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59. Paris, Jeudi 8 septembre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Merci de la lettre de Lord Aberdeen. Je crois que nous accepterons, mais la nouvelle-ci n'est pas venue encore, ce qui étonne cependant je ne pense pas que nous évacuions avant l'envoi d'un ambassadeur Turc porteur de la note. Il me semble qu’en Angleterre. On s’inquiète outre mesure. Lord [Aberdeen] est dans le vrai.
Je vois les diplomates le matin, ils ne savent absolument rien, mais Kisseleff & Hübner sont tranquilles, les deux empereurs vont se voir à [Olnentz]. à moins de grand événement ceci sera ma dernière lettre. Le temps est toujours affreux. Très froid.
Nous avons passé toutes ses dernières soirées à trois avec Viel Castel, que nous trouvons charmant. Il part aujourd’hui pour Broglie. Il ne me reste plus personne et je vais courir le soir je ne sais où. Adieu. Adieu.
59. Paris, Samedi 14 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai fait hier le bois de Boulogne comme une pénitence, car le temps était laid, vous aviez emporté le soleil. J’ai fait ensuite Madame de Flahaut un peu comme cela aussi, & puis je suis allée me rafraîchir l’esprit chez lady Granville. Après mon dîner j’ai fait quelques copies mais qui m’ont fatigué les yeux. à 8 h 1/2 M. Molé est venu jusqu’à 10 heures nous sommes restés seuls. Je lui ai proposé l’éclipse à l’heure où je devais m’y trouver. Il est venu, successivement quelques personnes M. de Brignoles, M. de St Simon, M. Sneyd. J’allais et je venais. Je craignais de manquer le véritable moment, & cependant il était impossible de rester plantée sur le balcon en permanence. J’ai été vous chercher bien haut bien haut. Je vous ai trouvé, je vous trouve partout. L’éclipse a été parfaitement visible, pas une image. J’espère qu’il en était de même chez vous.
M. Molé m’a demandé si vous étiez parti. J’ai dit que je le croyais. Il est resté tard, jusqu’à onze heures, fort causant, fort racontant, tout mon autre monde était au grand opéra. Je n’ai par trouvé de N° à votre lettre ce matin, c’est 55 que je viens d’y placer. Voilà donc un grand jour d’écoulé ! Si les autres sont aussi longs qu’hier il me semble que nous n’arriverons jamais au 31. Je viens d’additionner les jours que nous avons passés ensemble depuis le 15 juin. Cela fait juste 40 ainsi le tiers. Mes lettres ne partiront que lundi je ne puis pas achever avant. Il n’y a rien qui presse. Les dramatic personnae ne se trouveront réunies qu’à la fin de ce mois à Moscou. Je ne sais si je ferais bien ou mal d’envoyer à mon mari copie de ma lettre à Orloff qu’en pensez-vous ?
J’ai envie de me distraire, & de vous dire que la bagarre à Lisbonne est vraiment très risible. Quel rôle pour l’Angleterre ? Ce royaume dont l’Europe entière lui abandonnait tacitement la domination, cette domination établie exercée à la satisfaction de tous depuis tant de temps, tout cela lui échappe. Elle est honnie, insultée là où elle régnait si paisiblement. Que de fautes il a fallu commettre pour cela ! C’est un homme, un seul homme, un dandy qui a fait cela. L’Angleterre tenait le Portugal parce que le Portugal était gouverné par les grands, et que les grands étaient dévoués au gouvernement anglais. Depuis que les petits ont chassé les grands ils sont devenus ingouvernables. Que va faire Lord Howard de Walden ?
Midi. Après ma longue toilette, pendant quelques moments de laquelle il faut me séparer de la lettre, je l’ai relue avant de la replacer dans sa demeure. Je l’ai relue avec le même plaisir qu’hier, avec le même ravissement. Il en sera de même tous les jours, tous les jours je vous le promets. Quel trésor vous m’avez donné là ! Il me vient quelques craintes pour les lettres qui pourraient m’être remise de la main à la main. Si c’est un maladroit ce pourrait être pire que les lettres par la poste, et j’ai l’imagination frappée sur l’arrivée de mon mari. Vous verrez qu’il viendra et avant vous. Je voudrais bien me tromper. Adieu. Adieu. Adieu.
59. Paris, Vendredi 5 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Croyez-vous que, lorsque l'Empereur Napoléon mourait, à pareil jour, il y a 33 ans à Ste Hélène, il prévoyait son neveu Empereur aujourd’hui à sa place. Nous ne sommes pas assez frappés de la grandeur des spectacles que nous avons vus et de leur sens. Il me prend par moments l’envie de dire, sans réserve, à mon temps ce que je pense de lui. Mais cela ne se peut pas.
J’ai eu beaucoup de monde hier soir. Pour derniers Anglais, senior et sir John Boileau. Je regrette d'avoir manqué le matin Lord Napier qui a passé chez moi en traversant Paris pour se rendre à son poste, à Constantinople. Tenez pour certain que les Anglais sont modifiés, et que la perspective de la paix faite l'hiver prochain, par l’entremise des Allemands, les préoccupe et leur convient beaucoup. Ici, tout le monde dit que le gouvernement désire aussi la paix et tout le monde l’y pousse. Pourtant on parlait hier d’une levée nouvelle de 120 000 hommes, par anticipation sur le recrutement de l’armée 1854 qui ne doit légalement avoir lieu qu’en 1855. Voilà la garde impériale au Moniteur. Adieu.
Je vous quitte pour faire mes paquets de papiers. Je pars ce soir. Je reviendrai le 17 jusqu'au 27. Le beau temps revient aujourd' hui, le soleil doux. Il y a eu, depuis trois semaines, assez de cas de choléra à Paris, et graves. Ils diminuent beaucoup. Adieu, Adieu. G.
59. Val-Richer, Dimanche 15 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Moi aussi, j’ai envie de me distraire. Si j’étais la lettre, si j’habitais où elle habite, l’idée ne m’en viendrait même pas. Si seulement je vous écrivais à mon gré, à mon libre gré ! Mais je ne sais, depuis trois jours, notre correspondance, la vôtre comme la mienne votre N° de ce matin par exemple me suffit moins que jamais. Décidément, je ne serai content que le 31. Votre excursion en Portugal est venue bien à propos. J’y pensais ce matin même en m’habillant, et je pensais tout ce que vous me dites. J’aime ces harmonies imprévues. Oui, la politique Anglaise est bien tombée. Ce n’est pas la seule. Je suis dans une veine de grand dédain. C’est la consolation des oisifs ; je sais cela. Pourquoi me la refuserais-je ?
Je me rappelle il y a quelques années, en 1833 en 34 nous admirions, entre gens d’esprit, la vertu du gouvernement représentatif qui portait les gens d’esprit au pouvoir. Il me prit un remords de notre arrogance ; et je prédis qu’un jour, pour nous en punir, nous serions écartés, des Affaires précisément comme gens d’esprit, et par des adversaires dont le titre serait d’avoir moins d’esprit que nous, moins de talent que nous, moins de courage que nous, d’être des médiocrités enfin, comme dit Lord Aberdeen, la médiocrité a des droits immenses, surtout quand l’esprit démocratique prévaut. Droite précaire pourtant car l’esprit démocratique a beau être petit les affaires des peuples sont grandes, et ne se laissent pas longtemps rabaisser autant que le voudraient ceux à qui toute grandeur déplaît. Et il faut bien que tôt ou tard la taille des hommes se rajuste à la taille des affaires. Au fond Madame, je n’ai pas perdu mon arrogance. Je suis toujours sûr que le pouvoir appartient aux gens d’esprit, aux plus gens d’esprit, et qu’il ne peut manquer de leur revenir. Mais nous passons si vite, gens d’esprit ou non ! Nous avons si peu le temps d’attendre !
Je trouve ceci dans une lettre que je recevais en Octobre 1821, il y a seize ans « J’ai toujours vu tourner à ton profit, les retards même que tu n’aurais pu prévenir. Je te crois du bonheur. Cette croyance serait un enfantillage si elle ne se fondait sur ce que je le crois destiné à quelque chose en ce monde. Je sais bien cependant combien sont vains nos jugements sur les voies de la Providence. Je sais que dans sa terrible magnificence, elle peut créer et faire croître un homme supérieur pour le service d’un dessein, d’une idée destinée après d’infinies transformations à porter son fruit dans quelques milliers d’années. Je sais qu’elle peut fonder l’accomplissement de ses moindres vues sur la destruction de ses plus beaux ouvrages. Et c’est là ce qui m’épouvante sur notre petitesse, bien plus que l’immensité des cieux, le nombre et la grandeur des étoiles. Et pourtant, mon ami, j’ai sur toi, pour toi, de la confiance, beaucoup de confiance. »
Combien il faut que j’en aie en vous, moi, pour vous montrer ainsi toutes choses, tout ce qu’il y a pour moi de plus intime, non seulement dans le présent, mais dans le passé ! Mais, puisque je l’ai cette confiance, pourquoi ne vous la montrerais-je pas ? Pourquoi ne verriez-vous pas vous ce que m’écrivait sur moi-même, il y a seize ans, une âme bien noble et bien tendre ? Eh bien, cette sécurité qu’elle avait sur mon avenir, et qui la rendait patiente, même dans les plus mauvais temps, j’en ai moi-même un peu pour mon propre compte. Je me crois appelé à quelque chose qui en vaut la peine, appelé à relever quelque peu la politique de mon pays à faire rentrer dans des voies un peu régulières, et hautes les esprits et les affaires. Je ne me crois pas au bout de ce que je puis faire en ce sens. Et voulez-vous que je vous dise ? Vous avez beaucoup ajouté à ma tranquillité d’esprit. Vous m’avez donné de quoi attendre. Avant le 15 juin, ma patience était de la philosophie, de la vertu. Aujourd’hui je n’ai nul besoin de vertu, de philosophie. J’ai le fond de la vie. La broderie viendra quand elle voudra. Je la désire. J’y compte. Mais je l’attends et je l’attendrai sans le moindre effort, avec bien moins d’effort qu’il ne m’en faut pour attendre le 31 octobre. Me voilà bien distrait, n’est-ce pas ?
10 heures
Pourquoi enverriez-vous à M. de Lieven votre lettre au comte Orloff ? Pourquoi celle-là et pas les autres ? Il faut, ce me semble les lui envoyer toutes ou aucune. Et je ne vois point de bonne raison de les lui envoyer toutes. Après son procédé vous avez bien le droit de faire vous-même vos affaires sans lui en rendre compte. Si vous deviez gagner quelque chose à lui tout montrer à la bonne heure ; mais vous n’y gagneriez rien. Point de mystère et point de confiance, lui annoncer toutes vos démarches, et ne point lui en raconter les détails, qu’il sache ce que vous faites et demeure pourtant dans l’incertitude sur ce que vous dites qu’il y ait pour lui à votre égard, de la publicité et de l’inconnu, voilà, si je ne me trompe, ce qui vous convient, comme attitude, et aussi pour le succès.
J’ai bien recommandé, et je recommande de nouveau à M. Génie de vous porter lui-même mes lettres ou de vous les faire porter par quelqu’un de très sûr, qui vous les remette tout simplement ou les remporte s’il ne peut vous les remettre. Je n’ose cependant vous garantir toujours l’adresse, le tact. Donnez-moi à cet égard vos dernières instructions. Voulez-vous que j’use souvent ou rarement de ce moyen? J’ai grand peine à croire que M. de Lieven vienne à Paris, sans en avoir reçu l’autorisation formelle et je doute qu’on la lui envoie sitôt. L’affaire traînera davantage. On vous répondra. On disputera. On essaiera quelque nouveau procédé. Du reste, je ne sais ce que je dis. Vous connaissez ce monde là mieux que moi.
11 heures
’aime le N°60. J’aime beaucoup le N°60. J’aimerais encore mieux le pendant de la lettre. Ah ! Si je l’avais ! Si jamais nous nous séparons encore, il faudra que je l’aie. Mais je ne penserai plus, le 31 à aucune séparation. Adieu, Adieu. Adieu comme dans la lettre. G.
60. Paris, Dimanche 15 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Voilà un gros chiffre, & qui prouve que nous ne sommes pas de fort habiles gens. J’ai reçu ce matin votre second petit mot de Lisieux. C’est moi encore qui y ai placé le 56. Vous ne savez pas que j’aime l’ordre beaucoup. Monsieur les lettres que nous nous écrivons me font pitié. Je ne connais plus qu’une lettre c’est celle que je porte sur moi, que je relis tous les jours, et que je répète après. Je suis fâchée que vous n’ayez pas son pendant. Si je connaissais une bonne occasion de vous écrire. Je copierai cette lettre, les paroles que vous me dites c’est à vous que je les adresserais ; je demanderais pour ma lettre les même localités que j’accorde à la vôtre ; je vous prierais de relire ma lettre tous les jours comme je relis la vôtre, et puis la poste ne nous porterait plus tous les jours que ces mots. "Je me porte bien adieu." Voilà ce que feraient des gens d’esprit. Vous voilà bien étonné monsieur de me trouver tout-à-coup tant de raison, tant de force. Eh bien, oui, il m’en est venu beaucoup. Je ne réponds pas que cela se soutienne, mais ce talisman jusqu’ici a été merveilleux.
J’ai livré hier à Lady Granville toutes les lettres que je vais envoyer. Elle y a fait une seule correction, mais excellente. Outre qu’elle est mon amie et que je me fie à elle, j’ai été bien aise d’initier l’Empire Britannique à mes affaires. J’appartiens à ce pays et à tout événement je garderai ma place dans l’opinion de ces nobles anglais. Elle approuve tout, tout. Son mari a tout lu aussi. J’ai fait deux longues promenades au bois de Boulogne hier. De midi à 2 heures, & de 3 à 5. Je crois que c’est trop. Je me bornerai à une probablement la première. Cela arrangera nos heures.
De cinq à 6 j’ai passé chez lady Granville & puis comme il se trouvait qu’on donnait Norma que toute ma société y allait, que Marie y allait aussi je pris mon parti pour la soirée, j’allais rendre visite d’abord à Mad. de Brignoles où je ne vais jamais, car je ne suis on ne peut plus impolie. En fait de visites c’est une habitude prise, et puis chez Mad. de Castellane. Je les trouvai toutes les deux, chez celle-ci Pozzo qui m’avait cherchée sans me trouver, j’y vais aussi M. Pasquier et M. Decazes, Madame de Castellane voulait absolument me retenir, en me promettant M. Molé (que c’est de bon gout!) " Mais Madame c’est vous que je suis venue voir !" & je la quittai avant onze heures. Voilà Monsieur ma journée. Ah j’ai oublié la visite avant dîner de notre ministre aux Etats-Unis qui arrive de Pétersbourg pour s’y rendre. Ce fut fort drôle. Il ne m’avait pas vu depuis l’année 12 où je le rencontrai à Stockolm en me rendant en Angleterre. Moi je ne le reconnu pas du tout ; je me rappelais à peine son nom. Madame de Staël l’appelait l’élégant Bodisco et se laissait un peu adorer par lui. Je vis qu’il me regarda avec une curiosité et un désappointement extrême. Cela me fit rire, peu à peu je remarquais ce qui arrive toujours c’est qu’on retrouve un visage connu, quelque longtemps qu’on ait passé sans le voir.
Monsieur j’aurais dû vous rencontrer l’an 12, et puis ne plus vous revoir que l’an 37. Dans deux genres différents vous auriez eu ainsi mes deux bons moments. Midi. Avez-vous été rendre visite à l’ambassadeur de Sardaigne après son dîner ? Il me semble que non. Vous ne sauriez concevoir à quel point mes journées me paraissent longues. Comment nous en sommes qu’au 15 ? C’est horrible. Je dîne aujourd’hui chez lady Granville.
