sera fini Hertford 1 Howe 1 Et pour suppléants aux refus Les lords Douro 2 Aylesbury 2 Fitz Roy Somerset Sir Charles Bagot

3°) Le dîner de fantaisie, purement fashionable Les Sutherland 2 Palmerston 3 Clarendon 2 Tankerville 2 Aylesbury 2 Lichfield 2 Mahon 2 Anson 2 Douro 2 Leveson Douglas Foley Kisselef Cooper Et pour suppléants Chesterfield 2 Cadogan 2 Si le premier dîner était donné au Corps diplomatique, cela modifierait les deux autres. Je compte que vous serez ici avant le 3ème. Voilà de quoi méditer. Je n’ai pas fini Bourqueney m’apporte son projet pour le 1er dîner, en remplacement de celui qui précède. Il ne prend dans son cabinet que les Lords Melbourne-Landsdowne-Clarendon-Normansby-Palmerston-John Russell-Minto et Holland. Plus quinze ministres étrangers. Plus les Ducs  de Somerset et Sutherland et Lord Uxbridge. Il me semble que pour le 1er mai, ceci serait plus correct. C’est bien je crois la première fois qu’on fait passer la mer à des listes d’invitation à dîner. Faut-il que je vous envoie aussi le menu ?

5 heures
Je n’ai rien ce matin. Mais au fait, je ne peux rien avoir. Quand même quelque chose serait arrivé pour moi dans Londres on ne le distribuerait que demain. J’ai passé ma matinée à écrire toutes sortes de lettres insignifiantes. Hummelauer m’a pris une heure. Je crois que ma conversation lui plait. Il a beaucoup plus d’esprit que Neumann qui ressemble à un père noble de comédie. d’Haubersaert m’a écrit comme vous : « Le résultat du vote sur les fonds secrets n’est plus douteux pour personne. «  Il me dit qu’on écrit d’ici beaucoup de bien de moi à Lady Sandwich. J’ai après-demain, à l’Athénaeum, un dîner où il faudra un speech, me dit-on, mais un speech en français. Je fais, pour comprendre l’anglais, des progrès considérables. Je triomphe dans le duo. Je suffis au trio ou au quatuor, et même les morceaux d’ensemble m’effrayent peu. Mais j’ai en idée que pour parler, je ne saisirai jamais l’accent. Vous savez que je dîne aujourd’hui chez Lady Palmerston, en petit comité. Je finirai ma soirée Chez Lady Jersey. Elle a de drôle d’artifices. Elle m’a dit l’autre jour, devant plusieurs personnes, qu’elle était désolée de m’avoir manqué le matin, qu’elle ne rentrait ordinairement qu’à 5 heures. Je n’y étais pas allé. J’irai un jour à 5 heures. Lundi, 9 heures Lord et Lady Holland, Lord Normanby, Lord John Russel, M. Macaulay, M. Allen, M. et Mme Stanley, voilà le dîner. Assez languissant. Toujours la Chine. Lady Holland lit beaucoup sur la Chine. L’amirauté vient d’en publier une carte. On aura, au mois de novembre prochain des nouvelles de ce qui s’y passera d’après ce qu’on a décidé ces jours ci. Après le dîner, pour nous délasser de la Chine, j’ai expliqué l’Algérie. Il m’a paru qu’Abel-Kader était un peu moins ennuyeux que l’Empereur de Pékin. Je suis sorti à 11 heures un quart. Lady Jersey n’était pas chez elle. J’étais dans mon lit à minuit. Lord Lyndhurst est très malade, d’un inflammation de poitrine devenue presque générale. Il était mieux avant-hier, mais hier, il est retombé. Savez-vous qu’il a 70 ans ? Lady Holland m’a invité à dîner pour Mercredi. J’étais engagé. Pour dimanche. J’étais engagé. Je crois qu’il faudra attendre leur retour à Kensington. Ils iront bientôt.
Lord Holland en meurt d’envie. Il n’a point de chambre ici. Il fait sa toilette dans la salle à manger. Et pas un coin pour mettre des livres, des papiers. Il a tout son bagage dans un petit coffre qu’il transporte dans la salle à manger, dans le salon, partout avec lui. Lady Holland tient absolument à cette petite maison. Lady Cecilia Underwood va donc devenir Duchesse de Sussex. L’attaque du Morning Post est bien violente. Le Morning Chronicle, ce matin, annonce que le Cabinet est résolu d’approuver la déclaration du mariage et de demander les 6000 Livres. Je n’en ai encore entendu parler que par des ennemis. Que signifie ce procès de Lady Bulwer où le pauvre Bulwer est ramené sur la scène ? Il me semble qu’il avait raison de la craindre à Paris. Comment va-t-il ? Donnez-moi de ses nouvelles.

Une heure
Je viens d’envoyer chercher le 327. Je suis charmé que vous n’ayez plus besoin de Verity. Mais faites le toujours venir à la moindre envie. C’est un peu de repos et surtout un peu de distraction pour votre imagination. Je pense beaucoup à tout ce que vous me mandez, vous et Génie. Personne ne peut savoir ce qui peut commencer là. Mais je n’aime pas les paroles inutiles, je dis comme vous : Nous verrons. En attendant, pensez-y bien de votre côté, je vous prie. Un moment peut venir où tout notre esprit ne sera pas de trop.

2 heures
Rothschild sort de chez moi et ne m’a rien appris. Il voulait savoir quelque chose, mais je suis bien sûr que je ne lui ai rien appris non plus. Certainement j’aurais été charmé qu’il me dit que vous aviez dîné chez lui ces jours derniers. Comment ce pauvre Bulwer, avec son genou, est-il en état de se battre avec Berryer ? Le cartel m’avait échappé ce matin en lisant les journaux. C’est Bourqueney que me l’a fait remarquer. Adieu. Je vais faire des visites. Je dîne aujourd’hui au Raleigh Club. Que de dîners je donnerais pour un autre ! C’était charmant. Adieu encore. Madame la Princesse de Lieven St Florentin 2 Paris Voici des nouvelles que j’ai tout  juste le temps d’ajouter. M. de Brünnow a reçu ce matin ses lettres de Ministre extraordinaire à Londres. Il n’en ira pas moins à Darmstadt. M. de Kisselef est nommé à Paris, à la place de Médem qu’on envoie à Stuttgart. Le gendre de M. de Nesselrode, M. Miloradowisch vient à Londres à la place de Kisselef. 5 heures 1/4

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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329. Londres, mardi 24 mars 1840

Je vous ai écrit hier. mais toutes mes lettres de ce matin confirment ce que m’annonçaient celles d’hier. La chute du Cabinet devient probable. Il faut que nous causions à fond. S’il se forme un Cabinet Soult Molé où soient MM. Duchâtel Villemain Gassy et Dufaure, voici les raisons de rester.
1. C’est le parti conservateur qui l’importe, et j’en suis. Je n’ai consenti a rester avec le Cabinet Thiers qu’en faisant mes réserves contre toute dérivation effective vers la gauche et en stipulant formellement : "Point de reforme électorale, point de dissolution" ce qu’on m’a promis.
2. J’aurai dans ce cabinet plus d’amis particuliers que dans celui de Thiers, et les mêmes amis pour le compte desquels je suis venu à Londres.
3. C’est quelque chose de très grave que de me séparer du Roi au moment même, où il remporte la victoire sur Thiers. Si je reste, je reste avec le Roi, le parti conservateur et la majorité de mes amis. Si je me retire, je me sépare, en apparence du Roi du parti conservateur et de la majorité de mes amis pour me trouver seul entre les deux camps car je ne serai jamais de l’autre.
Voici les raisons de me retirer.
1. Mes relations personnelles avec M. Mole. Elles ne sont pas changées. J’ai été dans des relations analogues avec Thiers ; mais la coalition nous a rapproches ; nous avons sans nous confondre parlé et agi en commun. J’ai pu sans le moindre sacrifice de dignité personnelle rester Ambassadeur de son cabinet. Avec M. Molé ma situation est tout autre. Rien ne nous a rapprochés. Nous sommes au lendemain de la coalition.
2. La politique générale de M. Molé au dehors. Elle est plus faible, plus vacillante qu’il ne me convient. Les formes sont dignes ; le fond ne l’est pas. La gravité couvre mal la légèreté. De plus il est particulièrement désagréable et suspect à ce gouvernement-ci. Son avènement, causera, entre les deux Cabinets de la froideur, et pour l’ambassadeur de France, une mauvaise situation générale J’userai ma faveur personnelle à compenser sa défaveur.
3. Le mal éclatera surtout dans l’affaire d’Orient. En soi, il est difficile d’amener le Cabinet, Anglais à l’arrangement qui nous convient. La difficulté croîtra sera peut-être insurmontable. si je ne la surmonte pas, en rejettera sur moi la responsabilité du mauvais succès. M. Molé  excelle dans cette manœuvre. Je serai resté, pour ne pas réussir avec le Cabinet dont la présence m’aura empêché de réussir. Voilà bien je crois, les deux faces de la question. Voyons maintenant, si je me retire dans quelle situation je me trouverai ce que je ferai et qu’il sera l’avenir probable. Je me retirerai en disant, très haut que je me retire à cause :
1. de mes relations personnelles avec M. Molé
2. de la faiblesse de sa politique extérieure,
3. de sa mauvaise position avec le Cabinet, britannique de qui on me demande d’obtenir beaucoup d’obtenir ce qu’il ne fera pas pour M. Molé Le Roi le parti conservateur et mes amis ministres, m’en voudront beaucoup de ce langage ; il n’y a pas moyen d’en tenir un autre.
Arrivé à Paris, rentré dans la Chambre loin de combattre, le Ministère, je l’appuierai dans toutes les affaires intérieures. Je soutiendrai la lutte contre la gauche, qui deviendra très vive. Je la soutiendrai avec grand avantage a cause de ma position indépendante et digne. J’y apporterai toute l’impartialité qui me conviendra. Thiers et la gauche, qui m’auront loue beaucoup de ma retraite me ménageront toujours. Sur les affaires extérieures, je parlerai peu ; à moins que la paix générale, et ma politique personnelle Vis à vis de ce pays-ci ne soient en jeu. Je parlerais alors avec beaucoup d’autorité. Dans cette hypothèse ma mauvaise chance, c’est de demeurer déclassé, isolé en dehors de mon vrai. parti séparé de mes deux points d’appui naturel la couronne et les conservateurs. Ma bonne chance c’est de reprendre peu à peu le Gouvernement du parti conservateur, en le soutenant dans la lutte où il va être engagé, sans répondre des fautes qu’il a faites ni de celles qu’il fera. Il y a beaucoup de mal au début, dans cette situation. Il y a beaucoup d’avenir. En restant, j’échappe aux difficultés du premier moment. Je m’en prépare, dans l’avenir de plus graves peut-être, et sans gagner de la force pour les surmonter. En restant, je reste étranger comme je le suis depuis un mois aux manœuvres aux oscillations ou s’usent, si vite ceux qui y entrent. Je reste en dehors d’une pauvre chambre et d’un pauvre gouvernement.
Si j’ai ici des succès les succès seront pour moi seul. J’agis prudemment. Et pour parler en anglais, je cargue les voiles et je reste en panne, en attendant qu’un bon vent revienne En me retirant, j’agis avec éclat. J’entre par mon propre choix dans une situation, très difficile très périlleuse, qui peut avoir de la grandeur. Je pourrais tout résumer en deux noms propres. Me retirer avec M. Thiers. Rester avec M. Molé. Lequel des deux bassins contient le moins inconvénients. Pensez-y bien, je vous prie. Causez-en avec Génie qui vous dira les petites choses. Il vous mettra au courant de ce que je ne puis bien savoir. L’état d’esprit de mes amis ascendants et de mes amis descendants. Adieu. Je ne vous parle pas d’autre chose aujourd’hui. Ceci peut devenir, très grave. J’en suis frappé Que ne donnerais-je pas pour une matinée avec vous! Peut-être vaut-il mieux que j’aie mon parti à prendre ici hors du brouhaha seul entre vous et moi, car vous me direz tout. Je n’écris sur ce sujet absolument à personne. Je ne m’engage avec personne. Je garde toute ma liberté. Adieu, adieu. A demain.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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330. Londres, Mercredi 25 mars 1840, 866
9 heures

Le 328 m’est arrivé tard hier. Mon homme avait été le matin hors de Londres. Il n’y a pas moyen d’éviter ces petits ennuis là. Je dis petit, par acte de raison. Je le dis plus facilement aujourd’hui. Ce 325 m’a été si doux ! Les œuvres de surérogation sont toujours charmantes. On me l’a apporté en venant me chercher au club de l’Athénoeun où l’on m’avait donné à dîner ; Lord Landsdowne, Aberdeen, Northampton, Mahon, Montègle, Sir Francis Palgrave MM. Milmes, Holland, Hallam, Milman &etc un diner agréable et assez bon en dédommagement de celui du Raleigh Club vrai dîner Anglais, plus ardent que le charbon le plus ardent. Vous ai je dit que j’avais fait là mon début de speech, en Anglais, à la grande joie de mes auditeurs ? Joie morale plus que littéraire, je pense. Mais n’importe ; ni embarras, ni prétention ; n’est ce pas ce qu’il faut ?
Sur la proposition du Chairman appuyée par Lord Prudhor on m’a élu membre honoraire du Raleigh Club, the only Honorary member in the wortd, m’a-t-on dit. De là on m’a mené, à la Royal geographical society, nombreux meeting où nous avons été en exhibition, moi et trois sauvages des bords de l’Orénoque, tatoués et emplumés comme je ne le serai jamais. Pourtant et sans vanité, j’excitais plus de curiosité qu’eux.
Est-ce que je ne vous ai pas déjà conté tout cela ? Non. Je ne vous ai écrit hier qu’une lettre d’affaires. A propos, encore une plainte sur votre façon de procèder par voie d’insimuation et de réticence. Vous me dîtes : " Ce que je ne dis pas, c’est mes commentaires, mes spéculations ; mon opinion n’est guère comptée ; je n’entends rien sans doute aux situations. Je ne m’en mélerai pas."
Il faut bien s’il vous plaît, que vous vous en méliez. Je dis comme Alceste. Pouvez-vous imaginer que votre opinion n’est pas pour moi, la première des opinions, que je n’ai pas besoin de la savoir que j’arrêterai la mienne sans connaître la vôtre? Je vous ai écrit hier avant d’avoir lu toutes vos belles déclarations de réserve. Je ne vous ai pas écrit plutôt parce qu’on s’use l’esprit selon moi, à questionner et à s’épandre longtemps d’avance. Il faut faire ses idées au moment de l’action. Je veux les vôtres toutes les vôtres, autant qu’on peut avoir tout de loin. Je vous ai envoyé hier mon résumé, intérieur sur la situation. J’attends vos spéculations et vos commentaires.

Une heure
J’ai bien raison de vous reprocher vos façons indirectes. Encore : " Je me garderai bien de vous rien dire pour mon compte; vous n’avez pas besoin de mon opinion."
J’ai besoin, absolument besoin de votre opinion. En vous la demandant hier, j’ai calculé que je l’aurai samedi, sachez donc une fois pour toutes, je vous en prie, à quel point j’ai confiance en vous, toutes les confiances.
A cela près, le 329 vaut le 328. Oui, quatre fois par semaine, sans compter le luxe. Je vous écrirai aussi les lundi, mercredi, jeudi et samedi. Nos moyens sont bons. Vous avez raison de supprimer le Secrétaire. Vous pouvez aussi supprimer une enveloppe celle qui porte mon nom, et mettre à la place sur un coin de l’adresse à M. Herbet, la lettre G. Il n’ouvrira jamais une lettre semblable et me la remettra sur le champ. Je viens de voir Rothschild qui m’apportait des nouvelles, moins contraires au Cabinet. Il avait des chiffres aussi ; 200 contre Thiers 225 pour. Je suis las de chercher à voir dans cette nuit. J’attends. Je suppose que vous aurez été à la chambre. Duchâtel a bien raison de dire qu’en partant, j’ignorais le Cabinet. Je suis arrivé ici le 27 février. Voici ce que m’écrivait M. de Rémusat le 29. " Je prends un grand parti le plus grand parti politique que j’aurai sans doute à prendre de ma vie ; et ce qui est cruel, je le prends sans votre aveu...Tout cela est encore hypothétique ; je doute de la réalisation ; hier, je n’y croyais plus du tout ; aujourd’hui, il y a plus de probabilité et je vous écris. "
Si on vous en parle encore, ne répondez qu’autant que vous le jugerez convenable ; mais sachez bien le fait ; et au besoin temoignez que vous le croyez tel.

