Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°126 Lundi 10 sept, 9 heures

Je n’aurai le cœur en paix que lorsque, vous aurez reçu mon démenti à votre tristesse qu’elle que soit ma phrase, et à ma phrase qui ne méritait certainement pas votre tristesse mais qui en tous cas ne valait rien puisqu’elle l’a causée Le Cardinal de Pretz dit quelque part qu’il y a des situations où l’on ne peut faire que des fautes. Il y en a aussi où l’on ne peut rien dire que de triste et d’attristant. J’avais bien ce sentiment-là en vous écrivant Vendredi. Je vous trouvais si abattue, si inquiète, et moi si impuissant pour vous guérir, que j’ai été tout à coup à la dernière extrémité de votre mal et du mien.
Quand j’aime, je prends toujours au pied de la lettre ce qu’on me dit et je crois toujours que cela durera. Je n’ai pas l’instinct de ce qui passe. La réflexion seule me l’apprend. Et puis, résignez-vous à ne me voir jamais résigné à vos mauvais moments, à ces moments qui me font douter de ce que je suis et puis pour vous. Je ne veux rien ôter à personne. Je ne veux rien envier à personne. J’aime tous vos sentiments, oui je les aime, et je vous aime vous, de les avoir tels. Vous ne savez pas pour combien l’état de votre âme, le deuil de votre âme et de votre personne est entré dans l’affection que je vous porte. S’il y a en moi quelque chose de profond, c’est mon aversion pour la légèreté de cœur, pour la promptitude de l’oubli, pour ces sentiments qui dans le vol de notre vaisseau tombent à la mer et s’y abîment avec les créatures qui en sont l’objet. Je déteste cela en moi, quand je l’y trouve, comme dans les autres. Je ne sais comment parviennent à se concilier des sentiments qui existent ensemble dans mon âme. Il y a là un mystère que je ne m’explique pas du tout qui m’a bien souvent tourmenté ; mais Dieu m’est témoin qu’ils existent ensemble, et que l’un n’abolit point l’autre, et que la mémoire de ceux que j’ai aimés est en moi, toujours présente et toujours chère. Et quand je rencontre un cœur qui n’oublie point, un cœur où les morts vivent, je me sens à l’instant pénétré pour lui de sympathie et de respect. Vous avez eu, pour moi, à ce titre seul, un attrait immense. Et il s’est toujours accru plus je vous ai connue. Dans les premiers temps, il a surmonté les doutes qui me venaient à votre sujet, soit de moi-même, soit de ce que j’entendais dire. Plus tard, il m’a fait vous pardonner ce qui m’affligeait ce qui me blessait. Il existe aujourd’hui aussi puissant, bien plus puissant que ce jour où j’ai dîné à côté de vous chez le Duc de Broglie, et où votre regard, deux ou trois fois troublé et plein de larmes au milieu d’une conversation insignifiante, m’a frappé et pénétré jusqu’au fond de l’âme. N’ayez donc jamais, dans aucun cas, pas une minute, le moindre doute sur mon inépuisable, mon infatigable sympathie pour votre mal. Quand Dieu ne m’aurait pas condamné à le ressentir pour moi-même et à le ressentir en ne vous en parlant presque jamais, à cause de vous, je trouverais en moi, dans ma disposition la plus intime de quoi vous comprendre, et m’unir à vous et vous en aimer toujours davantage. Croyez-le bien, croyez-le toujours ; et en même temps laissez-moi toute mon ambition sur vous auprès de vous. Résignez-vous à ses exigences à ses susceptibilités. Je n’y puis rien. Je n’y veux rien pouvoir. Si j’y pouvais quelque chose, vous ne seriez pas pour moi ce que vous êtes. Voulez-vous être moins?

10 heures
Le N°130 m’arrive avec trois personnes qui viennent me demander à déjeuner. Je voudrais ajouter beaucoup de choses à celui-ci. Il n’y a pas moyen. Adieu. Adieu. Votre mine m’importe beaucoup. Mais toujours, le même adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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127 mardi 11 sept. 7 heures 1/2

Certainement l’état de Marie n’est pas naturel. Regardez-y bien et prenez les arrangements, convenables. Je suis préoccupé pour vous de cet ennui nouveau, qui peut- être aussi un trouble. Il est bon qu’elle vous quitte pour quelque temps. La Duchesse de Talleyrand est assez propre, avec son air féroce, à lui imposer une contrainte sanitaire. J’attends impatiemment le résultat de vos délibérations avec Lady Granville. J’ai bien envie d’être jaloux d’elle. Quoique jaloux, je suis charmé de son retour. Elle vous est aussi utile qu’agréable, de bon conseil et de doux passe-temps. Nous avons raison de tenir au Cabinet Whig. Du reste, j’espère qu’il tiendra. Avez-vous lu sur son compte et sur la dernière session du Parlement, un article assez intéressant de M. Duvergier de Hauranne dans la Revue française qui vient de paraître ? Qui dit-on des démentis de M. Molé au général Bugrand ? L’opposition a bien peu d’esprit. C’est la légèreté de M. Molé qu’il faudrait poursuivre. Evidemment, il a dit au général Bugrand ce que celui-ci a répété. Ce n’est que cela ; mais c’est bien quelque chose. Evidemment l’affaire suisse va tomber dans l’eau. La suisse prend son temps pour faire une platitude. On a fait de tous temps des platitudes, mais autrefois, elles n’étaient pas précédées de ces éclats publics de ces fanfaronnades qui sans les empêcher aujourd’hui, les rendent parfaitement ridicules. A la vérité, il n’y a plus de ridicule ; nous en avons perdu la liberté et presque le sentiment. Depuis que le genre humain tout entier est en scène, on n’ose plus se moquer de personne.
Vous vous seriez moquée de moi hier si vous aviez eu avec quelle prolixité, quelle gravité je discutais avec les autorités de St Ouen, la question d’un bout de chemin vicinal que je veux échanger contre un autre. Vous vous sentez un peu jalouse du Val Richer. Vous avez bien tort. Je fais de mon mieux pour prendre intérêt à tout cela. J’y donne du temps, de l’attention. Je m’occupe sérieusement d’une plantation, d’un vase, d’un meuble d’une gravure. Je n’y ai point mauvaise grâce, je vous assure, et les assistants me savent, je crois, très bon gré de mon empressement et de mon plaisir.
Mais au fait tout cela est parfaitement superficiel tout cela ne m’occupe, ni ne m’amuse ; mon temps est plein mais rien que mon temps ; et quand je rentre dans mon Cabinet, je ne retrouve dans ma pensée à peu près rien de ce qui a rempli ma journée. Je ne puis me soucier vraiment et m’occuper sérieusement que de trois choses, les gens que j’aime, les affaires publiques, et les questions religieuses. Je comprends qu’on se donne tout entier à une personne, à la politique, ou à Dieu. Le reste n’en vaut pas la peine.
Je suis bien aise que vous ayez causé à fond avec Médem. Il faut qu’une fois au moins un homme d’esprit dise votre position ici et comment vous vivez. Si de l’autre côté, il y avait aussi un vrai homme d’esprit, rien de tout ce qui vous arrive, n’arriverait. Vous avez bien raison. Toutes les fois que deux hommes d’esprit se voient, ils se séparent contents l’un de l’autre. M. de Metternich et Thiers ont dû s’amuser beaucoup. Thiers fait profession d’être absorbé dans l’histoire de Florence.

10 heures
La phrase me déplaît aussi. Merci de me la pardonner. Un seul mot pourtant, pour excuser. Je ne veux, je ne puis penser à moi, à mon bonheur, à mon plaisir et y subordonner toutes choses, que si je suis pour vous tout ce que je veux être. A cette seule condition, je vous garde à tout prix. Si cela n’était pas, je ne penserais plus qu’à vous, aux intérêts et aux convenances de votre avenir, de votre avenir à vous seule. Voilà mon sentiment quand j’ai écrit cette phrase. Pardonnez-la moi encore ; mais ne dites pas qu’il y a de la glace dessous. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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134. Paris jeudi le 13 Septembre 1838

Vous êtes toujours égal, toujours bon pour moi. Votre lettre ce matin me fait plaisir à relire. Mais au milieu de vos plus douces paroles je vois bien que je ne vous plais plus comme je vous plaisais et me je prends moi en véritable horreur. Il n’y a pas de sentiment plus pénible que celui-là. Je ne m’aime pas, voilà ce qui fait mon humeur. Du reste j'ai bien de quoi en avoir et de la très mauvaise. Il me semble que tout, en grand, en détail tout est en décadence pour moi, de temps en temps il s’offre à mon imagination quelque lueur, mais elle n’a pas de duré. Vous seul vous êtes pour moi une réalité, je le sens mille fois le jour, & je ne vous le dis jamais comme je le sens, parce qu'il me parait que je n’en ai pas le droit, que mon humeur mobile me porterait le lendemain à vous dire des paroles, plus tièdes, que tout cela n’est pas. digne de vous. Ah mon Dieu quelle confusion dans mon cœur ! Ma destinée est si triste que mon pauvre esprit succombe et quand vous n'êtes pas auprès de moi, il ne me reste pas un brin de courage, pas un brin de raison.
Le temps froid me tient loin du bois de Boulogne, j'ai été du côté de la ville hier, dans quelques boutiques. C’est des meubles que je vais voir. Quelques fois l’envie de m’arranger me prend, et puis, je trouve si pitoyable de m’arranger à la Terrasse. J’attends un bel hôtel ; le luxe, le confort dans lesquels j'ai vécu toute ma vie, et mon bivouac actuel me parait insoutenable. C’était drôle en commençant, cela ne me parait plus drôle du tout. J'en suis excédée. La petite princesse a tous les jours quelque nouveau récit à me faire sur Marie ; elle me démontre claire ment que Marie me déteste et qu’elle parle mal de moi. Cela ne me fâche pas, mais cela m’afflige. Comment pas un peu de reconnaissance pour tout ce que j'ai fait pour elle. Je ne sais par quoi nous finirons.
A propos Marie hait les petits enfants de la petite princesse. et a proposé un jour à sa nourrice de lui jeter une pensée à la tête ; une autre fois de l’étouffer. Eh bien & le médecin dit qu’il n’y a pas l'ombre de folie en elle ! Sneyd est arrivé & m’a fait une longue visite hier matin. Il m’a apporté une lettre de Lady Clauricarde que je vous enverrai. J’ai été dîner à Auteuil, j'y ai rencontré Fagel que j'aime beaucoup. Nous nous sommes arrangés pour un long tête à tête Samedi. Pas de lettre pas la moindre nouvelle de mon mari. Adieu. Adieu. Pourquoi ne suis-je pas née en province, d'une famille amie de la vôtre. Vous auriez pris soin de me former, plus tard de m’aimer, & puis. Adieu, adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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135. Paris, le 15 Septembre 1838

Je ne vous ai pas écrit hier. Aujourd’hui j'essaie de le faire mais je ne crois pas que Vous me dites je vous envoie ma lettre aujourd’hui il faut tout se dire, même de loin. Cela me semble impossible si je vous disais tout, tout ce que j’ai sur le cœur. Ah que je vous blesserais. Et en ne vous le disant pas, je ne sais de quoi vous parler, car je n’ai plus qu'une idée, une seule. Vous m'avez fait bien du mal. Et vous voulez que je croie, vous voulez de la foi. Et tous les jours vous prenez soin de m’en enlever. En me quittant le 16 août vous étiez décidé à ne pas revenir. Je l’ai vu, je l’ai senti. Je me suis fait effort pour en douter. Votre proposition de Baden m'a rendu mon soupçon. Je ne vous ai pas aidé à vous débarrasser de moi, M. Duvergier de Hauranne, M. le préfet, Madame sa femme, sont venus à votre aide. Convenez que ce sont de pauvres raisons ! Les autres valent mieux ; et cependant l’année dernière elles n’étaient pas suffisantes pour vous retenir ? Vous êtes venu me voir deux fois, cela ne vous a pas semblé difficile. C’est que vous m’aimiez bien alors. Non, je ne suis pas injuste je ne suis pas défiante, je vois les choses comme elles sont. Je mérite tout ce qui m'arrive, c’est moi, toujours moi que j’accuse. Je vous l’ai dit, je ne m’aime pas, et je trouve que les autres ont raison de ne pas m’aimer. Je sens ce malheur profondément. J’ai cru que vous m'aimeriez beaucoup, beaucoup, j’avais repris confiance en moi-même, je l’ai perdue, tout à fait perdu, et je me retrouve plus isolée, plus malheureuse que je ne l'ai jamais été. Mon âme est tout à fait abîmée, flétrie. Je n'ai courage à rien. Je ne sais que vous dire. Je ne vous dis pas tout encore. Je ne vous crois plus, et le 31 octobre ! Vous reverrai-je le 31 octobre. Vous me l'avez promis, mais est-ce une raison pour que j'y crois maintenant ?
Dans ce moment il passe un convoi sous mes fenêtres. Le cercueil est tout blanc tout est recouvert de blanc. Qu’est-ce que c'est que le blanc pour les morts ? Dimanche 16 Sept. 8 h 1/2 Vous voyez bien que je ne puis pas vous envoyer ma lettre, Et j'ai besoin de vous écrire, de vous parler à tout instant. Je vous aime, je vous aime beaucoup. Pourquoi m'aimez-vous si peu ? Vos lettres sont bien écrites mais elles me semblent si froides ! Je me couvre beaucoup. Je ne parviens pas à me réchauffer.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°135. Jeudi 20 sept. 7 heures

Je n’espérais pas de lettre hier ; et pourtant, quand elle m’a manqué, il m’a semblé que mon mal recommençait. Je vous dis, je vous répète que vous ne savez pas combien je vous aime. Que ne donnerais- je pas pour que vous eussiez vu ce qui s’est passé dans mon cœur huit jours, quinze jours avant le n°127 ? Par nature, quand j’aime je suis faible, très faible avec ce que j’aime et avec moi-même. Je délibère, j’hésite, je recule avant de résister comme d’autres avant de céder. Il me faut les motifs les plus évidents, les plus impérieux. Et quand ma raison, qui reste libre, a reconnu la nécessité, personne ne sait ce qu’il m’en coûte d’obéir à la nécessité et à la raison. Et quand il faut que vous en souffriez, vous que j’aime tant ! Dearest, je vous ai vu souffrir ; je sais ce que c’est que votre abandon à la douleur, votre angoisse, votre désespoir. Pardonnez-moi, Pardonnez-moi. Hélas, je ne puis pas vous promettre de ne vous faire jamais souffrir, pas plus que vous ne pouvez me promettre de ne jamais blesser mon insatiable exigence, de me donner toute votre vie. Mais je vous aime tant, je vous aimerai tant ! De loin, de près ! Et près de vous, je serai si heureux, je vous rendrai si heureuse. Vous vous en souvenez, n’est-ce pas de ces heures charmantes que nous avons si souvent passées ensemble si animées et si douces, si confiantes, rapides à ce point que nous ne les voyons pas passer et pourtant pleines comme une vie, et laissant des traces si profondes ! Vous me les rendrez, je vous les rendrai ; et quand nous les aurons retrouvées, quand je vous aurai là, devant moi, près de vous, il n’y aura plus pour nous de chagrin passé, ni de chagrin à venir. Nous n’aurons ni mémoire, ni prévoyance, comme des enfants, de vrais enfants, car le mal reviendra ; ce qui nous manque, nous manquera encore souvent. Il n’est que trop vrai qu’il nous manque beaucoup, beaucoup ?

10 heures
Oui, oui, je vous aimerai toujours, immensément, à combler, à dépasser votre plus insatiable ambition. Moi aussi, en ouvrant votre lettre excellente, charmante, j’ai poussé un soupir de délivrance. Moi aussi, je suis heureux bien heureux. Dearest, je l’ai été avant vous ; j’ai été soulagé avant vous. C’est là mon remord. Vous me pardonnez, n’est-ce pas ? Non, nous ne nous connaissions pas ; nous ne nous connaîtrons jamais, jamais assez pour que notre sécurité soit complète. Il n’y a de sécurité complète que dans un bonheur complet. Comment n’aurions-nous jamais un mauvais jour, une pensée triste une inquiétude amère ? Sommes-nous toujours ensemble ? Pouvons-nous à chaque instant, sur la moindre occasion, nous délivrer l’un l’autre, par un mot, par un regard, de ces nuages qui passent, de ces poids secrets qui tombent tout à coup sur le cœur ? Mais n’importe ; nous sommes, bien heureux ; nous serons bien heureux. Nous nous aimerons encore plus que nous ne serons heureux. Adieu. Adieu. Que de choses, j’ai encore à vous dire ! Oui, c’est une longue, longue histoire. Adieu. Je vous aime ; je vous aime comme le dit le petit papier dans le petit sachet noir. Adieu. G. Mad de Broglie est un peu mieux, c’est-à-dire un peu moins mal. Je viens de recevoir des nouvelles jusqu’à hier midi. Ils sont toujours bien inquiets. Cependant il y a plutôt du mieux. On me dit : " La nuit a été plus tranquille qu’aucune des précédentes depuis que la maladie a pris un caractère de gravité. La matinée commence bien. "

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°138 Dimanche 23, 6 heures

J’ai mal dormi. Je me lève ennuyé de ne pas dormir. Je ne veux pas que vous soyez malade. J’ai peur que la pauvre Duchesse de Broglie ne le soit beaucoup, beaucoup. Les spasmes se sont emparés d’elle. C’est son mal habituel même en santé. Elle a toujours passé la nuit à rêver, à s’agiter, assiégée par le cauchemar, et plus fatiguée, en se réveillant qu’en se couchant. Il parait qu’elle est dans un état nerveux déplorable. Le mal violent est venu à la suite d’une imprudence qu’elle a faite, il y a quinze jours se croyant débarrassée d’une petite fièvre de rhume. Elle avait faim ; elle a mangé du poulet. Cela a déterminé des accidents intestinaux qui ont bouleversé toute sa personne. On dit que, dans les meilleures chances la maladie durera au moins 40 jours. J’ai horreur de ces longues maladies, qui ne sont pas domptées dans la première semaine. Ni la force de celui qui souffre, ni la science de celui qui veut guérir, ne suffisent à une si longue carrière. Je les ai tant vues s’épuiser l’une et l’autre !
Quel abyme entre ce que nous souhaitons, et ce que nous pouvons entre l’énergie de nos sentiments et la misère de nos moyens. Je l’ai vu cet abyme ; j’y suis tombé. Je n’y puis croire. Il me semble impossible, absolument impossible que des affections si profondes, des vœux si ardents, toute l’âme attachée à une seule pensée à un seul effort, n’aient qu’une si pauvre puissance. Toute ma nature se refuse à cette cruelle conviction. Et quand je la sens venir, quand je me vois au terme du savoir et du pouvoir humain, je fais comme les plus simples, je me réfugie dans la prière, cette tentative d’attirer, par un désir immense et vrai, la force de Dieu au secours de notre faiblesse. Je ne sais ce que peut la prière ; je ne prétends pas entendre la réponse de Dieu à ce cri de l’homme. Mais que Dieu n’écoute pas, que le cri de l’homme se perde dans l’air comme le bruit du vent, que notre âme ne puisse, en faveur de ceux qu’elle aime infiniment, rien de plus que ce qui se voit ici bas, je ne le crois point, je ne le croirai jamais. Et je prierai toujours, dût ma prière échouer toujours. Je puis me soumettre aux plus terribles volontés de Dieu, non à la certitude de mon impuissance après de lui, et j’aime bien marcher dans les plus épaisses ténèbres que rester immobile avec désespoir, sûr qu’il n’y a aucun moyen d’arriver.

9 heures
Je vous ai quittée. J’étais trop triste. Avec vous, je me défends de ma tristesse. Je crains pour vous la contagion. Pardonnez moi quand je me laisse aller. Je vous aime beaucoup, & je le sens au moins autant quand je suis triste que dans mes meilleurs moments. Votre grand Duc va-t-il décidément mieux ? N’a-t-on plus de crainte ? Savez-vous qu’il est fort connu que c’est la brutale imprévoyance de son père qui a failli le tuer ? Les hôtes que j’ai ici me le disaient hier ; et ils ne le tenaient pas du tout de moi. Ils me quittent aujourd’hui, M. Duvergier de Hauranne ce matin. M. Rossi ce soir. Mes nouvelles sont que le Ministère est de nouveau sérieusement inquiet de la Suisse. Louis Buonaparte ne s’en ira pas. Le parti radical suisse et Français, avec lequel, il est en intelligence, lui défend de s’en aller. Et puis, il est sot au-delà de tout ce qui se peut imaginer. Il y a quelques année, à Florence, il envoya chercher en toute hâte un homme d’esprit que je connais voulant de lui un conseil. Il lui montra une lettre de Corse où on lui promettait 1500 hommes, s’il voulait aller les chercher, et débarquer avec eux en France. Son conseiller l’en détourna, l’assurant qu’il ne réussirait pas. " Mais pourquoi donc ? Mon oncle l’a bien fait avec la moitié. " L’avis de M. Hess de Zurich, qui veut qu’on demande à Louis B. de s’expliquer catégoriquement et de déclarer s’il est français ou suisse, pourrait bien offrir une issue. Il sera peut-être difficile à L. B. de dire officiellement et décidément qu’il n’est plus français. Je sais qu’on attend quelque chose de là. Probablement on a tort. En telle situation, le plus grossier mensonge ne coûte rien et ne fait pas grand chose, car il ne trompe personne.

9 h. 1/2
Elle est morte. Je viens de recevoir un mot de son mari. Je pars pour Broglie dans deux heures. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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148. Paris Samedi 29 Septembre

Comment, on n’a pas eu le temps ? ou bien, on n’y a pas pensé. Quand il s'agit d'une dernière prière sur la tombe d'un chrétien, & d’une femme qu'on aime ! Pardonnez-moi ce que je vais dire, mais il n'y a que des Français capables de cela. Et vous, vous-même c’est bien légèrement que vous me donnez ces excuses. Savez-vous que cela me blesse, savez-vous que moi, moi étrangère, arrivée, là à la dernière heure j’aurais demandé à M. de Broglie à genoux d’attendre qu’un ministre de Dieu vient bénir la dépouille de sa pauvre femme. Ah dans mon froid pays, dans ce pays barbare, c’est un prêtre qui recevra tout ce qui reste de moi. Est-ce que je vous dis des choses dures ? Pardonnez moi, pardonnez ce que Lady Granville appelle vingt fois le jour, ma funeste franchise. Vous ne me referez pas. Je dis ce que j'ai sur le cœur. Comment M. de Broglie pourra-t-il jamais avoir un moment de tranquillité ?
M. Molé est venu hier chez moi en sortant du Conseil. Il est convenu qu’il y avait sur mon compte mille mauvais rapportages. Berryer était sur le premier plan de la Reine ! Imaginez ! Vous qui savez ce que j’en fais. Le gros de l’affaire est que mon salon est le rendez-vous des adversaires du gouvernement. Enfin on veut me faire passer pour une archi intrigante. Vraiment c’est trop absurde. M. Molé a été parfait, il dit que lui et le Roi me défendent, mais qu’on est très exalté contre la Russie, & qu'il n’y a pas moyen de faire comprendre que moi je ne suis pas un émissaire chargé de susciter d'embarras au pouvoir existant. Voilà qui est trop fort. Je voudrais en rire, mais c’est difficile. M. Molé dit qu'il a arrêté déjà des articles qui devaient paraître contre moi qu'il y veillera encore, mais il ne répond de rien cependant. J’ai dit tout ce qui était convenable et tout ce qui était vrai. Je n'ai à m’amuser que d'une intimité ; c'est avec vous. Alors il y a eu une grande exclamation. " Oh pour celui-là. c’est tout autre chose, un homme que nous estimons & respectons tous. " Il a dit de vous mille biens et dans le meilleur langage. Mais excepté vous je voudrais bien savoir quels sont donc les Français avec lesquels je conspire ? La police du gouvernement est bien mal informée, et les fonds secrets devraient mieux servir que cela. Au total je ne comprends pas bien sur quoi repose tout ce tripotage, ni de qui j'ai à me garder, mais il me semble que M. Molé est sérieusement désireux de m’épargner tout espèce d'embarras.
Vraiment il ne me manquait plus que cela. Il me parait que l’exaspération contre l’Empereur est arrivée à un haut degré. Il y a quelque chose de nouveau à ce sujet que M. Molé n’a pas voulu me dire, et qui surpasse tout ce qui est jamais venu de mon maître. C'est fort triste. J'ai dîné hier chez Madame Graham avec les Holland, mon ambassadeur M. d’Armin, Fagel, & Villers. Celui-ci est un homme charmant. J’ai peu rencontré d’homme qui m’aient si vite plu. Je cherche à lui faire faire des conquêtes parmi mon entourage, et il faut revenir de tous, car il est en horreur à la sainte alliance.
Hier matin j’ai promené Madame Appony. Le tête à tête n’est pas aussi animé qu’avec Lady Granville. Ce matin votre lettre n'était pas sur la nappe à mon déjeuner, voilà qu’une violente agitation s’est emparée de moi. J’ai vu toutes les catastrophes imaginables et la plus naturelle s'est rencontrée dans un article de journal que j'ai pris en main et où j’ai trouvé qu'il y avait beaucoup de loups aux environs de Caen. Vous aviez été attaquée par un loup, cela ne me sortait pas de la tête, dix minutes après la lettre est venue et j’ai respiré comme si le loup venait de vous lâcher. Ah quelle pauvre tête que la mienne. Mais convenez-vous bien de cela. Un jour passé sans lettre, j'en prendrai la fièvre. Adieu, adieu. Adieu autant d’adieux que vous voudrez.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°149 Jeudi 4 octobre, 7 heures

J’ai dîné avec vous chez Salomon. Quelle chute que celle de ce nom ? Le plus spirituel, le plus hautain, le plus aristocrate des Rois, celui dont la mémoire est restée en orient à côté de celle d’Alexandre devenu le Turcaret d’une race proscrite et vous racontant, en mauvais allemand, ses joies de parvenu ! Et puis vous avez raison : il y a des joies naturelles, qui restent aux proscrits et qui sont belles et touchantes, même sur la tête des Turcarets les plus ridicules. Et ces joies, qui sont pour tous et toujours bonnes, la Providence les refuse ou les enlève quelques fois à ceux qui les méritent le mieux et qui en jouiraient le plus noblement. Quel mystère que la destinée de chacun de nous, cette impénétrable intention d’une volonté inconnue qui nous conduit à travers les ténèbres, et dans ces ténèbres tantôt nous caresse, tantôt nous frappe, sans que nous puissions ni prévoir ni comprendre le bien ou le mal, la faveur ou le coup ! Quand je suis en bonne disposition, ce sentiment de notre situation à tous, aveugles sous une main cachée, ne m’est point pénible, car je suis soumis et confiant ; je marche la tête haute et le cœur tranquille sans rien voir et sans rien pouvoir. Mais dans les mauvais jours, dans les heures faibles, soit pour moi-même, soit pour ceux que j’aime, je succombe sous ce fardeau sans limite comme je ferme les yeux, je prends ma tête dans mes mains, comme pour me cacher et me soustraire à cette mystérieuse et irrésistible Puissance. Oui vous dites vrai, vous êtes bien seule. Vous êtes faite pour n’être pas seule ; vous avez le cœur très ouvert, très vif pour ces affections et ces joies intimes, de tous les moments, Gnimhich und Gnimhich, qui sont le vrai, le seul bonheur. Et vous êtes bien seule. J’y pense sans cesse.
Laissez-moi vous dire tout ce que je pense. Pour ce bonheur-là comme en toute chose, vous êtes délicate, difficile ; vous  ne savez vous contenter de rien de médiocre. Si le médiocre, le commun pouvait vous suffire vous l’auriez, vous l’avez. Il vous reste un mari, des enfants. Vous pourriez, avec ces liens tels quels, avoir un intérieur tel quel, comme tant d’autres. Mais vous n’acceptez pas ce que d’autres acceptent ; vous ne supportez pas ce que d’autres supportent. Vous répudiez ce que d’autres gardent. Vous résistez quand d’autres cèdent. Vous ne consentez jamais à descendre, à vous abaisser à vous mutiler ni dans vos instincts, ni dans vos jugements ni dans vos désirs, ni dans vos plaisirs, ni dans vos douleurs. Ne soyez pas autrement ; n’essayez jamais d’être autrement. C’est votre nature, c’est votre supériorité, si rare et si charmante. Quand vous le voudriez, vous n’y pourriez pas renoncer. Ne le veuillez jamais. Ce serait une abdication, une profanation. Mais c’est là ce qui fait que vous êtes seule. Dites-moi que vous n’êtes pas seule quand vous êtes avec moi. Vous vous le rappelez ; c’est ce que je vous ai promis.

