Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Jeudi 27 juin 1850

Voilà du bien petit papier. Je n'en ai pas d'autre sous la main. Vous partez donc samedi ou lundi. Paris vous manquera beaucoup. Vous venez d'avoir un mois très animé. Paris, et Londres à la fois. Et quelque chose de plus que la pure curiosité. Quoique les deux questions aient l’air réglées, au moment de votre départ, elles renaîtront bientôt. Et vous ne serez pas là pour voir et pour me dire, ni moi non plus pour vous tenir au courant. Nous nous enverrons quelques extraits, de lettres et nos réflexions.
A Paris, il va y avoir un temps d'arrêt. On votera les lois qui sont sur le tapis et le budget de 1851, puis on se prorogera. Et personne ne fera de coup d'état pendant la prorogation. Voilà ce que dit la prévoyance humaine. Londres devrait, ce semble, rester plus animé. Si le cabinet était vaincu la confusion serait grande; s'il est vainqueur, que deviendra le conflit entre les deux Chambres ? Mon pronostic est qu’il commencera par s’apaiser. Lord Stanley a été bien plus modéré que Lord John ; il n'a point jeté le gant aux Communes et à la révolution ; il a strictement limité son coup ; et peut s’arrêter sans se démentir. Mais quel effet aura produit sur la Chambre des Lord l’attaque révolutionnaire de Lord John ? Peut-elle ne pas la ressentir, et ne pas en marquer son déplaisir ? Les Anglais ont beaucoup de retenue ; ils savent faire un pas, et puis attendre. Pourtant la question d'honneur est bien engagée ; honneur de Chambre, honneur d'histoire ; le vieux parti Tory peut-il laisser ainsi traiter ses anciens triomphes ? Est-il assez transformé pour ne plus s'en soucier ? Je vous envoie mes questions et mes spéculations. Le facteur va m’apporter le résultat de Londres. Cela aura probablement duré plus d'un jour.

Dix heures
Ce sera long à Londres. Je vois que j’ai fait les frais du discours de Sir James Graham. Je consens volontiers à être de plus en plus déclaré l'adversaire et le but des coups de Lord Palmerston. Je n'y perdrai pas. Je vous voudrais cette chaleur là quand vous serez à Aix la Chapelle. Je suis convaincu que là, et quand vous prendrez des bains, elle vous serait bonne. Nous avons eu ici hier soir un violent orage. Adieu, adieu. G.
Je reçois ce matin une lettre avec l'adresse de la main de Marion. Je l'ouvre croyant qu'elle m'écrit pour me parler de vous et m'indiquer quelque chose à fair pour l'aider à aller avec vous. Pas du tout ; c’est son père qui m'écrit pour me parler du free trade, de Mad. de Staël, de Cicéron et de St Paul.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, jeudi 26 sept. 1850

On s’apercevra, je crois bientôt qu’on a fait une bévue en forçant les Journalistes, à signer leurs articles. On leur aura donné plus de prétentions et d’importance en leur donnant plus d'humeur. Je dis les journalistes, et non pas les journaux. Sous l’Ancien régime, on ne connaissait que le journal, et non pas les journalistes. C'était le journal qui avait de l'importance, et non pas ses rédacteurs. On aura changé cela au profit des rédacteurs, aux dépens du journal et du public aussi qui aura plusieurs prétentions à satisfaire et plusieurs fortunes à faire au lieu d’une. En Angleterre, les journaux ont de l'importance les journalistes point. On gagnera bien peu de chose par le peu d’embarras, et de crainte qu'on impose aux journalistes, en les obligeant de signer. L’ambition, la vanité et l'habitude auront bientôt surmonté cela. On perdra bien davantage en appelant aux honneurs du théâtre des gens qui vivaient dans les coulisses. Mesure de haine et d'humeur, bonne pour satisfaire la haine et l’humeur inintelligente et imprévoyante hors de là. C'est l’impression qui m’a frappé hier, en lisant mes journaux signés pour la première fois.
Autre raison. Quand les rédacteurs ne signent pas, l'autorité appartient au propriétaire qui a la responsabilité morale du journal. Quand les rédacteurs signent, une partie de l'autorité va à eux avec la responsabilité, c’est-à-dire que l'influence passe de l’esprit de propriété à l’esprit de vanité.
Il me revient que le président est décidé à fondre la cloche l’hiver prochain, c’est-à-dire sa cloche. Il demandera formellement à l'Assemblée la prorogation de ses pouvoirs avec la révision, de la Constitution. Si l’assemblée la lui refuse il ira seul devant le suffrage universel, vraiment universel. Il est décidé à durer, à durer tant qu’il pourra à faire tout pour durer. Je le comprends ; mais je crois qu’il se tromperait si pour durer il lançait lui-même le pays dans une secousse. Il pourrait se tromper beaucoup sur le résultat. Le pays s'en prendra de la secousse dont il ne veut pas à celui qui en aura pris l’initiative, et il la lui fera payer. La force du président est précisément de mettre le pays à l'abri d’une secousse nouvelle, et des maux et ce qui est pire des incertitudes dont l'idée seule fait trembler le pays. S'il est bien conseillé, il gardera à tout prix cette position qui lui donnera au dernier moment, quand il faudra absolument fondre la cloche, plus de chances de durée qu’il n’en trouverait dans un appel prématuré, et non indispensable, au suffrage universel.

10 heures
Votre récit de la revue de Versailles est curieux. Mistriss Howard et Lady Normanby ! Rien de plus, rien de moins. C’est un peu fort.
Vous voyez bien que j’ai raison de dire que Lady Allice me plait. Je vois qu’on a pris aussi le deuil à Berlin pour le Roi Louis Philippe. A ma connaissance, il n’y a pas eu plus de notification là qu'à Vienne. Il n’y en avait point il y a trois semaines. C’est donc spontané. Ils ont raison. Adieu, Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 25 sept. 1851

Ma petite fille est bien malade. J’ai cru hier qu’elle ne passerait pas la journée, et je la trouve plus mal ce matin qu'hier. Elle a passé une mauvaise nuit. Je m'étonne toujours de ce qu’il y a de force dans la créature la plus faible. Pauvre petite enfant ! Entrevoir à peine le jour de la vie ! Dieu sait ce qu’elle y trouverait, si elle y restait. Sa mère a beaucoup de piété et de courage.
Voici la lettre de Gladstone. Ne la laissez pas circuler, je vous prie et veuillez me la renvoyer de manière à ce que je l'aie lundi ou mardi. C’est d’un très bon et honnête homme et d’un esprit très peu politique, gouverné par ses impressions, sans penser aux conséquences de ses actions. Evidemment la lettre de Fortunato a redoublé sa colère et déterminé sa publication, sans plus attendre. Par fidélité à mon optimisme, je penche à croire qu’il sortira de cet incident deux leçons pas tout à fait inutiles : l'une, pour les hommes comme Gladstone et le public lui-même qui ne croiront plus si aisément ce qu'on leur dira ; l'autre, pour le gouvernement Napolitain qui regardera, un peu plus attentive ment à ses prisons et à ses procès.
Vous ne lisez ni la Presse, ni la Gazette de France, ni l’Univers. Ce dernier, M. Veuillot, fait depuis quelques jours aux deux autres, à M. Emile de Girardin et à M. Lourdoueix personnellement, une guerre excellente ; guerre de moraliste-confesseur plus que de journaliste ; et juge leur conduite et leurs idées avec une justice impartiale et rieuse, et une compassion sévère et moqueuse qui ne se rencontrent guère dans ce monde-là. Ce temps-ci pourrait bien devenir un temps de vraie justice envers les personnes et s'il se prolongeait un peu, bien peu de coquins et de fous en sortiraient sans avoir été réduits à leur juste valeur. Quand ils n'ont pas devant eux un gouvernement assez gros pour qu'ils concentrent tous leur feu sur lui, ils tirent les uns sur les autres et ils se mettent en pièces. C’est notre seul profit.
Voilà l'affaire de Cuba bien finie. Le Général La Concha s’est fait honneur. Il y a un grand fonds d’énergie et de dévouement dans cette race Espagnole, S'il lui arrivait un jour d'être bien gouvernée, elle ferait encore de bien grandes choses. Il est vrai que les bons gouvernements selon nos idées actuelles, sont des gouvernements pondérés, et réguliers, qui ne vont pas au caractère espagnol.

10 heures
Le médecin vient d'arriver. L'enfant est très mal. Il ne passera probablement pas la journée. Adieu, Adieu. Je retourne auprès de la mère. Merci de vos soins pour l'adresse de Montalembert. Si vous ne la trouvez pas, j'enverrai à l’un de ses amis. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 25 Sept. 1851
4 heures

Ma petite fille est morte ce matin, deux heures après que je vous avais écrit. Sans souffrance ; elle s'est éteinte, plutôt par impossibilité de vivre que par maladie, à force de soins, on lui a donné quelques mois de vie ; mais les soins n'ont pas pu davantage. Sa mère est résignée, par soumission à Dieu et par courage naturel, mais très triste ; elle soignait son enfant avec une vigilance passionnée. Je ne crois pas que cela change rien à leur projet de passer l’hiver dans le midi. C’est surtout son mari qui en a besoin.
J’ai eu ce matin vos deux lettres. Certainement tout cela est de la pitoyable conduite. Les légitimistes n'avaient pas et n'ont pas autre chose à faire que de soutenir le président tant qu'ils ne peuvent pas avoir la Monarchie par la fusion, et non seulement de le faire, mais de dire tout haut pourquoi ils le font. Mais ils veulent suivre leurs fantaisies comme s'ils étaient assez forts pour les faire réussir. Tous les partis en France sont à la fois impuissants et intraitables. C’est un spectacle ridicule. Quelque grosse sottise passera à travers tout cela, et elle aura son temps même son temps de triomphe comme toutes les sottises. Puis elle tombera, en ayant aggravé le mal général.
Je suis très triste et très décidé à ne mettre la main dans aucune sottise. Je suis tombé. Si je ne puis pas me relever à ma satisfaction, je resterai à la place où je suis tombé.
Vous ne lisez pas le Messager. Celui qui m'est arrivé ce matin contient un grand article évidemment inspiré par Thiers sur les conférences de Champlâtreux. J'en suis toujours. L'article a l’air fait pour la présidence de Changarnier. Au fond, il laisse le choix entre le Prince de Joinville et Changarnier. Et ce choix restera ouvert jusqu'au dernier moment. Changarnier a son parti pris de n'en prendre aucun et d'être, soit en premier, soit en second, le restaurateur de n'importe laquelle des deux monarchies.
Le propos de M. Carlier, sur de nouvelles élections m'étonne. Ils ont, ce me semble plus à redouter la proposition Créton, et le vote des lois pénales contre la réélection que des élections nouvelles. Mais ils savent sans doute mieux que moi où ils en sont.

Vendredi 26 7 heures
Je me lève. La plus petite et la plus obscure mort est solennelle. Tant que cette pauvre enfant est là, toute la maison lui appartient, et n'est que son tombeau. J’ai écrit à Caen pour faire venir le Pasteur Prostestant qui réside là. Nous n'en avons pas de plus rapproché. Il arrivera ce soir ou demain matin. L’enterrement se fera demain. C’est un grand isolement, et quelques fois un grand embarras, que de n'être pas de la religion générale du pays qu'on habite. Je n’ai nul embarras ; tout mon village, y compris le Curé, est très bienveillant pour moi et se prête avec coeur à tout. Mais l'isolement subsiste toujours.

Onze heures
Votre lettre est intéressante. Et le trio a dû l'être. Vous avez bien raison de dire tout haut votre sentiment. Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 25 oct. 1849
7 Heures

Un homme d’esprit m'écrit ceci : « Ne trouvez-vous pas que tout ce qui se passe autour de Constantinople ressemble singulièrement aux préludes du partage de la Pologne ? Il y a même, quant à nous, analogie dans la position. » Il y aurait du vrai à cela, s’il n’y avait pas, partout en Europe, ce qui n’y était pas au milieu du dernier siècle, la révolution flagrante. Les gouvernements seraient fous aujourd’hui si, pour penser à l’ambition, ils oubliaient la révolution. A ce jeu-là, elle ferait plus de conquêtes qu'eux et leur ferait bientôt payer cher celles qu’ils croiraient avoir faites. Les gens d’esprit ont le défaut de courir après tous les feux follets qu’ils aperçoivent, et qu’ils prennent pour des lumières. Cela les empêche de voir le grand soleil qui est en haut, et qui leur montre le vrai chemin. Je ne m'étonne pas de vos terreurs ; je m’en désole ; et à cause de ce que je leur trouve de fondé, et à cause de ce que je leur trouve d’exagéré. De la sécurité, le sentiment de la sécurité à Paris, vous n’avez pas pu y compter ; je n’ai pas à me reprocher de vous avoir rien dit qui pût vous tromper à cet égard. Aujourd’hui en France, il faut se résigner au fait et au sentiment de l’insécurité. Mais rien n’annonce des désordres prochains matériels et il y a tout lieu de croire que même survint-il quelques désordres de ce genre, il n’y aurait point de dangers pour les personnes, surtout pour les personnes étrangères, surtout point de dangers si prompts qu’ils fussent imprévoyables et indétournables. Il ne faut donc ni s'endormir ni perdre le sommeil. Quel ennui d'être loin et de ne pas avoir avec vous, sur ce point là encore plus que sur tout autre, ces conversations infinies où à force de se tout dire, on finit par atteindre ensemble à la vérité et pas s'y reposer! Enfin dans trois semaines nous en serons là. J’attends assez impatiemment ce qui a dû se passer hier à l'assemblée à propos de Napoléon Bonaparte qui a dû se plaindre qu'on mît de côté sa proposition sur le rappel des bannis pour ne s'occuper que de celle de M. Creton. C'est le second défilé du moment à passer. Si on le passe à l'aide de ces quelques paroles du rapport sur la proposition de M. Creton : ne pas prendre, en considération, quant à présent, et avec regret, on s’en sera tiré à bon marché. Avec qui et avec quoi le Président. ferait-il son coup d’état impérial avant la fin de l'année ? Je comprends qu’il ait besoin d’argent ; mais pour se procurer de l'argent, il faut, ou une assemblée qui vous le donne de gré, ou des soldats qui le prennent, pour vous, de force. Je ne vois à sa disposition ni l’un ni l’autre moyen. Il est vrai qu’à Strasbourg et à Boulogne, il ne les avait pas non plus ni l'un ni l’autre, à cela, je n'ai point de réponse, sinon qu'à Strasbourg et à Boulogne, il n'a pas réussi. Il s’appelait pourtant Louis Napoléon comme aujourd’hui. C'est beaucoup un nom ; ce n'est pas toujours assez.

Onze heures
Votre lettre d’aujourd'hui me plaît, politiquement et personnellement. Ne vous fatiguez pas. Adieu, adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Jeudi 25 Juillet 1850

La poste me traite ici cette année avec une grande courtoisie ; elle envoie un facteur au Val Richer exprès pour moi. Il vient directement, chargé de mes seules lettres et attend quatre heures avant de repartir. Comme au temps de ma puissance. Cette faveur a été sans doute l'objet de quelque hésitation, car deux ou trois fois, elle a été suspendue. Je suis rentré dans la foule ; le facteur faisait une tournée de canton, arrivait ici tard et repartait presque aussitôt. Il paraît qu’on s'est enfin tout à fait décidé pour la bonne grâce. Le facteur me le dit. J’en suis fort aise, et je témoignerai de quelque façon au directeur général que j’y suis sensible.
On annonce la convocation des Conseils généraux pour la fin d’août, quinze jours ou trois semaines après le départ de l'Assemblée. Ils se préparent fort tranquillement. C’est évidem ment une institution plus enracinée dans le pays que beaucoup d'autres, les propriétaires y ont goût et confiance, sans distinction de partis. Si les Conseils généraux exprimaient vivement et généralement quelque voeu, faisaient quelque démarche cela aurait assez d'autorité. Mais ils ne feront, cette année, rien de semblable ; point d'impulsion forte ni générale, point de but précis. Ils resteront à peu près, dans la même ornière que l’assemblée et le gouvernement. Il n'en résultera rien.
Je suis frappé de l’ignorance où vous êtes, vivant en Allemagne, sur les affaires d'Allemagne. On y pense donc bien peu en Allemagne. Car enfin, quoique vous n'ayez à Ems personne de bien amusant, vous y avez du monde. Si vous étiez à Plombières ou à Vichy, vous entendriez bien autrement parler des affaires de France et de Paris. Les plus froids et les plus sots en seraient sans cesse occupés. Il faut qu’il y ait au delà du Rhin bien peu de public et de publicité politique. Ce qui se passe à Vienne et à Berlin mérite fort à coup sûr qu’on y regarde. Pour moi, je suis avec un vif intérêt la réorganisation de la Monarchie autrichienne et les soubresauts rusés et vains de l'ambition prussienne. Vous avez raison ; petit pays, excepté pour les savants et pour les Chambellans. Vous me ferez voir le Rhin. Je ne le verrai probablement jamais sans vous.

9 heures
Précisément aujourd’hui vous me donnez sur l'Allemagne, des renseignements intéressants. Ce que vous me dites a l’air vrai. Vous voyez que la nomination de la commission permanente est devenue tout-à-fait une affaire. Sans conséquence, comme tout aujourd'hui, mais qui excite vivement les passions ce qui se croit des passions. L’Elysée y est battu ; ce qui ne servira de rien à l'Assemblée.
Je trouve le discours de Lord Palmerston au reform Club meilleur que son discours à la Chambre des communes. Plus vif, et plus original. Je suis assez frappé qu’aucun de ses collègues ne soit allé à ce dîner. C’est probablement d'accord avec lui.
On me dit que le Vice Président des Etats-Unis, M. Fillmore est un homme très distingué, beaucoup plus distingué que le Général Taylor. Le choléra en veut aux Présidents américains. Deux en quelques années. Les rois d’Europe ont été plus ménagés.
Le petit article du Constitutionnel sur la première communion du Comte de Paris est intéressant. Mais évidemment le Roi est toujours bien faible. J’aurai un de ces jours de ses nouvelles avec détail. Adieu, adieu.
Je crois un peu que les eaux d’Ems sont un humbug. Je l’ai entendu dire. On envoie là les personnes à qui on ne veut ni bien ni mal. Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 24 Juillet 1851
8 heures

Je viens d'écrire une longue lettre à Croker. Il faut payer ses dettes, surtout à ses vieux amis. Je serais bien triste si je parvenais à être réellement inquiet sur l’Angleterre. Je persiste à ne pas l'être. Il y a là une digue de bon sens et de vertu assez forte pour résister même à un gros torrent qui viendrait l'assaillir, et je ne vois pas encore le torrent.
J’ai eu hier des visites qui m’ont assez frappé ; deux des hommes les plus intelligents, et les plus froids du pays ; sans passion et sans parti pris sur rien. Ils m’ont parlé du débat sur la révision comme ayant été très favorable à la monarchie, et pas très favorable au Président. Ils trouvent que République et Président ont fait là assez pauvre figure. Ils examinent ce qu’ils ne faisaient pas du tout, il y a un mois, comment la monarchie pourrait revenir, l'an prochain, ou quel autre président pourrait être élu. Cependant ils concluent que la République et le président. actuel sont encore ce qui a le plus de chances.
J'envie à Marion et à Duchâtel leur course à Stolzenfels. Je pense à Ems avec plaisir, et regret. A cause de vous d'abord, ce qui va sans dire, mais un peu aussi à cause d'Ems même. Le pays est plus pittoresque que celui-ci, et au milieu de ce pays pittoresque il y a des restes du passé un peu de vieille histoire, Stolzenfels restauré et les ruines de Nassau. Il n'y a point du tout de passé autour de moi, à dix lieues à la ronde, point du tout. On prend de plus en plus le goût du passé en vieillissant, comme les ombres s'allongent le soir. Pardon de l'incohérence.
Que dites-vous du souffle que l'assemblée vient de donner à ce pauvre Léon Faucher ? C’est la seconde fois que cela lui arrive. Il y a des gens qui auront voulu se dédommager de l'effort qu'ils avaient fait en votant pour la révision. Cela amènera-t-il une crise de cabinet ? M. Od. Barrot est là, prêt à recevoir l'héritage et à servir de couverture pour la réélection du Président. Je soupçonne que quelques uns des collègues de M. Léon Faucher auront été, sous main, pour quelque chose dans son échec. C'est aussi ce qui lui arriva, à sa première chute. Il est déplaisant, et embarrassant.