Adieu Monsieur, adieu je crois que comme c’est dimanche je pourrai bien me permettre de relire la lettre deux fois. J’ai fait mes lectures pieuse. A présent vient mon holyday. Adieu. Adieu. Adieu.
60. Paris, Vendredi 16 septembre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Grand vide & regret, & reconnaissance. J’ai vu hier les Hatzfeld, Kisseleff, Hubner, Molé. Celui-ci désespéré d’avoir ignoré votre séjour à Paris, il aurait pu vous voir encore hier matin. Son oeil va mieux, il est plein d'espérance.
Kisseleff avec un courrier hier soir. Nous refusons simplement parce que nous n’avons pas affaire à Constantinople. Nous maintenons l’acceptation de la première note de Vienne. Vienne n’a qu’à négocier sur cela avec la Turquie. Cela regarde la conférence & pas nous. Il n’y a donc de notre fait aucun empêchement à ce que cela s’aplanisse encore. Je doute que les Turcs s’y prêtent. J'ai fait visite tout à l'heure à la princesse Mathilde à Breteuil. Elle m’a dit d'excellentes choses sur le ménage impérial. Le bonheur conjugal le plus serein, le plus charmant ; l’Impératrice très douce, très bonne, dévouée, mais une pauvre santé.
La Reine Christine est d'une platitude sans pareille à cela près qui fait rire, on lui trouve beaucoup d’esprit. Pas d’apparence qu’on épouse une de ses filles. Elle a passé 9 jours à Londres, où elle n'a vu ni l’une ni l’autre reine. Après le voyage du nord la cour passera à Compiègne la première quinzaine d'octobre la seconde à Fontainebleau & le 1er Novembre elle s’établit à Paris.
Samedi 1. J’ai eu un mot de Constantin de Berlin, c’est le Cte Nesselrode qui a insisté sur le refus et qui l’a importé. Cela vous prouve bien que la volonté impériale est à la paix. Molé est venu hier soir encore & San Giacomo. On disait au club que les flottes entreraient et iraient même à Constantinople pour rendre au sultan sa liberté d’action & de volonté qu’il n’a pas dans ce moment, & qu’il signerait de suite la note de Vienne. Voilà le tout qu'on donnerait à la promenade. C’est possible.
Je ne crois pas que j'aie rien à ajouter jusqu'au départ de la porte. Adieu donc. Adieu.
60. Val-Richer, Dimanche 7 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis arrivé hier, assez fatigué. Je persiste dans mon observation. Ma santé est très bonne, mais ma force diminue. Ma force de corps, car je ne m’aperçois pas d’un autre déclin. Si ce n'est que ma main n'est plus aussi ferme ni aussi prompte à écrire ce que je pense. Mais ma main c’est mon corps.
Votre dernière lettre m'a amusé. Revenez d’exil, ce que je vous dirai vaudra mille fois mieux que tout ce que je puis vous écrire. Je ne vous dis pas à quel point vous me manquez. Presque en rien, en rien du tout, je ne vais jusqu'au bout de ce que je pense. Je m’arrête à moitié chemin, et je ravale. Grande privation et souvent vraie souffrance. Nous ne sommes pas toujours du même avis ; mais nous pouvons nous tout dire, même quand nous ne sommes pas du même avis. Pourtant nous ne nous sommes jamais tout dit, sur rien. Que la vie est imparfaite !
Mon nid est très joli, propre, frais et verd, pas encore assez fleuri ; il lui faut trois semaines de plus. Potager en bon état ; j'aurai beaucoup de fraises, d’abricots et de pêches. Vous regrettez les plaisirs de la propriété. C'est pourquoi je vous en parle. J’ai dit quelque part que sans s'en rendre compte, l’une des principales jouissances du propriétaire foncier, c'est qu’il se sentait maître d’une parcelle du monde, de ce monde limité qu’il n'est pas donné à l'homme d'étendre. Croker me savait beaucoup de gré de cette remarque, et la développée, dans le Quarterly Review pour faire sentir la supériorité de la propriété, territoriale au-dessus des autres. Cette supériorité vous touche-t-elle autant que lui ? Adieu, comme de raison, je ne suis rien du tout depuis avant hier. Mes journaux m’arriveront ce matin. Je ne suis abonné au Constitutionnel pour entendre un peu parler le gouvernement. Adieu, Adieu.
Ni moi non plus, cela ne me plait pas d'être plus loin de vous. Il y aura plus d’incident de porte, et d'après ce qu’on me dit, celle d’ici ne me paraît pas en train d'être très régulière. Adieu. G.
60. Val-Richer, Mardi 17 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai passé hier une douce journée. Le N° 60 m’a été au cœur. Faites ce qu’il me laisse entrevoir. Un jeune homme qui m’est tout dévoué, Emmanuel de Grouchy, doit venir, vers la fin de cette semaine, passer au Val-Richer trois ou quatre jours. Rien de plus sûr. Chargez M. Génie de lui remettre pour moi, ce que vous voudrez m’envoyer. Ce sera comme si vous chargiez, M. Génie de me l’apporter lui-même. M. de Grouchy aura certainement à m’apporter des lettres, des papiers qui m’arrivent toujours rue de la ville l’évêque et que M. Génie m’envoie toutes les fois qu’il trouve une bonne occasion.
Vous vous rappelez ce que je vous ai dit Madame, rien, jamais rien que ce qui vous plaira autant qu’à moi. Ne faites donc rien qui vous contrarie. Mon plaisir en serait troublé. Mais, si cela se peut, le plaisir sera immense et la sûreté parfaite. J’ai répandu hier ma bonne humeur sur tout le monde.
Je me suis promené, j’ai causé, j’ai bêché le jardin de mes filles, j’ai donné à manger aux cygnes. Le soir, j’ai lu un fragment de voyage dans l’Inde, le récit d’une grande chasse aux tigres et aux bisons. C’étaient des transports de joie. Mais il faut que je prenne garde depuis que je suis au Val-Richer, j’ai lu à mes enfants deux romans de Scott Ivanhoé et L’Officier de fortune, une comédie de Collin d’Harleville, Les châteaux en Espagne, et hier cette aventure de chasse. Vous n’avez pas d’idée de l’état d’excitation où cela les met. Elles bondissent sur leur chaise, elles en rêvent la nuit d’après. Cela ne vaut rien. C’est le mal de notre temps d’avoir l’imagination trop excitée, trop avide d’émotions, d’aventures. Il faut en guérir l’enfance au lieu de l’en nourrir. Je choisirai avec soin mes lectures. J’éviterai celles qui ébranleraient trop fort les petits nerfs. Je veux cependant cultiver, amuser leur esprit. Il n’y a que moi qui puisse mettre dans leurs idées, dans leurs impressions un peu de variété et de liberté. Ma mère, qui les élève très bien les ferait vivre, si je n’étais là dans une sphère trop étroite et monotone. Elles s’en accommoderaient sans grand peine car elles sont naturellement douces et gaies ; et les âmes d’enfant, quand d’ailleurs on les traite fort bien ne sont pas difficiles à contenter. Mais je ne veux pas que rien manque à leur développement. Je veux qu’elles deviennent tout ce que leur nature, les rendra capables d’être que leur esprit soit aussi cultivé, leur vie aussi animée qu’elles le pourront laisser et supporter elles-mêmes. Je ne puis souffrir les tailles comprimées, les fleurs étouffées. Il faut arranger tout cela, et trouver cet éternel juste milieu. C’est mon métier partout.
Vous avez bien raison. Je n’ai pas été chez l’Ambassadeur de Sardaigne depuis son dîner. J’aurais dû y aller à mon dernier voyage. J’en ai oublié bien d’autres, mais je ne le reproche lui plus qu’un autre. Ce sera ma première visite après le 31. Est-ce que vous étiez encore à Pétersbourg quand Mad. de Staël y est arrivée ? Que de choses j’ai à vous demander sur le passé ! Je ne puis souffrir, à ce sujet, la moindre ignorance. Il me semble que c’est une lacune dans ma vie. Mais qu’elle abominable idée ! Vous avoir vue en 1812 pour ne vous revoir qu’en 1837 ! Savez-vous, Madame, que cela fait plus de 18 jours ? Cependant, je suis bien sûr que je vous aurais reconnue.
J’ai achevé hier l’arrangement de ma bibliothèque. Il ne m’y manque plus qu’une chose, c’est que vous l’ayez vue. Quand vous vous y serez promenée à l’heure où le soleil y entre par les onze croisées, et la remplit de lumière, ou bien le soir comme ces jours derniers, à l’heure où la lune y vient et l’éclaire à son tour, je la trouverai charmante, accomplie. Jusques là, je m’y promènerai avec encore plus de désir que de plaisir.
11 heures
Je ferai ce que veut la prudence et j’engagerai M. Génie à avoir plus d’esprit. Mais par cette voie là, je puis écrire un peu à l’aise. Merci, merci de ce n° 61. Si vous ne copiez pas tout mettez quelque chose à la place de ce que vous ne copierez pas. J’aimerais mieux tout. Et puis j’aimerais encore mieux que tout fût de vous. Adieu, adieu. G.
61. Paris, Lundi 16 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il n’est point venu de lettre ce matin, j’attendrai onze h. 1 /2 avec confiance. Hier le vent était bien aigre, je ne me suis pas promenée avec le même plaisir que ces jours passés, cela tient peut-être à ce qui je rencontrai Mad. de Flahaut au bois de Boulogne et qu’elle voulut m’accompagner. M. de Médem me fit une longue visite le matin. Il voudrait que j’adoucisse un peu ma lettre à M. de Lieven et commence à prendre pitié de lui, et il est convaincu que l’Empereur lui-même a prescrit la mesure. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je vais mettre dans l’embarras tous ceux auxquels j’écris. C’est la plus modeste des vengeances.
Je dînai chez lady Granville. J’y rencontrai M. de Broglie qui vint causer avec moi après le dîner, je le questionnai sur les situations ici. Il m’en fit un tableau fort clair. Il me semble qu’il a beaucoup de netteté dans l’esprit. Je ne sais si je me trompe mais je trouvai en lui plus d’intimité, plus de confiance. Nous parlâmes de tout et de tous, il n’y eut qu’un nom qui ne fut pas prononcé, et comme il appartenait cependant au sujet nous choisîmes d’un commun accord la désignation générale. Je restai tard chez lady Granville & j’allai ensuite pour un quart d’heure chez Mad. de Flahaut où j’avais donné rendez-vous à mon ambassadeur. à onze heures je fus rendue chez moi.
Lord Pumbroke s’est cassé le coude hier aux Champs-Elysées. Les chevaux se sont emportés il a été jeté hors de son phaéton.
J’ai beaucoup connu la Reine de Hollande qui vient de mourir, c’était une excellente femme. Tout-à-fait dans le genre de votre reine. Son mari a été mauvais pour elle pendant bien des années. C’était le plus amoureux des hommes. Je ne sais pourquoi je vous conte tout cela. Je devrais plutôt vous dire que hier j’ai relu quatre fois la lettre, la véritable lettre. Il m’est venu quelque scrupule de m’être offert à la copier. Les deux premières pages, oui la troisième non. c.a.d. la dernière moitié de la troisième. (Voilà déjà que je capitule.) Monsieur je ne copierai cela jamais, & j’y penserai toujours !
11 1/2 la voilà cette lettre, rivale, presque rivale, tout-à-fait rivale de celle dont je vous parle sans cesse. Des lettres comme celles-là jettent le trouble dans tout mon être. C’est trop, c’est trop si loin de vous & cependant que je les aime. C’est un poison si doux?
M. Génie n’est pas fin. Il se fait annoncer de votre part. Voilà qui serait bien adroit si mon mari était ici ! Je voudrais qu’il comprit que Génie tout court, convient tout-à fait à mon Génie. Je ne sais que vous dire sur vos lettres Médem me démontre l’absolue impossibilité que mon mari vienne. Moi, je m’obstine à le voir arriver tous les jours. Faites comme vous pensez la prudence est cependant le meilleur parti à suivre, & vous le savez, je vous promets de relire tous les jours cette lettre, maintenant ces deux lettres, et de penser d’être sure que dans le moment où je les lis vous pensez tout ce que vous me disiez en les écrivant, vous éprouvez tout ce que j’éprouve en les lisant toutes, toutes les mêmes sensations que j’éprouve. Je suis si sûre, si sûre de vous, si sûre de moi. Comment cela m’est-il venu tout-à-coup, si fort ? Mais qu’il y a loin jusqu’au 31 ! De demain en quinze !
Adieu votre lettre m’a donné la fièvre. Il me faut de l’air. Je vais le prendre avec vous. Je marcherai vers le Val Richer. J’irai tant que je pourrai aller, et je reviendrai tristement en voiture. Adieu. Adieu si vous saviez comme je vous dis adieu.
61. Paris, Lundi 19 septembre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
La dépêche à M. de Meyendorff par laquelle nous annonçons notre refus aux modifications de la porte est excellentissime. J’espère que cette pièce paraîtra vous en serez content. Elle est une réplique possible. Et très bien faite. Hubner a vu hier l’Empereur, extrêmement pacifique. Hubner lui même conserve des inquiétudes et ne veut pas croire qu'on n’entre pas dans les Dardanelles. J’ai vu Hatzfeld aussi hier, & puis c’est tout. Trois heures de bon air dans le parc de St Cloud et à Meudon. J’étais très lasse hier soir, & je me suis couchée de très bonne heure. J’ai manqué. quelques personnes insignifiantes. Je n’ai vraiment pas une nouvelle à vous dire. Drouin de Lhuys était attendu hier par l’Empereur qui l’avait envoyé chercher. Il a passé ces huit jours à sa terre près de Blois. Je crois que mes fils arrivent aujourd’hui. Adieu. Adieu.
61. Val-Richer, Lundi 8 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je ne comprends pas pourquoi ma lettre du Jeudi 4 a été en retard. Je vous ai écrit tous les jours, sauf samedi, jour de mon arrivée ici. Je sais ce que vaut ce déplaisir, et je le ressens pour vous comme pour moi. Vous aurez en deux lettres samedi
Voilà enfin des nouvelles officielles d'Odessa. Courtes encore et incomplètes. J'ai peine à comprendre qu'un amiral ne dise pas lesquels de ses bâtiments ont été engagés, ni combien d'hommes, il a perdu, car il on a perdu. Evidemment le combat a été vif puisque les quatre premières frégates n'ayant pas suffi il a fallu que quatre autres vinssent les soutenir. Nous aurons surement plus de détails, les Rapports des amiraux Hamelin et Dandas à leur Ministères. C'est vraiment le commencement de la guerre. J’aime le ton des quelques lignes de l'amiral Hamelin, simple et modéré. S'ils ont épargné autant qu’ils le disent les particuliers. Et le commerce, c'est bien. Quand les hommes mettront leur amour propre à ce que la guerre fasse le moins de mal possible ils seront bien près d'aimer mieux la paix que la guerre.
Vous êtes de plus en plus galants pour la Prusse. L'Impératrice elle-même assistant à la tête de son régiment, au service pour M. de Rochoir ! Et le Ministre de la guerre changé, comme Bunsen. Vous serez bien bonne de m'envoyer à Paris le discours de M. de Stahl par la première occasion. Je le prendrai en allant voter le 18 à l'Académie. M de Stahl est l’orateur très distingué d’une opinion qui, en religion et en politique, ressemble fort à une coterie, mais une coterie plus spirituelle et plus respectable que sa nation. Adieu.
Il pleut. Je ne ferai pas ce matin ma promenade ordinaire dans mon jardin avant le déjeuner. C'est mon heure d'inspection et de conversation avec mon jardinier.