9 h 1/2
J’ai aussi un soleil superbe. Réunissons-nous dans ce soleil qui brille sur tous deux. Je me suis promené hier toute la matinée. J’en ferai autant aujourd’hui, mais à pied et avec mes enfants. J’ai vu Rogers une fois ; mais je ne le connais pas. J’ai vu beaucoup de gens que je ne connais pas. Vous savez que je ne suis pas curieux. Le curiosité ne me vient qu’après autre chose. Je suis curieux de savoir comment sera Marie. Je voudrais bien que vous n’eussiez pas là une tracasserie de plus. Adieu. Le temps marche et me pousse vers vous. Adieu. Adieu. Si je m’en croyais, je ne finirais pas. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°151 Samedi 6 octe 6 h 3/4

Avez-vous eu une raison pour me chercher avant-hier avec plus de tendresse que de coutume ? Avez-vous pensé que j’étais né ce jour-là, il y a 51 ans ? car nous sommes du même age. Quand mes enfants sont venus m’embrasser avec leurs gros bouquets et leurs petits ouvrages, vous m’avez manqué, je vous ai cherchée aussi. Nous sommes, nous rencontrés à ce moment ? Je ne suis pas [?] du tout, et je n’aime pas les gens qui le sont, je ne puis souffrir qu’il entre dans le cœur ou qu’il en sorte quelque chose d’affecté et de ridicule. Mais je trouve le monde si froid, si sec ! Vous avez bien raison ; il n’y a point de joie solitaire. Ces mêmes émotions qui, partagées, seraient douces et charmantes retombent sur le cœur isolé et l’oppressent. N’ayez pas mal aux nerfs deares ; que vos genoux ne tremblent pas, que votre vue ne se trouble pas ; mais aimez-moi toujours comme hier et avant-hier.
C’est par courtoisie sans doute que M. Molé destine au Turc, l’hôtel de Pahlen. Il veut que cette maison soit encore un peu Russe. Vous la reprendrez avec Constantinople. Pourquoi M. de Pahlen n’achèterait-il pas l’hôtel d’Hauré ou de Lille ! C’est grand et beau, & toujours à vendre, si je ne me trompe. Quand le comte Appony sera-t-il établi dans sa nouvelle maison ? Voilà une affaire traitée de bonne grâce. A partir de ce matin, je suis tout à fait seul. Mon dernier cousin s’en va et je n’attends plus personne, M. et Mad. Villemain devaient venir, mais ils ne viendront par.
Lisez donc la Littérature de M. Villemain. Il y a vraiment beaucoup d’esprit, de l’esprit sensé et gracieux, ce qui prouve bien, à coup sûr, la distinction de l’âme et du corps. Mais j’oublie que vous n’aimez guère la littérature, même spirituelle. Il vous faut la vie réelle, les personnes. Moi aussi, j’aime infiniment mieux les personnes qui me plaisent que les livres qui me plaisent. Mais beaucoup de personnes ne me plaisent pas, et les livres me distraient de celles-là. Henriette aime beaucoup les livres et j’en suis charmé. C’est une immense ressource pour une femme que le goût de l’étude. Elle lit avec le même ravissement le Voyage du jeune Anacharsis et Macbeth. C’est un esprit bien sain, en qui toutes les facultés, tous les goûts se développent dans une rare harmonie. Si vous aviez été ici à la campagne, avec moi, en mesure de jouir ensemble des œuvres de l’art comme de celles de la nature, je vous aurais montré avant-hier sa traduction, à elle seule, bien réellement seule, d’un fragment du Lay of the last Minstrel, et vous auriez trouvé que pour un enfant de neuf ans, l’intelligence était assez vive et l’expression heureuse. A propos de mes enfants, je vous conte mes propres enfantillages. Je ne les conte à nul autre.
M. de Broglie était encore avant-hier sans nouvelles de sa fille. Je suis impatient qu’elle l’ait rejoint. Il ne faut pas toucher souvent aux plaies. Dites-moi, s’il a vu les Granville. Je suppose que non, puisque Lord Granville ne peut pas sortir. Il me tarde que vous soyez rentrée en possession de Lady Granville. Sans elle vous me faites l’effet d’une personne à qui son dîner manque. J’espère que vous garderez Alexandre au moins quelques jours. 9 h. 1/2 Non, vous ne serez plus seule. J’en ai besoin pour moi, encore plus que pour vous. Adieu, adieu. Je vais marquer des place où je veux plantés des arbres. Le mélèze que vous savez, qui voulait me suivre, se porte à merveille. J’en vais planter d’autres. Aucun ne le vaudra. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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154. Paris, le 5 octobre 1838

Oui, vous avez-raison, je sais trop peu accepter ce que la Providence me destine seulement quand je vois des gens heureux qui souvent le sentent si peu ; quand je sens qu’avec cela, justement cela, je jouirais si intimement si profondément de mon bonheur. Quand l’aspect du ménage le plus obscur. Tenez hier, de pauvres gens, un mari, une femme, cette femme portant son enfant sur les bras, & le mari portant un panier recouvert d'une toile, je crois que c’était une blanchisseuse, quand cela frappe ma vue, quand partout je vois des êtres vivant ensemble, et que je me regarde et que je suis seule, moi qui ai si besoin d'être aimée, d'être soutenue. Je sens mon cœur se briser. Je n’offense pas Dieu en l’accusant. Je m’accuse moi, je m’accuse beaucoup, de tout, même de mes malheurs. Ah si vous saviez tout ce qu’il y a dans mon âme ! Mais je vous en parle trop. Venez, je ne vous en parlerai plus ; & comme vous dites, & comme je le sens, oui je ne serai plus seule.
J’ai vu Lady Granville longtemps hier matin. Après elle, j’ai vu le bois de Boulogne, et puis un dîner fort gai et agréable chez Lady Sandwich mais que nous avons attendu jusqu'à près de huit heures. C’est trop anglais ! Il y avait la petite princesse, les Holland, mon Ambassadeur. Il est tous les jours plus malheureux, & je crois que cela va devenir de la folie. En sortant de table, je suis rentrée chez moi. Il m’est venu beaucoup de monde, surtout des Anglais, entre autres Lady Browlon qui sous le dernier règne avait assez d’influence. Le Roi et la Reine l’aimaient fort.
Humbold serait allé vous voir au Val-Richer, s’il n'avait eu M. Arago pour compagnon de voyage. Alava a bavardé sans que personne ne l’écoute. Villers me plaît parfaitement, mais il part après demain. Le soleil est parti, & je sens que la Terrasse vaudra mieux que ceci. J’y serai surement la semaine prochaine. Lady Holland en est très pressée, parce que ni elle, ni son mari ne peuvent monter mon escalier ici. Ils ont été à Versailles & ils en sont revenus ravis. Mais ils avaient bien autant, d'injures à dire sur l'Auberge où on leur a donné deux fois de suite la même nappe à dîner, que d'éloges à faire des galeries. Il est bien vrai que pour des Anglais les habitudes ici sont intolérables. Le petit Suisse part la semaine prochaine et j’en suis fâchée. Adieu. Adieu, comme vous me le dites. Adieu

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°161 Lundi soir, 15 oct, 9 heures et demie

Moi aussi je regrette cet entassement d’arrivants et de partants. Ils vous fatigueront. Bien distribués, ils vous reposeraient. Car vous avez besoin d’un mouvement qui vous repose. Vous n’avez assez de force ni pour le monde, ni pour la solitude. Il vous faut de tout, des doses, si justes qu’on les manque souvent. Il n’y aura que mes visites, j’espère, qui n’auront pas besoin d’être mesurées. C’est dommage que vous ayez refusé la conférence sur l’Orient. J’aurais demandé à y être envoyé.
J’ai passé ma matinée couché sur une carte de Turquie et de Grèce suivant la marche de petits événements bien oubliés, mais dont je voulais me rendre compte avec précision. Je me résigne parfaitement à l’ignorance, pas du tout au savoir vague et incomplet. J’en sais beaucoup en ce moment sur l’Orient. Je comprends votre refus ; mais c’est dire à l’Occident. qu’il fera bien de s’unir et d’y bien regarder. M. Turgot reprochait aux Encyclopédistes leur esprit de secte et de coterie : " Vous dites nous ; le public dira vous. " Vous faites bande à part ; on fera bande en face de vous. Cette affaire-là, ne s’arrangera pas sans canons. C’est dommage encore une fois. Ce serait un beau spectacle que l’Europe maintenant l’Orient de concert tant qu’il pourra être maintenu, et le partageant de concert quand il tombera. Si nous nous entendions, cela se pourrait peut-être. Vous voyez que j’ai aussi mes utopies. Mais elles sont très dubitatives. Et à tout prendre, comme il faudra bien un jour que le canon recommence, il vaut mieux que ce soit là qu’ailleurs. Je ne m’étonne pas que Lord Palmerston soit avec vous dans l’affaire belge. Soyez sure qu’on n’en est fâché nulle part. Il faut une raison de céder.

Mardi 7 heures
e reprends la politique. J’ai des nouvelles de la frontière d’Espagne. Les succès des carlistes sont réels et les provinces carlistes dans l’enthousiasme. Les gens sensés n’en tirent pas de grandes conséquences.. Cela arrive près de l’hiver, quant la campagne ne peut être tenue longtemps. Les Chrisminos y perdront plus que les Carlistes n’y gagneront. La solution en Espagne est toujours qu’il n’y ait pas de solution. Notre petit duc de Frias me paraît faire la même figure qu’il a faite chez vous (C’est bien chez vous n’est-ce pas?) le jour où il n’a pas voulu se coucher dans la Chambre cramoisi. Ici, le Ministère est très préoccupé d’affaires qui ne vous intéressent pas du tout des chemins de fer, du sucre de betterave, un peu de la pétition sur la réforme électorale ; pas autant peut-être qu’il le devrait, car elle a plus de signatures qu’on ne le dit. dans la 6e région, la majorité, à ce qu’il paraît, a signé. Je vous prie de vous souvenir un jour que je vous ai toujours dit que le mal essentiel, le déplorable effet de l’administration actuelle, c’est de pousser ce pays-ci vers la gauche de lui faire regagner quelque chose beoucoup peut-être du terrain que nous lui avions fait perdre. En voilà pourtant bien assez. Que faites-vous du Duc de Noailles ? Il me semble qu’il devrait être revenu à Paris avec son soleil, qui n’est pourtant pas à lui tout seul. On m’écrit que les Holland ne se sont pas fort amusés à Paris. Ils ont mal pris, leur temps.

10 heures 1/2
Le facteur est arrivé au milieu de ma toilette. J’ai lu votre lettre. Puis, j’ai achevé. Il faut que je le fasse repartir. Je n’avais pas du tout, du tout pensé à vous en vous parlant. de Lord Holland. En cachetant ma lettre, l’idée m’est venue que vous me diriez ce que vous me dîtes ; et qu’au fait vous pourriez me le dire. N’importe. C’est bien simple de vous dire de rester comme vous êtes. Je n’ai pourtant que cela à vous dire. Quand vous voudrez changer. j’y mettrais mon veto. C’est comme vous êtes que je vous aime, sauf à vous critiquer, soit sans y penser; soit en y pensant. Adieu Adieu, le plus tendre que je sache. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°163 Lisieux 17 octobre, 9 heures

Je n’attends pas Matonchewitz, ni une bonne conversation. Mais j’ai dîné ici hier. Trois personnes attendent à la porte de ma chambre et il faut que je sois reparti dans une heure pour le Val Richer. Hier en venant à Lisieux seul dans ma voiture, j’ai pensé au 16 octobre pour vous, beaucoup à vous. Il est bien difficile de dire ce qui est vraiment au fond du cœur. Je n’ai jamais été plus occupé de vous. J’aime tant de choses en vous ! Et des choses que je ne trouve nulle part ailleurs nulle part mais n’ayez donc pas toujours de mauvaises nuits. Faites cela pour moi. Je regrette que les Sutherland passent si vite. Je voudrais que vous fussiez habituellement entourée d’affection d’impressions douces. C’est ce qui vous manque. Quelqu’un qui soit toujours là, associé à tous les détails de votre vie, à soigner et qui vous soigne, à aimer et qui vous aime dans tous les moments de la journée. Je ne vous parlerai pas aujourd’hui d’autre chose que de vous. Il faut que je fasse entrer les gens qui attendent. Adieu. Adieu. Remerciez ; je vous prie, pour moi la Duchesse de Sutherland de son souvenir. J’espère que je serai plus heureux quand elle repassera par Paris pour retourner en Angleterre. Adieu. Adieu. Je voudrais couvrir d’adieux le papier blanc qui me déplaît. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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164. Paris lundi 10 octobre 1838

Trois heures de causerie avec Matonchewitz, et puis une promenade bien froide en calèche avec mon fils, ensuite le Prince Paul de W. et au moment de ma toilette Lady Granville Voilà ma matinée hier. J’ai dîné chez le duc de Palmella, où je me suis ennuyée ; je suis rentrée chez moi au sortir de table ; j’ai eu beaucoup de monde que j’ai chassé à onze heures. Ma journée a été remplie c'est à dire dissipée. Cependant les visites de Motonchewitz comptent. J'aimerais bien le garder ici, & il en a une grande envie, mais au bout du compte, il en sera encore plus profitable à Pétersbourg. Il part jeudi. Lady Clauricarde va demeurer dans ma maison, dans ce Palais si beau, si horrible pour moi. J’ai été saisie hier quand on me l’a annoncé.
Pozzo a une ample permission de venir à Paris et d’y rester jus qu’au mois de février. Il en est enchanté et moi aussi. Tcham est tout ahuri de ce que l’affaire suisse n’est pas finie tant que Louis Bonaparte y reste vous continuez votre attitude guerrière. Il a déposé cependant entre les mains du Gouvernement de Thurgovie une déclaration dans laquelle il se dit français. Mais ces gens sont un peu à sa dévotion, et ils ne donnent pas de publicité à cette déclaration.
Je vous remercie de me parler de nos habitudes d’hiver. J'y pense bien moi. J’arrange aussi, quel plaisir que tout cela ! J’ai fait la paix entre la Duchesse de Talleyrand et Lord Holland. Elle était désirée des deux partis. Ils se verront aujourd’hui. Je voudrais bien parvenir à montrer Berryer aux Holland, mais il n’est pas ici ; et ils partent le 25, encore une fois quel dommage que vous ne les voyez pas ! Ils en sont très contrariés. Ne me trouvez-vous pas bien égoïste dans ce que je vous dis sur Matonchewitz ? Un grand défaut est de ne jamais prendre le temps et la peine d’expliquer ma pensée. Ainsi ce que je vous dis à son égard qui me regarde, le regarde lui bien davantage encore. Il faut qu'il parte, car sa carrière est finie, s'il reste à Paris. Pour mon plaisir, pour le profit de ma curiosité, il me serait bien agréable ici. Il sait tout. Il est au courant de tout. Il est discret, prudent; sûr. C’est bien rare.
Voilà un temps doux & mou. Le même degré hier au thermomètre, et une sensation charmante au lieu de la plus désagréable. Madame de Castelane m'accable d’attention et de cadeaux. Il faut que je rende, les cadeaux s'entend. Je viens de m'arranger pour cela avec Fossin. Vous doutiez-vous en me faisant l’éloge de Lord Halland dans votre dernière lettre que vous faisiez un peu, non pas un peu, tout-à-fait ma critique ? Je vous en remercie, cela me fait toujours du bien, quoique je ne réponds pas que je me change. Je suis bien vieille pour changer. Il y a vingt ans de cela que je devais faire votre connaissance, comme je serais autre, comme je vaudrais mieux !
Adieu. Adieu. J'écris toujours à mon mari, mais vous verrez qu'il va reprendre son silence. Celui de mon frère me surprend. Adieu de tout mon cœur.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°166 Dimanche 21 Octobre 7 heures

Je me lève au milieu d’un brouillard incomparable. Je ne vois pas les arbres qui sont devant mes fenêtres. Quand je me reporte en Languedoc, en Provence, sous ce ciel toujours si pur où les regards s’enfoncent sans que rien, les gênes et dont pourtant ils n’atteignent jamais le terme, je ne conçois pas comment je ne suis accoutumé à ces caves du Nord. Et je m’y suis accoutumé et je dis qu’elles sont vertes et fraîches. Il est vrai qu’elles le sont, qu’elles ont leur beauté, et que la sagesse de l’homme consiste à savoir jouir partout de la richesse de Dieu. Je le pense. Je le fais. Et pourtant je regrette, mon soleil. Il sera plaisant en effet que l’Empereur ait fait en Allemagne tout ce chemin et tout ce bruit pour y venir chercher, un Leuchtenberg. Du reste, je ne sais si c’est parce que je demeure loin ; mais il me semble que ce bruit ne retentit plus du tout. Je n’en entends plus rien. Tout passe bien vite de nos jours. Des intérêts, des affaires, qui jadis auraient rempli des mois, obtiennent à peine des heures. Les choses s’en vont comme les personnes en chemin de fer. Je le comprends il y a vingt cinq ans, dans le temps des batailles de Leipzig. Mais aujourd’hui, nous ne sommes pas si riches, ni si pressés. Au fait, nous avons raison. Il ne faut pas regarder, longtemps, les petites choses, quand on a vécu dans les grandes.
Pour me distraire des petite choses, j’ai lu hier soir à mes enfants le Malade imaginaire. Vous n’avez pas d’idée de leurs transports de rire. Je posais mon livre pour les regarder. Je m’amuse de bon cœur avec mes enfants. Je jouis de leur gaieté. Mais je ne sais plus rire. Vous êtes et vous serez la dernière personne qui m’ait vraiment vu et fait aire. Par exemple je ne rirai pas demain. J’ai vingt personnes à déjeuner qui me prendront toute ma matinée. Je suis charmé que Pozzo vienne passer quelques mois à Paris. Je l’ai vu vous faire rire encore lui et Brougham. Comment a-t-il fait pour que sa maison ne soit pas confortable? Heureusement sa conversation le sera toujours. C’est donc à force d’esprit que Montrond se porte mieux. Il faut qu’il en ait vraiment beaucoup pour en conserver. Je causerai volontiers avec lui. J’ai besoin de causer. J’ai bien des choses à apprendre, et quelques unes à dire. Quoique vous m’ayiez admirablement tenu au courant. Vos lettres sont un miroir d’une vérité parfaite. Je n’ai jamais vu de source plus limpide que votre esprit. Rien ne le trouble et il coule toujours. Nous nous serons beaucoup écrit dans notre vie, beaucoup trop.
Avez-vous remarqué avec quel soin on a fait mettre dans les journaux que ce n’était pas la liste civile, mais l’Etat qui avait loué à M. Appony sa maison ? Il ne faut pas aller si vite au devant des propos. Est-il vrai que les Appony y soient déjà établis ? J’ai peine à le croire. Je suis curieux de voir comment on a arrangé cette maison-là. J’en aurais fait une habitation charmante. Je connais beaucoup l’hôtel Beanay que veut M. de Palhen. J’y ai vu le Président de la Chambre, M. Royer-Collard, et avant lui le directeur général des Ponts et Chaussées, Me Pasquier, je crois. C’est une assez grande maison, c’est-à-dire avec beaucoup de logement, mais rien de très grand, une cour médiocre, et si je ne me trompe une seule sortie. Deux millions me paraissent beaucoup. A la vérité il faut la meubler. Je n’y pensais pas. Ce n’est pas trop.

10 heures
Je suis désolé que vous dormiez toujours si mal. Est-ce que je ne trouverai pas, quand je serai là, des moyen d’y mettre ordre ? Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°169 Lisieux Mercredi 24 7 heures

Hier au moment où j’allais partir, deux personnes me sont arrivées qui viennent passer deux ou trois jours au Val Richer. Il a bien fallu les y laisser pour venir dîner ici, et je les laisserai encore aujourd’hui. Aussi je retourne, sur le champ pour être poli au moins à déjeuner. Encore aujourd’hui vous n’aurez donc que quelques lignes. Cela me déplaît, je vous assure autant qu’à vous. Il me semble que je vous ai sous ma garde, et que je manque à ma consigne quand je vous quitte. Il faut que vous me plaisiez beaucoup et bien sérieusement pour qu’il en soit ainsi. Je n’ai pas le goût ni l’habitude, des devoirs factices, et je n’aliène pas aisément une part de ma liberté. Vous avez vécu dans un pays libre, représentatif, électoral. Mais vous n’en avez jamais mené la vie. Vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un grand dîner d’électeurs importants, où viennent s’étaler toutes les importances, toutes les magnificences de l’endroit où il faut passer deux heures à table mangeant et causant, deux heures après la table causant et jouant au trictrac, avec 40 personnes. Voilà ma vie hier et aujourd’hui. Cela aussi, il faut que ce soit bien sérieux pour que je le fasse. Mais c’est un sérieux moins plaisant.
Je crois comme Berryer que la prochaine session sera importante et très animée si chacun consent à prendre sa position simplement, nettement, sans but immédiat et sans combinaison factice. C’est, pour mon compte, ce que je me propose de faire. Adieu. On me dit que ma calèche est prête. La poste n’est pas encore arrivée. J’espérais l’avoir avant de partir. Elle viendra me chercher au Val-Richer. Il a fait un brouillard abominable, cette nuit. Le courrier aura marché plus lentement. Adieu. Adieu. Non pas comme si nous nous promenions, aux Tuileries, mais comme dans notre cabinet. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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172. Paris mardi le 25 octobre 1838

Vous m'écrivez de bonnes, d'aimables lettres ; des paroles bien douces & tendres. Oui, je veux que vous me rendrez un peu de santé, essayez-le je vous en prie. Jusqu’ici vous n'y avez pas réussi par ce que vous n'y avez pas tâché. Vous êtes trop grave pour moi, vous entrez trop dans mes peines, vous ne les combattez jamais, vous ne me montrez pas le moyen de distraire mon esprit je suis avec vous plus triste qu’avec d’autres. Donnez-moi du courage, de la gaieté s'il est possible. Je vous dis cela aujourd’hui au moment où je suis le plus triste du monde, les nerfs dans un état horrible. Irritée, irritable, tremblante quand on sonne, quand on me demande quoi que ce soit, enfin de la plus détestable compagnie.
Au moment où mon fils allait partir hier, il a été saisi d'une fièvre si violente qu'il a été obligé de se mettre au lit. Il y est encore. Le médecin espère que ce ne sera rien, mais moi je m’agite, je m’in quiète ; & dans cet état non seulement je ne suis bonne à rien mais j'impatiente & j'ennuie tout ce qui m’entoure à commencer par mon fils. Voilà mon mauvais caractère ou plutôt mes mauvais nerfs. Je voudrais finir, finir tout le monde, mais surtout me fuir moi.
Non, l’Amérique ne m’intéresse pas du tout. A dire vrai je ne me suis jamais intéressée qu'aux monarchies. Je veux quelque chose qui m’éblouisse ; de l'éclat, de la pompe, de la grandeur. Une république, cela ne me plait pas du tout. Je n’ai rien à vous conter d’hier. J’ai été un moment le soir chez Lady Granville, il y avait du monde, mais tout le monde m'a déplu, ce qui veut dire que de mon côté j’ai été fort peu aimable. Je suis partie au bout d’une demi-heure.
J'ai eu une lettre du Duc de Devonshire de Côme du 15, il venait de dîner entre mon mari, & mon grand duc. Il me dit qu’on reste à Côme un mois, & puis Rome pour l'hiver & Londres au mois de mai. Mon mari ne me dit jamais cela, il ne me dira jamais plus rien. Décidément la correspondance ne reprendra jamais. Et vous avez beau dire, je ne prendrai jamais mon parti des gens incurables. Cela ne m'est pas donné. Je croirai toujours à quelques curieux que je n’atteindrai jamais. Adieu. Adieu. Je vous attends avec bien de l’impatience. Adieu

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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173. Paris le 26 octobre 1838

Je vous remercie tous les jours, toujours de tout ce que vous me dites de tendre, d’affectueux. Cela me fait du bien. J'ai bien besoin de vous, j’ai été trop longtemps seule. Mon fils n’a pas quitté son lit, & je ne suis pas beaucoup auprès de lui. Cela me rend nervous au possible parce que je sens mon insuffisance. J’ai ce caractère trop inquiet, cela doit impatienter les autres.
Je me suis promenée le matin avec Marie ; à propos, elle est à merveille de santé, d'humeur, de beauté. Avant dîner, j’ai fait visite aux Holland ; j’ai trouvé Milady se faisant frotter les jambes & causant avec M. Berryer. Ensuite elle a passé à sa toilette et m’a proposé un tête à tête avec son mari. J’ai trouvé, ce que je trouverais en Angleterre c’est qu’il est l’homme le moins propre à une vraie conversation d’affaires, c’est de la politique personnelle et non pas de grands intérêts. Ce soir Marie est allée au spectacle avec les Carlisle, je suis restée avec Armin, Humbold et M. Mossion. J'ai renvoyé un peu brutalement celui-ci, pour causer avec les autres.
La fièvre jaune s’est déclarée à bord d’un bâtiment de votre flotte au Mexique. On est inquiet du prince de Joinville. Il parait hors de doute que Lord Durham reviendra sans attendre. Sa démission et peut être même sans la demander. Lord Grey m’a écrit sans connaître encore la résolution de son gendre mais il la pressent, & je ne pense pas qu'il en soit très mécontent. Il trouve qu’il a été indignement abandonné par les Ministres. Madame de Flahaut m'écrit aussi. Décidément ils ne reviennent pas. Elle se plaint amèrement de M. Molé. M. de Flahaut s'attendait à l’offre de l'ambassade à Naples, ou en Suisse ou à Turin enfin quelque chose. Je suis étonnée qu'il se soit fait de ces illusions là.
Je ne sais de quelle couleur est M. de Mossion. Il revient de Suisse où il a passé l'été. Il trouve que la France a joué un pitoyable rôle dans l’affaire de Louis Bonaparte, et la Suisse un très beau. J'ai M. Fossin et tout mon écrin à côté de moi au moment où je vous écris. Je fais faire à tout événement l’estimation de mes diamants. On ne sait pas...! Il pleut à verse. J’aurai les arcades pour ressources, et des visites ensuite. Adieu. Adieu comme vous très tendrement.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°178. Lisieux vendredi, 2 Novembre 8 heures

