- L’édition de la correspondance de Gaspard Monge en quelques dates
- Chronologie biographique de Gaspard Monge (1746-1818)
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96. Monge à sa femme Catherine Huart
Auteurs : Monge, Gaspard
Transcription & Analyse
Transcription linéaire de tout le contenu
Rome, le ler prairial de l'an V de la République française une et indivisible[1]
Encore deux jours, ma chère amie, et il y aura un an complet que je me serai séparé de toi, ne t'ayant vu que deux pauvres jours après une autre absence déjà bien longue.[2] Je fais tout ce que je peux pour que la maladie du pays ne me prenne pas ; à te dire vrai, je suis pas mal aidé dans ces efforts par notre jeunesse aimable qui est toute patriote, qui voit tout en couleur de rose et qui est une autre source de gaieté. Mais je fus fort ébahi hier soir en voyant cette source tout à coup tarie.[3] Nous avons ici le citoyen Canclaux qui passe pour son ambassade de Naples. C'est un homme, dont les mœurs sont simples, et dont ils s'accommoderaient assez bien. Sa femme a de l'esprit ; elle fait tout ce qu'elle peut pour plaire aux patriotes, et elle y réussirait assez bien, sans cette sotte affectation de dévotion que nos gens qui se prétendent comme il faut sont tous convenus d'afficher.[4] Mais ils ont avec eux trois ou quatre jeunes incroyables qui donnent de l'humeur à notre jeunesse. Celle-ci prétend qu'il n'y a pas d'émigré qui voulut se permettre les propos qu'ils tiennent. Néanmoins tout ce monde là et Cacault[5] va venir dîner aujourd'hui chez nous. A cette fin, nous avons renouvelé notre arbre de la liberté pour lequel il paraît que la terre de Rome n'est pas trop bonne ; et nous terminerons à l'ordinaire notre banquet par quelques cantiques qu'il faudra bien que les incroyables avalent jusqu'à la fin.
Eh bien, ma chère amie, nous venons de dîner, et je m'empresse de finir ma lettre qui va partir par le courrier. Notre banquet était très beau ; nos jeunes gens ont été très aimables ; à l'arbousier l'on avait substitué un laurier ; et au dessert on a chanté d'une manière religieuse les cantiques patriotiques. Le citoyen Canclaux s'est très bien comporté et, après la Marseillaise, il s'est levé pour porter un toast à la République. Sa femme qui était vis à vis a fait de bonne grâce ce qu'elle devait faire, mais les trois petits incroyables se sont comportés indignement; ils ont dit qu'ils ne se lèveraient point. Ils n'ont plus qu'un jour à rester ici, et notre jolie jeunesse se propose bien de les souffrir pendant ce temps-là ; mais je crois bien qu'ils font bien de s'en aller et que sans cela ils recevraient une petite leçon.
Dans une de tes lettres, tu parlais en plaisantant de te retirer à Saint-Marin.[6] Mais tu ne sais pas quelle figure des proscrits font en pays étranger. Il vaut mieux mourir dans son pays que de boire au dehors le calice de l'ignominie.[7] Au reste, je suis toujours en correspondance avec cette république. Le général Bonaparte s'est adressé à moi dernièrement pour en avoir des nouvelles[8] ; j'ai été obligé d'écrire à ses magistrats qui viennent de me répondre, et qui m'offrent de m'envoyer prendre à Rimini, si j'y passe en m'en retournant, pour me faire les caresses qu'ils croient devoir faire au député de Bonaparte. Je leur demande aujourd'hui qu'ils m'adressent une copie de leur correspondance ancienne avec la République de Florence[9] ; quand ils me l'auront envoyée, je l'adresserai à Bonaparte qui la publiera vraisemblablement, et qui, en occupant encorel'Europe de Saint-Marin, acquerra de nouveaux droits à la reconnaissance des amis de la liberté.
Adieu, ma chère amie, je t'embrasse tendrement.
Monge
Fais mes compliments à Naigeon qui prend le chemin d'être quelque jour grand-père, et dis-lui que je ferai sa commission de mon mieux; mais que je ne sais trop quand je pourrai lui envoyer ce qu'il me demande ; peut-être se présentera-t-il une occasion ? [10]
Je décachète ma lettre, ma chère amie, pour me réjouir avec toi des bonnes nouvelles que nous recevons de Venise où la révolution est faite et où l'on a exposé à la vénération du peuple les vieillards tirés des vieilles prisons de ce gouvernement monstrueux.[11]
Le peuple d'Ancône est tout à fait français et ne veut pas retourner sous la domination espagnole. Il a fait des réjouissances pour la paix; son cardinal-évêque a chanté le Te deum. Le spectacle a été donné gratis et la joie a été universelle.[12] Hélas le génie protecteur du genre humain se servira-t-il de la République française malgré elle pour détruire enfin le foyer de la corruption[13] qui s'oppose au perfectionnement du genre humain.
Ce pauvre général Bonaparte était dans une triste position quand il a eu le bonheur de dicter la paix en ayant l'air de la demander. Il ne savait pas que les armées du Rhin avaient passé le fleuve ; il se croyait coupé. Il l'était en effet par les Vénitiens qui ont payé cher le moment qu'ils ont paru sur la scène. Je passai et ils n'étaient déjà plus …[14]
Adieu, ma chère amie, écris-moi souvent; tu le ferais certainement si tu savais combien tes lettres me font de plaisir.
