La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


51. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
À l'abbaye de San Benedetto, près de Mantoue, de l'autre côté du Pô,
le 28 nivôse de l'an V de la République
 
Nous étions partis, ma très chère amie, pour les États de l'évêque de Rome et déjà nous arrivions à Bologne le jour où le général en chef nous y avait donné rendez-vous,[1] lorsque nous l'avons rencontré qui retournait à son armée de l'Adige, sur des avis qu'il avait eus de l'intention des ennemis de passer l'Adige pour aller au secours de Mantoue et délivrer Wurmser.[2] Il nous dit de retourner non vers Milan, mais vers Mantoue à une abbaye de Bénédictins et d'y exercer notre ministère sur les objets de sciences et d'arts que nous pourrions y trouver. Nous y sommes venus. Nous n'y avons trouvé aucun objet d'art digne de la République et nous n'y avons fait que deux caisses de livres et de manuscrits pour la Bibliothèque nationale. Pendant que nous nous occupions de cet objet, se passaient à peu de distance de nous les affaires des 25, 26 et 27 dont on aura certainement reçu les nouvelles à Paris longtemps avant l'arrivée de la présente.[3] Nous entendions parfaitement l'air de la chanson, mais nous ne savions pas les paroles; c'est-à-dire que nous distinguions à merveille les coups de canons et les fusillades de notre armée et de celle des ennemis et que nous n'avions aucune nouvelle de la nature des événements, parce que personne ne passait le Pô pour nous [donner des nouvelles][4] instruire des résultats. Cependant, nous jugions des coups et, pur événement, il s'est trouvé que nous avions bien jugé et, comme nous le pensions, toute la colonne qui avait passé l'Adige et qui était venue jusque sous le canon de Mantoue pour en faire lever le blocus, a été entièrement prise, et pas un Autrichien n'a repassé la rivière.[5] Ainsi, ma chère amie, voilà encore l'armée d'Italie victorieuse et, tant ici que du côté de Vérone,[6] environ 18 000 hommes ôtés à l'ennemi ; beaucoup de canons et surtout beaucoup de chevaux dont nous avons grand besoin.
Cet insolent d'Empereur[7], fier des secours en hommes promis par la Hongrie et des secours en argent promis par l'Angleterre, plein de confiance dans les savantes dispositions du général Alvinczi,[8] avait reçu le général Clarke avec une hauteur dont on ne se fait pas d'idée. Il ne reconnaissait pas la République française ; il ne voulait point entendre parler de paix; il ne concevait pas que Clarke soit venu pour autre chose que pour proposer un armistice en offrant de débloquer Mantoue, d'évacuer le Milanais, et de se retirer derrière le Tessin. Enfin quand il aurait eu détruit toute l'armée d'Italie et fait Buonaparte prisonnier, il n'aurait pas témoigné plus d'impudence. Un pareil aveuglement a sauvé la France d'une paix honteuse, et amènera une bonne fois j'espère la liberté de la Lombardie.[9]
Comme dans les commencements de la Révolution, nous formons ici des vœux pour un état de chose, glorieux à la République française, utile à l'humanité et favorable au perfectionnement de l'Esprit humain.[10] Ce serait de chasser de l'Italie le grand-duc de Toscane qui, étant autrichien[11], fait tout juste par rapport à nous ce qu'il faut pour n'être pas pendu, qui nous déteste cordialement et dont les sujets seraient enchantés de nous tomber dessus et de nous donner le coup de pied de l'âne si jamais nous éprouvions un revers; de donner la Toscane au duc de Parme[12] qui y gagnerait et qui aurait des ports de mer pour communiquer avec l'Espagne, notre amie et son alliée[13] ; d'envoyer le roi de Sardaigne[14] gouverner Rome, ou comme prince ou comme on voudra, en lui conservant la Sardaigne avec laquelle il communiquerait par Civitavecchia, et de ne faire qu'une seule république indivisible du Piémont, de la Lombardie, de Parme, Plaisance, Modène, Bologne, Ferrare, Ravenne, Rimini, Ancône, c'est-à-dire toute la belle vallée du Pô, depuis les Alpes jusqu'à la mer, et terminée d'un côté par les Alpes et de l'autre par l'Apennin. Cette république qui toucherait la France serait assez forte pour se défendre et ne le serait jamais assez pour donner de l'inquiétude à la France. À la vérité, elle ne manquerait pas dans la suite d'englober Venise et le Tyrol italien, ce qui serait convenable et délivrerait le genre humain d'un gouvernement monstrueux, mais cela serait son affaire.[15] Alors le pape deviendrait ce qu'il pourrait et ce ne serait pas un grand malheur. Mais diras-tu, pourquoi envoyer un roi à Rome ? C'est que je ne crois pas que la pauvre Rome puisse supporter une république.[16] Si l'on y fait une révolution démocratique, il faut qu'elle se réduise à 12 ou 13 000 âmes, et que le reste meure de faim ou de désespoir. Tandis qu'un roi, en entretenant autour de lui la riche noblesse, fera vivre ce peuple de valets et de mendiants qui peu à peu pourra acquérir un genre d'industrie et devenir dans la suite capable de supporter la liberté qui donne des ailes à l'homme industrieux et laborieux, et qui écrase le fainéant et le mendiant. Voilà ce qu'on redoute, ce qui serait bien possible si la France avait un peu de dignité et de zèle pour le bonheur et le perfectionnement de l'espèce humaine et ce qu'on s'efforce d'empêcher en criant à la paix même honteuse. Mais un génie[17], entre les mains duquel la France n'est qu'un instrument de bien, veille sur le genre humain, jette un esprit de vertige dans les têtes de nos ennemis, les rend sourds à nos humbles propositions de paix et, sans écouter nos vœux aveugles et pusillanimes, nous mène par la main à ses fins et nous fait faire des prodiges que la postérité admirera, et qui exciteront peut-être l'enthousiasme même dans les cœurs de boue de tous les journalistes.
Je vais être véritablement longtemps sans recevoir de tes nouvelles, ma chère amie, et je n'aurai ce plaisir là que quand nous aurons rejoint le quartier général; mais que cela ne t'empêche pas de m'écrire de longues lettres ou de m'en faire écrire par quelques membres de ta colonie. Elles finissent toujours par arriver, tôt ou tard, et c'est un grand plaisir de lire tout cela et de le relire encore. À la vérité, on n'y voit que trop à quel point d'avilissement est tombée cette grande nation, combien elle est devenue insensible à la gloire premier besoin des nations, combien elle est éloignée de cet enthousiasme qui fait faire des miracles, qui double les facultés humaines, qui donne de grands exemples à la postérité et qui arrache l'admiration des peuples contemporains. N'importe, c'est de la France qu'il s'agit et c'est toi qui en parles, et ce sont les deux plus grands motifs d'intérêt pour moi.
Nous sommes ici avec le général Lasalcette qui faisait de son mieux avec deux cents ou trois cents hommes pour garder le passage du Pô sur une quinzaine de milles d'étendue. Mais les choses se sont si bien passées qu'il n'est pas venu un ennemi sur le rivage. C'est un patriote éclairé, modeste et sensible, dévoué à la gloire de son pays et dont la société nous rend notre séjour ici fort agréable.[18]
Adieu, ma chère amie, mille choses aimables à toute la famille, à mes amis et compte sur les tendres sentiments de ton bon ami
                                            Monge
 
