Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton, Samedi 14 Juillet 1849
2 heures

Je reviens de Kensal-Green où je suis allé dire adieu au tombeau de ma mère. Je ne regrette pas de la laisser ici, car elle-même n’a pas regretté d'y rester. Cette terre protestante, et protectrice pour moi lui plaisait comme dernière demeure. Elle me l'a positivement témoigné. Ma mère avait deux choses bien belles, et qui sont toutes deux devenues rares, de la foi et de la passion. J’ai fait mettre sur cette place une pierre, entourée d’une grille, et qui porte simplement son nom, son âge, et cette phrase de St Jean qu'elle répétait souvent : " Heureux sont dés à présent, ceux qui meurent au Seigneur, car ils se reposent de leurs travaux et leurs œuvres les suivent. "
Le Duc de Broglie m'écrit pour me demander de lui indiquer précisément quel jour, et à quelle heure j’arriverai au Havre. Il veut s’y trouver, avec Piscatory. " On a si peu de temps, dit-il, dans la maudite vie que nous menons, que peut-être ne pourrions-nous nous voir de quelque temps. " Un autre de mes amis, M. Plichon, m'écrit aussi qu’il part pour Paris afin de venir m'attendre au Havre. Je désire qu’il n’y en ait pas davantage. Je viens de voir un ancien député conservateur, M. Calmon, que je trouve excellent sur le passé, sur le présent et sur l'avenir. Très sensé et très fidèle. Tenant la chute de tout ceci pour certaine, mais croyant à une assez longue durée. On tombera ; on sait qu'on tombera mais comme on craint de se faire mal on chancellera longtemps. Cela me paraît dans le vrai. M. de Falloux m'écrit un billet très courtois pour me dire qu’il a fait ce que je désirais pour ma retraite de l'université. " Ce n’était pas à moi dit-il, qu’il appartenait de décerner à M. Guizot une distinction honorifique. Je dois le remercier d'avoir bien voulu ne pas tenir compte de cette méprise des circonstances." Je lui réponds : " Je vous remercie de votre courtoisie. Elle vous sied bien, et j'y comptais. Je ne sais encore à quel moment je pourrai avoir le plaisir de vous en remercier moi-même. Je compte rentrer, sous peu de jours dans mon nid du Val-Richer. Mais ce sera pour y rester avec mes enfants et mes livres. Je jouirai de l’air frais qu’on y respire et mes vœux vous suivront dans la fournaise où vous vivez. Il me semble que c’est convenable. L’air frais que je regretterai tous les jours, c’est l’air frais de la Tamise. Adieu. Adieu.
Il fait bien chaud aujourd’hui. J'espère que nous ne serez pas sortie à ces heures-ci. Rien de nouveau de Paris, vous voyez qu’Oudinot a envoyé au Pape les clés de Rome. Adieu. A demain cinq heures. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton. Samedi 23 juin 1849,

Est-ce que ce beau temps chaud vous fait mal ? J’en serais bien fâché. Je jouis du soleil et de la chaleur avec une vivacité d’enfant du midi. Il faisait pourtant trop chaud hier chez la marquise de Westminster, une vraie foule dans la galerie. La bande des Strauss, la Duchesse de Cambridge, God save the Queen. Les tableaux s'étonnaient qu’on les regardât si peu. Je n’ai pas entendu parlé là de la Duchesse de Sutherland ni de la mort de sa petite fille. On pense si peu aux morts et à la mort. C'est mon plus profond sujet de mépris contre les vivants. Personne là qui sût rien de nouveau. J’ai vu Bunsen le soir. Moins joyeux, et moins confiant. Comme Lady Palmerston plus anti- autrichien que jamais, et me faisant fort la cour pour que je sois Prussien. Très occupé de Rome. Il est établi que le Pape n’y viendra pas quand les Français y seront entrés. Quand et comment en sortiront-ils ? Le Duc de Nemours est venu me voir hier. Très amical et très sensé. On se demande évidemment un peu là pourquoi je n’y ai pas été depuis longtemps. J’irai dans les premiers jours de Juillet. Madame la Duchesse d'Orléans arrive jeudi 28. Le duc de Nemours va la chercher à Rotterdam. Elle passera à St. Léonard, tout le mois de Juillet. La Reine des Belges arrive à Londres lundi, et ira à St. Léonard quand Mad. la duchesse d'Orléans y sera arrivée. Ainsi pour un mois. Le Prince et la Princesse de Joinville ont été à Eisenach, et de là ils se promènent en Allemagne jusqu'à Munich, et ne seront de retour à St Léonard que du 8 au 12 Juillet.

2 heures
J’ai été interrompu par Vigier, et par Génie. Le dernier repart ce soir. Je suis bien aise qu’il soit venu. Il m’a remis bien au courant. Point de lettre de Paris ce matin. Vous verrez dans les Débats d’aujourd’hui la lettre financière de Dumon. Ou plutôt vous ne la verrez pas. Vous n'irez certainement pas jusqu'au bout. C’est très vrai et très bon financièrement, mais sans vigueur et sans effet politique. Je ne vous vois pas venir ce matin. J’irai dîner avec vous demain dimanche. Je suis pris toute la semaine prochaine. J'espère qu’aujourd’hui vous n'aurez pas été retenue à Richmond par votre malaise. Je dîne samedi chez Lord Aberdeen. Je crois que Duchâtel finira par aller prendre sa femme à Spa, et delà avec elle à Paris où ils ne passeront que trois ou quatre jours en traversant pour aller à Bordeaux. Il est dans tous les supplices de l'indécision. Avez-vous fait partir votre lettre à Rothschild ? Adieu. Adieu. Je ne fermerai ma lettre qu'à 3 heures alors je serai sûr que vous ne venez pas aujourd’hui. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton mardi 19 Juin 1849
3 heures

Je reviens de la Tour où j'étais allé à onze heures. J’ai revu Jane Grey, Sir Walter Raleigh, Strafford, les enfants d'Edouard, je ne sais combien de grands noms, de grands crimes et de grandes douleurs. Je vis beaucoup dans le passé et je commence à y entrer moi-même. J'ouvre hier un livre qui vient de paraître, intitulé : Prince Rupert and the Cavaliers, livre curieux et qui contient des documents nouveaux publié par un M. Elias Warburton que je ne connais pas du tout. Une des premières phrases que j'y rencontre est cette- ci : «M. Guizot's account of the trial of Lord Strafford is given with his usual perspicasity and point : but it is singularly reserved as regards expression of opinion on te merits of the case. The reader will easily supply a parallel between the fortunes of the great English Minister and those of a recent French one. The former, when his arm was paralysed in the north by the Kings want of nerve to carry out measures of which he had already reaped all the [?] and danger, and only required courage to grasp at the success for which he had so dearly paid ; the latter when his labours long directed towards the transmutation of the bases elements of France were ruined in the very moment of projection, the timidity of his master, and those, claments let loose to desolate the Empire. " Je ne me plains point de ce jugement. Mais ne trouvez-vous pas que c'est le ton de l'histoire sur les morts ? Je ne sais pourquoi je n’ai point de nouvelles de Paris. J'en attends de tout le monde. Les gens que j'ai vus hier soir, chez Lady Stanley de Alderley, et ce matin, chez moi, ne savaient rien. On croyait généralement que Ledru Rollin est à Londres. Je ne crois pas. On le saurait positivement. On parlait aussi d’une vive attaque d'Oudinet sur Rome, de monuments détruits, de statues brisées, de tableaux percés. Je ne connais pas de pire condition que celle de ce pauvre homme ; il faut qu’il prenne Rome et qu’il n’y gâte pas une image. M. Benoist Fould vient de venir chez moi pendant que j'étais à la Tour. Je le regrette. Personne n'est mieux informé que lui de Paris. Il se fait tout envoyer et quelquefois des courriers exprès. Il va aujourd'hui même s'établir à Richmond, Mansfield house, en face du Star and garter. Par M. de Stieghz, si vous voulez, vous saurez ses nouvelles. Je ne doute pas qu’il ne la connaisse. Tous ces banquiers sont compatriotes. Si, comme il m’a paru vous n’avez pas grande envie de venir demain à Pelham Crescent, je veux vous dire que je suis obligé de sorti à 3 heures avec M. et Lady Charlotte Denison, pour aller voir l’exposition des fleurs à Regent's Park. Mon désir est et mon plaisir sera de vous voir auparavant ; vous venez en général à 2 heures et demie. Mais je veux que vous sachiez à quelle heure je serai pris. Un quart d'heure en bien court. Pour moi, je l’aime infiniment mieux que rien du tout. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Richmond Mardi le 19 juin

C’est cela. L'absence est cause de tout. Ensemble, toujours ensemble, et il n’y aurait jamais de nuage, et je suis condamnée aux accident de nuages ! Ma vie ne sera plus longue et je crains qu’elle ne soit triste ! Qu’allons nous devenir. Je ne vois rien de clair, rien de bon. Je passe mes nuits à penser à cela. Je vous renvoie la lettre de Beyier. Elle m’a intéressée. Vous voyez, lui aussi pour le président. Il m'est venu hier beaucoup de monde. La duchesse de Beaufort, lady Wilton, la princesse [Crasal?] les Delmare. Le soir j’ai passé un moment chez les Metternich. Il est bien tout-à-fait !

5 heures Je rentre de ville. Déjeuner manqué à droite et à gauche, j’ai fini par le prendre au Clarendon. La duchesse de Cambridge sombre pour l’Allemagne je ne sais pourquoi. Une longue lettre de Constantin du 8. Des forces immenses le 14 ou 15 au plus tard on attaquera sur toute la ligne. Lui-même venait de recevoir l’ordre de départ n'osant pas dire où. Paskevitch parti le 10. L'Empereur allait à Cracovie. Le 14. Lenchtenberg. Mouralt ainsi que la fille du G. D héritera. L'Empereur toujours en pleurs. Le temps est laid. Je ne suis pas sûre d'aller demain en ville. Il faut que je sois ici à 4 h. En tout cas je serais pressée. Si je ne viens pas vous m'écrirez, & puis lundi vous viendrez. Adieu. Adieu. Adieu.
Je vous envoie le relevé des forces.
205 bataillons
187 Escadrons
370 Pièces d’artillerie
Voilà Russes et Autrichiens
De plus Tellachich 45 000 hommes & les Services venaient d’offrir 50 000.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Richmond Samedi 11 heures
le 16 Juin

J’ai dormi, je m'étais couchée le cœur content & réveillée de même. Je trouve que demain est loin ! Voici une lettre de Marion que vous me rendez. Quelle charmante fille. Comme la tirer de là. Quel péché de la lasser croupir dans ce sot ménage. Je n’ai pas vu les Metternich hier, il n'était pas bien. Lady Allen est revenue au moment où j’allais me mettre au lit. Elle avait manqué le chemin de fer. Adieu. Je suis encore fatiguée, mais quand on a le cœur en place. Le reste est peu de chose. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton. Lundi 12 février 1849

Je vous ai écrit samedi. Ma lettre a été portée avant 4 heures Vous l'aurez eu lundi. Deux à la fois. C’est quelque bêtise de la poste de Brompton, concourant, avec l'ennui du dimanche. Vous ne me dites rien de votre rhume. J'en conclus qu’il s'en va. Rien hier à l'Athenoeum. Les journaux français n'étaient pas arrivés. Duchâtel n'est pas venu. Je suppose qu’il fait quelque visite de campagne. J’y passerai demain. Je suis accablé de journaux ce matin. Tranquilles et vides, comme Paris. C’est un des plus grands maux des secousses qu’on ne sait plus s'en passer. Je ne trouve que ce petit article de l'Assemblée nationale qui vous plaira un peu, et aussi à Lord Aberdeen. Vous avez raison de soutenir votre distinction des deux langues sur audace. J’en ferai autant, si on m'en parle. Très mauvaises nouvelles d'Italie ce matin, de Rome et de Florence. Progrès de l’anarchie, et apathie de la réaction. Les révolutionnaires plus sots et les modérés plus poltrons que jamais. Le remède ne viendra pas du dedans. Naples se suffira. Mazzini finira par enlever Gènes comme Livourne, Rome et Florence. Bientôt la banqueroute et le papier monnaie partout, à la suite de Mazzini. Il en parle tout haut et ses amis s’y préparent. On n'entend plus parler des Espagnols devant Gaëte. Cavaignac peut avoir dit à Rothschild ce qu’il a voulu. Vous verrez et que feront ses amis, Billault entre autres, dans la discussion du budget. Ils désorganiseront tout pour se rendre populaire et rendre le gouvernement impuissant. Je viens de voir un bon bourgeois qui arrive de Paris et qui dit qu’on s'y croit sauvé aujourd’hui, mais que demain on s’y croira perdu. Vrais enfants. C’est triste. Voici un ennui qui n’est pas politique, mais qui n'en vaut pas mieux. J'ai depuis dix ou douze jours deux invitations à dîner pour cette semaine, l’une jeudi chez les Collman, l'autre vendredi chez M. Hallam. Précisément quand vous arrivez. J'en ai refusé deux pour mercredi et un pour samedi. Je me puis manquer à ceux que j’ai acceptés. Je trouverai moyen de m'échapper à 9 heures. Mais cela me déplait beaucoup. Adieu. Adieu. Je viens d'écrire de longues lettres au duc de Broglie, à Piscarory; à Génie. Le jeune de Witt part ce soir. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton- Samedi 10 fév. 1849
3 heures

Je ne trouve rien en arrivant que des journaux insignifiants et des invitations à dîner que je vais refuser. On me dit qu’il y a des gens qui disent que l'Assemblée constituante fera durer très longtemps la discussion de la loi électorale, et vivra encore ainsi quatre ou cinq mois. Je ne le crois pas. Je crois que si elle l'essayait, elle attirerait sur elle-même quelque violence. Elle me paraît résignée. Ce sera encore bien assez long. J’ai achevé Macaulay en route, et pensé à vous. Puis à Paris. Je suis presque aussi triste de l'avenir que du présent. Je cherche ce que je puis faire pour aider mon pays à se relever. Je suis bien plus préoccupé de son abaissement que de son malheur. Adieu. Adieu. Je ne veux que vous dire que je n’ai pas été écrasé par le railway. C’est bien ennuyeux de n'avoir rien de vous demain. J'en sais plus long que Raphaël. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton Vendredi 24 nov. 1848
Midi

Je sais bien ce que je vous dirais si je répondais à votre reproche que je puis passer quinze jours sans vous voir. Mais je ne veux pas vous le dire. Je vous aime trop pour sentir le besoin d'avoir toujours le dernier avec vous surtout quand vous vous plaignez de ne pas me voir assez. Voici m’a proposition. Je m’arrangerai en allant vous voir mardi, pour passer avec vous le mercredi, et ne revenir à Brompton que jeudi matin. Cela vous convient-il ?
J’ai enfin terminé mon travail. M. Lemoinne que j'ai retenu, l'emportera dimanche à Paris. Je vous l'apporterai mardi.
Je crains bien que ce que vous me dites de ce pauvre Rossi ne soit pas vrai, et qu’il ne soit bien réellement mort. Le Morning Chronicle dit le savoir de son correspondant à Rome comme de Paris. M. Libri, qui sort de chez moi, me disait que le Comte Pepoli arrivé ces jours-ci de Rome, lui avait dit que Rossi réussissait et réussirait plus qu'on n'avait espéré. C'est pour cela qu’ils l’ont tué. Les révolutions de ce temps-ci sont stupides, et féroces. Elles tuent les hommes distingués, et n'en créent point. M. Libri a reçu ces jours-ci une lettre de sa mère qui lui écrit : « Il se prépare dans les états romains des choses abominables. » On s'attend à des massacres dans les Légations. Je veux encore espérer que Rossi n’est pas mort ; mais je n'y réussis pas. Sa mort m’attriste plus peut-être qu'au premier moment. Ce n'était pas vraiment un ami ; mais c'était un compagnon. Nous avons beaucoup causé dans notre vie. Il me trouvait quelquefois compromettant. Moi, je le trouvais timide. Il est mort au service de la bonne cause. Nous nous serions repris très naturellement, si nous nous étions retrouvés.
J’ai dîné hier chez Reeve, avec Lord Clarendon, que je n’avais pas encore vu. Bien vieilli sans cesser d'avoir l’air jeune. Un vieux jeune homme. Toujours aimable, et fort sensé sur la politique générale de l’Europe. Il était presque aussi content que moi du vote de l'Assemblée de Francfort contre l'Assemblée de Berlin. Il me semble que ce vote doit donner de la force au Roi de Prusse, s’il peut en prendre. Lord Clarendon, est très occupé de l'Irlande et la raconte beaucoup. Il y retourne sous peu de jours. Nous avons parlé de tout, même de l'Espagne. Il s'est presque félicité qu'elle fût restée calme et Narvaez debout. J’ai très bien parlé de Narvaez. Et même de la reine Christine. Il n'a pas trop dit non. Ils ont tous l'oreille basse du côté de l'Espagne. Clarendon est allé à Richmond et parle bien du Roi.
Je dîne Lundi chez Lady Granville. Partout Charles Greville, de plus en plus sourd. Et sans nouvelles. Voici vos deux lettres. L’une très sensée. L’autre assez amusante. Moi qui n’ai pas grande opinion de la tête de M. Molé, j’ai peine à croire à son radotage auprès de Mad. Kalorgis. Est-ce qu'elle est revenue à Paris du gré de l'Empereur, et pour le tenir au courant de grands hommes ? La séance de l'Assemblée nationale sera curieuse demain. Ils s’entretueront. Mais Cavaignac seul a quelque chose à perdre. Ce qui l'a provoqué à provoquer cette explication. La lettre de MM. Garnier-Pagès, Ducler & & est une intrigue pour remettre à flot M. de Lamartine et le porter à la Présidence à la place de Cavaignac décrié. Adieu. Adieu. Je suis bien aise que vous n’ayez plus miss Gibbons sur vos nerfs. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton. Samedi 4 nov. 1848

