La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


84. Monge à sa femme, Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

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Rome, le 2 floréal de l'an V de la République une et indivisible
 
Depuis, longtemps, ma chère amie, tous les jours de la poste arrivante, je suis éveillé de bonne heure par l'espoir d'avoir une pauvre lettre de la maison, et tous les soirs mon espoir est trompé. Aujourd'hui il est arrivé des paquets énormes à l'Académie de France ; il y a eu des lettres pour tout le monde, excepté pour Berthollet[1] et moi.[2] Il est parti depuis quelques jours pour Modène comme je te l'ai mandé dans ma dernière.[3] Il m'a bien recommandé de lui renvoyer les lettres qui pourraient lui être adressées ici. Mais si cela dure longtemps comme cela, je n'aurai pas grand ouvrage. Je suppose toujours que vous auriez adressé vos lettres au quartier général, que de Milan elles seront allées trouver Bonaparte aux portes de Vienne,[4] et que de là elles nous arriveront quelque jour. Mais vous devriez bien présumer que nous serions quelque temps à Rome et nous y adresser directement vos lettres. Ah ! les choses allaient mieux quand Marey était à Paris.[5] Il paraît qu'il mettait de l'ordre dans le ménage et que tout s'y exécutait mieux, excepté qu'on mettait mes lettres dans la gazette.[6]
Hé bien ! Voilà donc enfin cet empereur[7] réduit à demander la paix.[8] J'espère qu'il abandonnera ses prétentions sur la Belgique et que la Lombardie sera libre.[9] Ah ! comme il doit faire beau actuellement à Milan. Mais les pauvres Lombards ne sont pas encore quittes de leurs embarras. Ils vont avoir [la] guerre avec Venise pour défendre Bergame, Brescia, Créma et peut-être pour accrocher Vérone, Padoue et même Venise, qui leur serait bien utile comme port de mer.[10] Ce serait un grand service rendu à l'humanité que de détruire un gouvernement aussi monstrueux, et la République Lombarde fondue dans la Cispadane,[11] serait, au moyen de cette addition, dans la position la plus avantageuse. Le commerce extérieur se ferait à Venise et, à l'intérieur, au moyen du nombre immense des rivières, remonterait jusqu'au fond du lac Majeur, du lac de Côme, du lac de Garde, chez les bailliages des Suisses et des Grisons et dans le Trentin qu'il vivifierait. Encore un mois et toutes ces grandes questions seront décidées. Il ne nous restera donc plus que l'Angleterre à combattre. Je ne sais quelle confiance il faut donner aux articles de quelques gazettes ; mais à les en croire, les soldats anglais sont soulevés dans l'Inde et ont partagé entre eux le territoire.[12] Si cela était, la source de la prospérité de cette orgueilleuse rivale serait à jamais tarie; elle se verrait réduite à l'état obscur de puissance de second ordre en Europe et elle serait bien punie par où elle aurait péché.
Quant au pauvre gouvernement romain, bien abattu, bien humilié, il s'exécute de son mieux pour payer la contribution et pour éviter toute chicane ultérieure. Sur les trente millions imposés par le traité de Tolentino, il en a déjà payé environ 26 millions ![13] Le reste ira à très peu près dans les temps convenus. Mais aussi le pays sera bien épuisé et il se souviendra longtemps de la leçon qu'il a reçue. Dieu veuille qu'il se souvienne également de la faute pour l'éviter et qu'il ne se mêle pas de notre organisation intérieure.
Versailles a donc nommé son évêque ?[14] Comment, au milieu de si grands intérêts, s'occupe-t-on de pareilles niaiseries ?
J'ai voulu voir les cérémonies du jeudi-saint et du jour de Pâques qui ont tant de célébrité. Je conçois qu'un pauvre pèlerin, bien abusé, bien croyant et qui se trouve sur la place de Saint-Pierre au moment où le Pape, porté sur son palanquin au balcon de la grande église, se lève pour donner sa bénédiction à Rome et à l'Univers, ce qui se dit en latin Urbi et Orbi, peut éprouver quelque émotion.[15] Mais lorsqu'on ne voit dans cette comédie insultante pour le genre humain qu'un charlatan impudent et ci-devant heureux, accompagné de coopérateurs qui ne croient rien, et qui jouent devant un parterre qui fait semblant de croire, ou plutôt qui s'imagine croire, cela devient une farce pitoyable. Les cérémonies de la messe de Pâques, que j'ai été à portée de voir assez bien, puisqu'on nous a placés dans le sanctuaire, sont encore plus ridicules. Rien ne s'y fait comme on devrait le faire si l'on croyait. Tout se rapetisse dans ce grand édifice. Le bruit que font ceux qui entrent, qui sortent, qui marchent, qui se promènent et qui causent, en fait une espèce de Bourse dans laquelle on ne s'occupe pas de ce qui se passe à l'autel. La messe commence et finit sans qu'on s'en aperçoive et l'on n'y pense que pour courir sur la place voir encore la bénédiction qui se donne aussi ce jour-là à l'issue de la messe célébrée par le pape. Il est bien temps que tout cela finisse. Je ne sais pas quand cela arrivera, mais les événements jusqu'ici ont été si favorables à la raison que je ne désespère pas encore.
Nous avons eu ici pendant quelques semaines la citoyenne Cabot, sœur de la citoyenne Bassville. Elle est partie il y a quelques jours. Elle espère arriver à Paris dans un mois et demi. Elle m'a promis d'aller te voir à son arrivée et de te donner de nos nouvelles.[16] Je ne lui ai point donné de lettres, parce que celle-ci et quelques autres encore t'arriveront avant qu'elle te voie.
Adieu ma chère amie. Je t'embrasse tendrement; fais mille caresses à nos enfants,[17] au ménage de Fillette[18] et à celui de mon frère.[19] Rappelle-moi au souvenir de nos amis et écris-moi plus souvent.[20]
 