Berthollet se porte bien. Il s'ennuie un peu ici, quoiqu'il y ait trouvé deux bénédictins de son pays, qu'il avait connus dans son enfance, qui étaient venus il y a 17 ou 18 ans, qui retourneraient volontiers en France s'ils pouvaient y vivre et qui sont presque patriotes.[19]
 

[1] Napoléon BONAPARTE (1769-1821) Bonaparte au Directoire le 28 nivôse an V [18 janvier 1797] «  Je m’étais rendu à Bologne avec 2000 hommes, afin de chercher par ma proximité, à imposer à la cour de Rome, et lui faire adopter un système pacifique dont cette cour paraît s’éloigner de plus en plus depuis quelque temps. J’avais aussi une négociation entamée avec le grand duc de Toscane, relativement à la garnison de Livourne, que ma présence à Bologne terminerait infailliblement. » (1300, CGNB).

[2] Dagobert-Sigismond de WURMSER (1724-1797). À son départ de Roverbello Bonaparte est informé que les Autrichiens s’avancent pour débloquer Mantoue le 23 nivôse an V [12 janvier 1797]. Voir les lettres à Clarke et à Joséphine du même jour écrite à Vérone. (1285 et 1286, CGNB).

[3] Victoire de Rivoli, le 25 Nivôse an V [14 janvier 1797 ] Les combats d’Angiari le 26 [15] et la bataille de la Favorite le 27 Nivôse [16 janvier 1797]. Bonaparte annonce ces victoires au Directoire dans la lettre du 28 nivôse an V [18 janvier 1797] (1294, CGNB) . Voir les lettres n°50 et 53.

[4] Les lettres portent rarement des traces de correction ou de relecture. La suppression a ici été transcrite.

