La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


26. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

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Rome, le 22 fructidor de l'an IV de la République française
 
Nous avons reçu dernièrement, ma chère amie, un paquet de gazettes françaises qui nous a mis un peu au courant de notre pays dont nous n'avons pas entendu parler depuis longtemps. J'y ai vu que la tournée de l'examinateur de la marine se fait actuellement. Je suppose que c'est mon frère qui en est chargé ! Il commence par Dunkerque, tandis que la marche ordinaire commençait par Toulon; j'en conclus que si c'est mon frère, il pourrait bien, après avoir été pour ses fonctions particulières jusqu'à Antibes, prendre la fantaisie de pousser jusques ici.[1] 

Nous avons vu aussi que beaucoup de gens à Paris prennent un intérêt bien tendre à la gloire de Rome et seront très mécontents si nous venons à bout de conduire à Paris les chefs-d'œuvre des artistes grecs. Ma foi, je leur conseille de prendre leur parti car l'Apollon du Belvédère[2] et la Transfiguration de Raphaël[3] sont sur la liste et dans le nombre des cent objets compris dans l'armistice, et l'armistice sera exécuté.[4] 

Nous nous occupons de la liste des manuscrits, et cela n'est pas tout à fait aussi facile. Nous avons déjà parcouru tous les manuscrits hébraïques, samaritains, syriaques, coptes et arabes. Nous sommes maintenant aux grecs et aux latins et cela est un peu plus difficile parce que le nombre en est un peu plus grand. Dans les manuscrits orientaux, il n'y en a qu'un petit nombre qui renferment quelques objets utiles aux sciences et aux arts. La plupart ne contiennent que des homélies, des vies de saints et d'autres niaiseries de ce genre, en sorte que nous en avons à satiété.

Cependant, à cause de l'ancienneté de certains, nous serons obligés d'en emporter quelques-uns. Par exemple, une Vie de St Siméon stylite, au moins probablement car notre liste n'est pas encore terminée. Ce manuscrit est de l'an 474, et c'est un des plus anciens que nous ayons encore vus.[5] Cela aurait été pour nous une chose très intéressante que de parcourir tous ces textes s'ils avaient contenu quelque chose de raisonnable, mais on a le cœur serré quand on voit que tous ces imbéciles ont brûlé ou laissé périr tous les textes qui pouvaient contenir des sciences positives et n'ont conservé que des extravagances.[6] 

Nous sommes encore bien plus attristés lorsque nous voyons que le vilain peuple de Rome est tout aussi sot et tout aussi bête que les pauvres habitants de la Thébaïde à qui les fripons de stylites et les autres moines faisaient croire les contes les plus ridicules. On dirait que Rome n'est pas sur le globe de la terre. Ses habitants n'ont aucune idée de la France ; ni de ce qui se passe autour d'eux. Ils saisissent avec la plus grande avidité les contes les plus absurdes s'ils sont défavorables aux Français et s'il existe quelque gazette, même italienne, qui dise les choses comme elles sont, ils disent que cette gazette est jacobine et que son rédacteur est un scélérat. L'autre jour, dans les cafés, c'était un bruit général que l'Empereur[7] venait de s'emparer de la Lorraine et les imbéciles le croyaient bonnement.
Quand je dis bonnement, je me trompe. Si ces pauvres malheureux n'étaient pas trompés, ils seraient à plaindre. Mais c'est un vilain peuple, plat et méchant, ignorant et vain. Il n'y a pas une boutique si petite qu'elle soit, il n'y a pas une maison ou un palais où il n'y ait une madone, c'est-à-dire un mauvais petit vilain tableau de la Vierge qui n'ait fait le miracle de tourner les yeux en signe d'intérêt pour les Romains et d'indignation contre les Français. Il n'y a pas une rue et les rues sont très courtes où tous les soirs le quartier ne chante à genoux sur le pavé une longue chanson sur un air lamentable avec l'éternel et ennuyeux refrain de E viva Maria e chi la créa, c'est-à-dire : Vive Marie et celui qui l'a créa. Il n'y a pas de soir que toute la ville ne soit illuminée à cause de ces miracles prétendus, et il se fait une consommation incroyable d'huile dont elle éprouvera sûrement disette, si cette France tant abhorrée ne vient pas cet hiver à son secours, et si Buonaparte et Saliceti[8] ne se chargent pas de son approvisionnement.

Tu concluras de cette jérémiade, ma très chère amie, que ce pays-ci n'a pas beaucoup de charmes pour nous. Aussi, je t'assure que dès que notre mission sera finie ici, nous en sortirons au galop tous unanimement. Au reste, nous ne nous ennuyons pas encore, nous nous portons tous bien, et comme nous faisons peu d'exercice, nous devenons gras comme des moines.

