La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


21. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

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Rome, le 22 thermidor de l'an IV de la République
 
Berthollet, ma très chère amie, qui est parti ce matin pour aller voir des bœufs à quelques lieues d'ici, et qui ne reviendra que ce soir, ne pourra vraisemblablement pas profiter du courrier qui va partir pour Florence, ni donner de ses nouvelles à la citoyenne Berthollet.[1] Mais qu'elle ne soit pas inquiète ; il se porte très bien. Il en est de même de toute la petite caravane. Un des articles de l'armistice avec le pape comporte qu'il nous sera livré une somme de 4 millions passés en denrées. Si la mer était libre, l'exécution de cet article serait facile ; mais la manière dont les Anglais bloquent tous les ports fait que tout doit être transporté par terre et que nous ne pouvons prendre que des objets dont la valeur puisse supporter d'aussi grands frais.[2] Les bœufs ici sont très beaux ; ils sont surtout remarquables par des cornes immenses ; nous avons envie d'en prendre une cinquantaine d'attelages pour conduire jusqu'à Paris notre convoi de Rome ; puis, si Berthollet et Thoüin jugent que l'espèce soit bonne à multiplier en France, nous prendrons une douzaine de taureaux et deux douzaines de vaches que nous emmènerons avec le convoi.[3]

Un petit échec qu'a eu d'abord le général Buonaparte, et la nécessité où il s'est trouvé de retirer les troupes de devant Mantoue pour renforcer son armée ont rehaussé les espérances de nos ennemis ; ils avaient fait courir dans toute l'Italie les nouvelles les plus affligeantes pour les Français.[4] Les gouvernements eux-mêmes en étaient les dupes et dans Florence même on avait affiché la relation des plus grands désastres ; on disait que notre armée était en déroute, que la retraite était coupée, que le général était fait prisonnier. Jusque-là nous étions en garde contre ces nouvelles que nous jugions bien être fausses. Mais avant-hier, nous reçûmes un courrier de notre ambassadeur à Florence qui nous mandait que toute communication entre Bologne, Milan et Mantoue était interceptée pour les Français et qui nous engageait, vu la fâcheuse position de notre armée, à prendre le parti le plus convenable aux circonstances.[5] Nos ennemis devenaient influents ; le petit nombre de nos amis ici étaient très inquiets et les articles de l'armistice[6] devenaient impossibles à exécuter ; lorsqu'hier nous avons reçu de notre même ambassadeur un courrier qui non seulement détruit toutes ces mauvaises nouvelles, mais qui nous annonce même une victoire complète,[7] en sorte que notre force va devenir plus grande ici que jamais, que l'armistice s'exécutera et que nous enverrons à Paris un convoi superbe. Mais ce sera encore bien long. Jusqu'ici nous n'avons encore fait que la liste des objets ; il faut maintenant encaisser tout ; et il y a un objet qui pour cela exigera plus d'un mois, car il ne faut pas que nous dépouillions Rome pour apporter à Paris des débris. Il faut que tout arrive en bon état et nous espérons en venir à bout.[8] 

C'est un triste pays que celui-ci, ma très chère amie, et le cœur saigne tous les jours quand on voit l'état dans lequel il sera réduit dans peu. Sans culture aucune, sans commerce, sans industrie, accoutumé à subsister des revenus qui lui venaient des pays catholiques; bientôt, il en sera presqu'entièrement privé. Déjà la France ne lui envoie plus rien, et c'est un gros article. L'Espagne[9] et l'Allemagne ne continueront pas longtemps ; car, sans qu'il se fasse de révolution, les souverains retiendront pour eux tout ce qu'ils pourront ne pas envoyer; et de quoi alors ce pauvre pays-ci pourrait-il subsister ? Cette ville si célèbre se trouvera encore dans 50 ans réduite à une population de 15 000 âmes. Les monuments modernes tomberont en ruine et les monuments antiques y gagneront car on cessera de les démolir pour bâtir les chaumières des Romains actuels. Je dis chaumières car tout ce qu'on fait aujourd'hui est à peu près comme ce qu'on bâtit dans une ville de province,[10] et ce sont de véritables chaumières en comparaison des travaux qu'ont fait les antiques Romains qui ne bâtissaient qu'en marbre blanc de Paros, amené à grands frais du fond de la Grèce, et dans les bâtiments desquels chaque pierre de marbre était plus grande que notre salon.
Adieu, ma très chère amie, je te quitte car il faut que je travaille à me mettre en état de faire une bonne liste de manuscrits, et c'est un métier qu'il faut que j'apprenne.
Mille compliments à tous nos amis.
                                                 Monge
 
Berthollet vient de revenir ; il écrira peut-être à sa citoyenne.

[1] Marie-Marguerite BAUR (1745-1829) épouse de Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822). Les papiers de Berthollet sont totalement dispersés. Dans le catalogue signalitique de la correspondance de Berthollet ne sont rassemblées que 185 lettres. La seule lettre mentionnée au cours de la période de la commission des sciences et des arts et l’Expédition d’Égypte est une lettre à sa femme du 23 brumaire an VI [13 novembre 1797­] alors qu’il est sur la route du retour vers Paris. SADOUN-GOUPIL M. (1977), Le chimiste Claude-Louis Berthollet, sa vie son œuvre, Paris, Vrin. pp. 306-342.Voir la lettre n°138.