[5] Bataille de Rivoli le 25 ventôse an V [14 janvier 1797]. Bonaparte au Directoire le 29 nivôse an V [18 janvier 1797] « […] le général Joubert m’instruisit qu’une colonne assez considérable filait par Montagna et menaçait de tourner son avant-garde à La Corona. Différents indices me firent connaître le véritable projet de l’ennemi , et je ne doutais plus qu’il n’eût envie d’attaquer, avec ses principales forces, ma ligne de Rivoli et par là arriver à Mantoue . Je fis partir dans la nuit la plus grande partie de la division du général Masséna, et je me rendis moi-même à Rivoli où j’arrivais à deux heures après minuit. Je fis aussitôt reprendre au général Joubert la position intéressante de San Marco ; je fis garnir le plateau de Rivoli d’artillerie, et je disposai le tout afin de prendre à la pointe du jour, une offensive redoutable, et de marcher moi-même à l’ennemi. » (1300, CGNB)

[6] Dès le 18 Nivôse an V [7 janvier 1797] « la division ennemie qui était à Padoue se mit en mouvement ; le 19 elle attaqua l’avant-garde du général Augereau qui était à Bevilacqua, en avant de Porto Legnago. […] Je fis passer immédiatement sur l’Adige les 2000 hommes que j’avais avec moi à Bologne, et je partis immédiatement après pour Vérone. Le 23, à six heures du matin, les ennemis se présentèrent devant Vérone et attaquèrent l’avant-garde du général Masséna ; placée au village de Saint-Michel. Ce général dut sortir de Vérone, rangea sa division en bataille, et marcha droit à l’ennemi ; qu’il mit en déroute, lui enleva trois pièces de canon et lui fit 600 prisonniers. Les grenadiers de la 75e enlevèrent les pièces à la baïonnette ;  ils avaient à leur tête le général Brune qui a eu ses habits percés de sept balles. » L’avant-veille de Rivoli, Bonaparte donne le détail des opérations dans ses lettres au Directoire du 28 et du 29 Nivôse an V [17 et 18 Janvier 1797] (1294 et 1300, CGNB)

[7] FRANÇOIS II (1768-1835).

[8] Nicolas-Joseph ALVINZI (1735-1847) Général autrichien. Il quitte le Rhin et s’engage dans les combats en Italie à partir de novembre 1796.

[9] Henri-Jacques-Guillaume CLARKE (1765-1818). Envoyé par le Directoire afin d’intervenir dans les négociations menées par Bonaparte avec le pape comme avec l’Autriche. Voir la lettre n°46 et au sujet des négociations les lettres de Bonaparte à Clarke du 9 frimaire an V [29 novembre 1796] (1086, CGNB) et au Directoire du 16 frimaire an V [ 6 décembre 1796] (1100, CGNB). Après la bataille de Rivoli, le 29 Nivôse an V [18 janvier 1797­], Bonaparte écrit à Clarke : « Le général Kilmaine vous aura fait connaître mes dernières dépêches au Directoire [1294, CGNB], voilà donc monsieur Alvinzy avec trente mille hommes de moins; il lui reste encore je crois quinze à seize mille hommes, son armée est très redoutable. Vous verrez par ma relation de demain que l’affaire de Rivoli a été très chaude. Il y a lieu de croire que Mantoue ne tardera pas à se rendre et si je reçois dans pluviôse la moitié du monde que l’on m’assure devoir venir du Rhin, quand l’autre moitié n’arriverait qu’en ventôse, j’espère que nous obligerons l’Empereur à s’apercevoir qu’il y a une république française. » (1299, CGNB)

[10] Monge détermine clairement sa préoccupation politique en l’inscrivant dans une relation triangulaire avec le bonheur de l’espèce et le perfectionnement de l’esprit. L’idée de progrès est le moteur et le fondement de son engagement continu dans l’action révolutionnaire. Voir les lettres n°3, 4 et 5.

[11] FERDINAND III (1769-1824) fils de Léopold II [Pierre-Léopold de Habsbourg-Lorraine ] (1747-1792).

[12] FERDINAND I (1751-1802). Il signe avec Bonaparte une suspension d’armes le 20 floréal an IV [9 mai 1796].

[13] Voir les lettres n°29, 38 et 39.

[14] CHARLES EMMANUEL IV (1751-1819), roi de Sardaigne de 1796 à 1802. Son père VICTOR AMÉDÉÉ III a signé avec Bonaparte le traité de Cherasco le 9 floréal an IV [28 avril 1796]. Il cède alors Nice et la Savoie et s’engage aussi à laisser passer les troupes françaises. 

[15] Voir la lettre n°84.

[16] Monge n’a pas toujours eu cette idée ni même tenu ce raisonnement et exprime son souhait que les Français favorisent une révolution à Rome. C’est d’ailleurs ce qui l’oppose à Marey. Voir les lettres n°40 et 44.  Sa rencontre avec Bonaparte à Bologne semble être l’élément qui détermine ce changement. Voir supra et les lettres n°53, 62, 63 et 65.

[17] Le jeune général Bonaparte.

[18] Jean Jacques Bernardin COLAUD DE LASALCETTE, (1759-1834), général de brigade.

[19] Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822) est né en Savoie à Talloire. 

 

Relations entre les documents


Collection 1795-1796 : Les débuts de l’École polytechnique. Fin de la Convention et premiers mois du Directoire. Thermidor an III - pluviôse an IV

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Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022