J’ai reçu hier une lettre de Mad. la Duchesse d'Orléans, en remerciement de Cromwell. Très gracieuse ; intention évidente de plaire. « Cette oeuvre deviendra l'enseignement de notre époque- " Apres avoir été, pour vous, un noble emploi de la retraite, c’est, pour moi, une utile et charmante distraction de l'exil. " Des politesses pour mes filles.
Midi
Je ne comprends pas ce qu’est devenu mon N°58, et je ne me souviens pas de ce qu’il contenait, rien de nouveau, ni de bien spécial. Je suis sûr de l'avoir mis moi-même à la poste, en allant Jeudi à l'Académie. Ce qui me déplait, c'est qu’à cause de mon voyage vous aurez eu encore une interruption. J’ai été un jour sans écrire, et je suis d’un jour plus loin. Adieu, adieu. G.
61. Val-Richer, Mardi 17 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Madame je veux passer ma soirée à causer avec vous. Oui, ma soirée, et à causer. Il est neuf heures un quart ; vous vous couchez à onze heures ; j’ai presque deux heures devant moi. Croyez-vous qu’on invente jamais une façon d’écrire aussi vite qu’on parle ? Je le voudrais bien. Il y avait une fois une Mad. de Fourqueux femme d’un contrôleur général et très aimable, très spirituelle, mais ayant une peur affreuse de la mort. Son testament commençait par ces mots ; si jamais je meurs. Elle n’avait pas voulu se donner le chagrin d’en parler à coup sûr. Elle était convaincue qu’on finirait par découvrir le secret de ne pas mourir, et elle se désespérait de l’idée que ce ne serait pas de son vivant. La découverte que j’invoque ne serait pas si grande ; mais elle aurait bien son prix. A mon avis, le défaut de presque tout en ce monde de l’écriture, de la parole, de la poste, de la conversation, de la discussion, c’est la lenteur. Tout se traîne au dehors quand, au dedans tout va si vite !
Les Hindous ont un petit dialogue charmant : " Qu’est-ce qui est plus rapide que la flèche ? Le vent - Plus rapide que le vent ? L’éclair. Que l’éclair ? Le regard. Que le regard ? La pensée. Que la pensée? L’amour. " Ils ont raison ; il n’y a que l’amour qui aille assez vite, qui mette dans un moment, dans une minute, tout ce qu’on y peut mettre d’émotions, d’idées, de craintes, de désirs, de joies, de peines. On aurait beau faire ma découverte et parvenir à écrire aussi vite qu’on parle ; l’amour trouverait encore cela bien lent. Avez-vous jamais lu quelque chose de cette poésie Hindoue qui a charmé des millions d’hommes pendant plus de mille ans et dont nous ne connaissons encore que des échantillons ? Il y a des choses charmantes, surtout des tableaux tendres. Des amours de mari et femme. Chez nos poètes à nous, l’amour tient une grande place dans la vie ; chez ceux-là, c’est la vie même. Ce n’est pas un épisode, c’est toute l’histoire. On sent, en lisant cela, que ces créatures qui s’aiment, s’aiment constamment à tout instant, en parlant, en se taisant, en marchant, en se reposant, en respirant, en dormant. Je n’ai vu nulle autre part, toute l’âme, tout l’être devenu à ce point amour, tout amour, et non pas amour violent orageux, combattu, mais amour tendre, heureux; parfaitement heureux, et ne se lassant, ne se rassasiant jamais de lui-même & de son bonheur. Il y a une histoire du Roi Nala et de sa femme Damayanti, une autre de la Princesse Savitry et deux ou trois autres encore où la passion arrive à un degré de profondeur, d’ardeur, et en même temps d’élégance de délicatesse, de finesse, qui surpasse tout ce qu’on a jamais imaginé dans notre Occident, encore froid et grossier ; il faut en convenir, auprès de cet orient-là.
Que j’aurais de plaisir à vous lire cela, à vous lire tant de choses ! Mais lire c’est perdre du temps. Pour vous lire, il faudrait que j’eusse à moi l’éternité. A propos de lire, je vais vous faire envoyer cette petite histoire de Monk et de la restauration de Charles 2 dont la fin vient de paraître dans la Revue française. Cela vous amusera un peu. Il n’y a rien là de tendre, rien de poétique. C’est de la pure comédie vue de la coulisse. Il est très vrai que je n’avais pas écrit cela du tout pour le public mais pour moi seul uniquement pour bien étudier Monk et la grande intrigue de la Restauration des Stuart, comme on étudie un homme avec lequel on veut vivre, et un événement auquel on doit prendre part. Vous me direz si après cette lecture, l’homme et l’événement vous sont devenus bien familiers. Ils me l’étaient parfaitement quand j’ai écrit.
Je suis bien aise que vous ayez causé avec le Duc de Broglie, et point surpris que vous lui ayez trouvé plus d’intimité, plus de confiance. J’espère que dans le cours de cet hiver, vous lui en trouverez encore davantage. J’ai vraiment de l’amitié pour lui, une amitié qui a résisté et résisterait à toutes les vicissitudes de la politique, à tous les commérages des ennemis et à toutes les complaintes des amis. C’est une âme élevée et un esprit distingué, très net en effet, comme vous l’avez remarqué surtout quand il a eu le temps de regarder aux choses. Pour voir, il a besoin de regarder. Il n’a pas toute la promptitude de coup d’œil, toute la présence d’esprit qui sont quelque fois, nécessaires sur le terrain même au moment de l’action. Mais avant et après, personne n’a plus de pénétration, de jugement et même plus d’invention et de ressources. Il aime beaucoup Lord et Lady Granville.
Je suis fâché de l’accident de Lord Pombroke. Savez-vous pourquoi ? Il est allé vous voir à Boulogne, le 2 juillet, et vous m’avez parlé de lui dans votre seconde lettre. Depuis ce jour-là son non ne m’est pas indifférent. J’aimerais mieux que le Roi Guillaume n’eût pas été mauvais pour sa femme.
Je m’intéresse à la maison de Nassau. Nous le devons, vous et moi, comme Protestants. Je ne vous engagerais pas à lire cela, vous vous en ennuieriez à mourir mais on publie en ce moment à Leide, par ordre du Roi, toute la correspondance des Princes d’Orange pendant, la lutte des Pays- bas contre l’Espagne, et il y a en mauvais allemand et en mauvais français, des lettres superbes, des modèles de confiance dans la mauvaise fortune et de modération dans la bonne. Cette maison a fourni au moins trois hommes qui sont des plus grands, sauf un peu d’éclat qui leur manque. Le fond était en eux supérieur à la forme et c’est par la forme surtout que le commun des hommes est pris.
Puisque nous voilà tous deux si bons Protestants, je veux vous dire que le matin même de mon dernier départ, un des Pasteurs de l’Eglise des Billettes, le seul qui ait vraiment de l’esprit et du talent, Mr. Verny est venu me voir, et m’a dit qu’il s’était présenté chez vous deux fois avec le regret de ne pas être reçu. Il m’a paru avoir le projet d’y retourner. S’il le fait recevez le une fois. C’est un homme de mérite, qui a du cœur et du sens. Sa conversation vous plaira assez, et la vôtre le charmera. Est-ce là assez de conversation ? Il me semble vraiment que je n’ai pas parlé seul et que je sais tout ce que vous m’avez dit. Pourtant le 31 vaudra mieux, infiniment mieux. A demain matin en attendant le 31. Et adieu provisoirement, en attendant l’adieu de demain matin.
11 H.
J’envoie ceci directement. J’ai mon cabinet plein de visites qui viennent me demander à déjeuner. Il sera fait comme vous le voulez. Je vous en parlerai demain. Adieu. Adieu. G.
Mots-clés : Amour, Discours du for intérieur, histoire, Poésie, Portrait, Protestantisme, Religion
62. Bruxelles, Samedi 20 mai 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous aurez eu mon N°60 plus tard car je n’ai pas manqué un jour de vous écrire. Je remets ceci à votre petit ami. Je l’attends car hier je n’ai pas pu causer avec lui.
Ici on croit tout-à-fait que l’Autriche passera à l’action. Le roi Léopold répète que la guerre ne peut pas durer. Je voudrais bien savoir comment elle peut finir ?
Evidemment même d’après la lettre de la Grande Duchesse, l'Empereur est abattu mais autour de lui c’est toujours de l'encens, de l’exaltation, et il a vraiment tellement échauffé les têtes qu’une pauvre paix pourrait lui coûter cher. Greville m'écrit encore charmé de l’Autriche et sur d’elle, très mécontent de la Prusse mais trouvant sa fidélité à nous très naturelle. L'armée prussienne est tout à fait dans le sens Russe. Je suis curieuse de la Suède. Je flaire la défection.
Je vois beaucoup Brunnow. et je lui trouve beaucoup d’esprit. Son grand régal est quand je lui montre une de vos lettres. Il dévore Cromwell. Pour Kisseleff c’est comme s’il était en Chine. Fini tout-à-fait. Cela devait être, je l’avais trop bien traité pour qu'une désertion tion peut être supportée par lui.
En Angleterre on voudrait toujours chasser ces deux messieurs de Bruxelles. à Paris leur présence ici n'incommode pas du tout. Je suppose qu'on la trouve évidente ce qu’elle est en effet. Cela ne pourra pas durer. Le corps diplomatique ici est fâché de leur présence. La cour ne veut pas donner de dîners craignant autant de les inviter que de les exclure. Depuis février personne n’a vu le roi. Van Praet ici est toujours bien fidèle et bien agréable. Infaillible, tous les soirs. C’est lundi matin que Brockhausen quitte Paris si vous savez quelque chose vous savez où le trouver Hotel de Londres rue Castiglione. Adieu. Adieu.
Voterez vous pour Fortoul ? J'ai été charmée de l’Evêque d’Orléans & de M. de Sacy. Génie porte ma lettre à Rothschild Il la trouve très bien, mais il se concertera d’abord avec vous. Si vous ne trouvez pas l’intermédiaire bien laissez cela, mais envoyez simplement ma lettre.
Mots-clés : Académie des inscriptions et belles-lettres, Académie française, Académies, Circulation épistolaire, Conditions matérielles de la correspondance, Conversation, Diplomatie, Femme (politique), France (1852-1870, Second Empire), Guerre de Crimée (1853-1856), Réseau social et politique, Salon
62. Paris, Lundi 16 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Jamais je n’ai marché autant qu’au jour d’hui, les Tuileries d’abord, plus tard le bois de Boulogne. J’y étais & 2 à 4 h 1/2 toujours sur pied. Enfin la fatigue est venue il n’y avait pas de banc, j’ai pris le parti de m’asseoir sur le gazon, j’y suis restée longtemps. J’ai parlé tout bas, tout bas j’ai même fermé les yeux, je dis plus quand j’ai les yeux fermés. Pendant ce temps Emilie faisait répéter à Marie des vers anglais, elles étaient debout derrière moi. La pièce de vers a été longue. Ma poésie valait mieux, elle était charmante. J’ai répété ce que vous me faites répéter quelques fois ce que je répétais après vous le 11. Il faisait beau, charmant, j’ai eu bien de la peine à quitter le bois. J’y ai relu votre lettre de ce matin. je la relierai bien des fois. Quinze jours encore, mon Dieu, que ferai-je de ces quinze jours !
Je voudrais m’étourdir. Non, je veux penser, penser sans cesse au bonheur qui m’attend ; le bien mettre devant moi ce bonheur, le contempler, l’aimer de toutes les forces, de mon âme. Je ne crains pas d’y trop mettre, le 31 effacera toutes les plus charmantes.
Mardi 9 heures
Je me souviens parfaitement du mot rayé dans mon n°58. Et si vous prenez la peine de relire la phrase vous verrez que ce mot placé là, n’avait pas le sens commun. Il s’y est trouvé par hasard c’est parfaitement clair. Mais il m’arrive si souvent de vous appeler de ce mot dans ma pensée, & il m’arrive si souvent de penser à vous, (voilà un belle découverte que je vous fais faire) que ce mot a été tracé sans que je m’en doutasse. Il parait que je n’avais pas pris beaucoup de peine pour l’effacer.
Je vois que notre correspondance de votre côté au moins est une véritable gêne. Je le vois encore à la lettre de ce matin, Cependant je veux savoir tous les jours de vos nouvelles. Voici ce que je vous propose. Ecrivez-moi comme vous avez toujours fait jusqu’à dimanche prochain ; à partir de ce jour vous ne m’écrirez plus que quelques mots très courts et très polis, mettez dans ces lettres là quelque sujet étranger dont nous n’avons pas parlé encore ; d’un côté cela mâtinera la lettre, de l’autre cela m’instruira. Et si cela tombe en d’autres mains c’est à merveille. Mais comme depuis dimanche jusqu’à mardi 31 il y a 9 jours, vous me ferez dans cette intervalle une lettre intime par M. Génie, en lui recommandant de ne pas faire la bêtise de hier. Il me fera dire simplement que quelqu’un demande à me parler, comme ce sera 11 h 1/2 je saurai ce que cela veut dire, & je le recevrai de suite. Mais pour le cas où je ne le reçoive pas, il ne faut pas qu’il se dessaisisse de la lettre. Il ne doit la remettre que dans mes mains et votre nom ne doit être prononcé sous aucun prétexte.
Maintenant voici sur quoi j’ai établi en dates. Ma lettre à M. de Lieven part aujourd’hui. Il l’aura jeudi ou vendredi au plus tard. Il partira samedi & sera ici Mardi prochain. Ce calcul là peut n’avoir pas le sens commun, but wherever there is the least chance of a grand danger it must be avoided. Ainsi votre lettre de dimanche prochain ne sera plus qu’une lettre comme m’en écrirait Müchlinen. Aimez vous la comparaison ? Il est venu hier matin chez M. Molé pour signer le contrat de mariage. Il avait oublié son cachet, il a fallu attendre ce cachet toute une demi-heure. Le roi assure vingt millions de dote à sa fille. On en demandera rien aux chambres.
J’aime bien votre interrogation tout à la fin de votre lettre de ce matin. " Est-ce que la lettre ne me fait pas de tort a moi ? " Ah vous voilà jaloux de votre lettre ? Vous avez mille fois raison et votre jalousie me fait un plaisir infini. Je veux ce sentiment là en vous, l’autre sans cela ne serait pas complet. Et bien oui, je l’aime cette lettre, je l’adore, je ne puis pas m’en séparer, je ne m’en séparerai jamais. Fâchez vous. Lady Granville a repris ses Lundi. J’y passai hier la soirée, il n’y avait cependant que ma société. La petite princesse M. de Pahlen, la Sardaigne & mes anglais. Ce pauvre Hugel va de mal en pire. Il a tout-à-fait abandonner les affaires, il ne s’en fait plus ici avec l’Autriche. M. d’Appony sera ici tout à l’heure. Adieu. Adieu à tout instant, sans cesse. Adieu.
62. Paris, Mercredi 21 septembre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
J'ai revu hier mes fils, et je n’ai vu que cela parce que j’avais fermé ma porte. Le beau temps me mange ma matinée. Je reste 3 heures au moins dans le parc de St Cloud qui est superbe. Le soir j'ai vu Molé qui venait apprendre & ne m'a rien appris, il vient de Maintenon et s’en retourne au Marais.
On est très agité ici et à Londres. Nos observations sur les modifications que demande la porte ramènent les choses au point où elles étaient il y a 6 mois en commençant. Il n’y a pas moyen de s’entendre, & il est clair qu’à présent nous ne reculerons pas.
K. n’est pas épouffé du tout quoiqu'il entende, beaucoup de mauvais propos. Si on entre dans les Dardanelles, & bien le traité n’existe plus, et au fond, il n’a jamais été de notre goût. Ainsi cela nous est égal. Je trouve le discours de l'Empereur hier à la troupe très bien. Je suis fort de votre avis sur les proclamations du Prince Gortchakoff.