Le 3 floréal au soir [22 avril]
Je vais cacheter ma lettre, ma chère amie, pour l'envoyer au courrier, et je la reprends pour te souhaiter le bonsoir. Adieu.
 
                                                                                                                   Monge


[1] Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822)

[2] Catherine lui répond de Paris le 20 Floréal an V [9 mai 1797] : « Je reçois à l’instant, mon cher ami, ta lettre du 2 de ce mois. Tu te plains de ne pas recevoir de nos nouvelles, si nous avions su qu’on expédia un paquet pour l’Académie nous en aurions profité, mais c’est toujours par le Directoire que je t’ai fait passer les miennes. Si par cette dernière tu m’avais dit de t’écrire encore à Rome, je serais plus sure que celle-ci te parviendra, mais à tout hasard je vais l’adresser au C[itoyen] Cacault en le priant de te l’envoyer où tu seras. Je désire qu’elle ne te trouve plus à Rome, voilà un mois que les autres en sont partis, ta besogne doit avancer. Je t’ai adressé avant-hier encore une lettre à Rome par le ministère des Relations extérieures, je me servirai encore de cette voie, je désire bien qu’elle te parvienne et qu’elle accélère votre retour […] »

[3] Lettre n°81 de Rome, le 20 germinal an V [9 avril 1797]. Berthollet part à Modène pour défendre l’estimation des diamants. Voir les lettres n°65, 66, 70, 71, 73, 75, 77, 79, 81 et 93.

[4] Le quartier général est à Loeben, en Autriche environ à 170 km de Vienne.

[5] Nicolas-Joseph MAREY (1760-1818), mari d’Émilie MONGE (1778-1867) le couple et leur premier fils Guillaume-Stanislas MAREY-MONGE (1796-1863) sont à Paris du 23 brumaire an V [13 novembre 1796] au 15 ventôse V [5 mars 1797]. De Paris le 6 frimaire an V [26 novembre 1796] , c’est Marey qui répond à la lettre adressée à Catherine. Voir la lettre n°40. La remarque de Monge manifeste le caractère collectif et familial de la correspondance échangée entre Monge et Catherine. Voir les lettres n°53, 62 et 187.

[6] La correspondance du géomètre dépasse le simple cadre familial. Catherine accomplit sa tâche de transmission et de diffusion au delà des attentes de Monge. Elle lui répond à ce sujet de Paris le 20 Floréal an V [9 mai 1797] : « Il y a seulement deux extraits de tes lettres dans Le Journal des campagnes le C[itoyen] C[ ? ] ne t’a pas nommé. Je lui avais bien recommandé, parce que moins on fait parler de soi en révolution et mieux on se trouve ; il faut faire le bien de son pays, sans exciter la jalousie de ceux qui n’ont pas été à même de le faire ou qui n’ont pas voulu en faire. Je ne pense pas que cela te nuise, on ne sait de qui sont ces lettres. »  Monge présente la même réflexion à Marey voir la lettre n°90.

[7] François II (1768-1835).

[8] Catherine lui répond de Paris le 20 Floréal an V [9 mai 1797] : « […] puisque voilà la paix, votre récolte a des bornes, il y [a] un an que vous êtes parti … »

[9] Le 29 germinal an V [18 avril 1797], sont signés les préliminaires de Leoben selon lesquels l’Autriche cède la Belgique et récupère la Vénétie (exceptée Venise) en échange de la Lombardie. Voir la lettre n°89.

[10] Le 21 et 27 ventôse an V [11 et 17 mars 1797], les républicains de Bergame et de Brescia se soulèvent contre la république de Venise. Bonaparte prévoie d’utiliser la légion lombarde constituée en ventôse an V [fin février 1797] alors que les relations avec Venise s’enveniment. Voir les lettres n°45,76, 89, 90, 93, 96 et 99.