Onze heures
On m'écrit de Paris : " Les ministres restent. Ce n'est pas qu'à l’Elysée, on n'ait un grand désir de profiter de l'occasion pour renvoyer Faucher qui est odieux à ses Collègues et au Président ; mais ce serait donner une victoire à l'Assemblée, et on se décide à laisser les choses comme elles sont. Il faudrait d'ailleurs prendre Barrot qui n’est pas plus aimé que Faucher. " " Berryer, a reçu une longue lettre du duc de Noailles, dont il est très content. Le Duc aussi est content." Ce pauvre Maréchal Sebastiani aurait mieux fait de mourir il y a quatre ans. Il en avait une admirable occasion. C'était un esprit politique remarquablement sûr, fin sans subtilité, et presque grand avec une pesanteur et une lenteur assommantes, et une extrême stérilité. Propre à l'action, quoique sans invention. Je ne l'ai pas revu depuis la révolution de Février.
Je suis bien aise que Mad d'Hulot vous plaise. C’est une honorable personne, et je l’ai toujours trouvée aimable. Adieu, Adieu. Nous sommes depuis hier, sous le déluge d’un orage continu. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer 23 Oct. 1851

Je voulais rentrer à Paris du 2 au 5 novembre. Ma réponse à M. de Montalembert exige, absolument huit jours de plus. Je veux l'apporter à peu près terminée, et il n'y a pas moyen pour moi de travailler un peu de suite à Paris surtout quand j’y arrive. Je ne rentrerais donc que du 10 au 12. Et Falaise me fait perdre deux jours. Ce retard me déplaît beaucoup, et à vous, j'espère autant qu'à moi. Bien à cause de vous seule, et de mon plaisir à me retrouver auprès de vous, car je ne me sens aucun empressement à rentrer dans cette atmosphère d'activité bavarde et vaine. La solitude rend sérieux et difficile. Je le deviens tous les jours davantage. D'autant plus que je vois clairement, pour le bon parti, une bonne conduite à tenir, je ne dis pas qui le conduirait promptement à son but mais qui certainement, l’y ferait marcher et qui en attendant, le lierait intimement au pays de l'aveu et de l’appui duquel il ne peut se passer. Mais cette bonne conduite, on ne la tiendra pas ; elle exige trop de bon sens de patience, et de sacrifice des fantaisies personnelles. Connaissez-vous un pire ennui que de voir faire et défaire soi-même de compagnie, des fautes qui déplaisent autant qu'elles nuiront, et de se donner beaucoup de mouvement pour aboutir, le sachant, à beaucoup d'impuissance ?
Le discours de M. de Montalembert est un ouvrage, un long ouvrage beaucoup trop bong, excellent au fond, très hardi, et souvent très beau dans la forme. Ni l'Académie ni son public n’ont jamais rien entendu de si hautement et brutalement anti-révolutionnaire. La vérité y abonde ; la mesure et le tact y manquent. Ceci entre nous. C’est toujours l'homme qui, selon le dire de M. Doudan, commence toujours par les paroles : " Soit dit pour vous offenser " Certainement, ni la Commission de l'Académie, ni l'Académie elle-même, si on est obligé de recourir à elle avant la séance, ne laisseront passer ce discours tel qu'il est. Je m'attends à une vive, controverse intérieure et antérieure. On demandera à M. de Montalembert beaucoup de changements, et le changement d'abrègement sont indispensables, pour son propre succès J'appuierai auprès de lui ces changements-là car je désire son succès autant que lui-même ; d'abord parce qu'il le mérite et aussi parce que son succès sera bon pour la bonne cause Quant au fond des choses, je défendrai son discours contre les gens à qui il déplaira et contre ceux qui en auront peur, sans qu’il leur déplaise. Ne parlez de ceci, je vous prie qu'à des amis de M. de Montalembert ; je ne veux pas qu’il puisse me reprocher d'avoir ébruité d'avant son discours. Mais si vous voyez son beau frère Menode, il n’y à pas de mal qu’il sache un peu mon impression et ma prévoyance.
Berryer a raison de se présenter pour l'Académie. Je crois pleinement à son succès. Cependant il faudra en prendre soin. Bien des gens croiront faire par là de la politique et en auront peur. Le Gouvernement qui, à la vérité, n'a à peu près aucune influence dans l’Académie, lui sera certainement fort contraire. S'est-il assuré de ce que fera Thiers ?
Si vous voyez Vitet soyez assez bonne pour lui demander de ma part des nouvelles de Duchâtel. Il m’a écrit. Je lui ai répondu au moment de la mort de ma petite-fille, depuis, je n'ai rien reçu de lui. Je pense pourtant que ma lettre lui est arrivée.

Onze heures
Il ne faut pas de défaillance et je suppose que Chomel n'a pas compté pour longtemps sur l'artichaut strict. Adieu, Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Jeudi 21 août 1851

J’ai sur le cœur votre chagrin, je ne veux pas dire votre injustice de Vendredi dernier 15. Ne croyez donc jamais qu'aucune dissipation comme vous dîtes, ni aucune affaire puissent me détourner de penser à vous. Je ne serai content que lorsque je saurai que vous avez eu ma lettre. J'espère bien le savoir demain.

Duchâtel m'écrit qu’il part pour Londres, hier soir. J’irai probablement le retrouver chez Grillon, où il va se loger. Il me dit : " Paris est désert. Les renseignements de tous les points de l’horizon s'accordent à dire que la candidature du Prince de Joinville prend assez vivement. On assure que le président et ses ministres en sont inquiets. Il se pourrait que ce coup d'éperon déterminât le président à agir. Le mouvement que les Montagnards se donnent peut lui faire beau jeu. "
Je ne crois pas beaucoup aux inquiétudes du Président sur la candidature du Prince de Joinville, ni à ses velléités d’agir. A en juger par ce qui m'entoure et ce qui me revient le travail pour cette candidature est plus vif qu’efficace ; il créera une petite scission dans le grand parti conservateur ; pas grand chose de plus. Sur les côtes seulement, la faveur est réelle pour le prince de Joinville. Dans les terres, les campagnes restent pour Louis Napoléon. Si, l’intrigue pour créer, au Prince de Joinville, un parti dans la Montagne réussissait, c’est alors que commencerait le danger. Il ne paraît pas que jusqu'ici, l’intrigue réussisse. Les Montagnards hésitent toujours entre Ledru Rollin et Carnot.
Autre sorte de nouvelles que me donne Duchâtel. " Les Régentistes vont à Londres pour le 26. Rémusat est parti hier. A propos de Rémusat, saviez-vous qu’il vivait intimement avec une Mad. Fagnères l'ancienne maîtresse de Martin du Nord ? Je devais aller aujourd'hui à Champlâtreux. M. Molé me fait écrire qu'il est au lit avec la fièvre. " Vous avez tout ce que j'ai.
J’ai un mot du duc de Noailles, de Maintenon. Il regrette fort de ne m'avoir pas trouvé à Paris. Je lui ai écrit que j'y passerais le 24 ; mais il n’avait pas encore reçu ma lettre. Il attend impatiemment votre retour. Il y a, dans votre lettre du 13, une parole qui me plaît, parmi d'autres. Vous me dites que vous aurez fini dans dix jours, c’est-à-dire le 23 ou le 24. Vous partiriez donc le 25 ou le 26, et vous seriez à Paris le 28 ou le 29. Ce serait à merveille. Je me crois sûr que je partirai de Londres le 29 pour être à Paris le 30.
Je suis fâché que vous ne receviez pas la feuille jaune, le courrier de Paris. Vous y trouveriez sur les auteurs des Correspondances de l’Indépendance Belge et sur les dessous de cartes de ces correspondances, des détails qui vous amuseraient. La coterie Régentiste se donne beaucoup de mouvement de ce côté là. Je ne vois toujours pas clair sans Changarnier. Il a bien de l'humeur de la candidature du Prince de Joinville ; mais je le trouve bien timide à la témoigner.
11 heures
Enfin vous avez ma lettre. Je maudis comme vous les postes allemandes, quoique j'en aie moins souffert que vous. Ce ne sont pas elles qui reçoivent vos lettres. Ce mauvais effet d'Ems me contrarie beaucoup.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 19 sept 1850

J’ai fait vingt lieues hier pour ne trouver qu'une seule des personnes que j’allais chercher. Peu m'importe ; ma visite est faite. C’était une visite, non seulement de convenance mais de conscience. Les Banneville ont été très bien pour moi dans les plus mauvais jours quand beaucoup d'autres étaient mal, ou tremblaient d'avoir l’air d'être bien. Je suis très fidèle à ces souvenirs. J’ai rencontré dans ma vie beaucoup d’ingrats et de lâches, mois toujours aussi quelques cœurs reconnaissants et courageux ; et quelques uns de ceux-là suffisent pour faire oublier beaucoup des autres et sauver l'honneur de l'humanité.
Je comprends qu’on s'inquiète à Berlin de Cassel et de Darmstadt ; mais j'ai quelque penchant à croire qu’on fait autre chose que de s'en inquiéter. Ces désordres des petits états Allemands, cette incurable impuissance ou sottise des petits Princes, servent au fond les vues de la Prusse et poussent vers elle les populations. L’ambition prussienne est craintive, mais obstinée. Le Gouvernement de Berlin a peur pour lui-même, mais sans cesser de convoiter le bien d'autrui. Je ne crois pas qu’il excite les insurrections badoises, hessoises ou autres, mais je doute qu'il s'en afflige à tout prendre, il en espère plus qu’il n’en craint.
Il m’est venu ces jours-ci assez du monde de mes environs ; mais je n'ai rien à vous en dire. Grande stagnation des esprits comme des faits. Grande prospérité de l’industrie et du commerce qui ne demandent que le statu quo. Grande détresse de l'agriculture qui voudrait bien un changement, mais qui n'ira point au devant. Les légitimistes voient cela ; ils ont le sentiment que eux seuls ils ne peuvent rien ; je ne dis pas seulement rien faire mais rien tenter ; quand on le leur dit, ils en conviennent sur le champ. Et pourtant ils parlent, ils s'agitent comme s'ils pouvaient et faisaient quelque chose. Cela leur fait grand mal dans le pays ; leur agitation incommode ; leurs paroles déplaisent. C’est un grand art que de savoir se tenir tranquille et se taire. Les partis n’ont jamais cet art là ; surtout les partis qui sont à la fois nobles et faibles. Ils se remuent et bavardent pour oublier un peu leur impuissance.
Soyez tranquille ; je n'oublierai point que c'est moi qui ai au la première idée de René de Fleischmann, et qui ai pris l'initiative. J’ai envie qu’en fin de compte la chose réussisse. Mais je ne puis ni ne veux forcer la main aux intéressés. Quant à la dot, je vous ai dit au premier moment, mais à vous seule, ce qu’il en pourrait être dans l'avenir avec quelques bonnes chances de famille ; mais quand il a été question d'en parler à d'autres, j'ai été très précis ; 10,000 liv. de rente en se mariant, et 5 ou 6000 de plus assurées. Cela est très exact.

10 heures
Merci de votre soin à recueillir pour moi toutes les nouvelles, grandes ou petites, tristes ou gaies. Je serais bien curieux de savoir si Thiers à réellement passé par Paris pour aller à Richmond. Je n’y crois pas. Ce serait, de la part de Richmond le symptôme d'une politique plus à part et plus hardie, que je ne le suppose. Je crois au travail constant, mais hésitant, embarrassé, timide et ménageant tous les avenirs. Adieu, adieu., adieu.
Ma fille Pauline ne sera à Paris qu'après-demain matin samedi. Elle en partira dimanche soir. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 18 oct. 1849
8 heures

Vous arriverez aujourd’hui à Paris, par un temps admirable. Votre appartement sera gai, selon sa coutume. Les feuilles des Tuileries ne doivent pas être encore tout-à-fait tombées. Que Dieu protège votre retour et votre séjour ! La confusion me paraît bien grande : ce qu’il y a de faux dans la situation du Président et d’étourdi dans son caractère est près d'éclater. Je penche à croire qu'on se raccommodera. L'explosion met tout le monde en danger et ne peut profiter à personne. Mais des perspectives nouvelles se sont ouvertes. On sait que le président. et la majorité ne marcheront pas jusqu’au bout, dans la même voie, que le président peut vouloir se faire une autre majorité. Plusieurs de ses ministres actuels l'y poussent. M. de Falloux est hors d'état de rentrer dans les affaires et va en sortir définitive ment, si ce n’est déjà fait. Nous ne tarderons pas à voir du nouveau. Le séjour de Morny à Londres est bien singulier dans ce moment. Vous verrez qu'il vous informait mal sur les dispositions du Président dans l’affaire de Constantinople. Affaire qui du reste ne deviendra pas grosse, comme je l’ai pensé dès le premier jour. La démission de Collaredo me frappe. Il est difficile qu’on n'en dise pas tout haut le motif; et certainement cela ne vaut rien pour Palmerston. Mais rien n'y fera rien. Les questions du Cabinet anglais ne se décident pas par la politique étrangère. Nous nous le sommes dit cent fois, et nous l’oublions toujours. Vous serez fâchée d’apprendre en arrivant. que Brignole va à Vienne comme Ministre. Je le regrette. C’était presque le dernier débri de notre corps diplomatique. On me dit que M. de Hübner est homme d’esprit.

Midi
Mon facteur arrive, très tard. Je n'ai que le temps de vous dire, adieu et adieu. Je suis charmé que vous trouviez mes raisons bonnes et je trouve les vôtres bonnes aussi. Donc à la mi-novembre. On m'écrit que la paix est faite entre le Président et la majorité. Le Président a cédé. Il fait bien adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 18 Juillet 1850
6 heures

C'est aussi l’heure où vous vous levez, me dites-vous. Que faites-vous à cette heure-ci, aujourd’hui ? Quand vous vous le rappellerez, au moment où vous recevrez ma lettre, la vôtre ne me le dirait que dans huit jours. On aura beau inventer les chemins de fer, les ballons ; on ne supprimera pas l'absence. Je n'ai guère plus de nouveau à vous envoyer d’ici que vous d'Ems à moi.
J’ai fait hier mes visites à Lisieux, par la pluie. Je suis frappé de ce qu’il y a de tranquillité et de ce qui revient de prospérité matérielle dans le pays. Cette société est aussi habile à se défendre du mal qu’inhabile à conserver le bien. Il est vrai qu'en fait de prospérité comme de sécurité, elle se contente à bon marché. Toutes ces existences sont très petites pour la richesse comme pour l’esprit, et elles se soucient peu de devenir grandes, sous l'un ou sous l'autre rapport. Quand on a gagné assez d’argent pour vivre sans rien faire dans sa petite maison de ville ou de campagne, on se trouve assez riche. Quand on sait faire ses comptes et lire son journal, on se trouve assez spirituel. Jamais l’ambition n'a été si courte et si basse. Les proverbes ont toujours raison : on est punis par où l'on a pêché.
Voici où ce mot puni me mène tout à coup à M. de Lamartine. Bien des gens le trouvent bien puni. Je trouve qu’il ne le sera jamais assez. Vous vous rappelez l’article de Croker dans le Quarterly review sur l’évasion du Roi après Février, et la réponse qu’y a faite M. de Lamartine et dans laquelle il a raconté qu’il avait voulu, comme gouvernement provisoire, faire sortir le Roi en sûreté, qu’il était allé trouver M. de Montalivet, qu’il lui avait demandé où était le Roi, et lui avait offert, sur son honneur, de le faire conduire hors de France par quatre commissaires qu’il lui avait nommés, M. Ferdinand de Lasteyrie, M. Oscar de Lafayette, et deux de ses amis personnels, M. de Champeaux ancien officier dans la garde royale, et M. d'Argaud, attaché aux Affaires étrangères. Croker ne lâche pas prise aisément ; il est allé au fond de tous ces dire ; il a questionné le Roi, et par le Roi, M. de Montalivet. Il publie dans le nouveau n° du Quarterly review une réponse à la réponse de M. de Lamartine, et, il affirme que les quatre commissaires proposés par M. de Lamartine à M. de Montativet étaient, Lasteyrie et Lafayette, oui, mais au lieu des deux derniers nommés dans la réponse, MM. Flocon et Albert, [ouvriers] ! Peut-on concevoir un tel mensonge ? Car entre les deux assertions, je crois à celle de Montalivet. M. de Lamartine s’en tirera par l'absence. Il est à Smyrne. Le Quaterly review ne va pas là.
Voilà un petit désagrément pour Palmerston. C'est encore la Duchesse de Montpensier qui hérite du trône d’Espagne. Si la Reine d'Espagne mourait demain, il aurait de la peine, malgré ses 46 voix de majorité, à faire faire la guerre par son pays pour empêcher l'Infante de succéder. Car elle succéderait en Espagne sans difficulté ; les progressistes seraient les premiers à la reconnaître et Narvaez est toujours là.

9 heures.
Voilà votre lettre. Je n’en ai absolument aucune autre. Quand j’ai celle-là, j’attends les autres patiemment. Comment ne savez-vous pas encore que j’ai été cinq jours sans lettre ? Nous sommes bien loin. Adieu, adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 17 Oct. 1850

Le temps est étrangement beau et doux. Un soleil d’été sur une nature, d’automne. Je me suis promené hier deux heures. J’avais trop chaud. Vous auriez beaucoup joui de cet avis-là. Il vaut mieux que celui du bois de Boulogne. Mais dans quinze jours nous serons en hiver. Il ne faut pas s’attacher à ce soleil. Je n’y penserai pas quand je serai avec vous. Mais, hors ce qui me plaît par dessus tout, la liberté, le repos et les spectacles de la campagne, me plaisent maintenant plus que le reste. La nature a du bon sens et de la grandeur.