Je reçois votre lettre. L'adresse m'a inquiété. C’était vous et pas votre écriture. Je suis désolé. Est-ce que l’œil gauche a empiré ? Est-ce que l’œil droit est pris ? Marion aurait bien dû me donner, elle-même, quelques détails de plus. J’ai recours à elle, je me confie à elle, pour vous et pour moi. Je veux espérer que cette recrudescence de mal ne sera pas longue, que l’usage soutenu de votre remède. (j'oublie son nom) vous ramènera bientôt, à l'état antérieur. Mais que sert d'espérer ?
L'espérance est de toutes les consolations la plus égoïste, car elle soulage le cœur sans diminuer le mal. J’attendrai demain bien impatiemment, ou plutôt ce soir, car c’est demain dimanche. J’espère bien avoir quelques lignes.
J’ai vu hier Jarnac qui part mercredi pour Paris. Je lui ai remis votre lettre au duc de Noailles. Je n’avais pas d'occasion plutôt. Jarnac ramène sa sœur Mad. de Lasteyrie à Paris. Elle arrive aujourd'hui d'Irlande. Il passera en France quelques jours, les jours de l'élection. Les lettres de son beau- frère, Jules de Lasteyrie comptent toujours sur Louis Bonaparte. Et il est croyable, car cela lui déplaît quoiqu’il s’y prête dans l’intérêt de la Restauration de la Régence, et de la régente à qui il est tout dévoué. Les jalousies de Palais sont déjà actives. Thiers a fait dire à Mad. la duchesse d'Orléans qu'elle avait tort d'avoir tant de confiance dans Jules de Lasteyrie, qui n’était qu’un étourneau assez spirituel.
Mes journaux français ne sont pas encore venus. Le débat d'hier sur les Affaires de Rome a dû être intéressant, MM. de Montalembert, et de Falloux y auront pris part, certainement pour enlever au Général Cavaignac le profit d'une démonstration sciemment vaine à ce qu’il paraît, et qu’il serait bien embarrassé de continuer, si elle devait devenir sérieuse. J'ai vu hier au soir Mad. Austin et M. de Rabandy. Point de nouvelles. J’ai travaillé toute la matinée, sauf les visiteurs trop nombreux Et tant d’insignifiants !
Il fait beau ce matin. J’irai après déjeuner chez Lady Cowley. Il faut aussi que j'aille un jour à Richmond, matinée perdue. Jarnac m’a dit que la Reine était de nouveau assez souffrante. Il en est inquiet.
L’article du National sur Louis Bonaparte est très joli. C'est de la bonne plaisanterie ce qui est fort rare. La plaisanterie allemande, assomme. La plaisanterie anglaise déchire. La plaisanterie française pique. C’est la seule bonne, la seule qui fasse rire les spectateurs plus que pleurer le patient. Je trouve que nous sommes trop peu touchés de l'immense ridicule de l’élection de Louis Bonaparte si une autre nation faisait pareille chose, nous sifflerions sans fin. Je ne change pourtant pas d'avis.
3 heures
Les journaux arrivent et ne m’apportent rien qu’un bon discours de M. de Montalembert qui a enfin, parlé convenablement de ce pauvre Rossi. J’espère bien que le Prince Windisch-Graetz n'est pas assassiné. Quoiqu'un assassinat soit maintenant non seulement toujours possible mais toujours probable. Adieu. Adieu. Je sors. Dieu bénisse Vos yeux ! G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton Mardi 26 sept 1848
Une heure

Je suis hors d'état de sortir. Je tousse pas mal, c’est-à-dire très mal. Il me faut un peu de confinement. J'ai bien dormi mais en me réveillant pour tousser. Je me coucherai ce soir de bonne heure. Et de tout le jour, je ne quitterai mon cabinet. Que je voudrais qu’il fit beau demain. J’espère que je pourrai aller vous voir. Peut-être le matin, à 1 heure, si je me suis encore trop pris pour me mettre en route le soir. Ceci est un grand ennui. Et j’ai bien peur que cela ne nous arrive plus d’une fois cet automne. Je me porte très bien au fond ; mais je m'enrhume aisément, et je suis aisément fatigué. Je me résignerais, très bien à n'être plus jeune si je n’avais jamais à sortir de chez moi. Ce qui vaut et ce qui sied le mieux quand on n’est plus jeune, c’est la tranquillité.
J'ai les mêmes nouvelles que vous de Paris. Si Louis Bonaparte se conduit passablement, et s’il n’est pas forcé d'attendre longtemps, il pourra bien avoir son moment. Agité et court car il ne peut pas plus supporter la liberté de la presse que Cavaignac, et il n'aura pas, comme lui, pris la dictature au bout de son épée. Son nom, qui le sert de loin, l’écrasera de près. Mais il vaudrait infiniment mieux éviter cette parenthèse de plus. Je crois encore qu’on l'évitera, que Louis Bonaparte se compromettra avant d'arriver au pouvoir et que l’armée comme l'Assemblée. soutiendront Cavaignac contre lui. Que la République et l'Impérialisme s’usent bien contre l’autre ; c'est notre meilleure chance, et à mon avis la plus probable.
Je ne comprends pas ce que votre correspondant demande à votre oncle. Il le sait prêt à la transaction. Ce n’est pas à lui à aller la chercher. Ce n’est pas à lui qu'on peut s'adresser pour qu'elle marche et se conclue. On désire quelque fait extérieur qui prouve qu'elle peut se conclure, qu'elle se conclura, le jour venu. Qu'on aille donc au-devant de ce fait ; qu'on lui fournisse l’occasion de paraître. L’occasion semblait trouvée ; on semblait même l’avoir cherchée. Tout le monde devait le croire. Non seulement on ne l'a pas saisie ; mais on s'est montré disposé à la fuir. Quand on est pressé, il faut se presser. Je n'ai jamais pensé que votre oncle pût ni dût prendre aucune initiative ; mais je suis encore bien plus de cet avis depuis le dernier incident. Je répète que lorsque la transaction ira à lui, elle le trouvera prêt ; mais il n’a rien à faire qu'à l'attendre dans l’intérêt du succès comme dans la convenance de son honneur. Il disait encore avant-hier à l’un de mes amis qu’il n’avait reçu de sa partie adverse, aucune avance, aucune insinuation qu’il pût sensément regarder comme un pas vers lui.
De Rome et de Florence, mauvaises nouvelles. Les républicains sont furieux de la petite réaction romaine et du peu de succès de l’insurrection de Livourne. La population ne veut pas les suivre, mais comme le gouvernement ne sait pas les chasser, ils sont toujours là, et et commencent, et recommenceront toujours. On dit que Charles Albert meurt de peur d'être assassiné par eux. Il mourait de peur autrefois d'être empoisonné par les Jésuites. Il ne sera probablement pas plus assassiné qu'empoisonné. Mais son succès n’ira pas plus loin. Adieu. Adieu.
Pour Dieu, ne soyez pas malade. Je veux bien être enrhumé, mais pas inquiet. Je vous renvoie votre lettre. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton Vendredi, 22 sept. 1848
Une heure

Je n'ai de nouvelles que de M. Hallam et de Mad. Austin. Je me trompe ; j'ai trouvé hier en rentrant une bonne lettre de Lord Aberdeen. Je ne vous l'envoie pas pour ménager vos yeux. Je vous la lirai dimanche. Rien de nouveau. Très autrichien. Regardant toujours l'Angleterre comme possible parce que l’Autriche ne cédera pas et ne doit pas céder. Il ne parle de revenir que dans le cours de Novembre. Les journaux modérés sont abasourdis du résultat des élections. L'Assemblée nationale soutient énergiquement son parti. Evidemment tout le monde est inquiet et tâtonne. Vous aurez vu à quel point l'élection de M. Molé a été contestée. Encore n’est-elle pas positive ? Le Communisme est en progrès effrayant. Aura-t-on assez peur et pas trop peur ? Je m’attends à quelque explosion rouge qui donnera aux modérés, un coup de fouet. M. Ledru Rollin se met à la tête des Montagnards croyant à leur victoire. Je parie que, dans son esprit, il dispute déjà à Cavaignac la présidence de la République. Nous sommes tellement hors de ce qui est sensé que tout est possible.
Lisez attentivement le récit de la prise de Messine qui est dans les Débats. Curieux exemple de l'absurde manie révolutionnaire qui est dans les esprits. Il est clair que les Messinois sont insensés, et ont été les plus féroces. On assiste à leurs atrocités. On tient leur défaite pour certaine. On rend justice à la modération du général Napolitain. N'importe c’est pour les Messinois [?] la sympathie. Uniquement parce que c’est une insurrection et une dislocation. Et le Roi de Naples, qui a offert aux Siciliens dix fois plus qu’ils n'espéraient d'abord est un despote abominable parce qu'il ne cède pas tout à des fous qui sont hors d'état de résister. La raison humaine est encore plus malade que la société humaine. Adieu.
Je vais me remettre à travailler. C’est bien dommage que je ne puisse pas dire tout ce que je voudrais. Je supprimerai de grandes vérités, et peut-être de belles choses. Adieu. Adieu. A demain.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L010_00283.jpg
Brompton Vendredi 15 sept 1848
Une heure

Je rentre de ma promenade. Je la placerai tous les jours à cette heure-là, et je serai toujours chez moi à 2 heures. Brouillard général, mais léger et pas froid. Il faisait bon marcher.
Je viens de lire le discours de Thiers, en conscience. Comme toujours spirituel, naturel, utile, long et pas grand. L'appréciation des Débats est juste sans bienveillance. Ce qui me paraît d’une bien petite conduite, c'est de parler solennellement sur toutes ces spéculations insensées, et de se taire absolument dans tout débat qui serait un combat. C’est un évènement que la flotte sarde s'en allant de Venise, et laissant à la flotte autrichienne toute liberté de la bloquer. Venise tombera comme Milan, Toutes les révolutions ont eu fair play l'Italienne comme la française, comme l'allemande. Aucune ne gagnera la partie. Vous avez raison, quel spectacle à décrire pour un grand esprit qui saurait tout voir, et pourrait tout dire. Jamais Dieu n'a donné aux hommes une telle leçon de sagesse en laissant le champ libre à leurs folies.
Un homme que je ne connais pas vient de m’envoyer de Paris un volume de 1184 pages, intitulé. Recueil complet des actes du Gouvernement provisoire (Février, mars, avril et mai 1848). Complet en effet ; les petites comme les grandes sottises. Monument élevé à une Orgie. Ce volume vaut la peine d’être regardé, et gardé. Toutes ces sottises passent comme des ombres, et on les oublie. On ne sait ni s’en délivrer, ni s’en souvenir. Précisément ce qui arrive d’un cauchemar, dans un mauvais rêve.
On travaille à monter un coup pour que le Président de la République soit nommé par l'Assemblée nationale et pour que l'Assemblée nationale actuelle vive quatre ans comme le président qu’elle aura nommé. Si cela est tenté et échoué, l’échec sera décisif. Si la tentative réussit, elle amènera une explosion. On n'acceptera pas ce bail. Voilà, un ancien député conservateur M. Teisserenc qui vient me voir, et part le soir pour Paris. Je vais écrire pour affaires. Adieu. Adieu.
J’espère que vous n'aurez pas oublié d’écrire à M. Reboul. Vous n'oubliez guère, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L010_00234.jpg
Lowestoft Mercredi 30 août 1848
9 heures

Nous approchons bien. Je ne vous écrirai plus et n'aurais plus de lettres de vous qu’aujourd’hui et demain. Quelques lignes, je vous prie à Brompton vendredi, à mon arrivée.
Avez-vous remarqué les Débats répétant l'article du Constitutionnel sur les bruits de Henri V ? Beuve du concert à ce sujet entre toutes les nuances monarchiques. Si Montalivet avait raison, si Cavaignac, au dernier moment, se retirait de la scène plutôt que de s'allier avec la République rouge, cela simplifierait beaucoup les choses. L’apostrophe de M. Ledru Rollin à l’ancienne gauche est parfaitement vraie et méritée. Et bien modérée, comme vous dîtes. Mais comment Thiers et Barrot ont-ils couché la tête sous le coup ? La défense était difficile. Pourtant il y a toujours une défense. Gens de bien peu de tête, et de courage, et de puissance quand l’épreuve est un peu forte, si la fusion avait lieu, il y aurait beaucoup à les ménager car ils pourraient faire beaucoup de mal. Mais ils seraient bien humiliés en restant dangereux. Que de partis et de personnes de qui je ne dirai jamais le quart de ce que je pense ! Ce qu’on apprend le plus en avançant dans la vie, c’est à se taire. Et rien n'isole plus que le silence. C'est ce qui rend l’intimité où l’on ne se tait sur rien, si précieuse et si douce, à samedi.

Une heure
Merci de vos détails. Très bons. Ce n'est pas seulement la meilleure solution, c’est la seule bonne, car c’est la seule qui remette les choses dans l’ordre, dans l’ordre vrai. Tout ce qu’il faut, c’est qu’elle soit possible. Et quand on la croira possible, elle le sera. Je n'ai rien d'ailleurs. Je voudrais bien qu’il dit samedi le temps d’aujourd'hui ; que le jour fût beau de toutes façons ! Adieu. Adieu. Adieu. Je ne sais plus vous dire que cela Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Richmond Samedi le 19 août 1848
1 heure

Hélas, voilà mon fils parti ! J’en ai le cœur bien gros. Il l’a vu, et je crois qu'il en est touché. Il va à Bade, de là à Castelamane, & il veut revenir à Brighton à la fin de Novembre. Je n'ose y compter. Le temps est affeux. Tempête et pluie. Comme c’est triste quand on est triste et seule ! Pierre d’Aremberg m’est resté sur les bras hier pendant cinq heures, c’était long. Ce qu'il m’a dit de plus intéressant est la ferme croyance de son parti que dans trois mois Henri V sera en France, Roi. Nul doute dans son esprit et il est entré dans des détails qui m'ont assez frappée. Ce qui a donné de la valeur à ses propos, c'est que une heure après, j’ai vu Lady Palmerston à Kew, qui me dit avec étonnement qu'ils venaient de recevoir de Paris la confirmation de ce que leur disaient depuis quelques temps les lettres particulières que le parti légitimiste avait gagné énormément de terrain, et qu’il était presque hors de doute que le duc de Bordeaux serait roi, & sous peu. Après l’étonnement venait le plaisir. Evidemment le premier intérêt là est que la France redevienne une Monarchie. Enfin je vous redis Lady Palmerston, me donnant cela comme une nouvelle officielle du moins venant de source officielle. Son mari n’a pas paru du tout au dîner donné à G. de Beaumont. Il était retenu à la Chambre. Beaumont a été fort causant, cherchant à faire deviner qu’il n’était pas républicain du tout, et disant très haut qu'on l’était très peu en France. ça et là, quelques propos très monarchistes. On ne lui a pas trouvé la tournure d'un homme du grand monde. Mais convenable, l’air honnête. Tournure de littérateur. Il a bien mal parlé de Lamartine, Ledru Rollin & & D’Aremberg affirme positivement que la Duchesse d’Orléans a pris l’initiative à Frohedorff et qu’elle a écrit une lettre de sympathie, se référant à ce qu’elle avait toujours éprouvé pour eux, & demandant que dans une infortune commune ou confondue les douleurs, & les espérances, & la conduite. Il affirme.
Lady Palmerston très autrichienne disant que l’affaire est entre les mains de l’Autriche, qu'ils sont les maîtres. Espérant qu’ils se sépareront du milanais mais ne se reconnaissant aucun droit pour ce disposer contre le gré de l’Autriche. Impatiente de recevoir les réponses de Vienne. Inquiète de Naples. Mauvaise affaire pour Gouvernement anglais. Le Danemark, espoir, mais aucune certitude de l’arrangement. Toujours occupée du manifeste [?] qu'on trouve plus bête à [?] qu'on y pense. Voilà je crois tout. Je reçois ce matin une lettre de Lord Aberdeen pleure de chagrin de ce que vous ne venez plus. & puis beaucoup d’humeur des articles dans le Globe où Palmerston lui reproche son intimité avec vous. Comme je n’ai pas ce journal je n’ai pas lu.
J'oubliais que G. de Beaumont annonce une nouvelle bataille le dans les rues de Paris comme certaine. J'oublie aussi qu’il tient beaucoup au petit de avant son nom. Le prince Lichnovsky, (celui de Mad. de Talleyrand) est arrivé à Londres, on y arrive comme pendant à Lord Cowley à Francfort. Nothing more to tell you, excepté, que je trouve le temps bien long, bien triste, et qu’il me semble que vous devriez songer à me marquer le jour de votre retour. Depuis le 31 juillet déjà. C’est bien long ! Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lowestoft Vendredi 18 août 1848
Midi

Je trouve absurde, quand vous vous plaignez d’un temps atroce de ne pouvoir vous envoyer, un peu du beau soleil et de l'air doux que j'ai depuis trois jours. Pourquoi ai-je quelque chose que je ne puis pas vous donner ? N’ayez pas peur de la marée. Je suis plus leste qu’elle et sans grand mérite car au fond, elle est plus vieille que moi. Voici la bonne raison. La pente de la côte est si douce que la mer avance très lentement et qu’on a toujours le temps de s'en aller.
Je n'ai point de journaux français ce matin, à cause de l'Assomption. J’irai dans la matinée lire le Times, au reading room. On trouve dans une petite ville anglaise tout ce qu’il y a dans les grandes. Mais les bains de mer sont ici bien moins civilisés, commodes, et agréables qu’à Trouville. ce qui est charmant ici, c’est le vicarage. J’ai trouvé là un M. Cunningham, qui est venu me chercher au chemin de fer, beau clergyman de 60 ans et homme d’esprit qui a épousé une femme d’esprit, sœur de Mad. Fry. Une très jolie maison, une bonne bibliothèque, et tous les soins imaginables. Il a introduced Guillaume parmi de jeunes garçons qui jouent au cricket. J’ai été hier les voir jouer, et les enfants voulaient absolument avec une courtoisie à la fois très empressée et très shy, me faire aussi jouer au cricket. Mais je vous ai promis de ne rien faire de nouveau et le cricket serait très nouveau pour moi. Décidément, je suis très populaire en Angleterre, partout. Si je l’étais seulement la moitié autant en France on n’y serait pas aussi embarrassé qu'on l’est.
Vos détails sur Kisséleff sont curieux. On a eu raison de le laisser. Rappelez-vous que je vous ai toujours dit qu'il ne restait pas sans ordres, et qu’il resterait. Que le nom de Mad. Danicau ne vous inquiète pas. Il n’y a rien d'où puisse venir le moindre désagrément réel. Dumon m'écrit qu'il lui est revenu que ceux de nos collègues qui sont à Bruxelles voulaient à toute force, rentrer à Paris. C’est insensé, et je ne puis croire à cette folie. Je sais cependant qu'elle a passé un moment par la tête d’Hébert. Dumon m’engage à leur écrire pour les en détourner. Je vais le faire. C’est un grand ennui sans doute que ce procès qui ne finit pas. Mais l’embarras est plus grand pour nos ennemis que l’ennui pour nous. Et toute démarche de notre part leur donnerait un coup de fouet qui pourrait bien les tirer d'embarras à nos dépens. Nous devons attendre et leur laisser tout à décider et à faire. Adieu. Adieu.
Comme c’est long. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lowestoft, Mardi 15 août 1848
Une heure