On dit que la G. D. Marie a pris un tel goût pour l'Angleterre qu’elle veut y rester. Je ne puis pas croire cela. Adieu, car je ne verrai personne avant l'heure de ma promenade, et il faut donner ma lettre avant de sortir. Adieu.
62. Val-Richer, Mercredi 18 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
63. Lisieux, Vendredi 20 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Rue de Rivoli hôtel de la Terrasse
Paris]
N°63. Lisieux, Vendredi 10 h 1/4
J’arrive d’ Osbée et je prends moi-même à la poste, en passant ici, votre n° 64 moi aussi, j’ai poussé intérieurement un cri d’effroi. et la fin, la fin de cette courte lettre me laisse tout mon effroi. Pourquoi étiez-vous à 1 heure, plus malade, plus tremblante qu’à 9 heures ? Que vous a t-on annoncé ? Que vous a-t-on dit ? Comment se fait-il que vous ne m’en disiez pas un mot, un seul mot ? Mon amie, j’ai horreur de l’exagération des paroles ; mais je suis au supplice. Je serai au supplice jusqu’à demain. Et que sais-je ce qui sera après la lettre de demain ? Cependant je suis sûr. C’est impossible. Que c’est long jusqu’à demain ? Si j’étais seul ! Si personne ne me voyait ! Et pourtant, non. J’hésiterais à cause de vous. Il faut attendre. Mais qu’au moins, je sois avec vous, près de vous, dans votre cœur, sur votre cœur. Dearest, le mien est à vous, tout à vous, pour toujours à vous, pour toujours. Et à vous, comme vous ne le savez pas, comme vous ne le saurez jamais ; avec plus de tendresse, d’amour, de désir, d’espérance, de crainte, plus de bonheur ou de malheur possible que je ne le savais moi-même, il y a un quart d’heure. Adieu. Adieu. Cinq ou six personnes m’attendent. Adieu. Quel adieu !
Je n’ai sous ma main ni enveloppe, ni cire noire et je suis très pressé.
Mots-clés : Relation François-Dorothée, Vie familiale (Dorothée)
63. Paris, Mercredi 18 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’attendrai encore 11 h 1/2 car il n’est rien venu ce matin. Mais comme j’aime la lecture dans mon lit, j’ai lu, relu, je sais par cœur ce que je porte. Comment aujourd’hui nous étions encore ensemble il y a huit jours ? Le soir était le 11 ! Est-il possible ? Jamais, jamais le temps ne m’a paru si long, si lourd à passer. Voici le tiers de surmonté cependant. La semaine prochaine je commencerai à respirer, à compter en avant au lieu de compter en arrière, mais la semaine prochaine sera une semaine d’angoisses. J’attendrai M. de Lieven. Je vous prie de bien observer mes instructions d’hier dans tous les détails.
J’ai marché hier depuis Boulogne, jusqu’à la Muette, est-ce bien ? Et c’était ma seconde promenade à pied. Aussi ai-je mangé avec appétit. Le soir j’ai vu Pozzo, & les petits Pozzo, mon ambassadeur, le Prince d’Aremberg, les Schonberg, Mad. de Flahaut à sa fille, & M. Sneyd. Thiers doit être arrivé, parce que Mad. Dino dans une lettre qu’elle m’écrit, se réfère à tout ce qu’il m’aura déjà conté. J’attends donc sa visite, & puis que là je ne rais pas un mot.
11 h 1/2 me voilà regardant l’aiguille à la pendule, prêtant l’oreille au moindre son dans le salon. J’ai lu les journaux. On a ressenti des secousses de tremblement de terre dans le Calvados. Si la lettre n’arrive pas dans un quart d’heure, je croirai à un tremblement de terre au Val Richer. Vous savez bien Monsieur que je croirai à tout ce qu’il y a d’absurde, et que l’expérience est tout-à-fait perdu pour moi. Voilà qu’on m’annonce quelqu’un de la part de M. Guizot ! C’est trop provoking. Je viens de faire une petite observation toute douce au porteur, mais il faut la vôtre. Car vraiment de cette façon c’est mille fois pire que la poste. C’est proclamer la lettre à son de trompette dans tout l’hôtel. Je ne croyais pas qu’on fut si bête en France. Mais voilà donc ma lettre, mon bien légitime. J’aime parfaitement tout ce que vous me dites sur votre ambition. Gardez-la. Le moment de l’employer arrivera mais attendez qu’il arrive, vous avez de quoi attendre, j’allais presque dire de quoi oublier. Mais oui, vous l’oublierez quelques fois. A propos, si vous ne faites pas un usage plus intime de la voie par laquelle vous m’avez fait passer votre lettre aujourd’hui, il ne vaut guère la peine de me faire attendre trois heures. Il n’y a pas un mot qui ne soit des plus corrects. Je ne vous reproche rien, je ne vous demande rien, j’observe seulement. & puis j’ai des consolations, je les porte sur moi ; ah vous croyez que je vous le rendrai ? Oui, le jour où vous les désavoueriez, pas avant. Adieu, adieu. Le 31 est bien loin, beaucoup trop loin pour le long adieu que je voudrais vous dire.
1h.
Je m’étais trompée, c’est la copie de la lettre que vous voulez si nous nous séparons ; à la bonne heure, vous l’aurez, moins la dernière moitié de la dernière page, mais je vous la redirai, je la répéterai après vous et vous en garderez là si bien le souvenir que ce supplément sera dans votre cœur plus sereinement encore que la lettre ne reposera dessus. Monsieur vous m’avez fourni là un texte inépuisable & depuis le 13 octobre je ne pense qu’à cette lettre. Vous le voyez bien. Il me semble très convenable de vous redire encore adieu ici.
63. Paris, Vendredi 23 septembre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Le fils de M. de Meyendorff m’a apporté de lui une longue lettre, pas gaie. 2 pages d'invectives contre Lord Radcliffe. Double langage, double jeu. J’ai envoyé copie de cela à Lord Aberdeen. Ce n’est que le 10 octobre qu'on attend à Vienne les résolutions de la porte à la suite de notre refus.
J’ai vu Fould ; mécontent d'Aberdeen. Ne comptant que Palmerston & Malmberg comme aussi de l’Emp. Napoléon disant que l’opinion toute entière de l'Angleterre demande la retraite d'Aberdeen. Il a l’air d'y croire. Il est toujours question d'un mouillage en dehors des Dardanelles. Le discours à Satory avait subi quelque avarice en le prononçant, défaut de mémoire ou je ne sais quoi. Le Moniteur a suppléé. On est bien mécontent ici de nos observations sur les modifications de la porte, et on le dit aux gros et aux petits. Cette pièce était juste à la dépêche à Meyendorff. Celle-ci est bien pauvrement donnée dans les journaux. Je vous répète qu’elle est très bien faite, très bien écrite. K. a eu bien tort de ne pas donner le texte.
J’ai vu le duc de Noailles avant hier soir, & hier Barante. Sébach est revenu de Torquay. La G. D. Marie folle de l'Angleterre et ne voulant pas en bouger. Torquay plus beau que Naples mécontente de la cour mais se moquant de cela. Brunnow bien noir et croyant à la guerre, à la grande. Voilà mes nouvelles. Passons aux petites affaires. Hélène est bien touchée de vous voir vous occuper d’elle. Elle prendra à genoux le [...]
63. Val-Richer, Mercredi 10 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le rapport du général Osten-Sacken est, au fond, d'accord avec ce qu’on nous a donné de celui de l'amiral Hamelin. Evidemment, les batteries du port de pratique d'Odessa ont été détruites, et les vaisseaux contenus dans ce port, ainsi que les magasins militaires incendiés. Je conclus aussi que la tentative de débarquement a peu réussi. A tout prendre, la flotte Anglo-française me paraît avoir fait ce qu’elle voulait. Je suppose que les journaux Anglais donneront plus de détails. Mais je n’ai ici que le Galignani qui ne répète que ce qu’on lui permet.
Vous ne penserez plus à ce premier incident de la guerre quand vous lirez ce que je vous en dis. Il sera arrivé depuis je ne sais quoi. Voilà l'absence. Nous aurions de quoi bien alimenter nos conversations du bois de la Cambre. Il fait très beau ce matin ; la promenade y serait charmante.
Voici un article de la Correspondance d'Havas qui vaut la peine d'être lu. C’est le sens que le gouvernement veut faire attacher aux deux camps qu’il vient de décréter 100 000 hommes sur la frontière du Nord ne peuvent être indifférents à la Prusse. Si la guerre se prolonge, les puissances Allemandes ne parviendront pas à rester neutres. On finira peut-être, à Vienne, par ne pas trouver Hübner trop anti-russe. Du reste Hübner à Vienne et Hübner à Paris, ce sont deux choses ; j’ai peine à croire qu’à Paris, il soit autre chose que ce que veut son gouvernement c’est-à-dire son Empereur. Mais quand les situations deviennent grandes et fortes elles n'admettent pas le double jeu. Adieu, adieu. On me dit que Paris devient désert. J'y retournerai. Mercredi prochain. Ecrivez-moi lundi 15 à la rue de la Ville L'évêque. J'y serai jusqu’au 26.
Midi
Je me suis déjà chagriné pour vous de ces deux jours sans lettres. L’ordre est rétabli aujourd’hui, et vous en aurez une tous les jours. Adieu. Adieu. G.
64. Bruxelles, Mardi 23 mai 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Mardi
Je vous remercie d’avoir remis mon affaire entre les mains de Génie. Il traitera fort bien avec Rothschild et cela pourra aller vite. Mais reverrai-je jamais mon appartement ? D’abord la paix, quand viendra-t-elle ? & ma santé qui s’en va au grand galop. J’ai tous les jours quelque mal nouveau. Maintenant mal à la poitrine, hier névralgie à la tête. C'est une misère. Je crois le climat de Bruxelles bien mauvais. Quelle est l’adresse de Génie ? J'ai lu des choses curieuses. Il paraît que la faction allemande est débordée à Pétersbourg. Et nos agents diplomatiques sont tous allemands. En Autriche, Prusse, Danemark, Brunnow est à Vienne. Tout cela est pour la paix et la prêche. On dit même que Paskevitch aurait dit : "Je ne sais pas pourquoi je vais faire la guerre." Et bien tout cela n'a pas cours chez nous. Je commence à croire que le petit Grand Duc Constantin gouverne.
Comme vous voyez beaucoup Mad. Mollien depuis quelques temps je suis devenue jalouse et j’ai demandé ce qu’elle était. De bonnes manières, je le sais je la connais, mais après on me dit qu’elle est très ennuyeuse, de la prétention, de l’affectation de la flatterie & des phrases. Cela ne vous va pas il me semble et je me rassure. C'est bien long toute une journée avec elle.
Le ministre Belge chez nous raconte Odessa comme nous l’avons raconté nous-même. Pas une grosse affaire, pas grand dommage à la ville même point, et celui fait à vos vaisseaux c’est les 4 canons de notre petit lieutenant d’artillerie qui l’a causé. Tout cela est donc peu de chose. Les préparatifs à Cronstadt, Sveaborg et surtout Pétersbourg formidables, & même exagérés. La Finlande très dévouée. La Suède pas de danger qu’elle tourne contre nous. Vienne l'hiver & elle aurait tout à craindre de notre part. Elle ne peut pas s'y exposer. Levorin, Courlande, Estonie, les plus affectionnées provinces de l’Empire. Enfin nous sommes en pleine confiance. Ai-je raison de dire que nous sommes très mal à l'aise, mais pas ridicules ?
Comme je suis triste de penser que vous allez être si loin. Et que moi je m'éloignerai à mon tour. Quel espace entre nous ! Adieu. Adieu.
64. Paris, Dimanche 25 septembre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Barante reste 15 rue du Cirque, sa fille n’est pas accouchée encore. Il compte aller vous voir entre le 6 et le 12 octobre, si... sa fille est accouchée. Drouin de Lhuys parle très mal de la Russie à tout le monde. On reste très inquiet au F.O. Français comme à celui de Londres. L’Ambassadeur turc a eu hier des nouvelles de Constantinople du 15. Il n’y était pas question de la réunion des [?] dont a parlé le journal des Débats. Décidément il n'y a plus d'action commune à Vienne. L'Angleterre n’a pas voulu faire comme d’Autriche. Il est impossible de dire ce qui arrivera mais tout peut arriver. Je crois à l’entrée des flottes pour protéger le Sultan contre ses propres sujets.
11 heures Dans ce moment la Turquie qui annonce que sur la demande du Sultan deux vaisseaux de guerre. Anglais & deux français sont entrés et vont à Constantinople pour protéger leurs nationaux. On me dit que la reine Christine va retourner sous peu à Madrid. Voilà tout pour aujourd'hui. Le mauvais temps me désole. J’avais pris des habitudes d'été & je passais mes matinées dans le bois de St Cloud dont on m’a permis l’entrée. Adieu.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Diplomatie, Femme (maternité), Politique (Russie), Politique (Turquie)
64. Paris, Mercredi 18 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
à onze heures hier au soir, on m’annonce le Prince de Lieven. Je pousse un cri d’effroi, & puis j’articule bien bas une invocation. " Mon bien aimé protège-moi. " Il m’a protégé. C’était mon fils que mon mari m’envoyer pour me conduire auprès de lui à Lausanne. 1 heure Je suis si souffrante, si tremblante qu’il m’est impossible de continuer cette lettre. Pardonnez moi. Adieu. Adieu. adieu.
Mots-clés : Enfants (Benckendorff), Santé (Dorothée), Vie familiale (Dorothée)
64. Val-Richer, Jeudi 11 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le langage de Rothschild prouve qu’il a bien envie que la paix se fasse, et que vous cédiez assez pour qu’elle se fasse. Je ne connais pas d'homme dont toutes les paroles tendent plus constamment au but de son intérêt personnel, par instinct ou avec dessein. Il ne s'oublie pas un moment.
Le jour même de mon départ de Paris, j’ai fait un effort pour vous envoyer Montebello qui était venu me voir. Mais je n'y crois pas, malgré son envie. Outre ses enfants, il a des affaires qui le clouent à Paris. Son second fils doit faire, bientôt ses examens pour entrer à l'École de St Cyr. Il n’ira chez lui, en Champagne, que tard, vers la fin de Juillet. Duchâtel part le 22 de ce mois pour La Grange, et de là à Vichy, où d'Haubersart va aussi. Dumon part aussi pour aller inaugurer la moitié de son chemin de fer de Lyon à Avignon. Je trouverai encore tout notre monde à Paris jeudi prochain, mais, en en repartant, je n’y laisserai plus personne.
Moi aussi cela me déplait que vous vous éloigniez encore davantage. Ce sera pis encore quand vous serez à Schlangenbad ou à Bade. Je connais Ems ; je vous y vois. Que de sentiments puissants et doux il faut refouler dans son coeur quand on est loin ! Que de choses qu’on voudrait se dire quand on ne le peut pas, et qu’on n'aurait pas besoin de se dire si on était ensemble !
Le journal des Débats a fait un bon article sur la duchesse de Parme. Elle se fait vraiment honneur. Lord Clauricard, et M. Disraeli s’en font moins par leurs taquineries sur l'amiral Dundas et le Duc de Cambridge. Le gouvernement anglais n'a pa grandi ; mais l'opposition a bien plus baissé. Est-il vrai que lady Clauricard a perdu une de ses filles, Lady Larcelles, je crois ?
Vous voyez bien que je n’ai rien à vous dire. Je vais faire ma toilette en attendant la poste. Adieu. Midi. Voilà le N°53. Adieu, Adieu.
Je n’ai pas encore ouvert les journaux. G.
64. Val-Richer, Samedi 21 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’attends. Vous connaissez cet état où l’âme n’a plus qu’un sentiment, qu’une idée où la vie est suspendue partout, partout excepté sur un point. C’est un état bien pesant. D’autant plus pesant qu’il est plein d’hypocrisie ; on va, on vient, on parle ; on a l’air de penser à tout. J’ai fait recommander hier au facteur de la poste de venir aussi vite qu’il le le pourrait. Mais il ne sera pas ici avant 10 heures et demie.