10 heures
Kisselef a tort d'être si troublé. Certainement, s’il y a guerre en Allemagne (ce que je ne crois toujours pas), il y aura en France à l'Elysée et dans les journaux, des velléités de s'en mêler. Des velléités sincères, et des velléités hypocrites. Le public, le vrai public n'en voudra pas. L'assemblée sera comme le public ; le ministère comme l’assemblée ; et on ne s'en mêlera pas. Et l'Elysée sera fort aise qu’on ne veuille pas s'en mêler, et qu’on ait l’air de croire qu’il voulait s'en mêler. L'ancienne politique subsistera. Il n’y a plus en France, de gouvernement capable de la changer, ni de l'avouer. On en voudra le profit, en en éludant la responsabilité. Ce sera le Général Lahitte qui en aura l'honneur.
A propos du Général Lahitte, je vois dans tous les journaux qu'on veut le nommer à l’assemblée pour le département du Nord, et dans la Gazette de France qu'il y a, dans ce département, des gens, conservateurs, et légitimistes, qui pensent aussi à moi. Je n'en ai point entendu parler, et je n’ai pas besoin de vous dire que je n'en veux pas entendre parler. Le Moment n’est pas venu, et on a grande raison de porter le Général Lahitte. Je lui donne ma voix.
L'Indépendance Belge m'amuse. Vous savez mon billet à Morny. Je prévoyais bien qu’on en ferait un peu de bruit. A la bonne heure. Je ne l’ai pas écrit parce que le bruit, mais quoique. Un avis très décidé, et dit très haut, et une entière liberté d’attitude et de langage quotidien, c'est mon parti pris. Je suis plus indépendant que l'Indépendance Belge. La fusion de l'autre côté du fossé ; le Président tant qu'on ne peut pas, ou qu'on ne veut pas, ou qu’on ne sait pas sauter le fossé; voilà mon avis, et je ne m’en gênerai pas de le dire, et de le pratiquer.
Ecrivez-moi à Broglie, (au château de Broglie, par Broglie. Eure) lundi, mardi et mercredi. Je n'en partirai que jeudi après le déjeuner. Le courrier y arrive à 9 heures du matin. J'y vais seul. Le médecin de Pauline ne veut pas qu'elle remue au delà du strict nécessaire. Entre nous, mes deux filles. sont grosses. Elles ne le disent pas encore. Je persiste à croire que Mad. Rothschild a raison, et que le Général d'Hautpoul s'en ira. Adieu, Adieu G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 17 Juillet 1851
6 heures

Le temps est splendide. J'ouvre mes fenêtres sous le plus pur ciel, et le plus brillant soleil que j’aie jamais vus en Normandie. N'étaient les vapeurs qui roulent en fuyant à l’horizon, je croirais un col et un soleil du midi. Mais je n'y crois pas. L’impression chaude et transparente de l’air du midi est restée trop vive dans ma mémoire. Je viens d'allumer mon feu.
Après la nature, l'histoire. Celle-ci est bien ancienne. Pourquoi êtes-vous si loin ? Le discours de M. de Falloux est excellent, spirituel, sensé, honnête, élevé, élégant. Je comprends que l’assemblée soit restée froide. Ni l’éloquence n'est puissante, ni la politique pratique. Rien qui satisfasse les intérêts, ni qui remue les armes. C'est, pour moitié, la faute de la situation quand il n’y a rien à faire, il n’y a rien à dire. Pourtant on pouvait certainement exciter plus fortement l’inquiétude et faire entrevoir plus distinctement l'avenir. Le Général Cavaignac m'a intéressé et ennuyé. Tout ce qu’il dit est nouveau pour lui et vieux pour moi. Il découvre des théories usées. Mais on sent un homme sous les guenilles un homme fortement convaincu et qui se battra pour la République. Plus l'avenir s'éloigne, plus il m'inquiète. La République ne peut pas vivre, et ne se laissera pas mourir. Je suis dans un état d’esprit très désagréable. Je crois fermement à un certain avenir et je ne vois pas du tout comment il sortira du présent. Comme un homme sûr d'arriver, mais qui marcherait à travers des précipices sans voir du tout son chemin. C’est la foi absolument dénuée de science. M. de Maistre serait content de celle-là.
Je n'ai point oublié les Delmas. Je suis allé chez eux et, ne les trouvant pas j'ai laissé deux cartes p.p.c., pour qu’ils sussent bien que, s'ils ne me croyaient pas, c’est que je n'étais plus à Paris. Quand j'aurais un mauvais procédé, pour vous, vous ou moi, nous irons le dire à Rome. Je vous laisserai le choix. Je n’ai pas dîné le Jeudi 10, chez les Hatzfeldt parce que j’avais un engagement antérieur chez Mad. Lenormant, engagement auquel j'ai manqué parce que j'étais encore souffrant. J’ai passé moi-même et mis des cartes, la veille de mon départ, chez Hatzfeldt, Hübner, Kisseleff et Antonini. On m'a dit que ce dernier était malade.

10 heures
Voilà des visites qui m'arrivent avec la poste. Je n'ai que le temps de fermer mes lettres. Mon bulletin de l'assemblée porte : “ Berryer est depuis quelques minutes à la tribune. Il signale le double danger de l’anarchie, et du Bonapartisme. Il devient magnifique, admirable. Il n’a jamais été plus beau, aussi beau. Mais il faut que je ferme ma lettre. La nomination du Général Magnan est très mal accueillie.” Adieu, Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 16 Oct. 1851

Ceci sera ou très gros, ou très insignifiant. Si le Président, n'importe sous quel nom propre, a les Montagnards avec lui pour l'abrogation de la loi du 31 mai, le parti de l’ordre devient opposition, et nous entrons dans les grandes aventures. Si le Président modifie la loi du 31 mai avec l'aveu d’une partie considérable des hommes d’ordre et sans satisfaire la Montagne, c’est une oscillation comme tant d'autres. Mes pronostics sont plutôt de ce côté.
L’appel de M. Billault serait assez grave ; il a de la faconde, de la témérité, de l'étourderie, de la ruse. Il peut aller à tout, tantôt le sachant, tantôt sans le savoir. Autour de moi le public s'étonne et s’inquiète un peu, sans agitation. Il est très vrai que les rouges se remuent beaucoup, même ici. Ils viennent de créer, dans le département, un petit journal hebdomadaire. Ce suffrage universel, qu’ils font colporter et répandre par paquets, même au fond des campagnes. Cela n'est pas sans action sur la multitude, même honnête, qui prend plaisir à se voir rechercher et à se croire importante.
Le parti de l'ordre prend beaucoup moins de peine, et se croit peut-être trop sûr de son fait. Certainement, les partis conservateurs de l’Assemblée se sont misérablement conduits n’osant jamais faire ni seulement dire ce qu'ils croyaient non seulement bon, mais nécessaire, et ayant peur de toucher, au seul instrument dont ils pussent se servir, le Président. Ils se sont annulés eux-mêmes pour ne pas le grandir. Par défaut de résolution ; surtout par complaisance pour leur propre fantaisie et leur humeur. Personne en a voulu se contrarier soi-même, ni contrarier ses amis. Aujourd'hui ma crainte est double ; et le parti de l’ordre et le président courent grand risque au jeu qui se joue. Les joueurs enragés peuvent espérer quelque coup heureux ; mais les anarchistes seuls ont de quoi être vraiment contents.
Je vais aujourd'hui à Lisieux pour un grand déjeuner. Je verrai là l'effet de tout ceci sur le gros public. Mon petit journal jaune me dit qu'on dit que Cartier reste. Si cela arrive, vous vous souviendrez que j'y avais pensé. Je ne sais pas si ce serait bon pour M. Carlier lui-même ; ce serait certainement bon pour nous. Il ne nous livrera pas à la Montagne. C’est un homme intelligent et résolu. Il peut avoir envie de tenter, à tout risque, une grande fortune politique, à la fois au service du suffrage universel et contre la Montagne. Dans des temps comme celui-ci, ce sont ces hommes-là qui font avancer quelque fois dénouent les situations.
M. Véron m'étonne un peu. Il était très prudent. Se mettre dans la barque d'Emile Girardin et de M. de Lamartine ! Il ne peut pas se flatter que ce sera lui qui la conduira. Quand la prudence, et la vanité sont aux prises, on ne sait jamais. Je vais faire ma toilette en attendant la poste.

Onze heures
Quel ennui que votre bile ! Je voudrais être à demain pour vous savoir mieux. Adieu, Adieu. Je pars pour Lisieux. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 16 août 1849
7 Heures

J'espère que vos crampes d'estomac n’auront pas eu de suite. De Brompton, j’allais y voir. N'hésitez jamais à envoyer chercher M. de Mussy. Votre rencontre avec Lord John me prouve que vous vous promenez à pied, comme il vous l’a recommandé. Comment s’appelle le nouveau médecin de Richmond que vous faites venir d'abord ?
Les Ministres n’ont nul droit de se plaindre de Lord Palmerston. Ils n'ont que ce qu’ils méritent. Avec des collègues, et des adversaires tels que ceux qu’il a, s’il était jeune et s’il avait plus de talent, il serait vraiment dangereux pour son pays, dans son audace sans scrupule et sans prévoyance il monterait avec les révolutionnaires, à l'assaut de la place, sauf à être jeté lui- même à l’écart d’un coup de pied, au moment où ils y entreraient. Comme il est arrivé à Thiers. Le bon sens anglais est présomptueux ; il admet l’esprit révolutionnaire à ses côtés se croyant sûr qu'il le mettra à la porte le jour où il le faudra. Je souhaite qu’il ait raison et je l'espère. Mais le jeu est périlleux. Et en tous cas quand le jour viendra de mettre l’esprit révolutionnaire à la porte, l’honneur n’en sera certainement pas aux collègues, ni aux adversaires actuels de Lord Palmerston, ni à aucun de ceux qui auront laissé entrer et grandir l'ennemi. Il faudra des hommes nouveaux à cette œuvre-là. J’ai confiance dans l'Angleterre. Ils s’y trouveront. Quant à ses colonies, je ne suis pas sûr du tout qu'elle les garde, s’il faut les défendre. Les grands efforts ne sont plus du goût de personne, même des grands gouvernements, et des grands peuples. Et les raisons ne manqueront pas pour s'en dispenser.
J’ai eu un jour à ce sujet une curieuse conversation avec M. Gladstone, très bon échantillon du bon esprit anglais actuel, plus prudent que grand, plus ingénieux que persévérant, et ayant assez de goût aux innovations, pour sortir d’embarras. Du reste, il serait puéril de le méconnaitre ; le monde est partout, en train de se transformer ; les bons principes resteront toujours les bons principes, et pas plus qu'autrefois on ne fera de l’ordre avec le désordre, et du gouvernement avec l’anarchie. Mais les éléments, les méthodes, les formes de l'ordre et du gouvernement ne seront plus les mêmes et l’ancien système colonial de l'Angleterre ne lui suffira pas plus que l’ancien système gouvernemental ne suffira au continent. Je me serais intéressé davantage au Duc de Leuchtenberg si sa femme l’avait accompagné à Madère. S'en allant seul, il m’a l’air d’un parvenu abandonné. On en devrait être plus touché, et ce que je vous dis est mal. Je vous dis ce qui est. Onze heures Voilà votre lettre qui me fait grand plaisir d’abord parce que vous êtes mieux, puis parce qu'elle est longue. Je vois que le Duc de Leuchtenberg vous a plu, et que l'Empereur lui a fait, pour son voyage, de beaux dehors. S'il n'aime pas beaucoup sa femme, c’est bien ; s’il l’aime, c'est triste. Adieu. Adieu. Continuez à être mieux. Adieu, dearest G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 14 août 1851

Je serai donc à Paris le 24, à Londres le 27 ; à Weybridge pour le service le 26, et probablement à Claremont le 27, pour la conversation. Si je resterai à Londres un ou deux jours, c’est ce que je ne sais pas. Je me refuse absolument aux invitations Lord Aberdeen, Sir John Boileau, Croker & & mais peut-être Croker et Sir John Boileau viendront à Londres pour me voir. En tout cas je compte partir de Londres le 29 ou le 30, et être par conséquent à Paris, le 30 ou le 31. Vous voyez que mes plans cadrent avec les vôtres. Je vous prie seulement d'être à Paris le 31 août ou le 1er septembre au plus tard, car j'aurai bien peu de jours à y rester et je n'en veux rien perdre. Je suis entré très activement, dans plusieurs travaux qui ont quelque importance que je veux avoir terminé avant de rentrer à Paris cet automne et qui me laissent peu de liberté.
Je n'ai trouvé les choses, ni si changées, ni si aggravées que vous l’avait écrit Duchâtel. L’intrigue Joinville avance peu, quoique fort active. Les pauvres étourderies du Prince lui-même tombent à terre presque aussitôt que commises. Sauf à recommencer. Les questions qui s’agitent et les événements qui se préparent sont trop gros pour que tout ce petit mouvement y fasse ou y change grand chose. Ce qu’on a gagné, par le progrès de l'union désireuse et réelle entre les deux partis conservateurs est à mon avis bien plus important que les incidents dont on se préoccupe ne sont fâcheux. Voilà la part de mon optimisme. Deux sortes de gens ont raison d'être tristes, des gens difficiles et les gens pressés ; rien de grandement bon ne se fera, ou du moins ne se fera bientôt. Nous avons encore je ne sais combien de sottises à traverser et de sots à user. Ce sera probablement contre ce qui existe aujourd’hui qu’ils s’useront. Quand la France, sera sortie de cet abominable bourbier on trouvera qu'après le malheur d’y être tombée, et tombée par sa faute elle y a eu du bonheur et qu’elle s'en est tiré à bon marché. La candidature Joinville, et la proposition Creton, voilà les embarras réels du moment. Le second fournira peut-être un moyen de sortir du premier.
J’ai été parfaitement content de Berryer. Il n’a qu’une idée fixe, l’élection de l'Assemblée future. C’est à ce but que tout doit être subordonné. Et heureusement, le gros du parti le comprend. Les dissidents même, très peu nombreux commencent à s'inquiéter de l'explosion de leur dissidence et à chercher quelque moyen de boucher le petit trou qu’ils ont fait. M. de Falloux, très sensé et très ferme, mais de nouveau souffrant, est parti pour aller rejoindre sa femme à Nice. Le Président a causé avec Kisseleff, le jour de sa fête à St Cloud, et lui a tenu un langage fort raisonnable. Décidé à se croiser les bras et à attendre que le pays agisse. Il y a toujours des impatients amateurs de Coup d'Etat. Il est peu probable, très peu, qu’ils prévalent quoiqu’on ne soit peut-être pas fâché que le public en ait toujours un peu peur. Cela le rend plus modeste, et plus, empressé à faire lui-même ce qui dispense des coups d'État. Le public s’inquiète d'une circonstance. Un commandement donné, à Paris, au général St Arnauld, le vainqueur de la Kabylie, le plus entreprenant et le plus dévoué des nouveaux généraux africains bien plus capable d’un coup que le Général Magnan de Paris à Londres.
Un de mes amis anglais whig sensé et fort au courant m’écrit : " Lord John has made a promise, a very rash one, it seems to me of a new reform-bill ; and whether, it succeeds or fails, it will not leave us where it founds. I breakfasted this morning with Lord Lansdowne, and tried to find out whether the government had any fixed plan. But I could learn nothing, and I suspect that they have not yet, even seriously considered what they mean to propose. My suspicion is that what they ultimately do propose will be too strong for the Tories and too weak for the radicals ; that they will be defeated by a Tory-radical opposition, and go out ; that a Tory government will come in and reign for 4 or 5 years, and that then the whigs will come back, with a larger or at least a more,(deux mots que je n’ai jamais pu lire).... bill. " Cela me paraît de l'English good sense. Adieu.
J'adresse toujours à Francfort Vous ne m'avez rien dit contre. Votre tête me déplait bien. J’ai peine à croire que vous ne sauviez pas votre fils Alexandre. Ce ne serait pas la peine de prendre tant de peine pour avoir si peu de crédit. Adieu, adieu G

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 13 juin 1850
Neuf heures

Pas un mot sur la consultation de Chomel ! Voilà ce qui me déplaît de votre lettre. Est-ce que la consultation n’a pas eu lieu ? Duchâtel m'écrit que le voyage de St Léonard est pressant, et me propose de le faire avec moi. Cela me convient. Il est libre à partir de samedi, et il voudrait partir dimanche soir. Je lui réponds que j'aimerais beaucoup mieux lundi. Enfin, je serai là dimanche matin. Nous verrons. Je vous trouve en effet bien en train de lord Palmerston. Dieu vous exauce ! Certainement, si rien n’est fini lundi sa situation sera bien mauvaise. Mais il ne dépend pas de Lahitte que rien ne soit fini. Palmerston n'a qu'à tout céder.
Le discours du Président à St Quentin ne m’a point surpris, ni son succès. Il ressemble à tous ses autres discours. Bonnes intentions vagues et contradictoires. Le vrai et le faux, le pour et le contre le gentleman et le philanthrope, un peu socialiste, l’ordre et la porte entrouverte au désordre. Et c'est à cause de cela que le Président réussit souvent en parlant. L’état général des esprits lui ressemble eux aussi, ils voudraient tout cela à la fois. Changarnier a raison de ne pas faire de bruit. Voilà Emile de Girardin enfin élu. Ce sera dans l’assemblée, un ennui pour le gouvernement et quelques fois un embarras. Il prêtera souvent à la Montagne de l’esprit et de l'audace. Ce n'est nullepart ni jamais un homme indifférent.
Vous ne vous intéressez surement pas à Cuba. Moi, je suis charmé que la piraterie américaine ait échoué honteusement. Je souhaite toutes sortes de bien à l’Espagne et au général Narvaez. Adieu. J’ai tant de choses à vous dire dimanche que je ne vois rien à vous dire aujourd’hui. Je vous écrirai encore demain. Je suis seul absolument seul aujourd’hui dans le Val Richer. Pauline est partie ce matin pour Trouville avec son mari. Henriette arrive ce soir ici avec le sien. Adieu, adieu. G.


Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 12 Sept. 1850

J'espère que ce beau temps guérira promptement votre mal de gorge. L’air était plus doux hier qu'il ne l'a été depuis longtemps. Je ne veux pas avoir le plus petit remords à votre sujet. C’est un grand contraste que le profond repos de ce lieu-ci, après la vie de courrier que j'ai menée deux ou trois fois cet été. J’ai besoin de repos. Moins que vous, mais comme vous, je m'aperçois que ma bonne santé est au prix d’une vie tranquille. Retrouverons nous une vie tranquille ? J’en doute. Le succès même sera plein de difficultés, et de luttes.
Je suis assez frappé des progrès de l’esprit républicain, non pas pour lui-même mais contre autrui. Il a fallu un grand courage dans les temps que nous avons traversés il n'en faudra pas moins dans ceux qui se préparent. Le Président sera demain à Paris, son voyage ne me paraît laisser, dans ce pays-ci à peu près aucune trace. Impression très superficielle ; ni bonne, ni mauvaise. Bizarre destinée ! Ce sont les masses qui l’ont porté au pouvoir, et il plait peu aux masses quand elles le voient, peuple ou armée. Il n’a, sur elles, ni l'autorité impériale, ni l'entraînement révolutionnaire. C'est auprès des classes moyennes sensées et honnêtes qu’il réussit le mieux ; elles lui trouvent de la tenue et lui savent gré de sa persévérance dans la politique d’ordre. Il fera bien de continuer à prendre là son point d'appui. C’est là que le sentiment général est décidément favorable à la prolongation de ses pouvoirs.

10 heures
Votre rhume me désole. Pour quelques minutes dans mon cabinet ? Je vous en prie soignez-vous comme je vous soignerais. Il est impossible qu'avec du soin et ce soleil, le rhume soit long. Je ne trouve rien, dans mes journaux et je n’ai que des lettres insignifiantes. Partout l'impression de la mort du Roi est vive et bonne. Si les débats de l'Assemblée ne gâtent pas cela, on fera un grand pas vers le salut. Adieu, Adieu.
Je suis bien aise que vous ayez eu une bonne lettre de la grande Duchesse Olga. Vous n'aviez pas le moindre tort ; mais l’innocence ne suffit pas toujours. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 11 Sept 1851

J'ai passé hier ma matinée à Lisieux. 26 visites ! à la vérité, je n'en ai trouvé que six. Dans les villes de province comme à Paris la société est dispersée et court les champs. Ce n'est pas la peine de vous redire mes observations sur l'état des esprits. Je n’ai rien entendu de nouveau. J'arrive toujours à la même conclusion ; s'il ne survient point d'événement qui dérange la pente des choses, on élira une assemblée plus présidentielle que celle-ci, et puis on réélira le Président, dans la confiance que l'Assemblée couvrira l’inconstitutionnalité de sa ratification. Toutes les autres combinaisons, toutes les autres. prétentions sont en dehors du sentiment national. Il est vrai que, dans mon pauvre pays le sentiment national est bien souvent bafoué et foulé aux pieds. Il se venge ; mais cela ne le sauve pas.
Je travaille beaucoup. J'écris ma politique personnelle ; ce que j’ai cherché pour mon pays ; fragment de Mémoires personnels. Je veux avoir cela tout prêt, pour le publier au moment qui me conviendra. C’est un grand amusement et ce peut être un grand intérêt pour moi. Je crois que cela vous intéressera aussi. On peut très bien trouver la garantie qu’on cherche pour Changarnier. Je suis moins sûr, qu'elle lui convienne quand on l’aura trouvée.
Si Thiers va à Londres, c'est pour faire cesser les hésitations qui existent encore là, qui ont même augmenté, je crois, dans ces derniers temps, et qui empêchent toute conduite positive et publique. Or il n’y a que les conduites positives et publiques qui réussissent. Thiers ira quand le Duc d’Aumale y sera arrivé, pour être de la délibération de famille. Je ne crois pas qu'on lui résiste. Il fera adopter le plan de campagne qu’il proposera. Quel sera ce plan. C'est ce qu’il faudra savoir le plus tôt possible. Il y en avait eu un premier qui a été fort dérangé. Nous verrons ce qui adviendra du second.
Est-ce que personne à votre connaissance, ne parle d'aller aussi voir Madame la Duchesse d'Orléans à Eisenach ? Je n’entends plus parler du tout de Piscatory. Il ne m’a pas écrit depuis que je suis ici. J'en saurai peut-être quelque chose à Broglie. En tout cas je romprais moi-même le silence. Je ne veux, ni me brouiller avec un ami, ni me laisser boucher une fenêtre sur le camp ennemi. Avez-vous quelque certitude qu’il est en correspondance avec la Duchesse de Talleyrand ? Cela vaut la peine de le savoir sûrement. Je m'étonnerais que de la part de Palmerston, cette correspondance eût recommencé sans quelque intention. Il a à la fois beaucoup de premier mouvement et beaucoup de calcul. Et il peut avoir envie de s’entrouvrir, en tous sens des portes.

11 heures
Merci de votre longue lettre. Je vous remercierai bien plus encore quand vous me direz que vous vous sentez mieux. Voilà des visiteurs de Trouville qui viennent me demander à déjeuner. Hippolyte de La Rochefoucauld et cinq ou six Mallet, Labouchère & Adieu, Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer 11 oct. 1849
8 heures

Puisque vous n'avez pas été absolus et péremptoires dans votre demande, ni la Porte dans sa réponse, raison de plus pour que l'affaire s’arrange. On trouvera quelque expédient qui couvrira la demie-retraite que fera de son côté chacune des deux puissances. Nous n'avons vu la guerre avorter depuis vingt ans malgré les plus forts motifs de guerre du monde pour la voir éclater par un si misérable incident. C'est comme la guerre entre la France et l'Angleterre pour Tahiti. Nous en avons été bien près ; mais ce n'était point possible. Il me parait que Fuad Efendi n'a pas été renvoyé à la frontière et qu’il doit être arrivé à Pétersbourg. La tranquillité où l'on est à Vienne sur cette question me parait concluante. S'il y avait la moindre raison de craindre, les esprits Autrichiens seraient renversés. Jamais l’Autriche n'aurait été à la veille d'un plus grand danger. Je vous répète qu’à Paris personne ne s’inquiète sérieusement de cette affaire. M. de Tocqueville a été, jusqu'ici, un homme d’esprit dans son Cabinet et dans ses livres. Il est possible qu’il ait de quoi être un homme d’esprit dans l'action et gouvernement. Nous verrons. Je le souhaite. C’est un honnête homme et un gentleman.
Je savais bien que ma petite lettre au Roi pour son anniversaire lui ferait, plaisir. J'ai reçu hier la plus tendre réponse. Après toutes sortes de compliments pour moi, dans le passé : « vous me donnez la plus douce consolation que je puisse recevoir, non pas à mes propres malheurs, (ce n’est pas de cela dont je m’occupe); mais à la douleur que me causent les souffrances de notre malheureuse patrie, en me disant que vous anticipez pour moi une justice à laquelle j'ai été peu accoutumé pendant ma vie. Cette justice, je l'espère et surtout je la désire pour vous comme pour moi. Mais j’ai trop peu de temps devant moi pour me flatter d'en être témoin avant que Dieu m’appelle à lui. La maladie du corps politique est bien grave. Ses médecins n’en connaissent guères la véritable nature, et je n’ai pas de confiance dans l’homéopathie qui me parait caractériser leur système de traitement. J’aurais bien envie de laisser couler ma plume mais je craindrais qu'elle n'allât top loin. Ma bonne compagne, qui se porte très bien, et qui a lu votre lettre, me charge de vous dire qu'elle en a été bien touchée.» J’ai été touché moi de cette phrase : une justice à laquelle j’ai été peu accoutumé, pendant ma vie. Il parle de lui-même comme d’un mort. Lord Beauvale a en effet bien de l’esprit, et du meilleur. Merci de m'avoir envoyé sa lettre. Je regrette bien de ne l'avoir pas vu plus souvent pendant mon séjour en Angleterre. Recevez-vous toujours la Presse ? Je ne la reçois pas, mais, M. de Girardin m'en envoie quelques numéros, ceux qu’il croit remarquables. J'en reçois un ce matin. Tout le journal, plus un supplément, remplis par un seul article le socialisme et l'impôt. Vous feriez je ne sais pas quoi plutôt que de lire cela. Je viens de le lire. Une heure de lecture. Tenez pour certain que cela fera beaucoup de mal. C'est le plan de budget, de gouvernement et de civilisation de M. de Girardin. Parfaitement fou, frivole, menteur, ignorant, pervers. Tout cela d’un ton ferme convaincu, modéré, positif, pratique. Des chimères, puériles et détestables présentées de façon à donner à tous les sots, à tous les rêveurs, à tous les badauds du monde l'illusion et le plaisir de se croire de l'esprit et du grand esprit et de l'utile esprit. Quelle perte que cet homme-là ! Il a des qualités très réelles qui ne servent qu’à ses folies et à ses vices. Personne ne lira ce numéro en Angleterre, et on aura bien raison. Et j’espère que même en France, on ne le lira pas beaucoup. C’est trop long. Mais rien ne répond mieux à l’état déréglé et chimérique des esprits. Je vous en parle bien longtemps, à vous qui n'y regarderez pas. C'est que je viens d'en être irrité.
Onze heures J’aime Clarendon Hôtel. C’est un premier pas. Je vous écrirai là demain. Vos yeux me chagrinent. Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 11 juillet 1850

Ceci devient une véritable et cruelle inquiétude. Pas de lettre. Vous êtes malade. Seriez-vous assez malade pour n'avoir pas même pu penser à me faire écrire un mot par votre médecin, par Auguste? Je n'y comprends rien. Mais je suis désolé. Et je ne vois personne à qui m'adresser pour avoir de vos nouvelles. Il faut que j’attende. Il m'est impossible de vous parler d'autre chose. J’aurais bien des choses à vous dire. Mais c'est impossible. Adieu, adieu, adieu. Il y a bien longtemps, que je n'ai ressenti une telle anxiété. Adieu.
G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Jeudi 9 Octobre 1851

Les deux visiteurs qui me sont arrivés hier au moment où je vous écrivais étaient MM. de Bourmont et d'Osseville. Si les bonnes intentions suffisaient pour bien faire les affaires d’une cause, les légitimistes pourraient réussir ; mais il faut encore autre chose ; il faut surtout comprendre la langue qu'on parle et l’air qu’on respire. J'en désespère souvent. La perplexité de ces hommes-là au milieu des querelles de leur parti est grande ; ils ne veulent pas se brouiller avec M. Berryer et Falloux ; ils soupçonnent même que ceux là ont raison ; mais leur cœur est avec MM. Nettement et La Rochejaquelein ; ils ne peuvent se résoudre à s'en séparer. Quant au Général Changarnier, ils ne demanderaient pas mieux que de l'adopter pour candidat ; ils feraient même, à cette chance, le sacrifice de beaucoup de doutes et de méfiances. Mais, s'il vote pour la proposition Creton, c’est trop fort ; ils l'abandonneront tous. En dernière analyse, pressés entre le Prince de Joinville et Louis Napoléon, ils ne s'abstiendront pas ; ils voteront pour le dernier. Ils le savent déjà, mais ils ne le disent pas encore tout haut, et ils souffrent quand on leur dit. Pardonnez moi l’insulte ; on dirait un parti de femmes ; ce qui leur plaît ou leur déplait, voilà la considération décisive.
Vous avez bien raison, l'article de l'Assemblée nationale à propos d'Abdel Kader ne vaut rien ; il fallait être beaucoup plus moqueur, sur Lord Londonderry et beaucoup plus solide et arrêté sur le fond de la question. Ni moi non plus, je ne sais où ils ont pris la mission de Lord Londonderry à St Pétersbourg ; il faut pourtant qu’il y ait quelque prétexte ; est-ce qu'il n’a pas été au sacre de l'Empereur Nicolas ? pour Kossuth me surprend un peu. Est-ce pure badauderie populaire ? Le gouvernement sans s'y mêler, n'y pousse-t-il pas, n'y connive-t-il pas du moins ? Palmerston en est bien capable, et l'hostilité contre l’Autriche est son grand moyen d'influence en Italie, à quoi il tient beaucoup dans ce moment-ci. Être puissant en Piémont et en Suisse, couper l'herbe sous le pied à la France pas ; ils voteront pour le dernier. Ils le savent révolutionnaire et à ses portes c'est une bonne fortune qu’il cultive avec soin. Je soupçonne et ils souffrent quand on leur dit. Pardonnez aussi qu’à Constantinople et dans la question d’Egypte il n’est pas content de l’Autriche, et qu’il s'en venge. Mais qu’est donc devenu l’ancien sentiment national anglais ? Raynaud et Kossuth, c’est beaucoup.
Cette question hongroise a fait dans le monde plus d'effet que nous n'avons supposé. Voyez les Etats-Unis. On a vu là des aristocrates et une ancienne constitution ; on n'a pas voulu y voir des révolutionnaires. Que viendra faire Lord John à Paris ?

Onze heures
Le refus à Alexandre me passe. Je ne croyais pas cela possible. Je n’avais pas besoin de cela pour être sûr que mes préférences ont raison. Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Jeudi 9 août 1849
7 heures

Vous me manquez bien. J’écris mon Discours sur l’histoire de la révolution d'Angleterre. Voici mon idée principale exprimée dans le premier paragraphe : « Je voudrais recueillir les enseignements que la Révolution d’Angleterre a donnés aux hommes. Elle a d’abord détruit, puis relevé et fondé en Angleterre la monarchie constitutionnelle. Elle avait tenté sans succès d'élever en Angleterre. La République sur les ruines de la Monarchie ; et cent ans à peine écoulés ses descendants ont fondé la République en Amérique, sans que la monarchie, par eux vaincue au-delà des mers, cessât de briller, et de prospérer dans ses foyers. La France est entrée à son tour, et l’Europe se précipite aujourd’hui dans les voies que l'Angleterre a ouvertes. Je voudrais dire quelles lois de Dieu et quels efforts des hommes ont donné, en Angleterre à la Monarchie constitutionnelle, et dans l’Amérique Anglaise à la République, le succès que la France et l’Europe poursuivent jusqu'ici vainement ,à travers les épreuves mystérieuses des Révolutions qui grandissent ou égarent pour des siècles l'humanité."
Vous entrevoyez ce qui suit : l'exposé à grands traits des causes qui ont fait que la Monarchie constitutionnelle a réussi en Angleterre, et la République aux Etats-Unis d'Amérique, et que ni l’une ni l’autre ne réussit parmi nous. Cela peut être frappant. Mais je n’ai pas une âme avec qui échanger, sur ceci une idée. Vous n'êtes ni bien savante, ni bien littéraire ; mais vous avez l'esprit juste et exigeant dans le grand, soit qu’il s’agisse d’écrits ou d'actions. Vous voyez tout de suite tout l'horizon, et vous n'y voulez pas un nuage. C'est là ce qui est rare et indispensable. Vous m'êtes indispensable. Heureusement nous nous serons rejoints avant que j'aie terminé et publié mon Discours. Ne montrez, je vous prie, à personne ce premier paragraphe.
Voilà la pluie. Savez-vous pourquoi elle me contrarie le plus ; pour mes allées dont elle entraine le sable. J’aime que mes allées soient bien tenues, et je ne peux pas les faire réparer tous les matins. J’ai passé hier ma matinée à Lisieux à faire des visites, très paisiblement dans les rues et très amicalement dans les maisons. Beaucoup d'accueil bienveillant et pas un mot hostile ; sauf cette phrase que j'aie vue écrite au charbon sur un mur : « Peuple, garde-toi de Guizot ; il revient pour être encore le maître. » Il est en effet question de me nommer au conseil général. Par un singulier hasard le membre du Conseil, pour le canton où est situé le Val Richer est mort quelques jours avant mon arrivée. J'ai dit aux personnes qui sont venues m'en parler, que si j'étais nommé spontanément presque unanimement, j'accepterais ; mais que je ne voulais pas être nommé autrement, ni porté si on n’était pas sûr que je le serais ainsi. Je ne pouvais répondre autrement. Je crois que je ne serai ni nommé, ni porté. En tous cas soyez tranquille ; il n’y aurait pas l’ombre de danger pour moi à Caen pas plus qu'à Lisieux. Les dispositions y sont les mêmes. La Normandie est évidemment la province de France la plus sensée.

10 heures et demie
Certainement il faut que M. Guéneau de Mussy vous ramène. Personne ne le vaudra. Il reviendra en septembre. J’ai une longue lettre de lui, il me parle beaucoup de vous, de votre santé. Je vous dirai ce qu’il me dit. Galant homme de l’esprit et du dévouement. Mad. Lenormant a gagné son procès. Elle reste seule et absolue maîtresse des papiers de Mad. Récamier. Défense à Mad. Colet et à tout autre d'en rien publier. C'est un arrêt moral et qui arrêtera bien de petites infamie. Adieu, adieu, dearest, Adieu donc. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 8 nov. 1849
8 heures

Je fais dire au Duc de Broglie, ce que pense Flahault. Je ne vous réponds pas qu’il le fasse. Il est dans une disposition à la fois, très amère et très réservée, de plus en plus dégouté de se mêler de ce qui se passe, en quelque façon que ce soit soit pour nuire, soit pour servir. Je suppose que Lord Lansdowne ne compte pas rester longtemps à Paris. Il serait bien bon en effet qu’il vît les choses telles qu’elles sont réellement. Je ne sais pourquoi je dis cela, car je ne pense pas qu’il résulte grand chose à Londres de son opinion sur Paris, quelle qu’elle soit. Il est de ceux dont le bon sens ne sert à rien quand il faut qu’ils fassent un effort pour que leur bon sens serve à quelque chose. Je suppose aussi que de Pétersbourg, on ne fait pas grand effort pour empêcher, en Hongrie, les exécutions qu'on déplore. C'est le rôle des sauveurs de déplorer et de ne pas empêcher, de nos jours, la Restauration a fait cela en Espagne, la République à Rome ; et vous en Hongrie. Cette affaire des réfugiés hongrois finit bien pour vous. Il était bon à l'Empereur d'avoir à se plaindre de l'action anglaise, et de le faire un peu haut. La République française, sans l'afficher ouvertement, en ayant même l'air de ne pas le vouloir, vous aidera beaucoup à faire de la Turquie votre Portugal. L'état de l'Europe vous est bien bon. L’Autriche sauvée par vous, la France annulée, vous n'êtes en face que de l’Angleterre. Si vous ne faites pas trop de boutades, vous gagnerez bien du terrain. Le refus de la présidence décennale et d’une bonne liste civile est une preuve sans réplique qu’il y a parti pris pour l'Empire. Quand ce jour-là viendra, la partie sera difficile à jouer pour tout le monde. Président, assemblée et chefs de l’assemblée, armée et chefs de l’armée, sans parler du public, pour qui rien n’est difficile, puisqu'il ne fait rien et laisse faire tout. Ce sera l'une de ces grandes eaux troubles, où les petites gens habiles font leurs propres affaires, et ceux-là seuls. Donnez-moi, je vous prie si vous pouvez quelques détails sur ce terrain que je trouverai pour mon propre compte, et qui vous indigne. Je le vois d’ici en gros ; mais il est bon de savoir avec précision, et d'avance. J'en serai plus instruit qu'indigné. J’ai une indignation générale, et préétablie qui me dispense des découvertes. Mad. Austin est à Paris. Elle a trouvé à Rouen, M. Barthélemy, Saint Hilaire qui l’a fort rassurée, et qui l’y a conduite. J'attends aujourd’hui des lettres qui me feront, je pense prendre un parti à peu près précis sur le moment où j'en ferai autant.