Longue lettre. Par conséquent bonne. Bonne pour elle-même, et comme symptôme. Vous n'écrivez pas longuement quand vous êtes souffrante. Soyez tranquille ; le mauvais temps, s’il s’établissait ne prolongerait pas mon séjour ici. Plutôt le contraire. Une vraie tempête cette nuit. Un bâtiment s’est perdu sur la côte. On a sauvé l'équipage. Le soleil se lève et le vent tombe ce matin. L’air de la mer me réussit. J’ai un appétit rare pour moi. A chaque instant, ceci me rappelle Trouville, l’été dernier. C’était bien joli. J'ai bien eu envie de vous garder un peu rancune de votre mauvaise humeur en arrivant au Val Richer. Mais je n'en ai rien fait. Quand retrouverai-je Trouville au lieu de Lowestoft ?
Si votre Empereur est en si bonne disposition pour la République et la reconnaît, rien ne vous empêchera de la reconnaître aussi quand elle aura renoncé à me faire un procès. Quel dommage d'avoir la langue liée ! Jamais il n’y a eu un meilleur moment pour parler au nom de la bonne politique. La mauvaise tourne si piteusement. Je commence à ne plus comprendre pourquoi ni comment on donnerait la Lombardie à Charles-Albert. Après ce qui s’est passé à Milan, ce ne serait pas même un mariage de raison. Le divorce viendrait bientôt. Deux Toscanes, comme dit le Roi, ou la Toscane doublée, comme vous dites aujourd’hui. Quoiqu'on fasse, il y aura au bout de tout ceci, un mort, l’unité italienne et un bien malade, le Roi Charles-Albert. Et un autre qui aura bien de la peine à ressusciter quoique vainqueur, l’Autriche. Pour que l’ordre se rétablisse réellement en Italie, il faut qu’il se rétablisse en France, en Allemagne, partout. A chaque nouvelle crise la question devient de plus en plus générale et unique, et toute l’Europe solidaire. Je suis de votre avis sur l’unité allemande. C’est la plus chimérique, et la plus folle de toutes. Elle ne s’établira pas. Mais la fermentation allemande durera longtemps, plus longtemps que les autres. (On veut faire à Francfort une nation et on ne veut détrôner pas un de tant de souverains.) On prétend à l'unité, et on ne veut sacrifier aucune indépendance. Il y a dans ce double dessein une inépuisable anarchie. Mais l’Allemagne ne se lassera pas tout de suite de cette anarchie. Elle y est moins pesante. et moins ruineuse qu'ailleurs précisément à cause de tous ces petits états qui après tout, au milieu de ce chaos, se gouvernent à peu près comme auparavant.
Je lirai ce soir le Prince de Linange. Je suis un peu curieux de ce qu'en dira le spectateur de Londres. Il a d’illustres souscripteurs qu’il voudra peut-être ménager. Ce dont je suis bien plus curieux, c’est de la bataille dans l’Assemblée nationale à propos du rapport de la Commission d’enquête. Si ce débat a lieu, et je ne comprends guère aujourd’hui comment il n'aurait pas lieu, ce sera à coup sûr un événement, le début d’une situation nouvelle. A moins que la mollesse des hommes n’annule les résultats naturels de la situation. Nous voyons cela, souvent.
J’aime mieux que vous restiez à Richmond. Et je crois qu’à l’épreuve vous l’aimerez mieux aussi. Vous vous feriez difficilement à Tunbridge des commencements d'habitudes. Je ne comprends pas ce que Barante peut écrire, ni qu’il écrive. Je n’ai pas de ses nouvelles depuis longtemps. A la vérité je lui dois une réponse. Je doute qu’il écrive rien qui fasse beaucoup d'effet. Son esprit ne va guère à l'état actuel des esprits. Je vais demander ce qu’a écrit Albert de Broglie sur la diplomatie de la République. Adieu. Adieu.
Je vais me promener au bord de la mer. Seul. J’ai toujours aimé la promenade solitaire, faute de mieux. Je n’ai rien de France. Adieu. Adieu. G. J’oubliais de vous dire que je trouve très bonne la dépêche de M. de Nesselrode sur les Affaires de Valachie. Conduite et langage.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lowestoft, Lundi 14 août 1848
Midi

Un blank day est encore plus mauvais en réalité qu’en perspective. C’est du reste mon impression sur toutes choses. J’ai toujours trouvé le bien et le mal plus grands dans la réalité que dans l’attente. Comme je trouve les vérités de la vie bien supérieures aux inventions des romans. Pour me consoler, il pleut, et je n’ai pas plus de journaux de Paris que de lettres de vous. Je pense à vous et je lis. Je remplirai ainsi ma journée. Demain vaudra mieux.
Je ne connais personne ici, sauf la famille du Chief justice baron Alderson et un M. Manners Sulton, fils de Lord Canterbury. Mais tout le monde me reçoit avec une grande bienveillance. Le peuple en Angleterre sait mon nom. Et il sait aussi que je suis ami de l'Angleterre. Partout, il me traite en amis. Je jouis de cette impression. Ne trouvez-vous pas que le Général Cavaignac en répétant sans cesse à l’Assemblée nationale qu'elle est seule souveraine, et qu’il n’est que son humble agent, lui met bien continuellement le marché à la main ? Il le peut, mais il me semble qu’il en abuse. Je crois beaucoup au pouvoir d'un caractère droit et digne. Pourtant il y a une certaine mesure d’esprit dont cela, ne dispense pas. Vous revient-il quelque chose d’une intrigue Girardin, Lamartine et Marrast que dénonce mon journal l'Assemblée nationale? Certainement les deux premiers sont des hommes qui n’ont pas renoncé à s’approprier la République. Ils n'y réussiront pas, mais ils la manieront et remanieront assez pour ajouter leur propre discrédit au sien.
J’attends impatiemment des nouvelles d'Italie. Et en attendant, je n’ai rien de plus à vous dire. Si vous étiez là, je ne tarirais pas. Adieu. Adieu. Mon éternuement s’en va un peu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lowestoft, Dimanche 13 août 1848
Une heure

Certainement, je suis triste. Je vous ai dit mille fois que, sans vous, j'étais seul. Et la solitude, c’est la tristesse. Je la supporte mais je n’en sors pas. Les Anglais n’y sont pour rien. Dans la belle Italie, je ne serais pas autrement. Peut-être l'Italie me dispenserait-elle d’un rhume de cerveau qui me prend, me quitte et me reprend sans cesse depuis quatre jours. Je me suis déjà interrompu deux fois en vous écrivant pour éternuer trente fois. J’espère que la mer, m'en guérira. La mer n’est pas humide. Décidément, en ceci, je ne suis pas comme vous. J’aime la mer devant moi. Elle ne m’attriste pas. Elle est très belle ici. Et cette petite ville est propre, comme un gentleman. Mes enfants commencent à se baigner demain. Aurez-vous quelqu’un à Tunbridge Wells ? Je ne vous veux pas la solitude, par dessus la tristesse. Il me semble qu’à Richmond lord John, Montebello et quelques visites de Londres ou à Londres sont des ressources que vous n'aurez pas ailleurs. Il est vrai que j’entends dire à tout le monde que Tunbridge est charmant. C’est quelque chose qu’un nouveau lieu charmant, pour quelques jours.
Il me revient de Paris qu'on n’y croit pas plus que vous au succès de la médiation. Ce n'est pas mon instinct. Si la situation actuelle pouvait se prolonger sans solution, je croirais volontiers que la médiation échouera. Elle vient, comme vous dîtes, plus qu'après dîner. Mais je ne me figure pas que l’Autriche se rétablisse purement et simplement en Lombardie et Charles Albert à Turin. Les Italiens conspireront, se soulèveront, la République sera proclamé quelque part. La République française sera forcée d’intervenir. C’est là surtout ce qu’on veut éviter par la médiation. Il faut donc que la médiation aboutisse à quelque chose, que la question paraisse résolue. Elle ne le sera pas. Mais à Paris et à Londres on a besoin de pouvoir dire qu'elle l’est. Pour sortir du mauvais pas où l'on s'est engagé. Tout cela tournera contre la République de Paris mais plus tard. On m'écrit que ces jours derniers le général Bedeau, dans des accès de délire criait sans cesse. "Je n’avais pas d’ordres! Je n'avais pas d’ordres." Vous vous rappelez que c’est lui qui devait protéger et qui n’a pas protégé la Chambre le 22 février.
Je suis bien aise que Pierre d'Aremberg soit allé à Claremont. Tout le travail en ce sens ne peut avoir que de vous effets soit qu'il réussisse ou ne réussisse pas. Quand on était à Paris, en avait assez d'humeur contre Pierre d’Aremberg qu'on ne voyait pas. Je suppose qu'on aura été bien aise de le voir à Claremont. A Claremont on est d’avis que la meilleure solution de la question Italienne, c'est de maintenir l’unité du royaume Lombardo-Vénitien en lui donnant pour roi indépendant un archiduc de Toscane. Idée simple et qui vient à tout le monde. Je la crois peu pratique. Un petit souverain de plus en Italie, et un petit souverain hors d’état de s'affranchir des Autrichiens, et de se défendre des Italiens. Ce serait un entracte, et non un dénouement. Je doute que personne veuille se contenter d’un entracte. Adieu. Adieu.
C’est bien vrai, les blank days sont détestables. Demain sera le mien. Votre lettre de Vendredi m'est arrivée hier, à 10 heures et demie du soir. Je venais de me coucher. Je m'endormais. On a eu l’esprit de me réveiller. Je me suis rendormi mieux. Je viens de recevoir celle d’hier samedi. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Ketteringham Park Vendredi 11 Août 1848,
Onze heures

Tallenay n'a pas réussi à se faire laisser l’honneur de la reconnaissance de la République. Gustave de Beaumont est un honnête homme et un gentleman. Plus de mouvement d’esprit que d’esprit, modéré d’intentions et emporté de tempérament. Point Thiers du tout. Opposé à Thiers, autrefois, quand ils étaient ensemble dans l'opposition. Rapproché de lui aujourd’hui par la nécessité, mais au fond méfiant et hostile. Un des plus actifs de la tribu Lafayette dont il a épousé la petite-fille.
On dit à Paris que Tallenay est rappelé pour m’avoir salué et dit bonjour dans la rue, ce qu'il n'a pas fait. Je serais étonné si Gustave de Beaumont, me rencontrant, ne le faisait pas. Puisque la médiation commune a lieu sérieusement, je penche à croire qu’elle réussira, au début du moins. Les embarras et peut-être les impossibilités viendront après. L'Italie ne sera pas réglée. Mais la République y aura gagné d'être reconnue, et l'Angleterre d'avoir engagé la République dans la politique pacifique au moment de la crise.
Je reviens à ce que je vous disais hier, je crois ; le Président Cavaignac sera une seconde édition du Roi Louis-Philippe. Résistance et paix. Avec bien moins de moyens, de se maintenir longtemps sur cette brèche, où il sera bientôt encore plus violemment attaqué. Ce qui est possible, ce qu'au fond de mon cœur je crois très probable, c’est que les trois grosses révolutions de 1848, France, Italie et Allemagne n'aboutissent qu'à trois immenses failures. Pour la France et l'Italie, c’est bien avancé. L'Allemagne trainera plus longtemps, mais pour finir de même. Grande leçon si cela tourne ainsi. Mais le monde n’en sera pas plus facile à gouverner. Excepté chez vous, l'absolutisme est partout aussi usé et aussi impuissant que la révolution. Et il n’y a encore que la société anglaise qui se soit montrée capable d’un juste milieu qui dure. Je suis dans une disposition singulière et pas bien agréable ; chaque jour plus convaincu que la politique que j’ai faite est la seule bonne, la seule qui puisse réussir et doutant chaque jour d'avantage qu’elle puisse réussir. La lettre que je vous renvoie est très sensée. Je vous prie de la garder. Je vous la redemanderai peut-être plus tard. Si c’est là une chimère, c’est une de celles qu'on peut poursuivre sans crainte car en les poursuivant on avance dans le bon chemin.
Savez-vous notre mal à tous ? C’est que nous sommes trop difficiles en fait de destinée. Nous voulons faire, et être trop bien. Nous nous décourageons et nous renonçons dès que tout n’est pas aussi bien que nous le voulons. J’ai relu depuis que je suis ici, la transition de la Reine Anne à la maison d’Hanovre, et le ministère de Walpole. En fait de justice, et de sagesse, et de bonheur, et de succès, les Anglais se sont contentés à bien meilleur marché que nous. Ils ont été moins exigeants, et plus persistants. Nous échouerons tant que nous ne ferons pas comme eux. Je vous envoie avec votre lettre un papier anonyme qui m’arrive ce matin de Paris, par la poste. Les Polonais sont aussi mécontents de la République que le seront demain les Italiens. Je suppose que l’un d’entre eux a voulu me donner le plaisir de voir que je n'étais pas le seul à qui ils disent des injures. La grosse affaire à Paris, c’est évidemment le rapport de la Commission d'enquête. De là naitra, entre les partis, la séparation profonde qui doit engager la lutte définitive qui doit tuer la République. Dumon m'écrit : « Si je trouve Londres trop triste, j'aurais assez envie d'aller attendre à Brighton le jour où nous pourrons rentrer en France, le jour me semble encore assez éloigné. C’est déjà bien assez pour Cavaignac d'avoir à mettre en jugement les fondateurs de la République sans qu’il se donne l’embarras de mettre en même temps hors de cause les ministres de la monarchie. » Tous les procès à vrai dire, n'en font qu’un et il n’est pas commode à juger. On l’ajournera, tant qu’on pourra. Adieu.
J’aurai demain votre lettre à Lowestoft. Je pars à 4 heure. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Ketteringham Park Mercredi 2 août 1848
Midi

J’ai eu votre lettre à 10 heures en sortant de la prière. Je m'afflige, mais je [ne] me plains pas de sa tristesse. Ni Montaigne, ni Pascal, ni La Bruyère, ni personne n'a dit la moitié de ce qu’il y a à dire sur les contradictions et les incohérences dont notre cœur est plein. Les livres sont toujours, si au-dessous des personnes, et les paroles des réalités. J'en reviens à ce que je vous disais hier matin ; si nous nous étions toujours tout dit, si nous nous disions toujours tout, nous éviterions bien des chagrins, et nous supporterions bien mieux, ceux que nous n'éviterions pas. Voulez-vous que nous essayions une fois de nous dire tout ? Cela se peut-il ? J’ai fait mon voyage sans accident. Sauf un peu de pluie qui pénétrait dans les glaces mal jointes des voitures de seconde classe du railway. Car je me suis mis dans une voiture de seconde, classe très passable d'ailleurs. J’ai trouvé que plus d’une livre, pour cinq personnes était une économie à faire. M. Hallam et sa fille qui venaient par le même train se sont un peu étonnés. Mais c’est un étonnement qui ne me nuit pas. Je suis ici dans une bonne et grande maison de Country gentleman. Sir John est parfaitement content de deux choses, de sa maison et de me la montrer. Orgueilleux d'être anglais. Orgueilleux de descendre d’un Français. Des souvenirs de France étalés avec une complaisance affectueuse au milieu des conforts d'Angleterre. Et au bout de la pièce d’eau qui orne le parc, un pavillon portant mon nom. Whig, et whig plus vif que je ne croyais, il me pardonne tout puisque je lui fais le plaisir d'être son cousin. Mais il veut me réconcilier avec Lord Palmerston. Il m’en a dit hier tout le bien imaginable.
Vous avez raison ; l'Angleterre est heureuse. Tout lui tourne bien. Mais elle a droit d'être heureuse, car elle se conduit bien. Je ne connais pas de justice plus complète que celle de Dieu envers l’Angleterre à propos de l'Irlande en ce moment. L'Angleterre fait honnêtement sensément, courageusement depuis 30 ans, tout ce qu'elle peut pour soulager les maux de l'Irlande, les maux qu’elle lui a faits depuis 300 ans. Elle n'y réussit guères. L'Irlande reste pour elle, un fardeau énorme, une plaie hideuse. Et en même temps que l’ancien crime est puis le bon vouloir actuel est récompensé. L'Irlande ne vient pas à bout de devenir, pour l'Angleterre un danger. La bêtise irlandaise vient en aide à l'impuissance de la sagesse anglaise. Le volcan gronde toujours et n'éclate jamais. Il faudra un temps immense à l'Angleterre bien intentionnée pour guérir le mal et se guérir elle-même du mal de l'Irlande. Mais elle y réussira, si elle en a le temps, et j'espère que Dieu le lui donnera, car elle le mérite. Plus je regarde cette société-ci, plus je lui porte d'estime, et lui veux de bien. Il y a dans la maison., M. Hallam, son fils et sa fille, un dean d'Ely et sa femme. On attend demain l’évêque de Norwich, et je ne sais combien de Stanley. Nous étions déjà 21 ce matin à déjeuner. J’écris à lord Fritz-William pour décliner son invitation. J'attends impatiemment des nouvelles d'Italie. Il est clair qu'entre Autrichiens et Piémontais la mêlée est vive, et qu'aux dernières nouvelles il n’y avait point de vainqueur. Je ne connais rien de plus ridicule que cet immense bruit que font partout les Italiens, laissant d'ailleurs le Roi de Sardaigne à peu près seul aux prises avec l’Autriche. Et si le vieux gouvernement Autrichien avait eu la moitié de l’énergie de son vieux maréchal Radetzky, il aurait certainement réprimé un mouvement si superficiel quoique si général. Je doute beaucoup que Cavaignac ait inventé et suive, dans cette affaire italienne la bonne politique que vous faisiez si bien l'autre jour. Adieu. Adieu. La poste part d’ici à 3 heures, après le luncheon, on ira se promener. Il ne pleut pas. Le pays n’est pas joli. Mais au dessus de beaucoup de navets, il y a beaucoup d'arbres. C’est bien Wymondham. Adieu. Adieu. On n'a pas encore ici le Times de ce matin. Tenez moi bien au courant de votre santé. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Richmond le 2 août 1848
10 heures

Tout ce que vous prêchez dans votre lettre est excellent. Mais c'est à vous et non pas à moi qu'il faut le dire. Ce n’est pas moi qui ne dis pas tout. Ce n’est pas moi qui arrange des plans, qui fais des promesses, avant de vous en parler. Vous promettez des visites comme vous promettez des plans. Avec cette différence qu'ici vous vous croyez obligé par votre promesse et qu’en France vous vous en tiriez comme vous pouviez. Ordinairement mal. Vous ne m'avez pas dit, pour ne pas me faire de la peine, ou pour ne pas rencontrer de la contradiction. Vous vous êtes bien embourbé tout exprès pour ne pas pouvoir convenablement en sortir. Et de toute cette cascade de petites fautes est ressorti pour moi un des plus vifs chagrins que je puisse éprouver. C'est la vérité ce que je viens de vous dire là. Vous n'êtes pas assez vrai. Et bien encore. Voilà qu'au bout de 5 mois seulement vous désignez à M. Génie. lui même ce que vous voulez qu'on vous envoie ! Vous savez donc qui c’est chez lui que cela se trouve et vous m'avez toujours soutenue que c'était chez P. Pourquoi donc avoir attendu si longtemps à signifier votre volonté. Pourquoi tant d'occasions manquées ! Ah que je suis contrariée et inquiète. Tous les genres de soucis & de peines. Je n’ai vu fuir que Lady Allen, & Montebello. Ainsi rien. Je vais ce matin en ville pour affaires. Peut-être verrai-je quelqu’un dans ce cas j’aurai quelque chose à vous dire ! Je lis dans le Morning Chronicle ce matin une lettre particulière de St Aulaire à vous sur les mariages. Conversation avec Aberdeen en 1845, ou Aberdeen propose Aguila. Mon Dieu pourvu qu'on se borne aux mariages espagnols ! Adieu. Adieu, si tristement. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Richmond le 1er août 1848 Mardi
2 heures