Cette nuit je me suis réveillé dix fois croyant l’entendre arriver. Ah, dearest, que sert d’avoir vécu d’avoir souffert si l’on n’apprend pas du tout à souffrir si l’on se retrouve, après, tant et tant d’épreuves, aussi impatient à la souffrance, aussi ardent au bonheur, aussi agité, aussi tremblant, aussi avisé. Et pourtant, je m’admire ; je me trouve d’une patience, d’une modération excessive. Si je m’en croyais, si je suivais ma pente, si mes actions étaient l’image fidèle de mes sentiments, où serais-je aujourd’hui ? Je vous l’ai dit souvent : on a mille fois plus de vertu qu’on ne croit. Mais elle ne gouverne que le dehors. Depuis hier, je me raisonne sans relâche ; je me dis tout ce que ce me dirait le plus sensé, le plus bienveillant ami, que rien ne peut être changé dans votre situation, dans notre situation, que votre fils ne peut vous avoir rien amené, rien apporté que nous n’eussions prévu puisque nous avions prévu le pire, que son arrivée vous délivre au contraire d’une crainte plus grave, que vos lettres à tout ce monde-là sont parties &, &. Tout cela est vrai, j’espère, j’en suis sûr. Mais jusqu’à ce que j’aie des nouvelles, des nouvelles comme il me les faut, toutes ces vérités-là sont mortes. Je les vois et elles ne me font rien. Elles passent devant mon esprit & quand elles ont passé, je me retrouve tel que j’étais. Je n’ai pas même la ressource de me blâmer moi-même, de me dire que j’ai tort de vous tant aimer, de mettre ma vie en vous, que j’aurais mieux fait de laisser mon cœur dans son tombeau. Il n’y a pas moyen ; ces idées-là ne peuvent m’approcher. Quand elles essayent d’apparaître de loin, à l’instant je vous vois, vous avec tout ce que vous avez de noble, de vrai, de tendre, de rare, vous excellente et charmante, vous si aimable, si attrayante, si attachante et toujours d’en haut. du plus haut ou puisse habiter une créature ! Comment aurais-je fait vous connaissant, pour ne pas vous aimer comme je vous aime ? Comment ferais-je vous aimant, pour ne pas être inquiet, troublé, impatient, avide, jaloux, insatiable comme je le suis ? Je n’ai qu’à me résigner. Je me résigne. Dans deux heures j’espère, je n’y aurai pas tant de peine.
J’attends toujours. Vous me direz sans doute si je puis continuer à vous écrire comme je ferais, ou s’il faut prendre quelqu’une des précautions que vous m’avez indiquées. En attendant, et pour que rien ne manque à la sûreté, je vous ai écrit hier soir et vous aurez demain une lettre officielle, très officielle. Il n’y a personne qui ne puisse lire celle-là aussi, n’a-t-elle point de Numéro.
11 heures 1/4
Me voilà rassuré. Me voilà heureux. Pourtant, je vous envoie ma folie, car c’est de la folie. Je vous l’envoie même directement. Il n’y a, ce me semble, aucune raison de ne pas le faire. Vous l’aurez trois heures plutôt. Et je ne vous ai pas seulement demandé si vous étiez toujours plus souffrante ! Je n’ai pas songé à votre santé ! Décidément dites-moi si quand je vous écris comme aujourd’hui, vous voulez que ce soit directement, ou directement. Adieu, adieu. Adieu. J’y mets tout. G.
65. Bruxelles, [Mercredi 24] mai 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Jeudi
Brockhausen est revenu hier de Paris. Enivré de Paris, malheureux de retrouver Bruxelles. Il dit qu'on sait bien moins là qu'ici. Je suis dans mon lit aujourd’hui c’est bien ennuyeux, j’espère que ce n’est pas dangereux. Redcliffe a fait ses embarras. Il n’a pas voulu aller au dîner donné pour le prince Français, Raglan non plus, c’est drôle. Les spectateurs trouvent cela un singulier début pour l’action commune.
Il y a des gens qui prétendent qu'il y a quelques nuages entre Paris et Londres, c’est des mauvaises langues.
Quelle misère d’aller nous trouver vous en Normandie, moi en Nassau. Ce pauvre Constantin me conseillait l’autre jour de penser comme la Grande Duchesse de Weimar qui dit que le bon Dieu n’aurait pas fait autre ment que l’[Empereur] son frère, j’ai répondu que c’était bon pour un orthodoxe de le croire, mais que moi j’étais Luthérienne, et je crois au bon Dieu plus d'esprit que cela. J'ai été prise d’un accès de sommeil après une nuit blanche, et voilà qu'il est tard. Je suis obligée de fermer ma lettre. Je viens d'en recevoir une de Greville un peu bête. Evidemment l’intéressant il ne veut pas me le dire. Adieu. Adieu.
N'oubliez pas de me donner l’adresse de Génie.
65. Paris, Mardi 27 septembre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Voilà bien du bruit ici. De tous côtés on vient m'effrayer. Me rassurer, personne. M. Fould est enchanté de l’entrée des vaisseaux. " C’est plus net. La capitulation sera plus facile. (Joliment !) ou la guerre. plus tranchée, car ce sera. La guerre révolutionnaire. L’Autriche y perdra de suite l’Italie & la Hongrie. L’Allemagne ne demande pas mieux que d'appartenir à l'Emp. Napoléon. Il tient en mains les révolutionnaires de tous les pays, il peut les contenir où les cacher. Chez lui il n’a pas peur, ils sont soumis. Il peut donc bouleverser le monde sans courir lui-même le moindre danger." Lord Cowley est au plus noir ; il ne voit plus un moyen quelconque pour éviter la guerre générale, et des malheurs af freux. Cependant son instinct se révolte et il doute, en dépit de tous les raisonnements qui tous concluent à la guerre. Hübner est dans un état violent. Bual n’est pas à [Olmetz]. Cela l'offense avec quelque raison. C'est mon [Empereur] qui n’aurait pas voulu. Kisseleff conserve sa tranquillité apparente. Hatzfeld est à la campagne. Lord Lansdowne écoute, Brougham bavarde et rit, il n'a jamais été aussi en train et aussi agréable. Le premier revient de Suisse et retourne en Angleterre. Il attendra ici l’Empereur à moins d'une convocation du Cabinet. Son dire est comme celui de tout le monde avec les formes réservées & polies que vous lui connaissez. Mais la guerre est au bout. On dit ici aux aff. étrangères que le traité des détroits a toujours été respecté jusqu'au moment où la vie des Nationaux est menacée (Je me trompe c’est Cowley qui me dit cela mais qu'il n’y a pas de traité qui tienne devant le devoir de la sauver.) Drouin de Lhuys dit aux petits diplomates que c’est dans l’intérêt de la paix encore qu'on fait cela et pour donner au Sultan la force de négocier à Paris et à Londres on croit qu'avec la parité de situation, occupation pour occupation. Il sera plus aisé de les faire cesser simultanément. C'est un grand gâchis que tout cela. Et jamais on n’a été aussi près de la catastrophe.
Aberdeen est très ferme dit Cowley dans le parti qui vient d’être pris. Lansdowne ne croit pas du tout à la retraite. Midi. Dans ce moment, une lettre de Greville très longue, je vous en enverrai copie demain, très desponding, ne voyant pas jour à sortir de la difficulté et à éviter la guerre. Il désire bien connaître votre opinion, et si vous voyez une solution possible. Pensez-y. Il me demande déjà où j' irais. C’est jolie d’avoir à songer à cela. Adieu. Adieu.
65. Paris, Vendredi 20 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous m’aurez pardonné mon billet d’hier vous me pardonnerez encore aujourd’hui les petites propositions de cette lettre. Mon fils ne passe ici que deux jours. Nous ne nous quittons pas de toute la matinée, & je suis si étourdie de tout ce qu’il me dit, de tout ce que j’ai à lui dire, qu’il ne me reste vraiment pas de force pour vous écrire. Les menaces de très haut sont très fortes, mais vous savez que cela n’y fera rien. Le vrai chagrin que j’ai est que mon mari ne veut rien croire, & que l’attentat du médecin a été mis en pièce par lui avant de le lire. Alexandre partira convaincu de l’impossibilité pour moi de bouger. Mon médecin lui à a déjà parlé. Mais sa conviction aura beau être intime, il ne pense pas que mon mari la partage avant que l’Empereur ne le lui commande. Mon mari me mande que depuis qu’il m’a fait connaître ces résolutions Il a la conscience tranquille ! Le rôle de l’Empereur va commencer nous verrons comment il pourra le soutenir. On commence autour de moi à se mettre en train de me soutenir, & cela sans aucun effort de ma part. Pozzo même s’en mêle très spontanément, et de sa part j’en suis vraiment touchée car je ne m’y attendais pas. Vous voyez partout ce que je vous dis, que je vis ces jours-ci dans un cercle d’agitations extrêmes.
Ne croyez pas cependant que ma véritable vie y perds rien au contraire, je me replie sur mon cœur, & plus que jamais je le trouve rempli d’amour & de force. Pour que je puisse écrire par M. de Grouchy il faudrait que je remisse de la main à la main ma lettre à M. Génie. Je n’ai pas un moment à moi. Mon fils est là, toujours là. Dites-vous tout ce que je ne vous dis pas. Tout, bien vif, bien intime, je ne désavouerai rien. J’ajouterai peut-être.
A propos j’ai vu ce M. Grouchy, il est assez lié avec ce fils qui est auprès de moi dans ce moment. Hier Berryer est venu le soir un peu maigri de sa maladie. Thiers a passé deux fois sans me trouver, il reviendra aujourd’hui. M. Molé lui a fait une longue visite avant-hier. Il a dîné ce même jour chez M. de Montalivet hier il a été à Trianon. Je sais qu’il va en Angleterre. On me dit aussi qu’il est venu demander aux ministres s’ils voulaient qu’il fût ministériel ? dans ce cas il demande qu’on favorise les élections de ses amis, & que lui même on le laisse être élu dans cinq ou 6 endroits. Voilà les rapportages, mais qui viennent de lieu sûr. J’ai plus écrit que je ne pensais, & même sur plus de sujets qu’il ne me parais sait possible. Que j’aime l’amour hindou ! C’est comme cela que je l’entends aujourd’hui que de choses que je n’ai apprises que depuis trois mois ! Je veux dire quatre mois. Je ne pense qu’au 31, la nuit, le jour. J’étais si bien avant hier. Depuis l’arrivée de mon fils, le sommeil & les forces m’ont de nouveau abandonnée. Adieu. Adieu plus longuement, plus tendrement adieu que jamais.
65. Val-Richer, Dimanche 22 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il est très doux de se réveiller quand on a le cœur content. Je ne m’étonne pas que les oiseaux chantent en se réveillant. La vie leur plait, et ils se réjouissent de la retrouver. Je ne chante qu’en dedans ; mais cela me suffit. Je m’entends moi même. Quels enfantillages je vous conte là ! Il faut bien que je vous conte mes enfantillages après mes folies. Une fois ensemble, nous parlerons sérieusement. Nous allons entrer dans la dernière semaine. Il est possible que par des arrangements de voyage j’arrive à Paris, le 31 à 7 heures du matin au lieu de 5 heures du soir. Je vous verrai ainsi quelques heures plutôt. Je vous le dirai positivement d’ici à trois jours. Le réveil du 31 vaudra encore mieux que celui d’aujourd’hui.
En attendant, et dans les moments de liberté qu’on me laisse ; je plante. Mon jardin, n’est pas commencé, mais pour ne pas perdre tout-à-fait cette année, je mets des bouquets d’arbres et d’arbustes là où je suis sûr qu’il en faudra. Il m’est venu hier 76 pins, mélèzes, sapins et arbres verts de toute espèce, déjà un peu grands; et j’ai passé presque toute ma matinée à marquer les places, à faire creuser les trous, tant au bord de la pièce d’eau, tant assez près de la maison autour d’un banc, tant à une place d’où l’en entrevoit une jolie vallée un peu lointaine. N’est-ce pas qu’il faut absolument quelque part une grande allée droite où l’on puisse se promener sans tourner sans cesse, et causer en voyant devant et derrière soi ? J’en aurai une ou plutôt deux tombant l’une sur l’autre à angle droit. La première sera d’arbres ordinaires, tilleuls, marronniers, cerisiers, je ne sais pas bien lesquels ; j’ai envie que la seconde, beaucoup plus courte, soit toute en arbres verts, deux rideaux bien hauts, bien droits, fermant bien les côtés, mais laissant voir le ciel. Qu’en dites-vous ?
Je suis curieux de votre conversation avec Thiers, ce que vous me mandez de lui ne m’étonne pas du tout. Du reste sa conduite dépendra des élections. Si elles lui sont favorables, si la gauche gagne du terrain, il fera de nouveaux pas vers elle, sera exigeant, arrogant, menaçant avec le Ministère. Si l’ancienne majorité revient la même c’est-à-dire affermie, il sera doux, modeste, se fera ministériel soutiendra, promettra. Il y a là cependant pour lui une grosse difficulté. Il ne voudra pas faire ce métier-là gratis ; et on ne pourra lui donner le prix qu’il voudra. J’ai peine à croire qu’il se mette à si bas prix que le marché. soit possible. Nous verrons. Mes nouvelles électorales sont assez bonnes. J’ai grande envie de savoir un peu aussi les projets de Berryer. Je ne crois pas que son bataillon se grossisse autant que quelques personnes l’espèrent ou le craignent. Il n’acquerra pas plus de 15 ou 20 nouveaux membres. Cependant ce sera un petit bataillon et dans une assemblée incertaine, comme le sera encore celle-ci, c’est toujours quelque chose.
On commence donc à vous soutenir un peu. Vous propagez la rébellion. Je suis bien aise que Pozzo s’en mêle. J’ai pour lui un fond de vieux goût. J’en ai toujours pour les hommes dont l’esprit a mis le mien en mouvement et avec qui j’ai causé bien en train, bien à l’aise, n’importe sur quoi. Je vous préviens que je ne vous écrirai cette semaine que des lettres misérables. J’aurai de jour en jour, moins de goût à vous écrire. J’ai une multitude de petites affaires qu’il faut absolument que je règle. On me prend tout mon temps en visites. Je vais trois fois dans la semaine dîner à Lisieux.
Mlle Chabaud, cette amie de ma mère qui était ici et avait bien voulu se charger de la leçon d’anglais de mes filles, est partie hier. Je reprends mon rôle. J’ai déjà lu hier avec Henriette une scène de Shakspeare, Hamlet and the ghost. Elle l’entend assez bien. 11 1/4 Je comprends votre agitation, votre presse. J’ai regret d’y avoir ajouté. Ne m’écrivez que quelques mots si vous êtes fatiguée. Adieu, adieu. Votre N°66 me charme. Adieu.
65. Val-Richer, Vendredi 12 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ce qui se passe en Grèce et quant à la Grèce est déplorable à lire. Depuis plus de 30 ans, je me suis accoutumé à porter intérêt à ce petit état. De 1840 à 1848, je l’ai soutenue contre votre domination exclusive et contre le mauvais vouloir anglais. La conduite qu’il tient en ce moment, roi et pays, est très imprudente, mais très naturelle, et il n’y a dans la Grèce même, personne, ni Roi, ni chambres qui soient en état de l'empêcher quand ils le voudraient. Je suis choqué du langage qu’on parle à ses pauvres gens. Je suis sur qu’on pourrait peser sur eux et les contenir un peu avec d'autres façons et d'autres paroles. Nos soldats iront-ils faire en Grèce, au profit des Turcs, ce qu'y faisaient les Égyptiens de Méhémet Ali quand nous y avons envoyé une armée pour les en chasser, et ferons-nous, contre la marine grecque, un second Navarrin ?