Jeudi, 9 heures
J’ai dîné hier avec du pur Torysme, Lord et Lady Cowley, Lord et Lady Jersey, Lord et Lady Haddington, Lord Aberdeen, Lord Elliot. Chez Lady Mary Ross fille de la marquise de Cornwallis. M. Ross est un des plus vrais Anglais que j’aie encore rencontré, franc, cordial et obstiné dans pas beaucoup d’idées.
En sortant de là, j’ai été à l’ancien concert où était la Reine, et où Lord Burghersh m’avait instamment prié de venir. Les morceaux étaient très bien choisis, Hayden, Guglielmi, Paesiello- mais l’exécution est un tour de force de Lord Burghersh, et sent le tour de force. L’orchestre est une machine exacte et insensible, qui ne fait point de faute et ne prend point de plaisir à ce qu’elle fait. Le beau quatuor de la Nina, Senza il caro Mio tesoro, l’admirable création de Hayden, le chœur final, tout cela a passé avec un vacarme correct et glacial. Et les auditeurs semblaient prendre, pour s’y plaire une peine qui leur réussissait médiocrement.
Voilà votre petit mot en sortant de la Chambre. Merci Merci. Je reçois deux autres lettres qui s’accordent tout à fait avec votre impression. Je désire cette issue là sans en espérer un bien bel avenir. Mais je ne crois pas le moment bon pour rentrer dans le chaos. Je suppose qu’on aura voté hier et que j’aurai un courrier ce soir vers minuit. Je me donne le plaisir de vous envoyer copie d’une lettre écrite d’ici à Fagel (vous devinerez bien par qui) et qui me revient de Paris. Bien pour vous seule. Pour votre plaisir comme pour le mien.

Une heure
Je rentre. J’ai déjeuné chez Sir Robert Inglis. Je n’ai point vu de conservateur plus ardent, et plus tolérant. J’y ai trouvé Lord John Russell, dont il m’a dit toute sorte de bien. Le vieux Rogers l’appelle, our little giant. Il a certainement fort grandi, et il étonne tout le monde par sa facilité et son infatigable énergie. L’évêque de Londres aussi, qui passe pour le plus capable des évêques et chez qui je dinerai le 11 avril. Je dîne aujourdhui chez Lady Jersey. N’êtes, vous pas lasse de dîner ainsi toujours et partout. Moi, je ne le serais pas et jamais et de rien si vous en étiez. J’ai été interrompu par M. Easthope, le propriétaire du Morning Chronicle et membre pour le Berkshire, puritain politique, qui à 25 000 Louis de rente fort estimé et fort compté. Il a en France une affaire pour laquelle je lui rendrai quelques bons offices.
Adieu. Il faut que j’aille faire quelques visites et puis un moment au Traveller. Je passerai chez Lady Palmerston. Adieu. Adieu. Je recommence comme si c’était vrai. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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331. Londres Vendredi 27 mars 1840
8 heures et demie

Je me lève de bonne heure. Je me suis couché de bonne heure hier, quoique j’aie dîné chez Lady Jersey où l’on dîne plus tard que partout ailleurs. J’en suis sorti à 10 heures trois quarts, et j’ai été passer un quart d’heure chez Lady Landsdowne. J’étais rentré à 11 heures et demie Lady Jersey a vraiment trop peu d’esprit pour tant d’activite et de paroles. Elle me lasse sans m’animer. J’ai revu hier chez elle la petite Lady Alice Peel toujours aussi vive et aussi bizarre, dans son parfait naturel. Elle était enfermée dans une petite robe de soie bariolée sans rien sur son cou, rien dans ses cheveux, pas le plus petit ornement, non absolument qu’elle et sa robe. Cela lui allait bien.
Nous avions là Lord Ellenborough qui me convient assez, quoiqu’il ne dise pas un mot de français. Il a l’air d’un esprit exact et sérieux. Peel en fait grand cas. J’aurais voulu aller hier à la Chambre des communes entendre Lord Stanley et
Lord John Russell. Mais il n’y a pas eu moyen. Vraiment la vie n’est pas bien arrangée ici. On laisse beaucoup d’espace vide dans la journée pour tout entasser le soir affaires et plaisirs. On entend très bien le confort matériel ; mais le confort intellectuel, pas du tout.
J’attends mes lettres ce matin avec un redoublement d’impatience J’aurais pu avoir un courrier hier soir. Mais ou le débat n’a pas fini mercredi, ou l’on ne m’a rien envoyé.Lady Palmerston me disait hier matin que je n’avais pas l’air agité du tout. Je lui ai dit que je l’étais très rarement, si peu de choses en valent la peine. Elle m’a exprimé une bien vive rancune contre M. de Talleyrand si cajoleur d’abord, et longtemps avec Lord Palmerston, puis si méchant, et très activement. Voulez-vous que je vous dise au vrai où nous en sommes Lady Palmerston et moi? Nous nous plaisons en nous observant.
Les journaux m’arrivent et je vois que le Cabinet a été battu hier ou plutôt cette nuit, dans la Chambre des communes à 16 voix de majorité. Cela me paraît un gros echec. On comptait sur 14 voix dans l’autre sens. Quand j’aurai vu du monde je vous dirai l’impression.
4 heures
L’impression est que ce n’est rien comme tout aujourd’hui. les amis du Cabinet ont été plus insouciants que l’opposition. Beaucoup se sont absentés, ne mettant pas d’importance et ne doutant pas; par exemple Lord Charles Russell, le frère de Lord John, qui s’en est allé à la chasse. Ils auraient dû venir. Lord John aurait dû parler, mais c’est sans conséquence. L’opposition elle-même n’essayera pas de profiter sérieusement de son succès ; elle s’y pavanera sans le pousser plus loin. Elle sait très bien que si elle voulait poursuivre l’adoption définitive du bill de Lord Stanley, elle ne l’obtiendrait pas. Les choses en resteront donc là. C’est une contrariété, point un danger.
Voilà ce qu’on dit et ce qui me paraît vrai. De Paris, je ne sais rien de Mercredi passé 2 heures. Quatre personnes, vous comprise, m’ont écrit en allant à la Chambre. Aucune n’en est sortie assez tôt pour m’en donner des nouvelles. Je vois que MM. de Rémusat, Berryer Thiers ont parlé !
On aura recommencé hier. J’attends donc toujours. La situation restera bien grave et bien vive, même si le cabinet obtient ses fonds secrets et subsiste.
Mais pourquoi n’aviez-vous pas mercredi à 1 heure, ma lettre de lundi ? La même chose est arrivée à ma mère. Le courrier était donc en retard. Il a fait ici un temps affreux mardi et mercredi. La traversée a pu s’en ressentir. On me dit aussi que la malle estafille de Calais à Paris casse quelque fois, tant elle est légère et va vite. Elle met 18 heures.
Je suis charmé que vous alliez voir ma mère.  Elle ma dit votre troisième visite avec plaisir. Vous avez mille fois raison de trouver bien peu spirituel et bien peu digne de refuser la justice à un rival. J’espère bien que je ne suis pas ainsi. J’en serais honteux. Laissez-moi vous faire toucher au fin fond de mon cœur. Il est aisé d’être juste envers un rival qui mérite ce nom et qu’on accepte comme tel. Le difficile c’est de l’être envers un rival prétendu que le public vous donne et qu’on n’accepte pas. Je n’ai jamais eu un moment d’injustice envers M. Thiers. Quelques uns peut-être envers M. Molé. Au besoin, avertissez-moi. Ellice partira pour Paris, du 10 au 12 avril.
Vous répondez très peu exactement. Vous ne m’avez pas dit que le retard de l’arrivee de votre nièce ne retarderait pas votre départ. Vous voyez que je n’admets pas le doute. Mais je tiens à votre réponse. Je me suppose toujours ici. Autrement, je dirai autre chose.
Samedi, 10 heures
Voilà la question résolue résolue, comme il me convient et je crois, comme il convient. Je l’ai appris hier soir en rentrant de chez Lady Holland, par un soin très obligeant de l’éditeur à moi inconnu du Morning Herald qui venait de recevoir un exprès de Paris. Mon courrier n’est arrivé que ce matin à 7 heures Il a été retardé à Calais. La mer était très grosse. Il a mis cinq heures à passer. Les express des
journaux sont venus par Boulogne. Je suis bien aise de la grosse majorité. Cela repousse beaucoup moins le gouvernement à gauche. Thiers m’écrit:
« Nous voilà établis. Mais nos soucis commencent. Jaubert et Rémusat se sont couverts d’honneur »
J’ai d’autres lettres aussi de Duchâtel et autres ; mais toutes avant le vote. Les 221 n’ont pas été aussi compacts qu’on s’y attendait espérance ou crainte. Je ne suis pas fâché que le parti conservateur se soit cru obligé de recourir à mon nom. Quelque soit l’avenir ceci est un gros échec pour M. Molé et les ultra-conservateurs.
Voilà, le 331, et je vais droit à ce qui m’intéresse le plus. Soyez sûre que ce n’est pas une phrase générale que vous écrit la Duchesse de Sutherland. C’est à Stafford house qu’elle vous attend. Je n’ai rien dit et elle ne m’a rien dit de précis à ce sujet. Mais deux fois ses paroles le tour de sa conversation ont implique très clairement que vous viendriez chez elle, que vous seriez chez elle. Ce qu’elle vous mande confirme tout à fait mon impression. Répondez-lui en conséquence. Elle est pour moi d’une gracieuseté inépuisable. Elle m’a écrit hier pour me demander quel jour je voulais dîner chez elle d’ici au 15 avril. Un célèbre docteur de Cambridge, lui a demandé de le faire dîner avec moi, et veut venir à Londres, à jour fixe, car il ne vient que pour cela. Comme elle avait signé Sutherland tout court en me disant Mon cher Ambassadeur, j’ai cru que le billet était de son mari, et j’ai répondu Mon cher Duc & elle me récrit ce matin: « C’est moi, mon cher ambassadeur, qui vous ai écrit Henriette Sutherland. Je viens de lui répondre en lui demandant pardon de ma familiarité ; mais je la prie de garder l’amitié en y ajoutant le respect. Elle me demande un second dîner en famille, pour Mardi prochain, en attendant le Docteur Arnold qui viendra le 10 avril. J’irai. Je veux que mes habitudes soient prises à Stafford House.
Le vote m’enlèvera probablement votre réponse à mon 329. Je la regretterai. Je désirais savoir bien à fond tout votre cœur dans cette circonstance. Au fait, dites-le moi toujours. La crise est passéé mais la situation reste grave, et j’aurai bien des choses et bien des personnes à ménager, pour un avenir dont on ne peut mesurer la distance. Ici le résultat fait grand plaisir. On tient beaucoup à nous, tous les jours plus si je ne m’abuse. Ne croyez pas beaucoup de votre côté à l’impression des paroles de Berryer. Il y a chez nous de vieilles humeurs, des intérêts froissés ; mais au fond, on sent que la surété est ici, & que l’amitié même un peu onéreuse, vaut mieux que la malveillance cachée même tolérante.
Vous l’avez voulu. Mon rôle ici peut être difficile, jamais embarrassant, ni pendant, ni après.
4 heures
Je rentre après quelques visites. Je viens d’écrire quelques mots à Thiers. Je fais répartir ce soir mon courrier. On est très frappé ici de la majorité. On comptera avec nous. Quel déplaisir que l’espace et la mer ! J’aurais des milliers de choses à vous dire. Je dîne aujourd’hui chez Lord Normanby. J’ai vu sa hemme hier au soir pour la première fois, chez Lady Holland. Elle arrivait de la campagne. J’ai trouvé là aussi Lady William Russell avec qui j’ai un peu plus causé. Je persiste. Il n’y a pas assez de mouvement dans cet esprit si plein. Je viens d’être dérangé par le Ministre de Saxe. Je soigne la petite diplomatie selon votre précepte et il me semble qu’elle s’en aperçoit. J’en ai eu six hier à dîner, entr’autre, M. de Neumann et M. Kisselef qui ont trouvé le dîner excellent.
Neumann avait l’air heureux et recueilli. Il mange avec autorite. Vous ai-je dit que décidément M. de Brünnow n’irait pas à Darvonstadt? Du moins on me l’assuré. Mais les Russes ont l’amour pour du mystère.
Adieu. à lundi. Ne manguez pas de me répondre sur juin. Commencez à fixer quelque date précise. C’est un grand plaisir de marcher vers un point lumineux. Adieu Adieu. Jamais assez.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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332. Londres, Dimanche 29 mars 1840
9 heures

L’effet de cette grosse majorité est considérable ici, et me servira, j’espère. J’avais hier Lord John Russel chez Lord Normanby. J’ai vu le soir lord Landsdowne et M. Macaulay. Ils sont disposés à compter avec nous. Ellice est charmé. Il partira décidément le vendredi 10 avril. Il est bien heureux. J’ai causé hier soir avec le revérend M Sidney Smith, qui a réellement beaucoup d’esprit. Mais tout le monde s’y attend, tout le monde vous en avertit. C’est son état d’avoir de l’esprit comme c’est l’état de Lady Seymour d’être belle. On demande de l’esprit à M. Sidney Smith, comme une voiture à un sellier. Rien ici ne va facilement librement, sans attente, ni dessein. Tout est classé, arrangé, convenu. On fait bien d’avoir de la liberté politique, car on n’en a pas d’autre.
La Duchesse de Sutherland dinait chez Lord Normanby. Je confirme mon dire d’hier. Elle compte évidemment sur vous, chez elle. Elle s’informe de la date de votre arrivée. Après le Parlement au mois d’Aout, ils ont le projet d’aller en Ecosse où ils n’ont pas été depuis longtemps.
Lord Grey est arrivé avant-hier, très bien portant et très grognon, me dit-on. Il paraît qu’il fait comme M. Royer-Collard; il perd ses illusion de vieillesse. Ces deux hommes là ont bien mal entendu leur position avec un peu de bienveillance, ils auraient pu avoir beaucoup d’influence. Ils aiment mieux avoir de l’humeur et déplaire. Je suis pourtant curieux de Lord Grey, et je veux être bien avec lui.

3 heures
Je viens de faire à pied le tour complet de Regents Park. J’ai marché une heure et demie. Ce doit être ravissant en été. Par malheur, je n’étais pas seul. Bourquenoy et mes deux attachés, m’ont accompagné. J’aime à me promener seul quand je ne suis pas deux. J’aime à penser en marchant, à me souvenir à prévoir. Ma mémoire et ma prévoyance vont au même but. Voilà encore une épreuve. Je me plais ici, et j’y réussis, pour mon compte du moins. Tout ce que j’ai de curiosité & d’amour propre mondain est satisfait. Je ne suis insensible à aucun des plaisirs de ma situation. Décidément ce sont de petits, de bien petits plaisirs, des plaisirs qui ne vont pas au delà, de l’épiderme dont rien ne reste passé le moment de leur présence. Je suis là dessous, mon âme qui languit et se plaint du vide ; elle a faim et soif; tout cela ne la nourrit pas.
De tendres soins, donnés ou reçus, des regards d’affection des paroles de confiance, voilà ce qui fait vivre ce qui remplit et épanauit le cœur. Hors de cela, rien ne suffit. J’ai ressenti cette impression dans le tumulte des plus grands évènements et des plus grandes affaires. J’aime beaucoup cela beaucoup. Cela même ne va pas au fond. Un vide immense reste. Salomon a eu tort de dire : Vanité des vanités, tout est vanité ! Le pouvoir, le monde, les succès d’ambition, d’amour propre tout cela est quelque chose; je l’accepte et j’en jouis volontiers. C’est du luxe, beau luxe pour une âme d’ailleurs satisfaite, mais qui ne serait pour moi que misère, si j’étais réduit à m’en contenté. Deux ou trois jolis cottages que j’ai entrevus au delà de Regents Park au pied des coteaux de Primrose, m’ont fait venir tout ceci sur les lèvres, et je vous le dis comme je me le suis dit
à moi-même tout le long de ma promenade.  C’était à vous aussi que je le disais en marchant.

6 heures
Lord Clarendon et M. Croker m’ont interrompu. Ils sont arrivés successivement. Ils ne s’étaient pas vus depuis le bill de réforme. Croker a beaucoup d’esprit; mais c’est un maniaque. Il voit l’Angleterre en République. La révolution francaise a donné a des hommes fort distingués un coup de marteau dont ils ne se sont jamais remis. La santé dans cette société-ci est bien plus forte que la maladie. Plus j’y regarde, plus je me rassure. Croker n’a plus qu’un pied à terre à Kensington. Il habite à cing lieues de Londres, près de Hamptoncourt dans une chaumière qu’il a arrangée, dit-il, pour lui et ses livres. Il m’a fait promettre pourtant d’aller diner chez lui dans la belle saison. Outre qu’il a de l’esprit c’est un esprit varié et cultivé. Vous savez que je suis sensible à cela, et ici encore plus.
Vous avez décidément raison. Lord Clanden, est tout-à-fait aimable. Nous sommes très bien ensemble.