Tu sais vraisemblablement mieux que nous que la République milanaise ou Lombardie s'organise, car les communications de Milan avec Paris sont plus promptes ou plus faciles que de Milan avec Rome.[9] C'est un charmant peuple qui habite un pays délicieux. Nous l'aimons tous et nous sommes enchantés qu'ayant été mis à une épreuve délicate, il s'en est tiré avec honneur. Toute l'Italie retentissait de l'entière destruction de l'armée de Buonaparte, lorsque cette ville de Milan voulut voler à son secours; et l'on sentira encore mieux le mérite de cet acte vigoureux, lorsqu'on saura que le peuple milanais est extrêmement doux, et non accoutumé aux hasards et aux fatigues de la guerre.

La République de Bologne s'organise aussi. Celle de Ferrare suivra bientôt et devrait ne faire qu'une puissance avec la précédente. Ce n'est pas tout. Modène prend aussi le chemin de se constituer République. Son souverain, beau-père du ci-devant gouverneur de Modène[10], s'est sauvé avec son gendre à l'armée autrichienne et a abandonné ses états.[11] Le pays a été soumis à une contribution et la régence a écrit au souverain de revenir pour payer la contribution du produit de ses épargnes qui étaient dit-on très considérables. Point du tout ; le gaillard a envoyé un courrier pour demander de l'argent pour payer les dettes qu'il vient de faire à Venise. Le peuple acceptant, de payer pour un prince qui ne les défend pas, a pris son parti. La petite ville de Reggio a commencé par planter l'arbre de la liberté, ce qui s'est dit-on passé très tranquillement; on fait la même chose à Modène, il y a eu quelques troubles, mais nous ne savons pas au juste où en sont les choses.[12] Il y a assez loin d'ici, il faut traverser toute la Toscane et le Bolonais pour arriver jusqu'à Modène, et les nouvelles viennent difficilement jusqu'à nous. Au reste, vous savez tout cela à Paris mieux encore que nous.

Adieu, ma chère amie, mille compliments aux citoyen et citoyenne Baur,[13] à la citoyenne Berthollet,[14] à Louise, à Victoire, à Paméla.[15] Rappelle-moi au souvenir des citoyens et citoyennes Oudot, Berlier, Florent-Guyot.[16] Dis mille choses à Barruel[17] et compte sur les tendres sentiments de ton ami.
                                                 Monge

[1] Louis MONGE (1748-1827) remplace son frère Gaspard à son poste d’examinateur de la Marine. Monge a raison c’est en effet son frère Louis commence sa tournée par le Nord. Catherine lui écrit de Paris le 26 thermidor an IV  [13 août 1796] : « Ton frère et ta belle-sœur dînent avec nous aujourd’hui, il va partir pour sa tournée, il commence par le Nord, il serait possible que vous [vous] rencontriez en revenant. »

[2] L’ Apollon du Belvédère, copie romaine d’une statue grecque, est exposée avec le groupe du Laocoon et ses fils , dans la cour du Belvédère qui relie le Palais du Vatican au Palais du Belvédère.

[3] « La transfiguration du Christ » (1520) de Raffaello SANZIO DA URBINO (1483-1520).

[4] Le 29 Thermidor an IV [16 août 1796], cinquante artistes se joignent à Quatremère de Quincy pour adresser une pétition au Directoire contre la politique de saisie. Catherine en fait part à Monge dans sa lettre de Paris le 15 fructidor an IV [1er septembre 1796] en réponse à la lettre n°19 de Rome du 16 thermidor an IV [3 août 1796]. Sur la question de la réaction de l’opinion publique parisienne à la politique de saisie des objets d’art et de science en Italie stipulée dans les conditions de l’armistice de Bologne, voir les lettres n° 19, 22, 28 et 34.

[5] Biographie syriaque de Saint Syméon, manuscrit syriaque 160 du Vatican, daté du mercredi 17 avril 474.

[6] Monge exprime les principes qui dirigent l’action de la commission. Voir les lettres n°22, 79, 113 et 114. Il recherche en priorité des manuscrits et ouvrages utiles aux sciences. Si le critère de l’intérêt scientifique ne peut pas être rempli c’est alors celui de l’ancienneté qui est utilisé pour effectuer une sélection. Cela n’est qu’un premier état de l’élaboration des critères de choix des manuscrits du Vatican. Monge expose les principes de sélection qui ont déterminé le choix et la rédaction du catalogue raisonné dans des lettres au ministre des relations extérieures. Voir les lettres n°120, 139 et 140. Sur la saisie des manuscrits et l’élaboration du catalogue voir aussi les lettres n° 23, 25, 27, 70, 76, 79, 99, 100, 104, 110, 111, 113, 114.