Je vous écris debout, auprès de ma fenêtre, avec trois personnes dans ma chambre, certains attendent en bas dans le salon. C'est mon dernier séjour ici : on se presse. Deux choses dominent en province, les intérêts privés et l’ennui. On me trouve bon pour l'un et l'autre mal. Je ne suis bon à présent qu’à une chose, à désirer mardi. L'impatience de vous revoir m'envahit. Ma solitude de deux mois et demi pèsera tout entière sur chaque moment jusqu'à ce que je vous aie retrouvée, vue, entendue, à côté de moi, devant moi, bien près de moi. Si les trois personnes qui sont là, et qui m’interrompent savaient quel sentiment me tient et ce que j'écris, elles seraient bien étonnées. Soyez, soyez impatiente. Soyez-le autant que moi. Il me le faut absolument. Je vous écrirai encore demain et après demain, mais lundi, non, ce sera moi qui partirai. Vous m’écrirez aussi Dimanche pour la dernière fois.
Il a fait cette nuit un temps épouvantable du vent, de la pluie, de la grêle avec fracas. Et au milieu de ce fracas, la sonnerie de toutes les cloches de la ville pour la fête de la Toussaint. Tout cela m'a éveillé, comme de raison. J’ai pensé à vous; je n'ai plus rien entendu. Il y avait une chanson où un pauvre jeune conscrit partant pour l’armée disait à sa maîtresse, Charlotte, je crois. Les cent voix de la renommée de ta voix n'ont pas la douceur. Je dis bien mieux, votre voix, votre seule pensée couvre toutes les voix de la renommée, des cloches, de l'orage. Adieu. Adieu.
Je retourne à mes ennuyés. Adieu. G.
Ma mère était bien hier. Je repars dans une demi-heure pour arriver avant le déjeuner. J’ai Mad. de Meulan avec moi. Elle était invitée à ce dernier dîner. Voilà mon courrier. Pas de lettre. Pourquoi ? J’ai le cœur bien serré. Adieu encore. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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183 Lisieux jeudi 28 février

Malgré mon égoïsme, je regrette que Thiers ne vous ait pas plus amusée. Je ne veux pas que personne vous occupe ; mais qu’on vous amuse, tant qu’on pourra. Moi, je suis très occupé. Je suis curieux de savoir ce que le cabinet aurait fait contre moi s’il avait combattu mon élection. Il est établi qu’il ne la combat point ; il n’a pas de candida t; tous les fonctionnaires votent pour moi. Et tous les jours il arrive ici 800 exemplaires autant que d’électeurs, d’un petit journal intitulé le Bulletin français, et spécialement, exclusivement dévoué à me dire des injures. Il ne se met pas en grands frais d'invention ; il va reprendre dans les anciens journaux depuis 1830, carlistes, républicains, oppositions de toutes sortes, toutes les injures qu’on m'a dites, tous les mensonges, toutes les colères, et il les réimprime. C’est un curieux spectacle que tant d'activité pour rien, et aussi la parfaite indifférence avec laquelle cela est reçu. On s’en étonne et on ne s’en soucie pas du tout. Si toute la France était comme cette province-ci, les 213 reviendraient 300.
Je vais ce matin au Val-Richer. J’y aurai le plaisir d’être seul quelques heures. Après vous, ce que je désire la plus en ce moment, c’est un peu de votre solitude. Depuis quelque temps, ma disposition est assez combattue. Je ne suis point las de la vie active et des affaires ; elles me plaisent toujours ; il me semble même que ce que j'y voudrais faire est à peine commencé. J’ai la tête de la volonté encore très pleines. Pourtant je suis un peu las des hommes ; j'en ai assez de leur conversation de leur figure. Je suis au milieu d'eux comme dans une foule qu’on est pressé de traverser pour rentrer chez soi. Rentrerais-je jamais chez moi ?
Maroto ne me rejoint ni ne m'afflige comme Granville ou Pahlen. Il me prouve que j'ai raison de ne rien attendre de personne en Espagne. On y fera ce qu’on y fait ; on y restera comme on est. Il n’y a là point de vainqueur. C’est parce que nous sommes des Européens que nous nous en étonnons. Il y a un pays dix fois grand comme l’Europe, où les choses se passent et demeurent ainsi depuis des siècles. Ce pays s’appelle l'Asie. Là par exemple, on a bien raison d'être las des hommes. Quoique vous ne sachiez pas le Latin, vous savez que Tacite a dit en parlant des statues de Brutus et de Cassius : « Elles brillaient d’autant plus qu’elles n’y étaient pas." C’est votre condition dans toutes ces conversations, ces correspondances, ces articles de journaux à propos de Prince de Lieven. Laissez- moi vous répéter ce que je vous ai dit. Vous êtes trop fière pour être faible. Et vous n'êtes pas plus fière qu’il ne convient.
On a tort en Belgique d'attendre l'issue de nos élections. Elles n'enverront pas cinq hommes et un caporal dans le Limbourg. Si j’avais eu besoin d'apprendre que ce pays-ci veut la paix, je l'apprendrais au milieu de toutes les oppositions, n'importe laquelle. Il a raison. La guerre pour de grandes raisons, à la bonne heure ; mais la guerre pour des querelles de journalistes ou pour des fantaisies, de gens d’esprit, c'est absurde. Adieu. De loin, je cause avec vous de ce qui ne me fait rien, ou pas grand chose. Voyez à quels scrupules d'exactitude vous m'avez accoutumé. Au fait, vous ne savez pas, personne ne saura jamais combien tout ce qui ne me tient pas au fond du cœur est peu pour moi, et quel abyme il y a en moi entre une chose et toutes les autres. Adieu. Vous ne me donnez pas des nouvelles de votre rhumatisme. A la vérité, il était passé quand je suis parti. Mais il me semble que de ce qui vous touche, rien ne passe. Adieu, Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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194 Du Val Richer Lundi 10 juin 1839 4 heures

J’espère que vous avez à Baden un climat moins variable que le mien. Je ne puis garder le soleil deux jours de suite. Je n’aime pas cela. J’aime l’égalité et la durée. Plus ce qui me plaît dure, et dure toujours le même, plus j'en jouis. Je n’ai jamais compris ce que c'était que de se blaser. Il m'est arrivé (et même bien rarement) de reconnaitre que je m'étais trompé, que j’avais eu tort de prendre plaisir à quelque chose ou à quelqu'un ; mais m'en lasser à cause du temps seul, non. Bien loin d'user pour moi ce que j'aime, le temps m’est trop court pour en jouir, selon mon cœur. L’éternité seule y suffirait. Vous êtes-vous jamais figurée ce que serait le bonheur avec la perspective de l'éternité ? Il n'y a d'éternel que mon rhume de cerveau. Ceci, par exemple, je m'en ennuie. Depuis quelques jours, je ne vois rien qu’à travers un nuage, ma vallée, mes enfants, mes idées, sauf une qui est toujours claire et vive. A force d'éternuements de brouillards, de larmes, je me suis endormi hier sur mon canapé en lisant l'Orient. Car décidément je regarde beaucoup à l'Orient. J’en saurai très long sur ces affaires-là. C’est bien dommage que nous ne puissions pas en causer encore avant que j'en parle. Evidemment les évènements ne marchent pas vite, là, et les efforts de l’Europe pour les ajourner arriveront à temps. D'après ce qui me revient, pour peu que l'affaire fût bien conduite, l’hérédité de Méhémet-Ali sortirait de cette crise, et le statu quo, dont on parle toujours après un changement, recommencerait pour un temps.
8 heures et demie
Je viens de faire placer mes orangers. On peut prendre beaucoup d’intérêt à ce qu’on fait par cela seul qu'on le fait. Mais, c’est seulement pendant. qu'on le fait. J’ai planté un monde de fleurs. Dans six semaines le Val Richer sera un bouquet. Que vous revient-il de Londres? Le Cabinet me semble dans une situation de plus en plus précaire Lord Melbourne et Lord John ont l’air d’honnêtes gens à bout de voie, qui ont de l'humeur contre tout le monde, contre qui tout le monde a de l'humeur, et qui ne voulant par aller plus loin, ne peuvent plus aller du tout. On ne me mande rien de Paris, sinon que les grands projets historiques de Thiers, ne sont pas si sérieux qu’on l'affiche, et que tout cet étalage de 500 000 fr. a surtout pour but de rassurer des créanciers, et de les engager à prendre patience. A défaut du Ministère, on leur montre en perspective l'histoire de l'Empire. La Chambre des Pairs s’est bien échauffée sur la Légion d’honneur. Le Ministère y a repris ses avantages. Décidément M. Villemain est l'homme résolu et agissant aussi bien qu'éloquent du Cabinet. Il est toujours question du voyage du Roi à Bordeaux. M. Dufaure l'accompagnerait. Le Roi prend tout à fait possession de M. Dufaure. Il ( je veux dire M. Dufaure) avait aussi votre faveur, Madame ; mais je doute qu'il la conservât de près. Il n’a d’esprit et de talent qu'à la tribune.
Mardi 9 h. J’attends le courrier ce matin avec un surcroit d'impatience. Je n’ai pas eu de lettre depuis deux jours. Enfin celle-ci ouvrira une ère régulière. C’est bien le moins qu’elle soit régulière. Vote embonpoint et vos lettres, je veux ces deux choses-là de votre absence.
1 heure Voilà enfin votre N°193. Encore un nouveau retard de la malle poste. Je suis désolé d'avoir dit qu'il ne fallait pas destituer M. Conte. A demain ma réponse. Il faut que je donne tout de suite ceci. Je suis charmé de vous savoir arrivée bien logée. Adieu. Adieu. Mille et un.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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196 Du Val-Richer. Vendredi 14 juin 1839 3 heures

Je commence par où j’ai fini hier, mon indignation. Elle est inépuisable. Que deviendriez-vous si vous n'aviez rien à vous ? On n'en aurait été que plus pressé de vous traiter de la sorte pour vous dompter, pour se venger que sais-je ? Ceci me fait éprouver un des sentiments les plus pénibles que je connaisse. Je porte un respect général et profond à ces relations naturelles, indestructibles, indépendantes de notre choix, par lesquelles, sans concours, sans mérite de notre part, dieu nous donne des amis, des appuis, du bonheur et de la sécurité ; et pour toute la vie. Même avec des gens que je n’aime pas, que je ne connais pas, il m'est souverainement désagréable de laisser tomber un mot de reproche ou de blâmer sur un fils devant sa mère, sur un frère devant sa sœur. J'en éprouve une sorte d’embarras et de tristesse comme si j'allais contre une intention divine, si je touchais à une œuvre sacrée. Et pourtant ici, il n'y a pas moyen. Je ne puis me taire ; je ne dirai jamais tout ce que je pense. Alexandre ne vous avait donc pas dit un mot de cette mesure. Vous en avez sans doute informé sur le champ votre frère. Je n'ai d'espoir qu'en lui pour pousser un peu vite vos affaires et prendre un peu soin de vos intérêts. Car voilà une raison, une nécessité de plus d’aller vite. On ne peut vous laisser longtemps dans ce dénuement. Qu’on finisse, qu’on finisse, et que vous puissiez ne plus penser qu'au lait d’ânesse et aux bains de son. Votre médecin de Baden est plein de bon sens ; il sait ce qu’il vous faut. Pour dieu, qu’on le laisse faire.
Je trouve votre réponse au Grand Duc excellente. Pour tout dire, je ne lis pas sans quelque mouvement d’impatience ces belles paroles, ces tendres épanchements de votre âme jetés à un pauvre jeune homme qui ne comprend pas, qui n'ose pas, devant qui tout cela passe comme les élans de la piété et de la prière devant une idole. Il y a un Dieu au-dessus de l’idole, dont l’idole n’est que l’image, et qui comprend l'âme qui prie. Mais ici... Décidément, je ne vaux rien pour l’idolâtrie. J’admire, j’aime le respect et le dévouement, deux vertus rares, beaucoup trop rares de mon temps et dans mon pays ; mais j'y porte, je l'avoue, un peu d'exigence superbe. Passé cette explosion de fierté libérale, je ne vois pas le moindre mot à redire dans votre lettre ; elle est triste, pénétrante, et très digne dans sa ferveur impériale. C’était le problème et vous l’avez résolu.

Samedi 9 heures
Mes hôtes viennent de partir, et moi je partirai après demain pour un mois, je présume. Si vous étiez à Paris, ce mois serait charmant. On est assez occupé du procès. Concevez-vous l'audace de ces gens-là qui font fabriquer une pièce de canon & la trainent dans les rues de Paris ? On l'a saisie. C'était une machine pitoyable ; mais enfin, au dire des ingénieurs, elle aurait pu tirer encore 40 ou 50 coups. Les sociétés secrètes viennent de modifier, leur organisation ; elles se sont constituées par armées ; à un homme par jour. Cinq armées sont organisées, formant donc à peu près 2000 hommes. Elles se sont épurées dans ce nouveau travail, comme tous les partis en déclin, mais très vivaces, qui opposent le redoublement du fanatisme au progrès de l'impuissance. La dernière insurrection n'a pas eu, dans les Provinces, le moindre retentissement. Presque toujours quand un orage éclatait à Paris, il grondait à Lyon à Strasbourg, à Marseille. Rien de semblable cette fois. L’épreuve a même été très complète car il y a eu à Lyon, un peu de tumulte parmi les ouvriers pour une question de salaires, et la politique n’y a paru en rien.
Voilà votre n°195. Merci de vos détails. J'en avais besoin. La lettre de votre frère me rassure un peu. Mais j'aspire à la fin. Du reste, après l'acceptation de vos pouvoirs par le comte de Pahlen et la surveillance déclarée de votre frère, vous pouvez certainement être plus tranquille. Il me faut la permission de l'Empereur. Ce qui vous revient de droit sera trop peu. Votre lettre à votre frère est très convenable. Adieu. Je vous dirai en arrivant à Paris, s'il faut m’écrire rue de l'Université ou rue Ville l'évêque. Adieu. Adieu. Commencez-vous à engraisser ? G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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198 Paris. Mardi 18 Juin 1839, 2 heures

Je suis désolé de votre inquiétude. Ma lettre était partie très exactement. Me voilà ici pour un mois. Le retard sera impossible, s'il y a un mal impossible. Vous étiez un peu mieux samedi. Je voudrais suivre toutes les variations de votre santé, de votre disposition morale. Ce n'est pourtant pas un très bon régime. On s'accoutume au mal en le voyant revenir sans cesse, et on n'y croit plus assez quand on l’a vu s’en aller souvent. Je ne veux pas être rassuré à tort. Dites-moi tout, toujours tout. Je ne veux pas ignorer la moindre de vos souffrances et de vos peines.
Paris est grand et vide comme le désert. Je ne me fais pas à y être venu pour ne pas vous y chercher. Cette nuit, pendant toute la route le roulement de la voiture n’avait pas de sens pour moi. Je m'étonne quelquefois que vous me soyez tant. Dans une vie déjà longue et si pleine, après avoir tant possédé et tant perdu, je devrais être plus las et plus détaché. Je ne le suis pas du tout quant à vous. J’ai, quant à vous, cette ambition vive, indomptable et pleine d'espoir de la jeunesse. Je ne renonce à rien, je ne me résigne à rien. Je veux tout et que tout soit parfait. Je ne sais quelles années Dieu me réserve, ni quelles épreuves encore dans ces années. Mais il y a en moi un côté, un point que la vie la plus longue n'usera pas, et qui descendra jeune dans le tombeau.

8 h. 1/2
Je rentre. Je viens de traverser la place Louis XV par le plus magnifique spectacle. Sur ma tête, le ciel noir, parfaitement noir, le déluge près de tomber, et ce voile noir jeté tout autour de la place, entr'autres sur les deux colonnades. Au bout des Champs-Elysées, derrière les Champs-Elysées, le soleil couchant dans un cercle de feu, sur un bûcher embrasé, comme pour braver au moment de s'étendre, la nuit et l'orage. Et la moitié supérieure de l'obélisque brillante, rouge des derniers rayons du soleil, un jet de flammes suspendu au milieu des ténèbres, et les hiéroglyphes visibles et inintelligibles, comme des caractères cabalistiques. Effet étrange et grand qui ne se reproduira peut-être jamais. Je regrette que nous ne l’ayions pas vu ensemble. Je vous ai désirée au moment où il a frappé mes yeux. J’ai passé ma matinée à la Chambre, le seul lieu de Paris où il n’y ait point d'orage. Tout le monde repart de la session comme finie. Ministres et députés ont l’air de s'entendre pour ne rien faire et ne rien dire. Le Cabinet a perdu ce qu'il n’avait pas. Le Maréchal a été la risée de la Chambre des Pairs à propos des fonds secrets. M. Villemain y a été battu avec gloire à propos de la légion d’honneur. Le Ministre de la guerre ne se bat nulle part. M. Duchâtel est ce qu’il était. M. Dufaure ne devient rien, M. Passy paraît le plus sérieux ; c’est lui qui cause de l’Europe dans les couloirs. Tout va cependant, et tout ira cla se, comme le monde. Convenez qu'il est plaisant d'entendre un Russe dire dédaigneusement que " tout cela finira par un bon petit despotisme, le seul gouvernement possible avec les Français. " Du fait, ce ne sont là que les petits moments d'une grande histoire. Et il y a beaucoup de petit dans le plus grand. Le petit s’en va & le grand seul demeure. Nous ne supporterions pas la lecture du passé s’il nous était arrivé chargé de tout son bagage. L'Assemblée constituante, l'Empire, la Charte, la Révolution de 1830, c’est un manteau assez large pour couvrir bien des misères.
On me dit que M. Molé s’est beaucoup remué contre le Cabinet dans l'affaire de la Légion d’honneur tandis que M. de Montalivet se faisait très ministériel. Aussi ils se renient l’un l’autre. M. Molé part pour Plombières dans les premiers jours de Juillet. La fantaisie lui reprend d'entrer à l'Académie française. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu'elle lui reprend sans qu’il y ait en ce moment aucune vacance. On m'en fait parler par avance. Est-ce bien de l'Académie française qu’on veut me parler ?

Mercredi 1 heure
J’ai eu du monde depuis que je suis levé. Je vais à la Chambre. C’est aujourd'hui mon mauvais jour. Je n’ai pas de lettre. Adieu. Adieu. Je viens de revoir la mine de M. Saint. Rendez-la moi. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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204 Dimanche 30 Juin 1839, 5 heures

Je suis excédé. Après ma corvée de visites du Dimanche, il m'a pris la fantaisie de mettre un peu d'ordre dans un horrible fouillis de livres, planches, cartes & que j’avais laissé entasser. J’y travaille depuis trois heures. La tête m'en tourne. Je ne puis me redresser. Pour moi, l'activité morale et l'activité physique s'excluent l’une l'autre. Quand je ne fais rien, quand je ne pense à rien et ne me soucie de rien, je puis marcher, courir, supporter autant de fatigue corporelle que tout autre. Mais quand j'ai l’esprit très occupé, il faut que mon corps se repose. Toute ma force va à l’un ou à l'autre emploi.
Je ne suis pas content de votre N° 203. Ce peu de succès du lait d’ânesse et des bains, cette lassitude invincible dans une vie si tranquille, cette impossibilité de reprendre un peu d’embonpoint, tout cela me désole. Je vous en conjure ; nous avons assez souffert l'un et l'autre ; ne nous soyons pas, l’un à l’autre, une cause de souffrances nouvelles. Ayons pitié l’un de l'autre. Et que Dieu ait pitié de tous deux ! Je me défends du mieux que je puis mais j’ai le cœur serré. Dites-moi que vous êtes mieux ; mais ne me mentez pas. Vous pouvez être tranquille sur Paris. Il n’y aura infailliblement point de pillage très probablement, point d'émeute, et probablement rien du tout. Le procès se passe dans un calme profond, dans la salle et autour de la salle. Les accusés ne sont pas même insolents. En cas de condamnation à mort seulement, on peut craindre quelque tentative, tentative d'assassinat, d'enlèvement, de coup fourré, qui sera déjoué, mais dont il est difficile de prévoir le mode. On croit à deux condamnations à mort. Le procès sera moins long qu’on n'imaginait. Les interrogatoires marchent vite. Pozzo a pu partir, car il est arrivé à Calais. Une dépêche télégraphique l’a annoncé ce matin. L’envie dont je vous parlais l'autre jour s'est manifestée. Le marquis de Dalmatie est allé trouver M. Duchâtel pour lui demander de la part du Maréchal, s'il croyait possible de me déterminer à aller à Constantinople. C’est décidément M. de Rumigny qui ira à Madrid et M. de Dalmatie, sera nomme à Turin. Le Duc de Montebello se désole de rester Ambassadeur à Naples in partibus. Le Roi de Naples est toujours mal et ne remplace pas M. de Ludolf. C’est Mad. la Dauphine qui a fait rompre le mariage de Mademoiselle avec le comte de Lecce, par vertu et pour ne pas sacrifier cette jeune Princesse à une espèce d’idiot.

8 heures et demie
Je viens de dîner au café de Paris, avec M. Duvergier de Hauranne, uniquement occupé des chemins de fer, qu’on discutera après l'Orient. Dans mes études, je n'ai jamais eu aucun goût pour les sciences physiques. Je reste fidèle à cette disposition. Il me faut des hommes à remuer. Les pierres m'ennuient.

Lundi 8 heures
Il fait froid. Je viens de faire faire du feu. Ce temps là vous gâte vos promenades, tout ce que vous avez de bon à Baden, n’est-ce pas ? Mes enfants m'écrivent qu’il pleut sans cesse au Val-Richer. Pour eux, ils ne s’en promènent guère moins. Ils sont très bien. Guillaume a été un peu enrhumé, mais sans la moindre conséquence. Ma mère est très bien aussi. Montrond me dit que décidément il ira à Baden. Mais il va d’abord à des eaux de malade, je ne sais lesquelles, dix en Savoie, je crois. J’ai peur qu’il ne vous arrive bien tard. Adieu. Donnez-moi de meilleures nouvelles si vous voulez que je ne sois pas triste et abattu. Ce n'est pourtant pas le moment.
La discussion sur l'Orient commence aujourd’hui. J’ai envie de parler et je doute. On dit que M. de Lamartine dira toutes sortes de choses, qu'il faut tuer, l’Empire Ottoman parce qu’il va mourir qu’il faut vous donner Constantinople pour l'ôter aux Barbares, & Adieu. Adieu.

10 heures
J’aime les plaisirs inattendus. J’aime les exigences. Je les rends. Je puis donner beaucoup, beaucoup beaucoup plus qu’on ne sait ; mais je veux reprendre tout ce que je donne. Je vous écrirai demain. Je vous écrirai deux fois par jour, si vous voulez me promettre de vous bien porter. Vous me dites que vous pensez sans cesse à moi. Je vous défie d'envoyer vers moi une pensée qui n'en rencontre une de moi vers vous. Je suis sujet à vous de fier. On dit que j'ai l’esprit actif. J’ai le cœur bien plus actif que l’esprit ; et il me passe bien plus de peines ou de joies dans l'âme que d’idées dans la tête. Mais l’esprit montre tout ce qu’il a, & l'âme en cache beaucoup. Je m'arrête, car j'irais à des subtilités de théologiens ou de Bramine. Il y a du vrai pourtant dans ce que je vous dis là. Adieu jusqu’à demain. Je vais déjeuner & puis me promener en allant à la Chambre. Je ne fais point de visites. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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206 Paris, mercredi 3 Juillet 1839, 8 heures

J’ai parlé hier. Vous lirez cela. Je regrette bien que nous ne puissions en causer à l'aise. Je suis sûr que j’ai bien parlé. J’ai réussi beaucoup auprès des connaisseurs, convenablement auprès des autres. La portée de ce que j'ai dit n'a pas été vue de tous. De M. Dupin, par exemple qui n’y a rien compris. Quelques uns ont trouvé que je parlais trop bien de votre Empereur, & se sont étonnés qu’en parlant si bien, je n'en parlais pas encore beaucoup mieux. Je crois avoir quant aux choses mêmes, touché au fond, et quant à moi pris la position qui me convient. Vous savez que je suis optimiste, pour moi comme pour les choses. A tout prendre, je ne pense pas que mon optimisme m'ait souvent trompé. Et puis si vous étiez là, je vous dirais bien qu'elle en est la vraie source. Mais vous êtes trop loin. En tout, c’est un grand débat. Et n'oubliez pas ce que je vous disais hier. Pour la première fois, la question est entrée très avant dans la pensée publique. Elle y restera. Elle s’y enfoncera. A mesure que les événements se développeront. S’ils se développent, le Gouvernement peut venir demander aux Chambres ce qu’il voudra, elles le lui donneront. Et si les événements se développent sans lui, il aura grand peine à rester en arrière. Du reste, je crois au bon sens de tout le monde, en ceci. Je ne vous dis rien des nouvelles. Les dépêches télégraphiques sont publiées textuellement. M. Urquart, sur qui je vous avais demandé si vous pouviez me donner quelques renseignements est à Paris, et m’a fait demander à me voir ce matin. Tout brouillé qu’il est avec Lord Palmerston, il me paraît un des hommes les plus curieux à entendre sur l'Orient. Si je vous répétais ce que tout le monde dit, je vous dirais que la session est finie, que ceci est le dernier débat que la Chambre est extenuée et n'écoutera plus rien. J’en doute. La Chambre écoute quand on parle. Ce sont des esprits très médiocres, très ignorants, très subalternes, mais au fond plus embarrassés que fatigués, et qui n'hésiteraient pas tant s’ils y voyaient un peu plus clair.

10 heures
J’ai été interrompu par des visites. Elles prennent beaucoup de place dans ma journée. Je ne me lève guère avant 8 heures et depuis que je suis levé jusqu'au moment où je pars pour la Chambre, j'ai du monde. Je ne ferme point ma porte. Je suis seul ici ; je n’y suis pas venu pour travailler. Je travaillerai au Val-Richer. Ici j'écoute et je cause. Bien dans une vue d’utilité car pour du plaisir je n’y prétends pas. Je suis très difficile, en fait de plaisir. J'en puis supporter l'absence, mais non la médiocrité. Je déjeune à 1 heures. Je vais à la Chambre à l'heure. Quelques fois, je sors une demi-heure plutôt pour passer au ministère de l’Intérieur. Je passe à la Chambre toute, ma matinée. Je lis les journaux. Je cause encore. J’écoute un peu. Je rentre au sortir de la séance. Je m'habille. Je vais dîner bien rarement au café de Paris, trois fois seulement depuis que je suis ici ; hier chez Mad. de Gasparin, aujourd’hui chez Mad. Eymard avec le Duc de Broglie. Jeudi chez M. le Ministre de l’instruction publique, Vendredi, chez M. Devaines etc. Je rentre de très bonne heure. Je lis. Je me couche et je dors ou je rêve, quelquefois bien mal, comme vous savez, souvent mieux. Quand je dis que je dors, je me vante un peu. Depuis quelque temps je dors moins bien. Je rallume mes bougies. Je lis ou je pense. Je n’ai pas deux pensées.