Lundi, 9 heures et demie
Non, il n’est pas permis de condamner un homme de sens à un pareil ennui. J’ai dîné hier à côté de Mad. Lionel Rothschild, fort jolie, mais parfaitement et bavardement bête. Je ne sais pas si je l’amusais, mais elle s’est crue obligée de m’amuser et deux heures de ce plaisir la c’est trop. Lord et Lady Albermarle, Lord et Lady Landsdowne Ellice et des Rothichild de tout pays et de tout âge. Il y en avait un qui se marie aujourd’hui et qui dans le transport de sa joie m’a paru en train de s’enivrer tout le long du dîner.
J’ai fini chez Lady Holland, avec Lord et Lady Palmerston et Lord John Russell. Plus Lady Acton. Il y a un petit complot pour lui faire épouser, Lord Alvanley. Elle ne veut pas. On dit qu’il ne peut plus revenir en Angleterre, tant ses affaires sont en mauvais état, et que lorsqu’il aura assez du Pacha d’Egypte, il s’établira à Paris. Avant-hier chez Lord Normanby, j’ai fait connaissance, avec Lord Chesterfield la fleur des dandys fashionable. Fleur sans grâce ni parfum. Décidément la frivolité ne va pas aux Anglais. L’esprit même qu’ils y apportent est raide, affecté, tiré par les cheveux. Il faut à ce rôle une souplesse, une vivacité de corps et d’esprit, qui leur manquent tout à fait, et quand ils les cherchent, on voit l’effort bien plus que le succès. On dit
que les affaires de Lord Chesterfield aussi sont mauvaises et qu’il reste peu de chose des 35000 louis de rente avec lesquels il est entré dans le monde. Pourtant les Whigs le soignent et espérent un peu le ramener à eux ! Il a été choqué que Sir Robert Peel ne lui ait rien offert dans sa dernière négociation. Tout ce que je vous dis là ne signifie pas grand chose; mais je sais que d’ici tout vous intéresse.

2 heures
Le 332 m’est arrivé pendant ma toilette. Je le parcours vite ; puis, je le pose là, à côté de moi, jusqu’à ce que j’aie fini, et je le regarde souvent. Je n’avais guère besoin que vous me disiez votre opinion en cas d’un Ministère Soult Molé. Vous avez bien vu qu’elle était la mienne. Mais je veux vous dire que je n’ai pas dit du tout ce qu’on vous a répèté : " Avec Molé jamais. " J’en suis parfaitement sûr. J’ai écouté toutes mes paroles à cet égard. Voilà la seconde ou la trosième preuve d’un petit travail arrangé en ce sens pour me lier à Paris par mes propos à Londres. Peu m’importe du reste. Quand l’occasion viendra, personne ne me lira que moi-même.
Votre plaisir de mon succès ici fait bien plus de la moitié du mien. Soyez tranquille ; je ne me sens pas la moindre disposition à en dévenir arrogant. Je vous dirai, à cette occasion, une chose très arrogante. Deux situations me conviennent et me mettent ou plutôt me laissent dans mon état moral simple et naturel, la très bonne ou la très mauvenie fortune, la grandeur ou l’adversité. Je m’y sens parfaitement à l’aise. Ce sont les situations mitoyennes et douteuses qui me déplaisent et me gênent quelques fois dans mon allure.

3 heures
Vous ne devineriez pas qui m’a interrompu. Le master of the household de la Reine, M. Charles Murray, qui venait de sa part me demander la permission de s’aboucher avec mon cuisinier pour qu’il lui fit venir de France un bon patissier. Je les ai abouchés en effet, et le patissier viendra. Je suis bien aise que vous ayez causé avec Thiers et de ce qu’il vous a dit. Il n’y a pas de caresse qu’il ne me fasse et ne me fasse faire. On me caresse fort de tous côtés. On dispute mon opinion et mon nom. Je n’ai qu’à me taire et à faire ce que je fais ici. Voici ce que m’écrit le plus sensé et le plus clairvoyant de mes amis conservateurs.
"Autant qu’on peut juger une situation, le lendemain du jour où elle s’est dessinée voici, il me semble, où nous en sommes. Nos 158 voix ne sont pas complètement homogènes. Mais en les réduisant à 140, on a le chiffre des conservateurs détermine à empêcher l’alliance avec la gauche, soit dans le pouvoir, soit dans l’opposition. 40 voix à peu près dans la majorité ministérielle ont la même tendance, mais non la même résolution. Le parti conservateur est donc en minorite, et ne peut recevoir la majorité que de ses alliances ou des fautes du Cabinet. "
" Ceci me semble dicter la conduite que nous devons tenir. Nulle occasions qu’on puisse prévoir ne se présentera, d’ici à la fin de la session de donner un vote politique. L’attitude hostile serait donc sans prétexte et aurait de grands dangers. Elle établirait la division d’une manière permanente entre nous et la portion la plus rapprochée de nous dans la nouvelle majorité. L’attitude expectante, nous
laissera prêts pour l’une des deux éventualites que le temps doit prochainement amener. Si Thiers se gouverne et se modère, la gauche ne tardera pas à le quitter, et nous lui deviendrons nécessaires. Nous restons assez nombreux pour faire nos conditions. Si Thiers s’enivre de son succès, s’il demande ce qui me paraît inévitable, la dissolution pour consolider le déplacement de la majorité nous sommes en mesure d’appeler à nous la portion la plus modérée de ses amis et de former avec eux le Roi aidant, un ministère et une majorité. Dans les deux hypothèses la guerre ne nous serait bonne à rien et nous ne pouvons que gagner à la paix. Voilà la conduite que je conseillerai à Duchâtel. Je vous prie de m’en dire votre avis. Je m’en servirai suivant l’occurrence, pour moi et pour les autres." Pour vous seule, bien entendu.
Adieu. Il m’est presque aussi difficile de vous quitter ici que rue St Florentin. Adieu, Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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333. Londres, mardi 31 mars 1840
9 heures et demie
C’est beaucoup deux Reines pour une soirée. Il n’est pas aisé de les y arranger. J’ai dîné hier à Marlborough House entre la Reine douairière et la Duchesse de Cambridge. Le Duc et la Duchesse de Sutherland, Lord et Lady Jersey, Mm. de Bülow et de Gersdorf. La Reine douainière est restée bien allemande de manières et d’accent. L’air très bonne d’ailleurs et d’une simplicité bien royale. J’ai beaucoup causé avec la Duchesse de Cambridge. Elle me paraît aîmer la conversation. Bien protestante de cœur. Elle trouve l’Eglise Anglicane trop catholique. Cela me réussit fort ici d’être le premier Ambassadeur protestant venu de France depuis Sully. Nous sommes sortis de table à 10 heures. Le bal de la Reine commençait à 9 heures et demie. Mais elle était prévenue du dîner de la Reine douairière. Nous ne sommes arrivés à Buckingham-Palace qu’à 10 heures et demie. Assez tôt, car j’y suis resté jusqu’à deux heures. C’est long. Décidément quoique en principe ce soit juste, les spectateurs sont trop sacrifiés aux danseurs. Soixante ou quatre vingt personnes dansant toujours, et douze ou quinze assistants ramassant çà et là des lambeaux de conversation décousue. Lord Clarendon a été m’a principale ressource. Un peu Lady Palmerston, Lady Normanby, Lady Fitz-Harris. Je trouve la manière de Lady Palmerston avec son mari et sa fille très aimable. Elle est sans cesse occupée d’eux, et visiblement. Elle doit leur plaire beaucoup. J’ai eu hier une longue visite de M. de Kissélef, évidemment charmé d’aller à Paris, quoiqu’il y aille par Pétersbourg. Je lui ai parlé de bien des choses et bien. De deux surtout, votre conduite envers la France et notre coalition de l’an dernier. Je crois qu’il a été assez frappé. J’étais en veine de paroles très libres et point amères, comme le jour où j’ai parlé chez vous devant la Princesse Soltykoff et Nicolas Pahlen de la façon dont vous récompensiez Pozzo. Vous vous rappelez. 3 heures Il n’est bruit ici que du mauvais succès de votre expédition de Khiva. J’ai tort de dire votre et cela me déplait. Eh bien, vous savez surement que l’expédition de Khiva, n’a pas réussi. Le corps expéditionnaire est rentré dans les frontières russes après avoir perdu la moitié de ses hommes et presque tous ses moyens de transport, chameaux, charrettes etc. Je ne vois que des gens à qui cela fait plaisir. M. de Brünnow a du malheur. Invité à dîner chez la Reine, il a répondu pour dire qu’il acceptait. Du reste, depuis quelques jours il s’excuse de n’être pas venu chez moi. Il n’avait, dit-il, point de caractère bien règlé, il était si peu de chose ; il a cru qu’il devait se conduire sans prétentions. Dès qu’il aura présenté ses lettres de créance demain au lever, il viendra mettre sa carte chez moi, et il m’expliquera pourquoi il n’est pas venu plutôt. Il a tenu ce langage à plusieurs personnes entr’autre à M. de Bülow qui me l’a dit, et ne doute pas qu’il ne vienne. Je l’attends. N’en parlez à personne jusqu’à ce qu’il soit venu. Le corps Diplomatique de Londres va se renouveler beaucoup. M. de Blome retourne en Danemark. M. de Hummelauer à Vienne, quand il se sera marié à Milan ce qu’il fait par ordonnance de son médecin. Bourquenoy me quitte la sémaine prochaine. Je le regretterai. Il est de très bon conseil et d’un aimable caractére ; vraiment estimé ici. Mon ambassade vous plairait à voir. Les deux secretaires, les deux attachés et mon petit herber vivent dans la meilleure intelligence, et tous de fort bon air. L’un des attachés, M. de Vandeul est un jeune homme distingué. Je ne sais pourquoi ceci me revient à l’esprit, Lord Douro, était hier au soir au bal. Oh vraiment vraiment! J’aime mieux Lord Brougham.

Mercredi, 9 heures
J’ai causé longtemps hier après dîner avec Lady Carlisle qui m’a parlé de vous simplement; affectueusement, comme il me convient. Il y avait à dîner dix du douze personnes invitées, pour me voir. Un M. Grenville, de 84 ans frère ainé du feu lord Grenville, homme fort, lettré, dit-on et qui a l’une des plus belles, bibliothèques de l’Angleterre. Je lui ai promis d’aller la voir. Je suis d’une coquetterie infatigable. Ne croyez pas pourtant que je prodigue mes promesses. J’oublie les noms des autres. On a ici une façon de prononcer les noms propres qui les rend très difficiles à comprendre et à retenir. C’est un de mo ennuis. On me présente les gens, J’entends mal ou je n’entends pas leur nom. Et quand je les retrouve je ne m’en souviens pas. Le vieux poète Rogers est un de mes proneurs. Je le soigne. Au moment du dîner, la Duchesse de Sutherland à reçu l’avis que le lèver, qui devait avoir lieu ce matin était remis. Je viens de le recevoir aussi de Sir Robert Chester. La Reine est un peu souffrante. Elle a pourtant dansé avant-hier jusqu’à une heure et demie. On se demande toujours, si elle a raison ou tort de danser. Personne ne répond positivement. si elle a tort elle a grand tort, car elle danse beaucoup, et personne, en dansant ne saute si vivement et ne parcourt autant d’espace qu’elle J’ai fini chez Lady Minto. J’y ai découvert un parent de bien loin, un M. Boileau de Castelnau issu d’une famille de refugiés protestans Geva une branche existe encore à Rismes, et tient à la mienne. Il est beau frère de Lord Minto et a été charmé de la découverte. Précisément, par grand hazard ma mère venait de m’annoncer, le mariage d’une jeune fille de la branche Nimoise, qui a épousé à Paris un anglais un M. Grant. De là des conversations, très amicales un nouveau gage de l’alliance anglaise. J’étais rentré à minuit. C’est ma limite ordinaire.

2 heures
J’ai le 333. Au moment où je revenais à vous on est venu m’annoncer le rev. M. Sidney smith. Je l’ai reçu. Il vante fort Lord John Russell et le regarde comme l’âme du Cabinet. Il dit que Lord Melbourne est un homme de beaucoup d’esprit et un beau garçon, beaucoup plutôt qu’un politician. Mais bien moins insouciant qu’il n’en a l’air Les radicaux sont en déclin dans la Chambre deCommunes, décourages et ne comptant plus sur lEur avenir ; ils s’étaient figurés qu’ils changeraient toutes choses. Le bon sens public les paralyse. La plupart se fondront dans les Whigs. S’il y avait une de dissolution. Peel aurait, six à sept voix de majorité. Voilà notre conversation. Conversation où j’ai beaucoup plus écouté que dit ; comme je fais toujours quand je suis avec un homme qui à une reputation d’homme d’esprit un peu littéraire. Il y a des gens à qui on plaît en leur parlant ; à d’autres, en les écoutant. On distingue bien vite. Je crois tout à fait que Barante restera à Pétersbourg comme Ste Aulaire à Vienne Soyez sûre que Thiers remuera peu, le moins possible M. de Rémusat est des amis particuliers de M. de Barante et le défendra. Il y aura beaucoup de petits combats intérieurs sur les personnes Quelques nominations feront du bruit. Mais en somme, la conservation prévaudra. Je suis charmé que Pahlen revienne et vous revienne. De part et d’autre on n’est pas si méchant qu’on se fait Voilà qui est dit : le 1er juin, car bien certainement votre nièce tardera. On part toujours plus tard qu’on ne dit, excepté.... Je ne comprends pas comment Lady Palmerston a parlé d’avril, à Lady Clauricard. Juin est établi. Votre description du Duc de Br. est très vraie mais l’intérieur est très supérieur à l’extérieur. Vous trouveriez la même chose pour plusieurs de mes amis M. Piscatory et M. de Rémusat par exemple. Les défauts sont très apparens; les qualités sont essentielles et quelquefois des plus rares. Je dis cela de l’esprit comme du caractére. J’ai fort appris et j’apprends tous les jours à suspendre beaucoup mon jugement. Je crois à mon premier instinct et à ma longue réflexion. Mais cette vue superficielle, passagére qui n’est ni de l’instinet, ni de la réflexion, je m’en méfie beaucoup ; rien n’est plus trompeur. Voilà un billet de Lord Palmerston qui me dit qu’il sera au Foreign, office à 4 heures. J’ai encore deux ou trois lettres à écrire dont ma mère est une. Adieu. Je ne puis pas me plaindre de la prudence, de mes gens. Je l’ai recommandée. Adieu, adieu

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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334. Londres, jeudi 2 avril 1840
10 heures

J’ai dîné hier chez le colonel Maberly dans la petite maison de Londres la plus magnifiquement arrangée ; un luxe prodigieux en dorures, vieux sèvres, laque & On dit que lord Lichfield est pour beaucoup dans cette magnificence là ! Mad. Maberly est une grande femme, un beau teint, des yeux très animés du mouvement d’esprit, qui a été fraiche et qui passe pour belle. Le premier jockey de l’Angleterre and an author of novels. A dîner, Sir John Shelley, un ancien ami de George 4, lady Shelley, Lord Cantalupe, l’un des rivaux de Lord Chesterfield (à propos, lundi dernier pour le bal de la Reine, Lord Chesterfield a mis sept heures à sa toilette ; il a fait son luncheon dans l’intervalle) Lord Burghersh, Sir Hussey Vivian et sa femme. Après dîner, un improvisateur Anglais M. Hook, qui avait dîné aussi, s’est mis au piano, et cherchant ça et là quelques accords, a emprovisé sur tous les sujets qu’il a plu de lui donner. Je ne sais combien de chansons en vers, rimées, quelquefois assez originales et pleines de humour. Vous n’avez pas d’idée des rires; ils sont rares ici ; on rit les dents serrées. Mais hier ils étaient tous charmés; les corn laws et Lady Kinnoul, les deux affaires de la soirée revenaient à chaque instant dans les chansons et à chaque fois les rires redoublaient. L’improvisation a fini par une chanson en mon honneur, et nous nous sommes séparés à 11 heures pour aller en effet, les uns au débat des Corn laws, les autres au bal de Lady Kinnoul. J’ai été de ceux-ci, quoiqu’infiniment plus propre au débat qu’au bal.
Maintenant que j’ai vu laissez-moi vous répéter ce que j’avais entrevu. Les femmes ici ont bien peu de délicatesse. La pruderie n’est ni mon métier, ni mon goût; mais il y a des libertés de manière et de langage, des crudités d’admiration pour la beauté et la force physique qui me causent une impression bien déplaisante. L’abandon est charmant quand il est le privilège et le secret de l’intimité, quand il est inspiré et en quelque sorte arraché par la passion ; mais l’indifférence veut de la réserve, et il n’y a point de grâce à penser et dire tout haut et à toute heure ce qu’on ne sent et ne dit que dans ces moments qui sont les éclairs de la vie. Cachés et se parlant tout bas, quoique tout seuls. Mes paroles sont exagèrées comme toutes les paroles, mais vous les reduirez à leur juste valeur et vous me comprendrez. Il y avait foule chez Lady Kinnoul ; tous les  Torys. Partout le duc et la duchesse de Cambridge. Le duc a demandé il y a quelques jours à Bourqueney quand arrivait ma vaisselle. Il parait impatient du dîner que je lui donnerai. Ma vaisselle complète a dû partir hier de Paris. Je l’aurai dans dix ou douze jours. Je fais remettre à neuf ma salle à manger. Elle était bien sale. Sébastiani n’avait rien entretenu. Puisque j’ai touché au ménage, voici les grands traits de la dépense de ma maison pendant le mois de mars. Je n’ai point eu de grand dîner ; mais j’en ai eu quatre ou cinq de dix à douze personnes.
cuisine 170 livres S
Office (épicerie &) 90
Gages des gens 100
Mes chevaux 20, (ils sont beaux)

Je vous épargne les autres détails. La dépense totale du mois, y compris le loyer d’un mois de la maison mon secrétaire, le traitement du médecin de l’Ambassade, (100 livres par an) qui est à ma charge n’atteint pas 700 livres. Ce sera plus cher quand, jaurai ma mère et mes enfants. Je crois la surveillance très bonne. Mon secrétaire est un trèsor d’exactitude de devouement et de probité.
Je ne sais pourquoi la poste n’arrive pas. J’en suis moins pressé aujourd’hui ; elle ne m’apporte rien de vous.