[7] François II empereur germanique (1768-1835).

[8] Napoléon BONAPARTE (1769-1821) et Antoine-Christophe SALICETI (1757-1809) commissaire à l’Armée d’Italie.

[9] Le 9 fructidor an IV [26 août 1796] Mise en place à Milan d’une administration chargée de gérer la Lombardie et dirigée par le général Baraguay d’Hilliers. Sur la République cispadane, voir les lettres n° 40, 46, 53, 63, 65, 76, 84, 88 et 96.

[10] FERDINAND D'AUTRICHE-ESTE (1754-1806) gouverneur de Modène. Il épouse en 1771, Marie Béatrice d’Este-Modène (1750-1829) fille de Hercule III duc de Modène (1727-1803).

[11] HERCULE III DE MODÈNE (1727-1803) quitte Modène et se retire à Venise après avoir nommé une régence présidée par le marquis Girard Rangone. Voir la lettre n°27.

[12] Voir la lettre n°27. Bonaparte écrit au Directoire exécutif le 11 vendémiaire an V [2 octobre 1796] : « Le peuple de la Lombardie se prononce chaque jour d’avantage ; mais il est une classe très considérable qui désirerait, avant de jeter le gant à l’empereur, d’y être invitée par une proclamation du gouvernement, qui fut une espèce de garant de l’intérêt que la France prendra à ce pays-ci à la paix générale. Cette résolution du gouvernement, et l’arrêté qui établirait un gouvernement régulateur et qui reconnaîtrait dès aujourd’hui, l’indépendance de la Lombardie ; avec quelques modifications pour la durée de la guerre, vaudrait à l’armée autant qu’un secours de trois à quatre mille hommes.[…] Bologne et Ferrare n’ayant pas de troupes, sont les plus heureux de tous ; on vient d’y établir des surveillants : s’ils font comme les anciens agents militaires de la Lombardie, qui se sont pour la plupart sauvés avec une caisse, ils porteront la désolation dans ce beau pays. Je vais avoir soin de m’en faire rendre compte. Reggio a fait sa révolution et a secoué le joug du duc de Modène. C’est peut-être le pays d’Italie qui est le plus prononcé pour la liberté. Modène avait essayé d’en faire autant ; mais les 1500 hommes de troupes que le duc y tient en garnison ont fait feu sur le peuple et dissipé l’attroupement. Je crois que le plus court de ceci serait de  déclarer l’armistice rompu […], et de mettre cette place à l’instar de Bologne et de Reggio. Ce seraient des ennemis de moins que nous aurions, car la régence ne dissimule pas la crainte que nous lui inspirons et la joie qu’elle ressent des succès des ennemis. […] Je crois qu’il ne faut pas laisser cet état dans la situation de déchirement où il se trouve […]. Vous aurez alors Modène, Reggio, Bologne et Ferrare où la masse du peuple se forme tous les jours pour la liberté, et où la majorité nous regarde comme libérateurs, et notre cause comme la leur. Les États de Modène arrivent jusqu’au Mantouan ; vous sentez combien il nous est intéressant d’y avoir au lieu d’un gouvernement ennemi, un gouvernement dans le genre de Bologne qui nous serait entièrement dévoué. » (960, CGNB).

[13] Anne-Françoise HUART (1767-1852) et son mari Barthélémy BAUR (1752-1823).

[14] Marie-Marguerite BAUR (1745-1829).

[15] Louise MONGE (1779-1874), Victoire BOURGEOIS ( ? - ? ) et Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla.  

[16] Charles-François OUDOT (1755-1841), Théophile BERLIER (1761-1844), GUYOT DE SAINT-FLORENT (1755-1834) les trois hommes sont des députés de la Côte d’Or.

[17] Étienne-Marie BARRUEL (1749-1818), instituteur de Physique à l’École polytechnique.

AnalyseLettre autographe transcrite par René Taton.
NotesAutographe, SHD Vincennes.

Relations entre les documents


Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

Ce document a pour thème CSA- Italie (Saisies) comme :
La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)
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1.115_3.jpg 104. Monge à sa femme Catherine Huart
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La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)
111. Les Commissaires au ministre des relations extérieures
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La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)
114. Les Commissaires au ministre des relations extérieures
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27. Monge à sa fille Émilie Monge
121-2145_IMG.JPG 70. Monge à Catherine Huart (1748-1847), sa femme
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Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022