La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


182. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Civitavecchia, le 1er prairial an 6 ère républicaine
 
J'ai reçu, ma chère amie, ta petite lettre du 8 floréal, et je t'avouerai que le ton de reproche que tu y as pris m'a fait de la peine. Tu te plains de la sécheresse de ma correspondance ; mais les trois mois que je viens de passer dans cette pauvre ville de Rome ont été les plus tristes de ma vie,[1] et si le bon Faipoult n'était pas venu y jeter quelques douceurs sur mon existence, peut-être y serais-je devenu malade. M'en voilà dehors et c'est beaucoup.[2]
Nous attendons ici à toute heure la frégate qui doit nous apporter le rendez-vous. Cependant nous sommes sans impatience à cet égard, parce qu'une demi-brigade qui doit faire partie de l'expédition, et qu'on avait été forcé d'envoyer assez loin dans les terres pour étouffer une Vendée qui se formait sur les frontières de la Toscane, ne pourra être de retour que dans trois jours. Je suis arrivé ici avant-hier ; j'ai été hier à 12 milles d'ici pour voir la belle fabrique d'alun de Rome dont la République française restera propriétaire. C'est un excellent [? ] qui est loué 180 mille livres par an, et qui pourra rapporter beaucoup davantage si cela est confié à des mains pures et à des hommes intelligents ; surtout quand le commerce sera rétabli. J'avais encore un autre but dans cette course, c'était de m'accoutumer au cheval. Nous allons dans un pays où il n'y a ni postes ni voitures, et où il faut avoir un peu plus que je ne l'ai l'habitude de l'équitation.[3]
En partant de Rome, j'ai remis au citoyen Faipoult un peu d'argent qu'il veut bien se charger de te faire passer, soit en le portant lui-même, soit en le comprenant dans un envoi qu'il pourra faire à sa citoyenne.
Je lui ai remis : 500 piastres d'Espagne qui valent à peu près ......     2700 #
35 louis d'or de France …………………………………………..         840
6 pièces d'or de Gênes valant chacune environ 75 # ...........…..         450
                                                                                                                      -------
                                                                                                                      3990 #
Ainsi le tout vaut un peu moins de 4000 # ; sur quoi il faudra perdre encore le change, s'il est obligé de prendre une lettre de change sur Paris.
Quant à moi, j'ai gardé huit mille et quelques cents livres en or que je porte avec moi. Car je ne sais ni en quelle qualité je m'embarque, ni si j'aurai un traitement et je crois qu'il est de la prudence de se ménager quelques ressources, quand même je courrais le hasard de les perdre par accident.[4]
Nous nous faisons un plaisir de nous trouver dans quelques jours tous réunis. J'aurai du plaisir à revoir quelques amis qui doivent venir de Toulon, et plus le sentiment de la force fait toujours du bien, et après notre jonction nous serons près de 300 voiles.
Une occasion va partir pour Rome, ma chère amie, et je m'empresse d'en profiter. Je t'écrirai encore d'ici avant que de mettre à la voile. Je t'embrasse. Ne m'oublie pas auprès des citoyens Eschassériaux, de Louise,[5] de Paméla,[6] de ma sœur,[7] de Fillette, de son mari[8] et de la citoyenne Chasseloup.
 
[À la citoyenne
Monge à l’École Polytechnique
à Paris]
 

[1] Monge donne la même explication à Marey en soulignant lui-même la différence entre ses lettres de la première mission en Italie et celles de la dernière mission. Voir les lettres n°156, 163 et 171.

