La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


4. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey

Auteurs : Monge, Gaspard

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Paris, le 30 nivôse de l'an IV de la République
 
L'Institut national, mon cher Marey,[1] par le décret du 3 brumaire qui l'a créé, était chargé de présenter au Corps législatif un projet de règlement pour y être discuté et y subir toutes les formalités des propositions qui doivent être converties en lois. Ces règlements sont faits ; et l'Institut profite de cette prérogative unique qui lui est accordée par la loi, d'avoir pour cette fois l'initiative au corps législatif.[2] Il s'y présentera demain, jour de la fête de l'abolition de la Royauté[3] ; et dans l'adresse qui s'étendra peu sur l'objet principal, parce qu'il est simple et qu'il n'a besoin d'aucune explication, il saisira l'occasion de jurer haine à la royauté, et l'attachement inviolable au gouvernement républicain. Le Conseil des 500 qui a été prévenu hier de cette démarche inopinée, en a accueilli favorablement la proposition et les amis de la liberté et de l'égalité espèrent qu'elle fera du bien et à la République et aux sciences.
Ne nous étonnons pas, mon cher ami, si le nombre des partisans de telles distinctions nous paraît aussi grand ; s'il y a encore tant de dupes de préjugés de toutes les espèces. Il faut avoir des qualités vraiment supérieures et un degré d'instruction peu ordinaire, pour comprendre tout le bien que le gouvernement républicain établi dans la belle nature des Gaules peut produire à l'espèce humaine. Toute cette masse à vue courte, sans vice et sans vertu, toute cette gent moutonnière qui saute le fossé sans savoir pourquoi, et par cela seul que tous les voisins le sautent, tous ces échos froids qui ne profèrent aucune parole de leur propre fonds, dans quelque temps, et lorsque le gouvernement républicain sera bien affermi, nous étourdirons les oreilles de leur zèle pour la République. Mais quand on n'a encore vu de la République que le squelette ; quand ce squelette n'a encore été revêtu que de haillons ; quand on n'a vu dans sa main qu'une faux menaçante; quand on ne lui a encore reconnu ni des nerfs qui soient l'organe du sentiment, ni des muscles qui soient des organes de la force; ni un cerveau qui puisse diriger les mouvements; les pusillanimes en détournent leurs regards de frayeur, et ceux qui ne s'occupent que de leurs jouissances s'en éloignent par une fausse et sotte délicatesse. Il n'y a que le philosophe qui ose la contempler, qui en mesure les proportions, qui puisse reconnaître le squelette d'Hercule, et qui prévoie ce qu'il deviendra lorsque le flambeau de Prométhée l'aura animé ; lui seul sait que le héros plein de force détruira les monstres des forêts, que plein de raison, il purgera les écuries d'Augias; que, plein de justice, il protégera le faible contre le fort, le pauvre contre les injustices du riche, le simple contre l'astucieux, le modeste contre l'ambitieux ; qu'il sera l'ami d'Orphée, le compagnon d'Apollon; que ses travaux étonneront l'univers, et qu'il sera l'objet de l'admiration de la postérité.
Transportons-nous un moment dans le plus beau temps de la Grèce, qui est sans contredit le jour de la bataille de Salamine.[4] Le territoire de l'Attique était envahi par l'armée innombrable de Xerxès[5] ; Athènes était rasée; les femmes, les enfants, les vieillards, les prêtres étaient passés au fil de l'épée; et le peuple qui devait faire de si grands prodiges, réduit à vingt mille hommes, repoussés de la terre, entassés sur 200 misérables tartanes, et cantonnés entre une petite île et le continent, n'était plus aux yeux du grand Roi, dont les vaisseaux couvraient les mers, qu'une troupe de scélérats indignes de la pitié. Comment arriva-t-il qu'une poignée d'hommes, sans secours, sans moyens, par la seule force de ses bras, dans un seul jour, put détruire entièrement toute la formidable armada navale du grand Roi, sous les yeux même de Xerxès ? Comment arriva-t-il que le lendemain, sans avoir quitté ses vaisseaux, elle inspira une terreur si profonde à l'armée de terre que celle-ci prit la fuite et abandonna en 24 heures et pour toujours le territoire de l'Europe ? Certes si l'on eut pris au hasard un garde national dans l'armée d'Athènes composée de tous les individus de la nation, et un soldat de l'armée du Roi qui avait été soumise à quelque choix, l'avantage aurait été pour celui-ci, qui, vraisemblablement, aurait été plus grand, plus fort et qui certainement était mieux nourri, et capable de plus grands efforts. C'est l'exaltation de l'armée des Grecs ; c'est l'enthousiasme des Athéniens pour leur liberté ; c'est l'horreur qu'ils avaient tous pour la Royauté ; c'est la ferme résolution où ils étaient tous de mourir plutôt que de subir le joug d'un insolent; c'est la passion avec laquelle ils défendaient l'égalité, la justice; enfin ce sont tous les beaux et grands sentiments qui dans d'autres circonstances auraient pu naître dans l'âme de la plupart des soldats du Roi, mais qui n'y étaient pas semés, et qui n'y étaient pas développés, qui, par une explosion simultanée, ont couvert cette armée de héros d’une gloire immortelle.