Quelle triste nuit, quel triste réveil, quel triste jour ! Et cela sera comme cela tant que vous le voudrez. Vous savez cela. Voyons quand vous m’accorderez ma délivrance. Mon fils a renoncé à Paris. J’ai pensé que cela m’avançait et qu’il resterait ici plus longtemps pas du tout, il part à la fin de cette semaine pour Bade, où il veut chasser pendant deux mois. Le temps est affreux aujourd'hui de bourrasques, de l'orage, le ciel noir comme mon humeur. Je ne vois rien de nouveau dans les journaux. La révolte Irlandaise finit ridiculement. C'est un pays bien heureux que l'Angleterre ! Je voudrais avoir autre chose à vous envoyer aujourd’hui que ma tristesse. J’aurai peut-être mieux demain mais soyez sûr que la tristesse y sera toujours. Adieu. Je connais un peu le Norfolk pays de navets, il n'y a que cela en fait de pittoresque. J'écris la ville de province comme vous me l'avez indiqué mais je crois moi que c'est Wymondham.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Brompton, Mardi 1 août 1848
7 heures

Je suis rentré hier triste. Ce matin, je pars triste. On ne prévoit jamais assez. On ne se dit jamais tout. Que de contrariétés, de vrais chagrins, nous nous serions épargnés l’un à l'autre depuis onze ans si nous nous étions toujours tout dit, sur le champ ! Et hier encore, que de choses j'aurais eu à vous dire que je ne vous ai pas dîtes ! Et probablement vous aussi. Je ne me résigne pas à cette imperfection de la vie, dans les affections les plus profondes et les plus sincères. Je ne me résigne pas davantage à votre chagrin. Il m’est bien venu par éclairs un sentiment doux à le voir, si vif. Mais ce plaisir égoïste s’évanouissait à l'instant devant votre peine. Votre peine seule me suivra. Et elle ne me quittera que quand nous nous serons rejoints. Encore une fois, pourquoi ne nous disons pas toujours tout ?
Je me suis levé de très bonne heure. J’avais une foule de petites choses à faire, de billets à écrire. M. Wright est arrivé, et ne m’a rien apporté que des choses insignifiantes. M. Génie. était à la campagne, au moment où il est parti. M. Pise n'avait pu le voir à temps. J’écris à Génie lui-même par André qui va passer en France le temps que je passerai en Ecosse, et je lui désigne à lui-même ce que je veux avoir ici, par la première occasion sure que je lui indiquerais. Vous n'êtes pas plus contrariée que moi de tous ces retards. Il est si difficile de régler de loin comme on veut de telles choses, quand on veut en même temps multiplier les précautions, et épuiser la prudence ! Adieu. Adieu. Je n’ai pas cœur à vous parler d’autre chose ce matin, quoique j'eusse beaucoup à vous dire sur les nouvelles d’hier que je trouve plus grosses plus j'y pense. Je ne crois pas que Paris se conduise aussi sensément et résolument que vous l’inventiez hier Adieu. Adieu. C'est de bien loin ! G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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21 Trouville sur mer. Mardi 4 août 1846, 7 heures du matin

Je compte, je recompte. Je suis sévère. La partie est gagnée, gagnée au delà de mon attente. Sur 201 élections connues ce matin, nous en avons perdu 4, gagné 25. Reste 21 en gain, c’est-à-dire déjà 42 voix de différence en plus sur l'ancienne majorité. Il y a vingt à parier contre un que les 259 élections encore inconnues ne changeront pas en mal ce résultat. Bonne affaire. L'avenir n’en sera pas moins laborieux ; mais nous l'aborderons en excellente situation. J’ai eu confiance depuis seize ans dans le bon droit du bon sens. J’ai eu raison. C’est un grand plaisir. J’ai eu hier deux estafettes l’une à 5 heures, l'autre à onze. Celle-ci m’a réveillé. Je venais de me coucher. Mais je ne me plains pas. J'en aurai deux aujourd’hui qui m'apprendront à peu près tout. Vous aurez su tout cela avant moi. Tant mieux. J’aime votre plaisir au moins autant que le mien.
Beau temps ici, malgré quelques ondées soudaines. La mer toujours aussi belle. Décidément, de tous les spectacles naturels, si ce n'est pas le plus magnifique (la terre a dans les grandes montagnes et les grandes forêts, des aspects supérieurs), c'est le plus constamment saisissant et intéressant. Je vous écris, au bruit de la marée montante qui monte et vient mourir sous mes fenêtres. Je passe la journée ici, et à 6 heures, je retournerai au Val Richer, remmenant Pauline à qui les bains de mer ont parfaitement réussi. Point d’autres nouvelles, comme de raison. Le monde en suspens, du moins le monde en France. Le Roi m’écrit qu'il est parfaitement content de la conversation du Prince Royal de Bavière qui a passé samedi, et dimanche au château d’Eu et qui a dû quitter Dieppe hier pour le Havre, et puis pour Paris. Le Prince Jean de Saxe a donné sa démission du Commandement en chef des gardes nationales saxonnes. Une revue générale approchait & on a cru, lui compris, qu'après l'affaire de Leipzig l’an dernier, il ne pouvait s'y présenter. La dernière session des Chambres a fait faire, au parti Constitutionnel en Saxe, un progrès décisif. Ne dédaignez pas la Saxe. De tous les petits états allemands, c'est celui où j’entrevois le plus de bon sens politique. Adieu dearest. Je vous reviendrai après l'arrivée de mon courrier. Je l’aurai un peu plus tard ici qu’au Val Richer. 9 heures et demie Bonnes nouvelles encore, malgré quelques pertes cruelles. 25 voix de gain net sur 323 élections connues. Je regrette beaucoup MM. Jacques Lefèvre à Paris et Alphonse Périer à Grenoble, sort inévitable des batailles. J’attends ce soir les détails. Génie ne m’a envoyé que les chiffres. Je garde la lettre de Lord John. Je vous la renverrai bientôt. Jarnac doit arriver aujourd’hui à Paris. Je l’aurai au Val Richer du 8 au 10. Adieu. Adieu. J’ai là une foule de lettres insignifiantes, où il faut des réponses indispensables. Adieu comme à St. Germain. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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18 St Germain vendredi le 31 juillet 1846 Midi.

Je me suis sentie bien triste et perdue hier en entendant s’éloigner votre voiture. Comme les moments de bonheurs s'écoulent vite, & quel vide ils laissent dans le cœur. Je dis mal, le cœur est bien plein, bien riche. Mais comme la vie s'arrête ! Ah le gros souper que je fais là. Vous concevez que je n’ai pas de nouvelles à vous dire. Je trouve le journal des Débats très bien ce matin. Son article sur Thiers excellent. Le contistutionel embarrassé de coups de pistolet, mais je n’ai pas bien lu encore. La chaleur est excessive ce matin. Je vous écris dans le salon. Ma chambre n'est pas tenable. Je vous en prie prenez c.a.d. faites prendre des précautions. autour de votre personne. Cette mode de coups de pistolet m’épouvante. Vous avez beaux être populaire dans votre province, il a peut s’y trouver quelque mauvais sujet. Dearest prenez soin de vous. Adieu. Adieu, à mille fois cela. Encore quatorze jours. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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14 Val Richer, Samedi 25 Juillet 1846

Voilà une bonne lettre. Vous vous portez bien, vous me grondez et elle est longue. Mon éternuement est parti, et ma pauvre Henriette n’y est pour rien du tout. Ce n’est pas pour la mener promener, c'est pour mener promener M. Austin que je suis sorti le soir, et ma mère et Henriette s’en sont plaintes tout haut pour qu'il ne me fût pas possible de recommencer. Acquittez donc Henriette, dans votre esprit, et portez-vous bien. Je vous promets que je ne sortirai jamais le soleil couché. Lui et moi, nous ne serons jamais qu'ensemble sur l’horizon. Votre menace m’a fait trembler. Vous êtes charmante de vous mieux porter, charmante d'avoir si peur pour moi, mais bien... (je ne trouve pas de mot qui me convienne) de craindre le Val Richer et son influence. Je n'y apprends qu'à mieux sentir tout ce que vous êtes pour moi et le besoin que j’ai de vous. C’est un sentiment qui monte de jour en jour en moi comme la marée. Et jamais de reflux. Quelle comparaison ! Un reste de ma course de samedi dernier à Trouville. La vue de la mer me laisse toujours une impression profonde. Je ne connais rien de plus frappant que ce mouvement perpétuel dans cette monotone immensité.
Courrier très chargé ce matin deux dépêches et quatre lettres particulières de Flahault, M. de Metternich très blessé, très chagrin de Montalembert et Villemain. Ne se plaignant point de mon silence, disant qu’il le comprend et que j'ai bien fait. Je n’ai pas dû donner dans un piège qu'on me tendait la veille des élections. Metternich désavoue quelques uns des faits avancés par Montalembert. Henri Bogusez n’est pas mort. Il se porte bien a Cracovie. Quant aux faits indésavouables (sic) le gouvernement autrichien persiste à en repousser la responsabilité. Mais sinon la connivence, du moins l’apathie, la faiblesse l’imprévoyance, l'impuissance sont de plus en plus évidentes. Le Général Collin a évacué Cracovie parce qu’il n’avait, pour ses troupes, que 15 cartouches par homme et qu’il n’avait aucun moyen de s'en procurer dans toute l'étendue à son commandement. Aujourd’hui le corps d’armée qu’il faut entretenir dans la Galicie coûte un surcroit de dépense de 800 000 florins (plus de deux millions de francs) par mois. L’Autriche sera obligée de faire un gros emprunt. En outre grande fermentation dans toutes les parties de la Monarchie, même dans les états héréditaires. Les Etats de la Basse Autriche, réunis à Vienne, viennent de demander de prendre part à la confection des lois, l’abolition de la corvée & &. En Bohême, la noblesse prend l’initiative des réformes. Dans le gouvernement même dans les Affaires étrangères, beaucoup de choses arrivent dont M. de Metternich décline la responsabilité en disant qu’il ne les a pas sues qu’il n’en a pas entendu parler. Déclin palpable de l'état et de l'homme. Je n’aime pas les déclins, dussé- je en profiter. Je ne laisserai pas échapper le profit, s’il y en a mais le spectacle n’est pas de mon goût. Quant à Rome mes nouvelles sont d'accord avec les vôtres. Vienne s'en inquiète, combat l'armistice et fait, sur les réformes, du galimatias, sensé, mais si vague que ce n’est pas la peine de l'écrire. Il n’y a pas le plus petit conseil pratique à en tirer. Flahault va à Königswart, de là à Marienbad. Puis, il me demande un petit congé pour aller, soit à Venise, soit à Milan, voir sa femme et ses filles, y compris Lady Shelburne qui va aussi passer l’hiver à Rome. Vous le savez probablement déjà. Une lettre de Bulwer à moi tout-à-fait semblable à la vôtre. Aigre, inquiète déroutée souhaitant du mischief, comme vous dîtes, pour sortir d'embarras. Il n’en sortira pas. Ni personne. Bien mauvaise affaire que cette Reine à marier. Je ne vous en parlerai pas aujourd’hui. J’ai trop à y penser. Aujourd’hui je ne veux penser qu’à mon discours de demain. 600 personnes à table, et 10 000, non pas sous la table mais en dessous de la plateforme où est la table, se promenant là pour nous voir dîner et m’entendre parler, ce qu'elles n’entendront pas. Qu’il y a de choses, en ce monde qui seraient très ridicules si elles n'étaient pas très sérieuses ! Adieu. Adieu. Je vous remercie encore de tout. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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10 Val Richer, Mardi 21 Juillet 1846 4 heures

J’ai expédié mon courrier et mes visites. Je me suis promené une heure. Je vous reviens. Vous vous promenez probablement aussi dans la forêt. Mes bois ne sont pas si bien percés, ni si grands. A quelle heure placez-vous vos deux promenades ? Vous ne devez plus souffrir de la chaleur. Il fait frais ici ; un peu de pluie tous les jours. En tout, une température agréable. Pas assez chaude pour mon goût. Surtout pas assez lumineuse. J'aime le ciel brillant et pur, qu’il n’y ait que de la lumière, de l’espace éclairé entre nous et les régions inconnues. Les nuages me déplaisent. C’est de la boue en l’air. Ce n'est pas là sa place. De mon origine méridionale, je n'ai conservé que certaines dispositions, certaines préférences matérielles celle-là surtout. Le caractère, le naturel moral des populations du midi ne me plaît guère. J’aime mieux les populations du Nord, du semi, nord s’entend. Elles ont plus de good sens, de mastliness, de consistency et de délicatesse. L'inconséquence toujours imprévue et la familiarité grossière des méridionaux me déplaisent souverainement bien que spirituelles et amusantes. Mais le ciel, le ciel ! Il n’y a de ciel que dans le midi.
Je repense à la lettre de Lady Palmerston. J’en suis frappé comme vous. Point de confiance ni d’en train. Que dites-vous de la quasi-nouvelle de Brougham. Palmerston leader des Protectionistes dans les Communes ? Je n'y crois pas. Brougham n’y croit pas. Surtout, il n'en veut pas. Mais il ne repousse pas cela absolument. Avec la confusion des Partis et l’inconsistency hardie de Lord Palmerston, tout est possible. Vous avez raison. Le prochain Parlement ramènera Peel. Et par conséquent Aberdeen, quoiqu’il en dise aujourd’hui. Pourquoi, ce humboy inutile ? Je lis nos journaux ici bien plus attentivement qu'à Paris. En avez-vous plusieurs à St Germain, et lesquels de l’opposition ? Je les trouve bien froids, et décolorés, et déroutés au fond, malgré la violence et la grossièreté de leurs injures. Evidemment le parti n'espère pas grand chose des élections. Je ne me fie point à son propre découragement, même sincère, au découragement du parti de Paris, des meneurs et des journalistes. Je suis convaincu que sur les lieux, dans chaque arrondissement parmi les hommes qui ont réellement la main à la pâte électorale, il y a beaucoup plus d’ardeur, et que rien ne manque à leur travail, et qu’ils trouvent dans les préjugés, dans les habitudes, dans les penchants critiques, et radicaux des masses beaucoup plus de moyens d'action et de chances de succès qu’on ne le croirait d'après les journaux du centre. Je n’ai donc pas une pleine confiance bien s'en faut. Cependant j’en ai. Ce sera un grand succès s’il arrive. Aussi grand que nouveau. Et la question bien personnelle, bien posée sur mon nom. Il n'y a que vous au monde avec qui je me laisse aller aux satisfactions orgueilleuses. Plus je vais plus mon orgueil devient intérieur et a moins besoin de paraître. Il est ridicule de le montrer avant, subalterne de le montrer après. Mais à vous, je montre tout.
Mercredi 22, 8 heures
Je me suis levé tard. J’ai éternué. L’humidité est, l’inconvénient de ce pays-ci. Pour peu que je me promène après dîner, mon cerveau s'en ressent. Ce n’est rien du tout, comme vous savez ; seulement un peu d'ennui. J’attends mon courrier. Adieu, en attendant. 9 heures Voilà votre lettre. Courte, mais tendre ; et pas de mal d'yeux et pas d’abattement ; les deux maux que je crains le plus. De quoi s'avise Mad. Danicau d'être malade ? Le courrier ne m’apporte rien d'ailleurs. Sinon beaucoup de signatures à donner. Toujours bonnes nouvelles électorales. Adieu. Adieu. Adieu G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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5 Val Richer, Jeudi 16 Juillet 1846
7 heures

Je me lève. J’étais dans mon lit et endormis hier avant dix heures. Depuis que je me repose je sens ma fatigue. Je voudrais vivre comme La Fontaine : Quant à son temps, bien le sut dispenser ; Deux parts, en fit, dont il voulait passer L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire. Je n'entre dans mon Cabinet, je ne me remets à mon bureau avec plaisir que pour vous écrire. Cela passera ; non pas, mon plaisir à vous écrire, mais mon besoin de ne rien faire. J'étais vraiment bien fatigué. Il n’y a qu’un plaisir qui s’allie très bien avec la fatigue, c’est celui de la conversation, de la conversation douce, intime, sans but, pur plaisir. Celui-là n'existe pour moi qu'avec vous. Si je pouvais faire mes affaires en en causant avec vous, sans autre souci que de chercher et de décider avec vous ce qu’il faut faire, laissant ensuite à d’autres le soin de l'exécution avec les autres, ce serait le Paradis, un Paradis paresseux, mais charmant.
Dites-moi votre avis sur ceci. Faut-il attendre que Palmerston ait parlé à Jarnac des affaires d'Espagne et lui ait indiqué sa disposition ou bien faut-il que Jarnac, prenant l’initiative, aille droit à Palmerston et lui dise : « L'Infant D. Enrique va arriver à Londres ; le parti progressiste veut en faire son instrument et votre candidat. Ce sera le retour de l’ancienne situation qui a été si nuisible au repos de l’Espagne, et à la bonne intelligence entre nous ; la France et les Modérés, l'Angleterre et les Progressistes, deux mariages, deux gouvernements ; une lutte continuelle, dans laquelle nous aurons l’air d'être les patrons, et nous ne serons que les instruments des partis Espagnols. Voulez-vous que nous coupions court à tout cela, et que nous travaillions, ensemble, sincèrement activement, à marier promptement la Reine d'Espagne à l’un des fils de D. François de Paule à celui qu’elle et son gouvernement préfèreront ? Nous sommes prêts ? C’est là, je crois ce qu’il y aurait de mieux. J’ai posé hier la question au Roi. J’attends sa réponse et la vôtre qui est déjà dans votre lettre d’hier. 9 heures Voilà une lettre qui me désole. Moi, Marion, Verity absents, c’est trop. Je vais attendre bien impatiemment la lettre de demain, j’espère que vos yeux ne s'obstineront pas à mal aller. Vous avez déjà eu souvent ces oscillations. Je me dis ce que j'ai besoin de croire. Si vous revenez à votre gold anointment (est-ce le nom ?), faites le vous-même plutôt que de le faire faire par Chermside.
Comment réussit Mad. Daucan ? Au moins, elle sera bonne pour vous lire. Tant que vous serez inquiète de vos yeux, vous serez mieux à Paris qu’à St Germain. La solitude est le pire. Je suis vraiment bien fâché pour cette pauvre Marina. Elle vous convenait. Le mal est-il si avancé qu’il n’y ait rien à faire ? Sinon, elle ferait bien d’aller consulter, M. Velpeau, ou M. Jaubert, ou M. Cloquet. Ce sont les habiles en ce genre. Avez- vous quelque femme de chambre en vue ? Qu’est devenue votre ancienne Marie ? Je vous questionne à tort et à travers. Si j'étais là, je saurais tout et je ferais quelque chose. Il me paraît difficile que vous ne donniez pas une petite indemnité au courrier qui vous a attendue, et ne s’est pas engagé à d'autres. Je n’ai pas d’idée du chiffres. Entre 60 et 100 fr. Ce me semble. Je dis cela au hasard. J’ai trouvé en effet, au fond de la grande enveloppe, une lettre particulière de Rayneval. Absolument rien qu’un compliment sur la mort de Mad. de Meulan.
Bonnes nouvelles de Rome. Rossi a présenté ses lettres d’Ambassadeur. Bon discours au Pape. Bonne réponse du Pape. Excellente position. Les Autrichiens se disent très contents de l’élection du Pape. Au fait si le cardinal Autrichien Gaysruck était arrivé à temps, il se serait opposé au choix de Martaï. Cela paraît certain. Il n’est plus guère douteux que le Pape ne fasse bientôt l’amnistie et des améliorations considérables dans les états romains. Gizzi Secrétaire d’état à peu près sûr. Amal, à l'intérieur ; moins sûr, mais probable. Tous deux très bons. Adieu. Adieu. Je recommande à Génie de vous montrer une dépêche de Naples qui vous amusera. Adieu. Que Dieu garde vos yeux ! Et vous toute entière ! Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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3 Val Richer, mardi 14 Juillet 1846