[11] La république Cispadane est constituée des villes de Reggio, Bologne, Modène et Ferrare en décembre 1796. Le 7 germinal an V [27 mars 1797], la constitution de la République cispadane est promulguée. Voir les lettres n°40, 48, 53, 63, 65 et 76.

[12] Dans Le Moniteur Universel du 5 germinal an V [25 mars 1797] « […] le soulèvement des troupes anglaises dans l’Inde n’est plus douteux. On assure que les commandants de ces troupes ont pris toutes les mesures pour se rendre maîtres du pays ; qu’ils ont à cet effet engagé les officiers civils à se joindre à eux, et que de concert ils doivent s’opposer à toute tentative du gouvernement anglais, tendant à les empêcher de consommer leur projet, qui est de faire déclarer l’indépendance de l’Inde ; qu’ils ont à cet effet établi un gouvernement, et qu’ils se disposent à faire le partage du territoire. Tous les soldats doivent être appelés à ce partage. » (Vol. 1797 janv-juin). CM raconte l’évènement à Monge dans sa lettre de Paris, le 17 floréal an V [6 mai 1797] ; « L’ambassadeur de Hollande a reçu avant-hier la nouvelle officielle que, le même jour, à la même heure, dans tous les ports anglais, il a éclaté [une] insurrection par tous les gens de mer quand on leur a ordonné d’aller pour empêcher la jonction d’une flotte hollandaise avec celle qui venait de sortir de Dunkerque. Ils ont dit qu’ils ne marcheraient pas [tant] que les arrérages dus ne leur fussent pas payés. Ils ont désarmé leurs officiers, et ne leur obéissent plus. Ils ont menacé l’amiral Gardner de le jeter à l’eau, ils ont pendu un matelot qui voulait leur faire changer de système. Lord Spencer s’est transporté de Londres à Spithead leur a accordé leurs premières demandes, alors leurs prétentions sont devenues plus grandes [et] tu verras tout cela dans les journaux avant d’avoir reçu ma lettre. Alors, cela n’aura plus le mérite de la nouveauté. ».

[13] Traité signé  le 19 février 1797 [1er ventôse an V]. Catherine lui répond de Paris le 20 Floréal an V [9 mai 1797] : « Comment ? Vous avez arraché 26 millions à notre mère la Sainte Église, vous êtes des enfants dénaturés, vous déchirez le sein de votre mère. Il est vrai que c’était une marâtre, cela vous fera excuser, non pas par les restaurateurs de la religion de nos pères, qui sont en grand nombre dans ce moment-ci. On va à la messe plus que jamais, Longchamp a été aussi brillant que dans l’ancien Régime, tout cela se paiera, sans qu’on s’en aperçoive, notre mère ne recevant plus d’argent la religion de nos pères tombera d’elle-même. »

[14] Augustin-Jean-Charles CLÉMENT (1717-1804) membre du clergé constitutionnel. Le 12 mars 1797, il est élu évêque de Versailles par l’Assemblée des électeurs du département somme le prévoit la Constitution civile du clergé.

[15] Le respect que montre Monge envers la foi simple et sincère est à considérer lorsqu’on pose la question de son anticléricalisme qui apparaît au sujet de l’évêque de Versailles. Voir aussi la lettre n°39.

[16] [?] CABOT ( ? - ? ) Sœur de la femme de Nicolas-Jean HUGOU de BASSVILLE (1753-1793), diplomate français tué lors de l’émeute contre les Français à Rome le 14 janvier 1793. Cabot est sans doute le nom du mari de la sœur de la femme de BASSVILLE et cela ne donne pas d’indication sur le nom de jeune fille des deux sœurs. Catherine répond à Monge à la réception de cette lettre de Paris le 20 floréal an V [9 Mai 1797] : « Je la recevrai de mon mieux. »

[17] Louise MONGE (1779-1874), Émilie MONGE et son mari Nicolas-Joseph MAREY.

[18] Anne Françoise HUART (1767-1852), son mari Barthélémy BAUR (1752-1823) et leur fils Émile BAUR (1792- ?).

[19] Louis MONGE (1748-1827) et sa femme Marie-Adélaïde DESCHAMPS(1755-1827).

[20] Catherine lui répond de Paris le 20 floréal an V [9 Mai 1797]: «Ton frère et ta sœur se portent bien, ils t’embrassent ainsi que fillette, son mari, Louise, Paméla, la C[itoyenne] Berthollet. Tout ce monde n’a point le courage de t’écrire parce que tu ne reçois pas nos épîtres. Adieu mon ami porte-toi aussi bien que nous. Je te fais des chemises neuves, viens bien vite les user, je t’embrasse mille fois. »

Auteur(s) de la transcriptionDupond, Marie

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 08/11/2016 Dernière modification le 11/02/2022