Il n'y a que l'exaltation dirigée vers un but utile et honnête qui puisse enfanter des prodiges et perfectionner l'espèce humaine et cette exaltation ne peut subsister, du moins quelque temps, que dans les Républiques.[6] Si un monarque, lorsque par hasard il n'est pas entièrement dépourvu de qualités, et lorsque, comme Louis XIV[7], il a le bonheur de gouverner une nation aussi sensible, aussi intelligente et aussi facile à mouvoir que cette belle nation des Gaules, peut bien y exciter l'enthousiasme et lui faire produire des chefs-d'œuvre; mais cet enthousiasme s'éteint avec la jeunesse du monarque; et celui-ci sur ses vieux jours est abandonné à ses faibles moyens; survit à ce qu'il regardait comme sa gloire, et meurt étonné de ce qu'il pouvait dans un temps et de ce qu'il ne pouvait plus alors. Dans une République, l'enthousiasme s'entretient longtemps, parce qu'elle est toujours jeune. Sparte a été pendant 800 ans l'objet de l'admiration des Grecs et Rome a étonné l'univers pendant cinq siècles.
Que l'étincelle de l'exaltation soit excitée dans une petite république comme celle de Genève, les sciences y seront à la vérité un peu plus cultivées et l'instruction y sera plus grande qu'à Dijon.[8] L'industrie y sera plus animée, et la journée de l'individu sera de 12 francs, tandis que dans le voisinage elle ne sera que de 12 sols; tout cela sera quelque chose pour le bonheur de Genève et ne sera rien ou presque rien pour l'espèce humaine. Mais que le feu sacré de l'enthousiasme soit allumé dans toute la République des Gaules, que cette belle nation dotée aussi de si admirables qualités avec des ressources inépuisables et inconnues, sortant de son sommeil, se dispose à des efforts généreux, et qu'un gouvernement éclairé et puissant dirige ces efforts non vers la gloire d'un individu, mais vers l'utilité de tous ; quels sont les obstacles qui ne seront pas vaincus ? Quelles sont les difficultés physiques qui ne seront pas surmontées ? Les montagnes seront transportées, les éléments seront soumis. Le domaine de l'esprit humain sera doublé ; et dans dix ans l'homme différera autant de ce qu'il est aujourd'hui que maintenant il diffère du pauvre Africain.[9] Alors nos échos ne réfléchiront que des chants de gloire … Mais celui qui se chargera de tirer la nation de son sommeil a besoin de dévouement ; elle a le réveil factieux et, quelqu'en doive être l'issue, elle commencera par se fâcher et se venger de l'importun.
Au reste, mon cher ami, quoique je sois placé trop bas pour voir un peu loin, il me semble que les affaires de la République ne vont pas si mal, parce que les royalistes sont bien mécontents. On applaudit à tout rompre dans les spectacles, et par dérision, à ces deux vers de l'hymne à la liberté.
« Contre nous de la tyrannie »
« L'étendard sanglant est levé ».[10]
On murmure beaucoup contre la fête de demain qui peut-être sera très belle[11], et dont je vous donnerai quelques détails si j'en ai; mais qui certainement était très nécessaire. Les journaux qui vous effraient sont peut-être beaucoup plus instruits que moi; mais Paris me paraît très tranquille, et dans mes courses de la rue des Petits Augustins[12] à l'École polytechnique, je ne m'aperçois de rien qui puisse inspirer de l'inquiétude aux habitants des départements sur leurs amis qui sont ici.
Je ne répondrai pas aujourd'hui à votre femme, ni à la mienne, ni à la bonne Louise[13] qui me paraît s'affliger un peu trop des pertes qu'elle croit faire dans la musique. Je suis persuadé qu'elle est aussi forte qu'elle était. L'idée de la perfection fait des progrès dans sa tête sans qu'elle s'en aperçoive[14]; et parce que son jeu n'a peut-être pas marché dans la même proportion, elle croit qu'elle a reculé. Dans la navigation de Bordeaux à Blaye, parce que le bec d'Ambez ne cheminait pas comme elle, elle croyait de même le voir remonter.[15] Je vous embrasse tous bien tendrement. [Monge]
 