11 heures
Voilà votre Numéro 205. Je viens de faire ce que vous me demandez. Je vous ai raconté mes journées. Elles se ressemblent beaucoup. Les vôtres me chagrinent. Vous savez que je déteste les sentiments combattus. Vous m’y condamnez. J’aime le vide que je fais dans votre vie, et celui que vous souffrez ne désole. Je vous pardonne tous vos reproches. Adieu. J’ai ma toilette à faire, et à déjeuner. Je veux être à la Chambre de bonne heure, M. Douffroy résumera la discussion. Ce ne sera pas brillant, mais sensé et bien dit. Adieu. Adieu. Tout est insuffisant, tout ; et c’est le mal de notre relation qu'elle est vouée à l’insuffisance. Je supporte ce mal avec une peine extrême, et je le retrouve à chaque instant pourtant. Adieu

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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214 Paris, mercredi 10 Juillet 1839, 5 heures

Votre santé d'abord. Vous me mettez au supplice en me demandant de la gouverner. Je connais ce mal-là. Je frissonne encore en y pensant. Au bord du précipice dans les ténèbres, pousser ou retenir, on ne sait lequel, ce qu'on aime le mieux au monde ! Si vous étiez là, si j’avais là vos médecins, si je ne vous quittais pas un instant, si je voyais, si j’entendais tout mon anxiété serait affreuse. Et de loin, quand je ne sais rien, rien, quand vous me dîtes hier que vous dormez, aujourd'hui que vous ne dormez pas, tantôt que vous faites de longues promenades, tantôt que vous ne pouvez plus marcher. C'est impossible. Je vois bien que Baden ne vous fait pas le bien que vous en espériez. Ne vous en fait-il aucun ? Vous y êtes bien seule. Ou irez-vous ? à Paris quand je vais le quitter. Aux bains de mer ? Où ? En France, vous y serez plus seule que partout ailleurs. En Angleterre ? Dans cette terre de Lady Cowper dont j'ai oublié le nom, près de Douvres, Broadstairs, n'est-ce pas? Je l’aimerais mieux. Si cela se peut je l'approuverais. Cela se peut-il ? Si le cabinet reste, comme tout l’indique Lady Cowper ne viendra pas sur le continent. Tout à l'heure, je crois, elle vous a de nouveau pressée d’aller la voir.
Jusqu'au moment qui nous réunira à Paris, je ne vois que l'Angleterre qui vous convienne un peu, un peu. Et j'y crains pour vous le manque de repos, les obligations gênantes, le climat triste, les souvenirs. Je ne m’arrêterais pas si je disais tout ce qui me vient à l’esprit sur un tel intérêt, dans un tel doute. Ecoutez ; il y a des choses qu'on peut faire, des résolutions qu'on peut prendre quand la nécessité est là, la nécessitée actuelle pratique, quand l'action suivra immédiatement la résolution, quand on est là soi-même pour agir comme pour parler. Mais décider sans agir, par voie de conseil, envoyer par la poste une décision pareille. Cela ne se peut pas vous ne me le demandez pas. Madame de Talleyrand m’avait promis de me donner de vos nouvelles. Pourquoi ne le fait-elle pas ?

Jeudi 7 heures
Après votre santé, vos reproches. Je les accepte et je les repousse. Moi aussi, j’ai été gâté. Je n’ai pas prodigué mon affection ; et j'ai vu, jai toujours vu celle que j’aimais heureuse, très heureuse. Je l'ai vue heureuse à travers les épreuves, sous le poids des peines de la vie. J’ai toujours eu le pouvoir de la soulever au dessus des vagues, de rappeler le soleil devant ses yeux, le sourire sur ses lèvres, de placer pour elle, au fond de toutes choses ce bien suprême qui dissipe ou rend supportables tous les maux. De quel droit me plaindrais-je que, sur vous, le pouvoir me manque souvent ? Qu’est-ce que je fais, qu'est-ce que je puis pour vous ? Une heure, où une lettre tous les jours. C'est pitoyable. Parce que je suis avec vous ambitieux, exigeant, ne me croyez pas injuste où aveugle. Vos douleurs passées, vos ennemis présents, ce qui vous a brisée, et ce qui vous pèse, je sens tout cela ; je le sens comme, vous-même, oui comme vous- même ; et je sais le peu, le très peu de baume que je verse dans ces plaies qui auraient besoin que la main la plus tendre fût toujours là, toujours. Je sais de quoi se fait le bonheur ; je sais ce qu’il y faut, et à tout instant. Vous ne l’avez pas même par moi. Ma tendresse s’en désole ; mon orgueil s'en révolte ; mais je ne m’abuse point et ne vous reproche rien. Pourtant ne me demandez pas de changer. Je ne changerai pas. Je ne me contenterai pas pour vous, à meilleur marché que je n'ai toujours fait. Je ne prendrai pas mon parti qu’il y ait entre nous tant d'insuffisance et d’imperfection. Ce temps que je ne vous donne pas, il est plein de vous. Ce bien que je ne vous fais pas, je m’en sens le pouvoir. Ce qui manque à votre bonheur ne manque pas à ma tendresse. Ce contraste est poignant. N'importe. Je garderai avec vous mon ambition infinie, insatiable, souvent mécontente ; et je vous la montrerai, comme vous me montrez ce mal que je ne puis guérir. Voilà la vanité. Déplorons la ensemble. Pour tous deux cela vaut mieux que de s'y résigner.
Je viens à vos affaires. Ceci est plus aisé et sur ceci, j’ai un parti pris. J’ignore si votre fils fera ce qu’il doit. Mais, s’il le fait, je suis d’avis que vous mettiez de coté tout fâcheux souvenir, & que vous acceptiez de bonne grâce ce qu’il fera pour vous au delà de votre droit. Vous n’avez point cédé à sa fantaisie, à sa colère. Votre dignité est à couvert. Vous pouvez, vous devez vous montrer facile avec lui, quant à la réparation. Et s'il agit convenablement, s’il met votre droit de côté pour faire son devoir, il y a réparation de sa part. Le fait suffit pour que vous présumiez l’intention. Saisissez la et reprenez votre fils dès qu’il reprendra lui la physionomie filiale. Je n'hésite pas dans mon conseil et je souhaite beaucoup que cela finisse ainsi. Onze heures Voilà mes lettres. Point de vous. Pour le coup, ceci m'inquiète. Je ne vois point d'explication. Peut-être quelque orage. Mais la poste est arrivée. Il faut attendre à demain. Adieu. Un tendre et triste Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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215 Paris, Vendredi 12 Juillet 1839 Onze heures

Se peut-il que ce N° 211 me soit un soulagement ? Pour Dieu, faites partir vos lettres tous les jours, longues ou courtes gaies au tristes. Il me faut une lettre ; il me faut quelques lignes ; il me faut vous, vous ! Vous ne savez pas avec qu’elle horrible rapidité l'inquiétude m’envahit, me poursuit. C’est la chemise de Nessus. Je vous en conjure ; ne soyez pas malade et dites-le moi. J'ai grande pitié de vous. Ayez aussi pitié de moi. J’ai beaucoup souffert, en ma vie ; beaucoup plus que je ne l'ai laissé voir à personne. Pourquoi ne mangez-vous pas ? Est-ce pour dégoût ? Ou bien ce que vous mangez vous pèse-t-il sur l'estomac ? Digérez-vous mal ? Si ce n’est que dégoût, surmontez-le un peu ! Pour moi, pour moi. Que je voudrais être là pour veiller à tout, pour tous savoir au moins. Et votre sommeil vous ne m'en parlez pas. Parlez-moi de tout, fût-ce toujours la même chose. Il n’y a en moi, toujours, qu’une même pensée. Je voudrais vous envoyer l'image complète de mes journées de ce qui les remplit en dedans. Vous verriez. Je devrais peut-être ne pas vous dire tout cela, ne pas ajouter mon inquiétude à votre fatigue. Si vous étiez près de moi, je me tairais mieux. Ne renoncez pas à marcher cela vous est bon. J'ai vu par vos lettres que vous dormiez quelquefois dans le jour. Ne vous en défendez pas.
Je veux parler d'autre chose. Nous sommes assez préoccupés ; agités dirait trop. La Cour rendra son arrêt aujourd’hui. Si Barbès est condamné à mort, le parti fera quelque démonstration, sans espoir, sans dessein sérieux même, par honneur, pour ne pas paraître frappé et mort du même coup. Peut-être quelque tentative sur la prison ; peut-être quelque coup de pistolet sur quelque voiture de Pair.
Paris est fort tranquille. Vous y seriez fort tranquille Je regarde votre lettre. Une chose m’en plait. Votre écriture est bonne et ferme.
J'ai vu Pozzo. Affreusement maigri, rétréci rapetissé, les yeux enfoncés dans un cercle de charbon, la parole chancelante, les épaules voûtées, les jambes ployées, les habits trop larges, l’esprit aussi chancelant que la parole. Nous causions seuls dans le premier petit salon de Mad. de Boigne, Edouard de Lagrange est entré. Il l’a pris pour le Marquis de Dalmatie, lui a parlé du Maréchal ; puis M. de Lagrange passé, il m'a dit tout bas : " C’est bien le marquis de Dalmatie, n’est-ce pas ? " en homme qui doute de lui-même. Pourtant, il m’a parlé longtemps de ses dernières affaires à Londres de ses conversations avec Lord Melbourne et Lord Palmerston de tout ce qu'il leur avait dit sur la nécessité de maintenir la paix sur leurs intérêts et les vôtres dans la paix ; tout cela très nettement, très spirituellement, comme par le passé avec verve dans l'imagination, en même temps qu'avec faiblesse et trouble dans le langage. Puis en finissant : " C'est ma campagne de vétéran. Un autre hiver à Londres me tuerait." Il ne s’est pas pris de goût pour l'Angleterre, en y vivant, Madame de Boigne va mieux, beaucoup mieux. Elle est retournée hier à Châtenay. J’irai y dîner demain.
Connaissez-vous un M. de Lücksbourg, bavarois, qui remplacera probablement ici M. de Jennisson ? Il est venu me voir avant hier. Je l’ai trouvé bien. Si M. de Jennisson s'en va, peut-être son appartement se trouvera-t-il vacant. C’est un peu cher, mais bien gai. A présent tout à côté de la maison est arrangé. Vous n'auriez pas de bruit. Adieu. Je vais à la Chambre. On commence de bonne heure. Pourquoi n’êtes-vous pas à la Terrasse ? Adieu. Adieu. J’aurai de vos nouvelles demain n’est-ce pas ? Ah que la vie est mal arrangée ! Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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216 Paris Samedi 18 Juillet 1839, 8 heures

J'attends. Je devrais ne rien dire de plus, car d’ici à 10 heures je suis tout là. La Cour des Pairs a rendu hier au soir son arrêt, au milieu d’un calme profond. La délibération intérieure a été solennelle. Les plus difficiles sont contents de sa gravité, de sa liberté, de sa probité. La majorité sur le point capital, Barbès a été grande 133 contre 22. Le parti de l'indulgence a été soutenu par des hommes de tous les partis et surtout par ce motif qu’il fallait craindre d'exciter le fanatisme jusqu'à la rage, et de concentrer cette rage sur une seule tête. M. Cousin a soutenu cela avec beaucoup de talent. M. Molé a bien parlé, brièvement, mais nettement, pour la condamnation à mort. Je n’ai encore vu personne ce matin ; mais rien ne m'indique qu’il y ait eu le moindre bruit cette nuit. On en attendait un peu autour de la prison. En fait de forces et de précautions, il y a du luxe. On a raison. Le Duc de Broglie repart ce matin pour la Suisse. Nous nous sommes dit adieu hier au soir. Pendant son séjour, quelques uns des ministres l’ont pressé d'entrer avec eux aux Affaires étrangères. Je l’en ai pressé moi-même, me mettant, s’il entrait, à sa disposition pour le dehors. Il a positivement refusé.

10 heures
J'attends encore. Montrond sort de chez moi, guéri de son érésipèle. Il part dans deux jours pour Bourhame. Delà à Bade. Je regrette bien qu’il m’y soit pas allé plustôt. Quoique vous l'eussiez probable. ment bientôt aisé. Il est bon à retrouver souvent, mais non pas à garder longtemps. Le Maréchal se trouve fort bien aux Affaires Etrangères, et n'a aucun dessein de les céder à personne. L'Orient va très bien, grâce à lui. Tout s’y arrange, et s’y arrangera encore mieux si le Sultan meurt. Un jeune Prince, un Divan nouveau se hâteront de faire la paix avec le Pacha. La paix donc, le Sultan vivant. Encore plus la paix, le Sultan mort. D'ailleurs, il y aura une conférence, à Vienne, et vous y viendrez. M. de Metternich vous promet. ainsi sera réglée la plus grosse affaire de l’Europe. Rien n’est tel que les petits Ministères pour les grosses affaires.
Voilà le N°212. Les dernières lignes valent Je vois que le bruit d’une conférence à Vienne est Baden, comme à Paris. M. Villemain a défendu hier son budget spirituellement mais trop plaisamment. Notre Chambre n’aime pas qu'on plaisante. Il lui semble qu'on ne la prend pas au sérieux. Elle n'aime pas non plus les compliments et M. Villemain en est prodigue. C'est l’usage à l'académie. Entre gens d’esprit de profession, on se croit obligé de ne pas passer sans une révérence devant l’esprit, les uns des autres comme les prêtres catholiques ne passent pas sans un salut, devant l'autel. Notre Chambre ne se pique pas d’esprit, et n'en juge que plus sévèrement ceux qui en ont. Adieu. J’y vais à cette Chambre qui ne se pique pas d’esprit. Je verrai aujourd'hui quand nous finirons. Adieu Adieu. Encore une fois des détails.
G.
J’irai voir Pozzo aujourd'hui ou demain à votre intention.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
223 Du Val Richer, Samedi 20 Juillet 1839 3 heures

J’ai trouvé mes enfants très bien. Cependant Guillaume tousse un peu depuis quinze jours. Il mange et dort parfaitement. Il est très gai. Mon médecin dit que ce n’est rien du tout et que quelques pastilles d’ipécacuanha l’en débarrasseront.
Le Duc de Wellington s’est bien fâché contre Lord Melbourne. J'en ai été un peu surpris. Non qu’il n’eût parfaitement raison ; mais au dire de Pozzo, il y a entre eux la meilleure, intelligence ; et Lord Melbourne ne fait à peu près rien sans s'en être de près ou de loin, entendu avec le duc. Du reste il arrive à Birmingham ce qui arrive dans les grandes villes des Etats Unis d'Amérique, ce qui arrivera partout où la contagion de l'esprit démocratique aura atteint le gouvernement lui-même. On élit des magistrats mais il n’y en a plus. Il n’y a que des adorateurs et des serviteurs de la multitude. Elle est pour eux ce qu’était le Pape au Moyen-Âge pour l’Europe chrétienne. Leur premier mouvement est de la croire infaillible, et ils ne se décident à la réprimer un peu qu’en cas de nécessité absolue et après les derniers excès. Lord John s'est mieux défendu aux Communes que Lord Melbourne chez les Lords. Lord Melbourne a toujours l’air d’un homme qu'on réveille en souriant, et qui dit : " Laissez-moi tranquille. Pourquoi me tracassez-vous ? Croyez-vous que je sois là pour mon plaisir ? J’y suis pour vous empêcher d'être dévorés par cette bête. féroce. " Le Parlement ne sera prorogé que dans la seconde quinzaine d'août.

8 heures
Je rentre de bonne heure quoiqu’il fasse beau. Les soirées normandes sont trop humides pour moi. Je retomberais dans ces éternuements insensés qui m'hébètent et me fatiguent. Décidément, l’atmosphère du midi est la seule agréable la seule ou la chaleur ne soit pas celle d’une étuve et la fraîcheur celle d'une cave. C'est bien dommage que le proverbe ait raison : " Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute. " J’aimerais bien à choisir mon herbe. A tout prendre, je me suis assez réglé, dominé, gouverné selon la raison, et je passe pour cela. Mais il me prend quelquefois de furieux accès de fantaisie, un désir passionné de n'en croire que mon goût mon plaisir. Personne ne saura jamais ce qu'il ma fallu d'effort la semaine dernière pour ne pas partir pour Baden dans la journée, et y aller voir moi-même.

Dimanche 6 h. 1/2
Je me lève de bonne heure ici, comme vous à Baden. Le calme du matin est charmant. La nature est animée et il n'y a point de bruit. Je crois que je travaillerai beaucoup, et avec plaisir. Pourvu qu’on ne vienne pas trop me voir. J’attends la semaine prochaine M. et Mad. Lenormant ; puis M. Devaines et son fils, puis M. Rossi. Mad. de Boigne qui ira passer un mois chez Mad. de Chastenay, près Caen, me fera une visite en passant. Ma route n'est pas tout à fait achevée. Cela éloignera quelques personnes.
Ne mettez pas grande importance, à ce que vous lisez dans les journaux sur les dissensions intérieures du Cabinet, sur le travail de M. Dufaure au profit, de la gauche, &. On essaie d’amener cela en le disant ; mais cela n'est point. Il n’y a dans le Cabinet point de dissensions, point de travail de personne au profit de personne. Ils sont tous contents d'être où ils sont, chacun tâche à se maintenir bien avec ses anciens amis pour en tirer quelque appui, M. Dufaure avec la gauche, M. Duchâtel avec le centre ; mais tout cela, sans conséquence. Au fait, ils s'accordent sans peine ; et quand ils différent, chacun dit son avis, le Roi décide, et ils n’y pensent plus.

9 heures
Je suis désolé que le courrier vous ait manqué. J’aime mieux que cela soit tombé sur le jour où vous avez eu Lady Carlisle. Lady Granville m’avait dit qu’elle irait passer une journée avec vous. Merci de ce premier aperçu sur vos arrangements. Ils me conviennent, à présent, il me faut les détails. Adieu. Adieu. Vous aurez été bien rassurés sur Paris. Adieu dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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228 Du Val-Richer, Samedi 27 Juillet 1839 8 heures

Je suis seul, très seul. Non pas seul comme vous, hélas ! Je suis entouré de gens qui m’aiment, qui s'occupent de moi, qui ont besoin de moi. Mes enfants sont bien gentils bien affectueux. Ma journée est très pleine de personnes et de choses. Mais moi, je vous le répète, moi, je suis très seul. Je suis seul quand je ne me donne pas tout entier. Je suis seul quand je ne trouve pas tout ce qui me plaît, quand je rencontre, non pas des défauts ; que m'importent les défauts ? Mais des lacunes, des impossibilités. On me dit et vous même me dîtes que je suis orgueilleux. Je ne puis pas être heureux de haut en bas. Je ne puis pas aimer de haut en bas. Je veux que les yeux qui me charment soient là, devant moi, à la hauteur des miens ; et aussi les idées, les instincts, les goûts les désirs, comme les yeux. Je veux admirer et me soucier qu’on m'admire. Que personne n'entende jamais, ne sache jamais ce que je vous dis là. Pour rien au monde, je ne voudrais affliger ou blesser une affection tendre, un dévouement vrai ; ils sont si rares, & on les mérite si peu quand on ne les rend pas tout entiers ! Je vous dis qu’avant le 15 juin, j'étais seul et m’y étais résigné, qu'aujourd'hui je suis seul et ne m'y résigne pas.

3 heures
Voilà bien du nouveau en Orient. Le protectorat Européen et le Protectorat Russe se disputaient Constantinople. Elle se place sous le protectorat égyptien. A la barbe des Chrétiens divisés, les Musulmans se rallient. Je suppose que cela déplaira beaucoup chez vous. C'est évidemment un tour de M. de Metternich et du Roi Louis- Philippe. Que dira l’Angleterre ? Elle déteste l’Egypte. Serait-ce tout bonnement un coup de tête du jeune Sultan, et de ses Conseillers qui auraient voulu trancher d’un seul coup & eux-mêmes toutes les questions ? Méhémet. Ali Généralissime de l'Empire Turc ! Méhémet. Ali à Constantinople pour présider au début du nouveau règne. Si toute l’Europe s'en arrange, il n’y a plus d'affaires-là, pour quelque temps. Si elle ne s'en arrange pas, les grandes affaires commencent. Encore une fois, dites-moi qui a fait cela, M. de Metternich, les Turcs seuls, ou peut-être Méhêmet lui-même, par son argent et ses amis à Constantinople. Je ne voir que votre Empereur qui ne puisse pas l'avoir fait. l’acceptera-t-il ?
Il m'est arrivé ce matin bien des nouvelles. Vous savez le dehors ; voici le dedans. Des conférences ont eu lieu ces jours derniers, entre les meneurs de la gauche, députés et journalistes sur la conduite à tenir d’ici à la prochaine session notamment sur la réforme électorale. M. Barrot y présidait. Voici ce qui s’y est passé. La proposition du suffrage universel a été écartée. Il en a été de même de l’élection à deux degrés quoiqu'elle ait été vivement soutenu par quelques personnes. De même aussi de la réunion de tous les électeurs de chaque département en un seul collège siégeant au chef lieu du département, et nommant ensemble tous ses députés.
On a adopté.
1° La suppression de tout cens d'éligibilité. Le premier venu pourra être député sans payer un sou d'impôt.
2° L'admission, comme électeurs de tous les citoyens qui sont admis à être jurés.
3° Une indemnité pour les députés, à raison de 20 francs par jour pendant les sessions.
4° Aucun collège électoral ne pourra être de moins de 600 électeurs, et on admettra pour compléter ce nombre, les citoyens les plus imposés après les électeurs légaux.
5° Les délégués des colonies et les membres de la maison du Roi ne pourront être députés.
6° Les fonctionnaires accusés de corruption dans les élections pourront être poursuivis par qui voudra, et devant les tribunaux ordinaires sans aucune autorisation du Conseil d'Etat.
7° Enfin, il a été question d’interdire à tout député non-fonctionnaire d'accepter une fonction quelconque pendant la durée de la législature même en donnant sa démission. Ceci n'a été ni adopté, ni rejeté. C'est là le thème que les journaux de la gauche vont broder dans l’intervalle des sessions. La personne qui me donne ces détails, venus de source, ajoute : " Je crois cette question de la réforme très importante, en ce qu’elle décidera selon moi, la question ministérielle. Le Ministère actuel n’est assez fort ni pour accepter, ni pour rejeter une réforme électorale.  Parmi les amis des Ministres centre gauche quelques uns vont disant que la crise ministérielle va commencer, et que M. Passy, Teste et Dufaure sont déterminés à ne plus souffrir le Maréchal aux Affaires étrangères, et M. Cunin- Gridame au commerce. Ce sont- là de belles paroles dont les ministres en question bercent leurs amis sans en penser un mot. "
Thiers sera à Paris dans les premiers jours d'août. Il dit beaucoup qu’il n’a d’engagement avec personne et qu’il est parfaitement libre dans ses mouvements. Le journal le Temps vient d'être acheté, dit-on, par M. de Conny, pour les Carlistes. La Presse reste entre les mains de M. Emile de Girardin et devient de plus en plus vive contre le Cabinet. Voilà un vrai Journal. Personne n'a acheté celui-là et il ne se donne qu'à vous.

Dimanche 9 heures
Je vois que les journaux ne donnent pas toutes les nouvelles d'Orient, et que vous ne comprendrez qu’à moitié ce que je vous en dis. La flotte turque est allée. Je mettre sous la protection de Méhémet. Le divan lui a écrit. Le Sultan l’a confirmé dans le gouvernement de l’Egypte et de la Syrie avec l’hérédité pour sa famille. Il l’a nommé Généralissime et soutien de l'Empire Ottoman, et l'a engagé à se rendre à Constantinople pour présider au début du nouveau règne. Il est probable que Méhémet ira, avec les deux flottes réunies. Voilà les faits qui du reste vous sont probablement déjà venus d'ailleurs. Ils ne sont pas officiellement connus, mais presque Certainement. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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237 Du Val-Richer. Mercredi 7 août 1839 6 heures

Je ne sais comment s’est passée ma journée d’hier. Je ne vous ai rien dit. Je me lève de bonne heure pour combler cette lacune. J'en reviens toujours à Titus et Bérénice. Il faut que ce soit bien beau pour qu’on y retrouve sans cesse son propre cœur. Les belles choses écrites s'usent-elles rapidement pour vous, comme les choses de la vie courante ! Prenez-vous plaisir à relire ce que vous avez admiré ? Pour moi, je suis fidèle et inépuisable dans l'admiration. J'y rentre avec délices, et je découvre toujours de nouvelles beautés, des perspectives inconnues. Je relis à l'infini. Le nouveau ne manque jamais dans l'infini. Voilà une phrase bien allemande. Elle est pourtant vraie. Et mon pourtant est bien insolent, n’est-ce pas, bien français ?
Vous a-t-on jamais dit le mot de l'Empereur Napoléon à M. de Caulaincourt qui lui parlait des désastres de la retraite de Russie. " On a fort exagéré les pertes, lui dit l'Empereur ; voyons donc, que je me rappelle. Cinquante mille, cent mille, deux cent mille... Oh mais il y avait là bien des Allemands. "
Dieu me pardonne d'envoyer une pareille anecdote au delà du Rhin ! J’ai tort. Je dois beaucoup à l'Allemagne. D'abord, je lui dois vous, qui n'en êtes guère, d’esprit du moins. Je lui dois une partie du mien. De 20 à 25 ans j'ai beaucoup étudié la littérature allemande et beaucoup appris de cette étude ; appris non seulement, matériellement mais moralement. Il m'est venu de là beaucoup d’idées, des jours nouveaux sur toutes choses, une certaine façon de les considérer qu’on ne trouve point ailleurs, notamment en France. Au fait, c’est une sottise de laisser pénétrer dans son jugement sur un grand peuple le moindre sentiment de dédain, je dirai plus d'orgueil national. Ils ont tous, par cela seul qu’ils ont beaucoup fait et joué un grand rôle en ce monde, de quoi mériter l’attention l'estime, le respect des plus grands esprits. Et il y a toujours dans un tel dédain, infiniment plus d'ignorance & d'irréflexion que de supériorité.
Convenez que Méhémet est un homme supérieur. Je suis charmé de ses notes à nos consuls de la forme comme du fond. Il y a beaucoup de grandeur et de mesure. Belle alliance. Nous verrons comment il dénouera sa situation à Constantinople. Il a bien commencé. Il tient la flotte et parle tout haut à son parti dans tout l'Empire turc. Je me rappelle qu’en 1833 il nous revenait fort d'Orient qu’il avait un grand parti à Constantinople, et que, s’il voulait il y exciterait une sédition très dangereuse pour Mahmoud. Il ne voulut pas. Ménagera-t-il autant Khosrer Pacha ? Avez-vous lu dans le journal des Débats la relation du couronnement du Sultan ? C'est assez intéressant. Elle est d’un M. Herbat, un jeune homme que j’avais près de mois au Ministère de l’Instruction publique et qui m’était si attaché que sous le 14 avril, M. Molé enjoignit à M. de Salvandy de le destituer. Il est parti pour l'Orient avec M. Jaubert à qui je l’ai recommandé. Et pendant qu’il voyait passer Abdul. Medgid dans les rues de Constantinople je lui ai fait rendre à Paris la place qu'on lui avait ôtée. Il la trouvera à son retour. Ce sera quelque jour mon Génie second, ou mon second Génie, comme vous voudrez.

9 heures et demie
Je ne sais pas quelles nouvelles on a d'Orient : mais on en a ! Je ne sais pas, ce que les Ministres ont demandé au Roi ; mais ils lui ont demandé quelque chose que le Roi a refusé Trois consuls ont été tenus dans la journée d’hier. Les ministres ont offert leur démission. Alors le Roi a consenti. Il n’a probablement été demandé et consenti, rien de bien grave. Mais enfin je vous donne ce que je sais. Adieu Adieu. L'heure me presse. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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240 Baden Lundi 12 août 1839

Je commence toujours ma matinée par un long tête à tête avec le Prince Guillaume. C’est des confidences de part et d’autre. Il me laisse toujours l’impression d'un homme qui a l’esprit très bien placé ; qui naturellement n'en a pas plus qu’il n’est convenable d'en avoir mais chez lequel la réflexion supplée à l'abondance ; qui ne ferait jamais de fautes, et qui aurait toujours le courage de continuer ce qu’il aurait une fois commencé. Je vous dis tout cela parce qu’il est destiné à devenir roi un jour. M. de Figuelmont ambassadeur d'Autriche à Pétersboug est arrivé très inopinément à Vienne. Dans ce moment c’est singulier. Et on en a été étonné, car quoiqu’il eut depuis quelques temps la permission de s’absenter de son poste l’idée n'était pas venu à M. de Metternich qu'il peut en profiter dans un moment si grave a envoyé quelqu’un à Constantinople pour seconder ou gouverner l’internonce dont on est très mécontent.
Vous avez mille fois raison, il me faut quelqu’un dans mon intérieur qui me donne des soins qui me débarrasse du détail de ma maison ; j’y ai beaucoup pensé,et savez-vous sur qui j’ai jeté les yeux ! Melle Henriette, qui était auprès de Pauline Périgord. C'est une excellente personne, et par mille considérations tout juste ce qu'il me faudrait. Je viens de lui faire proposer de venir vivre auprès de moi. Je la défraierai de tout. Je lui donnerai 1500 francs par an. Mad. deTalleyrand lui a écrit, mais je ne sais si elle mettra beaucoup de cœur à cette affaire Melle Henriette sait beaucoup ! Je viens donc de lui écrire moi-même je voudrais bien qu’elle acceptât. Quel confort ce serait pour moi ! Mais encore une fois malgré ce que Mad. de Talleyrand m'a promis, elle serait fort capable de tout faire pour l'en détourner.