Onze heures
Les lettres que je reçois me disent à peu près toutes comme Sainte Aulaire, et le duc de Noailles. Je me tiens donc pour à peu près décidé pour la fin de la semaine prochaine. N'en dîtes rien. Ce sera un charmant jour. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Jeudi 7 août 1851

Duchâtel m'écrit : " Je trouve l'aspect des choses triste ; la situation de Changarnier à peu près détruite ; la fusion rendue presque ridicule par la correspondance du Prince de Joinville ; tout le monde en découragement ; le mouvement dans le sens du Président ; l'assemblée a été raisonnable pour la révision et le choix de la commission de permanence ; mais cette raison, si elle persiste, la conduira plus loin que jusqu'à présent ne le veulent les Légitimistes. Il est clair que la prolongation doit en sortir. "
Vous voyez ; c’est la même impression que j'ai d’ici ; sauf l'exubérance de l’esprit de critique, qui est le plaisir et la faiblesse de Duchâtel. Il ne résiste pas à se moquer de ce dont le monde se moque. Si l'idée de la fusion est juste, comme je le crois, il n’est pas au pouvoir du Prince de Joinville de la rendre ridicule par ses sottises. Elle en surmontera bien d’autres. Mais en attendant, et sur la situation en général, certainement Duchâtel dit vrai. J'y regarderai dimanche. Il voudrait aller chasser quelques grosses en [?] avant notre visite à Claremont le 26. Mais son fils, et la distribution des prix le retiendront trop tard à Paris. Je doute pourtant que nous partions ensemble. Il veut arriver à Londres 8 ou 10 jours avant le 26, pour les donner à l'exposition. Je n’en donnerai pas tant ; un ou deux jours de Londres me suffiront très bien, et je ne veux arriver en Angleterre que tout juste pour la visite qui m’y fait aller.
D'autres lettres de sources diverses, me transmettent la même impression que Duchâtel. Je vois seulement que, dans beaucoup de département on commence à se préoccuper sérieusement de l'élection de la future assemblée, et à se concerter entre conservateurs et légitimistes, pour qu’elle soit bonne. C’est aujourd’hui le but essentiel, et le seul possible, à attendre.
Un autre mouvement électoral m’arrive celui de l'Académie. Tous les concurrents m'écrivent, M. Liadières, M. Philarète Chasles, M. Poujoulat & Vous ne connaissez guères plus les noms que les personnes. Tous aussi légers les uns que les autres. Il n’y aurait que Berryer qui eût du poids et de l'éclat. Mais notre dernier choix a été M. de Montalembert ; l'Académie ne voudra pas faire coup sur coup deux choix politiques, l'un pris à Rome, l'autre à Frohsdorf. Je n’ai pas idée du résultat. Ce dont vous n'avez pas d’idée, c'est de mon état d'enchiffrenement et d'éternuement ce matin. Je vous écris à travers des torrents de larmes. Il fait pourtant bien beau et bien sec hors de mes yeux. Je suspends pour attendre un intervalle lucide.

10 heures
Merci de la lettre qui m’arrive. Je n'y comptais pas aujourd’hui. J’y vois un peu plus clair, mais guères. Je n'ai rien de Paris. Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 6 nov. 1851

Ne vous fatiguez pas à m'écrire ; mais sachez que la vue de votre écriture me charme tout le jour.
Les détails que vous me donnez sont tristes, mais ne m'étonnent pas. Il faudrait une force de sens et d’âme supérieure pour résister à la tentation dont on les assiège. On leur promet de leur rendre leur patrie et un trône et nous leur demandons de renoncer absolument à cette chance pour en courir une autre qu’ils regardent comme très douteuse presque comme impossible. Ce n’est pas sur eux que tombe mon blâme mais sur ceux qui les prennent pour instrument de la perpétuité d'un état de révolution qu’ils sont eux-mêmes incapables de gouverner, et qu’ils ne veulent pas laisser finir.
Je suis de l’avis du Duc de Noailles. Il a bien fait de laisser partir la lettre que le duc de Montmorency avait reçue. Votre paragraphe dans le portrait du comte de Chambord de M. de la Guéronnière m’a amusé, malgré la délayage et la lourdeur prétentieuse. Mallac m'écrit avec assez de trouble. Nous touchons, selon lui, à de gros événements peut-être à une crise définitive, le Président est résolu à tout risquer pour vaincre la résistance de l'Assemblée ; les Régentistes se donnent beaucoup de mouvement et sont plein d’espérance ; Changarnier pousse les Légitimistes à des mesures extrêmes, et pourrait bien n'être que l’instrument de Thiers & & Tout cela se peut ; mais je persiste à douter que tout cela aboutisse à une solution prochaine. La partie est plus compliquée, et plus grande que ne se le figurent les joueurs assis autour de la table. Personne n'est près de la gagner.
Je ne vous dis rien de Pétersbourg. Il n'en faut plus parler, et il y faut penser le moins possible. C'est bien difficile. Je le sais.
J’avais hier chez moi un des principaux et des plus intelligents manufacturiers de Lisieux. Il m’a dit que depuis trois ou quatre semaines, les affaires étaient aussi complètement suspendues qu'elles l’avaient été en 1848.

Onze heures et demie
Mon facteur arrive très tard. Je craignais qu’il n’y est quelque chose à Paris. Ce que vous me dites ne change rien à mon impression. Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, jeudi 6 juin 1850
7 heures

Deux choses me frappent dans les conversations et les journaux de province : le travail assez actif qui se poursuit pour rallier et échauffer le parti modéré au nom de sa récente victoire dans l'assemblée ; l'ardeur de la portion intrigante du parti légitimiste à accueillir et à propager les idées de la gazette de France et de M. de la Rochejacquelein. Le parti modéré a vraiment le sentiment de la victoire. La guerre légitimiste s'agite avec l’aveugle impatience d’enfants mal élevés qui se croient près de mettre la main sur l'objet de leurs désirs. Jamais peut-être le parti modéré n'a été plus disposé à s'organiser politiquement, et jamais le progrès qu’ont fait les théories et les habitudes anarchiques dans le parti légitimiste lui-même n’a été plus évident. Il faut absolument que cette queue là soit coupée et rejetée parmi ces débris de toutes nos révolutions qui feront longtemps encore une opposition absolue et absurde à tout gouvernement. Le vrai et complet parti modéré, ne s'organisera qu'à cette condition, et en luttant contre cette queue là comme contre toutes les autres.

9 heures
Voilà les journaux et votre lettre. Je comprends l'émotion ; mais convenez qu'elle est bien ridicule. Il faut choisir ; veut-on, avoir un président de la république comme on en a un aux Etats-Unis, ne voyant personne, ne donnant un verre d'eau à personne, faisant tout simplement les affaires du pays sans aucun lien ni rapport avec la société du pays ? Cela se peut ; cela ne va pas mal aux Etats- Unis. Mais si cela convient à la France et à l'Assemblée nationale, il faut le dire tout haut, et non seulement permettre, mais prescrire au Président cette façon de vivre. Je dis prescrire car il y a en France, sur ce point des habitudes, des traditions des siècles d’habitudes et de traditions à abolir. Ce n'est pas trop d’une loi formelle pour les abolir et introduire un régime nouveau. Si on ne veut pas de cette abolition, si on ne la croit pas possible, si le président. doit être un personnage non seulement politique, mais sociable, si la République française entend conserver un peu la physionomie de la France, France de l'ancien régime, France de l'Empire, France de la Restauration, France de la Monarchie de Juillet, il faut absolument donner au président ce qu’il lui faut absolument pour jouer ce rôle-là. Je ne connais rien de plus honteux et de plus odieux que cette double prétention d'avoir un Président qui dépense, et de ne pas payer ce qu’il dépense, ce double parti pris des fêtes, et de la banqueroute, des charités et de la banqueroute. Et quand cette situation éclate, on se récrie ou s'indigne : on dit : " Ne nous parlez pas de cela. ". Si j'étais le président, je n’en parlerais peut-être pas ; mais je publierais toutes les semaines, dans le Moniteur, les comptes de ma maison, de toutes les dépenses de ma maison, et je laisserais au public à juger, si c'est moi qui suis le banqueroutier. Sur cette misérable question domestique comme sur les grandes questions politiques le pays-ci ne sera pas gouvernable tant qu'on ne l'obligera pas à voir les choses comme elles sont, et à entendre toute la vérité.
Si l'affaire grecque n'est pas tout-à-fait arrangée et conclue, Normanby en familiarité publique avec le président est quelque chose de plus que du mauvais gout ; c'est de l’insolence. Adieu. Adieu.
Je suis bien impatient des réponses que j’attends sur le véritable état de St Léonard. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 4 sept 1851

Vous êtes incomparable pour faire succéder, presque sans intervalle, la plus complète impartialité à la plus vive passion. Vous ne savez que dire à l'article des Débats sur la candidature du Prince de Joinville. Je vous assure qu’il ne détruit rien de ce que vous avez jusqu'ici pensé et dit contre cette candidature. Les Débats ne se sont pas le moins du monde inquiétés de la discuter, d'examiner si elle était bonne ou mauvaise ; ils ont saisi une occasion de faire un hymne, en l’honneur du Prince de Joinville pour couvrir leur embarras sur la question même. Ils repoussent une injure pour se dispenser d'avoir un avis. Que l'effet de leur article puisse être mauvais, je ne le conteste pas, et j’aimerais infiniment mieux qu’ils n'eussent rien dit ; mais je l'ai relu attentivement j’y avais à peine regardé hier matin, en fermant ma lettre ; c'est de la politique purement personnelle dans une situation équivoque, et pour se réserver la faculté de dire plus tard oui ou non selon le besoin de cette situation. Il y a des attaques contre les patrons de la candidature du président et des insinuations contre les patrons de celle du Prince de Joinville. On prépare et on élude. Et on finit par donner au Prince de Joinville des conseils pour son bonheur. Je ne sais ce que fera le Journal plus tard ; mais ceci n’est pas sérieux. Je n'ai encore vu que bien peu de personnes de ce pays-ci ; mais personne ne s'attend à un coup d'Etat ; et s’il arrive sans quelque fait nouveau qui le motive. On n'y comprendra rien.
La disposition des esprits est vraiment singulière et leur fait bien peu d’honneur comme esprit ; on n'a pas du tout le sentiment du danger de la situation ; on est sans confiance, mais aussi presque sans inquiétude. On semble se dire : " Nous nous en tirerons toujours ; après tout, cela ira toujours bien aussi bien que cela va à présent, et cela nous suffit. " Il n'y a point de milieu entre le désespoir de Jérémie et ce stupide aveuglement. Je suis fort triste et encore plus humilié.
Montebello m'écrit, fort triste aussi, mais je vais entrevoir de plus, dans sa tristesse un peu de perplexité. Je n'ai point de perplexité du tout ; nous avons bien plus raison que nous ne croyons. Et il faut nous établir chaque jour plus nettement dans notre avis. Je répondrai bientôt à Montebello. Je voudrais bien qu’il fût tranquille sur sa femme.
Je regarde, et je regarderai attentivement à ce qui se passe en Autriche. Ce sera curieux. Il n’arrivera, à la révolution et aux révolutionnaires, rien qu’ils n'aient mérité ; mais je voudrais bien que la réaction fût conduite habilement, et qu’il en résultât une vraie réorganisation. Je suis un peu pour les gouvernements, comme vous pour les diplomates ; je m’y intéresse, quelque soit leur nom comme à mon métier, et il me semble toujours que je suis pour quelque chose dans leurs revers ou dans ceurs succès.

10 heures
Votre lettre confirme, un peu mes conjectures instinctives. Je croirai au coup d'Etat quand je l’aurai vu. Mais ce qui me plaît le plus de votre lettre, c’est que vous vous sentez mieux. Paris vous reposera et le bon effet des eaux viendra peut-être. Adieu, Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 4 oct 1849
2 heures

Je ne puis croire à cette guerre ; à moins que votre Empereur n'ait un parti pris de la vouloir, ce que je ne crois pas. Je ne pense qu'à cela et j’arrive toujours à la même conclusion. Ils s’évaderont. Je vois déjà dans un journal de ce matin, que Kossuth s'est évadé. Ce n’est probablement pas encore vrai. Cela deviendra vrai. Faire la guerre parce qu’ils se seront évadés, pour en punir la Porte comme un geôlier négligent ou vendu, est impossible. Certainement si l’Angleterre soutenait effectivement la Porte, la France en ferait autant. Peut-être même, ici, n'en serait-on pas fâché. Une occupation qui serait distraction. Ce pays-ci s’inquiète des francs jamais des millions. Il déteste de donner de l'argent ; mais il aime à le jeter par les fenêtres. Je ne peux me résoudre à examiner sérieusement l’hypothèse où vous ne pourriez habiter ni Londres, ni Paris. Naples, si une fois vous y étiez arrivée aurait, pour l’hiver le mérite du climat. Bruxelles serait froid, mais sûr. La Belgique resterait neutre. Et au moins aussi bonne compagnie à Bruxelles qu'à Naples. Et bien plus près. J’en parle parce que vous m'en parlez. Je répète encore que je n'y crois pas. Mais il résultera de cette affaire-ci une situation bien plus accentuée, comme on dit aujourd'hui, en Europe ; la Russie et l’Autriche d'un côté, la France et l’Angleterre de l'autre, la Prusse entre deux, penchant géographiquement du premier côté, moralement du second. C’est très mauvais. L’Europe coupée en deux c'est de l'encouragement et de la force pour les révolutionnaires de tous les pays. Il ne se peut pas que l'Empereur ne voie pas cela. Certainement si cette guerre éclatait l'Italie et la Hongrie recommenceraient. Et Dieu sait qui les imiterait. Il ne faut pas ouvrir de telles perspectives. Pour la troisième fois, je n'y crois pas. Vous viendrez bientôt à Paris. Mais il est clair, qu’il faut attendre un peu pour y voir plus clair. Avez-vous remarqué dans les débats d’hier 3, la lettre de [Bucha?] ? Assez piquante probablement du vrai. La réponse napolitaine à Lord Palmerston est très bonne. Peu lui importe. Il veut. s'afficher Protecteur de la Sicile. Par routine et par mauvais esprit. Le même partout et toujours. C’est un spectacle qui m'ennuie. Je ne lis pas les Mémoires d’Outre-tombe. C’est vous qui me faisiez lire ces frivolités-là, Outretombe, Raphael. Quand je ne vous ai pas, je ne me doute pas qu'elles paraissent. Je vais demander les passages où il est question de vous. J’ai eu la brochure de M. Dunoyer. Honnête homme, lourd et courageux. Plein de pauvres idées, et d’erreurs de fait sur les journées même de Février, mais beaucoup de sens et de bonne hardiesse sur la situation générale d’à présent. Je n'ai rien du tout de Paris. Ce silence absolu et la nullité des premières séances de l'Assemblée me font croire qu’il se brasse quelque chose. On se tâte, on se prépare, on doute, on projette tout bas ; et en attendant on se tient coi. Je ne crois toujours à rien de plus gros qu’à une modification du Cabinet.
Onze heures et demie
Voici votre lettre. Je persiste toujours à ne pas craindre ce que vous craignez. J’ai écrit à Paris pour être bien précisément tenu au courant des intentions et des dispositions du gouvernement et du public. Ce que j'en sais déjà ne me permets pas de douter que la France ne fasse tout ce que fera l'Angleterre et qu'elle ne pousse l'Angleterre plutôt que de la retenir. Adieu, adieu. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val-Richer, Jeudi 4 Juillet 1850

Voilà Sir Robert Peel mort. J'en ai un vrai chagrin. Il n’avait pas tout, mais il avait beaucoup. Il a fait des choses douteuses mais grandes pour le bien être de bien des millions d'hommes dans son pays. Il avait le goût et le parti pris de la politique honnête. Je l’honorais plus qu'il ne me plaisait ; mais la mort illumine les qualités et élève l'estime au-dessus des dissidences. Puis ses dernières paroles sur moi me restent dans le cœur, encore un exemple, après tant de mille et mille autres, des plus belles et plus heureuses, existences brisées tout à coup misérablement ! C’est bien la peine de devenir grand pour rester à la merci d'un caillou et d'un coup de pied de cheval ! Si le dernier mot de la vie était ici bas, elle ne vaudrait certes pas le souci qu'on en prend.
Quelle sera l'influence de cette mort sur la situation du cabinet Whig et l'état des partis en Angleterre ? Cela me paraît assez obscur. L'opposition en sera plus libre ; les Peelistes s’y incorporeront plus intimement. Les Protectionnistes seront peut-être plus modérés, en matière de free trade, n'ayant plus devant eux leur vainqueur. C'est en même temps, sinon un Chef, du moins un grand patron de moins pour une combinaison nouvelle. Dites-moi vos informations, et voir conjectures.
Le Duc de Broglie m'écrit : " Les affaires sont toujours dans le même état. L'assemblée est fort décousue, et a grand besoin de se séparer pour ne pas se quereller. Nous espérons une prorogation de trois mois dans les premiers jours d'août. " - Un autre correspondant : " Les tiraillements dans la majorité et entre la majorité et le Président deviennent tous les jours plus sensibles. Tout le monde est mécontent de tout le monde. Les légitimistes sont les plus aigres, comme toujours. De son côté, la presse va de l'avant, et on demande hautement la révision de la Constitution. On dit que cette question et celle de la prorogation des pouvoirs du Président seront posés sans faute au retour de l'Assemblée. "
Adieu. Je n'attendais pas de lettre ce matin ; elle ne me manque pas moins. Il me tarde bien de vous savoir arrivée, et un peu reposée. Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 3 octobre 1850
8 heures

Duchâtel m'écrit : " Je trouve l'esprit encore abaissé depuis un an dans ce pays. On ne sait ni ce qu’on veut, ni même ce que l'on désire. On demande l’ordre matériel sans savoir à quelles conditions, ni par quels moyens il peut être procuré. On dérive constamment sur la pente de l’imprévoyance et de la platitude. Aussi la fusion est-elle très peu populaire à Bordeaux. On y aime peu les légitimistes auxquels les conservateurs reprochent, non seulement leurs péchés d'ancien régime, mais leurs alliances des dernières années avec la Montagne. Il est impossible, d’un autre côté, de rien voir de plus maladroit, de plus déplaisant de plus dénué d’esprit politique, que les légitimistes de province. Ils auraient pour but de sa faire détester qu'ils ne s’y prendraient pas autrement.
Le Président, de son côté, a beaucoup perdu. L’idée de l'Empire n'entre plus dans la tête de personne. Les plus chauds partisans du statu quo ne vont pas au delà, d’un nouveau bail de quatre ans. Mais ce que les légitimistes et le président perdent, personne ne le gagne. La France avec ses folies, était destinée à donner le spectacle, digne d’une maison d'aliénés, d’un jeu où il n’y a que des perdants, sans gagnants. Si le bon Dieu ne vient pas à notre aide, nous n'avons guère de chance de nous en tirer. "
Vous voyez qu’il n’est pas gai. Cependant il ne change nullement d’avis et ne renonce point.
Je viens de lire l'article de [?] Marc Girardin dans les Débats. La première partie mauvaise. La Seconde sauf un mot, bonne et utile. Ce qui domine dans les journalistes, c’est la polémique. Ils ont besoin de porter des bottes. On se pique aisément à ce jeu là. Il y a, dans tout cet article, plus de polémique que de politique. Je fais dire ce que j'en pense, sur le ton de l’observation amicale, et dans l’intérêt du Journal lui-même. Son importance subsiste et il en gagne dans le parti conservateur plutôt qu’il n'en perd. Précisément parce qu'il est à la fois fidèle au parti et point étranger à ses passions. Mais on peut agir sur lui, à condition de ne jamais se lasser. C’est la condition de tout succès en ce monde.