[1] Nicolas-Joseph MAREY (1760-1818).

[2] L’Institut national est créé par le décret du 3 Brumaire an IV [25 octobre 1796]. Ce décret général est consacré à l’organisation de l’instruction publique et est constitué de six parties : I. Écoles primaires ; II. Écoles normales ; III. Écoles spéciales ; IV L’Institut national des sciences et des arts ; V. Encouragement, récompenses et honneurs publics ; VI, Fêtes nationales.  Après un projet de Talleyrand et Condorcet, c’est finalement le projet du chimiste et conventionnel Fourcroy qui est retenu. Monge souligne que les savants ont déterminé eux-mêmes les règles de leur pratique scientifique au sein de l’Institut national et qu’ils n’ont pas été soumis à la discussion au sein des deux conseils créés avec le Directoire. Cela montre non seulement les nouveaux rapports que veulent entretenir les institutions savantes avec les institutions politiques en manifestant la volonté d’indépendance de la nouvelle communauté scientifique, mais aussi la volonté d’inscrire la pratique de la communauté dans le domaine public au travers d’un système institutionnel consacré à l’instruction nationale. Monge préférait agir en lien direct avec l’exécutif comme ministre de la Marine et au sein des commissions sous l’autorité du Comité de Salut public. Cela donne plus d’efficacité à l’action du savant dans le domaine public et réduit les délais des réalisations et de mises en œuvre des projets. Malgré sa nomination au corps législatif en avril 1798, Monge n’y siégea pas. (Voir la lettre n°176.) En revanche, il répond à sa nomination au Sénat conservateur créé lors de la promulgation de la Constitution de l’an VIII le 24 décembre 1799 et quitte son poste d’examinateur de la Marine. Voir la lettre n°204.

[3] Le 21 janvier 1796 [1er Pluviôse an IV] est le jour de la fête de l’Abolition de la Royauté. La loi du 21 nivôse an III [10 janvier 1795] crée une fête destinée à célébrer le 1er pluviôse (21 janvier) de chaque année, dans tous les communes de la République et par les armées de terre et de mer, « l’anniversaire de la punition du dernier roi français ». C’est un an plus tard que son organisation est fixée. Pour une description détaillée de la fête voir MAINDRON E. (1889), Le Champ-de-Mars – 1751-1889, Paris, Danel, pp. 117-119.