Pas d'estafette cette nuit. A sa place un gros orage. Le tonnerre a roulé pendant une heure et demie. Il faut de l’espace au tonnerre. Les rues de Paris lui déplaisent ; on ne l'y entend pas. La mer et les bois, c’est là qu’il triomphe. J’avais envie de dormir, et pourtant. j'écoutais avec plaisir comme un bruit champêtre. J’ai très bien dormi après et ne me suis levé qu'à 7 heures après m'être couché avant 10. Je me soigne avec une obéissance exemplaire. Hier soir, à 8 heures, je suis rentré pour éviter le serein. J’ai cette éternelle disposition, à l'éternument qui n’est rien qu'un ennui, mais bien, un ennui.
Je viens d'écrire à Sir J. Easthope. Bien, je crois ; indiquant que la confiance peut se gagner, que je désire sincèrement qu’on la gagne, mais qu’il faut la gagner. C'est le commentaire d’une phrase d’une lettre de vous à Lady Palmerston. J’écris aussi à Brougham. Brièvement. Il abuse des lettres. Il est saisi d’une haine aveugle contre les Whigs, et sera contre eux au Parlement et dans le monde, d’une activité tout aussi aveugle. Je ne veux ni me l'aliéner, ni me livrer à lui. Les relations de ce genre sont l’ennui du métier. Amis ou ennemis, de la confiance ou de la guerre, à la bonne heure, mais se méfier et ménager, c'est l’ennui. L’Espagne, me préoccupe beaucoup. Si l'Angleterre épouse D. Enrique, nous retomberons dans la vieille ornière, la lutte des partis Espagnols modérés et progressistes, & le patronage français et anglais au service de cette lutte. Situation très incommode, car ce qu’on abandonne le plus difficilement, c’est un ancien patronage. Question d'influence politique et d’amour propre personnel. Je crois bien que dans cette lettre, j'aurai le bon bout. Si les Progressistes espagnols avaient le pouvoir à Madrid, et que de concert avec Londres, ils m'offrissent D. Enrique, je serais fort embarrassé à le refuser. Mais ce sont les modérés qui dominent en Espagne ; ils ne voudront pas de D. Enrique, et si je les décide à vouloir du Duc de Cadix, l’embarras du refus sera pour l’Angleterre, qui ne refusera pas, je crois. Au fait, je ne crains pas beaucoup cette alternative, et la question ainsi placée, n'a pour nous, plus de bien mauvaise issue. Notre principe et notre honneur sont saufs, en tout cas. Je cause avec vous, en attendant votre lettre qui n’arrive pas. L’orage aura retardé la malle.
6 heures et demie Voilà votre lettre. Nous nous rencontrons parfaitement sur D. Enrique. Comme toujours. Quoique cette situation soit difficile, je l’aime pourtant bien mieux que la chance du Cobourg. Ce que vous dit Könneritz de la Constitution en Prusse me parait probable. Il y aura encore plus d’une oscillation de ce genre. Ce qui n'empêche pas qu’on ne marche vers la constitution. La dépêche de Pétersbourg est bonne en effet, bonne avec complaisance. On a pris plaisir à l’écrire. On fera tout ce qu'on pourra pour être bien avec nous, comme gouvernement, sans changer d’attitude personnelle. Je puis, après ce qui s’est passé depuis cinq ans et ma raideur de 1843, m'accommoder assez de cette situation. Elle ne manque pas de dignité, et peut avoir de l'utilité. Voici une lettre intéressante de Londres. Renvoyez-la moi, je vous prie, dès que vous l'aurez lue. Soyez sûre que le Cabinet Whig a quand on regarde à ses adversaires, une meilleure position, et plus de chances de durée qu’on ne le dit. C’est dans son propre sein que sont les germes d’une dissolution, peut-être assez prompte. Lord John, lord Palmerston et Lord Grey n'iront. pas longtemps ensemble. Il faut que je vous quitte pour répondre aux lettres d’affaires. Celle-ci est bien froide, bien d’affaires. J’ai tout autre chose dans le cœur. Je ne m'accoutume pas en me promenant que vous ne soyez pas avec moi. Je m'arrête pour vous attendre. Je me retourne pour vous chercher. C’est surtout quand quelque chose me plaît que vous me manquez Adieu. Adieu. Vous partez donc demain pour Dieppe. Allez ensuite chez la vicomtesse. Il ne faut pas s'annoncer pour ne pas aller. On s’attire de la malveillance. Même de la part de ceux qui auraient autant aimé qu’on ne leur eût rien annoncé. Adieu. Adieu, dearest. J’enverrai toujours mes lettres à Génie. G.
Ibrahim Pacha dit que la nation anglaise l’a reçu comme il a été reçu par le Roi des Français.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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4 Château d'Eu Lundi 8 Sept. 1845
5 heures et demie

Au lieu du char à bancs royal et de la forêt, deux heures et demie de promenade à pied, dans le parc, tête-à-tête avec Lord Aberdeen. Très, très bonne promenade, affectueuse, confiante et sensée. Toute utilité à part, j’y ai pris un vrai plaisir. Lui aussi j’en suis sûr. La politique ainsi faite est grande et douce. Il y a plus ; elle semble facile. Ce n'est pas vrai. Les difficultés des choses se replacent bien vite, entre les bons sentiments des hommes. Et les hommes se séparent bientôt. N'importe ; il est impossible que de telles conversations, il ne reste pas beaucoup. Il y a des paroles qui tombent au fond des cœurs, s’y endorment, et se réveillent infailliblement quand le moment arrive où elles sont bonnes à entendre une seconde fois. Nous avons parlé de tout. Nous recommencerons un peu demain ; mais pas avec la liberté et le loisir d’aujourd’hui.
Les arrangements de demain sont un peu changés. A dix heures le déjeuné. A onze heures et demie promenade dans la forêt. pas très loin, et pas de luncheon. On revient à 3 heures dîner à 4, à 5 et demie départ pour le Tréport où la Reine s'embarquera pour être à l’île de Wight Mercredi matin. Et moi je m'embarquerai jeudi avant 7 heures pour être à Beauséjour avant 7 heures du soir. Adieu. Adieu. Je vais m'habiller pour le dîner.

Mardi, 9 sept. 8 heures et demie. Dîner encore à côté de la Duchesse d’Aumale ; Lady Canning à ma droite. Elle a du good sense, de la dignité et de la bonne grâce, mais peu de mouvement et de fécondité dans l’esprit. Lord Aberdeen, à la gauche de la Reine. On le traite très bien et on a très raison. Le spectacle commence trop tard et fini trop tard. Très jolie salle ; sous une immense tente, fort bien ornée et point froide ; au milieu du parc. Le nouveau seigneur a fait rire la Reine. Richard l’a fait pleurer. Nous n'avons ri ni pleuré. Aberdeen, et moi. Nous aurions mieux aimé causer encore.
Je lui demandais hier comment il avait trouvé le Prince des Metternich. Il m’a répété ce qu’il vous a dit, en ajoutant : " Mais vous vous n’avez pas le droit dire que le Prince de Metternich est baissé, car en nous séparant au dernier moment, comme je lui ai dit que j'allais probablement vous voir, il m'a répondu : " Je voudrais bien en faire autant ; il y a bien longtemps qu'on n'a vu en France un tel ministre. "
Je n'étais dans mon lit qu’à une heure moins un quart. Rien n’est changé, pour aujourd’hui aux dispositions d’hier. Voilà votre N°3. Je suis charmé que Verity soit de retour, et qu’il vous trouve mieux qu'à Londres. Nous prendrons les soins qu’il faudra prendre. Je ne fermerai ma lettre qu'entre 3 et 4 heures, en revenant de la promenade, car je crois qu’aujourd’hui il convient d’y aller. Adieu. Adieu jusqu'à 3 heures. Onze heures Je sors de déjeuner. J'envoie une estafette à Génie. Vous aurez ma lettre ce soir. Adieu. Adieu. G.
Pas ce soir. C’est presque impossible. Vous vous couchez de trop bonne heure. Mais demain matin.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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24 Val Richer, Mercredi 20 août 1845

Comment, le feu était à bord du bateau pendant que vous passiez ! Je suis ravi que vous ne l'ayez su qu'à Boulogne. Et irrité à l’idée que vous auriez pu courir un grand danger moi n'étant pas là ! Que la vie est difficile à arranger avec un peu de sécurité !
Votre conversation avec Bulwer vaut fort la peine qu’on y pense. Ce serait excellent s’il y avait certitude, probabilité seulement que les deux mariages faits, les deux maris vivraient bien ensemble. Mais c’est le contraire qui est probable. Ce serait, je le crains une forme de plus pour la rivalité. Pourtant j’en parlerai à qui de droit.
Certainement on a envie à Londres de m’inquiéter de me tracasser sur Tahiti et en nous rendant le séjour insupportable de nous amener à l'abandon. On se trompe. Je ne le ferai pas. Je ne puis pas. Pour nous conduire là, il faut commencer par mettre quelqu’un à ma place. Je tiendrai donc bon à Tahiti dans les limites du Protectorat reconnu par l'Angleterre, rétabli comme elle l'a désiré. C’est une très ennuyeuse affaire. Je ne l’ai pas cherchée. Mais je l’ai acceptée. Je la porterai jusqu'au bout. On ferait bien mieux à Londres de l'accepter aussi simplement, et de donner aux agents anglais des instructions sérieuses pour qu'ils l’acceptent aussi, tranquillement, ce qu'ils ne font pas. Et après tout pour vous dire le fond de mon âme, on ne m'inquiétera pas. Nous ne nous brouillerons pas pour Tahiti. Nous en avons eu les plus belles occasions ; et quand nous nous sommes vus au bord de ce fossé là, ni les uns, ni les autres, nous n'avons voulu sauter. Nous ferons de même. Raison de plus pour se résigner effectivement de part et d'autre aux ennuis de cette misère, et pour travailler à les chasser, au lieu de les nourrir. Si on prenait cette résolution, à Londres comme à Paris, vous n’entendriez bientôt plus parler de Tahiti.
Je me porte très bien. Beaucoup marcher m'est évidemment très bon. Ici j’en ai l'occasion et le loisir. Le beau temps, s’est gâté. Cependant, il revient deux ou trois fois dans la journée, et on peut toujours se promener. Nous nous promènerons à Beauséjour. Bien plus doux encore qu’il n’est beau. Je le retrouverai avec délices. Vous regardez mon cabinet ; moi le vôtre. Nous nous gardons l’un l'autre.
Rothschild dit que M. de Metternich est très mécontent du Roi de Prusse qui n’a pas voulu accepter la conversation sur la constitution. Je doute que ce soit vrai. Les émeutes saxonnes refroidiront un peu, je pense, les goûts populaires du Roi de Prusse. On m'écrit de Paris : " Quel fou que ce Roi qui mécontente tous les gouvernements absolus et en même temps s'amuse à nous insulter dans ses calembours de corps de garde ! " La Duchesse de Sutherland me fait demander si je connais une honnête famille qui veuille recevoir et loger, à Paris, son fils et un précepteur. Vous en a-t-elle parlé ? Adieu. Adieu.
Etienne vous a-t-il écrit si Page était venu le voir, et lui donner son adresse ? Il faut surveiller l’exécution des lettres de Guillet comme celle des instructions du Père Roothaan. Les Jésuites ont quitté leur maison de la Rue des Postes. C'est le commencement de la soumission. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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22 Val Richer Lundi 18 août 1845
9 heures

Vous êtes en France. Vous avez certainement passé hier car il faisait beau. Le beau temps continue. J’aurai après demain de vos nouvelles de Boulogne. C’est charmant. Ce sera bien mieux, le 30.
Point de nouvelles du tout ce matin. Sinon des frontières d'Espagne. L’enthousiasme des populations basques, autrefois carlistes, pour les deux Reines, est curieux. Bresson m’en écrit des détails amusants qui lui arrivent à Bagnères d’où il partira bientôt pour rejoindre M. le duc de Nemours à Bayonne et aller avec lui à Pampelune. Les Reines se prêtent de très bonne grâce à ce mouvement populaire. Elles se promènent à dos de mule ou à pied dans les vallées, dans les montagnes. Les paysans illuminent les montagnes, les vallées et escortent les Reines en bande de milliers d'hommes. C’est une fête, et un chant universel de ce côté des Pyrénées qu'on entend presque de notre côté. Le Roi de Prusse ne fait pas mieux sur le Rhin pour la Reine d'Angleterre. Je suis charmé de cet accueil Espagnol. Il consolide le cabinet, satisfait & calme le Général Narvaez. Le gouvernement rentrera à Madrid raffermi. J’ai tort de prédire ainsi sur l’Espagne. Mais voilà mon impression.
A propos du Roi de Prusse, la Reine reste un jour, de plus à Stolzenfels. Elle en partira le 16 au lieu du 15. " On est parvenu, m'écrit-on de Mayenne, à lui faire comprendre que le Roi était fort affecté de voir qu'en public, une visite annoncée et préparée de si longue main, ressemblait si fort à un passage."
Je suis charmé que vous approuviez mon discours. Ici et à Paris, il a fort réussi. On s'en occupe encore. A dire vrai, on ne sait de quoi s’occuper. Le calme est profond, la prospérité toujours croissante, la satisfaction réelle, la confiance dans l'avenir plus grande qu’elle ne devrait. Tout cela ne me supprimera, à la session prochaine, ni un débat, ni un embarras, ni une injure. Le bien et le mal marchent, dans le pays-ci à côté l’un de l'autre, sans se faire tort l’un à l’autre. Nous verrons. Au fond, moi aussi j’ai confiance. Mais quand j'étais jeune, j’avais une confiance joyeuse. A présent, il n'y a pas de joie dans ma confiance. Je sais trop combien le succès même coûte cher et reste toujours mêlé et imparfait. Adieu.
Il faut que j'écrive au Maréchal, au Garde des sceaux, à Salvandy, à Génie. J’écris beaucoup, à vous c’est mon repos comme mon plaisir. Adieu. Adieu.
Je vous trouve très raisonnable sur vos yeux, voyant ce qui est, restez dans cette disposition .

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Je vais très bien. Furieux, contre cet abominable temps qui m'empêchera de me promener, ce qui est à présent tout ce qu’il me faut. Je n’ai plus qu’un peu de fatigue. Je recommencerai aujourd'hui à m'occuper ici.
Je ferai venir Desages que je n'ai pas vu depuis son arrivée. J'ai bien des choses à régler et à faire avant mon départ. Que le vie est courte ! et bien plus courte, encore pour autre chose que pour les affaires. Adieu, Adieu.
J’attends 4 heures. Adieu. G.

Auteuil, lundi 23 sept. 1844

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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9 Au château d'Eu. Mercredi 6 sept. 1843,
7 heures

Vous avez beau mépriser la musique instrumentale. Vous auriez été entrainée hier par un fragment d'une symphonie de Beethoven que les artistes du conservatoire ont exécutée, avec un ensemble, une précision, une vigueur et une finesse qui m'ont saisi, moi qui ne m’y connais pas et cette succession de si beaux accords, si nouveaux et si expressifs, étonne et remue profondément. Tout le monde, savants et ignorants, recevait la même impression que moi. Je craignais que ces deux soirées de musique n'ennuyassent la Reine. Il n’y a pas paru. Ce soir, le Vaudeville et Arnal. Nous avons trois pièces, mais nous n'en laisserons jouer que deux. Ce serait trop long. Avant le dîner, une petite promenade, au Tréport, toujours plein de monde, et toujours un excellent accueil. Avant la promenade, la visite de l’Eglise d’Eu qui est belle, et du caveau où sont les tombeaux des comtes d’Eu, les statues couchées sur le tombeau, les comtes d'un côté, leurs femmes de l'autre, et le caveau assez éclairé, par des bougies suspendues au plafond, pour qu’on vit bien tout, assez peu pour que l’aspect demeurât funèbre. Les Anglais sont très curieux de ces choses là. Ils s'arrêtaient à regarder les statues, à lire les inscriptions. Notre Reine et Mad. la Duchesse d'Orléans n'y ont pas tenu ; elles étaient là comme auprès du cercueil de Mrs. le Duc d'Orléans. Elles sont remontées précipitamment, seules, et la Protestante comme la Catholique sont tombées à genoux et en prières dans l’Eglise devant le premier Autel qu’elles ont rencontré. Nous les avons trouvées là, en remontant. Elles se sont levées, précipitamment aussi et la promenade, a continué.
J’ai eu hier encore une conversation d’une heure et demie avec Aberdeen. Excellente. Sur la Servie, sur l'Orient en Général et la Russie en Orient, sur Tahiti, sur le droit de visite, sur le traité de commerce. Nous reprendrons aujourd’hui l’Espagne pour nous bien résumer. Le droit de visite sera encore notre plus embarrassante affaire. " Il y a deux choses m’a-t-il dit, sur lesquelles notre pays n’est pas traitable, et moi pas aussi libre que je le souhaiterais, l'abolition de la traite et le Propagandisme protestant. Sur tout le reste, ne nous inquiétons, vous et moi, que de faire ce qui sera bon ; je me charge de faire approuver sur ces deux choses là, il y a de l’impossible en Angleterre, et bien des ménagements à garder. " Je lui demandais qu’elle était la force du parti des Saints dans les communes : " They are all Saints on these questions. " Je crois pourtant que nous parviendrons à nous entendre sur quelque chose. Il a aussi revu le Roi hier et ils sont tous deux très contents l’un de l'autre. La marée du matin sera demain à 10 heures. On pourra sortir du port de 10 h.
à midi.
Ce sera donc l'heure du départ, nous ramènerons la Reine à son bord comme nous avons été l’y chercher. Il fait toujours très beau. Je demande des chevaux pour demain soir, 9 heures. Je vous écrirai encore demain matin pour que vous sachiez tout jusqu’au dernier moment. Pas de santé de la Reine à dîner. Les toasts ne sont pas dans nos mœurs. Il faudrait porter aussi la santé du Roi, et celle de notre Reine, et peut-être pour compléter nos gracieusetés, celle du Prince Albert. Cela n'irait pas. Je ne me préoccupe point de ce qui se passe entre la Cité et Espartero. C'est ma nature, et ma volonté de faire peu d’attention aux incidents qui ne changeront pas le fond des choses. Lord Aberdeen, m'en a parlé le premier, pour me dire que ce n’était rien et blâmer positivement Peel d'avoir dit qu’Espartero était régent de jure. Il n’y a plus de régent de jure, m’a-t-il dit, quand il n’y a plus du tout de régent de facto. La régence n’est pas, comme la royauté, un caractère indélébile, un droit qu'on emporte partout avec soi. J’ai accepté son idée qui est juste son blâme de Peel sans le commenter, et son indifférence sur l'adresse de la Cité qui du reste est en effet bien peu de chose après la discussion et l’amendement qu’elle a subi.
Vous auriez ri de nous voir hier tous en revenant de la promenade, entrer dans le verger du Parc, le Roi et la Reine Victoria en tête, et nous arrêter devant des espaliers pour manger des pêches. On ne savait comment les peler. La Reine a mordue dedans, comme un enfant. Le Roi a tiré un couteau de sa poche : " Quand on a été, comme moi, un pauvre diable, on a un couteau dans sa poche. " Après les pêches, sont venues les poires et les noisettes. Les noisettes charmaient la Princesse de Joinville qui n’en avait jamais vu dans son pays. La Reine s'amuse parfaitement de tout cela. Lord Liverpool rit bruyamment. Lord Aberdeen sourit shyement. Et tout le monde est rentré au château de bonne humeur. Adieu. Adieu. J’oublie que j'ai des dépêches à annoter. Adieu pour ce moment.