3 heures
La poste n’est arrivée qu’à une heure. La mer avait été détestable. La malle d’Ostende n’avait pas plus passé que celle de Calais. Aujourd’hui il fait beau très beau. Le Square sous mes fénêtres commence à verdoyer. C’est un des plus
petits de Londres, mais très bien planté.
Nourri Effendi sort de chez moi. Il me demande des nouvelles et ce que nous voulons faire! Que dit l’ombre de Soliman le grand ? J’ai horreur des décadences. Dans le monde matériel les ruines sont belles ; mais dans le monde moral c’est hideux.
Je ne crois pas un mot des bruits de dissolution du Parlement. Cependant je vois plusieurs Ministres et des plus considérables, persuadés qu’ils n’auraient rien à en craindre. Ils disent qu’ils gagneraient quelque chose dans les bourgs et ne perdraient pas dans les Comtés. Ils sont revenus à leur première sécurité sur la Chine ; non qu’ils ne s’attendent à un vif débat ; mais ils comptent sur une bonne majorité. Plus j’y regarde, moins je crois à un vrai danger pour le Cabinet.

4 heures
J’ai été interrompu par M. de Pollon et Sir Alexander Johnston. Il faut absolument que je sorte pour rendre des visites que je remets depuis plusieurs jours Sir Charles Bagot, le comte de Zetland, le comte de Listowel, Lord Reag. Et puis j’ai des dépêches à préparer pour demain.
Adieu. Adieu. Voilà un mois écoulé. Je ne vous le redirai jamais assez. Rien ne peut remplir le temps où vous n’êtes pas. Adieu
M. de la Redorte est triste parceque M. de Ste Aulaire est content.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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335. Londres, Vendredi 3 avril 1840
5 heures

Je n’ai pu vous écrire ce matin. J’avais une longue dépêche à faire. J’ai passé avant-hier une heure avec Lord Palmerston au Foreign office pour la première fois. Je n’ai pas encore attendu. Je suis charmé de lui plaire extrêmement. J’ai été très content de ma dernière conversation. Je mets fort en pratique le système de la franchise, de la franchise la plus exacte ; ne dire ni plus ni moins, et dire au commencement ce qu’on dira a la fin. Que je voudrais causer de tout cela avec vous. Pour mon plaisir d’abord, et aussi pour mon profit. Vous ne savez pas quelle confiance j’ai dans votre jugement. Elle était grande en quittant Paris. Elle est plus grande depuis que j’ai vu Londres. Vous aviez raison en tout. Je rencontre à chaque pas les vérités que vous m’avez apprises.
Il y a des mensonges que vous rencontrerez à chaque pas, qui dépasseront toujours votre attente. Celui que vous me mandez est inconcévable, et ne m’étonne pas. Il ment par légérète et par calcul. Il ment selon sa fantaisie, par humeur à tout hazard. Que sait-on ? Il en résultera peut-être quelque ennui, quelque embarras pour quelqu’un à qui il veut nuire ou simplement à qui il en veut. Cela lui suffit. Il sait que, dans le monde, on ne pousse pas les choses à bout ; il compte que personne ne lui cognera le nez sur son mensonge. Et si on s’en plaint, il se sauvera par un autre mensonge. Vous ne vous doutez pas de tout ce qu’il y a de faiblesse féminine et d’artifice machiavilique dans ce caractère-là. Il passe du caprice le plus soudain à la machination la plus lointaine, tour à tour étourdi et profond, et menteur aux deux titres. Je l’ai observé quelque fois, je vous jure avec une vraie curiosité, tant ce mélange de légérété et de gravité, d’imprevoyance, et de malice savante me paraissait singulier.
Vous avez bien fait de me dire ce commérage. Dites-moi aussi un peu ce que vous a dit l’internonce sur les souffres. Ici, on semble n’en rien savoir. Je demande à tout le monde des nouvelles de cette guerre-là. Personne ne me répond, pas plus les ministres que les autres ; et ils ont vraiment l’air de ne pas me répondre par ignorance. Je prétends que c’est bien de ce tems-ci d’avoir deux guerres sur les bras, l’une à la Chine pour quelques pilules, l’autre à Naples pour des allumettes.
Je suis rentré cette nuit à 2 heures du bal que Lord Landsdown a donné à la Reine. Belle fête, comme doivent être les fêtes; rien d’extraordinaire; le train de vie habituel. Trop de monde dans la galerie, qui était la salle de bal. D’abord cette salle à un grand défaut une seule porte pour entrer et sortir. Et puis trop nue, les grands murs, ces statues éparses, tout cela est glacial. L’éclairage était beau aux deux exprémités, insuffisant au milieu. Quand je dis qu’il y avait trop de monde, c’est que tout le monde s’est entassé là comme s’ils n’avaient jamais vu, ni un bal ni la Reine. On étouffait; à la fin, les bougies brûlaient à peine ; une heure de plus elles se seraient éteintes, faute d’air comme sous la machine pneumatique. Pas une âme dans les trois salons, sauf Lord Melbourne qui dormait. Entre nous, le Prince Albert s’est endormi, sur son fauteuil à côté de la Reine qui l’a tiré par son habit pour le réveiller. Elle était bien et n’a pas beaucoup dansé. On dit toujours, mais on ne sait toujours pas. J’ai soupé avec la Reine, son mari à sa gauche, Lord Landsdowne à la droite, le Duc de Sussex à côté de la Duchesse de Cambridge, moi à côté de la Princesse Louise. J’avais à ma gauche la Duchesse de Roxburgh, jolie et agréable. Le duc de Cambridge s’était retiré de bonne heure. J’ai vu là Lord Grey, pour la première fois. Lord Carlisle nous a présentés l’un a l’autre. Sa figure, sa tournure me plaisent extrêmement, grave et doux, avec un reste de jeunesse et une nuance de tristesse qui ne manquent pas de charme. Il est frappant à voir à côté du Duc de Wellington ;  lui de six ans plus vieux, et si droit, la tête si haute, le regard pas très animé, mais capable de le redevenir si quelque chose l’intéressait. Le Duc si cassé, si courbé, la parole si épaisse l’oeil si éteint !
Je les regardais alternativement. Lord Grey m’a accueilli avec un empressement marqué. Nous avons causé, un moment, et nous ne nous sommes pas rejoints. Il m’a dit qu’il ne resterait à Londres que jusqu’à la fin de Juin. Lady Landsdowne avait invité le moins de monde possible. Les mères à plusieurs filles étaient priées de n’en amener qu’une. Fanny Cowper était très jolie. Je la trouve trop jolie. Ne me trahissez pas. Je vous dis sur les personnes toute mon impression. J’ai autant de confiance dans votre discrétion que dans votre jugement.

Lundi, 10 heures
Que parlez-vous de grosse maladie? Si je ne connaissais la vivacité de votre imagination, je serais désolé. Je le suis déjà de vous voir ce malaise, et cette inquiétude par dessus le mal aise. Ce qui me plait toujours, c’est qu’on vous dise du bien de moi de mes mérites et de mes succès. Pour que vous n’en ignoriez rien, je vous envoie ce fragment d’une lettre d’un de mes amis, homme d’esprit. Il vous amusera un peu. Les nouvelles de ce bon anglais sont exagérées. On ne monte pas sur les chaises; on ne s’attroupe pas devant ma porte. Mais l’empressement est grand, dans les salons et dans les rues, et très bienveillant.
Hier soir chez les Berry, que je n’ai pas trouvées ; elles étaient malades ; chez Lady Holland, qui était au spectacle; chez Lady Cadogan qui avait une petite soirée assez agréable à cause du peu de monde. J’ai causé longtemps avec Lady William Russell. J’ai vu sa science. Elle y est simple. Il y a dans tout son air et toutes ses paroles, quelque chose de très honnête et sincère.
Lady Jersey était là. Vous ne vous doutez pas qu’elle ma raconté sa robe et Mad. Appony. Elle m’avait prié de me charger d’un petit paquet. Le paquet n’est pas venu. Je lui ai demandé pourquoi. C’était la robe qui en effet reste en suspens. Et Lady Jersey n’aura pas, pour le drawing-room, la robe quelle voulait. Elle s’en désole et s’en prend au goût de Mad. Appony. Je dîne aujourd’hui chez Mistress Stanley avec M. O’Connell.

4 heures
J’ai eu des visites. Alava, des voyageurs français. Puis des affaires de l’ambassade à régler avec Bourqueney qui part Lundi soir, après le lever. Il y a assez de petites affaires, quoique nous ayons un consul général à qui vont la plupart. Je remets à demain a vous parler de mes dîners. C’est bien ennuyeux de traiter cela de loin. Que n’êtes-vous là, toujours là !
Adieu. Adieu. Il ma manqué hier une lettre de ma mère. Mais j’en ai aujourd’hui. Tout va bien chez moi. Adieu! Que personne ne vous plaise à la bonne heure ; mais rien c’est trop. Je ne suis pas égoïste à ce point.
Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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336. Londres, Dimanche 5 avril 1840
10 heures

M. O’Connell est parfaitement ce que j’attendais. Peut-être l’ai-je vu comme je l’attendais. C’est toujours beaucoup de répondre à l’attente. Grand, gros robuste animé, l’air de la force et de la finesse; la force partout, la finesse dans le regard prompt et un peu détourné, mais sans fausseté ; point d’élégance, et pourtant pas vulgaire, des manières un peu subalternes et en même temps assez confiantes quelque arrogance même, quoique cachée. Il est avec les Anglais, Lord Normanby, Lord Palmerston, Lord John Russell, Lord Duncanmon, qui étaient là, d’une politesse à la fois humble et impérieuse ; on sent qu’ils ont été ses maîtres et qu’il est puissant sur eux, qu’il leur a fait et qu’ils lui font la Cour. Soyez sûre que je n’invente pas cela parce que cela doit être. Cela est. L’homme, son attitude, son langage, ses relations avec ceux qui l’entourent tout cela est plein de vérité, d’une vérité complète et frappante. Il était très flatté d’être invite à dîner avec moi.
Je lui ai dit quand on me l’a présenté : "Il  y a ici, Monsieur deux choses presque également singulières, un Ambassadeur de France Protestant, un membre catholique de la Chambre des communes d’Angleterre. Nous sommes vous et moi deux grandes preuves du progrès de la justice et du bon sens." Ceci m’a gagné son cœur. Il n’y avait à dîner que Lord J. Russell, Lord Duncanmon, Edward Ellice et sa femme, M. Charles Buller et M. Austin. Mistress Stanley hésitait à inviter quelques personnes pour le soir. Elle s’est décidée et a envoyé ses petites circulaires. Sont arrivés avec empressement Lord et Lady Palmerston, Lord Normanby, Lord Clarendon, l’évêque de Norwich, Lady William Russel, etc, etc.
En sortant de table, un accès de modestie a pris à M. O’Connell ; il a voulu s’en aller.
"Vous avez du monde » il a dit à M Stanley.
-Oui, mais restez, restez. Nous y comptons."
-Non, je sais bien.
-Restez, je vous prie." Et il est resté avec une satisfaction visible mais sans bassesse. Lady William Russell qui ne l’avait jamais vu, m’a demandé en me le montrant. - C’est donc là M. O’Connell, et je lui ai dit "Oui"en souriant d’être venu de Paris pour le lui apprendre.
-Vous croyez peut
être, m’a-t-elle dit, que nous passions notre vie avec lui.
- Je vois bien que non."
Ils étaient tous évidemment bien aises d’avoir cette occasion de lui être agréables ; lui bien aise den profiter. Il a beaucoup causé. Il a raconte les progrès de la tempérance en Irlande, les ivrognes disparaissant par milliers, le goût des habits un peu propres et des manières moins grossieres venant à mesure que l’ivrognerie s’en va.
Personne n’osait ou ne voulait élever de doute. Je lui ai demandé si c’était là une bouffée de mode populaire ou une reforme durable. Il m’a répondu avec gravité : " Cela durera ; nous sommes une race persévérante, comme on l’est quand on a beaucoup souffert. "
Il prenait plaisir à s’adresser à moi, à m’avoir pour témoin du meilleur sort de sa patrie et de son propre triomphe. Je suis sorti à onze heures et demie et sorti le premier, laissant M. O’Connell au milieu de quatre ministres Anglais et de cinq ou six grandes Dames qui l’écoutaient ou le regardaient avec un mélange comique de curiosité et de hauteur, de déférence et de dedain. Ceci ne tirera point à conséquence ; O’Connell n’entrera point dans la societé anglaise. C’est un spectacle curieux qu’on a voulu me donner. On y a parfaitement réussi ; d’autant mieux qu’à part moi, tous étaient acteurs.

4 heures et demie
Je reviens du Zoological garden. Il fait un temps admirable. Le printemps commence. Il y a bientôt trois ans, par un bien beau temps aussi, nous étions ensemble au Jardin du Roi. Ce souvenir m’a frappé en me promenant dans le Zoological garden, et ne m’a pas quitté depuis.
Vous avez raison pour les dîners. Le 1er Mai ne compte pas, et le dîner Tory ne peut venir qu’après un pur dîner whig. Je rétablirai cet ordre. Mais il n’y a pas moyen de donner aucun dîner un peu nombreux avant le 1er mai. On entre dans la quinzaine de Pâques. Beaucoup de gens s’en vont. Je n’aurais pas qui je voudrais même dans le corps diplomatique. D’ailleurs, pour le 1er Mai le corps diplomatique me convient, huit ministres, et trois ou quatre grands seigneurs. J’espère que le service ira assez bien. Mon maître d’hôtel est excellent.
J’ai écrit en effet à Mad. de Meulan que je ne pouvais la faire venir en Angleterre avec ma mère et mes enfants. Son chagrin, est grand et je m’en afflige, car j’ai pour elle de l’amitié et je suis toujours très touché de l’affection. Mais je n’hésite pas le moins du monde, et la chose est entièrement convenue. Je l’ai engagé à passer une partie de l’été au Val-Richer, à y faire venir son frère et sa belle-sœur. Je crois qu’elle le fera. Personne n’est plus convaincu que moi qu’elle ne pourrait accompagner ici ma famille, sans de grands ennuis au dedans, et de graves inconvénients au dehors. Je ne veux ni condanmer ma mère aux ennuis, ni encourir moi-même les inconvénients.
Je l’ai dit très franchement à Mad. de Meulan, très amicalement mais très franchement. Je suis de plus en plus du parti de la vérité.