Détruire successivement, dans la Méditerranée, les marines Turque, Russe et Grecque c’est beaucoup. Cette affaire d'Orient tournera mal pour l'Europe ; la politique ne peut pas se mettre à ce point en contradiction avec la religion, avec les instincts populaires, avec les actes, tout reçus, des gouvernements eux-mêmes. Plus j'y regarde, plus je me persuade que, si on n'en finit pas promptement, on tombera dans un odieux Chaos. Que signifie ce qu’on écrit de Vienne sur de nouvelles propositions que l’Autriche, après avoir occupé la Bosnie, adresserait à la Russie, et que M. de Meyendorff aurait trouvées acceptables ?
Le bruit se répand ici, parmi le peuple, que le recrutement de l'armée prochaine sera avancée, et qu’on prendra six mois plutôt 80 000 hommes. On s'en attriste ; mais on s'y résigne. La guerre et ses conséquences n'étonnent et ne choquent jamais beaucoup ce pays-ci même quand elles lui déplaisent Du reste, il ne me revient rien qui me donne lieu de croire que ce bruit soit fondé.
Onze heures et demie
Je serais bien fâché qu’il arrivât malheur à ce pauvre M. de Meyendorff. Il me semble que je le connais. Adieu, Adieu.
Voilà enfin le rapporte détaillé de l'amiral Hamelin. Adieu.
66. Bruxelles, Jeudi 25 mai 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
66. Paris, Jeudi 29 septembre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Marion est malade, & moi trop fatiguée pour copier Greville. Voici le résumé grande agitation, impuissance de découvrir un nouveau moyen de négociation. Nous avons tout gâté par notre seconde dépêche explicative qui veut dire que nous entendons la note de Vienne dans le sens de l’Ultimatum Menchikoff. Il ne fallait pas dire, il fallait ne rien dire. Mais enfin c’est fait & on ne sait plus à quel Saint se vouer. Il paraît donc qu'il ne reste que la guerre. cependant la saison fait obstacle aux coups. Mais encore une fois comment renouer ? Voulez-vous bien le dire. Vous vous ferez difficilement une idée de la consternation de Hubner, Hatzfeld & &. Ils nous envoient à tous les D. C’est naturel. Mais nous n'y allons pas. Constantin me mande du 24 que l’Empereur est de très bonne humeur. J’ai vu hier chez moi le soir Molé, Berryer, Brougham, & Fould. Celui-ci très gai. Je n’ai pas pu causer avec lui. Il a dit à Marion que cela s’arrangerait comment ?
L’Empereur revient aujourd’hui. Lansdowne qu'on avait convoqué pour un Cabinet conseil reste pour faire sa cour. Le voyage n’a pas été favorisé par le temps. La reine Amélie renonce à tout. La tempête l’a rejetée à Plymouth, elle est revenue à Clarmont malade. On dit que la Pcesse de Joinville l’est très sérieusement depuis longtemps & qu’elle mourra si elle ne retrouve par le soleil. Le duc de Noailles est venu aussi hier. Il a longuement. vu Fould l’autre jour que lui avait tenu le même langage qu'à moi. Belliqueux & révo lutionnaire par nécessité, parce qu’il ne voyait pas d’autre ressource. Olmentz a dû finir avant hier. Bual y a été mandé. Voilà Hubner plus tranquille au moins sur ce point. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Bonaparte, Charles-Louis-Napoléon (1808-1873), Conversation, Diplomatie (Russie), Enfants (Benckendorff), Famille royale (France), Femme (politique), Femme (santé), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Internationale), Réseau social et politique, Salon, Santé (Dorothée)
66. Paris, Samedi 21 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Dès que mon fils sera parti. Je vous rendrai un compte détaillé de tout ce qui me regarde, jusque là imaginez vous que depuis 9 h jusqu’à 6, il est là, sans cesse. Que nous avons un travail immense à faire ensemble, que j’ai la tête rompue, renversée, que je n’en puis plus & que si mon cœur est toujours, sans cesse à votre service, mon temps ne l’est pas du tout que je ne sais où trouver deux minutes. Il part après demain. Pauvre jeune homme placé entre son père & sa mère dans des circonstances aussi pénibles.
Je n’ai aucun espoir de ramener mon mari, il a perdu la tête. Il faut que je ramène l’Empereur & vous concevez la difficulté si j’échoue, il y aura un éclat terrible, mais rien ne m’ébranlera. Vous savez où je trouve ma force. J’ai vu M. Génie deux fois ce matin. Il m’a porté votre petit billet & demain il viendra prendre un mot de ma part pour vous l’envoyer par M. Grouchy. Vous voulez un mot, vous l’aurez, je le veux aussi, je veux vous donner de la joie. Je sais ce qu’est elle est immense pour moi.
Thiers a passé deux heures chez moi hier. Il est entré boudant, son humeur s’est éclaircie, et il est sorti enchanté. C’est vous qui faisiez sa mauvaise humeur. Il est ministériel ; si les ministres le soutiennent aux élections. Mais au fond de part ni d’autre cela ne me parait encore bien solidement établi. Il est drôle, il est bavard mais comme j’ai été frappée du peu de facilité & d’élégance avec laquelle il s’exprime ! Comme je suis gâtée il est parti ce matin pour Lille il sera ici la première semaine de Nov. Lui et Berryer se trouveront en présence à Aix & à Marseille on les oppose l’un à l’autre dans les deux villes.
Voyez avec quelle hâte je vous écris, voilà une correction plus ridicule encore que celle de l’autre jour.) Ma santé se ressent de toutes les émotions et les tracasseries qu’on me donne, je ne dors pas. Ah quand me laissera-t-on tranquille. Adieu. Adieu. Vos lettres me soutiennent. Je les aime plus que jamais & plus que jamais adieu. Dans mon n°64, j’étais moins agitée à 9h. qu’à 1 h. parce que j’avis prié mon fils de ne me dire que le matin les choses qui pouvaient m’irriter le plus. Voici les paroles de l’Empereur : " Mon honneur et ma dignité sont blessés par votre femme, elle seule a osé jamais mon autorité. Faites vous obéir par elle, si vous n’y réussissez pas, c’est moi qui la réduirez en poussière." Il nous reste à voir comment ?
66. Val-Richer, Lundi 23 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Décidément et malgré l’ébranlement que cela vous a causé, et quoique je ne sache encore aucun détail, je suis bien aise que votre fils soit venu. Il aura vu ce qu’on ne voit pas de loin. Vous lui aurez dit ce qu’on n’écrit pas. Quelque résolu que soit M. de Lieven à ne pas changer d’avis avant le temps il me paraît impossible que cela n’agisse pas un peu sur lui, ne fût-ce que pour tranquilliser encore plus sa conscience. Sa conscience une fois bien tranquille, il y a, ce me semble, certaines difficultés de votre situation qui doivent être aplanies, surtout par un intermédiaire si sûr. Enfin, vous me direz tout cela. J’y pense sans cesse. Moi aussi, j’ai tant d’envie qu’on vous laisse un peu en repos ! Je regrette de n’avoir pas vu votre fils. C’est votre fils.
On commence aujourd’hui les préparatifs de départ. On fait des caisses. On met en ordre le ménage qui doit rester au Val-Richer. Le soleil, les bois, la vallée, tout est encore beau. Mais que m’importe ? Vous m’avez gâté la campagne, gâté de deux façons, parce que j’ai envie d’être ailleurs et parce que je me figure à quel point je serais bien ici, si vous y étiez. Sans vous, tout est incomplet pour moi. Vous manquez au soleil, aux bois, à la vallée. Je ne puis les regarder sans qu’il s’élève aussitôt dans mon cœur un désir et un regret infiniment supérieur à tous les plaisirs qu’ils me peuvent donner. Que c’est dommage ! Ce lieu-ci se prêterait à tout. L’aspect est sauvage et riant calme et animé. On ferait aisément de la maison quelque chose de grand et de simple. J’y arriverai l’année prochaine par un bon chemin.
Je lisais l’autre jour à mes enfants les Châteaux en Espagne. Combien j’en ai fait en lisant, et bien plus beaux que ceux que je lisais ! C’est une singulière impression de se laisser aller ainsi à sa fantaisie. Les premiers moments sont délicieux. On va, on va ; tout arrive, tout s’arrange ; on y est, on le voit, on en jouit. Et puis, tout à coup, tout disparaît, tout tombe ; il n’y a plus rien. Il y a le vide, et la chute dans le vide. Ne vous arrive-t-il jamais, la nuit de rêver que vous prenez votre essor, un grand essor pour monter, pour atteindre à quelque chose qui vous plait, qui vous attire ? Mais l’essor s’arrête soudain, et par un soubresaut très pénible, vous vous retrouvez dans votre lit, seul et rompu, moulu.
M. de Grouchy m’apportera donc quelque chose. Je vous en remercie mille fois. Je me dis tout ; mais j’aime bien mieux votre voix que la mienne. Et puis je suis sûr que je ne me dis pas tout. Vous savez bien combien je vous aime. Eh bien ne vous vient-il par tous les jours de moi, de loin comme de près, quand je vous écris ou quand je vous parle, quelque chose de nouveau, d’inattendu ? C’est le droit, c’est le charme d’une affection comme la nôtre. On croit à tout et on découvre toujours. La confiance est entière, mais le trésor est inépuisable. Rien d’ailleurs, voyez-vous rien, pas même les plus vifs désirs, les plus douces suppositions du cœur, le plus tendre, rien ne vaut la réalité ; et l’amour lui-même ne sait rien inventer d’égal à ce qu’il peut recevoir.
11 heures
Je n’ai jamais qu’une chose à vous dire. J’aime le N°67. J’aurai dans la journée la lettre indirecte, et je suis sûr que je l’aimerai bien davantage. Et puis le 31 encore davantage. Adieu. adieu. Que de choses à nous dire ! Et pour finir toujours par Adieu. G.
67. Bruxelles, Samedi 27 mai 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Comme il y a toujours de l’esprit dans vos lettres vos observations sur M. de Stahl sont charmantes. L'ascension qui nous relève les journaux ne nous laisse que des commérages. Hier Paskevitch avait passé le Danube. Silistrie allait toucher dans quatre jours. Je ne crois à aucune nouvelle. On ment de tous côtés. La Grande Duchesse Olga est revenue à Stuttgart on y arrive aujourd’hui. Elle a laissé l’Empereur rétabli. Tout le monde confiant et charmé de l’occasion de secouer la Russie et de montrer à l’Europe ce que nous sommes. Ah que je me serais passée de cette exhibition !
Ce qu'il y a de triste dans cette maudite affaire c’est que l’Europe entière ne nous fera pas fléchir. Nous ne sommes pas assez civilisés pour cela.
Greville compte sur des révolutions de palais ou autre. Cela ne sera pas. La force & la puissance de l’Empereur sont dans sa résistance à l'ennemi. Toute la nation l'appuie. Il n’y aurait de danger pour lui que s’il voulait céder quel malheur d’être encore des barbares.
Le temps est affreux, je n'ose pas sortir et j’ai tout le temps imaginable pour m'ennuyer. Si mes yeux me permettaient de lire !
Adieu. Adieu, je n'ai rien à vous envoyer qu’adieu.
Mots-clés : Europe, Guerre de Crimée (1853-1856), Presse, Santé (Dorothée)
67. Paris, Dimanche 22 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai reçu votre lettre ce matin, je ne suis pas fâchée d’avoir une pièce aussi officielle ; elle pourrait être bonne à produire un jour, mais reprenons nos habitudes. Il n’y a plus le moindre danger de l’arrivée de M. de Lieven. Mon fils part demain pour le retrouver à Lausanne, delà ils se mettent immédiatement en route pour l’Italie. Ecrivez-moi par la poste comme vous avez toujours fait, il me faut cela. & puis une fois encore par une bonne occasion plus intimement. Et puis nous arrivons au 31, au 31 ! Concevez- vous tout ce que j’éprouve en traçant le chiffre ! Savez-vous que mon affaire avec mon mari est un tel dédale que nous ne nous y retrouvons plus du tout mon fils et moi, & qu’après avoir tout lu, tout examiné de part et d’autre, nous en sommes venus à la conclusion, qu’il est possible, qu’il ait inventé tout ce qu’il prête à l’Empereur ! Alors la confusion est à son comble, car mes lettres sont parties, mes confidences sont faites, & mon mari va l’apprendre. C’est vraiment trop long à vous dire.
Pahlen et moi nous avons regardé cette affaire de tous les côtés hier au soir. On peut lui intimer de me regarder comme rebelle, on peut m’ôter le portrait. Qu’est-ce que cela me fait ? Exactement rien du tout. & on ne peut pas faire plus. et faire cela cependant est hors de toute vraisemblance car tout despote qu’il est, il faut baser cela sur quelque chose. Être à Paris n’est pas suffisant & je demande une enquête. Il faut bien me l’accorder. En vérité, c’est trop bouffon & après avoir un peu gémi, je finis toujours par rire, mais je crois mon mari fou, ni plus, ni moins, & son fils le peine un peu.
Et savez vous que mon frère l’est complètement. Il vient d’embrasser la religion grecque. Allons me voilà dans une belle famille si j’y étais restée ! Mon fils part demain, j’en suis presque impatiente. Nos entretiens perpétuels sur un même sujet si désagréable me font du mal, & puis je ne dors pas la nuit, je ne vous fais plus mon journal. Depuis 9 h. jusqu’à 6 heures, il ne me quitte pas. Le bois de Boulogne nous le faisons ensemble. à 6 1/2 nous dînons encore ensemble jusqu’au moment où j’ouvre ma poste. Après demain j’écrirai avec plus de liberté d’esprit, & du temps.
J’écris des volumes à mon mari, il y a tant à expliquer ; car c’est un enfant. Je serai impatiente que vous m’annonciez la réception de ma lettre pas M. Grouchy. L’aimerez- vous un peu ? Je ne sais plus ce qu’elle contient. Je voudrais m’en rappeler, savoir s’il n’y a pas trop, s’il n’ a pas trop peu. Je flotte entre ces deux craintes. Et au bout de tout cela je suis mécontente. que ce que dans le trouble d’esprit où je vis Je vous aurai dit des bêtises, pas du tout ce que je voulais vous dire, mais je n’ai pas été maîtresse de choisir mon moment. Cela vaudra mieux que toutes les lettres. J’ai eu une excellente lettre de Valençay. Je vous en parlerai. On me dit de vous rappeler Rochecotte en nov : & moi, je vous prie de l’oublier.
Adieu. Adieu, toujours toute notre vie adieu. N’est-ce pas toute notre vit. M. Grouchy doit porter ce soir.
67. Paris, Samedi 1er octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Quel malheur que vous ne soyez pas pour un moment à Londres, ou pour deux mois à Paris. Aberdeen me paraît faire fausse route tout-à-fait. Il court à la guerre & tout de suite. Je m'étonne que vous n'ayez pas lu notre seconde dépêche même date que la première 7 sept. Intitulée examen des modifications turques, et qui donnait notre interprétation de la note de Vienne. On a trouvé à Londres & ici que cet examen ramenait la question à la proposition Menchikoff, et dès lors on a pris fin. Tout le monde même impartial ici on a porté le même jugement. C'était dans tous les journaux. C’est sur cela qu’est venu la recrudescence & l'impossibilité de s’entendre.
Le Cabinet Anglais est convoqué pour après demain le 3. On fait revenir la reine le 5. Ce sera pour la déclaration de guerre ou la convocation du Parlement. Les meetings vous se succéder. Tout le monde est à la guerre en Angleterre. Le mot d’ordre est que la Russie a voulu duper les Anglais. Lord Lansdowne tient le même langage. Il a vu hier l’Empereur, & part demain. Il était ici hier soir, monté contre nous, tout le monde est fou. Le ministère anglais est très uni, il n’est pas question de changement. Constantin m'écrit d'Olmentz grande intimité. Les trois cours dans la plus grande entente. Mon [Empereur] très poli pour les off. français. Il les a invités à Varsovie.