Midi et demie
Nous venons de donner le grand cordon au Prince Albert, dans son cabinet. Le Roi. lui a fait un petit speech sur l’intimité de leurs familles, et des deux pays. Une fois le grand cordon passé : " Me voilà votre collègue, m'a-t-il dit en me prenant la main ; j’en suis charmé. " Je crois que la Jarretière ne tardera pas beaucoup. Je vous dirai pourquoi je le crois.
Le N° 7 est bien amusant. Pourquoi ne pas être un peu plus spirituel d'abord ? Cela dispenserait d'être si effronté après. Le pauvre Bresson a bon dos. Il n’a jamais voulu rien forcer, car il n’a jamais cru qu'on vînt. Je reçois à l’instant une lettre de lui. M. de Bunsen venait d’écrire à Berlin le voyage de la Reine comme certain. Bresson est ravi : " Il faut, me dit-il, avoir, comme moi, habité, respiré pendant longues années au milieu de tant d'étroites préventions de passions mesquines, et cependant ardentes, pour bien apprécier le service que vous avez rendu, et pour savoir combien vous déjouez de calculs, combien de triomphes vous changez en mécomptes. "
C'est le premier écho qui me revient. Je dirai aujourd’hui un mot de Bulwer. Soyez tranquille sur la mer. Nous ne ferons pas la moindre imprudence. Je me prévaudrais au besoin de la personne du Roi dont je réponds. Il n’y aura pas lieu. Le temps est très beau, l’air très calme. Le Prince Albert est allé nager ce matin avec nos Princes. Le Prince de Joinville reconduira la Reine jusqu'à Brighton et ne la quittera qu'après lui avoir vu mettre pied sur le sol anglais.
Voici ma plus impérieuse recommandation. Ne soyez pas souffrante. Que je vous trouve bon visage ; pas de jaune sous les yeux et aux coins de la bouche. Si vous saviez comme j'y regarde, et combien de fois en une heure ! Je n’arriverai Vendredi que bien après votre lever ; pas avant midi, si, comme je le présume, je ne pars qu'à 10 heures. Adieu. Adieu. Il faut pourtant vous quitter. Nous partons à deux heures pour une nouvelle et dernière promenade dans la forêt. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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7 Château d’Eu. Lundi 4 Sept. 1843,
8 heures

Je pense beaucoup à ce qui se passe ici, si je ne consultais que mon intérêt, l’intérêt de mon nom et de mon avenir, savez-vous ce que je ferais ? Je désirerais, je saisirais, s’il se présentait un prétexte pour me retirer des affaires et me tenir à l'écart. J’y suis entré, il y a trois ans, pour empêcher la guerre entre les deux premiers pays du monde. J’ai empêché la guerre. J’ai fait plus. Au bout de trois ans à travers des incidents, et des obstacles de tout genre, j’ai rétabli entre ces deux pays la bonne intelligence l'accord. La démonstration la plus brillante de mon succès est donnée en ce moment à l’Europe. Et elle est donnée au moment où je viens de réussir également sur un autre théâtre dans la question qui divisait le plus profondément la France et l'Angleterre, en Espagne. Je ne ressemble guères à Jeanne d’Arc ; mais vraiment ce jour-ci est pour moi ce que fut pour elle le sacre du Roi à Reims. Je devrais faire ce qu’elle avait envie de faire, me retirer. Je ne le ferai pas et on me brûlera quelque jour comme elle. Pas les Anglais pourtant, je pense.
Aberdeen a causé hier une heure avec le Roi. C'est-à-dire le Roi lui a parlé une heure Aberdeen a été très très frappé de lui, de son esprit, de l'abondance de ses idées, de la fermeté de son jugement de la facilité et de la vivacité de son langage. Nous sommes montés ensemble en calèche au moment où il sortait du Cabinet du Roi. Il était visiblement très préoccupé, très frappé, peut-être un peu troublé, comme un homme qui aurait été secoué et mené, très vite en tous sens, à travers champs, et qui bien que satisfait du point où il serait arrivé, aurait besoin de se remettre un peu de la route et du mouvement. The king spoke to me un very great earnestness, m’a-t-il dit. Et je le crois car, en revenant de la promenade, j’ai trouvé le Roi, très préoccupé à son tour, de l'effet qu’il avait produit sur Aberdeen. Il ma appelé en descendant de calèche pour me le demander. " Bon, Sire, lui ai-je dit ; bon, j’en suis sûr. Mais Lord Aberdeen ne m’a encore donné aucun détail. Il faut que je les attende. "
Il les attend très impatiemment. Singulier homme le plus patient de tous à la longue et dans l’ensemble des choses, le plus impatient le plus pressé, au moment et dans chaque circonstance. Il est dans une grande tendresse pour moi. Il me disait hier soir : " Vous et moi, nous sommes bien nécessaires l'un à l'autre ; sans vous, je puis empêcher du mal ; ce n’est qu’avec vous que je puis faire du bien. "
Il fait moins beau aujourd’hui. J'espère que le soleil se lèvera. Nous en avons besoin surtout aujourd’hui pour la promenade et le luncheon, dans la forêt. Le Roi a besoin de refaire la réputation de ses chemins. Il a vraiment mené hier la Reine victoria par monts et par vaux, sur les pierres, dans les ornières. Elle en riait, et s'amusait visiblement de voir six beaux chevaux gris pommelés, menés par deux charmants postillons et menant deux grands Princes dans cet étroit, tortueux et raboteux sentier. Au bout, on est arrivé à un très bel aspect du Tréport et de la mer. Aujourd’hui, il en sera autrement. Les routes de la forêt sont excellentes. Du reste il est impossible de paraître et d’être, je crois, plus contents qu'ils ne le sont les uns des autres. Tous ces anglais. s'amusent et trouvent l’hospitalité grande et bonne. J’ai causé hier soir assez longtemps, avec le Prince Albert. Aujourd’hui à midi et demie la Reine et lui me recevront privatily. Ce soir spectacle. Débat entre le Roi et la Reine (la nôtre) sur le spectacle. La salle est très petite. Jean de Paris n'irait pas. On a dit Jeannot et Colin, beaucoup d'objections. Le Roi a proposé Joconde. La Reine objecte aussi. Le Roi tient à Joconde. Il m'a appelé hier soir pour que j'eusse un avis devant la Reine. Je me suis récusé. On est resté dans l’indécision. Il faudra pourtant bien en être sorti ce soir. Adieu.
J'attends votre lettre. J'espère qu'elle me dira que vous savez l’arrivée de la Reine et que vous n'êtes plus inquiète. Je vais faire ma toilette en l’attendant. Adieu. Adieu.

Midi
Merci mille fois de m'avoir écrit une petite lettre, car la grande n’est pas encore venue et si je n'avais rien eu j'aurais été très désolé et très inquiet. A présent, j’attends la grande impatiemment. J'espère que je l’aurai ce soir. Ce qui me revient de l'état des esprits à Paris me plait beaucoup. Tout le monde m'écrit que la Reine y serait reçue à merveille. On aurait bien raison. Je regrette presque qu'elle n’y aille pas. Pourtant cela vaut mieux. Mad. de Ste Aulaire est arrivée ce matin. Voilà le soleil. Adieu Adieu. Je vais chez la Reine et de là chez Lord Aberdeen. Adieu Cent fois. J’aime mieux dire cent que mille. C'est plus vrai. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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5. Château d’Eu Dimanche 3 sept.1843
8 heures et demie

Il faut croire à la puissance des idées justes et simples. Ce pays-ci n’aime pas les Anglais. Il est Normand et maritime. Le Tréport a été brulé deux ou trois fois, et pillé, je ne sais combien dans nos guerres. Rien ne serait plus facile que d'exciter ici une passion qui nous embarrasserait fort. On a dit, on a répété : " La Reine d’Angleterre fait une politesse à notre Roi ; il faut être bien poli avec elle. " Cette idée s'est emparée du peuple et a tout surmonté, souvenirs, passion, partis politiques. Ils ont crié et ils crieront Vive la Reine, et ils applaudissent le God save the Queen de tout leur cœur. Il ne faudrait seulement pas le leur demander, trop longtemps. Ce n'est pas qu'une autre idée simple et plus durable, la paix, le bien de la paix, ne soit devenue et ne devienne chaque jour très puissante. On la voit au dessus du peuple, parmi les petits bourgeois, et parmi les réfléchis, les honnêtes du peuple. Elle nous sert beaucoup on ce moment. " Quand on veut avoir la paix, il ne faut pas se dire des injures et se faire la grimace." Cela aussi était compris, hier de tout le monde sur cette rive de la Manche. Il y avait vraiment beaucoup de monde.
Voici le N°3 ! Qu'il me plaît malgré, votre peine, à cause de votre peine ! Je me le reproche. Pardonnez-moi ; mais aimez-moi comme vous m’aimez. C’est tout ce que j’aime au monde, tout ce à quoi je tiens vraiment au fond. Vous avez vraiment eu tort d'être si inquiète. Je n’aurais pas risqué César et sa fortune, et bien plus que la fortune de César. Nous n'avons fait d'ailleurs que ce que vous même jugez nécessaire : Un mille en rade, dans le canot royal ; c'était charmant, dix huit rameurs, tous beaux jeunes gens, en chemise blanche, pantalons blancs, l’air si gai sous la sueur qui ruisselait de leur front, la mer aussi sereine aussi bleue que le ciel. Et vous étiez inquiète à ce moment là ! Je pensais à vous ; je vous plaçais dans ce canot ; je vous faisais monter avec moi à bord du yacht de la Reine. Vous aviez un peu peur, peur pour vous. Moi, je n’avais pas peur je tenais votre bras, et j'étais heureux. Que tout ce qui se passe dans la vie extérieure est peu de chose à côté de ce qui traverse et remplit l'âme !
Vous ai-je dit hier soir que décidément il n’y aurait pas de Paris. Je le crois. Je vous répète peut-être souvent les mêmes choses. C’est bien long d’ici à jeudi ! Je vous aime réellement mieux à Beauséjour. A Versailles, vous êtes à la merci des autres. Ils vont ou ne vont pas vous chercher. A Beauséjour, vous pouvez aller chercher quelqu'un, faire vous-même quelque chose pour vous.
Midi . Je reviens du déjeuner. Hier, j'étais en uniforme, en grand uniforme. J'y avais fait mettre Mackan, Lord Cowley, Lord Aberdeen, Lord Liverpool. Le Roi et les Princes, et tous les autres sont venus dîner en frac. Et le Roi ma dit après dîner que la Reine l’aimait mieux. Pour la commodité du Prince Albert, je présume. Ils ont tort. Quand on ne peut plus se gêner en haut, il ne faut pas s'étonner qu'on ne se gène plus en bas. Hier, à dîner à côté de Lady Canning moins jolie qui je ne l’avais laissée ; des sourcils trop noirs et qui se rejoignent. Ce matin, à déjeuner, Lady Cowley. Elle m’a dit qu’elle allait vous écrire pour vous dire ce qu'on (moi) ne vous disait pas, les toilettes, les bêtises. Est-ce que je ne vous en ai pas dit ? Elle m’a parlé de vous avec un intérêt assez vrai et un vrai respect. La reine la traite bien. Elle me paraît très contente.
Les Anglais qui entourent la Reine se préoccupent, en ce moment même, à ce qu’on vient me dire, du lieu et de la manière dont se feront aujourd'hui, pour elle et pour eux, les prières. Le lieu, ils n'en manqueront pas, on arrangera une salle du château ; mais la manière, je ne sais ce qu’elle sera si la Reine n’a pas amené de chapelain. Je suis ici, je crois le seul Protestant, et point chapelain. Je vais causer avec Lord Aberdeen à une heure, et il ira chez le Roi, à 2.
Vos préceptes sont excellents et je les mettrai en pratique. Demain, pendant la grande promenade de la forêt, je m’arrangerai pour l'avoir près de moi et lui vider mon sac. Je le trouve fort enclin à comprendre que le Prince de Metternich ne veut plus avoir d'affaire et que tout le monde ne peut pas être aussi fatigué que lui. Adieu. Adieu.
Il faut que je ferme mes dépêches, quelques mots à Génie, et puis que j'aille chez Lord Aberdeen. Il y a deux mois que la Reine était décidée à ce voyage et en a parlé à Lord Aberdeen et à Sir Robert Peel qui l’ont fort approuvé, en lui demandant de n'en point parler jusqu’après la clôture du Parlement. Voilà leur dire. Il ajoutent que l’opposition, Palmerston surtout, y était contraire et eût travaillé à le faire échouer, si on en eût parlé. Adieu, encore. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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1 Beauséjour jeudi 31 août 1843
6 heures

Je commence par le récit de ma visite hier soir qui a été divertissante mais autrement que je ne pensais. M. Molé était la évidemment m’attendant de pied ferme. Il n'y avait personne. Pendant la première demi-heure, on chercha tous les sujets indifférents. J’étais fort déterminée à ne pas parler de la Reine d'Angleterre pour voir jusqu’où ils pousseraient le mauvais goût de ne pas faire mention de la chose qui les préoccupait le plus. Enfin, je nomme le duc d'Ossena [?] que je venais de voir, M. Molé me demanda s'il m'avait parlé du voyage de la Reine. Non, ce qui était vrai. Alors, il dit : Pour mon compte je suis enchanté de ce voyage. C'est un excellent événement. Et puis mon plaisir est double par le dépit que cela cause à certaines gens. C’est même fort drôle. Comment ? Qui ? Ah, d’abord le faubourg St Germain. Ils en crèvent et puis on en crève dans toutes les langues. Ah. Ah ! "
Hier à la soirée des Appony, c’était impayable. Ces pauvres diplomates ! Quand je disais à l’un d'eux, (et je me suis donné le plaisir de le dire à chacun) eh bien la Reine d'Angleterre arrive. On me répondait par " Avez-vous lu le National ? - Non Monsieur je ne le lis jamais tout ce que j’ai pu obtenir d'eux c'était ceci. C’est un grand événement et puis ils baissaient la tête avec un air capable. Ensuite c’est trop peu déguisé, et tous étaient comme cela. Evidemment c'est une grande déroute, mais c’est trop le montrer. - Vous souvenez vous Monsieur le conte d'une petite confidences que vous m'avez faite il y a quelques années ? Vous me disiez le corps diplomatique n’a pas d'esprit. - Oh, pour cela, c’est vrai. Et bien la seule personne convenable dans le salon Appony était le Duc de Noailles. Il me dit : c’est un événement très important, un grand raffermissement pour la dynastie, et je comprends que le roi et toutes les personnes, qui lui sont attachées ne soient fières et contentes. " Je vous ai redit tout Molé sur ce sujet.
Mad. de Castellane qui avait été de la soirée Appony confirme tout et renchérissait. Pour le coup Molé n’a pas menti car je ne doute pas un instant de la mauvaise humeur mais vous voyez qu'il a pris le bon côté dans l’affaire. Ou du moins qu'il le montra. Il m’a dit encore, c’est votre Empereur surtout qui sera furieux. J'ai simplement répondu, c'est une leçon. Il a encore fort blâmé l’article de la presse, du premier jour qu'il a trouvé de très mauvais goût. Il pense que si la reine vient à Paris, elle y sera très bien reçue. Enfin il était très gai, et n’aurait pas mieux parlé s'il était votre Ambassadeur. J’ai vu longtemps les Cowley. Ils sont dans le troisième œil.
Les lettres de Londres hier de Henry Greville disaient que la Reine ne passerait à Eu qu’un jour et qu’elle viendrait décidément à Paris. Aujourd’hui il attendait son courrier avec quelque chose, comme vous les verrez demain vous saurez avant moi. Vraiment plus on pense à cet événement plus on le trouve grand, immense. Soyez en bien content, et pas trop orgueilleux. Amenez bien la reine, soignez bien le Prince vous ne saurez trop faire dans ce genre. Every Thing short of another Cobourg. Il me semble que vous feriez bien de vous arranger de façon à faire parler le télégraphe. Faites donc stationner un directeur là où il passe le plus près d’Eu. Vous gagneriez toujours huit heures au moins, et plus, et il serait bon qu'on sût ici l'arrivée de la Reine à Eu ; puis que Duchâtel sût très vite si elle vient à Paris. Je vais parler de cela à Génie. Il en donnera peut-être l’idée à Duchâtel. Les Cowley étaient en peine d’une loge à l'opéra, pour le cas où la Reine y irait. Je leur ai dit de s'adresser à vous. En général il faudrait que le corps diplomatique peut être pourvu, car malgré leur mauvaise humeur. Il faut leur supposer un peu de curiosité.
Je vais en ville un moment. peut-être passerai-je chez les Appony. Je suis jalouse du divertissement de Molé. Je vais à Versailles pour dîner et coucher. Si je trouve Pogenpohl je l’emmènerai dîner et pour le cas où il n’y aurait pas de fête pour moi, ce qui est possible, je ne ferais au moins pas le retour seule dont j ai un peu peur dans l'obscurité. Je crois que Madame de Castellane viendra passer un jour chez moi à Versailles. Mais au fond je suis si curieuse d’Eu que je ne sais si je tiendrai loin de Paris. Ecrivez-moi bien les nouvelles. Je suis encore à m'étonner et à m’inquiéter de la joie de notre séparation, à m'inquiéter parce que j’ai pleuré chaque fois, et toujours je vous ai retrouvé bien portant et bien. Aujourd’hui que je ne pleure pas qu’est-ce qui m'attend ? On sait si peu prévoir ! Tout est si incertain dans ce monde ! Vous n'avez pas besoin de mes exclamations et de mes méditations. Vous voilà dans grand [?]. Je pense avec plaisir à la joie de tout votre camp. Adieu Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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13. St Germain Lundi, midi
Le 21 août 1843