Lundi 9 heures
J’ai dîné hier chez lord Landsdowne, un dîner un peu litteraire, Lord Seffery, Lord Montragle Lord et Lady Lovelace, Mistress Austin, etc. De là, chez Lady Palmerston qui avait fort peu de monde. Nous avons causé assez agréablement. Lady William Russell gagne. Elle est vraiment très simple dans son savoir. Et avant-hier en entrant chez Mistress Stanley, elle est allée embrasser son beau-frère, Lord John, embrasser sur les deux joues, avec une cordialité fraternelle touchante. Lady Palmerston restera, désermais chez elle tous les Dimanche. Je vous répète qu’elle est très occupée de son mari. Ils étaient allés hier se promener tête à tête et elle se plaint sans cesse des
Affaires et des Chambres qui prennent à Lord Palmerston tout son temps. Est-il vrai que la petite Princesse est infiniment mieux et va retourner à Vienne ?

3 heures 1/2
D’abord, comme d’ordinaire comme toujours, je vous remercie et je vous remercie tendrement de la vérité et de votre côlère, et de votre chagrin si tendre. Puis-je vous demander la permission de repousser non pas votre principe qui est excellent, mais vos conséquences qui sont extrêmes et fausses. Grondez-moi, comme on gronde un innocent ; j’ai commis par pure ignorance a blunder mais le blunder n’ira pas plus loin. Je suis ce que j’étais ; je resterai ce que je suis.
J’avais vu souvent le colonel Maberly en France chez Mad. de Broglie. Il me connait ; il m’invite à dîner, je venais d’avoir quelque affaire avec lui pour les Postes des deux pays. Personne ne m’avait jamais parlé de Mad. Maberly. Vous ne m’aviez point dit la prophètie de M. Pahlen. J’ai dîné chez un anglais de ma connaissance, chez un membre du Parlement, chez le Secrétaire des postes anglaises sans me douter de l’inconvenance. Une fois là, le ton de la maîtresse de la maison ne m’a pas plu. Mais cela m’arrive quelquefois, même en très bonne compagnie. J’ai du regret de ma bèvue, mais point de remords. Je regarderai de plus près à mes acceptations ; mais je n’ose pas répondre de ma parfaite science. Venez. J’ajoute que si je ne me trompe cela a été à peine su, point ou fort peu remarqué. Rien ne m’est revenu. Soyez donc, je vous prie, moins troublée du passé. Et bien tranquille, sur l’avenir du moins quant à moi-même. Je reprends ma phrase. Je suis ce que j’étais et je resterai ce que je suis. Et je suis charmé que cela vous plaise. C’est une immense raison pour que j’y tienne. Mais en honneur comment voulez-vous que ces blunders-là ne m’arrivent jamais ?
J’ai bien envie de me plaindre à Lady Palmerston de ce qu’elle ne m’a pas empêché de dîner chez Mad. Maberly. Elle me répondra que je ne lui avais pas dit que Mad. Maberly m’avait invité. Croyez-moi, j’ai quelque fois un peu de laisser-aller ; mais il n’est pas aisé de me plaire, ni de m’attirer deux fois de suite chez soi. Et je suis plus difficile en femmes qu’en hommes. Et toutes les prophéties, que vous auriez mieux fait de me dire seront des prophèties d’Almanach. I will not be caught. Mais regardez-y toujours bien je vous prie, S’il m’arrive malheur, je m’en prends à vous. Et n’ayez jamais peur de me tout dire. Votre colère est vive, mais charmante. Je ne sais pourquoi je vous ai parlé de cela d’abord. C’est une nouvelle preuve de notre incurable égoïsme.
J’ai commencé par moi. J’aurais dû commencer par vous, par ce triste jour. Samedi en vous écrivant, je voulais vous en parler ; et le cœur m’a failli. De loin, avec vous sur ce sujet-là, celui-là seul, je crains mes paroles, je crains vos impressions. Je n’aurais confiance que si j’étais là, si je vous voyais, si je livrais ou retenais mon âme selon ce que j’apercevrais de la vôtre. Je me suis tu samedi, ne sachant pas, dans quelle disposition vous trouverait ce que j’aurais dit craignant le défaut d’accord entre vous et moi. Tout ce qui va de vous à moi m’importe, me préoccupe. Dearest, je vous ai vue bien triste près de moi. Ne le soyez pas, laissez la moi ; ne le soyez du moins que parce que je ne suis pas là. C’est là ce que je ne voudrais. Et cela ne se peut pas. Et dans ce moment, je ne vous dis pas la centième partie de ce que je voudrais dire.
Que le 1er juin se hâte. C’est charmant de penser que vous serez ici le 15.
Je reviens du lever. La Reine était pâle et fatiguée. Il n’y a point d’evening party aujourd’hui. Il est convenu qu’elle ne dansera plus. Lord Melbourne observait avec une inquiétude paternelle, et visible la file des présentations, impatient d’en voir la fin. Le Drawing-room aura lieu Jeudi.
Savez-vous qu’on dit que Lady Palmerston est grosse?
Adieu, Adieu. Non vous ne m’avez pas trop dit, et s’il y a quelque chose que vous ne m’ayiez pas dit vous avez eu tors. Mais vous avez eu tort aussi de croire si facilement au mal ; je veux dire au mal possible. Vraiment tort. Je finis par cette vérité. Non ; je finis par Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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337. Londres Mardi 7 avril 1840
10 heures

Je reviens à votre colère. Je suis très perplexe. J’ai envie d’être content et faché, de vous remercier et de me plaindre. C’est bien tendre, mais bien injuste. Comment ? parce que dans mon ignorance fort naturelle sur trente dîners, j’en aurai accepté un à tort. Londres m’a déjà gâté, je suis descendu dans votre opinion, Dieu sait si je ne reviendrai pas à Paris un mauvais sujet ! Non. Dieu ne le sait pas et bien certainement il ne le croit pas ; il n’est pas si pressé que vous de mal penser de moi. Tenez, je me fâcherais si vous n’aviez pas mis à côté de cela des paroles excellentes, charmantes. Mais, je vous en prie gardez-moi avec la même sollicitude, sans me croire si facile à la chute. Je vous dirai nullement pour l’intérêt de la comparaison, mais pour celui de la vérité que Sully était un fort mauvais sujet, fort grossièrement mauvais sujet et que si les Miss Harriet Wilson de son temps avaient fait des mémoires, il y aurait figuré.
J’ai été hier soir chez les Berry. Ceci est convenable, j’espère. Je ne les avais pas trouvées l’autre jour et elles m’avaient écrit une lettre désolée. Il y a toujours quelques personnes. Elles partent, le 1er mai pour la campagne Richmond où elles m’ont fait promettre d’aller dîner. Je veux y aller une fois tout seul, et voir votre maison. Bourqueney est parti ce matin, par la Tamise. Il va lentement et ne sera guère à Paris que vendredi. Il ira vous voir d’1à 2. Il est très intelligent et très sûr. On l’aime ici. Je ne sais pas encore comment je le remplacerai par interim. Peut-être par Casimir Périer. Peut-être simplement par Philippe de Chabot qui est ici, bien établi dans la société et qui me plait.

4 heures et demie
J’attendais ce qui m’est arrivé ce matin, le 337 et je l’attendais tel qu’il est bien bon, bien tendre et plus dans le vrai que le 336. Oui, vous aviez raison au fond, très raison, mais pas dans la mesure. Vous voyez dans la chose plus de mal et en moi plus de tort qu’il n’y en avait. Car je n’ai eu moi, que le tort de ne pas savoir. J’aurais dû vous dire cette invitation. J’ai toujours tort quand joublie de vous dire quelque chose. Mais au nom de dieu et pour moi, pour mon repos et mon bonheur ne vous laissez pas aller jamais, jamais au désespoir de votre imagination. Vous avez des paroles qui me font horreur et terreur.
Et je sais dans quel état vous êtes quand ces paroles là, viennent sur vos lèvres; je vous y ai vue. Vous me devez, oui vous me devez deux choses plus de confiance et moins de tristesse. Vous me devez qu’à côté de vos alarmes se place toujours une certaine sécurité, à côté de vos peines un certain baume doux et fortifiant. Je ne prétends pas vous faire rien oublier ; je ne prétends pas bannir toute crainte de votre âme si ébranlée. Mais je vous aime trop vous le savez trop bien, et vous devez me trop bien connaitre pour que le doute et le désespoir entrassent jamais dans votre cœur. C’est là ce qui me désole, c’est là ce qui m’offense. Que vous ayiez de bien mauvais de bien amers momens hélas, je ne puis l’empêcher et de loin bien moins encore. Mais que ma pensée, était toujours là ; appelez la comme vous m’appelleriez. Dearest je ne vous dis rien, rien en ce moment de ce que je voudrais vous dire. Mais si vous saviez comme mon cœur est plein de vous et quelle place vous tenez dans ma vie ! Voici mes engagements du moment; ils sont peu nombreux, à cause des vacances de Pâques qui suspendent tout. Je ne vois que des gens qui vont partir pour la campagne. Aujourd’hui, la Duchesse de Sutherland. Demain, Lord Clarendon. Jeudi, M. Hallam. Samedi, à déjeuner M. Senior, membre des Communes avec l’archevêque de Dublin. Dîner, chez l’évêque de Londres, Dimanche, dîner chez Ellice. Il n’y a dans tout cela, ce me semble rien que de très orthodoxe. Ellice ne part que le 15.
J’ai le mercredi 15 chez moi un dîner savant les lords Landsdowne, Aberdeen, Northampton, Mahon,MM. Macalllay, Hallam, Milman, Reeves, Sir Robert Inglis, Sir Francis Palgrave, Sir Henry Ellis, le poète Rogers, MM. Senior, Milnes. Je rends les politesses littéraires.
Soyez tranquille sur mes réceptions du matin. Très peu. J’ai reçu M. Sidney Smith, d’abord parce que je lui croyais un peu d’importance dans le monde, ensuite à cause de Lady Holland qui m’en avait beaucoup parlé. Mais mon instinct m’avait dit de lui ce que vous me dites. Rien ne me plaît moins que les prêtres bouffons. Je vais à la Chambre des Communes, pour la première fois. C’est la Chine. Adieu jusqu’à demain. Oui jusqu’à demain sans interruption.

Mercredi 9 heures
En entrant dans la Chambre des Communes, j’ai été saisi charmé, presque impose par cette extrême simplicité ce grand parloir, ces murs de chêne ce plafond de chêne, ces bancs de chênen, rien absolument rien que des hommes discutant entre eux les affaires de leur pays et les discutant depuis des siécles ; le pouvoir et le temps pour toute grandeur! De ces deux mots gouvernement représentatif, on dirait que nous avons pris la représentation et les Anglais le gouvernement. J’ai écouté. Mes oreilles n’ont pas été aussi frappées que mes yeux. Entre nous, bien entre nous, ce que j’ai entendu est très médiocre, long, sec, froid, commun. Je suis sorti à 7 heures et demie pour aller dîner à Stafford house, avec ce Dr. Arnold qui avait fait 80 milles le matin pour venir dîner avec moi, et qui les refait aujourd’hui pour retourner chez lui. Il m’a paru un homme fort instruit et d’un esprit européen. Je suis retourné aux Communes à 10 heures et demie. J’avais manqué M. Macaulay qui a bien parlé,.Ses amis, s’en félicitaient beaucoup. Il avait besoin d’un succès. Il l’a eu.
J’irai encore aujourd’hui. J’espère entendre Lord Palmerston et Sir Robert Peel. J’ai écouté bien plus attentivement que personne. On écoute bien peu. Et Lord John Russell, qui dînait à Stafford house, prétend que depuis longtemps, il n’avait pas vu la Chambre si attentive.

2 heures
Merci du 338. Jamais trop long. Et si au lieu de me parler de tout, vous ne me parliez que de vous, je le dirais encore bien plus fort. Dites-moi donc tout vous. Toujours le 1er juin, n’est-ce pas ? C’est bien convenu. Je ne comprends pas comment à 1 heure, vous n’aviez pas ma lettre. Elle vous sera certainement venue dans la journée. Je suis tenté de croire que vous avez raison sur le dîner donné d’emblée aux Cambridge. Je n’ai pas encore diné chez eux. C’était l’avis de Bourqueney. Décidément je n’accepterai ou
ne donnerai aucun dîner, sans votre exequatur. M. de Brünnow est venu chez moi hier. Je lui rendrai bientôt sa visite. Il est vrai qu’on se moque un peu de lui. C’est un subalterne. Il se confond avec moi en politesses.
Il se remue beaucoup, et gauchement. Neumann est préoccupé des Affaires de  Naples. Mais on croit que le Roi cèdera. Il n’y aura plus d’affaire. Il est bien vrai que le Roi avait promis l’abolition du monopole. Les Italiens en conviennent. Mais des intéressés dans le monopole ont intéressé le confesseur du Roi, qui lui dit à son pénitent qu’il ne pouvait en conscience abolir le monopole sans donner à la compagnie une indemnité. L’avarice et la conscience ont ainsi pris parti. De là toute la résistance.
Mad. de Talleyrand m’amuse. C’est bien elle. Mais il faut faire ces choses là tout simplement le front levé. L’embarras ne sied point à l’interêt personnel. Il doit être brutal, sûr de son fait, froid et ironique envers ceux qui s’étonnent de ses revirements. Je vous quitte pour écrire au Duc de Broglie ; s’il parle à la chambre des Pairs, j’ai envie qu’il parle d’une certaine manière. Savez-vous la principale cause de l’embarras ici ? On a beaucoup et en ayant peu pensé. On ne sait que faire de toutes les idées, de toutes les difficultés, de toutes les faces de la question qu’on entrevoit à présent. Le siège était fait voilà mon grand adversaire. L’arrivée du Turc ranime un peu la question. Nous allons recommencer à en parler. Pourtant ce qu’il y a toujours de plus probable, c’est qu’on parlera longtemps. Je suis très convaincu de l’état des esprits en France et je travaille de mon mieux à propager ma conviction.
Adieu. Estce que vos pauvres sont irremplaçables ?
Adieu. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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338. Londres Jeudi 9 avril 1840
8 heures et demie

Hier, à dîner chez Lord Clarendon, Lord et Lady Landsdowne, Lord et Lady Holland, Lord et Lady Tankerville, Lord John Russell, Ellice, deux ou trois inconnus. Nous avons eu une petite scène. Lord Clarendon a fait monter dans le salon un tableau qui lui arrivait de Madrid et dans lequel une figure de Moine ressemblait vraiment beaucoup à Lord Holland, à ce point qu’à Madrid Charles Fox s’était recrié en la voyant. Lady Holland s’est fâchée, d’abord tout haut, puis tout bas avec Lord Clarendon. "I’m angry, truly angry take away that picture so ugly, so disgusting a friar."
Il y avait quelque chose de vrai dans ce courroux conjugal. Mais la fantaisie y était plus grande que la vérité, surtout l’envie que sa volonté fût faite sur le champ, qu’on écartât d’elle ce petit déplaisir. Lord Clarendon s’est bien défendu, surpris d’abord, puis un peu fâché à son tour et obstiné. Lady Holland a insisté mais habilement mêlant la caresse à la colère et d’une voix douce quoique les regards toujours fort animés. Lord Clarendon a un peu cédé à son tour sans fuir, et la querelle a fini par une transaction de juste-milieu ; le tableau est resté dans le salon, mais retourné contre le mur. J’admire toujours la part immense de la comédie en ce monde, toujours avec une petite dose de vanité. A dix heures et demie je suis retourné à la chambre des Communes ; mais le débat était très ennuyeux. Personne d’important. Sir Robert Peel, et Lord Palmerston parleront probablement aujourd’hui pour finir. Hier soir, plusieurs ministériels m’ont paru inquiets ; ils m’ont dit: " Le champ de bataille nous restera, mais tout juste." Cela ne me fait pas cette impression là. Il est vrai que je n’y entends rien. Les dehors ici sont si froids, même quand les résolutions sont passionnées. Des charbons sous la neige. En sortant, j’ai été chez Lady Palmerston. Il y avait assez de monde. Elle était évidemment très préoccupée de la Chambre. Elle allait et venait très empressée, très polie cherchant, partout à qui parler et parlant pour se distraire, sans y réussir. J’étais chez moi à minuit. Les Holland retournent samedi s’établir à Holland house. J’ai promis d’y aller Dimanche soir et dîner le Dimanche suivant. Aujourd’hui le Drawing-room à 2 heures. Je n’aurai pas le temps de vous en dire un mot, en revenant. On dit qu’il durera au moins trois heures. La Reine n’en a point tenu depuis son mariage. retourné contre. Il y aura des présentations sans nombre.