[4] Bataille navale lors de laquelle la flotte grecque s’oppose à la flotte perse de Xerxès en 480 av. J.-C.

[5] XERXÈS Ier (519-465 av J.C.), roi des Perses.

[6] Les vertus de l’enthousiasme sont difficiles à défendre en cette deuxième partie de la Révolution française qui succède à la Terreur. Monge prend soin de préciser que l’enthousiasme doit être dirigé vers un but utile notamment lorsqu’il s’adresse à son gendre Marey retiré de l’action politique après l’exécution de Louis XVI le 21 janvier 1793. C’est en dirigeant l’enthousiasme vers un but utile et honnête que l’on peut produire des prodiges et perfectionner l’esprit. Or c’est le même principe que les savants affichent désormais dans leur pratique scientifique. Deux buts ont été attribués à la pratique scientifique : le progrès de l’esprit et l’utilité commune. Ces buts ne font pas que diriger l’enthousiasme, ils le provoquent. « Cette idée d’étendre à la fois le domaine de toutes les sciences est si grande, si élevée, le but en est si utile, qu’elle suffit pour exciter dans les têtes vraiment philosophiques un enthousiasme capable de balancer les penchants personnels, les intérêts particuliers. Ces intérêts, ces penchants se partagent entre divers objets, ne sont pas les mêmes dans les différents individus ; cet enthousiasme, au contraire, les dirige tous vers un même point : fût-il plus faible dans chacun d’eux, il aura sur la masse totale une force unique, supérieure à ses forces divisées. » CONDORCET [1804­] (1988), Fragments sur l’Atlantide, p. 309. Condorcet par contre est opposé à un usage des sciences en spectacle afin de frapper les esprits comme le préconise Monge dans la lettre suivante. Voir la lettre n°5.

[7] LOUIS XIV dit LOUIS LE GRAND ou le ROI SOLEIL (1638-1715). Sous son règne est fondée l’Académie des sciences en 1666.

[8] Voir la lettre n°3.

[9] Voir les lettres n°3 et 18. Ce jugement est toujours présent dans le discours de Monge en Égypte. Voir les lettres n°192 et 195.

[10] Ces deux vers sont tirés de la « Marseillaise » chant patriotique de la Révolution française écrit par Rouget de Lisle en 1792 pour l’armée du Rhin. Elle est adoptée comme hymne national par le Directoire le 14 juillet 1795 jusqu’en 1804. Il faut ensuite attendre la Troisième République pour l’adoption définitive.

[11] Elle coïncide avec l’anniversaire de la mort de Louis XVI.

[12] Son domicile.

[13] Émilie MONGE (1778-1867), fille aînée de Monge, Catherine HUART (1747-1846) et Louise MONGE (1779-1874), fille cadette de Monge. Catherine et Louise ont accompagné Émilie à Nuits après son mariage avec Marey. Voir la lettre n°3.

[14] Louise joue de la harpe. L’idée de progrès est ici associée à une marche orientée et un objectif pédagogique. Monge se montre père et pédagogue. Il semble que le plus important ne soit pas les progrès qu’elle accomplit en musique mais bien l’acquisition même de l’idée de progrès et la volonté d’en accomplir. Alors que Monge est en mission en Italie, Catherine lui écrit  le 27 thermidor an IV [14 août 1796] : « […] son oncle [Louis Monge] trouve qu’elle a fait beaucoup de progrès sur sa harpe cela lui donne de l’émulation. »  Sur le caractère de Louise voir les lettres n°14 et 20.

[15]  Monge se fait accompagner de ses filles lors de ses tournées d’examinateur de la Marine. Sur l’attitude de Monge envers les enfants et les jeunes gens voir les lettres n°9, 13, 14, 20, 48, 171 et 173.

AnalyseLettre autographe transcrite par René Taton à partir des autographes du fonds Marey-Monge.

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022