2 heures. Dites-moi ce que vous pensez de cet Orient. A mes yeux la conduite du Cabinet de l’Occident est parfaitement embrouillée. Que voulez-vous ? Que veut l'Angleterre avec laquelle de ces deux cours M. de Metternich s'arrange-t-il ? Il est clair que nous ne nous arrangerons d'avance avec personne. Mais enfin qu’est-ce que tout ceci et qu’est-ce qui peut m'advenir ? Qu’est-ce que cet avis de mon fils, que mon séjour pourrait être dérangé pour l’hiver prochain ? Ah, cela par exemple, je ne vous le pardonnerais pas. Parlez-moi donc de tout cela. Tout ce qu'il y a de diplomates ici vient toujours me faire visite. Je suis un vieux diplomate aussi. En vérité je me trouve bien de l’exprimer pour toutes les choses qui ne me regardent pas, car pour celles qui me touchent je suis bien primitive n'est-ce pas ?

5 heures Je viens encore à vous pour vous remercier de votre 239. Je ne sais pas ce que je ferai. Probable ment quelque jours de Bade encore, et puis je crois Paris, mais tout cela dépendra de Lady Cowper, tout le monde me dit qu’elle arrive, il faudra bien qu'elle me le dise elle même, et puis nous nous arrangerons. Adieu. Adieu, Ah que l’automne sera long ! Vous ne me dites rien des affaires à propos Rotschild vient de m'écrire. Le premier est loué à un américain, & Jenisson ne pense pas encore à partir. Ainsi point de rue St Florentin. Demandez un peu ce que devient l’hôtel Crillon.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
260 Paris, Vendredi le 13 septembre 1839
9 heures

J’ai vu hier matin Appony, Brignoles, Bulwer. Le premier avait eu un long entretien avec le Roi dont il était parfaitement content. Le dernier allait en avoir avec le Roi hier au soir dont il pensait que ni le Roi, ni lui ne seraient fort contents, attendu qu'il avait "many empleasant things to tell him. " Appony était surpris de la nomination de M. Pontois qu’il ne connait que comme un homme fort gai avec lequel il a toujours ri et jamais parlé d’affaires.
J’ai vu plus tard M. Pogenpohl fort longuement. Il avait ramené M. Jennisson a des idées plus pratiques et nous n’attendrons que M. Démion pour traiter de nouveau sur les bases que vous connaissez. Je n’achèterai que ce qui me conviendra.
Après mon dîner je fus rendre visite à le P. Soltykoff, que avait passé chez moi la veille, c'est une bonne personne que je connais un peu, une grande dame chez nous, qui fait un coup de tête à ma façon en venant à Paris qui veut y passer tout l'hiver, et qui peut m'être de quelque ressource dans ce moment où j'en ai si peu ici. Voilà donc ma journée. La nuit a été pire que les précédentes, je voudrais avoir répondu à mon frère, tant que cela me restera sur l'esprit je ne dormirai pas. J’attends ce que vous m’en direz demain. Je vois parce que vous m'en dites aujourd’hui que vous l'avez ressenti comme moi. Je pense comme vous sur l'échange des Capitaux. J'ai bien clairement dit que je ne voulais pas d'échange, mais vous remarquerez bien que mon frère allait conclure et que s'il l’a fait, il n’y aura plus moyen de revenir la dessus. Or il n’y a pas de doute que cette augmentation de rente dont il parle ne peut venir que delà car on n’a pas fait la découverte d'une nouvelle. Terra incognita.
J’ai eu une lettre du Roi de Hanovre fort tendre pour moi ; car il est inquiet de ma santé et de mes affaires. Il est ravi de la tournure qu'ont pris les sciences.
Une autre lettre de Lady Granville, qui s'annonce pour le 10 octobre. Elle n’a pas réussi dans la commission que je lui avais donnée pour une demoiselle anglaise de ma connaissance. Je vous ai tout dit maintenant tous les incidents des 24 heures.
Mais je ne vous ai pas dit mon ennui, ma tristesse. Cela sera le fond éternel du tableau jusqu’à votre retour. C'est bien dans le mois de Novembre n’est-ce pas ? J’ai presque achevé le premier des gros volumes, cela m'intéresse infiniment. Dans le temps où M. de Broglie parlait si bien ; nous croyions nous qu'il parlait très mal. Savez-vous ce qu’il faudrait auprès d’un cabinet ? C'est un confident, chef confident de tout le monde, une espèce de mon espèce. Comme on serait mieux éclairé ! Comme on éviterait des bêtises, des soupçons qui ont fait et feront encore bien du mal dans le monde. Adieu. Adieu, les joies de votre intérieur me donnent du plaisir pour vous. Quels souvenirs pour moi. Je frissonne de la tête aux pieds. Adieu. Adieu.

Projet de lettre à mon frère.

J'ai reçu hier votre lettre des 15/27 août mon cher frère. J'espérais qu'elle m’annoncerait la conclusion de mes affaires, mais vous me dite qu’elle est retardée de quelques jours encore à cause d'une proposction que vous venez de faire à mes fils qui augmenterait de 2 milles roubles argent la rente qu'ils auront à me payer. J'espère bien que cela ne proviendrait d’aucun échange de capital car vous savez que je ne le veux pas. Je vous ai écrit sur ce sujet et c’est même par votre conseil que j’ai refusé le 2ème projet qui impliquait la conversion des 15830 roubles argent de l'année de veuve en rente à 7% qu'avait proposé Paul. Je ne veux rien de ce qui peut augmenter ma dépendance. Je ne veux rien aussi de la part de mes fils qui ne me reviennent strictement par la loi. Une mère ne reçoit pas de ses enfants. Elle leur donne, et c'est pour pouvoir donner un jour comme je l’entends, que je réclame ma part de tout l’argent de la succession de mon mari, ou de tout ce que la loi m’accorde. Si c’est là être inoculé de l’amour de l’argent, je suis inoculée de cette façon là.

Dites-moi si c’est bien, je suis pressée car il faut que j'écrive.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
263 Paris le 16 Septembre 1839

Votre lettre reçue ce matin est la première depuis deux ans où je ne trouve pas le mot, adieu. J’en suis très affligé. Le dernier mot de cette lettre me prouve que j'ai eu tort dans ce que je vous ai écrit avant-hier. Comme je me sens de nouveau très malade aujourd'hui par suite d'une nuit passée tout à fait sans sommeil je crains de vous écrire. Je vous préviens que j’aurai grand soin de ne vous écrire que lorsque je serai assez bien pour ne pas craindre qu'il m'échappe des paroles qui puissent vous déplaire, parce que les répliques me font du mal. Je ne suis pas maîtresse de mon cœur, ni de ma plume, mais je suis bien maîtresse de ne point la prendre. Je ne sais par quoi je finirai, mais tous les jours je me sens plus mal. Je n’ai pas de nouvelles à vous donner. Vous ne m'avez pas dit adieu !

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
264. Paris Mardi le 17 Septembre 1839, 9 heures

Je me sens un peu mieux aujourd’hui ce qui fait que j’ai le courage de vous écrire. Hier encore a été une bien mauvaise journée. Mes crampes ont recommencé, mes nerfs ont été dans un état affreux. J’ai passé la journée seule. Si je n’avais pas eu quelque heures de sommeil vous n'auriez pas de lettres ; car décidément je ne risquerai plus de vous écrire lorsque mon cœur ressemble à mes nerfs. Vous avez raison dans tout ce que vous me dites ce matin et mon Dieu, mais ce n’est pas la raison qui est mon culte ; je n’aime pas par raison. Il n’y a rien de raisonnable à aimer. Et vous avez mille fois raison de ne pas aimer à ma façon. C'est une mauvaise façon. On m'a mis ce matin dans un bain d’Eau de Cologne. Je laisse faire sans avoir confiance en rien. Cela ne durera pas longtemps. Je ne m'occupe plus de chercher quelqu'un, je ne m'occupe plus de rien de ce qui me regarde. Je vous ai dit souvent que je craignais de la folie, je la crains plus que jamais parce que je la vois venir.
J'ai une mauvaise affaire sur les bras. Malgré les promesses que j'ai faites à Bulwer de la part de madame Appony il a rencontré sa belle-sœur chez elle hier au soir. Il me le mande dans un billet ce matin, et veut pour conseil. Il regarde ceci comme une insulte personnelle. Il a raison et cependant ce n’est sans doute qu'une bêtise de Madame Appony. Mon conseil sera qu’il n’y retourne pas. Moi, j’ai droit d'être blessée aussi car la promesse m’a été donnée à moi.

1 heures
J'ai eu la visite de Génie. C'est un bon petit homme ; ce qui me prouve ma décadence et ma misère est le plaisir que me fait la visite d'un bon petit homme ! Après lui est venu Bulwer ; j’étais encore dans mon bonnet de nuit. Il n’avait pas fermé l'œil depuis hier, il voulait écrire à Lord Palmerston demander son rappel de Paris à cause de l'insulte des Appony, enfin il était dans un état violent. Au milieu de cela je reçois la réponse de Madame Appony à une petit billet d’interrogation un peu vif que je lui avais écrit, et j’éclate de rire. La belle sœur n’y avait pas été. Bulwer a eu une vision ... Il n'en revient pas. Il soutient qu'il la vue. Je l’ai assuré qu’il se trouvait obligé de croire qu’elle n'y était pas, car mensonge ou non, il est bien certain maintenant qu’elle ne s’y retrouvera plus.
Le billet de Madame Appony est long, plus de tendresses pour Bulwer, d’indignation de ce que nous soyons cru capable de manquer à ses promesses. Enfin c’est fort drôle, et c’est fini. Hier Bulwer causait avec Appony lorsqu'il a eu sa vision. Il a laissé court et est sorti brusquement de la maison.
A propos de maison, Démion est revenu. Je prends l’entresol à 12 mille francs. On dresse un inventaire des meubles. Je prendrai ce qui me conviendra.
Rothschild m’a mandé qu'il avait abdiqué ses droits entre les mains de Démion, il n'y peut donc rien. Et bien, j’ai cet entresol ! Cela ne me fait aucun plaisir, rien ne me fait plaisir. J’ai écrit hier à Benkhausen pour demander les lettres of admisnistration d’après ce que me dit mon frère lui ne le ferait pas. Si j’attends l'arrivée de Paul ce sera encore une complication une fois les lettres obtenues, l'affaire est plus courte & plus nette. Je crois que je m’épargne du temps et des embarras, & que je suis en règle. Le pensez-vous aussi ? Pourquoi attendre. Je chargerai Rothschild de lever le capital et de remettre leurs parts à mes fils voilà qui est simple.
L’affaire de Don Carlos est regardée ici comme un grand triomphe. En effet, c'est une bonne affaire. Si on est sage à Madrid cela peut devenir excellent. Palmerston, & Bulwer ont écrit à M. Lotherne pour qu'il presse le gouvernement de ratifier la convention de Maroto. Mais vu dit qu'il y a de mauvaises têtes dans les Cortes. Adieu, je suis mieux ce matin. Je ne sais comment je serai plus tard. Ne vous fâchez jamais avec moi avec toute votre raison, & laissez- moi vous aimer avec toute ma folie. Adieu

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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332. Londres, Dimanche 29 mars 1840
9 heures

L’effet de cette grosse majorité est considérable ici, et me servira, j’espère. J’avais hier Lord John Russel chez Lord Normanby. J’ai vu le soir lord Landsdowne et M. Macaulay. Ils sont disposés à compter avec nous. Ellice est charmé. Il partira décidément le vendredi 10 avril. Il est bien heureux. J’ai causé hier soir avec le revérend M Sidney Smith, qui a réellement beaucoup d’esprit. Mais tout le monde s’y attend, tout le monde vous en avertit. C’est son état d’avoir de l’esprit comme c’est l’état de Lady Seymour d’être belle. On demande de l’esprit à M. Sidney Smith, comme une voiture à un sellier. Rien ici ne va facilement librement, sans attente, ni dessein. Tout est classé, arrangé, convenu. On fait bien d’avoir de la liberté politique, car on n’en a pas d’autre.
La Duchesse de Sutherland dinait chez Lord Normanby. Je confirme mon dire d’hier. Elle compte évidemment sur vous, chez elle. Elle s’informe de la date de votre arrivée. Après le Parlement au mois d’Aout, ils ont le projet d’aller en Ecosse où ils n’ont pas été depuis longtemps.
Lord Grey est arrivé avant-hier, très bien portant et très grognon, me dit-on. Il paraît qu’il fait comme M. Royer-Collard; il perd ses illusion de vieillesse. Ces deux hommes là ont bien mal entendu leur position avec un peu de bienveillance, ils auraient pu avoir beaucoup d’influence. Ils aiment mieux avoir de l’humeur et déplaire. Je suis pourtant curieux de Lord Grey, et je veux être bien avec lui.

3 heures
Je viens de faire à pied le tour complet de Regents Park. J’ai marché une heure et demie. Ce doit être ravissant en été. Par malheur, je n’étais pas seul. Bourquenoy et mes deux attachés, m’ont accompagné. J’aime à me promener seul quand je ne suis pas deux. J’aime à penser en marchant, à me souvenir à prévoir. Ma mémoire et ma prévoyance vont au même but. Voilà encore une épreuve. Je me plais ici, et j’y réussis, pour mon compte du moins. Tout ce que j’ai de curiosité & d’amour propre mondain est satisfait. Je ne suis insensible à aucun des plaisirs de ma situation. Décidément ce sont de petits, de bien petits plaisirs, des plaisirs qui ne vont pas au delà, de l’épiderme dont rien ne reste passé le moment de leur présence. Je suis là dessous, mon âme qui languit et se plaint du vide ; elle a faim et soif; tout cela ne la nourrit pas.
De tendres soins, donnés ou reçus, des regards d’affection des paroles de confiance, voilà ce qui fait vivre ce qui remplit et épanauit le cœur. Hors de cela, rien ne suffit. J’ai ressenti cette impression dans le tumulte des plus grands évènements et des plus grandes affaires. J’aime beaucoup cela beaucoup. Cela même ne va pas au fond. Un vide immense reste. Salomon a eu tort de dire : Vanité des vanités, tout est vanité ! Le pouvoir, le monde, les succès d’ambition, d’amour propre tout cela est quelque chose; je l’accepte et j’en jouis volontiers. C’est du luxe, beau luxe pour une âme d’ailleurs satisfaite, mais qui ne serait pour moi que misère, si j’étais réduit à m’en contenté. Deux ou trois jolis cottages que j’ai entrevus au delà de Regents Park au pied des coteaux de Primrose, m’ont fait venir tout ceci sur les lèvres, et je vous le dis comme je me le suis dit
à moi-même tout le long de ma promenade.  C’était à vous aussi que je le disais en marchant.

6 heures
Lord Clarendon et M. Croker m’ont interrompu. Ils sont arrivés successivement. Ils ne s’étaient pas vus depuis le bill de réforme. Croker a beaucoup d’esprit; mais c’est un maniaque. Il voit l’Angleterre en République. La révolution francaise a donné a des hommes fort distingués un coup de marteau dont ils ne se sont jamais remis. La santé dans cette société-ci est bien plus forte que la maladie. Plus j’y regarde, plus je me rassure. Croker n’a plus qu’un pied à terre à Kensington. Il habite à cing lieues de Londres, près de Hamptoncourt dans une chaumière qu’il a arrangée, dit-il, pour lui et ses livres. Il m’a fait promettre pourtant d’aller diner chez lui dans la belle saison. Outre qu’il a de l’esprit c’est un esprit varié et cultivé. Vous savez que je suis sensible à cela, et ici encore plus.
Vous avez décidément raison. Lord Clanden, est tout-à-fait aimable. Nous sommes très bien ensemble.

Lundi, 9 heures et demie
Non, il n’est pas permis de condamner un homme de sens à un pareil ennui. J’ai dîné hier à côté de Mad. Lionel Rothschild, fort jolie, mais parfaitement et bavardement bête. Je ne sais pas si je l’amusais, mais elle s’est crue obligée de m’amuser et deux heures de ce plaisir la c’est trop. Lord et Lady Albermarle, Lord et Lady Landsdowne Ellice et des Rothichild de tout pays et de tout âge. Il y en avait un qui se marie aujourd’hui et qui dans le transport de sa joie m’a paru en train de s’enivrer tout le long du dîner.
J’ai fini chez Lady Holland, avec Lord et Lady Palmerston et Lord John Russell. Plus Lady Acton. Il y a un petit complot pour lui faire épouser, Lord Alvanley. Elle ne veut pas. On dit qu’il ne peut plus revenir en Angleterre, tant ses affaires sont en mauvais état, et que lorsqu’il aura assez du Pacha d’Egypte, il s’établira à Paris. Avant-hier chez Lord Normanby, j’ai fait connaissance, avec Lord Chesterfield la fleur des dandys fashionable. Fleur sans grâce ni parfum. Décidément la frivolité ne va pas aux Anglais. L’esprit même qu’ils y apportent est raide, affecté, tiré par les cheveux. Il faut à ce rôle une souplesse, une vivacité de corps et d’esprit, qui leur manquent tout à fait, et quand ils les cherchent, on voit l’effort bien plus que le succès. On dit
que les affaires de Lord Chesterfield aussi sont mauvaises et qu’il reste peu de chose des 35000 louis de rente avec lesquels il est entré dans le monde. Pourtant les Whigs le soignent et espérent un peu le ramener à eux ! Il a été choqué que Sir Robert Peel ne lui ait rien offert dans sa dernière négociation. Tout ce que je vous dis là ne signifie pas grand chose; mais je sais que d’ici tout vous intéresse.

2 heures
Le 332 m’est arrivé pendant ma toilette. Je le parcours vite ; puis, je le pose là, à côté de moi, jusqu’à ce que j’aie fini, et je le regarde souvent. Je n’avais guère besoin que vous me disiez votre opinion en cas d’un Ministère Soult Molé. Vous avez bien vu qu’elle était la mienne. Mais je veux vous dire que je n’ai pas dit du tout ce qu’on vous a répèté : " Avec Molé jamais. " J’en suis parfaitement sûr. J’ai écouté toutes mes paroles à cet égard. Voilà la seconde ou la trosième preuve d’un petit travail arrangé en ce sens pour me lier à Paris par mes propos à Londres. Peu m’importe du reste. Quand l’occasion viendra, personne ne me lira que moi-même.
Votre plaisir de mon succès ici fait bien plus de la moitié du mien. Soyez tranquille ; je ne me sens pas la moindre disposition à en dévenir arrogant. Je vous dirai, à cette occasion, une chose très arrogante. Deux situations me conviennent et me mettent ou plutôt me laissent dans mon état moral simple et naturel, la très bonne ou la très mauvenie fortune, la grandeur ou l’adversité. Je m’y sens parfaitement à l’aise. Ce sont les situations mitoyennes et douteuses qui me déplaisent et me gênent quelques fois dans mon allure.

3 heures
Vous ne devineriez pas qui m’a interrompu. Le master of the household de la Reine, M. Charles Murray, qui venait de sa part me demander la permission de s’aboucher avec mon cuisinier pour qu’il lui fit venir de France un bon patissier. Je les ai abouchés en effet, et le patissier viendra. Je suis bien aise que vous ayez causé avec Thiers et de ce qu’il vous a dit. Il n’y a pas de caresse qu’il ne me fasse et ne me fasse faire. On me caresse fort de tous côtés. On dispute mon opinion et mon nom. Je n’ai qu’à me taire et à faire ce que je fais ici. Voici ce que m’écrit le plus sensé et le plus clairvoyant de mes amis conservateurs.
"Autant qu’on peut juger une situation, le lendemain du jour où elle s’est dessinée voici, il me semble, où nous en sommes. Nos 158 voix ne sont pas complètement homogènes. Mais en les réduisant à 140, on a le chiffre des conservateurs détermine à empêcher l’alliance avec la gauche, soit dans le pouvoir, soit dans l’opposition. 40 voix à peu près dans la majorité ministérielle ont la même tendance, mais non la même résolution. Le parti conservateur est donc en minorite, et ne peut recevoir la majorité que de ses alliances ou des fautes du Cabinet. "
" Ceci me semble dicter la conduite que nous devons tenir. Nulle occasions qu’on puisse prévoir ne se présentera, d’ici à la fin de la session de donner un vote politique. L’attitude hostile serait donc sans prétexte et aurait de grands dangers. Elle établirait la division d’une manière permanente entre nous et la portion la plus rapprochée de nous dans la nouvelle majorité. L’attitude expectante, nous
laissera prêts pour l’une des deux éventualites que le temps doit prochainement amener. Si Thiers se gouverne et se modère, la gauche ne tardera pas à le quitter, et nous lui deviendrons nécessaires. Nous restons assez nombreux pour faire nos conditions. Si Thiers s’enivre de son succès, s’il demande ce qui me paraît inévitable, la dissolution pour consolider le déplacement de la majorité nous sommes en mesure d’appeler à nous la portion la plus modérée de ses amis et de former avec eux le Roi aidant, un ministère et une majorité. Dans les deux hypothèses la guerre ne nous serait bonne à rien et nous ne pouvons que gagner à la paix. Voilà la conduite que je conseillerai à Duchâtel. Je vous prie de m’en dire votre avis. Je m’en servirai suivant l’occurrence, pour moi et pour les autres." Pour vous seule, bien entendu.
Adieu. Il m’est presque aussi difficile de vous quitter ici que rue St Florentin. Adieu, Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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336. Londres, Dimanche 5 avril 1840
10 heures

M. O’Connell est parfaitement ce que j’attendais. Peut-être l’ai-je vu comme je l’attendais. C’est toujours beaucoup de répondre à l’attente. Grand, gros robuste animé, l’air de la force et de la finesse; la force partout, la finesse dans le regard prompt et un peu détourné, mais sans fausseté ; point d’élégance, et pourtant pas vulgaire, des manières un peu subalternes et en même temps assez confiantes quelque arrogance même, quoique cachée. Il est avec les Anglais, Lord Normanby, Lord Palmerston, Lord John Russell, Lord Duncanmon, qui étaient là, d’une politesse à la fois humble et impérieuse ; on sent qu’ils ont été ses maîtres et qu’il est puissant sur eux, qu’il leur a fait et qu’ils lui font la Cour. Soyez sûre que je n’invente pas cela parce que cela doit être. Cela est. L’homme, son attitude, son langage, ses relations avec ceux qui l’entourent tout cela est plein de vérité, d’une vérité complète et frappante. Il était très flatté d’être invite à dîner avec moi.
Je lui ai dit quand on me l’a présenté : "Il  y a ici, Monsieur deux choses presque également singulières, un Ambassadeur de France Protestant, un membre catholique de la Chambre des communes d’Angleterre. Nous sommes vous et moi deux grandes preuves du progrès de la justice et du bon sens." Ceci m’a gagné son cœur. Il n’y avait à dîner que Lord J. Russell, Lord Duncanmon, Edward Ellice et sa femme, M. Charles Buller et M. Austin. Mistress Stanley hésitait à inviter quelques personnes pour le soir. Elle s’est décidée et a envoyé ses petites circulaires. Sont arrivés avec empressement Lord et Lady Palmerston, Lord Normanby, Lord Clarendon, l’évêque de Norwich, Lady William Russel, etc, etc.
En sortant de table, un accès de modestie a pris à M. O’Connell ; il a voulu s’en aller.
"Vous avez du monde » il a dit à M Stanley.
-Oui, mais restez, restez. Nous y comptons."
-Non, je sais bien.
-Restez, je vous prie." Et il est resté avec une satisfaction visible mais sans bassesse. Lady William Russell qui ne l’avait jamais vu, m’a demandé en me le montrant. - C’est donc là M. O’Connell, et je lui ai dit "Oui"en souriant d’être venu de Paris pour le lui apprendre.
-Vous croyez peut
être, m’a-t-elle dit, que nous passions notre vie avec lui.
- Je vois bien que non."
Ils étaient tous évidemment bien aises d’avoir cette occasion de lui être agréables ; lui bien aise den profiter. Il a beaucoup causé. Il a raconte les progrès de la tempérance en Irlande, les ivrognes disparaissant par milliers, le goût des habits un peu propres et des manières moins grossieres venant à mesure que l’ivrognerie s’en va.
Personne n’osait ou ne voulait élever de doute. Je lui ai demandé si c’était là une bouffée de mode populaire ou une reforme durable. Il m’a répondu avec gravité : " Cela durera ; nous sommes une race persévérante, comme on l’est quand on a beaucoup souffert. "
Il prenait plaisir à s’adresser à moi, à m’avoir pour témoin du meilleur sort de sa patrie et de son propre triomphe. Je suis sorti à onze heures et demie et sorti le premier, laissant M. O’Connell au milieu de quatre ministres Anglais et de cinq ou six grandes Dames qui l’écoutaient ou le regardaient avec un mélange comique de curiosité et de hauteur, de déférence et de dedain. Ceci ne tirera point à conséquence ; O’Connell n’entrera point dans la societé anglaise. C’est un spectacle curieux qu’on a voulu me donner. On y a parfaitement réussi ; d’autant mieux qu’à part moi, tous étaient acteurs.

4 heures et demie
Je reviens du Zoological garden. Il fait un temps admirable. Le printemps commence. Il y a bientôt trois ans, par un bien beau temps aussi, nous étions ensemble au Jardin du Roi. Ce souvenir m’a frappé en me promenant dans le Zoological garden, et ne m’a pas quitté depuis.
Vous avez raison pour les dîners. Le 1er Mai ne compte pas, et le dîner Tory ne peut venir qu’après un pur dîner whig. Je rétablirai cet ordre. Mais il n’y a pas moyen de donner aucun dîner un peu nombreux avant le 1er mai. On entre dans la quinzaine de Pâques. Beaucoup de gens s’en vont. Je n’aurais pas qui je voudrais même dans le corps diplomatique. D’ailleurs, pour le 1er Mai le corps diplomatique me convient, huit ministres, et trois ou quatre grands seigneurs. J’espère que le service ira assez bien. Mon maître d’hôtel est excellent.
J’ai écrit en effet à Mad. de Meulan que je ne pouvais la faire venir en Angleterre avec ma mère et mes enfants. Son chagrin, est grand et je m’en afflige, car j’ai pour elle de l’amitié et je suis toujours très touché de l’affection. Mais je n’hésite pas le moins du monde, et la chose est entièrement convenue. Je l’ai engagé à passer une partie de l’été au Val-Richer, à y faire venir son frère et sa belle-sœur. Je crois qu’elle le fera. Personne n’est plus convaincu que moi qu’elle ne pourrait accompagner ici ma famille, sans de grands ennuis au dedans, et de graves inconvénients au dehors. Je ne veux ni condanmer ma mère aux ennuis, ni encourir moi-même les inconvénients.
Je l’ai dit très franchement à Mad. de Meulan, très amicalement mais très franchement. Je suis de plus en plus du parti de la vérité.