Onze heures
L’infamie est grande. Mais je ne crois pas qu’il y ait à hésiter. Il faut vous épargner le désagrément de cette publication. Pur désagrément de journaux et de bavardages, mais qui vous ennuierait fort. Il faut seulement avoir de cette femme une déclaration bon et dûment signée, que le manuscrit qui serait remis est unique, qu’il n’en existe aucune copie, et que toute publication qui en serait faite ultérieurement ne serait qu'une fabrication mensongère. Je sais ce que cela peut valoir avec de telles gens. Pourtant c’est une arme, et un moyen de discréditer s’il y avait lieu. Je suis comme de raison, prêt à aller causer de cela avec vous, s'il le faut. Mais je ne vois guère ce que j'aurais de plus à vous dire et je crois qu’il faut prendre garde de ne pas grossir cette petite indignité. Je ne puis agir d'aucune façon, car je ne pourrais agir sans paraître ce qui aurait de l'inconvénient. Parlez de cela à mon visiteur d’hier, que vous aurez vu ce matin. Il est plus propre que personne à donner un bon conseil, en telle occasion, et à faire ce qu’il peut y avoir à faire pour en finir. Et comme si vous aviez, comme je le présume besoin d’une entremise, il faut mieux que ce ne soit pas la sienne, je joins ici un mot pour lui où je lui indique un homme très propre à s'en charger, très sûr ; et qui le ferait, je n'en doute pas, de très bonne grâce, car il m'est fort dévoué. Remettez ce billet à mon visiteur ; quand vous en aurez causé avec lui, je crois que vous serez de mon avis. Je vous renvoie la lettre. Je suis vivement contrariée, pour vous de l'agitation que cela vous donne. Certainement il est difficile de voir une plus indigne action. Adieu, adieu.
Soyez sûre que les deux personnes que je vous indique sont très intelligentes, et très dévouées. Adieu.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer 3 Novembre 1853

Je suis décidé à croire que votre Empereur ne veut pas la guerre, et par conséquent à croire qu’il saisira la première occasion de sortir d’un mauvais pas qui mène à la guerre à la guerre révolutionnaire générale, au chaos Européen.
Si malgré cette perspective, vous aviez votre parti pris de pousser la botte à fond et de jeter bas l'Empire Ottoman pour mettre la main sur les gros morceaux, je comprendrais l'obstination et je n'aurais rien à dire, sinon que le moment est mal choisi pour un si grand coup. Mais je suis convaincu que vous ne voulez pas porter ce coup et alors je ne comprendrais pas que vous ne missiez pas fin, le plutôt possible, à la situation actuelle. Vous n’avez qu'à y perdre. Vous y avez déjà pas mal perdu ; vous y avez perdu votre grand caractère de pacificateur général, de conservateur suprême de l'ordre Européen ; vous avez reveillé les méfiances des autres puissances ; vous vous êtes séparés de l'Angleterre ; vous l’avez unie à la France ; vous avez placé votre plus sûr allié, l'Autriche, dans la situation la plus périlleuse. Vous avez fait autre chose encore ; vous avez fourni à la Turquie une nouvelle occasion de s'établir dans le droit public Européen.
Taxez moi de rancune si vous voulez ; mais ce fût là, en 1840, votre faute capitale, pour isoler, pour affaiblir le gouvernement du Roi Louis Philippe, vous avez alors mis de côté votre politique traditionnelle qui était de traiter les affaires de Turquie pour votre propre compte, à vous seuls sans concert avec personne, vous avez vous-mêmes porté ces affaires à Londres par le traité du 15 Juillet 1840 vous en avez fait de vos propres mains, l'affaire commune de l’Europe. Vous avez été obligés l’année suivante, de faire encore un pas dans cette voie, et la convention des détroits du 13 Juillet 1841, et, de votre aveu, confirmée, pour la Turquie, l’intervention et le concert de l'Europe. Ce n’est pas là, je pense, ce qui vous convient toujours et au fond, et vous deviez être pressés de rentrer avec la Turquie dans vos habitudes de tête à tête. L'affaire des Lieux Saints vous en fournissait, il y a quelques mois une bonne occasion ; après y avoir essuyé, par surprise, à ce qu’il paraît un petit échec, vous y aviez repris vos avantages ; vous l'aviez réglée comme il vous convenait, sans vous brouiller avec la France, et de façon à être fort approuver de l'Angleterre. Pourquoi n'en êtes vous pas restés là ? Tout ce que vous avez fait depuis vous a mal réussi, vous avez eu l’air de vouloir plus que vous ne disiez ; vous n'avez pas fait ce que vous vouliez ; vous vous êtes bientôt trouvés engagés plus avant que vous ne vouliez ; vous avez rallié l'Europe contre vous et jeté la Turquie dans les bras de l’Europe. Pourquoi ? Encore un coup, je ne le comprends pas. Je ne le comprendrais que si je vous croyais décidés à jouer, en ce moment, la grande et dernière partie de cette question, et à mettre, à tout risque, la main sur Constantinople. Et comme je ne crois pas cela, je persiste à penser qu’une seule chose vous importe ; c’est de mettre fin promptement à une situation qui a le triple effet de vous isoler en Europe, d’unir l'Europe contre vous et de placer de plus en plus la Turquie sous la sauvegarde du concert Européen. Vous pouvez sortir de ce mauvais pas, sinon sans quelque déplaisir momentané, du moins sans aucun inconvénient sérieux pour votre politique nationale, et son avenir ; la géographie et le cours naturel des choses vous donnent, dans la question Turque, des forces et des avantages que rien ne peut vous enlever. Pourquoi susciter contre soi un orage quand il suffit de laisser couler l'eau ? Adieu.
J'en dirais bien plus si nous causions. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 3 Nov. 1853

Les Turcs ont donc passé le Danube, et vous n’y avez pas fait obstacle, probablement dans l’intention de les battre et de les rejeter ensuite au delà du fleuve, en leur disant : " Repassez si vous voulez. " Je me figure qu’il y a là, pour vous toute une politique, et une bonne politique ; si vous restez fermement dans les principautés, en en chassant toujours les Turcs, mais sans en sortir jamais vous-mêmes, vous ferez un grand pas dans votre destinée, en forçant l’Europe de reconnaître que vous ne voulez point aujourd’hui renverser l'Empire Ottoman ; vous remporterez des victoires en vous épargnant les plus grandes difficultés de la guerre, et vous resterez de plus en plus en mesure de négocier, une bonne paix. Je fais profession de ne rien entendre du tout à la guerre comme guerre ; mais la guerre comme moyen de la politique, je la comprends, et dans cette occasion-ci, je ne serais pas embarrassé pour m'en bien servir.

Onze heures et demie
Vos nouvelles valent mieux que mes plans de politique. Comme vous dites, il faut encore tout que ce soit fini ; mais quand ce sera fini, je ne serai guère plus sûr de la paix que je ne l’ai toujours été. Adieu, adieu. On sonne le déjeuner, et ma toilette n’est pas encore achevée. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 2 octobre 1851

Je n’ai jamais voulu aller revoir Neuilly. J’y aurais éprouvé le plus désagréable des sentiments, celui de la colère impuissante. Je ne connais rien de plus hideux que cette fureur destructive de la canaille contre les demeures d’un pauvre roi qui n’avait jamais fait de mal à personne, et qui parmi ses défauts n’avait certainement pas celui d'être dur et hautain envers le petit peuple.
Vous ai-je jamais dit que, pendant que j'étais encore en Angleterre du printemps de 1849, si je ne me trompe des habitants de Neuilly avaient fait une souscription pour contribuer à la reconstruction du château, et que l’un d'entre eux me l'avait envoyée en me priant d’en parler au Roi ? Je lui en parlai, et il me répondait avec le sentiment le plus amer que je lui aie peut-être jamais vu : " Non, tant que je vivrai et que Neuilly sera à moi, il restera détruit. Je trouvai qu’il avait raison.
Thiers est ce qu’il était. Il veut que Henri V et la fusion soient impossibles. La difficulté est assez grande pour qu'un peu de bon vouloir en fasse une impossibilité. Mais il serait bien fâché qu'elle fût moins grande ; et si elle l’était moins en effet, il travaillerait à l’aggraver. Toutes les fois qu’il faudra se classer définitivement, Thiers rentrera dans le camp révolutionnaire. Il n'y a en pareille conversation, qu'une réponse à lui faire, c'est d'opposer impossibilité à impossibilité, impossibilité de durée à impossibilité d'arrivée, et de lui bien mettre sur les épaules la responsabilité de celle dont il se fera le champion. Il n'y a pas moyen de ramener Thiers ; mais on peut aisément le troubler. Il faut avoir son indécision à défaut de sa conversion.
J’ai enfin des nouvelles de Piscatory, à propos de la mort de ma petite-fille. Il me dit en finissant : " Encore un mois de repos avant la lutte où il m'est impossible d’être avec qui que ce soit ; et cependant je prendrai parti. Quoi que je fasse conservez-moi votre amitié ; la quantité de la mienne compense un peu la qualité." Je n’entrevois pas quelle est la monstruosité qu’il médite de faire, et qui peut compromettre mon amitié. Il sera tout bonnement Joinvilliste.
J’ai reçu hier une longue lettre de Dumon. Noire en effet, et très spirituelle. Je ne vous en redis rien. Il vous a sûrement dit tout cela. Que dit-on du résultat définitif des élections belges ? Si le ministère n'a gagné en effet qu'une voix dans le nouveau sénat cela me suffirait pas pour faire passer sa loi, et le ministre des finances, M. Frère, qui est le révolutionnaire par excellence, pourrait bien être forcé de se retirer. Ce ne serait pas mauvais, comme exemple.
Les quatre tableaux qui terminent le manifeste napolitain sont concluants et utiles. Vous intéressez-vous au télégraphe sous-marin ? Vous ne vous doutez pas à quel point le public provincial en est occupé ; il attendait la nouvelle du succès comme celle d’une victoire. L'imagination des hommes est tournée vers ces choses là.

11 heures
Merci de votre lettre de ce matin très bonne, et qui sera utile. Je vous en parlerai demain. Merci et adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 2 août 1849
7 heures

J’ai été bien heureux hier tout le jour. Je crois que mes hôtes m'ont trouvé bien gai. Comme notre âme tombe tout entière sous le joug de son impression du moment. Vous savoir un peu tranquille et être moi-même un peu tranquille, sur votre compte, me suffisait. J'étais presque content comme si vous aviez été là. Ce n’est pas vrai.
J’ai sous les yeux une image de l’extrême éparpillement et dispersion des esprits en France. Mes deux hôtes au fond, pensent et veulent tous deux la même chose; ce sont deux hommes du même parti, et deux hommes d’esprits. L’un croit au retour de la Monarchie pure, l'autre croit au succès définitif tant bien que mal de la République. L'avenir est si obscur et si incertain que des yeux qui y cherchent, et y souhaitent la même chose y voient. des choses contraires. Cela fait peur pour notre destinée et pitié pour l’esprit humain. Tous deux sont fort tristes et inquiets, à cause de la bêtise et de la platitude universelles. Un garde national de Paris disait le 25 février 1848, en criant contre les ouvriers, la populace et l’anarchie : " Puisqu'on leur livre tout, qu’ils nous laissent tranquilles. " Le pays livre soit tout volontiers, l’avenir comme le passé, pourvu qu’on le laissât tranquille. Heureusement que le bon Dieu ne se contente pas à si bon marché que les hommes ; et me permet pas qu’ils soient tranquilles à tout prix. Le Cabinet actuel moins près de tomber qu'on ne le croit. Dufaure et Tocqueville, ses vrais chefs, charmés du régime actuel, comme des acteurs d'une ville de province appelés à jouer sur le théâtre de Paris, et décidés à s'y maintenir. Sincèrement attachés à la République et à la Constitution, et se flattant qu'ils y contiendront le Président. Plus ennemis de Thiers que jamais. Tocqueville a dit à M. de Lavergne : " Il faut que M. Guizot entre dans l'Assemblée ; il n’y a que lui qui puisse nous délivrer de M. Thiers. " M. Molé renonce à l'Empire comme il a renoncé à la fusion. Il renonce même à la Présidence à vie ou décennale. Il faut rester dans la Constitution. Mais quand on en viendra à l'élection d'un président, dans trois ans, il faut que le peuple réélise Louis Napoléon malgré la Constitution qui le défend. Le peuple seul est au-dessus de la Constitution, et peut la violer s'il veut. Tout le monde se soumettra alors. C’est avec cette perspective que M. Molé tâche de calmer un peu les amis impatients du président ; et de gagner du temps, sa seule politique au milieu de toutes les impossibilités d’aujourd’hui.
J'ai vu un Belge intelligent, et fort au courant de son pays et de sa cour. Le Roi Léopold assuré et tranquille mais supportant avec humeur, quoique patiemment, le joug de son cabinet actuel, les Barrot et les Dufaure de Bruxelles, qui ne lui épargnent pas les impertinences et les désagréments. Onze heures Votre lettre confirme celle d’hier. Vous n'êtes pas mal, et vous verrez de temps en temps M. Guéneau de Mussy. Adieu Dearest, à demain la conversation. La cloche du déjeuner sonne. Adieu. Adieu. G. Vous vous trompez sur le sentiment qui fait dire au Duc de Broglie ce qu'il vous dit. Peu importe du reste. Adieu encore et toujours.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, jeudi 1er Novembre 1849
Huit heures

Voici enfin, le mois où nous nous retrouverons. Je ne crains pas que les amertumes, dont avant-hier vous m'avez envoyé un trait résistent à la présence réelle. La vérité vous saisit et chasse de vous l’erreur. Mais elle ne l'empêche pas de revenir. J’ai bien envie de vous dire une fois tout ce que je pense de la source de cela. Quand on a vécu quelque temps séparés en pensant toujours, on s'étonne de tout ce qu’on ne s’est pas dit. Que de silences, de réticences, de voiles dans une bien grande intimité! C’est bien dommage. Il y a un point où l'on arrive bien rarement, mais où, quand on y est arrivé, ce qui est incomplet devient intolérable. Il faut pourtant s'y résigner. Je suis charmé que le Duc de Noailles soit à Paris. Je me promets que nous causerons beaucoup. Non seulement il est très sensé et très honnête, mais je me figure qu’il y a en lui quelque chose de plus qu’il ne montre. J’aime les gens dont je n‘ai pas vu le bout. J’ai eu hier ici un autre ancien député conservateur du midi. Il avait une lettre de son fils, jeune maréchal des logés dans un régiment de chasseurs à Rome. Voici les termes. « Nous nous ennuyons bien ici. Nous ne savons pas pour qui ni pourquoi nous y sommes. On nous fait changer tous les jours notre fusil d’épaule ; demi-tour à droite, demi-tour à gauche. Le Pape devrait bien revenir pour que nous nous en allions. Voilà le sentiment populaire dans l'armée. Je vois venir un bien autre embarras. Le Pape dira, ou donnera clairement à entendre qu'il ne reviendra à Rome que lorsque les Français n'y seront plus. Et alors comment s'en ira-t-on. S’en aller, ce sera être chassé par le Pape. J'admire ce que la bonne politique peut devenir, entre les mains des sots. Ici aussi le coup d'état est dans l’air ; c’est-à-dire qu'on en parle car je ne trouve pas qu’on y croie. Quel qu’il soit s’il se fait sans le concours de l'assemblée et du général Changarnier, ce sera un triste coup de cloche. Le Président a beaucoup perdu dans les campagnes mêmes. Il ne me paraît plus en état d’agir seul. Comme de raison, il me vient bien des messages empressés et obscurs. C'est l’état de tous les esprits. Il m'en vient d’Emile de Girardin toujours, en ébullition. Il me paraît que la présidence du Prince de Joinville est décidément son idée du jour, et qu’il se propose de la pousser chaude ment à travers le premier nouveau gâchis. Je ne sais plus quelle importance conserve encore son journal. Je le vois toujours assez rependu pour nuire. Et l'homme a, dans ce genre, une vraie puissance.

