La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


93. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

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Rome, le 17 floréal de l'an V de la République française une et indivisible
 
Toujours point de nouvelles de Paris ni pour Berthollet,[1] ni pour moi. Heureusement, ma chère amie, j'ai reçu il y a 5 ou 6 jours une lettre de Marey et de sa femme, qui m'assurent d'abord que tu vas être grand-mère pour la seconde fois, et qu'ils avaient reçu une lettre de Louise la veille.[2] Je conclus de là que vous êtes des paresseuses ou des maladroites et que vous vous portez bien. Il me reste toujours mon ennui, mais j'ai l'inquiétude de moins.
Nous avons reçu il y a quelques jours une lettre du général Bonaparte de vieille date, et qui nous appelait auprès de lui, Berthollet et moi, ou au moins l'un des deux.[3] Je ne pouvais quitter Rome sans suspendre tout à fait le travail de la Bibliothèque,[4] et nous avons écrit à Berthollet qui est à Modène de partir pour se rendre au quartier général. Je crois qu'il ne sera pas fâché de la commission,[5]  et je te donne ces détails afin d'en informer la citoyenne Berthollet,[6] au cas où les lettres de son mari ne lui soient pas parvenues. Tu l'assureras de mes respects.
Le pape a une indisposition grave. Il a une rétention d'urine, et à son âge, toutes les maladies sont mortelles.[7] Cette circonstance donne l'éveil à tous les cardinaux. Ils ressemblent tous dans ce moment à des héritiers qui apprennent que leur vieil oncle est à l'article de la mort et les a placés sur son testament.
Vous devez savoir actuellement que toute la terre ferme des états de Venise a fait la révolution et que des garnisons françaises sont actuellement à Vérone, à Vicence et à Padoue. Nous avons lieu de croire que dans ce moment-ci la chose est effectuée même à Venise ; mais nous n'en avons pas encore de nouvelles officielles.[8]
Nous avons donné ici une bonne fête à l'occasion de la paix.[9] Notre adjoint Kreutzer a trouvé le moyen de glisser, dans une belle symphonie qu'il avait arrangée à dessein, la Marseillaise, la Carmagnole, et le ça ira.[10] Tous les grands personnages qui assistaient à notre concert, tels que le neveu du pape et sa femme,[11] la famille Doria,[12] ont entendu cela pour la première fois. La symphonie a été trouvée admirable, et tout le monde, petits et grands, jeunes et vieux, a applaudi d'une manière particulière. Tout s'est passé dans la plus grande décence ; on a paru contents de nous et nous, nous étions contents des succès des armes de la République et de la gloire de notre pays. Nous voudrions bien y retourner bientôt. C'est une maladie générale, car je vois que la plupart des étrangers voudraient aussi y aller.
Adieu, ma chère amie, je t'embrasse tendrement. Ne m'oublie pas auprès de nos frères et sœurs[13] ; fais pour moi une petite caresse à Louise, à Paméla et à Émilie[14] ; rappelle-moi au souvenir de tous nos amis, et compte sur le tendre attachement de ton ami.
Monge

[1] Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822).

[2] Lettre d’Émilie MONGE (1778-1867) et Nicolas-Joseph MAREY (1760-1818) Nuits le 25 germinal an V [14 avril 1797]. Émilie ne précise pas si elle a reçu la lettre de Louise la veille. Voir la réponse à Marey lettre n°90.

[3] Lettre de Bonaparte à la Commission des arts et sciences en Italie du 18 germinal an V [7 avril 1797] voir la lettre n°91. Cette lettre ni ne figure ni n’est référencée dans la CGNB.

[4] Sur la tâche de saisie des manuscrits du Vatican voir les lettres n°25, 26, 27, 70, 76, 79, 99, 100, 104, 110, 111, 113, 114, 120, 139 et 140.

[5] Berthollet quitte Rome pour Modène en passant par Bologne le 10 avril 1797 [21 germinal an V]. Voir la lettre n°81. Il est chargé de défendre l’estimation qui a été faite des diamants. Voir les lettres n°65, 66, 70, 71, 73, 75, 77, 79, 81 et 93. Berthollet rejoint ensuite Bonaparte. Voir la lettre n°95.

[6] Marie-Marguerite BAUR (1745-1829).

[7] Pie VI, Giannangelo BRASCHI (1717-1799). L’état de santé du pape est déterminant pour la poursuite des négociations avec l’Empereur et l’élaboration des stratégies militaires et diplomatiques. Bonaparte en informe le Directoire le 30 floréal an V [19 mai 1797] : « Le pape est très malade et a quatre-vingt-trois ans. Sur la première nouvelle que j’en ai eu, j’ai fait réunir tous mes polonais à Bologne, d’où je les pousserai jusqu’à Ancône. Quelle conduite dois-je tenir si le pape meurt ? […] Quand ensuite la paix définitive avec l’Empereur sera faite, je prendrai des mesures pour réunir ces deux républiques [la Cispadane et la Lombardie] ; mais en attendant, il faut que je profite des moments de repos pour organiser parfaitement l’une et l’autre, afin que si les choses se brouillent avec l’Empereur nous puissions être sûrs que nos derrières sont tranquilles, et que si les affaires de Rome viennent  à se brouiller par la mort du pape, l’on puisse partir de là pour faire toutes les opérations qui deviendraient nécessaires. » (1561, CGNB). Le lendemain 1er prairial an V [20 mai 1797], il écrit toujours au Directoire : « Je vous prie de ne pas perdre un instant à me donner et à m’envoyer les instructions sur la conduite à tenir envers Rome. Le Pape a une mauvaise santé, il peut mourir d’un instant à l’autre ; il y a d’ailleurs beaucoup de fermentation à Rome. » (1565, CGNB). Voir les lettres n°99.  .

[8] Sur les relations entre Venise et la France, voir les lettres n°40, 45, 76, 84, 90, 96 et 99.

[9] Avec la signature des préliminaires de Leoben le 29 germinal an V [18 avril 1797].

[10] Rodolphe KREUTZER (1766-1831), musicien. Il fait partie des adjoints de la commission nommés après le Traité de Tolentino en janvier 1797.

[11] Luigi BRASCHI ONESTI (1745-1816), neveu du Pape Pie VI et sa femme issue de la famille FALCONIERI.

[12] Famille du secrétaire d’état à Rome Giuseppe MariaDORIA PAMPHILI (1751-1816).

[13] Anne Françoise HUART (1767-1852), jeune sœur de Catherine HUART et son mari Barthélémy BAUR (1752-1823) ainsi que Louis MONGE (1748-1827) frère de Gaspard MONGE et sa femme Marie-Adélaïde DESCHAMPS(1755-1827).

[14] Louise MONGE (1779-1874), Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla, nièce de Catherine HUART.

 

Auteur(s) de la transcriptionDupond, Marie
Auteur de l'analyseDupond, Marie
Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 08/11/2016 Dernière modification le 11/02/2022