La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


36. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Modène, le 26 vendémiaire de l'an V de la République française
 
Je t'écrivis hier, ma très chère amie, pour te tranquilliser sur les inquiétudes que tu paraissais avoir sur la prétendue pénurie où nous nous trouvons. C'est une erreur dont je te parle plus au long dans la lettre d'hier[1] que tu ne recevras qu'après celle-ci qui va partir par un courrier extraordinaire.

La Corse vient d'être évacuée par les Anglais ; c'est une grande nouvelle pour la République et pour l'armée d'Italie.[2] Il paraît qu'ils vont se retirer de la Méditerranée ; ainsi il est probable que nous irons à Rome d'une manière plus efficace que la précédente. Ainsi, ma chère amie, nous ne pouvons pas encore songer à notre retour.[3] Mes collègues vont arriver ici aujourd'hui ou demain ; mais je ne les verrai pas[4] ; je pars dans l'instant pour Livourne avec Saliceti.[5]
Je suis enchanté de tout ce pays-ci; Modène, pour être venue la dernière dans le giron de la liberté, n'en est pas la fille la moins zélée. Les députés de Bologne, Ferrare, Reggio et Modène sont réunis ici depuis hier ; ils vont s'occuper des mesures militaires pour résister à nos ennemis communs, si cela est nécessaire.[6]

Hier les députés ont dîné tous ensemble au milieu du palais du ci-devant duc[7] où nous logeons, tout le monde était extrêmement gai et très exalté. Les belles dames circulaient partout, parées des rubans aux trois couleurs et portant la cocarde placée d'une manière gracieuse, ce qui prouvait que c'était moins par obéissance que par zèle qu'elles s'enrôlaient sous les étendards de la liberté ; quelques-unes même avaient la coiffure en casque, ce qui est un bon augure.
Le soir, il y eut une grande fête. L'arbre de la liberté, planté depuis huit jours au milieu de la grande place, portait le drapeau français au sommet, et à un étage plus bas les drapeaux de Modène, de Bologne et de Ferrare, composés des mêmes couleurs, mais rangées de cette manière avec une distribution différente des trois couleurs pour les trois états fédérés, et qui vraisemblablement ne feront par la suite qu'une seule république une et indivisible.

La place était toute illuminée en bougies ; deux orchestres l'un à une extrémité de la place, l'autre à l'autre, jouaient les airs patriotiques, le peuple chantant comme il pouvait la Marseillaise, la Carmagnole, le Ça-ira.
Les juifs qui occupent une partie de la plus belle rue de Modène avaient décoré les portiques qui bordent leurs maisons de la manière la plus aimable.[8] Ces portiques tapissés des plus belles tentures étaient illuminés par un nombre très considérable de lustres de cristal garnis de bougies ; toutes les fenêtres étaient parées de draperies aux trois couleurs. Au milieu des portiques, ils avaient élevé rapidement une statue de la liberté sous un pavillon très galant en soie aux trois couleurs; ils avaient leur orchestre particulier qu'ils avaient fait venir de Bologne, et tous rangés sur des fauteuils très riches, bordaient leurs maisons, pendant qu'une foule immense allait et venait, [...], chantant les hymnes patriotiques. Enfin, ma chère amie, les larmes m'en vinrent aux yeux et je me disais: « je ressemble à un grand-père qui voit ses petits enfants faire l'amour ». Ainsi, ma chère amie, ne me plains pas ; le spectacle de l'Italie s'empressant de saisir la liberté que lui offre la République française est bien plus aimable que celui de la France qui la repousse. Mais j'espère que cette divinité bienfaisante de l'humanité aura de bons refuges sur la terre, et qu'elle offrira des asiles à ses défenseurs.

Adieu, ma chère amie, il faut faire un paquet, laisser à mes collègues les notes de ce que j'ai fait ici,[9] et je n'ai plus de temps. Je t'embrasse bien tendrement, fais en autant à Louise, à Fillette,[10] à tous nos amis et compte sur les tendres sentiments de ton ami.
                                                 Monge
 
[1] Lettre n°35.

[2] Voir la lettre n°38.

[3] Après être arrivés à Rome en août 1796 pour l’exécution des articles de l’armistice relatifs aux saisies d’objets d’art et de sciences, les commissaires doivent interrompre leur tâche avec la rupture de l’armistice de Bologne.

[4] Jean-Guillaume MOITTE (1746-1810), Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822) et Jacques-Pierre TINET (1753-1803). Voir les lettres n°30, 33, 34 et 35. Monge parvient tout de même à dîner avec eux avant son départ. Voir la lettre n°38.

[5]Antoine-Christophe SALICETI (1757-1809). Saliceti est chargé de préparer la libération de la Corse Bonaparte en fait le projet dès le 18 Messidor an IV [6 juillet 1796]  lors de la libération de Livourne par les Anglais. (763, CGNB). Voir les lettres n°12 et 38.

[6] Voir les lettres n°26, 27, 34 et 35.

[7] Hercule III de Modène (1727-1803).

[8] Sur la réception des Français en Italie par la communauté juive, voir la lettre n°39.

[9] Monge effectue des recherches dans la bibliothèque de la ville pour choisir des manuscrits anciens et de vieilles éditions. Il saisit 98 ouvrages et effectue un grand choix de médailles du cabinet de Modène. Il laisse ses collègues continuer les opérations dans la salle d’armes, le cabinet d’histoire naturelle et la galerie du duc.

[10] Louise MONGE (1779-1874) et Anne-Françoise HUART (1767-1852) sœur de Catherine Huart. Elle est surnommée « Fillette » .

AnalyseTranscription établie par René Taton et transmise dans le corpus 1795-1799.

Relations entre les documents


Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

120-2074_IMG.JPG12. Monge à sa femme Catherine Huart
a pour thème Campagne militaire (Italie) comme ce document
120-2100_IMG.JPG38. Monge à sa femme Catherine Huart
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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022