Midi et demie
Vous dites que nous avons parlé un mois de l’Angleterre et que vous ne m’avez rien dit. Vous ne m’avez pas dit tout ce que j’avais besoin de savoir, temoin Mad. Maberly. Mais vous m’avez dit immensément et ce que vous m’avez dit m’est d’une immense utilité. Je vous rencontre, je vous reconnais à chaque pas. Vingt fois par jour, j’ai à faire usage d’une indication d’un conseil de vous. C’est charmant. Je ne connais rien, presque rien (pour dire bien vrai) de plus doux que la reconnaissance, petite ou grande, quand on aime beaucoup. Je m’y complais infiniment.
J’ai reçu hier matin beaucoup de visites de celles que vous permettez, Bülow, Hummelauer, Pollon, & M. de Bülow est très soigneux pour moi, et bien aussi, je crois, pour les choses. Le Roi de Prusse a une idée fixe, l’accord des cinq Puissances pour la surété de la paix. Nous ne demandons pas mieux ; mais nous avons aussi nos points fixes. Il paraît du reste que vous êtes de votre côté, infiniment plus doux, fort amis aussi de l’union des cinq Puissances. M. de Pahlen l’a beaucoup dit en passant à Berlin. Vous abondez beaucoup moins dans l’idée de nous pousser à l’ésolement. Mon langage quant à l’isolement est celui-ci : il nous déplaira ; il a de l’inconvenient pour nous ; c’est un embarras dans notre situation. Mais l’embarras, l’inconvénient sont surtout pour le premier moment dans le premier effet. Tandis que de l’autre côté les embarras iront croissant et finiront par devenir des périls. Quand une fois les positions seront prises, nous serons spectateurs les autres acteurs : à nous, la critique ; aux autres les affaires et la responsabilité. Or ces affaires là seront très difficiles, d’un succès très incertain, et d’un avenir très inconnu.
Voilà une Hypothése. L’autre, celle d’un accommodement entre les cinq, par des concessions réciproques du Sultan et du Pacha me paraît toujours la plus probable. Mais la solution n’est pas mûre. Le temps y conduit. J’aime donc le temps. Je ne fais rien cependant pour le gagner. Je le laisse venir. J’ai vu aussi entrer hier Charles de Mornay qui passe par Londres en retournant à Stockholm. Il est devenu bien lourd. Je le mènerai demain à Lord Palmerston. Je suis dans une grande incertitude. Il faut que je vous quitte pour faire ma toilette. Fermerai-je ma lettre et la donnerai-je à M. Herbet pour la poste avant de monter, en voiture ? Ou bien attendrai-je que je sois revenu du Drawing- room. On me parle de trois grandes heures. Je ne serais donc ici qu’à 5 heures et demie. C’est trop tard. Je ne veux pas risquer qu’une lettre attendue vous manque.
Adieu. Adieu. Vérity a-t-il vraiment commencé à vous droguer ? J’espère que non. Je déteste les drogues. On ne sait jamais ce quelles feront. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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339. Londres Vendredi 10 avril 1840
4 heures et demie

Quelques mots aujourd’hui pour vous remercier du 339 si tendre, et puisque les jours sans lettre sont si tristes. Par malheur j’ai très peu de temps. J’ai été chez Lord Palmerston. En en sortant, j’ai eu à écrire une dépêche sur ces affaires de Naples. Je viens de finir. Que c’est commode d’être dans une île avec l’océan pour frontière ! On fait de la politique, extérieure, sans responsabeilité comme les journaux anonymes. Je l’ai dit en riant à Lord Palmerston. Quand l’Italie sera en feu, pour qui sera l’embarras. Je l’ai trouvé raisonnable, c’est-à-dire ne demandant pas mieux que de l’être pour finir ce qu’il a si vivement commencé. Au fait, l’Angleterre profite des avantages de sa position. Ils étaient hier assez inquiets sur le vote de la Chine. Ils ont eu quatre voix de plus qu’ils n’espéraient une heure avant. Je suis resté à la Chambre jusqu’à 1 heure et demie. J’ai entendu la moitié du discours de Peel. Excellente manière de parler, simple et point familière, naturelle, et point froide ; très bien posé de sa personne ; de l’autorité, comme on en a avec ses égaux quand on leur est supérieur sans être un homme supérieur. J’ai été plus frappé de la forme que du fond. Le début à été très bien. Mais quand il est entreé en Chine, le chemin a été si long que le désespoir m’a pris et je suis sorti. Je regrette de n’avoir pas entendu Lord Palmerston. Mais il n’a pris la parole qu’à 2 heures et demie. Il a eu un vrai succès. Ce qui est excellent, c’est l’énergie et l’intelligence avec lesquelles chaque parti soutient Son chef. Les hear et les loud cheers sont pour moitié dans l’éloquence anglaise. Il n’y a rien de tel pour avancer que d’être ainsi poussé. De quoi vous parle-je là quand votre lettre m’a été si avant-dans le cœur ? Vous avez bien raison de me dire de si douces paroles. N’est-ce pas que c’est charmant ? c’est un droit divin, d’envoyer au delà des mers, dans un petit chiffon de papier du bonheur du vrai bonheur? Mais je vous en veux de votre inquiétude vague, et de votre silence. Sur votre inquiétude vague, vous n’avez droit de rien penser, de me rien dire, en pareil sujet ; mais quand vous avez le tort de penser quelque chose au moins faut-il me le dire. Et que ce soit un dîner chez Mad. Maberly qui ait transformé votre inquiétude vague en une conviction si forte en un chagrin si réel! Cela ne serait pas pardonnable si vous aviez jamais besoin de pardon, et j’en serais très offensé si je ne vous connaissais pas comme je vous aime. Vous me dites d’être fier, très fier. Je le suis mille fois plus que vous ne l’êtes pour moi, car le rouge me monte au visage en pensant à la cause de votre inquiétude. Vous ne savez pas ce qu’est pournmoi que de dire les paroles que je vous dis et à quelle hauteur je cherche et je place celle à qui je les dis.
Je n’en dirai jamais, je n’en aurais jamais dit le premier mot à toute cette Angleterre que j’ai vu défiler hier au Drawing-room. Il a duré deux heures. On m’avait menacé de quatre. Les deux plus belles étaient Lady Douro et Lady Seymour. Je mets à côté la Duchesse de Roxburgh, quoique bien moins parfaite. Une foule de beautés, sans grâce, jetées dans un même moule, froides et j’ai bien regardé. Je ne me souviens de rien. La Reine était très fatiguée. Certainement elle est grosse. Elle changeait de couleur à chaque instant. Pour Lady Palmerston, elle a déjà une façon de tenir ses mains qui me persuade qu’on a raison.
Je mets Lady Ashley au nombre des plus jolies. Vous avez mon programme. Depuis, le 14 avril chez les Berry. Le 18, chez M. Macaulay. Le 4 mai chez Mad. Montefiore, une Rothschild. Je refuserai celui-ci. J’en ai essez fait là.
Je vais faire mes invitations pour le 1 mai.
Adieu. Il faut que j’écrive encore à Henriette.
Adieu. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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340. Londres Samedi 11 avril 1840
8 heures

Je me lève de bonne heure. Il fait du soleil, ce que les Anglais appellent un beau soleil, blanc et pâle. Lord Mahon me contait hier soir qu’une femme, peu savante voulant lier conversation avec le dernier Ambassadeur Persan et croyant les Persans toujours de la religion de Zoroastre lui avait parlé du culte qu’ils rendaient au soleil. " C’est ce que vous feriez aussi, Madame Si vous le voyiez. "
Je fais comme les Anglais ; j’appelle cela du soleil, et je m’en rejouis ce matin pour ma course à Kensington, car c’est à Kensington que demeure M. Senior et que je vais déjeuner avec l’archevêque de Dublin.
On s’attendait, pour lundi, à une scène curieuse de l’archevêque de Dublin. Il devait parler à la Chambre des lords sur la question des Clergy-reserves au Canada, contre l’archevêque de Cantorbery et l’Evêque d’Exeter, et très vivement.
« Je ne suis pas sûr me disait Lord Holland, qu’il ne dise pas qu’il ne sait point de bonne raison pour qu’il y ait à la chambre haute un banc des Evêques." Mais il ne parlera pas. Tout ce débat va tomber. L’attorney général a découvert que c’était une question-of law à décider par les juges, non par le Parlement.
Je dinerai aujourd’hui, chez l’évêque de Londres, avec je ne sais combien d’évêques. Il m’en a déjà annoncé deux. Et il m’a demande d’aller un dimanche avec lui dans sa voiture assister à l’office solennel de St Paul. L’église veut prendre possession de moi. Malgré son intolérance ; elle est quelquefois de bonne composition. Avant-hier, chez M. Hallam dinaient avec moi d’une part, l’évêque de Londres et M. Gladstone, le champion le plus ardent de l’Eglise dans les communes de l’autre M. Grote, le plus obstiné radical. Il étaient très bien ensemble.
Il n’est pas le moins du monde question de la translation du corps de Napoléon en France. M. Molé me paraît peu au courant des Affaires étrangères. Car ici je ne vois pas pourquoi il mentirait. Du reste je ne suis pas surpris qu’il soit peu au courant. On ne l’aimait pas du tout dans le département, et parmi les gens qui y restent toujours, je n’en sais aucun qui prenne soin de l’instruire.
L’Angleterre a fait le geste pour Naples ; à l’heure qu’il est, l’amiral Stopford doit avoir saisi des bâtimens napolitains et les avoir envoyés à Malte où ils resteront en dépôt jusqu’à l’arrangement. Lord Palmerston est pourtant un peu préoccupé des conséquences possibles du coup. Nous nous emploierons à les prévenir et à amener un accommodement.
J’ai été hier soir un moment chez Lady Jersey ; un petit rout. J’ai causé avec Lady Wilton. Vous avez raison. Elle a de l’esprit. Lady Jersey fait les honneurs de la beauté de ses filles d’une façon vraiment plaisante, comme un marchand d’esclaves.
Au drawing-room, elle n’avait point la robe de Mad. Appony, mais une robe qu’elle a prise à Londres et qu’elle a absolument voulu me faire trouver belle.
3 heures
Je comptais sur une lettre aujourd’hui. Pourquoi ne l’ai-je pas ? J’ai cru jusqu’à présent que vous me l’aviez adressee chez mon banquier qui me les envoie toujours plus tard. Mais il commence à être trop tard. Ecrivez moi sous le couvert de mon banguier moins souvent que sous les autres. Ce n’est pas plus sûr et c’est plus long. Aurai-je au moins une lettre demain Dimanche ? Je me crois bien sur de vous avoir dit que le dimanche même on distribuait les lettres du corps diplomatique vers 1 heure. Vous pouvez donc m’écrire aussi pour le dimanche quand vous le voudrez seulement sous mon propre couvert. Une fois par semaine cela se peut très bien.
Voilà le n°340 que vous avez intitulé 330. Je suis bien aise que vous vous trompez quelquefois. Il m’arrive en effet par mon banquier. Vous voyez que ce n’est pas le plus prompt. Je l’aime bien, car je ne l’espérais plus. Je ne l’aime pourtant pas autant que le 339. Voulez-vous que je vous dise pourquoi ? Comme vous m’aviez écrit deux jours de suites vous pensiez que j’en aurais fait autant et vous avez eu jeudi un petit mécompte de n’avoir pas une lettre de moi écrite mardi, n’est-ce pas vrai ? Pourquoi ne pas me le dire ? Vous me reprochez de vous tromper. Je vous reproche de me cacher. J’ai plus raison que vous.
Je compte faire venir ma mère et mes enfants au mois de Juin mais pourvu que je puisse les ramener avec moi en France au commencement d’Octobre. Je n’ai pas le moindre doute à cet égard. Il faut absolument, pour mes affaires économiques et quand je n’aurais nul autre motif, que j’aille passer à Paris quatre ou cinq mois du commencement d’octobre au milieu de Février. Cela est convenu avec le Roi, le Cabinet, ma famille tout le monde. Je ne doute pas et personne ne doute, amis, médecin & que je ne puisse ramener ma mère et mes  enfants dans les premiers jours d’octobre sans le moindre inconvénient. Et probablement au mois de Février, quand je reviendrais ici, je les laisserais encore à Paris jusqu’au mois de Juin. Je ne me soucie pas de leur faire passer des mois d’hiver à Londres. Je crains un peu pour ma mère, le charbon dans sa chambre. Elle est disposée à des mouvements vers le cerveau, à des lourdeurs de tête. Elle sera fort bien ici dans la belle saison. L’hiver je ne sais pas. Je suis persuadé que la traversée sera peu de chose pour elle. Mon médecin l’accompagnera. Je ne prévois point de difficulté, ni d’inconvénient à cette venue en juin et à ce retour en octobre ; du moins pour la première fois, nous verrons ensuite.
J’ai renoncé, bien contre mon goût et mon naturel, à la prétention de tout régler d’avance et pour longtemps. Mais pour ceci et dans les limites que je vous dis c’est parfaitement décidé. Il n’y a donc rien là, absolument rien qui dérange nos projets ni qui puisse nous causer aucun mécompte. Tenez pour certain que sauf les plus grandes affaires du monde ce qui ne se peut pas à Londres à cette époque.
Je serai à Paris d’octobre en Février avec ma mère et mes enfants. Il faudrait donc que je ne les fisse pas venir du tout d’ici là ce qui leur serait et à moi aussi un vif chagrin. Ils viendront donc en Juin, Notre seul dérangement portera, sur nos visites, de châteaux qui en seront, nullement supprimées mais un peu abrégées. Ces visites-là seront pour moi une convenance et presque une affaire. Ma mère le sait déjà et en est parfaitement d’accord. Je ne la laisserai pas seule à Londres. Mlle Chabaud viendra l’y voir au mois d’aout. Je ferai donc des visites, nos visites seulement un peu plus courtes. Il faut bien quelques sacrifices. Je voudrais bien sur cela, n’en faire aucun.
Que signifie cette phrase : "Je ne veux pas que votre première pensée soit pour moi "? Si vous parlez de mes devoirs, de mes premiers devoirs vous avez raison. Est-ce là tout ? Dites-moi. Et puis dites-moi aussi que vous vous associez à mes devoirs, et que vous m’en voudriez de ne pas les remplir parfaitement.
Répondez-moi exactement sur tout cela. Vous ne répondez pas toujours. Et soyez sure que je n’essaierai plus jamais de vous tromper même pour vous épargner un chagrin, même quand j’espérais réussir. Je commence à vous aimer trop pour cela.
J’ai été au Zoological garden avec toute mon ambassade qui m’y a mené. J’aurais mieux aimé y aller seul. Ne me dites pas que vous n’y retournerez jamais avec moi.
Ne vous ai-je pas dit que Brünnow était venu me voir mardi ? Je lui ai rendu hier sa visite. Nous nous parlons de fort bonne grâce. C’est fini.
Je viens de chez Lady Palmerston. J’y ai été à pied. Il me faut une demi-heure. Je l’ai amusée de la reconciliation de Mad. de Talleyrand avec Thiers et de la robe de Lady Jersey. Elle ne les aime ni l’une ni l’autre. Elle est charmée du dernier succès de son mari.
Mon archevêque de Dublin est étrange, le plus dégingandé, le plus distrait le plus familier, le plus ahuri, le plus impoli et à ce qu’on dit le meilleur des hommes. Il en a l’air.
Adieu. J’ai encore deux lettres à écrire et quelques visites à faire. Adieu. Adieu. Commeil y a trois mois comme dans deux mois

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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341. Londres, Dimanche 12 avril 1840 929
10 heures

J’ai dîné chez l’évêque de Londres. L’archevêque de Cantorbery, l’évêque de Landaff, un ou deux Chanoines de Westminster, Lord Aberdeen, Sir Robert Inglis, M. Hallam. Tout ce clergé très gracieux pour moi. J’ai causé avec l’évêque de Landaff et Lord Aberdeen Pour la première fois, avec ce dernier un peu de politique. J’essaye de lui expliquer la France. Ma soirée chez Lord Northampton, Royal society. Un rout immense. Je n’ai jamais vu tant de savants à la fois. On m’en présente tant que les noms, les genres, les gloires se brouillent dans ma tête. Je parlerai quelque jour à un mathématicien de ses poésie et à un peintre de ses machines. Sir Robert Peel était là. Comme orateur, il n’a pas fait une bonne campagne en Chine. Celle de lord Palmerston est beaucoup meilleure. Son succès est général. "His best speech." m’ont dit Lord Aberdeen et Sir Robert Inglis. Lady Palmerston que j’ai vue hier (je vous l’ai dit, je crois) prétend que depuis trois jours, il est comme en vacances. Point de bataille dit-on, jusqu’à la Pentecôte.
La Reine était prodigieusement préoccupée, agitée de ce débat. Plus Whig et plus Melbourne que jamais. Il ne paraît pas que le mari nuise le moins du monde au favori. Et le favori doit son succès aux meilleurs moyens, à sa conduite parfaitement sincère, sérieuse, dès le premier jour, et tous les jours depuis, il a traité cette jeune fille, en Reine en grande Reine. Il lui a dit la verité toute, la vérité. Il l’a averti de tous les périls de sa situation de son avenir. Une affection de père, un devouement de vieux serviteur. Tout cela de très bonne grâce et très gaiment. Il a bien de l’esprit et bien de l’honneur.