Midi
Voilà un nouveau cabinet qui m’arrive. Ce n'est évidemment qu’une préface. Quel déplorable et ridicule gâchis ! J’ai la conviction que tout cela ne sera que ridicule. Il faudrait que les honnêtes gens fussent plus sots que les sots pour se laisser déposséder et mâter avec les forces qu’ils ont entre les mains. Je suis charmé que vous vous inquiétiez moins. Quand serons-nous réunis ? Adieu, Adieu Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, dimanche 30 sept. 1849
Huit heures

Il n'y a pas moyen de vous expliquer de si loin pourquoi ce que j'écris ne me fera pas d'ennemi ; au contraire. Mais vous le verrez. Je n'ai nulle envie de me rengager dans les luttes où j'ai vécu. La force me manquerait pour recommencer, et il ne faut jamais rien recommencer. Le monde s'ennuie de ce qu’il a déjà vu. Mais après ce que j’ai fait en luttant et ce qui est arrivé depuis que je suis tombé, il y a une position toute nouvelle à prendre, très calme et, je crois très influente qui aura quelque effet, ce que je crois toujours possible, et qui me fera honneur ce que je désire avant tout. J'ai la fantaisie d'être un peu connu, et le sentiment intérieur que je mourrai les poches encore pleines, n'ayant pas montré la moitié de ce qui valait la peine d'être vu. Je veux qu'après moi on se doute un peu de cela et qu’en parlant de moi, on se dise : " C'est dommage qu’il n'ait pas fait tout ce qu’il voulait." C'est peu d'avoir été quelque chose si on ne laisse au public le sentiment qu’on pouvait être bien davantage. Le monde dédaigne et oublie bientôt ce qu’il croit avoir mesuré jusqu'au fond et épuisé. Il faut qu’il entrevoie de l’inconnu qu'il n’a pas su voir et s'approprier. Alors il estime et admire vraiment. Je suis sorti de la scène sur un échec, très immérité, je pense, mais enfin, sur un échec. Je ne veux pas, si Dieu me donne vie m’en aller tout-à-fait dans cette position là. Je veux que mon pays se doute qu’il a eu tort de me laisser tomber, et qu’il me relève lui-même, non pas dans l’arène, mais dans sa pensée. Et je suis sûr que je peux lui donner ce sentiment là sans blesser son amour propre et réveiller sa mauvaise humeur, en excitant au contraire sa curiosité son regret et son respect. Si cela peut lui servir, ensuite à quelque chose pour se réformer lui-même, tant mieux ; je n'y renonce pas pour lui, car je ne désespère pas de lui. Mais je n’entreprends plus moi-même de le réformer. Ce serait trop long et je suis trop vieux. Quand causerons-nous de tout cela, et de tout le reste ? J'en ai bien envie. Nous aussi nous pouvons bien dire ; " Que de bien perdu ! "
Voici votre lettre de Berlin. Vague et confuse, comme tout ce qui est allemand, mais spirituelle et sensée au fond. Je le crois du moins. On ne voit jamais bien clair dans l’esprit des gens qui n’ont pas vu clair eux- mêmes. Les Allemands ont beaucoup d’esprit ; mais on dirait qu'ils ne voient rien que de loin, et à travers les vapeurs du dernier horizon. Même quand ils sont sensés comme celui-ci, ils trouvent le moyen de noyer leur bon sens dans le brouillard. Il a certainement raison ; le Francfort nouveau est stupide ; le vieux Francfort est mort. Il y a en Allemagne un problème à résoudre que M. de Gagern n’a pas résolu. que M. de Metternich ne résoudrait pas et qu’il faut absolument résoudre. Celui-là seul qui le résoudra mettra les radicaux sous ses pieds, comme ils le méritent. Mais je doute que le moment de cette solution soit venu et nous pourrons bien revoir, en l’attendant, une nouvelle édition de la Diète de 1815.
J’ai reçu une lettre très amicale de Narvaez à qui j’avais recommandé Herbet, consul général à Barcelone. Point de politique comme de raison, mais un ton de confiance générale mêlé d’inquiétude sur sa propre santé. Il me parle des fortes indispositions qui l’ont empêché de voir personne, et il quittait Madrid pour retourner aux eaux de Puertollano. Adieu, adieu.
Moi aussi, je suis fâché que M. Gueneau de Mussy ne revienne pas à Paris. A cause de vous surtout. J'étais sûr qu’il vous plairait, et je crois qu’il aurait autorité sur vous pour votre santé, ce qui est bien nécessaire. Le Roi a raison de le garder. Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L012_00184.jpg
Val Richer, Dimanche 30 Sept.
1849 - 6 heures

J’ai été déjeuner ce matin à Lisieux, chez mon député à l’Assemblée, M. Leroy Beaulieu qui part ce soir pour Paris. J’ai trouvé là bien du monde, tous réactionnaires ardents, sans se soucier de leur passé. La révolution de Février aura servi à faire pénétrer la politique conservatrice dans une nouvelle couche de la société où elle n’eût jamais pénétré sans cela. Je crains seulement que le moyen ne coûte plus cher qu'il ne rapporte. On dit que M. de Falloux va beaucoup mieux, et qu’il parlera sur les affaires de Rome. On obtiendra du Pape un supplément d’amnistie et on sera content. On dit qu'on rétablira tous les impôts supprimés, même l’impôt sur le sel. Tout plutôt que de faire banqueroute, c’est la maxime courante dans l'Assemblée, parmi la majorité. Je n'aperçois aucune pensée sérieuse d'Empire. S’il doit venir il ne viendra pas naturellement et dans une forte pression extérieure sur l'Assemblée. On assure que l’armée n'y pense pas davantage. Les paysans qui l’approuveraient, et l’appuieraient ne prennent l’initiative de rien. Quant à la liberté de la presse, la loi qui a interdit la vente des journaux dans les rues et le colportage dans les campagnes a fait de l’effet. Un effet de ralentissement non de suppression du mal. On va rétablir et probablement élever l'impôt ou timbre, ce qui fera tomber beaucoup de petits journaux. Si cela ne suffit pas, on entrevoit comme mesure extrême, une interdiction de fonder, sans le consentement du gouvernement, aucun nouveau journal au delà de ceux qui se trouveraient exister au moment de la promulgation de la loi ; et pour ceux-ci, autorisation au gouvernement de les supprimer s'ils étaient condamnés deux fois par les tribunaux.
Je reçois aussi ce matin une longue lettre de Lord Aberdeen. Très tendre. Ne lui laissez pas oublier sa promesse de venir à Paris en décembre. A part notre plaisir, il serait vraiment bon qu’un homme comme lui, parfaitement impartial et sincèrement bienveillant, vît Paris et la France tels qu’ils sont aujourd’hui. Le Duc de Broglie, le désire presque autant que moi.

Lundi 1er Oct. 9 heures
Sachez que je suis rentré en possession de tous les originaux dont les copies sont en Angleterre. Il n'y a presque plus de choléra à Paris. J'y renvoie Guillaume samedi prochain pour rentrer le lundi 6 à son Collège. On est assez sérieusement préoccupé des premières séances de l'assemblée. Je n'en espère et n'en crains pas grand chose. Il n’y a plus, parmi les Montagnards personne qui puisse provoquer de vrais débats et mettre le feu sous le ventre aux gens qui voudraient rester tranquilles. M. Ledru Rollin faisait cela. Il n'a point de successeur. Il n’y aura ni l’initiative des coquins, ni celle des honnêtes gens. Onze heures Vous avez très bien parlé à Achille Fould. Adieu. Adieu. Je suis pressé. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 30 oct. 1853

Voilà donc des coups de canon. Je ne connais pas assez les localités pour savoir ce qu’ils valent comme opération militaire ; il paraît que vous avez pris l’initiative. Je serais étonné si vous ne laissiez pas aux Turcs l’embarras de passer le Danube, et de venir vous attaquer dans les Principautés. Militairement cela semble sensé, et politiquement, c’est beaucoup mieux pour vous. Les Turcs ne peuvent soutenir longtemps la guerre offensive. L’article du Moniteur est calmant et pacifique. Mais je ne m'explique pas la nomination du général Baraguey d’Hilliers, sinon par l'Empire des services personnels, abstraction faite de toute politique. Du reste la Bourse et Galignani disent que le Moniteur n’a pas fait sur tout le monde la même impression que sur vous et moi.
Je suis frappé de la froideur et de l’ennui des journaux Anglais sur cette affaire. C'est ce qui arrive des questions factices. Quand le bavardage a jeté son feu, et qu’il faut en venir à l'action sérieuse, il n’y a plus rien, et en voudrait bien n’y plus penser.
J’ai quelque peine à écrire ce matin. Je suis pris, dans l’épaule, d’une douleur rhumatismale assez vive quand je fais un mouvement. Je connais cela. J'en ai été atteint un jour où j’avais à parler à la Chambre des Paires, et j’ai parlé quand même, l’épaule et le cou de travers. Je n'ai plus besoin de si maltraiter mon mal. Cela passera avec quelques frictions et deux ou trois jours.

Onze heures
Voilà une lettre qui me déplait beaucoup. Mais vos impressions sont bien en contradiction avec cette suspension momentanée des hostilités dont les journaux m’apportent le bruit. Je ne crois pas à l'attaque dans la mer Noire. Que tout cela est fou et triste ! Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 29 Sept. 1850

Je vous vends Fleischmann. Je suis frappé de son hostilité contre l'ancienne diète de Francfort. Quand un homme aussi honnête et sensé pense cela, il y a bien à regarder. Car il n'est pas complaisant pour les radicaux ; témoin ce qu’il vous dit de la Reine des Pays-Bas. Evidemment, il faut à l'Allemagne, autre chose que ce qu'elle avait avant février ; elle n'y retournera pas et ne s'y tiendra pas tranquillement. De loin, la raison le dit ; voilà un homme intelligent et monarchique à qui l’observation le dit de près. Le bon chemin entre le bouleversement et l'immobilité n'est pas encore trouvé. L’Autriche devrait le trouver ; elle n’est plus vouée à l'immobilité ; de gré ou de force elle change tant de choses dans sa propre maison, elle y admet tant de nouveau; elle devrait trouver aussi et admettre le nouveau qui convient au grand corps allemand. C’est la seule manière de déjouer l'ambition de la Prusse. Tout ce qu’il faut à l’Autriche, c’est que la confédération germanique subsiste tran quille et point asservie à la Prusse. Il ne se peut pas que l'ancienne organisation soit la seule qui atteigne à ce but. " Cherchez et vous trouverez. “, dit l'évangile qui a toujours raison. Je suis convaincu que, si l’Autriche, cherche sérieusement et sincèrement, elle trouvera.
Le Roi de Wurtemberg me fait dire qu’il espère que je retournerai sur le Rhin l'été prochain et qu’il me priera alors de pousser jusqu'à Stuttgart. Avez-vous vraiment quelque idée d’y aller voir, votre grande Duchesse ?
Peel and his times m'amuse toujours beaucoup. Je viens de lire 1827, l'apparition et la disparition de Canning. Vous n'êtes pas nommée du tout ; mais les menées autour de George IV, pour la formation de ce Cabinet brillant et éphémère sont assez vivement racontées, par un libéral modéré et de peu d’esprit, qui déteste les cours et les femmes dans les cours. Il parle du travail caché que faisait ou laissait faire le Duc de Wellington pour remplacer lui-même, Lord Liverpool et il dit : " The king was disposed to favour this tortuous course ef proceeding ; he had et this time become a kind of English Sardana palus, and was anxious, to have a government sufficiently strong to relieve him from all anxieties about affairs of state, and to leave him free to enjoy the imitation of a Mohammedan Paradise which he had established at Windsor, perfect in all respects save the prohibition of wine." Il raconte assez bien l'effet que fit sur le Roi la démission, simultanée des six anciens collègues Tories de Canning : " This, which certainly looked like an attempt to intimidate, fired the pride of George IV ; he immediately confirmed the appointment of M. Canning, and gave him full power to supply the places which had been vocated. " Cela vous amuserait.

10 heures
Votre lettre est intéressante. J'y répondrai demain. Adieu, adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 29 juillet 1849, 8 heures

Je ne m'accoutumerai certainement pas à ce mauvais mardi qui sera mon dimanche ; mais il faudra bien s’y résigner. Je ferai comme vous ; je vous écrirai le vendredi et le samedi, sous une seule enveloppe, une lettre que vous aurez le lundi. 732 morts du Choléra en une semaine, c’est beaucoup. Pensez tous les jours à votre promesse. Du reste il me revient de toutes parts qu’à Paris même au milieu du choléra le plus intense, le bon régime, et les précautions soutenues, étaient très efficaces. Vous ne manquerez pas à cela. vous êtes prudente.

L’idée d'un événement, ou avènement nécessaire, prochain, l’Empire ou l’équivalent se répand dans les campagnes comme s'y était répandue, l'idée de la Présidence de Louis Bonaparte. Je ne sais pas qui, ni à quel moment le branle sera donné, mais il deviendra sur le champ général. On se trouve mal sous ce qui est, et on n’y croit pas. Ni foi, ni santé. On essaiera de tous les remèdes seulement, il y aura, quant au plus prochain remède, sinon lutte au moins dissidence, entre l’Assemblée et la population. Evidemment l’Assemblée ne croit pas à l'empire comme remède, ni à Louis Napoléon connue dynastie. Elle est bien pour lui, et lui donnera volontiers et du pouvoir, et de la durée, mais sans grandes idées ni longues espérances. La population n'en est pas encore là. Et si la population se met en mouvement l'assemblée suivra. J'ai lu le discours de Thiers. Sensé, spirituel et à propos. Petit. Et puis se donnant comme le représentant de tout le Gouvernement passé contre toutes les oppositions. Il a raison, puisque personne ne le contredit et ne lui rappelle ce qu’il a fait. Mais c’est drôle à lire. Toujours grande affluence de visites. Et je n'ai jamais été plus seul. Je ne dis pas deux paroles qui me plaisent à dire. Adieu, adieu jusqu'à la poste.

Onze heures
Voilà votre lettre d'avant hier vendredi. L'affranchissement ne l'a pas retardée. Je voudrais bien que votre grand orage eût tué le choléra à Londres, avez-vous eu peur pendant l'orage ? Que je voudrais avoir été là ! J’espère qu’on a raccommodé le plafond de votre chambre de manière à ce qu’il n’y pleuve plus. Rien d'important de Paris. Un ancien conservateur, membre de l'Assemblée, M. Moulin m'écrit : " Nous allons discuter la prorogation. Je la voterai ; non pour mes affaires et mes plaisirs personnels mais par ce motif, tout puissant à mes yeux qu’au milieu de nos impuissances constitutionnelles et financières, en présence d'un avenir qui n’est plus de trois ans il devient nécessaire que nous puissions porter dans nos départements nos impressions de Paris et rapporter à Paris les impressions des départements. " Adieu. Adieu. La seconde cloche du déjeuner sonne. Adieu, dearest beloved. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 28 Sept. 1851

Je ne puis croire que l'Impératrice ne veuille pas ou ne puisse pas faire avoir un passeport à votre fils. Ce serait un argument trop fort en faveur du régime constitutionnel avec tous ses ennuis et ses dangers. Sans vanité, votre correspondance vaut bien un passeport, et je ne pense pas que le pouvoir absolu, pour se maintenir, ait besoin de pousser jusque là l’ingratitude. Encore passe l’ingratitude pour les services rendus ; mais l’ingratitude pour des plaisirs si souvent donnés ! Je ne pardonnerais pas celle-là.
Marion a raison de dire la vérité à Changarnier. Elle peut tout dire, et je suis sûr qu’elle dit très bien tout. Qu'elle lui demande donc un jour dans quelle position il serait aujourd’hui, s’il était resté tranquille et sans impatience, dans son poste de Général en Chef de l’armée de Paris, se tenant en dehors de toutes les querelles parlementaires, et uniquement attentif à être toujours le représentant et le défenseur de l’ordre, soit à l'Elysée, soit à l'Assemblée. Il serait. aujourd’hui, entre Louis Napoléon et le Prince de Joinville le candidat naturel et obligé du parti de l’ordre à la présidence, la seule et assurée ressource de la majorité et du public dans leur perplexité. Pour moi je ne me console pas qu'il ne se soit pas ménagé cette chance simple infaillible, et je n'espère pas qu'en glanant de tous côtes des débris de partis, il s'en refasse une qui en approche, de bien loin. Personne n'est plus noir que moi, dans ce moment-ci.
La déclaration du Général Magnan au Président ne m'étonne pas. La peur gagnera tout le monde. Mais le lendemain du jour où tout le monde a eu peur ne vaut pas mieux que la veille, et nous ne serons pas tirés d'embarras parce que le président y sera tombé.
La Duchesse de Marmier n'a pas le moindre crédit à Claremont, et ses paroles ne signifient absolument rien. Mais elle remplacera là Mad. Mollien qui en dit quelques fois de bonnes. Pas beaucoup plus efficaces, il est vrai. Cependant, je persiste à croire que les bonnes paroles valent mieux que les mauvaises. Je regrette donc Mad. Mollien à Claremont.
Ma fille est assez bien. Elle a un peu dormi. Il iront son mari et elle, passer l'hiver à Rome. La santé de son mari a besoin du midi, et les raisons qui venaient de l'enfant ne subsistant plus. Rome vaut mieux qu' Hyères. Ils partiront vers le milieu d'octobre.

10 heures et demie
Henriette vous remercie de vos paroles qui lui ont été au cœur. Et moi aussi. Elle supportera comme il faut les épreuves et j'espère que Dieu lui enverra encore des joies. Adieu, Adieu. Je reçois ce matin beaucoup de lettres et on m'attend pour la prière. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 28 oct. 1849
7 heures

J’ai devant moi, sur mon jardin et ma vallée un brouillard énorme, pas anglais du tout, bien brouillard de campagne normande. Il fera beau à midi. Les bois, par ce beau soleil étaient charmants il y a quelques jours ; toutes les nuances possibles de vert, de rouge, de brun, de jaune. A présent, il y a trop peu de feuilles. Dans quinze jours, il n'y en aura plus. J’irai chercher à Paris autre chose, que des feuilles. Je vous y trouverai. Et puis, quoi ? J'ai beau faire ; je ne crois pas à l'Empire. Et pourtant, on ne sortira pas de ceci en se promenant dans une allée bien unie.
J’arriverai à Paris sans avoir fini mon travail. Il sera très près de sa fin, mais pas fini. Il me plaît, et je crois qu’il m'importe. Je ne veux le publier que bien et vraiment achevé. J'aurai besoin, chaque jour, pendant trois ou quatre semaines de quelques heures de solitude. Je les pendrai le matin, en me levant. C'est mon meilleur temps. Je ne recevrai personne avant 11 heures. On me dit que j'aurai bien de la peine à me défendre, qu’on viendra beaucoup me voir. Amis et curieux, tous oisifs. Je me défendrai pourtant. Je veux garder pleinement mon attitude tranquille et en dehors. Je n'ai rien à faire que de dire, quelquefois et sérieusement, mon avis.
Que signifie le retard prolongé de Pétersbourg ? C'est plutôt bon, ce me semble. Les partis pris d'avance sont prompts. Avez-vous fait attention aux lettres du correspondant du Journal des débats, de Rome, leading article. Je connais ce correspondant. On finira par s’en aller de Rome, purement et simplement. La question de Rome ne peut être résolue qu'Européennement. Il faut que Rome redevienne une institution européenne. Elle était cela au moyen âge. C'était les Empereurs et les rois d’Europe qui intervenaient sans cesse dans les rapports du Pape avec l’Italie, et qui les réglaient après les grands désordres. Il y avait des révolutionnaires dans ce temps-là comme aujourd’hui et ils chassaient aussi le Pape. La non-intervention dans les affaires du Pape est une bêtise que l’histoire dément à chaque page. Seulement l’intervention est obligée d'avoir du bon sens. On est intervenu pour le Pape, et maintenant on voudrait faire à Rome autre chose qu’un Pape. J’espère que le Général d’Hautpoul qu’on y envoie, sortira un peu de l'ornière où l'on est. C’est un homme sensé, et un honnête homme. En tout, les militaires se sont fait honneur là, généraux et soldats. Il faut qu’il s’en trouve un qui ait un peu d’esprit politique. J’ai oublié hier ceci ; matelas et non pas matelat.

Midi
M. Moulin (un des meilleurs de l’assemblée) m’arrive pour passer la journée avec moi. Votre lettre est bien curieuse et d'accord avec ce qu’il me dit. Adieu, Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 27 Oct. 1850

Duchâtel m’écrit : " La prolongation des pouvoirs du Président me paraît la solution naturelle et à peu près inévitable ; on pourrait même dire la solution nécessaire si l’imprévu ne tenait pas aujourd'hui une si grande place dans nos affaires. La fusion des partis, qui était la seule ressource, a reculé plutôt qu’elle n’a avancé. L’effet de la circulaire légitimiste ne peut être réparé que par le temps, et par beaucoup de temps. Les fautes de tous les partis profitent au président en sa qualité de pouvoir établir, et il n'est pas assez solidement établi pour que ses propres fautes lui nuisent. Le pays veut la tranquillité et il n’est difficile ni sur les conditions, ni sur la qualité. La mauvaise marchandise, le satisfait autant que la bonne ; et en vérité, il n'a le droit ni d'être fier, ni d'être exigeant. "
Aux deux bouts de la France, les hommes sensés observent le même état des esprits et ont la même impression. Les Normands et les Gascons se ressemblent peu ; et pourtant leur politique est la même. Duchâtel me dit qu'il ne compte pas revenir à Paris avant le mois de décembre. Il paraît qu'il prend plaisir à l'agriculture.