Lundi 9 heures
J’ai dîné hier chez lord Landsdowne, un dîner un peu litteraire, Lord Seffery, Lord Montragle Lord et Lady Lovelace, Mistress Austin, etc. De là, chez Lady Palmerston qui avait fort peu de monde. Nous avons causé assez agréablement. Lady William Russell gagne. Elle est vraiment très simple dans son savoir. Et avant-hier en entrant chez Mistress Stanley, elle est allée embrasser son beau-frère, Lord John, embrasser sur les deux joues, avec une cordialité fraternelle touchante. Lady Palmerston restera, désermais chez elle tous les Dimanche. Je vous répète qu’elle est très occupée de son mari. Ils étaient allés hier se promener tête à tête et elle se plaint sans cesse des
Affaires et des Chambres qui prennent à Lord Palmerston tout son temps. Est-il vrai que la petite Princesse est infiniment mieux et va retourner à Vienne ?

3 heures 1/2
D’abord, comme d’ordinaire comme toujours, je vous remercie et je vous remercie tendrement de la vérité et de votre côlère, et de votre chagrin si tendre. Puis-je vous demander la permission de repousser non pas votre principe qui est excellent, mais vos conséquences qui sont extrêmes et fausses. Grondez-moi, comme on gronde un innocent ; j’ai commis par pure ignorance a blunder mais le blunder n’ira pas plus loin. Je suis ce que j’étais ; je resterai ce que je suis.
J’avais vu souvent le colonel Maberly en France chez Mad. de Broglie. Il me connait ; il m’invite à dîner, je venais d’avoir quelque affaire avec lui pour les Postes des deux pays. Personne ne m’avait jamais parlé de Mad. Maberly. Vous ne m’aviez point dit la prophètie de M. Pahlen. J’ai dîné chez un anglais de ma connaissance, chez un membre du Parlement, chez le Secrétaire des postes anglaises sans me douter de l’inconvenance. Une fois là, le ton de la maîtresse de la maison ne m’a pas plu. Mais cela m’arrive quelquefois, même en très bonne compagnie. J’ai du regret de ma bèvue, mais point de remords. Je regarderai de plus près à mes acceptations ; mais je n’ose pas répondre de ma parfaite science. Venez. J’ajoute que si je ne me trompe cela a été à peine su, point ou fort peu remarqué. Rien ne m’est revenu. Soyez donc, je vous prie, moins troublée du passé. Et bien tranquille, sur l’avenir du moins quant à moi-même. Je reprends ma phrase. Je suis ce que j’étais et je resterai ce que je suis. Et je suis charmé que cela vous plaise. C’est une immense raison pour que j’y tienne. Mais en honneur comment voulez-vous que ces blunders-là ne m’arrivent jamais ?
J’ai bien envie de me plaindre à Lady Palmerston de ce qu’elle ne m’a pas empêché de dîner chez Mad. Maberly. Elle me répondra que je ne lui avais pas dit que Mad. Maberly m’avait invité. Croyez-moi, j’ai quelque fois un peu de laisser-aller ; mais il n’est pas aisé de me plaire, ni de m’attirer deux fois de suite chez soi. Et je suis plus difficile en femmes qu’en hommes. Et toutes les prophéties, que vous auriez mieux fait de me dire seront des prophèties d’Almanach. I will not be caught. Mais regardez-y toujours bien je vous prie, S’il m’arrive malheur, je m’en prends à vous. Et n’ayez jamais peur de me tout dire. Votre colère est vive, mais charmante. Je ne sais pourquoi je vous ai parlé de cela d’abord. C’est une nouvelle preuve de notre incurable égoïsme.
J’ai commencé par moi. J’aurais dû commencer par vous, par ce triste jour. Samedi en vous écrivant, je voulais vous en parler ; et le cœur m’a failli. De loin, avec vous sur ce sujet-là, celui-là seul, je crains mes paroles, je crains vos impressions. Je n’aurais confiance que si j’étais là, si je vous voyais, si je livrais ou retenais mon âme selon ce que j’apercevrais de la vôtre. Je me suis tu samedi, ne sachant pas, dans quelle disposition vous trouverait ce que j’aurais dit craignant le défaut d’accord entre vous et moi. Tout ce qui va de vous à moi m’importe, me préoccupe. Dearest, je vous ai vue bien triste près de moi. Ne le soyez pas, laissez la moi ; ne le soyez du moins que parce que je ne suis pas là. C’est là ce que je ne voudrais. Et cela ne se peut pas. Et dans ce moment, je ne vous dis pas la centième partie de ce que je voudrais dire.
Que le 1er juin se hâte. C’est charmant de penser que vous serez ici le 15.
Je reviens du lever. La Reine était pâle et fatiguée. Il n’y a point d’evening party aujourd’hui. Il est convenu qu’elle ne dansera plus. Lord Melbourne observait avec une inquiétude paternelle, et visible la file des présentations, impatient d’en voir la fin. Le Drawing-room aura lieu Jeudi.
Savez-vous qu’on dit que Lady Palmerston est grosse?
Adieu, Adieu. Non vous ne m’avez pas trop dit, et s’il y a quelque chose que vous ne m’ayiez pas dit vous avez eu tors. Mais vous avez eu tort aussi de croire si facilement au mal ; je veux dire au mal possible. Vraiment tort. Je finis par cette vérité. Non ; je finis par Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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340. Londres Samedi 11 avril 1840
8 heures

Je me lève de bonne heure. Il fait du soleil, ce que les Anglais appellent un beau soleil, blanc et pâle. Lord Mahon me contait hier soir qu’une femme, peu savante voulant lier conversation avec le dernier Ambassadeur Persan et croyant les Persans toujours de la religion de Zoroastre lui avait parlé du culte qu’ils rendaient au soleil. " C’est ce que vous feriez aussi, Madame Si vous le voyiez. "
Je fais comme les Anglais ; j’appelle cela du soleil, et je m’en rejouis ce matin pour ma course à Kensington, car c’est à Kensington que demeure M. Senior et que je vais déjeuner avec l’archevêque de Dublin.
On s’attendait, pour lundi, à une scène curieuse de l’archevêque de Dublin. Il devait parler à la Chambre des lords sur la question des Clergy-reserves au Canada, contre l’archevêque de Cantorbery et l’Evêque d’Exeter, et très vivement.
« Je ne suis pas sûr me disait Lord Holland, qu’il ne dise pas qu’il ne sait point de bonne raison pour qu’il y ait à la chambre haute un banc des Evêques." Mais il ne parlera pas. Tout ce débat va tomber. L’attorney général a découvert que c’était une question-of law à décider par les juges, non par le Parlement.
Je dinerai aujourd’hui, chez l’évêque de Londres, avec je ne sais combien d’évêques. Il m’en a déjà annoncé deux. Et il m’a demande d’aller un dimanche avec lui dans sa voiture assister à l’office solennel de St Paul. L’église veut prendre possession de moi. Malgré son intolérance ; elle est quelquefois de bonne composition. Avant-hier, chez M. Hallam dinaient avec moi d’une part, l’évêque de Londres et M. Gladstone, le champion le plus ardent de l’Eglise dans les communes de l’autre M. Grote, le plus obstiné radical. Il étaient très bien ensemble.
Il n’est pas le moins du monde question de la translation du corps de Napoléon en France. M. Molé me paraît peu au courant des Affaires étrangères. Car ici je ne vois pas pourquoi il mentirait. Du reste je ne suis pas surpris qu’il soit peu au courant. On ne l’aimait pas du tout dans le département, et parmi les gens qui y restent toujours, je n’en sais aucun qui prenne soin de l’instruire.
L’Angleterre a fait le geste pour Naples ; à l’heure qu’il est, l’amiral Stopford doit avoir saisi des bâtimens napolitains et les avoir envoyés à Malte où ils resteront en dépôt jusqu’à l’arrangement. Lord Palmerston est pourtant un peu préoccupé des conséquences possibles du coup. Nous nous emploierons à les prévenir et à amener un accommodement.
J’ai été hier soir un moment chez Lady Jersey ; un petit rout. J’ai causé avec Lady Wilton. Vous avez raison. Elle a de l’esprit. Lady Jersey fait les honneurs de la beauté de ses filles d’une façon vraiment plaisante, comme un marchand d’esclaves.
Au drawing-room, elle n’avait point la robe de Mad. Appony, mais une robe qu’elle a prise à Londres et qu’elle a absolument voulu me faire trouver belle.
3 heures
Je comptais sur une lettre aujourd’hui. Pourquoi ne l’ai-je pas ? J’ai cru jusqu’à présent que vous me l’aviez adressee chez mon banquier qui me les envoie toujours plus tard. Mais il commence à être trop tard. Ecrivez moi sous le couvert de mon banguier moins souvent que sous les autres. Ce n’est pas plus sûr et c’est plus long. Aurai-je au moins une lettre demain Dimanche ? Je me crois bien sur de vous avoir dit que le dimanche même on distribuait les lettres du corps diplomatique vers 1 heure. Vous pouvez donc m’écrire aussi pour le dimanche quand vous le voudrez seulement sous mon propre couvert. Une fois par semaine cela se peut très bien.
Voilà le n°340 que vous avez intitulé 330. Je suis bien aise que vous vous trompez quelquefois. Il m’arrive en effet par mon banquier. Vous voyez que ce n’est pas le plus prompt. Je l’aime bien, car je ne l’espérais plus. Je ne l’aime pourtant pas autant que le 339. Voulez-vous que je vous dise pourquoi ? Comme vous m’aviez écrit deux jours de suites vous pensiez que j’en aurais fait autant et vous avez eu jeudi un petit mécompte de n’avoir pas une lettre de moi écrite mardi, n’est-ce pas vrai ? Pourquoi ne pas me le dire ? Vous me reprochez de vous tromper. Je vous reproche de me cacher. J’ai plus raison que vous.
Je compte faire venir ma mère et mes enfants au mois de Juin mais pourvu que je puisse les ramener avec moi en France au commencement d’Octobre. Je n’ai pas le moindre doute à cet égard. Il faut absolument, pour mes affaires économiques et quand je n’aurais nul autre motif, que j’aille passer à Paris quatre ou cinq mois du commencement d’octobre au milieu de Février. Cela est convenu avec le Roi, le Cabinet, ma famille tout le monde. Je ne doute pas et personne ne doute, amis, médecin & que je ne puisse ramener ma mère et mes  enfants dans les premiers jours d’octobre sans le moindre inconvénient. Et probablement au mois de Février, quand je reviendrais ici, je les laisserais encore à Paris jusqu’au mois de Juin. Je ne me soucie pas de leur faire passer des mois d’hiver à Londres. Je crains un peu pour ma mère, le charbon dans sa chambre. Elle est disposée à des mouvements vers le cerveau, à des lourdeurs de tête. Elle sera fort bien ici dans la belle saison. L’hiver je ne sais pas. Je suis persuadé que la traversée sera peu de chose pour elle. Mon médecin l’accompagnera. Je ne prévois point de difficulté, ni d’inconvénient à cette venue en juin et à ce retour en octobre ; du moins pour la première fois, nous verrons ensuite.
J’ai renoncé, bien contre mon goût et mon naturel, à la prétention de tout régler d’avance et pour longtemps. Mais pour ceci et dans les limites que je vous dis c’est parfaitement décidé. Il n’y a donc rien là, absolument rien qui dérange nos projets ni qui puisse nous causer aucun mécompte. Tenez pour certain que sauf les plus grandes affaires du monde ce qui ne se peut pas à Londres à cette époque.
Je serai à Paris d’octobre en Février avec ma mère et mes enfants. Il faudrait donc que je ne les fisse pas venir du tout d’ici là ce qui leur serait et à moi aussi un vif chagrin. Ils viendront donc en Juin, Notre seul dérangement portera, sur nos visites, de châteaux qui en seront, nullement supprimées mais un peu abrégées. Ces visites-là seront pour moi une convenance et presque une affaire. Ma mère le sait déjà et en est parfaitement d’accord. Je ne la laisserai pas seule à Londres. Mlle Chabaud viendra l’y voir au mois d’aout. Je ferai donc des visites, nos visites seulement un peu plus courtes. Il faut bien quelques sacrifices. Je voudrais bien sur cela, n’en faire aucun.
Que signifie cette phrase : "Je ne veux pas que votre première pensée soit pour moi "? Si vous parlez de mes devoirs, de mes premiers devoirs vous avez raison. Est-ce là tout ? Dites-moi. Et puis dites-moi aussi que vous vous associez à mes devoirs, et que vous m’en voudriez de ne pas les remplir parfaitement.
Répondez-moi exactement sur tout cela. Vous ne répondez pas toujours. Et soyez sure que je n’essaierai plus jamais de vous tromper même pour vous épargner un chagrin, même quand j’espérais réussir. Je commence à vous aimer trop pour cela.
J’ai été au Zoological garden avec toute mon ambassade qui m’y a mené. J’aurais mieux aimé y aller seul. Ne me dites pas que vous n’y retournerez jamais avec moi.
Ne vous ai-je pas dit que Brünnow était venu me voir mardi ? Je lui ai rendu hier sa visite. Nous nous parlons de fort bonne grâce. C’est fini.
Je viens de chez Lady Palmerston. J’y ai été à pied. Il me faut une demi-heure. Je l’ai amusée de la reconciliation de Mad. de Talleyrand avec Thiers et de la robe de Lady Jersey. Elle ne les aime ni l’une ni l’autre. Elle est charmée du dernier succès de son mari.
Mon archevêque de Dublin est étrange, le plus dégingandé, le plus distrait le plus familier, le plus ahuri, le plus impoli et à ce qu’on dit le meilleur des hommes. Il en a l’air.
Adieu. J’ai encore deux lettres à écrire et quelques visites à faire. Adieu. Adieu. Commeil y a trois mois comme dans deux mois

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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341. Londres, Dimanche 12 avril 1840 929
10 heures

J’ai dîné chez l’évêque de Londres. L’archevêque de Cantorbery, l’évêque de Landaff, un ou deux Chanoines de Westminster, Lord Aberdeen, Sir Robert Inglis, M. Hallam. Tout ce clergé très gracieux pour moi. J’ai causé avec l’évêque de Landaff et Lord Aberdeen Pour la première fois, avec ce dernier un peu de politique. J’essaye de lui expliquer la France. Ma soirée chez Lord Northampton, Royal society. Un rout immense. Je n’ai jamais vu tant de savants à la fois. On m’en présente tant que les noms, les genres, les gloires se brouillent dans ma tête. Je parlerai quelque jour à un mathématicien de ses poésie et à un peintre de ses machines. Sir Robert Peel était là. Comme orateur, il n’a pas fait une bonne campagne en Chine. Celle de lord Palmerston est beaucoup meilleure. Son succès est général. "His best speech." m’ont dit Lord Aberdeen et Sir Robert Inglis. Lady Palmerston que j’ai vue hier (je vous l’ai dit, je crois) prétend que depuis trois jours, il est comme en vacances. Point de bataille dit-on, jusqu’à la Pentecôte.
La Reine était prodigieusement préoccupée, agitée de ce débat. Plus Whig et plus Melbourne que jamais. Il ne paraît pas que le mari nuise le moins du monde au favori. Et le favori doit son succès aux meilleurs moyens, à sa conduite parfaitement sincère, sérieuse, dès le premier jour, et tous les jours depuis, il a traité cette jeune fille, en Reine en grande Reine. Il lui a dit la verité toute, la vérité. Il l’a averti de tous les périls de sa situation de son avenir. Une affection de père, un devouement de vieux serviteur. Tout cela de très bonne grâce et très gaiment. Il a bien de l’esprit et bien de l’honneur.

6 heures
Je rentre. Ellice est venu me prendre en caléche, à 1 heure et demie et depuis nous avons toujours roulé ou marché. Nous sommes sortis de Londres par Putney bridge, et rentrés par Hammersmith bridge et Kensington. A Putney d’abord, nous avons fait une visite à Lord Durham qui est jusqu’au 1er Mai, dans une assez médiocre maison que lui a prêtée Lady de Grey. Bien changé, bien abattu, bien triste, presque aussi étonné et irrité de la maladie que des revers politiques, que des malheurs domestiques ; toujours enfant gâté, et il en faut convenir traité bien sévèrement par la Providence pour un enfant gaté. Il a de grands maux de tête, qui  allaient mieux depuis quelques jours ; mais il a pris un rhume qui le fatigue et l’impatiente. Ellice lui avait évidemment promis le plaisir de ma visite. Il a été aimable, spirituel, animé par minutes, et retombant à chaque moment dans une nonchalance fière et triste.
J’aime sa figure malade. Il m’intéresserait beaucoup si je ne lui trouvais une profonde empreinte d’égoïsme et l’apparence de prétentions au dessus de ses mérites. Il est bien effacé aujourd’hui ; mais on dit qu’il redeviendra tôt ou tard un embarras considérable.
De Putney à Richmond par le parc. Promenade charmante, à travers les plus jolis troupeaux de daims, petits, grands, familiers, sauvages. La verdure commence à poindre. Dans un mois ce sera délicieux. Le cœur m’a battu en arrivant à Richmond. Oui battu, comme si je devais vous y trouver. Ellice me montrait la Tamise, la terrasse, le pays. Je cherchais votre maison. Ellice ne savait pas bien. J’ai été très choqué. Il m’en a indiqué deux ou trois. Je sais à présent. Elle est devenue, un hôtel Family-Terrace. J’aurais bien voulu être seul. La vue de Richmond est ravissante, grande et gracieuse. Nous nous sommes promenés là une demi-heure. Si j’avais été seul, je serais resté plus longtemps. J’aurais cherché bien des choses. Je suis sûr que je les aurais trouvées. Je vais m’habiller pour aller diner chez Ellice. Que ne puis-je aller dîner avec vous !

Lundi, 9 heures
À 9 heures et demie, j’ai été à Holland house pour la première fois. Je m’y plairai beaucoup. J’aime cette bibliothèque, ces portraits,  tout cet aspect sociable et historique. J’ai horreur de l’oubli de ce qui passe. Tout ce qui porte un air de durée et de mémoire me plaît infiniment. Et du seul plaisir que j’aime vraiment, un plaisir sérieux, qui repose et éleve mon âme en la charmant. Je puis me laisser aller un moment aux petites choses aux choses agréables et amusantes, mais fugitives et qui fuyent sans laisser de trace. Au fond, elles me plaisent peu ; le plaisir qu’elles me procurent est petit et fugitif comme elles. J’ai besoin que mes joies soient d’accord avec mes plus sérieux instincts, qu’elles me donnent le sentiment de la grandeur, de la durée. Je ne me désaltère et ne me rafraichis réellement qu’à des sources profondes. Cette maison gothique, cet escalier tapissé de cartes de gravures, avec sa forte et sombre rampe, en chène sculpté, ces livres venus de tous les pays du monde, dépôt de tant d’activité et de curiosité intellectuelle, cette longue série de portraits peints, gravés, de morts, de vivants, tant d’importance depuis si longtemps et si fidèlement attachés, par les maîtres du lieu, à l’esprit, à la gloire aux souvenirs d’amitié ; tout cela m’a fortement intéressé, ému. J’ai été en sortant de Holland-house chez Lady Tankerville. Je l’avais promis à Lady Palmerston qui me l’avait demandé. Elle protège beaucoup Lady Tankerville. J’ai essayé de plaire aux gens que j’ai trouvés là. Partout, c’est mon mêtrer de plaire. Mais je ne me plais pas partout. J’y étais hier au soir fort peu disposé.

Une heure
Vous persistez dans votre erreur. Vous appelez 331, le 341. Heureusement, il n’en est pas moins bon. Non, je ne me suis pas un peu plus fâché à la réflexion qu’au premier moment. Regardez-y d’aussi près que vous voudrez. Regardez-y bien. Il n’y a rien qui ait peur de vos regards, Tâchez de tout voir. Mais il est vrai qu’en relisant et plus d’une fois, j’ai été encore plus étonné, et je vous l’ai dit mon étonnement ne peut vous déplaire, pas plus qu’à moi votre chagrin.
Sully n’aurait rien dit à son maître, s’il n’avait pas dérangé ses affaires pour ses maîtresses. Sully prenait des maîtresses et ne les aimait pas. Henri IV les aimait et se laissait prendre par elles. C’est là ce que Sully lui reprochait. Je regrette vos deux mots bien bas et bien intimes. Je ne sais si je les devine bien. Mais je voudrais bien que vous me les dissiez. Placez les quelque part. Je les reconnaitrai séparés. Il y a conscience à se refuser ces petits plaisir si grands.
Vous avez bien raison de mépriser. Soyez sûre que vous ne méprisez pas assez. Vous avez raison aussi de douter du mariage de la main gauche. Il se traitera longtemps sans se celèbrer, ni se consommer jamais. Mais il faut du temps et des incidents pour se dégager. Des embarras, des coup de bascule, de l’impuissance à droite et à gauche, c’est l’avenir et un avenir peut être assez long. Quoi au bout ? Je ne sais pas. En tout cas, je ne crois pas du tout que la rivière coule du côté de M. Molé.
Naples fait bien moins de bruit ici qu’à Paris. Elle n’en ferait même aucun, s’il n’y avait que la rudesse envers un petit Roi. Vous savez qu’ici on ne s’en soucie guère. Mais il peut y avoir tout autre chose ; et la Sicile insurgée inquiéterait même l’Angleterre. On est fort disposé, je crois à accepter, à désirer même nos bons offices pour arranger l’affaire. Soyez sûre qu’il ne viendra pas de là une querelle entre nous. Au contraire.
Il n’y a point de nouveau réglement pour le drawing-room. C’est moi qui ai eu la fantaisie de rester jusqu’à la fin pour voir le défilé complet. Je suis bien impatient que vous sachiez quelque chose des dispositions des Sutherland. Ce serait bien plus commode pour vous, et je ne comprendrais pas qu’ils fissent autrement.
Mais en tout cas nous vous trouverions, je n’en doute pas sur la route de Kensington, une bonne petite maison bien pourvue. Ellice part après-demain mercredi. Il est bien zelé
et bien pratique. Pour moi, je vous aimerais bien mieux seule chez vous. Bourqueney m’écrit : "Je sors de chez Mad. la Princesse de Lieven avec qui je viens de passer une heure beaucoup trop courte.» Votre lettre était sans doute déjà, à la poste.
Adieu. Adieu. Je compte sur une lettre demain. Ai-je tors ? Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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344.Londres, Vendredi 17 avril 1840

Je ne vous ai rien dit en me levant. J’étais dans une disposition horriblement triste. Inquiet de ma petite Pauline, me reprochant d’avoir quitté mes enfants, en demandant pardon à leur mère à la mienne. J’ai passé la nuit avec ce cauchemar me reveillant sans cesse, ne me rendormant que pour retrouver mes enfants, ma mère, vous, vos enfants à vous, tout ce que j’aime ce que j’ai perdu, ce qui me reste tous malades, inquiet pour tous. Je suis sorti de mon lit fatigué, agité. Je n’ai rien fait. Je me suis mis tout de suite à ma toilette. Je l’ai fait traîner jusqu’à l’arrivée de la poste. Enfin, elle est mieux ; elle a bien dormi ; elle n’a pas eu de petit retour de fièvre. Ma mère est tranquille. Mon petit médecin veut que je le sois. Je le suis. Je suis plus content que tranquille. On a toujours tort d’être tranquille. Je vous le disais hier. Je le répèterais toujours. Quelle fièvre que la vie ! Je ne suis point d’un naturel agité. J’ai de la sérénité et de la force. Et pourtant
que d’agitations intérieures. Que d’inconséquences et de faiblesse ! Que de résolutions prises, pour être cent fois regrettées, déplorées, et qu’on reprendrait  également en pareille circonstance, malgré l’épreuve des regrets passés et la prévoyance des regrets futurs ! Trop heureux encore quand l’épreuve se borne à des craintes à des tourments, quand les regrets ne vont pas jusqu’à l’irréparable. Ah nous sommes de bien lègères créatures ! nos sentimens même les plus profonds, les plus puissants cèdent bien souvent à des considérations, à des intérets bien secondaires. Et puis nous nous étonnons, nous nous indignons des inquiétudes et des peines qui nous arrivent, comme si nous n’avions pas dû les prévoir, si nous n’avions pas pu les éviter! Enfin Dieu soit loué ; ma petite fille est mieux et je puis vous parler d’autre chose. Je ne l’aurais pas pu ce matin. Et je ne voulais pas vous parler de mon mal. Cette petite fille est vraiment bien délicate. Elle est née délicate. Elle a été malade, en naissant ; elle a eu dans les six premières semaines, une maladie qu’on appelle le muguet, des aphtes dans la bouche et la gorge. Elle avait les jambes très faibles, près de tourner. Elle a porté deux ou trois ans des petites bottines avec une mécanique. Les bains de mer, en 1835 lui ont merveilleusement fortifié les jambes et les reins. J’espère qu’on qu’on trouvera quelque régime qui fortifiera aussi le fond de sa santé. Certainement, je ne ferai pas venir ici mes enfants et ma mère contre l’avis des médécins. Je vais bien penser à cela écrire, m’informer. Si on ne me donne pas pleine sécurité, au lieu de les faire venir, je les enverrai au Val Richer où ils passeront l’été en bon air, en plein repos, dans leurs habitudes, et j’irai, les y retrouver vers la fin de septembre. Ne parlez de cela à personne. Mais, pour rien au monde, je n’ajouterai un risque de plus à tous ces horribles risques, de la vie humaine. Il n’y a point de privation que je ne préfère. Je suis charmé que décidément les Sutherland vous attendent chez eux. Cela vous épargne tout embarras. Je ne doute pas qu’ils n’aient moyen de vous mettre au rez-de-chaussée. La maison est si grande ! Quel degré de liberté aurons-nous là ? Comment arrangerons-nous nos heures ? Pensez-y d’avance pour que nous ne perdions pas un jour à le chercher.
Je trouve Thiers fort bon à la Chambre des Pairs, convenable et habile pour ici ; son langage ne me génera en rien et me servira. Pour l’Intérieur, il a été plus faible, plus vague, toujours dans sa position d’équilibriste. Il y est condanmé. Il y restera jusqu’à ce que quelque évênement, quelque crise le force à se brouiller avec la gauche ou le pousse à s’y plonger Quel sera son choix le jour de cette épreuve ? Je ne le prevois pas du tout. Il a en lui de quoi prendre le bon et le mauvais parti. Bien entouré, sontenu encouragé, gardé, il prendrait le bon. Livré à lui-même, il y a beaucoup de chance qu’il prenne le mauvais. Ce qu’il y a de bon autour de lui suffira-t-il à le garder, à le soutenir ? Je ne sais pas. C’est comme votre Empereur. Il faut quelque évènement, quelque grande necessité pour le faire
changer dans un bon sens. Il n’a pas en lui-même assez de force, et d’esprit pour se décider, pour s’éclairer seulement. Il se livre à son humeur, car ce n’est pas de la politique. Il n’a point de politique puisqu’il est modéré en fait et violent en paroles. Il ne changera que quand il plaira à Dieu. La conversation de M. de Pahlen n’y suffit pas. Je suis curieux de la lettre que vous me promettez. Elle a vraiment de l’esprit ; ne tardez pas à me l’envoyer, je vous prie. Les dépêches de M. de Brünnow doivent être longues. Il a l’esprit long. Je ne m’étonne pas que l’Empereur s’y plaise. Il (M. de Brünnow disait l’autre jour, à quelqu’un qu’il écrivait en ayant toujours devant lui le portrait de l’Empereur. Il écrit beaucoup, beaucoup ; assez pour que le Time parlât avant-hier de la singulière activité de la chancellerie Russe. M. Dedel va partir pour passer quelque temps en Hollande. J’en suis fâché. C’est celui qui me convient le mieux dans le corps diplomatique. Monde bien médiocre en soi et ici bien obscur. On compte sur le Prince Esterhazy pour les premiers jours de mai. Adieu. Je vous quitte pour aller au sermon Trinity Chapel, une petite église Anglicane où prêche, dit-on, un homme de talent. Après j’irai me promener un peu, seul. J’ai besoin de prendre l’air. Je ne suis pas sorti du tout hier soir. Je suis remonté dans ma chambre à 9 heures et demie, et j’étais dans mon lit à 4 heures. Mauvais lit.
Adieu. Adieu. A Stafford house le 3 juin !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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347. Londres, mardi 21 avril 1840
9 heures

J’ai eu un grand, grand succès at the Mansion house. J’étais seul du corps diplomatique et d’autant mieux reçu. On me dit que M. de Brünnow y serait allé si je n’y étais pas allé. Le Lord Maire ayant porté ma santé et celle des ministres étrangers, voici mon petit speech, un peu prémédité et écrit en rentrant ; vous l’aurez tout entier avec ses fautes :  My lord Ladies and Gentlemet I beg yous pardon for my bad very bad English language. I am sure you will show some kindness to a foreigner who likes et better to speak very imperfectly your language than to be imperfectly understood, speaking his own. I am truly happy Gentlemen that it is in this moment my duty to express to you in the name of all the corps diplomatique as in my own name, of Europe as well as of France our warmest feelings of gratitude for your noble and kind hospitality. Your ancestors Gentlemen, I could almost say your fathers should have been very astonished if They have been told that During more than twenty five years, the Ambassadors, the Ministers, the representatives of all the States, all the nations in Europe and in America could every year sit together, with you, in this hall, enjoying the friendship of England and promising to you the friendship, of the civilised world. In times not far from us, war, a war if not general at least partial, if not incessant at least very frequent, rendered such meetings always incomplete and irregular. Peace has made to us that happiness, the consequence and the image of the happiness of the wortd. And pray, gentlemen, remark this : it is not an idle, infertile peace,  as it exists sometimes between weak, somnolent and declining nations. It is the most active, the most fruitful peace that was ever seen brought in and maintained by the power of civilisation, labour, justice and liberty.
Gentlemen, let us thank the almighty Providence who did pour such blessings upon our age ; let us hope that peace shall tast twenty five years more and many years, after these, and that it shall never be interrupted but for a just and unavoidable cause. It is the earnest wish of my country as well as of yours. And in some future and blissful day, by the long influence of peace may all mankind be one mind and one heart upon earth, as we are all the children of our God who is in heaven."
Les cheers ont été vifs avant, pendant et après. Il y a beaucoup de cordialité sous la réserve de ces hommes là, et une fois touchés, ils le sont réellement. Dans tous les toasts portés après celui-ci, chaque orateur s’est cru obligé de me faire un compliment et le compliment était un remerciement sincère. Bizarre coup d’oeil que celui d’un dîner d’il y a trois siècles ! Les costumes, the loving cup, les bassins d’eau de rose. Cela m’a intéressé. Mais les hommes m’intéressent toujours infiniment plus que les choses et j’oublie tous les spectacles du monde, pour des yeux qui s’animent en m’écoutant et des figures graves et timides qui me parlent avec une émotion bienveillante.
Nous sommes restés à table de 6 heures 3/4 à 10 heures ¾. Le bal est venu après le dîner. Mais j’ai quitté le bal, et j’étais chez moi à minuit moins un quart.
Du reste, j’ai vu là beaucoup de ce que vous appelez des merveilles en Angleterre. La démocratie convient moins aux femmes qu’aux hommes. Je n’ai pas trouvé non plus beaucoup de richesses sur les personnes en diamants, bijoux ; mais immensement en vaisselle sur la table.

