La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


8. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

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Milan, le 21 prairial de l'an IV de la République

Tu auras été longtemps, Ma chère amie, sans recevoir de nos nouvelles. Nous avions pensé que nous pourrions t'écrire de Turin, mais les communications entre le Piémont et la France n'étaient pas encore rétablies, et il nous a fallu filer jusqu'ici à Milan pour profiterdu courrier de l'armée.[1]
Notre passage du Mont-Cenis a été fort agréable ; nous aurions seulement désiré que le ciel eût été plus clair ; les nuages nous cachaient les montagnes et nous n'avons pas eu le beau spectacle qui se serait présenté à nous si nous eussions passé deux jours plustôt. Nous avons eu un peu froid au col du Mont-Cenis ; mais nous nous sommes réchauffés à l'auberge de l'hôpital[2] et de là nous sommes descendus rapidement dans la vallée de Suse où nous avons presque subitement trouvé un beau pays, tourné au midi et abrité par les montagnes ; et dans la journée nous sommes arrivés à Turin. Nous y avons couché, et n'en sommes partis que le lendemain après-midi. Nous avons vu plusieurs savants qui nous ont paru enchantés de la Révolution française ; nous y avons été vus favorablement par le peuple, et en général il nous a semblé que, dans ce pays-là, on est beaucoup plus patriote qu'en France. Il est vrai que tous ceux qui venaient nous voir étaient des amis de la liberté et de l'égalité, des hommes instruits, dégagés des préjugés, et qui voient de loin la révolution comme la verra la postérité.[3] Enfin nous avons continué notre route et parcouru le beau pays de la Lombardie jusqu'à Milan.[4] C'est un beau pays, ma chère amie, il mérite bien sa réputation; il est presque aussi beau que la vallée de la Saône depuis Dijon jusqu'à Mâcon.
Nous avons déjà couru hier une partie de la ville de Milan pour jeter un coup d'œil sur les objets qui doivent fixer notre attention, et nous allons aujourd'hui entrer en besogne et commencer nos opérations.[5] Nous nous portons très bien et nous tâcherons de vous donner fréquemment de nos nouvelles. Fais mes compliments à mon frère, à ma sœur,[6] au citoyen et à la citoyenne Baur,[7] à la citoyenne Berthollet,[8] à la bonne Louise, à Victoire, à Paméla,[9] et compte sur le tendre attachement de ton bon ami.[10]
                                          Monge.
 
Ce pays-ci est un peu plus hâtif que Rocroi, et les genêts qui sont presque passés de fleurs me rappellent le 12 juin, vieux style, seule date de ce calendrier qui soit restée dans ma tête, mais qui est trop bien gravée pour en sortir sitôt.
 


[1] Le quartier général est à Milan depuis le 19 Prairial [7 juin 1796].

[2] Thouin parvient à ne pas avoir froid lors du passage du Mont-Cenis en effectuant le passage à pied. Les autres commissaires, Monge compris, ne semblent pas avoir adopté la même stratégie. « J’avais été fortement prévenu contre les inconvénients de ce passage ; on m’avait engagé à prendre des précautions pour n’être pas transi de froid. Je mis donc sur mon corps toute ma garde-robe, qui consistait en un habit d’été et une redingote de drap. Vers le milieu de la route, je fus obligé de me dévêtir un peu, à cause de la chaleur que j’éprouvais. Mon secret fut très simple : je marchai et laissai mon mulet à son conducteur, qui se garda bien de le monter. Il n’y eut de déplaisir et de souffrance que pour les indolents qui se faisaient porter par des mulets ou sur des brancards par des hommes. Nos rusés conducteurs, la figure vermeille et l’air joyeux, riaient sous cape de la figure pâle et blême des cavaliers, de leur malaise et de leur impatience d’arriver. Je restai à la queue de la caravane, qui occupait une grande étendue du terrain. Ce fut pour moi un spectacle curieux de voir cette longue file de mulets et d’hommes parcourant à pas mesurés un chemin en zig-zag, qui se replie sur lui-même trente fois dans l’espace d’une lieue, d’entendre les chants des conducteurs, le braiement des animaux au milieu d’une solitude profonde et sur ces montagnes dont les cimes se perdent dans les nues. […] Nous montâmes pendant environ trois heures pour arriver à l’endroit le plus élevé du passage. Le chemin, dans toute cette étendue, était large, solide, sûr et commode. Il formait un grand nombre de détours et de circuits. Les pentes variaient par leur degré d’obliquité : il y en avait de très rapides, mais toutes étaient accessibles à des cavaliers. On ne passe pas sur le sommet du Mont-Cenis, on le laisse sur la gauche qui s’élève encore de plusieurs centaines de toises au-dessus du niveau du chemin. Parvenu à ce point, on est sur un plateau dans le milieu duquel se trouve un beau lac. […] En face est un hameau de sept ou huit maisons où l’on s’arrêtait pour se chauffer et prendre un repas. » THOUIN A. (1841) pp. 18-19. Monge effectue un deuxième passage du Mont-Cenis en février 1798. Voir la lettre n°148.