10 heures
Malgré le Times et les Débats, je ne crois pas une telle folie. Ce serait mettre le feu au monde pour éteindre un fagot qui brûle dans un coin. Vous en Silésie et nous dans les provinces du Rhin ! Quand en sortirons-nous, nous y entrons ? Je ne vois là qu’un fait certain ; c’est que nous sommes tous décidés à faire finir l'affaire du Danemark. Nous avons raison et l'affaire finira sans un gros effort. Dans ceci comme dans tout, la Prusse fait plus de bruit qu'elle ne veut et ne peut faire d'effet. Politique toute d'étalage et de ruse. D'étalage par complaisance pour l’esprit révolutionnaire dont elle a peur et dont elle voudrait se servir. De ruse, parce qu’elle se dit : " Essayons toujours ; que sait-on ? Nous finirons peut- être par y gagner quelque chose le jour où la France, l'Angleterre et la Russie voudront dire sérieusement : " Finissez. " On finira. Je suis convaincu qu'on dira cela de Varsovie. Le régiment du Maréchal Paskuditch n’y fera [?]
Votre Empereur sait mieux que moi, ce qui lui convient. Mais je trouve ses démonstrations en l’honneur du Maréchal énormes. Cela semble indiquer, ou une importance du maréchal ou une pression de l'opinion publique Russe que je ne supposais pas.
Soyez sûre que le duc de Noailles a tort, lui spécialement de tant regretter ma lettre à Morny. Je serais bien étonné si, quand nous en aurons causé, il n’était pas tout à fait de mon avis. Je n’y ai pas mis tant de préméditation, et je fais mon système après coup, mais plus j'y pense, plus je crois le système bon. Il ne fait que confirmer mon instinct.
Si j'étais là, je vous lirais l'oraison funèbre de la Reine des Belges que le père Dechamps vient de prononcer à Bruxelles. Vraiment bon et beau morceau. Senti et sensé de la lumière religieuse et de l'intelligence humaine Tout ce qui se passe là fait honneur aux acteurs, et aux spectateurs. Adieu. Adieu.
Je vous écrirai encore demain. Et vous aussi à moi. Puis plus de lettres pour longtemps. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 27 Juillet 1851

Nous ne pouvons pas sortir des orages. J’ai eu beau temps tant que j’ai été seul. nous nous entendons très bien le soleil et moi. Je le trouve très bonne compagnie. Quand je me promène en pleine liberté, et sous des flots de lumière, j'oublie la solitude. Pas toute la solitude. Si je vais à Trouville, ce ne sera que pour me promener. Je n'y coucherai pas. Mais pour peu que j’y aille et que je passe quelques heures, j’irai chercher le Prince George, et je serai aimable pour lui, puisque vous le désirez. J’ai eu ces jours-ci une lettre du chancelier. Toujours aussi sensé et aussi jeune.
Il y a du monde à Trouville, mais peu de gens de connaissance. J’y ai deux nièces, l’une jolie, l'autre pas, l’une spirituelle, l’autre pas, les dons sont partagés. Elles vont venir passer ici deux ou trois jours.
Narvaez a très bien fait de rendre refus pour refus. Palmerston ne sait être ni gracieux ni fier. Un homme de mes amis, que j’avais fait entrer aux Affaires Etrangères, et qui en est sorti avec moi, M de Lavergne (son nom ne vous est pas inconnu) va passer quelque temps en Angleterre. C’est un grand agriculteur, très curieux de voir des agriculteurs anglais et écossais. Je le recommanderai à quelques personnes. Il est bon à connaître, si vous avez Ellice sous la main, faites-moi la grâce de lui dire que M. de Lavergne lui portera probablement une lettre de moi.
Quand Ellice, sera-t-il de retour en Ecosse ? Vous avez raison de regretter d’Haubersaert. Il n'y a pas un plus galant homme, ni plus sensé malgré son langage excessif. Il se plaît à choquer. Cela le fait détester de beaucoup de gens. Puisque vous parlez d'éclipse, il ne faut que de bien petits défauts pour éclipser de bien grandes qualités. N’ayez donc pas peur de l'éclipse. Le monde physique restera dans l’ordre jusqu'au jour où il finira ; et ce jour-là, ce n’est pas du monde physique qu’il conviendra d'avoir peur. Ceci soit dit sans vouloir vous faire peur de l'autre. Je trouve naturel que vous vous inquiétez de ce reçu de [Couth]. Vous le retrouverez. Vous êtes trop soigneuse pour l'avoir perdu. Vous l'aurez trop bien soigné. Vous avez moins de mémoire que d’ordre. Et puis, mention de vos actions et du reçu qu’il vous en avait donné, existe sûrement dans les livres de Couth. Il vous donnera un nouveau reçu si vous ne retrouvez pas le premier.
Voici mes seules nouvelles de Paris. " Il me semble que la démolition du Président suit son cours et qu’elle a fait de grands progrès depuis quelque temps. A Paris, l’opinion commence à se déclarer ouvertement contre lui. Ce dernier fantôme d'autorité s'en va, sans qu’il y ait rien, bien entendu, de prêt ni de possible à mettre à la place. Pour le moment tout le monde désarme ; la prochaine prorogation se fait déjà sentir. Mais tout le monde dit qu’au retour de l'assemblée, la guerre s’engagera très vivement. Nous aurons eu dans l’intervalle la campagne des Conseils Généraux où la lutte va recommencer sous une autre forme. "
Adieu, adieu. Je suis charmé que vous ayez eu un dîner bon et gai. Vous êtes sensible aux deux plaisirs. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Dimanche 26 Août 1849.
Val Richer 7 heures et demie

Je n'ai point été nommé au Conseil Général. C'est le voisin que je vous ai indiqué. Malgré ce que j'ai dit on m’a encore donné 300 voix. Ma commune et deux communes voisines n’ont pas voulu aller voter du tout, plutôt que de ne pas voter pour moi. Bien des poltrons ont encore peur de moi. Bien des esprits faibles sont encore incertains. Dans les premiers temps de la révolution, les Républicains de toute nuance, et plus récemment mes anciens adversaires politiques, ont ardemment travaillé contre moi, dans tout le pays. Journaux, petits pamphlets caricatures, lettres particulières, mensonges spécieux ou effrontés, odieux ou stupides, tout a été mis en œuvre et non sans quelque succès dans quelques parties de cette masse qui n’a point d’yeux pour voir, ni de temps pour regarder. Il reste, et il restera longtemps encore des traces de ce travail. Mais évidemment le vent souffle aujourd’hui de mon côté. Le courage revient à mes amis. La faveur des indifférents me revient. On fait de tout côté, honte à ceux qui ont menti ou qui ont cru aux mensonges. Ma présence et mon immobilité plaisent. Je n'ai qu'à continuer, et je continuerai certainement. Je suis sur le flot qui monte. S’il monte assez haut pour me relever, à la bonne heure. Je ne suis point pressé et je ne me contenterai pas à bon marché.
Ce qui me contentera parfaitement dans trois heures, j’espère, c’est votre lettre vos deux lettres. Comment se fait-il que ces irrégularités aient attendu jusqu'à présent pour se produire et qu’elles se renouvèlent à si peu de jours de distance ? Si on lit nos lettres, et si ceux qui les lisent ont un peu d’esprit, ils doivent voir bien clairement deux choses, que nous ne nous gênons pas, et que nous n’avons rien à cacher. Ce n’est vraiment pas la peine de nous causer le très vif déplaisir d’un retard.
J’ai reçu hier un mot de Dalmatie qui m’a annoncé sa visite pour cette semaine. On me dit que M. de Corcelle est très malade, et qu’il pourrait bien mourir à Castellamare. Ce serait une perte pour le Pape dont il a épousé avec passion la cause. On me dit aussi qu’il y aura, un peu plutôt ou un peu plus tard nouvelle explosion en Piémont, au moment où le Roi sera obligé de dissoudre la Chambre actuelle. La Suisse redevient le foyer du volcan, et c’est sur le Piémont que la flamme se dirige. Suisse et Piémont seront envahis s’ils éclatent, et la République Française fera comme les autres, on laissera faire les autres. Si les gouvernements sensés, sont assez sensés, leur chance est bonne. Les fous sont faibles et bêtes. Je crains que la brouillerie qui a éclaté entre Narvaez et Mon ne se raccommode pas cette fois. Ce serait bien dommage. Adieu jusqu'à la poste. Adieu, adieu. Je vais faire ma toilette.

Onze heures
Voilà seulement la lettre de jeudi 23. Je devrais avoir aussi celle d'avant-hier vendredi. Est-ce que les lettres mettraient désormais trois jours à m’arriver ? Je ne puis pas le croire. Il faut qu’il y ait quelque méprise, quelque retard dans l’ajustement de Richmond à Londres, et de Londres à Paris. Vous y prenez surement grand soin, dearest. Pourtant, j'ai bien envie que nous retrouvions notre exactitude accoutumée. Jusqu'ici cela marchait si bien ! Adieu, adieu. Nous verrons si j'aurai deux lettres demain, ou seulement celle de Vendredi. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 22 sept 1850

Je lisais hier dans Peel and his times, le récit de l’entrée de Canning dans le Cabinet de Lord Liverpool, les répugnances du Roi de tous les collègues de Liverpool, le travail de la marquise de Conyngham. Je regardais si votre nom ne venait pas. Il n'est pas venu. C’est un bien froid, sec et vide récit, quoique exact au fond. L’exactitude n’est pas la vérité, ni la vie. J’ai votre récit à vous très présent à la mémoire.
Certainement la revirade ou la conversion de Peel, comme on voudra l'appeler, est la plus complète qui se soit jamais vue. Tendre la main, en entrant aux Orangistes et en sortant, aux radicaux, c'est énorme. Pourtant on entrevoit dès les premiers temps que la revirade pourra se faire un jour, si un jour vient où il convienne qu’elle se fasse. Peel semble avoir toujours pressenti le triomphe des mesures qu’il combattait, et s'être ménagé une issue dans leur sens. Son père l'avait prédestiné et il se croyait lui- même prédestiné à être le successeur de M. Pitt. Ils ont tenu, M. Pitt et lui, les conduites précisément contraires. M. Pitt voulait certaines grandes mesures libérales, l'abolition de la traite l'émancipation des catholiques ; il les a toujours sontenues et avouées, et jamais faites. M. Peel les a toujours combattues, jusqu'au jour où il les a faites. L’un, élevé whig, devenu Tory ; l’autre élevé Tory, devenu plus que Whig. Voilà le facteur et votre lettre qui m’arrêtent au milieu de ma comparaison.

Onze heures
J’allais vous demander ce que signifie le voyage de la Gazette de France (M. Lourdoneix) à Frohsdorff. Je trouve à peu près la réponse dans mes journaux de ce matin. La circulaire du Conseil de M. le comte de Chambord met à l'index, l’appel au peuple. Elle a raison mais par par d'assez bonnes et grandes raisons. Je n’ai pas en idée que cette circulaire ait beaucoup de succès. C’était une excellente occasion de parler à tout le monde en parlant à son parti. L’occasion me semble un peu manquée. Napoléon avait coutume de dire: " L'exécution est tout." Il avait ses raisons pour le dire ; il était fou dans la conception et admirable dans l'exécution. Mais il est très vrai que l'exécution est beaucoup. La meilleure idée, mal exécutée devient une sottise. Moi aussi je n'ai rien de plus à vous dire. Je vous quitte pour me promener, un peu après déjeuner. Il fait encore beau mais d’un beau temps en train de se gâter. Adieu, Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Dimanche 22 Juillet 1849 7 heures

Je n'aurai le cœur un peu à l'aise que lorsque nous nous serons mutuellement répondu à notre première lettre. Il me semble qu'alors la séparation sera un peu moindre. Vous avez raison ; je suis plus heureux que vous ; j'ai des ressources et des plaisirs qui vous manquent. Aussi je n'en jouis qu'avec un certain sentiment de remords. Mes plaisirs me rappellent à vous comme mes privations. Je viens de me lever. Il fait un temps admirable, l’air est doux et vif, le bleu du ciel aussi pur et aussi brillant que le vert de mes bois. Le climat est réellement bien différent. Je voudrais vous envoyer mon soleil à Richmond. Bien mieux, vous amener, vous, sous mon soleil. Vous y viendrez, soignez-vous bien d’ici là, c'est ma préoccupation de tous les moments.

Les visites commencent bien vite. J’en ai déjà eu quatre hier. De braves gens du pays de ceux qui m’ont été fidèles, et qui restent indignes contre ceux qui ne l'ont pas été. Je leur dis qu’ils ont raison d'être indignes, et je suis plus indulgent qu'eux. Je traiterai mal un très petit nombre d'infidèles, deux ou trois, les plus scandaleux. Amnistie pleine et entière pour tous les autres. La bonne politique est partout la même. Ne trouvez-vous pas que j'ai l’air d’un souverain restauré ? C’est un peu prompt. J'en suis fort loin ; personne n'en est plus convaincu que moi. Mais je suis décidé à prendre mes avantages c'est-a-dire l'attitude d’un homme envers qui on a eu tort, et qui n'a eu tort envers personne. C’est la visite et je crois qu’elle me réussira.

9 heures
Béhier vient de m’arriver. Vous avez lu ses lettres. Il connait bien Paris et comprend bien ma situation. Rien de nouveau dans ce qu’il me dit. Tout confirme ce que nous pensons. Du temps et de l’immobilité, à ces deux conditions, la rivière coule de mon côté. A Paris, impossibilité pour le commerce, et le crédit de se relever. Détresse croissante, après la victoire. On a commencé par s'en étonner. On commence à se l’expliquer. Mais le président est fort loin d'être épuisé comme espérance. On tournera et retournera, en tous sens cette combinaison pour essayer d'en faire sortir un gouvernement. Presque plus de choléra. Moins aujourd’hui qu'à Londres. Il a été affreux pendant cinq jours. La forte chaleur semblait un ennemi acharné à la poursuite de tout le monde. Adieu. Je vais faire ma toilette. Je vous reviendrai après la poste. Merci des détails de votre lettre de jeudi. Je sais très bien comment s’est passée votre journée.

Onze heures
Voilà votre lettre de Vendredi. Votre préoccupation du choléra me désole. Non que je vous veuille insouciante à cet égard. Vous ne sauriez prendre trop de précautions. Béhier me disait tout à l’heure que bien peu de personnes avaient été attaquées sans quelque imprudence positive et constatée. C’est un mal qui atteint rarement, très rarement ceux qui le repoussent d'avance par un régime bon et soutenu et constant. A cela la peur est utile. Gardez donc la vôtre dans cette mesure. Et puis n’oubliez pas ce que vous m’avez promis. Si le mal s’aggravait à Londres, ou si votre peur devenait un vrai mal, n’hésitez pas, partez. Il n’y a réellement plus rien à Paris. Dans l’hôpital où est Béhier, pas un seul cas depuis plusieurs jours. Je ferme une lettre avant d'avoir ouvert mes journaux. Il m'en est arrivé un paquet. L’article des Débats sur le grand duché de Bade était très bon en effet. Je ne crois pas que la Prusse ose. Adieu. Adieu.
Pas une des minutes que nous avons passées ensemble dans ces derniers jours ne me sort de la mémoire. Toutes charmantes. Adieu. Adieu, demain sera un mauvais jour. Vous aurez été un jour sans lettre de moi. Je n’ai pas pu l’éviter. Adieu. Adieu. G.

Auteurs : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 21 oct. 1849
8 heures

Je suis d’avis de ces deux points ; la République rouge, ou la guerre à la Russie vous chassent de France ; c'est clair. Je nie celui-ci : pour toujours. Il n'y a point de toujours aujourd’hui. Vous ne retournerez pas vivre, c’est-à-dire mourir en Russie. Vous irez attendre quelque part en Europe. Attendre je ne sais pas quoi, mais certainement quelque chose qui mettra fin à votre toujours. Je suis corrigé de croire un malheur quelconque impossible ; mais je ne crois pas à la longue durée d’un état violent, et anarchiquement violent. Rien ne le prouve mieux que la triste épreuve que nous faisons depuis Février. Nous sommes certes bien loin de l’ordre, mais le désordre avorte partout. Tout le monde est un peu fou ; personne n’est plus, ou n’est longtemps fou furieux. Je repousse absolument votre sinistre parole. Il peut venir bien assez de mal sans ce dernier des maux. Mon instinct est toujours que nous n'irons pas même à ces maux déjà extrêmes que j’admets comme possibles. Je crois à du mauvais, très mauvais gouvernement, changeant sans se corriger ; je ne crois pas aux extrêmes. Je conviens que ce moment-ci est bien chargé et obscur. Thiers ne pouvait guère faire autrement qu’il n’a fait. Je suis curieux de savoir s’il ira vous voir. Je le crois, s’il n’y va pas, c’est qu’il a moins d’esprit que je ne lui en crois. La Rozière a fait vraiment un discours très distingué plein de vues, d’esprit politique et de courage. Peu importent les défauts. Ce sont des défauts qui passent. Il y a là les qualités qui ne s'acquerront point quand il n’a pas plu à Dieu de les donner. C’est un succès qui me fait plaisir. La Rozière s'est bien conduit. Il mérite de réussir. De plus, je le crois ambitieux. Grand titre à l'estime aujourd’hui. Notre temps est plein d'envieux et de paresseux. Il n’y a plus d’ambitieux. Le beau temps s’en va d’ici. Je désire bien que vous le gardiez à Paris. Ayez au moins le soleil du ciel. Pour votre rhume et pour votre sérénité. Je travaille et je me promène. Il me revient tous les jours quelque retentissement du mouvement légitimiste. Les gens de Bordeaux viennent d'avoir une bonne leçon électorale, s'il y a de bonnes leçons. Ce sont les conservateurs qui ont eu tort. Il paraît du reste que même unis, ils auraient été battus. Exemple assez frappant. Les élections qu’il y aura à faire après le procès de Versailles auront de l'importance. Tout démontrera de plus en plus que le suffrage universel, qui peut empêcher la société de mourir, ne peut. pas la faire vivre. Adieu.
Je vais faire ma toilette. J’ai un mélange de joie, et de tristesse à vous savoir en France, et si près de moi. Onze heures Cette situation me pèse et m'attriste, pour vous et pour moi. Je ne crois pas à la guerre. Mais tant d’incertitude et d’insécurité est un grand ennui, pour ne pas dire pis. N'oubliez pas pourtant qu'aujourd’hui, et en France personne ne veut mourir que de vieillesse. Les solutions violentes avortent. Adieu, adieu, adieu. G.
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