6 heures
Je rentre. Ellice est venu me prendre en caléche, à 1 heure et demie et depuis nous avons toujours roulé ou marché. Nous sommes sortis de Londres par Putney bridge, et rentrés par Hammersmith bridge et Kensington. A Putney d’abord, nous avons fait une visite à Lord Durham qui est jusqu’au 1er Mai, dans une assez médiocre maison que lui a prêtée Lady de Grey. Bien changé, bien abattu, bien triste, presque aussi étonné et irrité de la maladie que des revers politiques, que des malheurs domestiques ; toujours enfant gâté, et il en faut convenir traité bien sévèrement par la Providence pour un enfant gaté. Il a de grands maux de tête, qui  allaient mieux depuis quelques jours ; mais il a pris un rhume qui le fatigue et l’impatiente. Ellice lui avait évidemment promis le plaisir de ma visite. Il a été aimable, spirituel, animé par minutes, et retombant à chaque moment dans une nonchalance fière et triste.
J’aime sa figure malade. Il m’intéresserait beaucoup si je ne lui trouvais une profonde empreinte d’égoïsme et l’apparence de prétentions au dessus de ses mérites. Il est bien effacé aujourd’hui ; mais on dit qu’il redeviendra tôt ou tard un embarras considérable.
De Putney à Richmond par le parc. Promenade charmante, à travers les plus jolis troupeaux de daims, petits, grands, familiers, sauvages. La verdure commence à poindre. Dans un mois ce sera délicieux. Le cœur m’a battu en arrivant à Richmond. Oui battu, comme si je devais vous y trouver. Ellice me montrait la Tamise, la terrasse, le pays. Je cherchais votre maison. Ellice ne savait pas bien. J’ai été très choqué. Il m’en a indiqué deux ou trois. Je sais à présent. Elle est devenue, un hôtel Family-Terrace. J’aurais bien voulu être seul. La vue de Richmond est ravissante, grande et gracieuse. Nous nous sommes promenés là une demi-heure. Si j’avais été seul, je serais resté plus longtemps. J’aurais cherché bien des choses. Je suis sûr que je les aurais trouvées. Je vais m’habiller pour aller diner chez Ellice. Que ne puis-je aller dîner avec vous !

Lundi, 9 heures
À 9 heures et demie, j’ai été à Holland house pour la première fois. Je m’y plairai beaucoup. J’aime cette bibliothèque, ces portraits,  tout cet aspect sociable et historique. J’ai horreur de l’oubli de ce qui passe. Tout ce qui porte un air de durée et de mémoire me plaît infiniment. Et du seul plaisir que j’aime vraiment, un plaisir sérieux, qui repose et éleve mon âme en la charmant. Je puis me laisser aller un moment aux petites choses aux choses agréables et amusantes, mais fugitives et qui fuyent sans laisser de trace. Au fond, elles me plaisent peu ; le plaisir qu’elles me procurent est petit et fugitif comme elles. J’ai besoin que mes joies soient d’accord avec mes plus sérieux instincts, qu’elles me donnent le sentiment de la grandeur, de la durée. Je ne me désaltère et ne me rafraichis réellement qu’à des sources profondes. Cette maison gothique, cet escalier tapissé de cartes de gravures, avec sa forte et sombre rampe, en chène sculpté, ces livres venus de tous les pays du monde, dépôt de tant d’activité et de curiosité intellectuelle, cette longue série de portraits peints, gravés, de morts, de vivants, tant d’importance depuis si longtemps et si fidèlement attachés, par les maîtres du lieu, à l’esprit, à la gloire aux souvenirs d’amitié ; tout cela m’a fortement intéressé, ému. J’ai été en sortant de Holland-house chez Lady Tankerville. Je l’avais promis à Lady Palmerston qui me l’avait demandé. Elle protège beaucoup Lady Tankerville. J’ai essayé de plaire aux gens que j’ai trouvés là. Partout, c’est mon mêtrer de plaire. Mais je ne me plais pas partout. J’y étais hier au soir fort peu disposé.

Une heure
Vous persistez dans votre erreur. Vous appelez 331, le 341. Heureusement, il n’en est pas moins bon. Non, je ne me suis pas un peu plus fâché à la réflexion qu’au premier moment. Regardez-y d’aussi près que vous voudrez. Regardez-y bien. Il n’y a rien qui ait peur de vos regards, Tâchez de tout voir. Mais il est vrai qu’en relisant et plus d’une fois, j’ai été encore plus étonné, et je vous l’ai dit mon étonnement ne peut vous déplaire, pas plus qu’à moi votre chagrin.
Sully n’aurait rien dit à son maître, s’il n’avait pas dérangé ses affaires pour ses maîtresses. Sully prenait des maîtresses et ne les aimait pas. Henri IV les aimait et se laissait prendre par elles. C’est là ce que Sully lui reprochait. Je regrette vos deux mots bien bas et bien intimes. Je ne sais si je les devine bien. Mais je voudrais bien que vous me les dissiez. Placez les quelque part. Je les reconnaitrai séparés. Il y a conscience à se refuser ces petits plaisir si grands.
Vous avez bien raison de mépriser. Soyez sûre que vous ne méprisez pas assez. Vous avez raison aussi de douter du mariage de la main gauche. Il se traitera longtemps sans se celèbrer, ni se consommer jamais. Mais il faut du temps et des incidents pour se dégager. Des embarras, des coup de bascule, de l’impuissance à droite et à gauche, c’est l’avenir et un avenir peut être assez long. Quoi au bout ? Je ne sais pas. En tout cas, je ne crois pas du tout que la rivière coule du côté de M. Molé.
Naples fait bien moins de bruit ici qu’à Paris. Elle n’en ferait même aucun, s’il n’y avait que la rudesse envers un petit Roi. Vous savez qu’ici on ne s’en soucie guère. Mais il peut y avoir tout autre chose ; et la Sicile insurgée inquiéterait même l’Angleterre. On est fort disposé, je crois à accepter, à désirer même nos bons offices pour arranger l’affaire. Soyez sûre qu’il ne viendra pas de là une querelle entre nous. Au contraire.
Il n’y a point de nouveau réglement pour le drawing-room. C’est moi qui ai eu la fantaisie de rester jusqu’à la fin pour voir le défilé complet. Je suis bien impatient que vous sachiez quelque chose des dispositions des Sutherland. Ce serait bien plus commode pour vous, et je ne comprendrais pas qu’ils fissent autrement.
Mais en tout cas nous vous trouverions, je n’en doute pas sur la route de Kensington, une bonne petite maison bien pourvue. Ellice part après-demain mercredi. Il est bien zelé
et bien pratique. Pour moi, je vous aimerais bien mieux seule chez vous. Bourqueney m’écrit : "Je sors de chez Mad. la Princesse de Lieven avec qui je viens de passer une heure beaucoup trop courte.» Votre lettre était sans doute déjà, à la poste.
Adieu. Adieu. Je compte sur une lettre demain. Ai-je tors ? Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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342. Londres, mardi 14 avril 1840
6 heures

J’espérais un peu une lettre ce matin. Elle n’est pas venue. Il ne faut pas espérer un peu un grand plaisir. Il faut y compter ou non. Vous me dites que je suis bien prudent, que je ne vous dis point de nouvelles. Si je suis prudent, je vous le dois a vous, plus qu’à personne. Personne ne m’a si bien fait comprendre l’importance des moindres paroles des plus petites démarches dans les grandes affaires. C’est précisément une partie de leur attrait que rien n’y soit indifférent. Elles ont cela de singulier et d’agréable qu’à la fois elles admettent beaucoup de laisser-aller et veulent beaucoup de discrétion. Si vous étiez là, vous savez bien quel serait le laisser-aller. Mais vous n’y êtes pas. Je suis sûr, très sûr à présent de nos moyens de correspondance. Pourtant, si une lettre se perdait, ici d’ici à Paris, chez vous ! Je ne sache personne en état de comprendre ce qu’est notre intimité d’où elle vient, où elle va personne en état d’y croire, et de se dire que nous avons raison. Il y a des gens d’esprit dans ce monde; j’en connais; j’en suis entouré. Il n’y a pas de supposition si sotte, si vulgaire qui n’entre dans la tête de ces gens d’esprit là, et n’y reste endormie dans quelque coin pour se réveiller et s’étendre au moindre prétexte. Je ne veux pas courir le risque de fournir le prétexte. Je suis vous le savez de ceux qui méprisent infiniment les sottises et qui les bravent volontiers. Mais il y a tel moment, telle situation où il faut se refuser ce plaisir.
Voilà pourquoi je ne vous fais pas assister jour par jour, heure par heure à tout ce que je sais ou fais. Cela me déplaît autant qu’à vous bien certainement. C’est un sujet d’impatience continuelle. Une source vive qui ne peut pas couler selon sa pente et va se heurter sans cesse contre la digue qui la retient. Je suis sûr aussi que cela me nuit souvent. Vos avis, vos avis de toutes les minutes sur les moindres détails, vous constamment à côté de moi, c’est une lumière charmante, qui me fait tout voir et me remplit de sécurité. A tout moment je la cherche ; à tout moment, je souffre, je m’inquiète presque de ne pas la rencontrer. Mais je suis sûr que vous trouvez que j’ai raison. Après tout, il me semble que je vous dis bien des choses et que vous êtes au courant. En gros, je suis content. Je crois que je me conduis bien et que la bonne conduite me réussit me réussira -t-elle aussi complètement et aussi vite qu’il le faudrait? Je n’ose l’affirmer ; mais je n’en désespère pas. L’occident est venu s’ajouter à l’orient ; je m’occupe de Naples comme de Constantinople. J’espère que l’une me servira pour l’autre, et que sur les deux points, mon pays, par mes soins fera prévaloir cette politique sensée et prévoyante qui est le besoin et sera le caractère original et grand de notre temps.
Le rapport du Duc de Broglie me convient. Je voudrais qu’il y ent une discussion dans la Chambre des Pairs et que mes amis y prissent beaucoup de part. On m’écrit que ce rapport à réussi. Que vous en dit-on ?
Mes invitations à dîner pour le 1er mai sont parties hier. Le chancelier et le speaker. Melbourne, Lansdowne, Clarendon, Normanby, Palmerston, J Russel, Holland, Minto. 15 Diplomates, y compris Neumann, Le Duc de Wellington. Mon ambassade 8 personnes. En tout 34. C’est le maximum possible de ma salle à manger, et j’espère qu’il m’en manquera, deux ou trois. Déjà le speaker, à son grand regret, m’écrit-il, à cause de la séance de la Chambre. Le duc de Wellington a accepté sur le champ, par un billet de sa main, main tremblante. Lord Melbourne aussi viendra ce qu’il ne faisait guère. Qui dois-je mettre en face de moi comme maîtresse de maison ? Lui à côté de moi? Qui à côté de mon vis-à-vis?

Mercredi 10 heures
Le 342 vient de bonne heure, bien long, bien tendre. Que de choses j’ai à vous dire sur ce que vous me dîtes ! Je vais au plus pressé. D’abord votre santé. Comment vous êtes maigrie depuis mon départ ! Charlotte l’a trouvé; vous le trouvez vous-même. Cela me chagrine, et me tourmente beaucoup. Vous n’avez jamais été bonne avec moi pour votre santé, jamais. Vous ne m’avez jamais donné les sécurités, les bien petites sécurités que je vous ai demandées. Vous n’avez jamais voulu voir mon médecin, causer avec lui. C’était bien aise. J’ai cela sur le cœur depuis longtemps. Comme bien d’autres petites choses du même genre. Vous ne savez pas soumettre vos fantaisies à vos affections. Vous ne savez pas penser assez à ce que désirent, je dirai brutalement, à ce que veulent de vous ceux qui vous aiment. Je dis ceux par respect humain.
Serez-vous toujours ainsi ? Me ferez-vous toujours la même peine?  Hélas, je n’ai dans la médecine qu’une bien insuffisante confiance. Pourtant il y a des confiances, au dessus de celle que j’ai dans Verity.
Je ne le connais pas. Mais enfin que vous en coûte-t-il de causer une demi heure avec M. Andral ou M. Chomel ? Je n’entends rien à ces drogues qu’on vous propose. Je ne crois pas les médecins français plus habiles que d’autres pour guérir. Mais je les crois plus habiles pour ne pas nuire, pour ne pas agir à l’aveugle. Répondez-moi sur cela. Et ne me dites pas conseillez-moi, pour ne tenir de mes conseils pas plus de compte que si vous n’étiez pas pour moi ce que vous êtes.
Je ne le sais que trop : il n’y a point d’affection, il n’y a point de tendresse qui rende savant, qui rende puissant pour connaitre et guérir le mal. Pourtant on doit quelque chose à la clairvoyance, à l’anxiété d’une vraie et inépuisable tendresse. Répondez-moi sur cela.
Seconde affaire. Pourquoi ne m’avez pas dit tout, simplement, il y a déjà longtemps que vous désiriez une lettre tous les jours? Vous me l’avez insinué. Vous y êtes revenue par des allusions. Est-ce là notre façon de procéder ?
La Diplomatie ne m’a pas encore envahi à ce point. Il est bien sûr que j’aime mieux vous écrire tous les jours, et avoir une lettre tous les jours. Nous y avions renoncé par ménagement extérieur de peur qu’ici cela ne parût trop étrange. Nos moyens de correspondance sont maintenant variés, établis.
Pourquoi ne m’avoir pas dit tout de suite. Profitons-en ? Pourquoi n’avoir pas compté avec certitude que votre désir était le mien, que votre plaisir serait le mien ? Vous avez peur de rien risquer ! Vous avez horreur de l’idée de m’ennuyer ! Mais il y a de l’ingratitude dans votre doute dans votre crainte ! M’ennuyer ! Risquer quelque chose avec moi ! Vous ne savez donc pas que je vous aime? Vous ne le savez pas du tout, quelquefois, je me suis flatté de vous l’avoir montré, appris, d’avoir fait entrer dans votre âme cette certitude mille fois supérieure à la certitude mathématique, cette confiance qui défie toutes les épreuves. Et je n’ai pas même réussi à vous donner la certitude que j’aime mieux une lettre tous les jours, la confiance que vous ne m’ennuyez jamais! Nous sommes donc encore bien nouveaux bien inconnus l’un à l’autre. Combien y a-t-il de temps que nous nous connaissons trois mois six mois. Regardez le n° de cette lettre 342 ; reprenez les premières que nous nous sommes écrites, le 20, 40, 60 comme vous voudrez. Il y a du temps bien du temps déjà entre ces chiffres. Ce temps a-t-il eu quelque empire ? Nous parlons nous plus froidement ? Nous ennuyons-nous plus aisément ? Comparez, comparez. Oui, je commence à vous aimer davantage. Et il y a déjà longtemps que j’ai commencé. Et ce que le temps n’affaiblit pas, il le fortifie ; ce qu’il ne tue pas il le fait grandir pour le léguer à l’éternité. Il y a déjà entre nous, assez de temps pour que la confiance soit grande, assez grande pour que nous n’hésitions pas à croire et à nous dire que nous aimons mieux deux lettres qu’une. Je vous écrirai demain, je vous écrirai après-demain. Le dimanche sera le seul jour où je ne vous écrirai pas parce que je ne le puis pas. Et si vous avez encore quelque doute, quelque crainte, vous m’offenseriez et vous m’affligeriez ; je ne sais lequel plus. J’ai encore à vous parler d’une infinité de choses. Mais il faut que je vous quitte. On m’attend pour déjeuner.
4 heures 3/4
Toute ma matinée a été prise. Je n’ai que le temps de vous dire adieu. Adieu. A demain. Toujours à demain. Adieu

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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343. Londres Lundi 16 avril 1840, 933
9 heures