[1] Sur le manuscrit est noté : « reçu le 28 prairial ».
[2] Monge quitte Paris le 23 mai 1796. Au printemps 1796, Monge est à Paris occupé par l’École polytechnique et l’Institut national. C’est alors Catherine qui aurait été longuement absente. Après le mariage de sa fille Émilie à la fin de l’année 1795, Catherine et Louise l’accompagnent s’installer à Nuits avec son mari Nicolas-Joseph Marey. Voir la lettre n°3.
[3] Durant leur deuxième séjour à Rome, après le traité de Tolentino les commissaires sont aidés dans leur tâche par de jeunes adjoints les peintres Jean-Baptiste-Joseph WICAR (1762-1834), Antoine-Jean GROS (1771-1835) et GERLI (? -?) ; le musicien Rodolphe KREUTZER (1766-1831) et le dessinateur Edme GAULLE, (1762-1841). Monge exprime toujours du plaisir à être en compagnie de jeunes gens. (Voir la lettre n°104.) À cette date, il ne reste plus que Wicar et Kreutzer. Les autres jeunes adjoints Gerli, Gaulle et Gros sont déjà partis accompagnés le deuxième et le troisième convoi de Rome. Voir les lettres n°81 et 103.
[4] Jean-Baptiste-Camille CANCLAUX (1740-1817) officier de cavalerie épouse l’aristocrate Claudine de SAUVAN D’ARAMON (1755-1786) arrière petite-fille du seigneur d’Aramon, Jacques de Sauvan d’Aramon (1645-1687).
[5] François CACAULT (1743-1805), ministre plénipotentiaire à Gênes envoyé en mission à Rome.
[6] Aucune référence à Saint-Marin n’apparaît dans les lettres de Catherine qui sont conservées. Il manque celles qui datent du début mars jusqu’au début du mois de mai 1797. Catherine réagit certainement à la description que Monge lui a faite de la République de Saint-Marin lors de son ambassade. Voir les lettres n°55, 56, 57, 58, 64 et 65.
[7] Deux semaines plus tôt dans une lettre à Marey, Monge exprime clairement qu’il n’envisage jamais de quitter la France. Voir la lettre n°90.
[8] Voir la lettre n°91.
[9] Voir la lettre n°97.
[10] Jean-Claude NAIGEON (1753-1832). Peintre, il demande à Monge des couleurs. Voir lettre n°116.
[11] Bonaparte écrit au Directoire le 1er prairial an V [20 mai 1797] : « Le général Baraguay d’Hilliers a pris possession de la ville de Venise, de tous les forts, des toutes les îles qui en dépendent. Cette malheureuse ville était en proie à l’anarchie et à la guerre civile. Les Français y ont été reçus aux acclamation de tout le peuple, et chacun, depuis l’instant qu’ils sont entrés, tient sa personne et sa propriété pour sûres. » (1565, CGNB). Sur les relations et la guerre entre la France et Venise voir les lettres n°40, 45, 76, 84, 89, 90, 93 et 99.
[12] Après le Traité de Tolentino du 1er ventôse an V [19 février 1797], la France peut rester en garnison à Ancône. Voir la lettre n°63. Le 4 germinal an V [24 mars 1797], Bonaparte indique au Directoire que c’est sous l’autorité papale que le peuple d’Ancône ne veut pas retourner : « Les villes d’Ancône et du duché d’Urbino, de la provience de Macerata m’accablent de pétitions pour me demander à ne pas retourner sous l’autorité papale. La révolution gagne véritablement toutes les têtes en Italie ; mais il faudrait encore bien du temps pour que les peuples de ces pays pussent devenir guerriers et offrir un obstacle sérieux. » (1472, CGNB).
[13] Le pouvoir pontifical.
[14] Bonaparte écrit au Directoire le 19 floréal an V [8 mai 1797] : « J’ai fait occuper par les divisions des généraux Victor et Baraguay d’Hilliers toutes les extrémités des lagunes. Je ne suis éloignée actuellement que d’une petite lieue de Venise et je fais les préparatifs pour pouvoir y entrer en force, si les choses ne s’arrangent pas. J’ai chassé de la Terre ferme tous les Vénitiens, et nous en sommes en ce moment exclusivement les maîtres. Le peuple montre une grande joie d’être délivré de l’aristocratie vénitienne. Il n’existe plus de lion de Saint-Marc. […] Les inquisiteurs sont arrêtés ; le commandant du fort du Lido, qui a tué Laugier est arrêté ; tout le corps du gouvernement a été destitué par le Grand conseil, et celui-ci lui-même a déclarait qu’il allait abdiquer sa souveraineté et établir la forme de gouvernement qui me paraitrait le plus convenable. Je compte, d’après cela, y faire établir une démocratie, et même faire entre dans Venise 3 ou 4 000 hommes de troupes. […] Depuis que j’ai appris le passage du Rhin par Hoche et Moreau, je regrette bien qu’il n’ait eu lieu quinze jours plus tôt, ou que du moins Moreau n’ait pas dit qu’il était dans le cas de l’effectuer. » (1538, CGNB).
Auteur(s) de la transcriptionDupond, Marie
Auteur de l'analyseDupond, Marie