Une heure
Je suis heureux. Mes nouvelles de Paris sont excellentes. Ma mère, mon médecin, vous, tout le monde me dit la même chose. Mon cœur se dilate. J’ai tort, car il faudra recommencer au premier jour. Mais que faire ? Prendre la vie avec ses oscillations, ses imperfections, son incurable mélange de bien et de mal, de joie et de peine, de crainte et d’espérance. On dit que c’est là la sagesse. Au moins c’est bien notre nature, toujours ouverte à toutes les impressions, tristes ou douces et qui s’obscurcit et s’illumine tour à tour avec une complaisance, une imprévoyance que je trouverais bien légères, si je n’en étais moi-même atteint. Enfin, ma fille est beaucoup mieux ; on me promet qu’elle sera bien tout-à-fait. J’écris aujourd’hui à mon médecin ma résolution quant au voyage. Je ne tarderai pas à en parler à ma mère. Mais pourquoi ce vertige ? Souvenez-vous de ce que vous m’avez promis pour M. Andral. Vous m’avez dit : "Si dans deux ou trois jours je ne suis pas mieux. » N’allez pas me manquer de parole.
Je suis décidément de votre avis sur la distribution des places au 1er mai. Seulement, comme je n’ai pas le chancelier, je prendrai à côté de moi Lord Lansdowne et Lord Melbourne.
Et Lord Palmerston aura à côté de lui le Duc de Wellington et un ministre comte. Je dîne après-demain jeudi à Holland house, et le mercredi 29 avril chez Lord Lovelace. Que dois-je de soins à la comtesse douairiere de Charleville qui m’invite sans cesse à des soirées, bals & ? Je voudrais pourtant bien ne pas m’asservir à toutes les invitations, même du meilleur monde.
Adieu. J’ai une dépêche à écrire ce matin. Ma semaine sera peu active comme conversation politique. Presque tous les ministres sont partis. Le temps paraît tourner à la pluie. On s’en réjouit. Je m’y résigne puisqu’on s’en réjouit. Moi, qui ne suis pas la terre, je ne me rassasie jamais de soleil. Adieu, Adieu.
Souvenez-vous de votre promesse. J’ai beau me prêter à la mobilité de la vie. Sachez bien que j’ai des idées fixes. Toujours adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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348. Londres, mercredi 22 avril 1840
10 heures

J’ai le cœur bien soulagé depuis que je suis tranquille sur ma fille. Je me surprends toujours à me dire tranquille. Il est vrai que je le suis comparativement. Mon courrier m’a apporté ce matin la lettre  de Lady Clanricarde, plus spirituelle que nouvelle mais très spirituelle, comme vous dites et écrite d’un ton ferme quoiqu’un peu verbeux. Ses idées marchent mieux que ses phrases. Evidemment elle ne se plaît pas à Pétersbourg et je le comprends. Je serai bien aise quelle revienne à Londres et de faire un peu connaissance avec elle. Entre nous, je rencontre ici, comme ailleurs du reste bien peu de femmes d’esprit. Je ne m’en plains pas. J’aime que ce que j’aime soit rare. J’aime encore mieux que ce soit unique. Le premier, le plus fort de tous les orgueils, c’est l’orgueil tendre. J’ai celui-là au plus haut degré. Je suis content de mon courrier de ce matin. Il m’a apporté des lettres qui me mettent en mesure de faire faire, si je ne m’abuse un pas à ma grande question. On est fort content de la façon dont j’ai arrangé la médiation de Naples. J’espère que, de son côté, le Roi de Naples entendra raison. J’en serais sûr s’il n’y avait pas là une question d’argent. Son avarice sert merveilleusement sa dignité. En tout cas, les hostilités vont être suspendues ; et j’en suis fort aise. Les mécontents Italiens étaient déjà à l’œuvre. Du reste il n’y a rien à faire pour moi cette semaine. Lord Palmerston est à Broadland  et n’en reviendra très probablement que Lundi.
Thiers m’annonce qu’il va m’envoyer le grand Cordon.

4 heures
Je voulais répondre avec détail au 348, faire aujourd’hui même ce que vous désirez. J’ai été pris par des visites du corps diplomatique, Hummelauer, Björnstjurna & &. Comme tout le monde est parti, je suis un peu leur ressource et je ne m’y refuse pas. Je n’ai pas le temps de vous écrire ce matin à mon aise. Ce sera pour demain.
Vous avez parfaitement raison de ne pas vous mêler de M. de Brünnow. Il ne faut pas parler de ces choses-là par complaisance pour l’humeur d’autrui et sur des ouï-dire. Quand vous serez ici, quand vous aurez vu, vous direz ce que vous aurez vu, s’il vous convient de le dire et comme il vous conviendra. Mais je vous le dis d’avance; si c’est là un homme d’esprit Russe, tant pis pour les Russes. Cela ne ressemble pas du tout à Matonchewitz. Dans le monde où je vis ici, M. de Brünnow ne sera jamais qu’un étranger subalterne et déplacé.
Votre modification sur le duc de Bordeaux est considérable, et le contentement m’étonne un peu. J’ai tort ; ce n’est pas vrai. A la place de M. le duc de Bordeaux, je ne me laisserais pas dissuader. Je mettrais dans l’embarras.
Mes nouvelles domestiques sont très bonnes. Ma mère se remet de l’agitation que lui causait sa responsabilité. Vous seriez profondément touchée de sa lettre de ce matin ; à 75 ans, une telle ardeur de cœur, tant de passion sous la gravité du caractère et de l’âge ! J’ai interdit à Pauline de m’écrire tant que cela la fatiguerait le moins du monde. Henriette la remplace.
Bülow et Alava sont venus dîner hier avec moi. Le Roi de Prusse a été assez malade. M. de Humboldt ne l’a pas vu pendant quinze jours. Il est mieux. Il a recommencé à sortir. Le Roi de Hanovre aussi a été réellement malade. Je ne savais pas à quel point il était ici odieux et décrié : non pas qu’on ne lui accorde les bonnes qualités que vous m’avez dites ; mais on lui attribue en même temps les plus mauvaises, les vrais vices. Et si peu d’esprit à côté ! Vous n’exigez pas, n’est-ce pas, que je prenne la défense de cet ami-là ? Pourtant son amitié pour vous m’a paru si sincère qu’au fond je lui porte un peu de bienveillance. Hummelauer m’annonce le Prince Esterhazy pour les premiers jours de mai. Pourtant, ils n’ont encore aucune date précise pour son départ.
Adieu. Si vous ne me donnez pas de meilleures nouvelles de vous, je compte que vous m’en donnerez d’Andral. Il demeure rue des Petits Augustins N°5 ou 7 Adieu. Adieu.
Voilà une lettre bizarrement pliée. Je n’ai pas sous ma main les enveloppes convenables.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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352. Londres, Dimanche 26 avril 1840 966
Une heure

J’espère que ma lettre vous sera arrivée hier d’assez bonne heure pour vous en servir. Il m’avait été absolument impossible de vous écrire la veille. Les Ministres ne sont pas venus au diner de la Cité parce qu’ils y avaient été très mal reçus la dernière fois, sifflés à la lettre. Lord Melbourne, s’en était très bien tiré, très dignement. Mais ils ne se sont pas souciés de recommencer. Lord Palmerston à qui le matin même, j’avais dit en passant que j’irais, me répondit qu’ils n’iraient pas, et pourquoi. Un motif accidentel de plus. Les Shériffs que la Chambre avait mis en prison, et qui venaient d’être mis en liberté devaient être au dîner, et y étaient en effet. Le Lord Maire a porté leur santé et protesté contre leur emprisonnement. Tout cela faisait bien des petits embarras. Du reste, la santé des ministres a été portée et acceptée avec une froideur décente. Leur absence a été remarquée, mais sans étonnement. Les représentants de la cité au Parlement radicaux n’y étaient pas non plus et n’auraient pas été mieux reçus. La Cité est partagée en Torys en haut, radicaux en bas.
Les Ministres prendront leur revanche, le 2 Mai, at the Royal academy. Encore un speech. J’y ai quelque regret. Pas pour moi ; peu m’importe un speech de plus au de moins. Mais cela fait bien des speech et bien rapproches. Il y a quelque inconvénient à occuper si fréquemment de soi, sous la même forme. Ceci n’est pas ma faute, et il n’y a pas moyen de l’éviter. Je vais aujourd’hui au sermon à St Paul. L’évêque de Landaff m’attend at the deanery. C’est un excellent homme d’une modestie touchante. Je suis très frappé de la vanité anglaise ; je le suis autant de la modestie anglaise. On la rencontre souvent et si simple si douce ! C’est un très agréable spectacle. Je me prends sur le champ d’amitié pour ces vertus qui s’ignorent et s’étonnent qu’on ne les ignore pas. Cette lettre-ci vous sera portée par mon petit médécin, M. Béhier. Il me servira quelquefois de commissionnaire. Recevez le avec bonté. Il vous demandera quel jour vous voulez voir, M. Andral, et se chargera d’arranger le rendez-vous de façon à ce qu’il ne manque pas. J’écris à ma mère sur le voyage. Je lui dis toutes mes raisons. Je lui donne l’espérance, dune course de huit jours au Val-Richer, par le Havre et Honfleur, dans le cours de l’été. J’espère qu’elle ne se troublera pas trop de la perspective d’une responsabilité solitaire, ainsi prolongée. Je sais qu’elle se troublait un peu de la perspective du voyage. Mais un trouble n’en exclut pas un autre.

Lundi, 9 heures
Pitoyable sermon de mon ami l’évêque de Landaff. Mais j’ai trouvé le grand office Anglican très beau, quoiqu’un peu bâtard, entre Rome et Genève. Beaucoup de musique et assez bonne. On avait quelque envie de me faire une réception officielle solennelle en hommage au premier successeur de Sully. L’évêque me l’avait insinué. Je m’y suis refusé. Je n’aime pas l’étalage des grandeurs Humaines dans ce lieu-là. Et puis il m’a semblé de meilleur goût d’entrer tout simplement avec l’Evêque et d’aller m’asseoir à côté de lui. Ma modestie n’a eu d’autre effet que de se faire remarquer elle même. A peine entrés, on nous a aperçus, reconnus ; la foule s’est rangée, et nous avons traversé l’Eglise entre deux haies de fideles curieux et respectueux. Convenez que je vous raconte tout.
Le soir à Holland house. Brünnow y est venu. Il était assis à côté de Lord Holland, moi à côté de Lady Holland, trois ou quatre personnes autour Bülow, Rogers M. Suttrel. Il s’adresse à moi : « J’ai une grande joie ; je suis bien bien heureux ; j’apprends que le Grand Duc a demandé lui-même en mariage la princesse de Hesse.
Lady Holland se penche vers moi : " Il y a trois mois que cela est dans les gazettes. " Sur quoi, Brünnnow nous explique comment l’Empereur a voulu que le mariage ne se fit que quand il serait un mariage d’inclination. Et il était aussi joyeux que s’il eût épousé lui-même. Vient le nom de M. de Pahlen dont tout le monde parle à merveille. Après son nom, sa maison. Lady Holland parle de celle des Champs- Elysées, du regret qu’il a dû avoir de la quitter : " M. le Baron, permettez moi de le dire, c’est une manie de l’Empereur qui la lui a fait quitter. Je ne sais pas quelle manie ; je ne devine pas ; mais une manie enfin." Grande explication de Brünnow, un peu décontenancé. Il y avait de grandes, d’immenses réparations, à faire à l’hôtel qu’occupait à Pétersbourg M. de Barante. L’Empereur a fait faire un devis. C’était fort cher. C’eut été fort long. Un an et demi de travaux. Que fût devenu M. de Barante dans est intervalle ? L’Empereur l’aime extrêmement. L’Empereur n’a pas voulu qu’il fût dans la rue pendant qu’on raccommoderait sa maison. Et puis, quoi donc ? L’ambassadeur de Russie aurait été logé à Paris un an et demi de suite, par la France, pendant que l’Ambassadeur de France à Pétersbourg se serait trouvé sans logement russe ! L’Emperereur ne pouvait souffrir cela. L’Empereur a deux manies; la manie de M. de Barante, et la manie de la probité. Tenez que ce sont les propres paroles.
Ceci n’est pas un bon commérage. Qu’il ne me revienne pas ici, je vous prie.
Lord Palmerston ne revient que demain. Ils paraissent charmés d’être à la campagne. Ils y sont seuls. Lady Palmerston écrit que son mari, la fait monter tous les jours à cheval sur un old hunter. Cela contredit ma nouvelle.

Une heure
Je n’ai pas de lettre aujourd’hui. Pourquoi donc ? Je n’y comprends rien. Elle peut arriver encore par mon banquier ; mais je n’y compte pas. J’en suis vivement contrarié, pour ne pas dire plus.
Il n’y a point de bonne auberge à Hampstead. De petites maisons à louer, furnished, des cottages propres mais très simples. On dit qu’il y a mieux à Clapham, près de Hampstead. Je le saurai ces jours-ci. Je ferai voir aussi à Norwood où on m’assure qu’il y a de bonnes auberges. C’est mon petit herbet seul que je charge de cela, et qui est le plus discret des hommes. Adieu, quand même.
P.S. Je ferme ma lettre à 4 heures et demie. Rien n’est venu par aucune voie.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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358. Londres, Dimanche 3 mai 1840
10 heures

Eh bien, on ne fait jamais que la moitié de ce qu’on veut. J’ai parlé français ; mais je n’ai pas parlé très briévement. Un speech de sept ou huit minutes, pas un simple remerciement. Cela m’a si bien réussi que j’en suis bien aise. J’ai vu à l’air des gens, que j’étais attendu que, si je me bornais à quelques phrases bien polies, il y aurait beaucoup de désappointement. La curiosité était bienveillante ; le désappointement ne l’eût pas été. Je crois que je me suis rassis au milieu de la curiosité satisfaite et de la bienveillance redoublée. Je vous envoie le speech, que je viens d’écrire pour vous. J’ai trouvé cette réunion assez frappante. Toute l’aristocratie de toute espèce, de toute opinion y était. Et les savants, les lettrés, les artistes, le barreau la cité & deux absences ont été remarquées ; Lord Aberdeen qui n’est pas encore revenu de la campagne, et M. de Brünnow qui n’est pas venu. Le Duc de Wellington a remercié du toast to the navy and the army. Je répète ce que je vous ai dit : Un aveugle qui cherche son chemin. Je devrais dire un aveugle apoplectique. J’ai été très touché de ce spectacle, la grandeur d’un côté, le respect de l’autre, et entre deux la décadence l’impuissance. Il y avait bien de la force d’âme dans le vieillard balbutiant et chancelant. Mais je ne suis pas sûr qu’arrivé à cet état physique, il n’y ait pas plus de dignité à se retirer du milieu des hommes et à finir sa vie, en présence de Dieu seul et de ses enfants. L’exposition ne vaut pas grand chose. Trois ou quatre bons tableaux ; de jolis paysages et des chiens admirables. Souvent beaucoup d’esprit et de sensibilité dans l’intention ; mais une ignorance et un mépris du dessin, et de la peinture  qui sont étranges. Milton dictant le Paradis perdu à ses filles a beaucoup de succès. Le Milton est beau, bien grave, bien méditatif, bien inspiré. Les filles sont d’une gentillesse déplorable. On aime beaucoup la gentillesse ici. Un très bon portrait du Duc de Wellington expliquant ses dépêches au colonel Gurwood. Je ne sais pourquoi je vous dit tout cela qui ne vous fait rien.

4 heures
Ce que vous me mandez de Lord Aberdeen me plait beaucoup. J’espère et je crois qu’il dit vrai. Si je ne me trompe nous serons désormais fort à l’aise ensemble. Tout va bien avec les Anglais quand une fois la glace est enfoncée. J’ai dit hier à Lord Grey, que je desirais beaucoup avoir l’honneur d’être présenté à Lady Grey. Demain ou après-demain, j’irai lui faire une visite, à lui, et il me présentera lui-même. En général, je ne crains pas du tout de déroger. J’ai foi dans ma noblesse. Ma pente serait plutôt de ne pas me soucier des petites précautions de dignité convenue. J’y prends garde ici, à cause de l’officiel. Lord Grey, qui a été aimable pour moi, et a paru prendre plaisir à me voir, n’est pas venu chez moi, probablement par un peu de fierté timide et de mauvaise humeur. Mais vous avez raison. Pour Lady Grey ; il n’y a point de difficulté. L’avance est naturelle et Lord Grey y sera compris. M. de Brünnow sort de chez moi. Deux grandes heures. Eh bien, je ne retire rien de ce que j’ai dit mais je dis autre chose. C’est un esprit grossier et subalterne, dénué de ce tact qui tient à l’’élévation, à la finesse et à la
promptitude des impressions, c’est un commis qui sert son maître, et qui le flatte encore plus qu’il ne le sert voulant d’abord se servir lui-même. Mais, malgré et sous tout cela, il a de l’intelligence de la capacité assez d’étendue et de rectitude dans le jugement, je crois même de la bonne
intention, et de l’honnêteté. Nous nous sommes dit beaucoup de choses ; et le bien que je vous dis là, m’a apparu dans la conversation. Il ne sait pas s’y prendre pour servir la bonne  politique, et il ne se cassera pas le cou pour elle. Mais en gros, il la comprend, et si je ne me
trompe, au fond, il la préfère. M. de Nesselrode a raison de l’employer. Du reste, il professe presque autant d’admiration pour M. de Nesselrode que pour l’Empereur. Je conviens de l’impolitesse qui vous choque. Je l’ai vue souvent. Mais soyez sure qu’elle est bien générale. Je la rencontre ici comme ailleurs. Et j’ai le droit de le dire, car je suis encore ici à cet état de bête curieuse qui fait qu’elle ne tombe pas sur moi. L’esprit de cotérie domine dans le monde. Chacun reste avec ses familiers, dans ses habitudes, pour ne pas se gêner, par égoïsme et aussi par stérilité d’esprit. Cela est assez sot et fort ennuyeux. Il faut rompre hautainement avec ces mauvaises manières là, leur faire sentir qu’on les aperçoit et leur imposer plus d’égards et une autre conversation. Personne n’est plus propice que vous à leur donner une telle leçon. Mais probablement cela
aussi, vous ennuierait.

Lundi une heure
Ce que vous me dites de M. Andral me contrarie beaucoup. Il se sera piqué que vous ne l’ayez pas reçu quand il est venu. Quel ennui que d’être loin et de ne pouvoir rien faire soi-même ! Je traiterais avec les susceptibilités. Mon petit médecin me dira quelque chose là dessus. Parlez-lui en quand vous le verrez. Et s’il n’y a pas moyen d’avoir
M. Andral, voyez M. Chomel. Il est tout aussi habile. N’y mettez pas de fantaisie, je vous prie, ni de négligence. Demandez-lui son jour, son heure, et soyez là quand il viendra. Décidément, Norwood. Répondez-moi là dessus.
Avez-vous écrit aux Sutherland ? Dès que vous aurez
quelque chose de bien arrêté, dites-le moi. Je suppose que vous savez que Paul est parti Vendredi pour Pétersbourg. M. de Brünnnow m’a dit que sa conduite envers vous, lui avait fait le plus grand tort là. Et ici, Lady Palmerston me
dit la même chose. Elle en pense bien mal.

2heures 1/2
J’ai été interrompu par Nouri Effoudi qui voulait causer avec moi, dit-il. Je m’y suis prêté de mon mieux, mais avec peu de succès. Quelle pitié ! Il faut que je sorte. J’ai une multitude de visites à faire. Adieu. Adieu. Ce discours fait un gros paquet. Adieu

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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368. Paris, le 9 mai 1840,
10 heures

Je suis dans la plus gande impatience de l’arrivée de la poste. Vous étiez comme cela il y a quelque semaines vous savez ce que c’est d’attendre quand on a le cœur inquiet J’ai eu deux lettres dans le courant de la journée, d’un comte Esterhazy, camarade de mon fils, et de Beakhauser. Toutes les deux confirment le mieux dans son état. Mais l’accident a été bien bien grave, et je ne pense qu’à cela. Cette lettre de Brünnow hier matin m’a tellement saisi que j’en suis vraiment malade mes jambes m’ont manqué hier tout le jour, et cette nuit a été bien mauvaise. Il ne me faut pas de secousse, je n’ai plus de quoi les supporter. Je n’ai vu personne hier que Mad. Appony, Brignole, le prince Labanoff, et Pogenpohl. Celui-ci est le correspondant de Beakhausen. A propos mon fils demeure à Berkeley square, 2. Je ne puis vous parler que de lui. Il ne me sort pas de la tête.
J’ai envoyé hier ma lettre à lady Palmerston mais changée. Voyez tout ce qui vient après la première citation et sautez à " Il ne vaudrait pas la peine d’avoir de l’esprit ? " jusqu’à : " Et je passerai." Ensuite voici : " Mon importance politique est finie, je jouis des bénéfices de ma nullité, tant pis pour ceux qui ne veulent pas les reconnaître elle est cependant bien légitime. De grands malheurs et de grandes injustices ont établi mon indépendance." Après cela : " Je vais en Angleterre" & & Et j’ai inséré là : " Je ne retarderai pas mon arrivée pour les petites inquiétudes des petits diplomates." Il n’y a rien là qui puisse blesser lady Palmerston quoique sa lettre m’ait blessée.
J’ai écrit à la duchesse de Sutherland une lettre qui la met à son aise tout en lui prouvant que pour ma part je me serais crue bonne à faire partie de sa famille, tout juste dans un moment d’affliction.

2 heure
Dieu merci votre lettre me rassure, quelle providence que votre affection. Personne n’a songé à me dire un mot, le lendemain du jour où l’on m’allarme. Il faut absolement que je sache si la convalescence de mon fils sera longue. Car décidement si elle traînait, j’irais en Angleterre de suite. Vous me direz cela. J’ai répondu hier à M. de Brünnow en lui envoyant un petit mot pour mon fils. 5 heures. Le duc de Noailles est venu m’interrompre. J’ai à peine le temps de fermer ceci. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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370. Londres, Samedi 16 mai 1840
Une heure

Les nouvelles sont toujours bonnes. Je crois qu’il n’y aura bientôt plus de nouvelles. Je vous ai toujours dit le vrai, seulement comme j’ai pensé en même temps à la vérité de ce que je vous disais et à l’impression que vous en recevriez, j’ai ménagé mes paroles pour vous calmer sans vous tromper. Vous avez des correspondants qui n’y ont pas pris tant de soin. C’est fort, simple.
J’ai souri en voyant que vous croyez que je m’amuse beaucoup au bal. Demandez à Lady Palmerston qui me parlait l’autre jour de mon air fatigué et ennuyé en me promenant dans cette longue galerie de Buckingham-Palace. Mais deux choses sont vraies; je me défends de mon mieux contre l’ennui, et quand il l’emporte, je me résigne. Je m’impatiente peu. L’impatience me déplait et m’humilie. J’ai besoin de croire que je fais ce que je veux. Et quand je suis forcé de faire ce qui ne me plaît pas, j’accepte la nécessité pour échapper au sentiment de la contrainte. Si je ne me résignais pas, je me révolterais.

Je comprends tout ce qu’on dit sur les suites des cendres de Napoléon. Il y a beaucoup à dire. Je ne suis pas inquiet au fond. Les pays libres sont des vaisseaux à trois ponts ; ils vivent au milieu des tempêtes ; ils montent, ils descendent, et les vagues qui les agitent sont aussi celles qui les portent et les font avancer. J’aime cette vie, et ce spectacle. J’y prends part en France ; j’y assiste en Angleterre. Cela vaut la peine d’être. Si peu de choses méritent qu’on en dise cela ?
J’ai dîné hier chez Ellice, en famille. Il est vraiment très bon, et très spirituel. Et il s’amuse de si bon cœur ! Ils étaient fort contents. Le Chancellier de l’échiquier a eu un grand succès aux Communes. Son augmentation de 2 500 000 livres de taxes passera presque sans difficulté. Son statement a été trouvé excellent, simple, vrai. De plus le Cabinet est charmé de l’appui que le Duc de Wellington lui a donné l’autre jour en Chine. Jamais le Duc n’a été plus populaire parmi les whigs. Il y met un peu de coquetterie.
Il approuve fort ce qu’on a fait pour Napoléon.
Dedel est de retour. Le Roi de Hollande à parfaitement pris son parti sur Mlle d’Outremont. Il n’y pense pas plus que s’il n’y avait jamais pensé. Mais tout n’est pas fini entre lui et ses Etats-généraux. Ils auront beaucoup de peine à s’entendre sur les changements à la Constitution, car ni lui, ni les Etats ne cèderont. Mais point de guerre à mort non plus. A des entêtés qui ne se veulent pas de mal, il ne faut que du temps.
J’ai reçu un charmant petit portrait de ma fille Pauline ; d’une ressemblance excellente. Et elle a bon visage dans son portrait. On m’assure que ce n’est pas un mensonge. Ils ne partiront pour la campagne que vers la fin du mois. M. Andral a désiré qu’ils attendissent jusque là, pour prolonger un peu le lait d’ânesse.