[2] Voir la lettre de Bonaparte à Carnot (740, CGNB).

[3] Dans son journal de Voyage André THOUIN (1747-1824) effectue une description des animaux : « Le premier [troupeau] se composait de deux à trois cent têtes de bétail, tant de bœufs et vaches que taureaux et génisses, tous de la plus haute stature, très musclés et d’une force proportionnée. Leurs cornes sont du plus grand volume. Ces animaux d’ailleurs me parurent paisibles, doux et même timides et craintifs. […] Les troupeaux de bêtes à cornes restent à l’air libre toute l’année[…]. Les bœufs de ce canton sont fort estimés pour le labourage et les charrois parce qu’ils sont plus robustes que ceux des autres pays et peu délicats sur le choix de la nourriture ; la preuve est qu’ils ne mangent dans les pâturages qu’un foin grossier et dur qui ne peut avoir beaucoup de saveur. […] Un second troupeau plus considérable que le premier était composé de bêtes plus jeunes et d’une stature inférieure en grosseur. Il me parut qu’on pourrait faire dans l’un et l’autre des acquisitions utiles pour l’amélioration de nos races. » THOUIN A. (1841), pp. 314-316. Voir  les lettres n°24, 29, 48, 111 et 115.

[4] Voir lettres n°12,18 et 22 et 29, 30, 34, 51, 53 et 55. 

[5] André-François MIOT (1762-1841). Miot effectue un récit semblable avec une variante sur l’état de Bonaparte, en s’étonnant comme Monge de la crédulité non seulement du peuple de Rome mais aussi de celui de Florence. «  Son excessive crédulité lui fit adopter les bruits les plus absurdes : on lui(sic) persuada que j’avais ramené dans ma voiture Bonaparte blessé ; qu’il était mort chez moi et que je l’avais fait enterrer dans mon jardin. Une foule immense se rassembla devant ma porte ; je fus obligé de sortir pour le haranguer, et j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de pénétrer de force dans ma maison, pour satisfaire sa stupide curiosité. » Voir la lettre n°22 à Marey dans laquelle Monge est plus précis sur la situation à Rome. Il cherche à ne pas inquiéter sa femme. Voir aussi les lettres n°18, 19, 22 et 25. Les mêmes récits sont relayés dans la presse française. Voir la lettre n°29.

[6] L’Armistice de Bologne est signé avec le pape le 5 Messidor an IV [23 juin 1796].

[7] Le récit de Monge et celui de Miot dans ses mémoires présentent une différence de date. Les commissaires reçoivent un courrier de Miot le 21 thermidor alors que Miot explique avoir reçu des dépêches du quartier général le 23 et 24 Thermidor an IV [10 et 11 août 1796]. Comme Monge Miot exprime ce rapide renversement dans le rapport de force entre la France et l’Autriche « Mais cet échec dont la nouvelle s’était si promptement répandue, avait été tout aussi promptement réparé par les merveilleuses victoires de Salo, de Castiglione et de Lonato (17 et 18 thermidor [4 et 5 août 1796]. Jamais un changement  si rapide et si complet ne s’était opéré à la guerre ; jamais tant de génie, de talent et de valeur ne s’étaient déployés. Enfin une campagne de moins de dix jours avait reconquis l’Italie et renversé tous les projets de nos ennemis. » MIOT A.F. (1858), pp. 125-126.  Voir la lettre n°22.

[8] Les tâches de la commission sont relatives non seulement au choix et à l’inventaire mais aussi à l’emballage et au transport des objets et livres saisis. Voir les lettres n°22 et 15.

[9] Le 18 août 1796, la France signe un traité d’alliance offensive et défensive avec l’Espagne, le traité de Saint Ildefonse ; Charles VI abandonne le camp anglais.

[10] Paris apparaît supérieur aussi bien à la province qu’à l’étranger.Voir la lettre n°9.

Relations entre les documents


Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

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22. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey
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18. Monge à sa femme Catherine Huart
120-2078_IMG.JPG 19. Monge à sa femme Catherine Huart
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22. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey
120-2086_IMG.JPG 25. Monge à sa femme Catherine Huart
La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)
29. Monge à sa femme Catherine Huart
120-2092_IMG.JPG 30. Monge à sa femme Catherine Huart
120-2094_IMG.JPG 34. Monge à sa femme Catherine Huart
121-2122_IMG.JPG 51. Monge à sa femme Catherine Huart
53_280197_4_IMG.JPG 53. Monge à sa femme Catherine Huart
La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)
55. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

120-2077_IMG.JPG13. Monge à sa femme Catherine Huart
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15. Les commissaires au ministre des relations extérieures
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27. Monge à sa fille Émilie Monge
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120-2074_IMG.JPG12. Monge à sa femme Catherine Huart
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22. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey
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24. Les commissaires du gouvernement français à la recherche des objets de sciences et arts au ministre des relations extérieures
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121-2108_IMG.JPG42. Monge à sa femme Catherine Huart
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121-2111_IMG.JPG45. Monge à sa femme Catherine Huart
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121-2114_IMG.JPG46. Monge à sa femme Catherine Huart
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121-2118_IMG.JPG48. Monge à sa femme Catherine Huart
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121-2128_IMG.JPG54. Monge à Catherine Huart
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121-2143_IMG.JPG66. Monge à sa femme Catherine Huart,
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La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)
17. Monge à Prieur
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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022