[3] Monge ne donne pas le nom des savants que les commissaires ont rencontrés à Turin. Seul Thoüin indique la nature de ses échanges avec le naturaliste Carlo Allioni (1728-1804) (THOUIN A. (1841), p. 26). Monge n’est pas un étranger à Turin car il est membre de la Société Royale de Turin (Reale Società Torenise) dès 1770. Lors de la constitution de l’Académie royale de Turin (Reale Academia delle Scienze de Torino) en 1783, il en devient membre étranger. (TATON R. (1951), p. 18.) Les premiers mémoires de Monge sur les équations aux dérivées partielles, rédigés au début de 1772 sont publiés en 1776 dans Les Mélanges de Philosophie et de Mathématiques de la Société Royale de Turin. Les liens entre mathématiciens français et turinois sont étroits, Lagrange, collègue de Monge à l’École polytechnique, est né à Turin et a participé à la fondation de la Société scientifique. Il n’est à Paris que depuis 1788. Dans l’histoire de l’Académie royale de Turin qui introduit la première publication en 1786 des Mémoires de l’Académie royale de Turin pour les années 1784 et 1785, les relations avec les savants membres de l’Académie Royale des Sciences de Paris sont soulignés au travers des travaux publiés dans les Mélanges […], d’Alembert  et Macquer dans le troisième volume pour les années 1762-1765, Condorcet et Laplace pour le quatrième volume pour les années 1766-1769. En 1786, en plus de ces savants figurent dans la liste des académiciens étrangers, l’abbé Bossut et le chimiste Guyton de Morveau qui devient le premier président du Comité de Salut public. [pp. xxviii-xxxi] Voir les lettres n° 15 au ministre des relations extérieures, Florence, 4 thermidor, an IV [22 juillet 1796] ; n°16 à Carnot, Florence, 4 thermidor, an IV [22 juillet 1796] et n°17 à Prieur, Florence, 4 thermidor, an IV [22 juillet 1796].

[4] Apres la bataille de Lodi le 21 floréal an IV [10 mai 1796], (voir lettre n°10) la Lombardie se trouve libérée de la domination autrichienne. Accueilli en libérateur par Milan, Bonaparte y établit  son quartier général, au 16 du Corso Venezia, dans le palais Serbelloni.

[5] Voir la lettre n°15. Thouin mentionne les manuscrits de la bibliothèque Ambroisienne de Milan ; « La bibliothèque Ambroisienne, qui réunit un Muséum des beaux-arts, renferme un grand nombre de livres écrits dans toutes les langues ; les matières théologiques y dominent. Au nombre des manuscrits, il s’en trouve quelques uns de saint Charles Borrhomée(sic), de Galilée et de Léonard de Vinci. Ces derniers ne sont que des petits livrets de poche, des agendas qu’il portait sur lui et où il écrivait toutes les idées qui lui venaient à l’esprit, à tous les instants de la journée. On remarque avec surprise que ce grand peintre s’occupait plus particulièrement des sciences que des arts, que toutes ses pensées étaient dirigées vers les premières, qu’il paraissait aimer avec prédilection. » (THOUIN A. (1841), p. 46.) Le naturaliste apporte des corrections au voyage de Lalande, dernier récit de voyage d’un savant en Italie en exprimant sa déception lorsqu’il visite le jardin botanique qui se réduit à un « petit cloître ». Il consacre un long passage au collège de la Brera, comme « un des plus beaux établissements » de la ville en indiquant les liens qui unissent déjà les astronomes italiens, Oriani, Coesaris et Reggio attachés à l’observatoire et un savant français comme Lalande. (THOUIN A. (1841), pp. 47-48.) Voir la lettre n°17.

[6] Louis MONGE (1748-1827) Il supplée son frère en tant qu’examinateur de la Marine (voir lettre n° 23). En février 1796, il épouse Marie-Adélaide DESCHAMPS (1755-1827). Dans la correspondance lorsque Monge salue son frère et sa sœur, il s’agit de ce couple.

[7] Barthélémy BAUR (1752-1823) et sa femme Anne Françoise HUART (1767-1852) sœur de Catherine

[8] Marie-Marguerite BAUR (1745-1829) épouse de Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822).

[9] Louise MONGE, (1779-1874), Victoire BOURGEOIS (17 ? -18 ?) et Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla, nièce de Catherine HUART.

[10] Cette dernière phrase est supprimée dans la retranscription d’Eugène Eschassériaux dans le manuscrit La vie de Monge, T. II, pp. 110-111. Figure une note d’Eschassériaux «  Correspondance intime, très intéressante sur la Campagne d’Italie. A publier en omettant certains détails trop intimes de la fin des lettres relatifs a certains compliments de famille. »

[11] Le 12 juin est la date anniversaire du mariage de Gaspard et de Catherine en 1777 à Rocroy. Il était d’usage dans les Ardennes d’offrir à sa femme un bouquet de genêt. Ainsi, la fleur de genêt leur rappelle leur mariage. Voir les lettres n°107, 181 et 187. De Paris le 20 messidor l’an 4e [8 juillet 1796] Catherine répond : « Tu t’es donc rappelé la fleur de genêt, ici on ne voit les fleurs qu’en peinture, je n’avais que ma mémoire pour rappeler cette époque, qui est la plus intéressante de ma vie. »

Auteur(s) de la transcriptionDupond, Marie
Auteur de l'analyseDupond, Marie

Relations entre les documents


Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

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Collection 1795-1796 : Les débuts de l’École polytechnique. Fin de la Convention et premiers mois du Directoire. Thermidor an III - pluviôse an IV

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Collection 1798-1799 : Le voyage de Civitavecchia à Malte. l'expédition d'Égypte et le retour en France. Prairial an VI – nivôse an VIII

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 04/11/2016 Dernière modification le 11/02/2022