3 heures et demie
Je viens de voir Lady Palmerston, et par elle son mari. C’est une personne de beaucoup de good sens et très pratique. Savez-vous qu’il n’est pas commode d’avoir à régler ce qui se passera à 2000 lieues, dans une affaire toute d’égards et de convenances, et de donner une pacotille de bon esprit et de mesure à des hommes qui n’en ont pas trop chez eux?
Je vous quitte pour écrire à Thiers le résultat de ma conversation, car j’ai vu aussi Lord Palmerston aujourd’hui comme hier les journaux ministériels ou quasi ministeriels, gardent le silence sur mon nom à propos de Napoléon. Je vous disais hier que je ne m’en étonnais pas. Pas plus aujourd’hui. Mais je suis bien aise qu’on sache que je le remarque, sans m’en étonner.
Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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371. Londres, Dimanche 17 mai 1840
10 heures

Mon premier mouvement en lisant vos lettres est de croire que tout ce que vous me dîtes, c’est vous qui le dites et qui le pensez. Je suis toujours sur le point de discuter avec vous, contre vous, comme si c’était vous les opinions et les commérages que vous me transmettez. Si nous étions ensemble, je m’y laisserais aller ; ensemble, on a du temps pour tout. De loin, cela, n’en vaut pas la peine. Vos sentiments à vous sont les seuls qui méritent que je m’y arrête et que nous nous mettions d’accord. Avec vous seule, je ne puis souffrir le désaccord. C’est à propos de tout ce qu’on dit sur le retour de Ste Hélène que je vous dis cela. Je laisse donc sans reponse les prédictions et les confectures. Mais une chose me préoccupe, c’est
la crainte que les commissaires qu’on enverra là ne se laissent aller à des récriminations à quelques paroles amères, blessantes. On en est ici assez préoccupé. L’affaire a très bien commencé en haut, très noblement. Il fautqu’elle se passe bien aussi en bas dans l’exécution.
J’écris à Paris toutes les recommandations possibles en ce sens. Un bâtiment lèger anglais le Delphin, partira Mercredi de Portsmouth, pour aller porter à Ste Helène l’ordre de translation. La frégate francaise aura une copie authentique de l’ordre et des instructions. L’allée et le retour prendront quatre mois. Nous n’aurons rien qu’au mois de Novembre.
J’ai dîné hier chez Sir Gore Ouseley avec le duc de Cambridge, le duc et là duchesse de Buckingham, leur fille, lady Anna, Temple, Bülow, Brünnow &. C’était ennuyeux aujourd’hui chez Lord Minto.

2 heures
J’en suis fâché, à cause du plaisir que cela vous aurait fait. M. de Noailles vient trop tard. Il y a trois semaines, par une dépêche du 1er mai, j’ai demandé la place d’attaché payé à Londres pour M. de Vandeul, qui est depuis un an à l’Ambassade comme attaché libre et dont je suis fort content.
Au département, on regarde, je crois, la nomination de M. de Vandeul comme certaine. Je regrette tout-à-fait de ne pouvoir faire en cette occasion ce que désire M. le duc de  Poix, et je désire à mon tour que quelque autre occasion, me soit offerte. Serez vous assez bonne pour le lui dire de ma part ?
Voilà une petite boite qu’on mapporte avec un billet de Lady Williams qui dit ceci : " the box contains a few patterns of babies clothes which, Mad. Graham begged Lady Williams to send her from hence and trusting to the french Embassy for convoying them to Paris. All that Lady William can offer en externation for the liberty Madame Graham is taking, is the observation that it is not probable she will ever repeat the offence again."
Lundi, 9 heures

Lord et lady Lansdowne, lord et lady Palmerston, lord Moutaggle, M. Macaulay et deux petits inconnus. Voilà notre dîner. Nous avons causé jusqu’à 11 heures. Lord Monteagh et M. Macaulay sont de bons meubles de conversation. Les Anglais sont singuliers ; ils aiment beaucoup la conversation ; quand elle s’anime et se varie, ils ont l’air d’y prendre grand plaisir. Et d’eux-mêmes, ils n’ont pas de conversation ; ils restent ensemble immobiles et silencieux, et s’ennuyent quand ils pourraient s’amuser. Ils ne savent pas faire ce qui leur plait, ni jouir de l’esprit qu’ils ont. Le feu est là, mais couvert ; il faut que l’étincelle qui l’allumera vienne d’ailleurs. En sortant de chez Lady Minto, je voulais aller finir ma soirée chez Lady Jersey ; mais par réflexion, je n’y suis pas allé. Deux Dimanches de suite, c’est trop. Elle abuserait. C’est l’insignifience la plus envahissante que je connaisse. Je me moque de moi-même quand je m’aperçois de toutes les petites précautions que je prends, toutes les petites combinaisons que je fais. Je pense à toutes les petites choses du monde comme si je n’avais jamais fait que cela, et ne me souciais que de cela ! e suis le contraire des Anglais; ils ne savent pas faire ce qui leur plaît ; moi, je puis savoir faire ce qui ne me plaît pas et m’occupe et presque mintéresser à ce qui m’est parfaitement indifférent, pour ne pas dire plus. Au fait, j’ai raison ; quand on n’a pas le fond du cœur plein et satisfait, il faut mettre à la surface de la vie, tout ce qu’on trouve sous sa main. Qu’il y a loin de la surface au fond, et quel vide immense peut exister dans des journées dont tous les moments sont remplis !
La Reine me prend Lord Melbourne samedi prochain. Elle l’emmène dîner à la campagne. J’ai souri de l’embarras avec lequel il me l’a dit. Embarras point réel, car personne n’est au fond moins embarrassé que lui, et ne prend plus ses aises, en toutes choses, et avec tout le monde. En quoi il a raison. Mais les apparences sont embarrassées. Nous sommes toujours fort bien ensemble. C’est l’homme du Cabinet qui a le plus d’esprit, le plus juste et le plus original.

3 heures
Oui toujours tout dire, toujours votre funeste franchise qui ne vous sera jamais fumeste. Le grand, le vrai mal de loin, c’est qu’il n’y a pas moyen de tout dire, car on n’écrit jamais tout ; ce qu’on écrit est si peu ! et comme reproche et comme tendresse. Vous me grondez à moitié. Je vous ai grondée à moitié. J’avais bien autre chose à vous dire que ce que je vous ai dit. Mais j’ai eu un tort, un grand tort, j’en conviens. J’aurais du envoyer chez Brodie dès le premier moment , et y renvoyer tous les jours, et vous transmettre scrupuleusement ses paroles. J’y ai pensé. Je ne l’ai pas fait, sottement, par sot ménagement. Je ne connais pas Brodie. Il est peut-être bavard. J’ai craint qu’il ne s’étonnat d’un soin si assidu, qu’il ne racontât son étonnement, qu’on n’en prit occasion de bavarder comme lui. Crainte puérile absurde. J’ai eu tort. Mais j’en ai été trop puni. J’en ai été barbarement puni. Vous m’avez écrit ce que vous m’avez écrit. Vous avez dit à Génie tout ce que vous m’avez écrit, pis probablement car vous lui avez dit que vous étiez si fâchée que vous partiriez pour Londres, sans m’en avertir. Ma mère a appris en envoyant savoir de vos nouvelles, que vous partiez le surlendemain. Vous seriez partie sans le lui avoir dit, sans avoir vu mes enfants. Voilà ce que vous avez fait. Et sais-je ce que vous avez pensé ? Cela est insensé ; cela est injuste, inique, révoltant. Savez-vous ce que vous deviez penser et faire ? Vous deviez être fâchée, très fachée contre moi et me le dire aussi vivement que vous l’auriez voulu, que votre emportement vous l’aurait suggéré. Et vous deviez en même temps deviner mon motif, l’entrevoir du moins ; et voir aussi tout le reste, et me croire un peu, même quand les autres vous disaient le contraire. Les autres ne vous ont écrit que lorsqu’ils ont été eux-mêmes à peu près rassurés, et dans leur froide irréflexion, ils vous ont dit alors tout ce qu’ils avaient craint plus qu’ils n’avaient craint car on exagère toujours le mal qu’on a caché. Moi, j’envoyais deux fois par jour ; on parlait au valet de chambre de votre fils ; je passais moi-même à sa porte. Je recueillais indirectement des renseignements de qui je pouvais. J’ai envoyé au Time quand il a donné des nouvelles alarmantes de votre fils. Et je vous mandais chaque jour ce que je savais ce que je recueillais. Et je vous le mandais de la façon la moins alarmante pour vous. Vous deviez deviner, vous deviez croire tout cela. C’est bien la peine d’avoir pensé et senti tout ce que nous avons pensé et senti ensemble depuis trois ans, de nous être dit tout ce que nous nous sommes dit l’un à l’autre, et l’un sur l’autre pour qu’en un jour, en une heure, tout cela s’évanouisse, pour qu’un tort, un mécompte d’un jour efface toute confiance, pour qu’on pense et parle comme on penserait et parlerait d’une personne qu’on connaitrait beaucoup, et qui aurait manqué d’obligeance ou de soin ! Il est près de cinq heures. La poste me presse, et j’ai encore tant de choses à vous dire ! vous avez raison de loin, il vaudrait mieux se taire ; la vérité n’est pas possible. La vérité est pourtant le remède à tout, le seul remède. Vous vous croyez bien sérieuse, bien passionnée. Vous avez des légèretés, inimaginables, toutes sérieuses et passionnées qu’elles sont. Car c’est une légèreté inimaginable coupable que de s’abondonner à une idée, à une impression du moment, si complètement qu’on oublie tout le reste, tout ce qu’on a pensé, vu, cru, & qu’on croit toujours au fond de son âme ce qu’on croira, ce qu’on verra le tendemain. Moi, je n’oublie rien. Je pense à tout, toujours, et mon sentiment pour vous est toujours le même, et je suis juste envers vous, dans les plus mauvais moments. Vous comprenez bien que je n’accepte pas votre querelle sur les bals et les jeunes femmes. J’en aurais ri en récevant votre lettre si j’avais été en train de rire. Je crois vous avoir dit une phrase charmante de mon puritain John Newton :
" Since the Lord gave me the desire of my heart in my dearest Mary, the rest of the sex are no more to me than the tulips in the garden. "
Si cela ne vous plait pas, je ne vous parlerai plus jamais des tulipes que j’ai trouvées belles.
Il faut pourtant que je finisse. C’est grand dommage car je n’ai pas fini. Adieu pourtant. Adieu toujours. Je crois en effet que vous ne me connaissez pas. Adieu encore.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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373. Paris, le 17 mai 1840,
10 heures

J’ai vu Appony hier matin. Plus tard lord Granville. Le soir mon Ambassadeur et le duc de Noailles. Je tiens ma portie fermée encore à tous les autres ; je suis faible et souffrante. On ne parle que des cendres de Napoléon ! Les ambassadeurs n’admettent pas qu’il soit possible de permettre à sa famille d’assister aux obsèques. L’Europe réunit lui a interdit l’entrée du sol français. D’ailleurs il faudrait un décret de le chambre pour le permettre. Je trouve également difficile de l’accorder et de défendre. Ce qui est bien sûr c’est que Vous vous êtes créé là de très grands embarras pour l’avenir. Les étrangers ajoutent : " les dangers sont pour la France, qu’elle s’en tire. Granville parle comme cela aussi. Il me parait fort content de la manière dont lord Palmerston a accueilli tout ceci. En effet, il y a une une très bonne grâce. On pense généralement que la réhabilitation du Maréchal Ney sera une conséquence inévitable. Appony se prononce avec force contre cela. Le duc de Noailles dit que ce serait grave, en ce que cela casserait l’arrêt de l’un des grands corps de l’état. Je vous envoie le partage. L’affaire Rémilly est noyée pour le moment. J’ai enfin assez bien dormi cette nuit; la lettre de mon fils m’avait calmée, mais après une gande excitation le calme amène la fatigue, ce s’est qu’alors qu’on sent tout le mal qu’on s’est fait ! Il y a des gens qui disent que ces trois jours m’ont fait maigrir beaucoup, et je le crois. Vous recevez aujourd’hui la lettre dans laquelle je m’annonce et demain celle qui la détruit. Je pense à votre plaisir, et puis à votre désappointement. Je pense à tout, à tout ce qui vous passe par le cœur. Mais vous trouverez que j’ai raison, que mon inquiétude devait me faire aller ; que les nouvelles d’hier doivent me faire soumettre mes mouvements à la volonté de mon fils. Je ne veux contrarier en rien ses projets. Je sais qu’il déteste le séjour de Londres, et dès qu’il me dira ce qu’il faut faire, je me déciderai. Je reste prête à partir sur l’heure. Midi. Voici votre lettre. Elle confirme tout ce que vous me disiez hier sur mon fils, demain j’aurai de ses nouvelles plus directes et peut- être même sa décision sur mes mouvenents, car dès lundi je lui avais écrit sur ce sujet. Samedi je n’aurai rien de vous car vous m’aurez écrit à Boulogne. Je suis fatiguée, abimée, encore. un peu inquiète et l’incertitude sur ce que je vais faire dans peu de jours me tournente aussi. Voilà comme on passe sa vie ! C’est à peine vivre. Adieu, adieu. Je vois que Londres vous plait, cque vous vous y amusez. Au fond je ne vous croyais pas si susceptible d’être amusé. Mais c’est une disposition heureuse. Ah mon Dieu que je me tirais vite moi de ces bals de cour, et quand je ne pouvais pas m’en tirer, que je supportais impatiemment cette gêne ! Quelle mine désagréable je faisais au roi. Il y a bien des points sur lesquels nous ne nous ressemblons pas, mais vous avez raison. Et moi, j’ai tort. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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376. Paris, dimanche le 17 mai 1840

J’ai reçu votre petit mot adressé à Boulogne et votre lettre du lendemain adressé à Paris. Je ne trouve ni dans l’une ni dans l’autre, plaisir, ou regrèt. Ma venue ou mon absence c’et égal, et je m’étais trompée quand je me figurais que vous seriez content, et quand je me figurais ensuite que vous seriez désappointé. Plaignez-moi de cette triste disposition qui me fait attacher de la valeur à tout, à tout ce qui vient de vous, à rechercher même plutôt la peine, que le bonheur. J’ai un caractère abominable, il est devenu tel. Mes malheurs m’ont aigrie. Je cours au devant de la peine, je me crois vouée à tous les mécomptes comme à toutes les afflictions. Je n’ai aucune force, aucune énergie au fond de mon âme, je n’y rencontre que le désespoir. Dieu a été bien sévère pour moi, les hommes bien injustes. J’avais trouvé du repos, c’était auprès de vous. Ce serait encore auprès de vous, mais sans vous, loin de vous tout me manque. Je ne sais pas me relever. Je tombe, je tombe, parce qu’il me semble qu’il ne vaut la peine de rester debout. Dieu m’avait créée bien différente. Le fond de mon cœur était de la joie, de la confiance, de la confiance en moi, de l’affection pour les autres, un inépuisable fond de tendresse. Elle y est encore au fond de mon cœur, mais une tendresse si triste, et cependant, si vive. Quand vous me grondez, ou quand vous m’écrivez des lettres froides, avant de finir regardez bien l’état dans lequel elles vont me trouver. Pensez à mon isolement, à ma faiblesse. Je suis susceptible, je suis méfiante, je vous dis tous mes défauts et vous les connaissez, mais vous m’avez prise for better and for worse ! Ayez pitié de moi, dites-moi toujours quelque chose qui me relève. Je n’ai que vous, vous seul au monde pour soutenir mon pauvre coeur.
Cette affaire Napoléon me parait tous les jours plus absurde. Jusqu’à ce qu’une autre affaire me la fasse oublier, je regarderai celle-ci sous toutes ces faces et elle ne m’en présente pas une qui n’ait son incovénient ou son danger. Le silence des journaux importants est fort remarguable. Ils n’osent pas blamer, et approuver tout-à- fait est difficile. Lord Granville m’a dit que Thiers lui avait parlé depuis longtemps de cette affaire, et il a dit la même chose à M. Molé, ce qui fait dire à M. Molé que vous devriez être un peu étonnée d’être le dernier informé d’un projet qui devait passer pas vous. Or M. Molé nie même que vous y ayiez été employé. Et il ajoute : " J’ai bien fait une fois de même à l’égard du Général Sébastiani, mais avais des motifs de lui faire quelque chose de désagéeable. Je ne savais pas que M. Thiers eut de semblables motifs à l’égard de M. Guizot." Je ne sais si je fais bien de vous faire ce rapportage ; je crois toujours devoir vous tout rapporter, mais vais ferez fort bien de l’ignorer, car cela prouve seulement l’envie de la part de M. Molé de vous mettre mal avec Thiers. Si les journaux du Ministère vous avaient nommé dans cette circonstance ils auraient empêché M. Molé de tenir ces propos.
Surement je me le rappelle bien (nin cigöuns vur cältnib!). Moi, j’y ai mis des nuages, de bien petits nuages. Mon mauvais caractère à fait cela. Prenez pitié de ce mauvais caractère oubliez, pardonnnez. Vous avez des joies encore sur la terre, moi, je n’ai que vous ! Au fond je crois que vous préférez aussi que je vienne plus tard. Quand je lis vos lettres et que je me rapelle la vie de Londres, pour ceux qui le font vraiment. Je ne vois pas où serait ma place, mon heure entre les affaires et les plaisirs. c’est peut-être cette reflexion qui vous a empêché de me montrer le moindre plaisir de mon arrivéé. Je lis, je relis ces deux lettres. Je n’y trouve pas un demi mot, et s’il n’y avait pas adieu Ah ! qu’est-ce que je deviendrais ? Je compte toujours être à Londres le 15 juin, y comptez-vous aussi ? Y voyez-vous le moindre inconvénient pour vous. C’est politiquement que je vous fais cette question.
Adieu, adieu, rendez-moi un peu de joie, un peu de bonheur, un me grondez pas ; jamais, jamais. Il faut que j’aie bien des torts pour que vous m’ayiez traitée si sévèrement dans un moment où vous savez que j’ai tant d’angoisses dans le cœur. Ma lettre d’hier vous aura déplu aussi. Je voudrais la reprendre, et cependant savez-vous ce qui m’arrive ? L’orage gronde et grossit dans mon cœur tant que je n’ai pas parlé, dès que je vous ai dit je me sens soulagée. Il me semble que vous m’avez répondu, que de douces paroles. m’ont calmée, que j’ai pleuré de tendresse, et je me répose.
Adieu. Adieu, me connaissez- vous bien ? Je ne crois pas encore. Adieu, répétez adieu comme moi, comme moi. Ah quel soupir s’échappe de mon cœur dans ce moment, adieu !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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380. Londres, Mercredi 27 Mai 1840
9 heures

Je commence à sentir cette impatience, ce mépris des lettres qui s’éveillent quand on approche du terme. Plus je vous dirais, moins je vous écris. Il fait un temps admirable ce matin; le soleil brille, l’air du printemps souffle. Je voudrais me promener avec vous. On n’écrit pas la promenade. Nous avons dîné hier agréablement. La conversation, vous aurait plu. Vous y êtes venue. M. de Bacourt a raconté une course en calêche que vous aviez faite, vous, la duchesse de Dino Lady Clauricard, lui, Dedel, lord John Russell, je ne sais qui encore ; un orage, une pluie énorme. Les trois dames dans le fond de la calèche, lord John en travers, sous le tablier, sur vos pieds, et aussi trempé en arrivant à Richmond que s’il eût été sur le siège. Cela me plaisait d’entendre parler de vous. Pourtant tout ne me plaisait pas. J’ai gardé et je garderai jusqu’au bout les susceptibilités et les exigences du premier printemps. J’en souris moi-même. Et ce que je dis là est presque un mensonge, car je n’en souris pas vraiment, franchement. Ce qui est vrai, ce qui est franc, ce qui s’éveille, en moi naturellement et tout-à-coup, sans réflexion, ni volonté ce sont les impressions de la jeunesse. Elles ne me gouvernent plus, mais il faut que je les gouverne, car elles sont encore là. La vie est infiniment trop courte. Notre âme a à peine le temps de se montrer. Les choses lui échappent bien avant le goût et la force d’en jouir. Il faut que vos vers de l’autre jour aient raison.
Tout commence en ce monde et tout s’achève ailleurs.

Une heure
Je vous promets du calme ici. J’espère que vous arrangerez votre vie de manière à éviter la fatigue matérielle. Vous ne pouvez pas vous coucher tard. J’en ai repris l’habitude avec une singulière facilité. Non, certainement, je ne traite pas de bétises vos impressions sur votre santé. Je crois, je suis sûr qu’elles sont souvent très exagérées. Vous avez bien plus de vie, bien plus de force que vous ne croyez dans vos mauvais moments. Mais vos mauvais momens m’occupent beaucoup, me tourmentent. Ils seront rares ici. J’y compte. Ainsi, le 13 ; c’est bien convenu. Et vous serez ici le 15. Mais il faudra que vous partiez le 13 de bonne heure. Arriverez-vous à Boulogne, de manière à passer le dimanche 14 ? Ou bien ne passerez-vous que le lundi 15 ? Répondez moi sur tout cela. Je prétends que je suis plus exact que vous en fait de réponses. Ma mère et mes enfants partent pour la campagne, le 4 juin.
Notre affaire de médiation marche. Jai obtenu hier de Lord Palmerston la restitution des bâtiments napolitains détinus encore à Malle. Le Roi de Naples de son côté concède l’abolition du monopole et le principe de l’indemnité. Il ne reste plus que des détails d’exécution sur lesquels on s’entendra. Je suis fort occupé ce matin d’une affaire qui vous touche fort peu, le chemin de fer de Paris à Rouen. On ira alors de Londres à Paris, par Southampton en 20 ou 22 heures. Je serais bien aise que cela se fit sous mon règne. C’est en train. Et les Anglais en sont fort en train. Ils y mettent 20 millions. Croyez-vous comme on me l’écrit, que la session française finira du 20 au 25 juin ? Qu’en dit-on, autour de vous ? Il est vrai que Thiers déploye beaucoup d’activité et de dextérité. Il est fort content, me fait tous les compliments et toutes les tendresses du monde, me promet qu’il n’y aura point de dissolution, qu’il ne s’y laissera point pousser et finit par me dire : " J’espère que notre nouveau 11 octobre, à cheval sur la Manche réussira aussi bien que le premier. " Lord Brougham est arrivé avant-hier. Vous ne l’avez donc pas vu à son passage à Paris, ou bien il n’y a pas passé. Je ne l’ai pas encore vu. Lady Jersey, ma dit qu’il était horriblement triste. Pauvre homme ! Il ne trouvera pas dans le mouvement qu’il se donne de remède à son mal. Il faut que le remède s’adresse là où est le mal au cœur même. Le mouvement extérieur distrait tant qu’il dure, mais ne guérit point. Voilà la grossesse de la Reine déclarée. C’est une grande question de savoir si on proposera dans cette session, le bill de régence. Le Cabinet, voudrait bien y échapper et il l’espère. Si le bill était proposé, la session finirait je ne sais quand. Adieu. J’étais bien tenté de croire que, d’ici au 15 juin, tout me serait insipide. Je me trompais. Le 385 (384) venu ce matin, m’a été au cœur. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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382. Londres, Vendredi 29 mai 1840
Midi

Voilà un peu d’eau froide sur la mousse Bonapartiste et un petit dédommagement au réjet de la dotation Nemours. La chambre a montré plus d’intelligence et de fermeté que je n’en attendais. La forme est mesquine, mais le fond est bon. Gardez mon avis pour vous, je vous prie, puisque je ne suis pas obligé d’en avoir un. Vous me direz votre impression de la séance car j’espère que vous aurez été assez bien pour y aller.
Je n’ai jamais été si préoccupé du temps, de l’air, du soleil, du brouillard. Je vois tout cela sur votre tête. Et je vois tout ce qui se passe en vous sous toutes ces influences. Le beau temps persevère. Je fais beaucoup de courses la semaine prochaine. Ellice me mène Mercredi à Epsom ; je dînerai tout près, chez M. Motteux. Je reviendrai tard. Jeudi, je vais à Eton. C’est une grande solennité du Collège. On désire beaucoup que j’y sois. Tout cela ne me plaît pas beaucoup ; mais je me prête assez facilement à ce qui ne me plaît pas beaucoup, surtout quand je n’ai rien qui me plaise beaucoup. L’indifférence me rend très complaisant. Je ne le serai pas tant quand vous serez ici. Je deviendrai avare de mes chevaux. Et de mon temps.
J’attends mon gros Monsieur. Je sais qu’il vient d’arriver, et qu’il va venir chez moi. Je sais aussi qu’il vous a laissée mieux et meilleur visage que trois jours avant son départ. Il m’a apporté un très joli petit portrait de Guillaume par Mad. Delessert ; rien, une ébauche à moitié ébauchée, mais parfaitement ressemblant, et gracieux. Ressemblant au modèle et au peintre. C’est ce qui arrive souvent. On met du sien partout. Qu’est-ce qu’un comte Woronzoff qui vient d’arriver et que M. de Brünnow m’a présenté ? Il m’a parlé du comte Michel, comme de son frère ou de son cousin ; je n’ai pas bien entendu. Il y avait hier soir un concert chez la duchesse d’Argyll, un bal chez la duchesse de Montrose. Je n’y ai pas été. Je me retire de la frivolité, comme vous dites. Je ne veux pas qu’on dise que je ne m’en retire qu’à cause de vous. Je vais ce soir au concert de la Cour après le dîner de Lord Haddington.

4 heures
Mon bonheur s’est fait attendre longtemps. Enfin il est venu. Il ne faut pas beaucoup de lettres pour faire beaucoup de bonheur. Vous avez déjà mon impression sur la séance où vous étiez. De loin, j’ai été frappé surtout du fond. Vous de près, surtout de la forme. C’est dans l’ordre. Je persiste dans mon impression. C’est un acte de bon sens et de fermeté contre le brouhaha populaire. Je ne crois à aucun évènement prochain où je puisse être intéressé. Vous savez sur quel terrain je me suis placé, et vous m’y approuvez. La proposition Rémilly pourrait seule murir rapidement la situation. On m’écrit de tous côtés qu’elle sera rapportée peut-être, ce qui ne signifie rien, mais point discutée ce qui serait grave, decisif peut-être. En tout cas, j’y regarde beaucoup ; et si j’y voyais quelque chose, je vous le dirais sur le champ. Certainement, un chassé croisé serait déplorable, ridiculement déplorable. J’ai tant attendu qu’il faut que je finisse. Dans trois semaines, nous ne finirons jamais n’est-ce pas ? Je suis assez d’avis que vous arriviez d’abord près de Londres. Adieu, Adieu. En attendant. Cette fois, l’erreur était double. Pour 386, vous avez mis 287. Adieu.
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