Je vous ai quittée hier ayant encore je ne sais combien de choses à vous dire. Pourquoi vous quitter jamais ? Mais voilà qui est convenu. Nous nous écrirons tous les jours, sauf le dimanche.
Seulement, je vais chercher un troisieme conmissionnaire pour ne pas écraser les deux premiers. Nous pourrions, je crois, nous écrire une fois la semaine par la poste directement à notre adresse. Nous aurions soin de nous écrire discrétement ce jour-là. Vous m’écririez ainsi le vendredi et je recevrais votre lettre le dimanche, car je ne puis avoir le dimanche que les lettres à mon adresse directe. Je voudrais bien qu’il fût convenu aussi que lorsque
vous ou moi, nous désirerons quelque chose, l’un de l’autre, nous nous le dirons tout simplement sur le champ avec la ferme confiance qu’à moins d’impossibilité matérielle ou morale cela se fera, se fera avec joie, et que s’il y a vraiment impossibilité, nous la reconnaitrons tous les deux. Est-ce convenu ? Si vous étiez là, je vous dirais bien autre chose.
Vous avez raison. Le rapport du Duc de Broglie excellent. Je ne m’étonne pas que le duc de Noailles ne vous en ait pas beaucoup parlé. Il n’y a pas entre eux grande bienveillance. Le Duc de Broglie m’écrit : « Le rapport a eu succès dans la chambre. Elle était curieuse à regarder. C’était la première fois qu’elle se trouvait à pareille fête, c’était pour la première fois qu’une commission lui donnait son avis sur la question de savoir, s’il convenait de soutenir un ministère ou de le renverser. En m’écoutant, chacun en avait la chair de poule ; mais la chambre s’est sentie assemblée délibérante ; elle s’est comptée pour quelque chose. C’est le sentiment qui a prévalu en définitive, et qui a fini par faire explosion. J’ai reçu des félicitations des plus timides et des plus mécontents. Je crois avoir réussi, à tenir très haut et très ferme le drapeau de la coalition et celui de la conservation. Et ce n’était pas une petite affaire que d’entraîner toute une commission à professer nettement le gouvernement parlementaire dans toute sa rigueur. Quant au ministère, il n’est content qu’à demi ; les conditions du pacte sont si nettement posées, les paroles ont été recueillies et enregistrées, avec tant de solennité qu’il craint que cela ne le compromette avec la gauche. La est le mal pour ce qu’il a de mauvais et le bien pour ce qu’il a de bon. »
Il doit y avoir beaucoup de vrai dans cette impression. Si j’en juge par ses journaux la gauche elle-même ose à peine se plaindre du rapport et proteste bien timidement contre ce qui lui déplaît.
Mon dîner savant s’est très bien passé, Excellent et bien servi de l’avis général. 18 convives. Mon surtout est trouvé charmant. On n’en a employé hier que la moitié. J’ai prodigué les lumières. Ici, on ne sait pas éclairer. Décidément nous causons amicalement et avec plaisir, Lord Aberdeen et moi. Lord Jeffrey, grand juge en Ecosse, est un des hommes les plus spirituels que j’aie rencontrés ici.

4 heures
J’ai reçu ce matin de Thiers une dépêche qui m’a obligé à une longue réponse. Toute ma matinée a été prise. Ce n’est pas commode de traiter de loin des affaires où une parole dite à propos ou hors de propos peut donner ou ôter le succès.
Ma petite Pauline, à un rhume qui n’en finit pas ; des bouffées de fièvre dans la journée. Mon médecin me mande qu’il lui met un vésicatoire volant. Je crois qu’il a raison ; mais cela me tourmente. Ah, que la vie est elle-même une fièvre sans cesse rénaissante ! On s’en défend, en s’en guérit, on y retombe. Il n’y a de repos que dans l’éternité. Je suis trés actif encore, mais très fatigué.
Bourqueney ira vous revoir. Certainement il a l’esprit juste et fin. Il est à moi autant qu’il peut être à quelqu’un. Il est à moi par sa raison et par son goût. Mais ni la raison, ni le goût ne gouvernent toujours les hommes. Il faut se contenter de cette possession incomplète et précaire. Je m’en contente partout, excepté...
Tout le monde part pour la campagne. Lord Lansdowne et Lord Mahon seraient partis hier s’ils n’avaient dîné chez moi. Je profiterai de ces vacances pour courir un peu pour voir. Je n’ai encore rien vu Westminster, St Paul, la Tour, les Archives, les Collections. J’ai chez moi depuis avant-hier le neveu de Mad. Récamier, M. Lenormant qui vient passer à Londres ses vacances. Je verrai pour lui montrer. Les journaux Anglais de ce matin me donnent de petits extraits du duc de Noailles, et de Thiers à la Chambre des Pairs. Je suis impatient de lire le tout. Ce n’est pas sans importance pour moi.
Je dîne lundi, chez le lord Maire, à Mansion-house et le 2 mai à un grand dîner que la Royal Academy donne au Cabinet et au corps diplomatique le jour d’ouverture de l’Exposition des tableaux. On dit qu’il faudra un petit speech aux deux endroits. Si je parlais pour mon compte et en mon nom cela ne me déplairait pas. Je dirais quelque chose. Mais au nom du corps diplomatique, pour tous, cela m’ennuye et j’ennuierai.
Adieu. J’ai à écrire encore à ma mère. Souvenez-vous que vous avez me répondre sur votre santé et sur autre chose aussi. Parlez de moi, je vous prie à M. de Pablen. Je voudrais qu’il sût que je suis charmé de le savoir à Paris. Adieu, Adieu. G. 

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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344.Londres, Vendredi 17 avril 1840

Je ne vous ai rien dit en me levant. J’étais dans une disposition horriblement triste. Inquiet de ma petite Pauline, me reprochant d’avoir quitté mes enfants, en demandant pardon à leur mère à la mienne. J’ai passé la nuit avec ce cauchemar me reveillant sans cesse, ne me rendormant que pour retrouver mes enfants, ma mère, vous, vos enfants à vous, tout ce que j’aime ce que j’ai perdu, ce qui me reste tous malades, inquiet pour tous. Je suis sorti de mon lit fatigué, agité. Je n’ai rien fait. Je me suis mis tout de suite à ma toilette. Je l’ai fait traîner jusqu’à l’arrivée de la poste. Enfin, elle est mieux ; elle a bien dormi ; elle n’a pas eu de petit retour de fièvre. Ma mère est tranquille. Mon petit médecin veut que je le sois. Je le suis. Je suis plus content que tranquille. On a toujours tort d’être tranquille. Je vous le disais hier. Je le répèterais toujours. Quelle fièvre que la vie ! Je ne suis point d’un naturel agité. J’ai de la sérénité et de la force. Et pourtant
que d’agitations intérieures. Que d’inconséquences et de faiblesse ! Que de résolutions prises, pour être cent fois regrettées, déplorées, et qu’on reprendrait  également en pareille circonstance, malgré l’épreuve des regrets passés et la prévoyance des regrets futurs ! Trop heureux encore quand l’épreuve se borne à des craintes à des tourments, quand les regrets ne vont pas jusqu’à l’irréparable. Ah nous sommes de bien lègères créatures ! nos sentimens même les plus profonds, les plus puissants cèdent bien souvent à des considérations, à des intérets bien secondaires. Et puis nous nous étonnons, nous nous indignons des inquiétudes et des peines qui nous arrivent, comme si nous n’avions pas dû les prévoir, si nous n’avions pas pu les éviter! Enfin Dieu soit loué ; ma petite fille est mieux et je puis vous parler d’autre chose. Je ne l’aurais pas pu ce matin. Et je ne voulais pas vous parler de mon mal. Cette petite fille est vraiment bien délicate. Elle est née délicate. Elle a été malade, en naissant ; elle a eu dans les six premières semaines, une maladie qu’on appelle le muguet, des aphtes dans la bouche et la gorge. Elle avait les jambes très faibles, près de tourner. Elle a porté deux ou trois ans des petites bottines avec une mécanique. Les bains de mer, en 1835 lui ont merveilleusement fortifié les jambes et les reins. J’espère qu’on qu’on trouvera quelque régime qui fortifiera aussi le fond de sa santé. Certainement, je ne ferai pas venir ici mes enfants et ma mère contre l’avis des médécins. Je vais bien penser à cela écrire, m’informer. Si on ne me donne pas pleine sécurité, au lieu de les faire venir, je les enverrai au Val Richer où ils passeront l’été en bon air, en plein repos, dans leurs habitudes, et j’irai, les y retrouver vers la fin de septembre. Ne parlez de cela à personne. Mais, pour rien au monde, je n’ajouterai un risque de plus à tous ces horribles risques, de la vie humaine. Il n’y a point de privation que je ne préfère. Je suis charmé que décidément les Sutherland vous attendent chez eux. Cela vous épargne tout embarras. Je ne doute pas qu’ils n’aient moyen de vous mettre au rez-de-chaussée. La maison est si grande ! Quel degré de liberté aurons-nous là ? Comment arrangerons-nous nos heures ? Pensez-y d’avance pour que nous ne perdions pas un jour à le chercher.
Je trouve Thiers fort bon à la Chambre des Pairs, convenable et habile pour ici ; son langage ne me génera en rien et me servira. Pour l’Intérieur, il a été plus faible, plus vague, toujours dans sa position d’équilibriste. Il y est condanmé. Il y restera jusqu’à ce que quelque évênement, quelque crise le force à se brouiller avec la gauche ou le pousse à s’y plonger Quel sera son choix le jour de cette épreuve ? Je ne le prevois pas du tout. Il a en lui de quoi prendre le bon et le mauvais parti. Bien entouré, sontenu encouragé, gardé, il prendrait le bon. Livré à lui-même, il y a beaucoup de chance qu’il prenne le mauvais. Ce qu’il y a de bon autour de lui suffira-t-il à le garder, à le soutenir ? Je ne sais pas. C’est comme votre Empereur. Il faut quelque évènement, quelque grande necessité pour le faire
changer dans un bon sens. Il n’a pas en lui-même assez de force, et d’esprit pour se décider, pour s’éclairer seulement. Il se livre à son humeur, car ce n’est pas de la politique. Il n’a point de politique puisqu’il est modéré en fait et violent en paroles. Il ne changera que quand il plaira à Dieu. La conversation de M. de Pahlen n’y suffit pas. Je suis curieux de la lettre que vous me promettez. Elle a vraiment de l’esprit ; ne tardez pas à me l’envoyer, je vous prie. Les dépêches de M. de Brünnow doivent être longues. Il a l’esprit long. Je ne m’étonne pas que l’Empereur s’y plaise. Il (M. de Brünnow disait l’autre jour, à quelqu’un qu’il écrivait en ayant toujours devant lui le portrait de l’Empereur. Il écrit beaucoup, beaucoup ; assez pour que le Time parlât avant-hier de la singulière activité de la chancellerie Russe. M. Dedel va partir pour passer quelque temps en Hollande. J’en suis fâché. C’est celui qui me convient le mieux dans le corps diplomatique. Monde bien médiocre en soi et ici bien obscur. On compte sur le Prince Esterhazy pour les premiers jours de mai. Adieu. Je vous quitte pour aller au sermon Trinity Chapel, une petite église Anglicane où prêche, dit-on, un homme de talent. Après j’irai me promener un peu, seul. J’ai besoin de prendre l’air. Je ne suis pas sorti du tout hier soir. Je suis remonté dans ma chambre à 9 heures et demie, et j’étais dans mon lit à 4 heures. Mauvais lit.
Adieu. Adieu. A Stafford house le 3 juin !

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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345. Londres, Samedi 18 avril 1840
8 heures et demie

Je viens de réussir dans une petite négociation qui a quelque valeur en elle-même et quelque importance pour moi. A la première nouvelle des vivacités de l’Angleterre à Naples, en causant avec Lord Palmerston et le voyant un peu préoccupé des conséquences possibles, une insurrection en Sicile, des embarras en Italie et, je dis quelques paroles des bons offices de la France et du parti que l’Angleterre en pourrait tirer. Elles furent bien accueillies. Elles le furent très bien à Paris. J’ai mené l’affaire vivement, et un courrier vient de partir hier soir pour Lord Granville qui acceptera la médiation de la France entre l’Angleterre, et Naples chargera la France de négocier au nom de l’Angleterre et lui donnera le pouvoir de suspendre les hostilités contre le pavillon Napolitain. Cela sera bon dans le cas particulier et d’un bon effet général. On verra que la France et l’Angleterre ne sont pas si près de se brouiller, ni si dénuées de confiance l’une dans l’autre. Lord Granville vous aura peut-être déjà parlé de ceci quand ma lettre vous arrivera. Ayez soin seulement de n’en pas parler la première. Du reste, je suppose que l’affaire une fois conclue, on n’aura rien de plus pressé que d’en parler. Je crois avoir bien saisi et bien poussé l’à propos.
J’ai eu hier un pauvre sermon d’une insignifiance et d’une séchéresse rare, commune ici, me dit-on. Mais la foi, et la componction des assistants supplient le talent du prédicateur. J’ai été édifié du recueillement et de l’air convaincu, pénétré, de tout le monde. J’étais à St George hanover-square, la paroisse fashionable. Lady Palmerston s’est mariée là ! Je suis revenu à pied, par un beau temps, mais un vent de Nord-Est fort et froid. Je suis allé faire quelques visites, c’est-à-dire des cartes. Dans la cité pour la première fois, à la Deanery de St Paul, pour l’Evêque de Landaff. J’ai été frappé de l’aspect vraiment monumental de Temple Bar. Lord Wiltoughby, Lord Hermiker, Lord Nugent, le comte de Lovelace (qui a épousé la fille de Lord Byron, jolie et aimable) Lady Willians Pawlett et la comtesse douaierière de Charleville. Voilà, je crois, un compte-rendu bien complet, jusqu’à mes visites.
Le soir, à Holland-House où j’ai trouvé Lord Palmerston qui m’a dit que son courrier venait de partir. Lady Holland me soigne extrêmement. Elle m’a envoyé hier un ouvrage, qu’on dit curieux, sur les principaux procès criminels de l’Angleterre. Je lui envoie ce matin mon maître d’hôtel pour prendre la mesure de papiers de lampe dont elle a besoin et que je lui ferais venir. Palmerston, Hobhouse, Dedel, Neumann, Bülow, Rogers, voilà Holland House hier au soir. On cherchait un vers qui contenait un mot singulier et qui devait être, selon les uns dans Milton, selon les autres dans Shakespeare. On ne l’a pas trouvé.

3 heures
Ces menaces de rougeole me préoccupent extrêmement, et je n’en sais que ce que vous m’en dites. Je n’ai rien de ma mère ce matin, à mon vif chagrin. Elle aura envoyé sa lettre aux Affaires étrangères, pour le courrier de jeudi qui n’est pas parti, sans doute à cause du débat de la Chambre des Pairs. Je n’aurai donc rien que demain, entre midi et 2 heures. Quelle fièvre que la vie ! Je le repète sans cesse parce que je l’éprouve sans cesse. Je suis depuis deux mois dans une grande activité d’esprit, de cœur, de corps. Je n’en suis pas fatigué ; mais j’aurais besoin qu’aucune fatigue extraordinaire, aucune préoccupation extraordinaire, aucun accident, aucune épreuve ne vînt ajouter son fardeau à mon travail, son agitation à mon activité.
Je n’ai jamais senti les contrariétés, les inquiétudes plus vivement que depuis deux mois. Pendant que je lis, que j’écris, quelque idée poignante, quelque crainte horrible me vient tout à coup. Je me lève. Je fais quelques pas dans ma chambre. Je joins les mains devant Dieu ; je le prie, je le conjure deux secondes, qui me semblent des heures. Je me remets à travailler. Et je recommence dix fois. Ah, si Dieu veut encore faire quelque chose de moi, si je lui suis encore bon à quelque chose en ce monde, qu’il protège ce que jaime vous, mes enfants, ma mère. J’ai usé beaucoup de force à supporter. Il m’en reste bien peu.
Alexandre passera-t-il un peu de temps avec vous ? Vient-il prendre son frère ici pour aller en Russie ou se sont-ils donné rendez-vous quelque part ? Je n’ai entendu parler de Paul qu’une fois, Bourqueney, peu avant de partir, a dîné avec lui chez le baron de Munchausen.
On ne m’a pas encore envoyé le grand Cordon. Ce sera probablement à la fête du Roi, le 1er mai. C’est l’époque.

4 heures 3/4
J’ai été dérangé par Neumann et Bülow, de la pure conversation. La semaine prochaine sera stagnante. Tout le monde va à la campagne.
Adieu, adieu.
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