Nous avons fait une promenade charmante dans la forêt avant le dîner. C’est superbe, je ne conçois pas que tout le monde ne vienne pas habiter St Germain. Rien ne manque pour en faire la plus belle, la plus ravissante habitation d'été. Pauvre Beauséjour il est en grande décadence. Kisseleff et Pogenpohl sont venus dîner. Pas l’ombre de nouvelle seulement Kisseleff m'apprend que le Maréchal Sébastiani a passé son temps à Ems avec le général Oudinot. Voilà qui est catégorique, & St Priest est un écervelé. Vous ai-je dit que Madame de Castellane est à Paris depuis huit jours ? Elle y est venue le jour où vous êtes parti. Elle me l’a fait dire en me priant de passer chez elle. Je n'y ai pas été. Elle reste encore quinze jours je crois. Aujourd’hui elle dîne chez les Appony avec Molé je suppose. Albert Esterhazy devait arriver hier. Je quitterai St Germain après demain entre 10 & 11 heures.
Voici votre lettre, j’espère bien en avoir encore une demain. C’est vrai, point de nouvelles, rien. Cela m'est égal. Je n’y pense pas. C’est étonnant comme un changement de localité change la direction de mes idées. Je n’assiste plus au spectacle du monde. Je suis très absorbée par la belle vue, la nouveauté des objets qui ne me rappellent rien. La conversation de la jeune comtesse. L'incertitude d'un bon ou d'un mauvais dîner. La journée se passe de la façon du monde la plus tranquille et la plus bête ; et cela me plait puisque vous êtes au Val-Richer. Mercredi à midi cela ne me plairait plus.
J'ai attaqué le dernier paquet de plumes que vous m’avez donné. Elles sont détestables, et j’ai toute la peine du monde pour écrire ceci. Vous le voyez je crois. Je voudrais bien écrire quelques lettres d’ici mais cet obstacle m'arrête. Adieu, adieu. Je vous écrirai encore demain. Adieu dearest.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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8 Val. Richer, Samedi 19 Août 1843
8 heures

Je viens de dormir neuf heures de suite. Il y a longtemps que cela ne m'était arrivé. J’ai beaucoup marché hier. Le soir, j'étais rendu. J'espère bien qu'il n’est plus question de votre point de côté.
Je n’avais pas bonne idée de votre essai de coucher à St Germain ou à Versailles. Quand on parviendrait à réunir, dans une chambre d’auberge, tous les conforts possibles, comment arranger le dehors, le bruit, le mouvement, les chevaux, les postillons, les voyageurs ? Il faut voyager ou rester chez soi. Enfin nous serons à Beauséjour, mardi. Il fait toujours beau. Je compte, pour nous, sur un beau mois de septembre.
Je ne parviens pas à voir comme vous l’Espagne en noir. Sans doute la situation est grave et difficile ; il faut y bien regarder, et la suivre pas à pas. Mais au fond, elle est bonne, très bonne ; et en définitive, après toutes les oscillations et tous les incidents possibles, c’est le fond des choses qui décide. La conduite sera bonne aussi. J’ai de plus maintenant l'autorité car j'ai réussi. Je m’en servirai au dedans et au dehors. Au dedans, je crois à ma force dans la discussion. Au dehors, je crois au bon sens anglais. Voilà ma confiance. Voici mes craintes, car j’en ai plus d'une. Je crois que les Espagnols les vrais meneurs ne veuillent absolument un grand mari, et que ne pouvant avoir Aumale, ils ne reviennent au Cobourg. Je crains que malgré le bon sens de Londres, les vieilles routines Anglaises et Palmerstoniennes ne persistent dans les agents secondaires et éloignés, que l’esprit d’hostilité contre la France ne les porte à fomenter toujours en Espagne, les intrigues Espartéristes et radicales. Je crains que la bouffée de raison et de modération qui souffle en ce moment en Espagne, ne soit courte, et qu’on n’y retombe bientôt dans l’anarchie des passions et des idées révolutionnaires. Trois grosses craintes, n'est-ce pas ? Je m'y résigne. Il y a, dans le fond des choses de quoi lutter contre ces périls-là. Je sens tout le poids du fardeau que je porte. Mais je suis convaincu que les hommes qui ont gouverné leur pays, dans les grands temps n’en portaient pas un plus léger. Il faut accepter sa condition.

10 heures Voilà le 10. Je suis charmé que le point de côté soit passé. Vous avez toute raison de ne pas choquer la jeune comtesse. Je ne partirai d’ici que mardi, et ne serai à Auteuil que mercredi. Je reçois à l’instant même une lettre du Roi, qui m'avertit que Salvandy est parti d'Eu hier soir et viendra demain au Val-Richer. Tout n'est pas arrangé, bien s'en faut d'après ce que me mande le Roi. Pourtant il y a du progrès. Il faudra que j'aille faire une course à Eu dans les premiers jours de septembre ! Je l’ai promis au Roi et il me le rappelle encore aujourd'hui. Ce sera deux nuits en voiture et 36 heures de séjour. Je vais lire le discours de Palmerston sur la Servie. On m'écrit de Londres qu'il a fait de l'effet, et la réponse de Peel pas beaucoup. Adieu. Adieu. Je n’aime pas ces 24 heures de séparation de plus, mais il le faut.
Adieu. Cent fois G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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11. St Germain, vendredi 3 heures.
Le 18 août 1843

J’ai répondu trop courtement tout à l'heure à votre lettre. J’étais pressée de renvoyer Etienne. Je suis très frappée de ce que vous me dites sur Metternich et Naples. Il faut lui enlever cette clientelle, ou plutôt ce client. Faire reconnaître par Naples. Je crois moi, en tout, que vous menerez bien cette affaire là. Elle est grande vous vous y ferez hommes. Mais il faut la surveiller et la suivre de très près.
Samedi Midi le 19 août. Je fus interrompue hier par l'arrivée des [Delosdeky], de Rodolple Appony. Ils sont restés jusque près de l'heure du dîner. Le mari va aujourd’hui à Dunckerque où il s'embarque, & la femme au Havre où elle reste. Elle a eu une lettre de mon frère par laquelle il est évident, qu'il voudrait que sa femme passât l'hiver à Paris pour se débarrasser d’elle, & il garderait Sophie. The better half, et nous aurons the worse. Nous avons eu à dîner le prince Kourakine et M. Balabine. Vous ne vous attendez pas que cela me fournisse quoi que ce soit à vous dire. Voici huit jours depuis votre départ. Et bien le temps a passé. il passe sur l'ennui comme sur la joie. Mais Dieu merci il n’y a plus que trois jour. Que vous aimeriez St Germain ! C’est charmant et un air si pur si bon. Une heure. Votre lettre m’arrive. Je suis enchantée que vous ayez renvoyé à Londres, avec le changement. Décidément c’est avec Londres qu'il faut s’arranger, et vous y parviendrez. Comment Espertaro serait vraiment en France ? C’est certainement original. Depuis votre lettre qui fixe Mardi pour votre retour je médite sur les moyens de m'échapper. Si je le puis convenablement vous savez bien que je le ferai, mais si cela devait offenser ou chagriner cette bonne jeune comtesse, je ne pourrais pas. Vous ne sauriez croire toutes les attentions qu’elle a pour moi. Adieu. Adieu. Il me semble donc que je ne vous lirerai plus que demain. Je mens, je vous écrirai, toujours puisque Genie saura bien où vous trouver. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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5. Au Val Richer, Mercredi 16 août 1843,
8 heures

J’ai encore été réveillé cette nuit par une estafette du château d’Eu. Le Roi me consultait sur la conversation qu’il doit avoir un de ces jours avec Salvandy à propos de l’Ambassade de Turin. Mortier voudrait bien aller à Turin et le Roi est bien disposé pour lui. Mais je suis sûr que Salvandy ne voudra à aucun prix de la Suisse, la plus petite des Ambassades, petite pour sa vanité ; petite pour sa bourse. C’est déjà beaucoup de lui faire accepter Turin. J’ai prié le Roi de ne parler que de Turin. Pour ceci, le Val Richer n'a causé aucun retard. L’estafette vient aussi vite d'Eu ici que d’Eu à Paris. Mais en tout, cela ne peut pas aller. La situation est trop grave, trop délicate, trop pressante pour admettre des retards au moins de 24 heures souvent de 48. Je Je m’arrange pour partir d’ici lundi ou mardi, le 21 ou le 22.
Mon Conseil général, les électeurs qui voulaient me donner un banquet en auront de l'humeur. J’en suis fâché, car ils sont très bien, et je tiens à ce qu’ils soient très bien pour moi. Mais il n'y a pas moyen. J'ai vu beaucoup de monde hier et je les ai préparés tous à ce désappointement. Dearest, de quel mot je me sers là! Admirez l'empire des situations. C’est au désappointement de mes électeurs que je pense quand je dois vous revoir cinq jours plutôt. Vous me le pardonnez n’est-ce pas ? Croyez-moi ; vous pouvez me tout pardonner, chaque nouvelle séparation, chaque jour de séparation me fait mieux sentir tout ce que vous êtes pour moi. Que de choses à nous dire ce jour charmant où nous nous reverrons et tous les charmants jours suivants Je vous crois parfaitement quand vous me dîtes que ce n’est pas à vous que vous pensez quand vous me parlez de la nécessité de mon retour. Vous ne m’avez pas envoyé la lettre d'Emilie. Je la plains de se marier sans goût. L’intimité de la vie quand celle du cœur n’y est pas me paraît odieuse à 55 ans comme à 20. Emilie s’y accoutumera comme presque tout le monde s’y accoutume. Mais il en résulte une certaine décadence intérieure qui me déplait infiniment. Il pleut ce matin. Je vais faire ma toilette. Je vous reviendrai dans une heure Adieu jusque là.
10 heures Voilà bien une autre raison de revenir plutôt. Mon courrier de Paris me manque ce matin, tout entier, journaux comme dépêches, et vous par dessus tout. Je n'y comprends rien. Mais quelle que soit la cause, l'effet me déplait horriblement. Quelque négligence, un quart d’heure de retard du commis expéditeur au Ministère. C'est odieux. Je vais me plaindre amèrement à Génie. Adieu. Adieu. Ma journée sera bien longue. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
223 Du Val Richer, Samedi 20 Juillet 1839 3 heures

J’ai trouvé mes enfants très bien. Cependant Guillaume tousse un peu depuis quinze jours. Il mange et dort parfaitement. Il est très gai. Mon médecin dit que ce n’est rien du tout et que quelques pastilles d’ipécacuanha l’en débarrasseront.
Le Duc de Wellington s’est bien fâché contre Lord Melbourne. J'en ai été un peu surpris. Non qu’il n’eût parfaitement raison ; mais au dire de Pozzo, il y a entre eux la meilleure, intelligence ; et Lord Melbourne ne fait à peu près rien sans s'en être de près ou de loin, entendu avec le duc. Du reste il arrive à Birmingham ce qui arrive dans les grandes villes des Etats Unis d'Amérique, ce qui arrivera partout où la contagion de l'esprit démocratique aura atteint le gouvernement lui-même. On élit des magistrats mais il n’y en a plus. Il n’y a que des adorateurs et des serviteurs de la multitude. Elle est pour eux ce qu’était le Pape au Moyen-Âge pour l’Europe chrétienne. Leur premier mouvement est de la croire infaillible, et ils ne se décident à la réprimer un peu qu’en cas de nécessité absolue et après les derniers excès. Lord John s'est mieux défendu aux Communes que Lord Melbourne chez les Lords. Lord Melbourne a toujours l’air d’un homme qu'on réveille en souriant, et qui dit : " Laissez-moi tranquille. Pourquoi me tracassez-vous ? Croyez-vous que je sois là pour mon plaisir ? J’y suis pour vous empêcher d'être dévorés par cette bête. féroce. " Le Parlement ne sera prorogé que dans la seconde quinzaine d'août.

8 heures
Je rentre de bonne heure quoiqu’il fasse beau. Les soirées normandes sont trop humides pour moi. Je retomberais dans ces éternuements insensés qui m'hébètent et me fatiguent. Décidément, l’atmosphère du midi est la seule agréable la seule ou la chaleur ne soit pas celle d’une étuve et la fraîcheur celle d'une cave. C'est bien dommage que le proverbe ait raison : " Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute. " J’aimerais bien à choisir mon herbe. A tout prendre, je me suis assez réglé, dominé, gouverné selon la raison, et je passe pour cela. Mais il me prend quelquefois de furieux accès de fantaisie, un désir passionné de n'en croire que mon goût mon plaisir. Personne ne saura jamais ce qu'il ma fallu d'effort la semaine dernière pour ne pas partir pour Baden dans la journée, et y aller voir moi-même.

Dimanche 6 h. 1/2
Je me lève de bonne heure ici, comme vous à Baden. Le calme du matin est charmant. La nature est animée et il n'y a point de bruit. Je crois que je travaillerai beaucoup, et avec plaisir. Pourvu qu’on ne vienne pas trop me voir. J’attends la semaine prochaine M. et Mad. Lenormant ; puis M. Devaines et son fils, puis M. Rossi. Mad. de Boigne qui ira passer un mois chez Mad. de Chastenay, près Caen, me fera une visite en passant. Ma route n'est pas tout à fait achevée. Cela éloignera quelques personnes.
Ne mettez pas grande importance, à ce que vous lisez dans les journaux sur les dissensions intérieures du Cabinet, sur le travail de M. Dufaure au profit, de la gauche, &. On essaie d’amener cela en le disant ; mais cela n'est point. Il n’y a dans le Cabinet point de dissensions, point de travail de personne au profit de personne. Ils sont tous contents d'être où ils sont, chacun tâche à se maintenir bien avec ses anciens amis pour en tirer quelque appui, M. Dufaure avec la gauche, M. Duchâtel avec le centre ; mais tout cela, sans conséquence. Au fait, ils s'accordent sans peine ; et quand ils différent, chacun dit son avis, le Roi décide, et ils n’y pensent plus.

9 heures
Je suis désolé que le courrier vous ait manqué. J’aime mieux que cela soit tombé sur le jour où vous avez eu Lady Carlisle. Lady Granville m’avait dit qu’elle irait passer une journée avec vous. Merci de ce premier aperçu sur vos arrangements. Ils me conviennent, à présent, il me faut les détails. Adieu. Adieu. Vous aurez été bien rassurés sur Paris. Adieu dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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315 Du Val Richer. Lundi 11 Novembre 1839
7 heures et demie

Enfin, nous voilà dans la bonne semaine. Car je suis de ceux qui regardent le Dimanche comme le dernier jour de la semaine. Après demain, je serai en route vers vous. Et vers vous définitivement établie chez vous, en France chez moi. Quelle inextinguible soif du définitif dans notre âme ! Il nous fuit toujours et nous le poursuivons toujours. Sans qu'aucun mécompte parvienne à dissiper notre illusion et à lasser notre désir. N'est-ce pas c’est définitif ? Si je n'y croyais pas un peu, je ne jouirai de rien. Si j’en étais tout-à-fait sûr, tout serait ravissant. Dites-moi que c’est sûr. Me direz-vous, quand j’entrerai que vous vous portez bien ? Vous êtes certainement mieux que vous n'étiez en arrivant de Baden. Je n’ai personne à vous donner pour vos affaires. Et puis cela ne servirait à rien. Il faudrait bien qu’on vous en parlât quelque fois, et vous vous en occuperiez, vous vous en préoccuperiez tout autant qu’à présent. Au fait, elles vont finir. Vous tenez le dernier de ces ennuis. Une fois le capital de Londres, partagé votre argent venu de Pétersbourg et placé, vous n'aurez plus de débat à soutenir ni de question à résoudre. Vous ferez vos affaires toute seule, ou plutôt, elles se feront toutes seules. Voilà un coup de soleil charmant sur la vallée jaune et verte variée de toutes les nuances de l’automne. Il n'y a de charmant que la grande route.

10 heures
Si vous aviez la moindre expérience de ces choses là, vous sauriez qu’en province, on ne s'assure pas d’une voiture, le jour où on veut. J’ai eu tort de vous dire que je parlais le 12. Dès que je m’y suis décidé. J’aurais dû attendre que la voiture me fût assurée. Une autre fois, je serai plus réservé. Mais je ne veux pas vous rendre votre gronderie. Je suis un hypocrite, car la voilà rendue. Le droit est pour vous, sans nul doute, pour la vaisselle, et je suis d’avis du fait. Demandez sans hésiter, votre part immédiates, en nature, ou en argent. Ici cela ne ferait pas un pli, à Pétersbourg, je ne sais pas. Pourtant il me paraît impossible qu’on ne vous fasse pas droit. C’est inconcevable, inconcevable. Servez-vous du capital anglais. C’est votre arme, arme bien innocente à côté de celles qu'on emploie contre vous. Mais ici, j'espère qu’elle sera efficace. Je ne serai jamais assez étonné de tels procédés. Adieu. Vous avez fort contribué à rendre toutes mes paroles exactes. Vous m'apprendrez aussi à ne rien dire d'avance. Adieu, pourtant à jeudi. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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314 Du Val-Richer Dimanche 10 Nov. 1839
8 heures

Vous n’avez pas d’idée de l'activité qui règne dans cette maison. Je plante un bois ; je fais un chemin. Je redresse des allées. Je sème des fleurs pour l’été prochain. Et mon factotum est encore dans son lit. Ce n'est rien de grave. Mais il ne sera sur pied et bon à quelque chose que lorsque je serai parti. J'admire quel air d’importance et d'entrain on peut mettre à des choses dont on se soucie si peu. Les soins et les agréments de la vie extérieure sont charmants dans le bonheur ; mais il n’y a pas moyen d'en faire le bonheur même. Je ne l’ai jamais cru, ni tenté.
A part son chagrin, le Chancelier doit avoir bien de l'humeur autant qu’il peut en avoir. On ne lui a pas envoyé une levée de Pairs bien éclatante. On a en pourtant bien de la peine à se mettre d'accord sur ces vingt noms. Le Roi a livré une grande bataille pour M. Viermet le plus ridicule des hommes de courage. Il ne l’a emporté que la veille du Moniteur, à 10 heures du soir. Enfin il l’a emporté, tandis que le Chancelier a été battu sur M. Etienne, dont il ne voulait pas. Que disent les Granville, que dit surtout Bulwer des Affaires d'Espagne ? L'Angleterre reste-t-elle là à la tête des radicaux ? Poursuivra-t-elle sa rivalité d'influence avec nous ? Je reprends intérêt à l’Espagne. J’ai recommencé depuis que je connais Zéa. En lui, pour la première fois, j’ai entrevu un homme au delà des Pyrénées. Evidemment, il y a là, dans ce moment quelque chose à faire. Bien difficile ; mais la difficulté dans la possibilité, il n’y a que cela qui vaille la peine qu’on y mette la main. Je ne comprends pas pourquoi vos caisses arrivées au Havre, ne sont pas depuis longtemps à Paris. Ce n’est qu'un ordre d'expédition à donner. Quelque grand serment que soit Rothschild, il peut faire cela, sans déroger.