[2] Catherine écrit deux brèves lettres à Monge le 8 floréal an VI [27 avril 1798]. Dans ces deux lettres elle exprime clairement sa frustration et sa colère face aux non-dits de sa correspondance. La première est un ajout à une lettre de la femme de Berthollet, Marie Marguerite Baur (voir la lettre n°171). En lui indiquant qu’elle a été informée du projet de l’expédition peu de temps après son départ, elle lui reproche de ne pas l’avoir consultée pour prendre sa décision: « Je viens de décacheter cette lettre mon cher bon [ami] pour te dire deux mots. On dit que l’Expédition est retardée à cause des événements de Vienne. J’ai toujours une lueur d’espérance de te voir revenir au sein de ta famille, et, que tu laisseras aller ceux qui ne sont pas appelés à la législature, tu es nommé par plusieurs  [départements], reviens donc répondre aux vœux de tes concitoyens et aux miens. Tes lettres guindées et laconiques m’affligent celle que j’ai reçue hier du 27 [lettre n°167] est encore plus sèche que les autres. Il y a longtemps que je présume que ta faiblesse te fera acceptée cette mission, tu m’aurais fait grand plaisir de m’en parler ouvertement et en raisonner avec moi. Peu de jours après ton départ, j’ai su cette expédition et le projet de t’y admettre. Je t’avoue que j’ai toujours compté que nous l’emporterions avec d’autant plus de raison qu’aucun motif ne peut exiger que tu fis ce voyage. » Elle écrit la deuxième lettre après avoir obtenu des informations, elle y pointe les incohérences entre ce que Monge lui décrit dans ses lettres et les échos des activités des autres commissaires qu’elle obtient auprès de leurs proches : « Je sors de chez la c[itoyenne] Faypoult, mon cher bon ami, elle m’a dit qu’il partait demain un courrier pour Rome à tout hasard je vais en profiter, pour te dire que tu es nommé à la législature par plusieurs département et que la grande expédition est retardée. Si tu persistes à vouloir en être, reviens au moins nous dire adieu. Tu en auras encore le temps, le C.[itoyen] Faypoult a eu le courage de refuser, mais toi, je vois par tes lettres, que tu es perpétuellement en contradiction avec toi-même, ta correspondance n’a pas eu le moindre intérêt [pour] ce voyage ci, en recevant tes lettres je voyais au moins que tu existais, c’est le seul plaisir qu’elles m’aient procuré. Tu dis que tu as tant d’affaires que tu n’as pas le temps de m’écrire plus au long, les autres mandent qu’ils n’ont rien à faire et qu’ils vont voir les choses curieuses de ce pays là qu’ils attendent leur rappel pour quitter Rome ; quant à moi je ne sais où tu es depuis le temps qu’on me dit que tu as quitté Rome tu devrais déjà être au Kamchatka. » Monge ne lui a jamais rien dit de ses activités relatives à la préparation de l’embarquement de Civita-Vecchia. À plusieurs reprises, Catherine souligne dans ses lettres que l’expédition doit être bien préparée en semblant sous entendre qu’elle sait aussi que son mari y participe activement. Voir la lettre n°164.

À la réception de cette lettre Catherine lui répond plus calmement le 20 Prairial an VI [8 juin 1798] : « Ce 20 prairial, j’ai reçu il y a deux jours, mon cher bon ami ta lettre du 1er de Civitavecchia. Je ne me rappelle pas de t’avoir fait de reproches par ma lettre du 8 floréal, ils n’ont dû porter que sur le parti que je supposais que tu n’avais pas encore pris entièrement de t’embarquer. Je cherchais à employer (comme tu le dis toi même) toute mon éloquence pour te ramener au sein de ta famille. Je n’ai rien obtenu, maintenant que tu es parti, je ne peux que faire des vœux pour ton retour. Je ne peux même pas te suivre dans ta course, ni me transporter en idée dans les lieux où tu es puisque ce mystère est impénétrable […]. […] je me repends bien de ne pas avoir été avec toi à Rome, je suis persuadée que je t’aurais empêché d’être de cette expédition ; malgré moi j’en reviens toujours à [ ?], en commençant ma lettre je me croyais gaie, et par conséquent aimable […]. »

[3] Cela lui pose aussi des difficultés lors de sa mission auprès de la République de Saint-Marin. Voir la lettre n°58. Catherine lui répond de Paris  le 20 Prairial an VI [8 juin 1798] : « Tu as toujours été mauvais écuyer, le cheval t’a fait mal toutes les fois que tu venais me voir à Rocroy, je me rappelle encore ces temps heureux avec délices, ils sont bien changés, ce ne sont pas des reproches, ce sont des souvenirs qui m’aident encore à supporter ton absence […] ».

[4] Catherine lui répond le 20 Prairial an VI [8 juin 1798] : « […] je te remercie de l’argent que tu m’envoies, tu le trouveras à ton retour si j’ai ce bonheur, il m’aura couté bien cher, tu aurais dû le garder, quelquefois avec beaucoup d’argent on se tire de grands dangers, je n’en ai nul besoin, ma dépense est ici peu considérable, ce n’est pas l’argent qui me rend heureuse. »

[5] Joseph ESCHASSÉRIAUX (1753-1824) et Louise MONGE (1779-1874).

[6] Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla, nièce de Catherine HUART.

[7] Marie-Adélaïde DESCHAMPS (1755-1827) femme de Louis MONGE (1748-1827).

[8] Anne-Françoise HUART (1767-1852) sœur de Catherine Huart et Barthélémy BAUR (1752-1823).

 

Relations entre les documents


Collection 1798 : Seconde mission en Italie Institution de la République romaine et préparation de l’expédition d’Égypte Pluviôse – prairial an VI

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022