C’est dans le journal des Débats du 24 sept. que vous trouverez la pièce diplomatique qui fait aujourd’hui l'objet de la querelle. Benoist Fould est devenu subitement fou. On dit qu’Achille Fould va quitter le ministère pour prendre la direction de la maison. C'est à la bourse que se débite cette dernière nouvelle. La première (la folie) est positive. On parle d'envoyer 30 m. hommes occuper Constantinople comme on occupe Rome. Croyez- vous cela ? On ajoute que dans ce cas l'Angleterre irait occuper Alexandrie et le faire ! Strange times. Adieu. Adieu.
J’avais hier soir Molé, Lansdowne, Montebello, Kisseleff, d'autres diplomates. Mon salon se reforme. Il faudra quitter tout cela s'il y a guerre. Adieu.
67. Val-Richer, Dimanche 14 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
La guerre purement défensive doit être bien désagréable, et il faut bien du bon sens et de la persévérance pour s’y résigner. Votre Empereur ne peut rendre aucun des coups qu’on lui porte. Il est là à les attendre, les repoussant de son mieux quand ils viennent, mais ne sachant quand ni où ils viendront, et ne prenant jamais lui-même l’initiative des coups au moment et sur le point qui lui conviendraient. J’ai peine à croire que cela puisse durer longtemps ainsi.
Lisez-vous le procès des assassins de ce pauvre Rossi ? Pour moi, j'y porte un vif intérêt. Je désire de tout mon coeur que le meurtrier soit découvert et enfin puni. Il me semble que ma responsabilité pour avoir envoyé Rossi à Rome m'en pèsera moins. La passion et la préméditation profonde qui ont présidé à l'assassinat sont bien frappantes. Il est difficile de croire qu’une telle haine pour les Autrichiens, et pour le gouvernement Papal reste toujours sans résultat.
Midi
Mon facteur arrive très tard, et va repartir. Il ne m’apporte rien de vous. Je ne m'en prends qu’à la poste, et j'attends, mieux demain. Adieu, adieu. G.
67. Val-Richer, Mardi 24 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai tout, tout, plus que je ne demandais, plus que je n’espérais ! Et j’espérais ce que je n’avais demandé. J’ai ces charmantes, ces ravissantes paroles, que depuis si longtemps je n’avais pas entendues. J’ai votre prévoyance, vos soins, vos arrangements. Que je les aime ! Presque autant, pas tout à fait autant, mais presque autant que vos paroles. Tout cela, m’est arrivé hier. La fin de ma journée en a été remplie, embaumée. Je suis monté dix fois dans mon cabinet. J’ai fermé ma porte. Cette nuit, je me suis réveillé, je ne sais combien de fois, pour jouir de mon bien. Aujourd’hui, je l’ai là, à sa place. Certainement non, il ne me quittera pas.
Je n’ai pas voulu vous écrire hier au soir, avant de me coucher. J’en aurais trop dit. Vous, vous ne dites pas trop. Vous ne dites pas tout. J’y compte. Mais au moment où j’entends ce que vous dites, je ne vois rien, je ne désire rien au-delà. Ou plutôt, j’y vois tout ce que je désire. M. de Grouchy, repart demain ou après demain soir. Il vous portera sous le couvert de M. Génie, ma répons ; en attendant, ma vraie réponse, celle que j’apporterai moi-même, le 31 aujourd’hui en huit. Je ne sais pas encore, si ce beau 31, j’arriverai le matin ou pour dîner seulement. Je vous le dirai dans deux jours. Avez-vous décidément choisi l’heure de vos promenades ? Vous n’avez guère de choix, ce me semble. Dans huit jours, il fera froid la nuit à 4 heures.
Que ce que vous me dites de M. de Lieven est étrange ! Comment, il serait possible que tout cela fût de son invention, qu’il n’y eût rien de l’Empereur ! Sérieusement, je ne puis le croire. S’il en était ainsi, vos confidences, vos lettres, l’éclat de l’affaire seraient une bien juste et bien naturelle punition. J’ai grande impatience de savoir tous les détails. Au 31. Je remets tout au 31. Il me semble que la vie recommencera pour moi ce jour- là. En attendant, je fais comme si je vivais. Je plante mes arbres. J’ai eu hier en plantant, un moment délicieux. Je venais de recevoir votre paquet. J’avais tout lu, relu. J’étais retourné à mes ouvriers. J’avais l’air de les regarder. Ils plantaient un mélèze, charmant, haut, droit du feuillage le plus élégant, le plus fin. L’arbre se balançait, s’inclinait. Tout à coup, je l’ai vu se tourner, marcher vers moi. C’était vous que je voyais. Ce mélèze vous ressemblait ; il avait votre port, votre air, la souplesse et la noblesse de votre taille. Enfin je vous voyais là. Quelle folie ! Certains malades ont, à ce qu’on dit des visions, des hallucinations pareilles. Le bonheur a donc aussi les siennes. Nouvelle preuve du dialogue Hindou. à coup sûr, la pensée elle-même est trop lente pour admettre de telles illusions. L’amour seul peut les créer et les voir assez vitre pour y croire. Ce qui est certain, c’est que j’aimerai et soignerai toujours ce mélèze-là. Il est à l’extrémité de la pièce d’eau.
Savez-vous ce qui m’arrive, Madame ? D’instinct sans y penser je vous raconte tout, tous mes enfantillages. La seconde d’après, quand mes yeux retombent sur ce que je viens d’écrire, il me prend un mouvement d’hésitation ; je me dis c’est trop, c’est trop enfant ; si on voyait cela ! Et puis, en dernier ressort, je souris, avec quelque dédain à l’idée de ceux que mes enfantillages feraient sourire et je m’y laisse allez en pleine sérénité. J’ai fait de moi-même et de ma vie un emploi assez sérieux pour être enfant tant qu’il me plait avec vous, vous auprès de qui tout est sérieux pour moi. Vous voulez donc que je regarde que M. de Grouchy est déjà arrivé. Je ne puis pas et pourtant je regrette bien vivement ce que vous lui auriez donné hier; Le 31 je ne regretterai rien. Adieu. Adieu.
La poste est arrivée tard. Je quitte mon déjeuner pour fermer ma lettre. Adieu. Votre adieu.
68. Bruxelles, Samedi 27 mai 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Très vilain petit mot de Paris. Vilain, car il était si court. Et j'aurai eu besoin de distraction. Je suis fort ennuyée d'un vol fait chez moi, quelques lettres pas compromettantes car je serais comme disait de moi Dumon une personne dé-compromettante, mais des lettres d’autres personnes pas aussi bien pensantes que moi p. e. ce bon neveu qui me conseille de lire la [? ?] et de faire de la charpie. Tout juste cette lettre est dans le paquet perdu avec je ne sais quoi encore. Pas de remède mais une leçon de prudence. Je n'ai rien vu ni su depuis hier. Mad. Sebach babille. L’Empereur a été très gracieux pour elle. Persigny aussi. Mais elle étouffe à Paris car elle est très orthodoxe, et je suis bien en défaut disant toutes ces exaltations. En général les Russes se méfient un peu de moi. Je suis cependant très fidèle, mais trop française pour eux. I cannot help it.
Les diplomates mandent de Pétersbourg que nous faisons beaucoup la cour aux Etats- Unis, & que nous sommes fort contents d'eux. Au mois de juillet nous aurons un million 300 mille hommes sous les armes. Les particuliers donnent le 10ème de leur revenu dans tout l’Empire. Hélène en est pour 250 mille Francs par an. Tout cela c’est bien des sacrifices. La cour est allé s’établir à Peterhof et espère bien y voir venir les flottes alliées. Voilà le ton.
Adieu. Adieu.
Génie ne me dit pas un mot. Je ne sais pas même ce que Rothschild a dit de ma lettre, à ce train mon affaire n'ira pas vite, & elle est cependant bien simple. Puisque je paie qu'on m'envoie donc mon bail. Adieu.
68. Paris, Lundi 3 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Marion m’a dit que ses parents désiraient qu’elle passat Noël, avec eux ; j’ai trouvé naturel, j’ai dit tout ce que je m'étais proposé de dire sur mon remord du passé. J’ai été très affectueuse & résignée à cette séparation m'en remettant à elle de l'abréger. C’est tout en moi dont elle parle ! Je n’ai pas capitulé. Je remets à mes amis de faire comprendre que c’est bien long ! Vous y pourrez beaucoup. Il y a du temps jusqu'à l’événement. Merci de vous occuper de Monod. Les affaires se brouillent beaucoup. Je crois qu'il est venu une note austro prussienne adressée à Paris & à Londres. Elle a dû être remise hier. J’ignore encore l'accueil. Ici on ne fera que ce que voudra Londres, et là on est très monté & je crois décidé à la guerre. Les Anglais se croient trompés par nous & veulent se venger. Le pays tout entier est monté sur ce ton. Lansdowne d’abord très doux a changé de manière après avoir appris par Lord Cowley tout ce qui s’était passé.
J'espère encore que L'Empereur ici tâchera d'agir à Londres, il désire la paix vivement, mais il ne se séparera pas de l'Angleterre cela est certain, & si elle veut la guerre il la fera avec elle.
De notre côté nous ne comprenons pas cette nouvelle vivacité anglaise. Nous persistons dans notre dire, nos conditions pour évacuer les Principautés. Nous n’avons pas dit un mot encore des flottes à Constantinople.
Les trois souverains sont réunis à Varsovie, je crois du moins que le roi de Prusse y est allé aussi. L'entente est intime. Les Clauricarde sont venus me voir spontanément. Les anciennes relations très cordiales. ils sont très opposition au Ministère, ce qui fait qu'ils le sont moins à la Russie. Ils repartent pour Londres demain.
Mad. Kalerdgi est arrivée, elle m'explique un peu Pétersbourg. Au fond toute cette affaire est de l’invention de l’Empereur & pas du tout du goût de Nesselrode. C’est ce qui explique la marche boiteuse. Molé, Heeckeren , Noailles, beaucoup de monde hier soir. La rencontre de Kalerdgi & Molé touchante. C'était drôle. Tout le monde agité & croyant à la guerre. Savez-vous qu'une bonne lettre de vous à Lord Aberdeen ferait beaucoup d’effet dans ce moment de ces réflexions générales que vous savez rendre si frappantes. Lui aussi est ébranlé et penche pour la guerre, enfin je vous dis vrai, tout le monde y est en Angleterre & c’est imminent. Ecrivez, je n’ai pas revu Fould depuis la folie de son frère. Morny est de retour depuis hier. Il travaillera à St Cloud. Son Empereur est très sensé et très bon. Tous les autres détestables. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Affaire d'Orient, Amis et relations, Bonaparte, Charles-Louis-Napoléon (1808-1873), Diplomatie, Diplomatie (France-Angleterre), Femme (diplomatie), France (1852-1870, Second Empire), Napoléon III (1808-1873 ; empereur des Français), Nicolas I (1796-1855 ; empereur de Russie), Politique (Internationale)
68. Paris, Lundi 23 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je viens de lire le 64, décidément la folie me touche plus que la raison. Ah si j’avais encore un M. Grouchy à mes ordres aujourd’hui, comme ma petite lettre d’aujourd’hui effacerait ma petite lettre d’hier ! Tout ce que je disais ! J me méprise pour vous avoir dit si peu, si peu. Vous ne savez pas tout ce que je sens ? Vous le saurez, vous le verrez ? Il me semble que je ne vous l’ai jamais dit, que je ne vous l’ai jamais montré.
Il faut cependant que je conserve ma tête encore aujourd’hui. j’ai tant à écrire, à faire. Mon fils part à huit heure ce soir. Quelle excellente & noble créature. Comme il songe à toute, à tout ce qui peut être dans mon intérêt, comme il est heureux de penser que pour la première fois de sa vie il peut servir sa mère !
Je vous ai dit que Médem est parfait pour moi. Il se met dans des colères, et des attitudes de menace qui sont très bouffons. Mais enfin il compte chez nous & pour beaucoup, beaucoup plus que son chef, que Pozzo ou tout autre. Le fait que je lai choisi depuis deux ans pour mon confident & conseiller intime sur place, dans la meilleure position possible. jusqu’ici c’était resté un secret pour tous. Aujourd’hui il le divulguer & moi aussi. Bon Dieu que de commérages on avait fait de ceci. Que de choses j’aurai à vous conter !
Je respirerai demain, je vous écrirai, mais je ne puis pas tout dire, le 31 je vous conterai tout. Non je ne vous conterai rien ; il me semble que ce jour là que bien des jours après, nous ne saurons parler que d’une seule chose ; & en parlerons nous. Ah quelle joie ! Comment demain en huit ? Lundi prochain je ne vous écris plus ? Je ne vous parle pas de ma santé Je n’ai pas le temps de songer à elle. Je me promène tous les jours cependant, tous les jours avec mon fils. Je n’ai vu que lui depuis jeudi, ma porte est fermée le matin. Elle ne s’est ouverte qu’une fois pour Thiers. Le soir j’écoute à peine ce qu’on me dit. Demain je me retrouverai.
Adieu, adieu comme dans la petite lettre, comme dans toutes les lettres, comme toujours, comme toute ma vie. Adieu !
68. Val-Richer, Lundi 15 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
6 heures et demie
Je me lève. Je viens de passer une nuit très pénible. Ma fille Pauline est un peu souffrante, très enrhumée et de plus grosse, ce qui ne me plait pas du tout. J’ai rêvé toute la nuit qu'elle était très malade. Vous m'écriviez en même temps des lettres désolées ; les miennes ne vous parvenaient pas ; vous ne saviez ce que je devenais. Guillaume de son côté ne m'écrivait pas. J'étais inquiet sur vous, sur mes enfants. Je me suis réveillé dans une angoisse inexprimable. Ah, que Dieu m'épargne de nouvelles épreuves ; je n'en mourrais probablement pas ; on ne meurt guère de chagrin ; mais j'y succomberais moralement. Je n'ai le coeur blasé sur rien, ni joie ni peine ; mais ma force de résistance est née et la perspective d’un nouveau fardeau à porter me fait frémir.
Voilà Baraguay d'Hilliers rappelé. Cela devait être, et je présume que les raisons du rappel sont bonnes. Le spectacle est pourtant singulier. L'Ambassadeur de France est rappelé pour avoir voulu protéger spécialement les grecs Catholiques, et le vaisseaux français sont en train de faire la guerre au Royaume grec que les armes françaises et l’argent français ont fondé. L'évêque d'Evreux avait bien raison, il y a quelques jours dans son mandement pour le succès de nos armes ; il commençait en disant : « Vous vous étonnez probablement, mes Frères, que nous fassions, et que nous vous demandions des prières pour des Musulmans contre des Chrétiens, et je comprends votre étonnement. Mais ne vous scandalisez pas ; la religion n'est pour rien du tout dans cette guerre ; elle est uniquement politique ; et ce n'est point des intérêts de la foi Chrétienne, mais de ceux de l’équilibre Européen qu’il s’agit. »
Je vois dans les journaux, qu’un des principaux chefs de l'insurrection grecque, Karaïskaki est mort. C'est le fils du dernier tué parmi les grands chefs Pallikares de la guerre de l'indépendance. Le tombeau de Karaiskakis la père est sur la route du Pirée à Athènes. Quand Colettis quitta Paris pour aller être premier ministre du Roi Othon, en débarquant du Pirée et en se rendant à Athènes, il s'écarta de la route, et suivi de toute la foule qui était venue l'accueillir à son débarquement, il alla s'agenouiller et prier, avec cette foule, sur le tombeau de Karaïskakis. Il avait le culte de ses anciens compagnons, et il excellait à s'en faire un moyen d'action sur son peuple. Ce qui se passe aujourd’hui doit l'agiter puissamment dans son propre tombeau.