9 heures et demie
Vous serez ce matin aussi contrarié que moi du jeudi au lieu du mercredi. Pas plus, je vous en réponds. Je ne vous dirai qu’une chose. Finissez avec vos fils. Il faut absolument qu’ils vous donnent, en échange du leur part du capital anglais, l’ordre à Bruxner de vous envoyer ce qui vous appartient. Je ne comprends pas comment ils ont pu l’empêcher, comment Bruxner, s'est laissé interdire par eux ce qu’il était de son devoir de vous envoyer sur le champ. Mais tout cela est si étrange, hommes, choses, procédés, pays que je ne compte sur rien et ne m'étonne de rien. Pourquoi ne chargeriez-vous pas Cumming de cela comme du reste ? Il en sait assez pour que cela de plus ou de moins ait bien peu d'importance. Mais sans aucun doute, ordre pour ordre, argent pour argent. Je suis affligé, blessé, irrité, humilié de tout cela. Adieu. Adieu. Au moins vous n'avez plus d'inquiétude. Adieu Dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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305 Du Val. Richer Vendredi 1er Novembre 1839
8 heures

Nous voilà dans le bon mois. En 1815, à Gand, Louis 18 sortant de son cabinet et traversant le salon, le matin même du jour où il répartit pour rentrer en France me disait : " Eh bien M. Guizot, nous voilà du bon côté de la glissoire. " J'aurai certainement, à vous retrouver, plus de plaisir que lui à reprendre la route de Paris. Que de joies différentes en ce monde, comme de douleurs ! J’en ai connu de toutes sortes ; et bien décidément c’est de l'affection que viennent les plus vives, les seules qui aillent toucher jusqu'au fond de l'âme, & l’ébranlent, et la satisfassent toute entière.
Je partirai le 13. Il n'y a pas moyen de presser davantage, ma mère. Je serai à Paris le 14 pour dîner, et je vous verrai dans la soirée. Il fait aujourd'hui un temps affreux, le vent, la pluie, le froid. Il fera beau, le 14. Je voudrais qu’il fit beau après-demain. J’ai tout mon Lisieux à déjeuner. Ce sont mes adieux. J’ai refusé absolument leurs dîners, leurs parties de campagne, leurs toasts. Ils m'auraient donné dix rhumes. Ils auront les primeurs de Ma route neuve. Elle est finie. On la livre dimanche matin à la circulation. Il ne me reste plus à faire qu’une avenue de la route à ma porte. On la fera cet hiver. L’entrepreneur me la promet pour le 15 avril prochain. Que les plus petites choses sont lentes quand il faut créer !
J’ai envie de quelque chose de M. de Bacourt. Je me crois sûr qu’il a entre les mains, je ne sais comment tous les papiers du comte de La Marck, (d’Aremberg) l’ami intime de Mirabeau et à qui Mirabeau laissa en mourant presque tous les siens, les plus confidentiels. Je voudrais bien voir, ces papiers. Je suis dans Mirabeau jusqu'au cou, par curiosité après Washington. Croyez-vous que je puisse demander à Mad. de Talleyrand de demander cela à M. de Bacourt ? Est-ce convenable ? Ou faut-il que je m'adresse directement à M. de Bacourt ?

10 heures
Votre lettre à votre frère est à merveille, très douce et très ferme, très précise. S'il a, comme j'en ai peur, oublié ou abandonné vos intérêts sur les points que vous touchez, il en ressentira quelque embarras... si quelque embarras est possible. Je n'hésite pas quant à vos fils, d'après ce que vous avez écrit à votre frère, vous devez attendre sa réponse avant de partager le capital. Vous vous le devez à vous-même. Je suis un grand partisan de la consistency. Si vous aviez renoncé à toute observation, il faudrait vider sur le champ l’affaire du capital. Mais vous avez voulu rappeler votre droit méconnu, constater du moins qu'on l’avait méconnu. Le capital est votre seul moyen d'action. Il faut le retenir jusqu'à ce qu’on ait répondu à vos observations, soit pour les accueillir quelque peu, soit pour vous dire nettement. que vous êtes liée par l’arrangement, et que vous ne devez attendre rien de plus. A votre place j’écrirais tout simplement cela à Alexandre. Mais comme ce sera Paul qui répondra par Alexandre, je comprends votre crainte de réponse inconvenante. Ne pourriez-vous pas écrire à Benkhausen, et le charger de dire à vos fils vos intentions ? Voilà mon avis à la première vue. Si quelque autre idée me venait, je vous la dirais demain.
Adieu. Adieu. A dater d'aujourd'hui les Adieux valent mieux. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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300 Paris mardi 29 octobre 1839

Voici vraiment 300 lettres que je vous ai écrites, cela ne nous fait pas honneur. C'est de mauvais arrangements pour des gens qui trouvent du plaisir à être ensemble il y a bien de la maladresse à avoir passé plus du temps de leur vie commune, séparés. Bulwer doit m’apporter ce matin une lettre, selon laquelle il prétend que Paul montre des dispositions à un racomodément. Je verrai. Je ne veux qu’un retour sincère, Je n’en accepterai plus d’autre. Il m’a trop offensé.
Appony est allé annoncer au roi le mariage de son fils, on dirait l’héritier d'un trone ! Ces bonnes gens font une quantité de petites démarches de petits arrangements surtout, qui sont assez drôles. Le fils se met un peu sous ma protection pour empêcher des lésineries, mais cela ne me regarde pas. Je préparerai mon cadeau. Voilà tout ce que j’ai à y faire.

Midi. Vingt marchands deux querelles où j’avais raison, un froid de loup, une quantité de petits embarras qui puissent toujours pas me donner des grands plaisirs pour me moment vous voyez bien qu'il s’agit de mes meubles, voilà l'emploi de cette première partie de la matinée. Mes lettres doivent bien vous ennuyer car je n’ai rien à vous dire du tout. J'ai eu une longue lettre d’Ellice, au fond rien de nouveau. Le ministère très faible tout juste comme il y a un an et les vraisemblances qu’il fera la même campagne. Point de gloire, mais les plans for ever.
A propos, j’ai ouï dire que vous avez une espèce de discussion presque de querelle avec M. Duchâtel pour un préfet je ne sais pas son nom, & on dit vraiment que vous avez tort, que votre préfet est un sot et que vous ne devriez pas vous faire une affaire pour un pareil personnage. Je trouve cela aussi, et je serais bien aise que vous fussiez de cet avis. Soyez sûr que lorsque je m’avise de vous dire de ces choses là c’est que je crois qu’il est bien de vous le dire. Adieu. Adieu, quand m'annoncerez-vous une date? Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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302 Du Val-Richer, mardi 29 octobre 1839
8 heures

Je me lève tard. Décidément le froid s’établit. Je fais des feux énormes, qui ne me réchauffent pas autant que le plus petit feu au coin de votre cheminée. Votre appartement sera très chaud. Sous le règne de M. de Talleyrand c'était une étuve. Mais vous êtes une Reine du Nord. Vous ouvrez les fenêtres.
Est-ce le frère de Bulwer qui vient à Paris à titre de commissaire pour les négociations commerciales ? Il me semble que toute la famille le pousse. Je n’ai pas lu un seul des romans qu’ils ont faits car ils en ont fait tous deux, si je ne me trompe. Les connaissez-vous ? L'Empereur devrait bien ne pas perdre son argent aux sottises du Capitole. Si peu qu’il en donne, elles ne le valent pas. Il y a une région où les souverains font très bien de semer l'argent ; il y fructifie. Mais trop bas, il ne sert absolument à rien. Que de pauvretés je vous dis là ! J’ai pourtant beaucoup mieux à vous dire.

10 heures
Comment ? Votre aigreur pour votre appartement avait été jusqu'à Lady Granville. Je suis ravi qu’elle soit ravie. Je veux que vous soyez très bien. Je me plais à penser que vous resterez là toujours, que je vous y soignerai toujours, que vous y mènerez une vie douce, agréable. J’arrange l’agrément de cette vie. Je cherche ce qui pourra s’y ajouter. Vous n’avez pas d’idée de l'activité de mon imagination sur les gens que j'aime. J’ai tort de dire sur les gens. Il n'y a pas de pluriel en ceci.
Les mêmes nouvelles que vous avez sur l'Impératrice, me viennent par notre gouvernement. On s'attend à une fin, très prochaine. J’ai une immense pitié pour un tel malheur, n'importe sur quelle tête.
Ma mère est décidément beaucoup mieux. C’est une affaire que de lui faire quitter la campagne où elle se plaît beaucoup, et où elle se persuade qu'elle est mieux pour sa santé parce qu'elle marche et se promène. Cependant il est déjà convenu que nous serons à Paris pour le milieu de Novembre. A présent, je prépare la fixation et l'avancement du jour. Ce que je dis là n’est guère français. Mais peu importe. Vous parlez des tracas de votre intérieur. Ce n’est rien du tout que les tracas de meubles. J’aimerai mieux avoir à arranger trente salons que trois personnes. Henriette m’aide déjà en cela. Elle est pleine de tact sur ce qui peut plaire ou déplaire, embarrasser ou faciliter. Elle a l’instinct de la conciliation.
Adieu. Adieu. Je suis au coin du feu, j’ai les doigt gelés. Mais seulement les doigts. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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300 Du val Richer, dimanche 27 oct. 1839
9 heures

Ma mère a été souffrante hier, assez souffrante. Si cela se prolongeait ou se renouvelait d’ici à quatre jours, je presserais mon départ. Son mal, s’il s'aggravait, aurait besoin de secours prompts et décisifs. Je lui en ai dit un mot hier. Cela la contrarie. Mais je n'hésiterai pas. Pauline est parfaitement bien. Mais quelle fièvre que d’aimer des créatures, quand on a tant perdu, quand on a tant éprouvé la fragilité de la vie ! Je ne puis voir malade quelqu'un que j’aime, sans une angoisse, une prévoyance horrible. Je ne vaux plus rien pour un tel fardeau ; mes épaules plient à la moindre apparence qu’il s’appesantisse encore sur moi.
Voici une conversation de Thiers avec un de mes amis ; plus directe que la vôtre mais très analogue, je pense. Thiers : Que pensez-vous du Ministère?
- Qu’il est faible et dans une position fausse.
- Que fera-t-il ?
- Peu de chose sans doute ; ce qu'on peut faire quand on est faible et dans une position fausse.
- Et comment tout cela finira-t-il ?
- Je vous le demanderai à vous- même. "
Ici une pause assez longue. Thiers reprend, et expose ce qu’il pense du Ministère de ses embarras, des difficultés de la session ; la gauche votera contre ; M. Barrot votera contre avec quelques ménagements. Le centre gauche se divisera ; une portion appuiera le Ministère, l'autre votera contre. Et les doctrinaires, que feront-ils ?
- Comme le centre gauche.
- Et M. Guizot, que fera-t-il ? L’avez-vous vu à son dernier passage à Paris ?
- Je l'ai vu ; il agira selon les circonstances sa situation, peut être embarrassante à cause de ceux de ses amis qui sont ministres.
- Autre chose sont ses amis, autre chose est le Ministère."
Thiers revient sur la situation en général, sur l'impossibilité qu’il n’arrive pas quelque chose. On répond que quoi qu’il arrive, il est désormais impossible de parler de coalition. On lui rappelle qu'à la même place, au moment des dernières élections en causant avec lui, en prévoyait la victoire et un grand succès si la conduite était sage et mesurée ; on ajoute que rien n'a été omis de ce qui pouvait et devait tout compromettre. Ceci a paru préoccuper vivement Thiers ; le rouge lui a monté au visage. Après un peu de temps, il a repris :
- Sans se coaliser, on peut tendre au même but. On le peut et on le doit, si en effet on se propose le même but, si on a les mêmes intentions."
Nouvelle pause. Thiers reprend encore pour dire qu’il a pris son parti, qu’il travaille, qu’il veut continuer, qu'il est heureux.
- Vous faites bien. "

10 heures
Lord Brougham n’a pas prolongé assez longtemps sa fantaisie. Il ne faut pas qu’un mort revienne sitôt. Avait-il fait prévenir Lady Clauricard. Vous avez raison de ne pas montrer votre appartement. Mais moi je regrette de ne pas assister à sa création. Vous me parleriez d'autre choses. Vous me permettez cette fatuité. M. Delessert m'écrit que Calamata vient de terminer la gravure de mon portrait. On m'en donnera quelques épreuves quelques unes à Paul Dela Roche ; puis 450 pour les souscripteurs et la planche sera brisée. Voilà des amis jaloux. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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299 Du Val Richer Samedi 26 oct. 1839 7 heures et demie

Je répète ce que nous avons dit souvent ; quand on approche du terme la route devient assommante ; quand on est près de se revoir on ne prend plus de plaisir à s’écrire. Il ne s’est rien passé depuis que nous nous sommes quittés. J’ai des milliers de choses à vous dire, et l’insuffisance des lettres me choque plus que jamais. Il fait très beau et très froid ce matin. J’ai été me promener hier sur ma nouvelle route par laquelle je m'en irai, et qui va être achevée enfin. Tout le monde dit qu’elle a été faite avec une rapidité inouïe. Il est vrai qu'on l’a commencée, l’année dernière. Pour moi, il me semble qu’on y travaille depuis un temps infini, et qu’elle s’est fait attendre outre mesure. C’est qu’on m'en a et que j'en ai beaucoup parlé. La parole allonge et use extrêmement les choses. C’est ce qui fait que, de nos jours, tant des gens sont blasés en un clin d’œil, ou même d'avance. On parle trop. Au fait, ma route sera fort jolie.
Je suis charmé que Lord Brougham ne soit pas mort. Je lui ai enfin répondu il y a huit jours. Lady Clauricard me revient beaucoup. Est-ce depuis le mariage du marquis de Dauro, ou auparavant ? Vous avez peut-être vu dans les journaux l'histoire de cette comédie de Mad. de Girardin, qui a été reçue à l'unanimité par les comédiens dont l’autorité hésite à permettre la représentation, et qui excite beaucoup de curiosité me dit-on. C’est une vengeance de femme. Elle s’appelle l’Ecole des Journalistes. C'est l'histoire du Mariage de Thiers et de toute sa vie politique et privée. M. Duchâtel paraît décidé à ne pas permettre et il a raison. Mais ces Girardins ont bec et ongles. Ils feront du bruit.
L'ouverture de la session pour le 16 ou le 20 décembre. On voudrait bien avoir quelque chose de plus à dire sur l'Orient. On espère un peu que d'orient même, il viendra quelque chose qui fera faire un pas. Au fond, je ne suis pas convaincu que le Roi soit pressé. Il aime assez à avoir sur les bras, un embarras dont il n’a pas peur.

9 heures et demie
Je suis bien aise que vous ayez 24 mille francs de plus. Mais j'ai peur d’une femme de chambre qui ne l'a jamais été. Comment ferez -vous cette éducation là ? Par un drôle de hasard, trois ou quatre de mes amis m’écrivent aujourd’hui même qu'ils ont vu Thiers, et leurs dires s'accordent parfaitement avec votre conversation. Je vous en parlerai demain. D'après ce qu’on me mande, l'Orient est tout à fait immobile, et on ne compte plus sûr quelque chose de nouveau avant la session. Adieu.
Si vous étiez ici, vous ne resteriez pas dans votre chambre. Il fait vraiment aujourd’hui un temps admirable pour se promener. Il y a des gens qui aiment passionnément les beaux jours d’automne, parce que ce sont les derniers. J'aime mieux les beaux jours du printemps, parce que ce sont les premiers. J’aime l'avenir, ce que j’aime encore mieux, c'est ce qui est éternel. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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295 Du Val-Richer, mardi 22 octobre 1839
7 heures

Pauline va bien. Je sors de sa chambre. Elle a parfaitement dormi. C’est un enfant prodigieusement nerveux, un petit instrument toujours tendu et qui retentit toujours. L’immobilité et le sommeil sont pour elle de vrais remèdes. Je ne sors jamais sans un serrement de cœur de la Chambre de mes filles. Il n'y a point de sécurité où il n'y a pas une mère. La mienne est excellente pour mes enfants, et de la tendresse la plus dévouée. Mais elle a 75 ans.
Votre appartement doit être en effet très bruyant. Mais vous devez pouvoir vous en défendre à force de sourdines. A côté du bruit, il y a de l’espace pour que le bruit s'y répande et s'y perde. Vous jouirez beaucoup du printemps. La verdure, le soleil et les oiseaux reviendront pour vous aux Tuileries plutôt que pour personne.
A propos de retour, les Granville sont-ils revenus ?
Il faut à présent que quelque incident survienne qui fasse faire à la question d'Orient un nouveau pas. Nous sommes tous en Occident arrivés au point où nous resterons sur cette affaire. Je ne vois pas d’où viendraient la concession et le mouvement. Le statu quo indéfini ne se peut pourtant pas. Je compte sur Méhémet. Avez-vous remarqué, dans le Constitutionnel l'humeur de Thiers sur les faveurs de Madrid pour le Maréchal, la toison la grandesse &.. ? Il va, en fait, de jalousie, sur les brisées de M. Molé. On dit que le Maréchal grogne un peu des 30 000 fr que lui coûte le brevet de la Toison. Voici ce qu’on me dit : " Thiers est ici ricanant. beaucoup, mais sans tapage. Ses amis sont très sombres. Ils sont chargés de faire quelques avances aux centres. Mais le mot d’ordre varie tous les jours. Il n’y a qu’un sentiment qui ne change pas, c’est la fureur contre Dufaure et Passy. " M. Passy a gagné quelque chose auprès du Roi. Le Roi le trouve plus intelligent que les autres sur les Affaires étrangères, et aussi plus large, un peu plus aristocratique en fait de Gouvernement. Il a consenti en effet à demander une dotation pour M. le duc de Nemours. Le Roi traitera toujours bien MM. Passy et Dufaure. Il leur sait un gré infini de ce que Thiers ne leur pardonne pas ! M. Dufaure s'affectionne beaucoup au Ministère.

10 heures
Vous m’arrivez à travers un brouillard effroyable. Vous avez le pouvoir de dissiper tous ceux du dedans. Mais ceux du dehors vous résistent. Je suis charmé que Lady Granville, soit de retour. Je reviendrai aussi. Et plus vous me presserez, plus je serai charmé de revenir. La coquetterie est indestructible. N'est-ce pas ? Adieu. Adieu. Ne vous tracassez pas. Adieu.
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