Onze heures
Voilà le N°56. Adieu, Adieu. Mon médecin de Lisieux, est chez Pauline et la trouve bien. Mais ne maigrissez pas. Adieu. G.
68. Val-Richer, Mardi 24 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’aime ce gros chiffre 68. S’il prouve que nous avons été souvent séparés, il témoigne que nous nous écrivons depuis longtemps j’aime ce qui a duré. Depuis quatre mois ! Seulement quatre mois ! Cela ne me semble pas possible quand j’y pense. Tant de sentiments, tant de joies, de désirs, tant d’événement du cœur se pressent dans ce court espace. Et puis, quand nos affections arrivent à un certain degré de profondeur et s’imposent, elles prennent possession du passé comme de l’avenir, on ne se conçoit plus sans elles, pas plus que de l’un que de l’autre côté du temps. Il me semble que je vous ai toujours connue, toujours aimée, comme je vous connais et vous aime aujourd’hui, comme je vous aimerai toujours. Seulement depuis quatre mois ! C’est ridicule.
Décidément, je n’arriverai à Paris le 31 que pour dîner. J’avais espéré gagner quelques heures, mais cela ne se peut pas. Ma mère est bien. Son indisposition ne s’est pas renouvelée. Mes enfants vont à merveille. Le séjour au Val-Richer leur a réussi au delà de mon attente. Il n’y a rien de plus sain que l’espace et la liberté !
Je vous fais aussi, mon journal. J’ai continué hier mes plantations, mais sans hallucination aucune. Puis, j’ai eu dix-huit personnes, à dîner. C’est mon dernier dîner, à donner je veux dire ; j’en ai encore trois à recevoir. Par grande mésaventure, il faisait hier un temps affreux, et mes convives s’en sont allés à 9 heures et demie par la nuit la plus noire et la plus mouillée qui se puisse. Ils n’en étaient pas moins de fort bonne humeur. Je suis sûr qu’ils m’ont trouvé très aimable. Ne vous est-il pas souvent arrivé d’être aimable, de de très bien faire les choses, sans vous y plaire même, en vous en ennuyant ? Tout intérêt & volonté à part quand je suis une fois dans une situation, j’y veux être bien, je fais ce que je fais, ou plutôt cela se fait de soi-même par un certain mouvement intérieur que provoque la nécessité. On cause, on s’anime, on est aimable machinalement.
Voilà donc Constantine pris. Je regrette ce pauvre général Damremont. C’était un homme de sens et un galant homme. J’avais contribué plus que personne à lui faire donner le gouvernement d’Afrique. Il était bien avec M. le Duc d’Orléans et m’apportait plus de force que tout autre pour m’aider à chasser de là le Maréchal Clauzel. Du reste, il le désirait beaucoup lui-même, et n’y avait été envoyé que de son plein gré.
Je suis bien aise que M. de Médem soit bien pour vous. Je lui ai toujours trouvé de l’esprit. Vous serez bien longtemps avant d’avoir aucune réponse à vos grandes lettres. L’Empereur fait décidément son voyage du Caucase, et aucun de vos correspondants ne prendra sur lui de vous répondre avant son retour. Qu’est-ce que cette conciliation de l’Empereur avec le général Yermoloff ? Je croyais que c’était là un des hommes les plus plus indépendants et les plus récalcitrants de la Russie. Est-ce lui ou l’Empereur qui a fait les frais de la réconciliation ? De quoi vous parlé-je là ? Je fais comme si nous en étions ensemble depuis six mois, et que toute conversation nous fût bonne. Du reste, je prends souvent plaisir avec vous à parler des choses les plus indifférentes, les plus insignifiantes, précisément pour jouir du charme qui s’y attache près de vous. C’est un charme doux et qui repose. On a l’air de se distraire, mais il n’en est rien. On ne se distrait pas du bonheur.
11 h. 1/4
Il faut que vous mangiez que vous dormiez. Je suis décidé à vous trouvez bien et à vous bien gouverner pour votre santé. Adieu. M. de Grouchy part ce soir. Vous aurez après-demain matin de mes nouvelles par lui. Adieu. Adieu
69. Bruxelles, Dimanche 28 mai 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je n’aurai pas de lettre aujour d'hui, cela me désole. Génie ne m’a pas écrit un mot. Vous ne m'avez pas dit non plus où en est mon affaire. Voilà huit jours de perdus pour quelque chose qui peut être réglé dans un quart-d’heure. Cela m'impatiente de ne pas être à Paris pour faire moi-même mes affaires. Puisque j’ai tout accepté, il n’y a pas de quoi lambiner. Je voudrais que ce fut fait et signé cette semaine. Je pars Mardi de l’autre.
Il n’est venu aucune nouvelle. Moi je n’ai pas de lettre, & je n’ai pas de nouvelle invention en tête. Je trouve seulement que tout s'embrouille davantage de jour en jour. Brunnow le trouve plus que moi encore. Il est très frondeur, je serais même étonné que dans cette disposition qui dit être comme chez nous, on lui donnât un poste important. Ah que je m'impatiente de tout. Cette maudite guerre ! Demain Melle Cerini m’arrive. Voyons comment je pourrai m'acclimater à elle ? Adieu. Adieu.
Comme vous êtes loin !
69. Paris, Mardi 24 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je viens de lire votre N° 65. Alors venez le 31 à 7 h. du matin. Cependant n’y faites pas de grand effort. parce que tout est bien dès le 31.
Mon fils m’a quittée hier au soir pour la première fois j’ai répandu des larmes sur cette triste et affreuse affaire, & c’était de voir mon fils, mon pauvre fils placé au milieu de cela, chargé par son père de venir s’assurer si ce que je lui dit est vrai, chargé de dures paroles, chargé de m’emmener fut-ce au détriment de ma santé. Car voilà les ordres. Mon fils lui déclarera qu’après ce que lui a dit le médecin, si j’avais voulu partir il ne se serait pas chargé de m’accompagner. J’ai copié pour vous la longue lettre que j’ai écrite à mon mari. Si sa réponse ne révoque pas les mesures qu’il m’a annoncées, notre correspondance cessera. Mon fils est une excellente créature, pauvre garçon comme il avait le cœur troublé de tout ceci.
Médem l’a chargé de dire à mon mari ceci. : " Si l’on attaque votre mère assurez bien qu’elle grandira beaucoup, & que l’Empereur se sera rabaissé d’autant." Je soupçonne qu’il a déjà fait connaître cette opinion en d’autres lieux. Je vous l’ai dit & je le répète.
Mon esprit est fort tranquille mais mon cœur est bien blessé, et cependant mon cœur est si heureux si joyeux ! Tout sera bien le 31. De ce jour-là je me regarde comme hors de toute atteintes. N’est-ce pas ?
Constantine me parait une bonne affaire rien que parce que le contraire eut été une détestable affaire. On dit qu’il y aura un grand embarras à trouver une honnête administration comme l’était le Gal Dancrémont.
Berryer ne s’attend pas à un grand effort, à peu près ce que vous dites une dizaine de voix peut- être. Les vrais légitimistes ne veulent pas se présenter. Je n’ai pas causé seule avec lui. Il est revenu hier, mais mon fils partait J’avais fermée ma porte.
Maintenant je veux me reposer l’esprit un peu, me livrer sans distraction à la pensée du 31. Manger, dormir, car je n’ai rien fait de tout cela depuis 6 jours. Savez-vous comment j’ai passé la première nuit de l’arrivée de mon fils ? à me promener dans le salon & à jouer du piano. ce que je vous dis Ah que j’aurais à vous conter ! Je n’ai pas encore dormi cette nuit, je suis fatiguée, bien fatiguée. Je vous dirai que je n’aime pas les allées droites. Mais c’est égal, vous en ferez pour avoir de tout. Adieu. Adieu. Jugez de ce que ce sera le 31 !
69. Paris, Mercredi 5 octobre 1853, Dorothée de Lieven à François Guizot
Nous voici au plus mal. Le Divan a décidé la guerre. la proclamation Le 26 7bre sa paraître, et les flottes seront entrées. Greville qui me mande cela ajoute que cela met à néant toutes les négociations.
La note autrichienne d'Olmentz était très acceptable. On en jugeait ainsi ici. Mais on se croyait sûr que l'Angleterre n'en voudrait pas, dès lors on ne se prononçait pas. Car le parti est pris de faire & dire comme l'Angleterre. Vous voyez les meetings et le ton. C’est devenu général. J’ai vu Morny, très bien toujours et parlant très bien de la dispo sition toujours pacifique de son Empereur. Je n’y crois plus beaucoup, il est dominé par l'Angleterre et ne fera que cette volonté !
Fould qui est venu hier est noir. Il se plaint de toute nos mauvais procédés, et [?] trouver qu’il n’y a plus de quoi nous ménager. Ainsi l'Emp. Nicolas a invité les officiers Français à venir à Varsovie. Je pense que c’est une politesse, on y a répondu par la défense de s’y rendre. Ceci me paraît un bien mauvais symptôme. Les ministres anglais vont délibérer toute la semaine, Lansdowne est parti d'ici détestable. J’imagine que Lord Aberdeen tombera, qu'on rassemblera le Parlement et qu'on nous déclarera la guerre. Tout cela peut être fait d'ici à 3 semaines au plus tard.
Si les Turcs nous attaquent et nous battent vous concevez que nous sommes obligés de prendre une revanche éclatante. Si nous les battons nous en serons plus exigeants. Ainsi là cela doit aller mal. Le conflit est possible malgré la saison & le désavantageux pour les attaquants. Mais on ne peut plus retenir les troupes asiatiques. Elles servent gratuitement, pas un soldat ne veut être payé, et le gouvernement turc ne paye plus un seul employé civil. Tout est consacré à la guerre sainte. Ils sont plus forts numériquement que nous. J’ai la tête abîmée de tout ce que j’entends, et de tout ce que je prévois.
Je suis toujours bien aise que vous ayez écrit à Aberdeen. Mais je crois le mal sans remède. L'Angleterre veut la guerre elle a fait son calcul, & elle y trouvera son profit en définitive. Je n'y vois pas le vôtre. Car la révolution vous dévorera comme elle va dévorer les voisins. Quelle fête pour tous les artisans de troubles, & que les sages de la terre sont fous ! Que d’injustices, que de fautes ! Et moi donc que vais je devenir ? Adieu. Adieu.
P.S. Le grand conseil ayant décidé la guerre abandonne aux ministres Turcs le moment & le mode de la proclamer. Ceci pourrait donner quelque répit. On tiendra un grand Cabinet conseil à Londres après demain vendredi et la reine revient le 18 seulement.
69. Val-Richer, Jeudi 26 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis revenu ce matin de Lisieux où j’ai couché. J’y retourne à 4 heures Je fais planter, démeubler, enfermer, emballer. Je ne sais si je viendrai à bout, avant mon départ de faire ce que je veux avoir fait ici. Vous ne savez pas qu’il faut que je regarde à tout, que je sois maître et maîtresse de maison. C’est ennuyeux, et quelques fois plus qu’ennuyeux. Je n’aurai pas ces jours-ci une heure à moi. Notre correspondance s’en ressentira, notre correspondance mon plus vif et plus doux plaisir, ma vie et mon repos, tant que je suis loin de vous ! J’y ai moins de regret ; dans cinq jours, je serai près de vous. Vous avez raison, que de choses possibles dans cinq jours ! Mais il n’en arrivera aucune. Il ne se peut pas qu’un tel bonheur me manque, nous manque.
J’espère que votre indisposition ne se prolongera pas trop. Non, si j’étais là, je ne vous lirais pas les Hindous. Ce n’est pas ce moment. Voilà un mot qui, depuis ce matin, résonne sans cesse dans mes oreilles, et dans mon cœur. Je n’entends que cela, je ne pense qu’à Je reçois le N°71 au moment de monter en voiture pou retourner au Val-Richer. Beaucoup, beaucoup de repos ; un long repos. Êtes-vous aussi malade qu’à Abbeville ? Vous m’écrivez encore dimanche pour lundi. Et puis plus de lettre ! Adieu, adieu. C’est l’avant dernier.
69. Val-Richer, Mardi 16 mai 1854, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je doute qu’à Paris, on soit aussi certain du concours de l’Autriche qu'on le dit à Bruxelles. Il me revient qu'en définitive on y compte peu, et qu’on s'en explique vertement. Je reviens toujours à mon dire ; si la guerre se prolonge, elle deviendra révolutionnaire ; Italie, Hongrie, Pologne, tout ce qui est inflammable s'enflammera, et nous recommencerons 1848. Il fallait le concours de tous les grands gouvernements pour contenir la révolution. Votre Empereur a rompu le concours, en persistant à vouloir, faire en Orient bande à part. Il n’y a plus d'Orient ; et pour peu que ceci dure vous verrez que l'Occident et ses questions sont toujours tout.
Je trouve un peu puérile votre persistance à faire tant de distinction entre la France et l'Angleterre ; distinction toujours repoussée. Cela n'a pas beaucoup de dignité, et pas beaucoup plus d'habileté, surtout après la publicité de ces conversations où vous teniez si peu de compte de la France. Dans les pays où le silence règne, on se trompe toujours sur l'effet des actes et des paroles dans les pays où l'on dit tout.
Je suis bien aise que vous ayiez Montebello. Le garderez-vous quelques jours ? Andral a-t-il donné une nouvelle réponse sur Ems ou Spa ? Pure curiosité puisque la bonne résolution était prise. Il est bon que la princesse Kotschoubey soit encore quelques mois avec vous pendant que Mlle de Cerini s'y établira. Elle lui donnera le bon avis. Vous m’avez fait envie avec le bois de la Cambre et le beau soleil. Ici, je ne me promène guère que dans mon jardin. Je ne m’y promènerai pas d'ici au 27. Je pars ce soir pour Paris, par un très vilain temps ; il pleut et il fait froid. Ma fille Pauline va bien. Adieu, Adieu. Je vais faire ma toilette en attendant le facteur.
Midi
Adieu. Votre lettre est curieuse. Je vous écrirai après-demain de Paris. G.
70. Bruxelles, Lundi 29 mai 1854, Dorothée de Lieven à François Guizot
Deux jours sans lettre après avoir reçu comme testament un petit chiffon de papier. Tout cela est naturel, mais c’est triste.
Je ne sais rien. Nous attendons la reddition de Silistrie. J'en voudrais d’autres encore, autant de gages de plus pour la négociation de la paix. Nous serons plus faciles. Au reste ce n’est plus pour qui nous faisons les difficultés. Elles viendront de l'Angleterre. On me dit qu'il y a quelqu'un de bien plus affamé que moi de la paix, c’est l’Autriche et les connaisseurs ajoutent qu’elle se conduit habilement. Je ne suis pas juge, c’est bien confus & complexe.
Il va se faire en Angleterre un changement qui vexe beaucoup la cour. Un ministre de la guerre, c.a.d. ce département rentrant dans le domaine du parlement. Adieu les plaisirs et les profits de l’arbitraire & de la fantaisie. Le prince Albert ne gouvernera plus cela.
On a trouvé l'armée anglaise si rouillée, la vieille routine, pour accostement tenu & & cela comparé à l'allure vive & leste de votre soldat faisant un contraste si fâcheux qu’on est décidé à changer tout cela.
Palmerston sera Ministre de la guerre, cela lui revient très naturellement. Mais je répète c’est un gros, échec à la cour, à la personne du Prince, et à l’autorité de la Couronne. Pas un mot de mon bail. Pas un mot de personne. Adieu. Adieu.